Fables originales/Texte entier

Edouard Dentu (p. Couverture-160).

FABLES ORIGINALES
PAR
AUGUSTA COUPEY
(Fabuliste Français)



XIXme SIÈCLE


Ed. DENTU, Libraire-Éditeur
Galerie d’Orléans, Palais-Royal, Paris

1881

TOUS DROITS RÉSERVÉS.


PRÉFACE


Dès mes débuts dans la composition de la fable, le public et les littérateurs étrangers, loin de me décourager par leurs critiques, m’ont, au contraire, témoigné un vif intérêt, et décerné d’eux-mêmes le titre de Fabuliste français.

Ce titre m’est sans doute donné pour l’originalité franche de mes sujets, nullement comme à une égale de La Fontaine.

Du reste, à bien parler, notre grand poète ne fut pas un fabuliste. Ses fables si admirées datent de l’antiquité, et la plupart des vers immortels qu’on y remarque sont des emprunts faits à divers auteurs.

Prenons, comme exemple, Le Chêne et le Roseau. Esope l’invente, Phèdre le versifie, Babrius l’orne, Avien l’embellit : au quinzième siècle, en France, Pierre Blanchet, plus tard, Gilles Corrozet, y ajoutent le charme de la naïveté gauloise ; enfin, arrive La Fontaine ; il lit ses devanciers, les étudie, comprend leurs beautés, s’en empare, les résume, et nous raconte merveilleusement cette belle fable qu’il termine par une noble image virgilienne.

A-t-il fait là œuvre de fabuliste ?… non, il n’a fait qu’œuvre de maître narrateur.

L’observation diminue peu le mérite réel de La Fontaine, car s’il avait l’esprit de tous à sa disposition, il avait, en revanche, la tâche ingrate de le condenser dans un récit piquant de quelques lignes, ce qui ne laisse pas que d’être difficile.

L’inventeur, lui, se trouve en présence de ses seuls moyens, mais une imagination riche se charge du travail de la production. Armé de cette baguette des fées, il n’a qu’à dire : je veux composer une fable ! et la fable éclot spontanément dans son cerveau. Point de peines, de combinaisons ; de plan, de réflexions, s’y livrer serait entraver l’activité des facultés créatrices qui lui sont départies. Il doit seulement attendre l’heure de l’inspiration ; jamais la devancer. C’est que la fable est l’indépendance même. Boileau, le sachant, ne l’a soumise à aucune règle. Lorsqu’elle est médiocre, en vain l’apologiste essaie le mieux pour la rendre bonne, il est obligé de convenir qu’il recourt à l’ennemi du bien ; sa fable restera toujours médiocre, elle ne lui permet qu’une légère retouche, un changement de mot, rien de plus.

Voyez nos fabulistes contemporains, hommes d’étude, hommes de lettres, ayant analysé les chefs-d’œuvre des poètes de toutes les nations ; certes, on ne saurait leur reprocher d’avoir négligé leurs fables ; elles sont travaillées ; ont-ils réussi à atteindre à la perfection de La Fontaine comme conteur ? ils sont fort au-dessous de lui. Une abondance de conjonctions alourdit leur style ; souventes fois leur morale diffère du sujet traité. Ces défauts ne leur échappaient pas, ils les voyaient, mais que leur servait-il : la fable se refuse à la refonte, chaque apologiste est lui.

Gardons-nous de le déplorer ; nous devons à cette particularité des idées personnelles pleines d’ingénuité et de finesses qui constituent l’une des plus sérieuses richesses littéraires dont puisse se prévaloir une époque : elle rend l’avenir tributaire du passé.

En lisant La Fontaine, Dorat, Florian, Dandenne, etc., malgré soi l’on évoque le génie d’Esope, de Locman, de Phèdre, d’Yriarté, de Pilpay : leurs lauriers étendent une ombre sur nos gloires nationales.

Puis songeons que les traductions sont sujettes à vieillir et perdent, alors beaucoup de leur valeur. Nous ne citons plus celles de Pierre Blanchet. Elles firent cependant les délices de nos aïeux, non sans raison, comme on peut en juger par celle du Loup et de l’Agneau :

Un loup beuvant au plus haut cours d’une eau,
Laquelle estait belle, clère, série,
Vit au-dessous de luy boire un agneau,
Auquel il dit (voire par tricherie
Pour prendre noise et donner fascherie)
« Vien ça meschant ! par quelle rêverie
« M’es-tu venu troubler ceste eau icy ? »
A quoi respond l’agneau : je ne sauraye,
Quand ores la puissance,
Certainement le vouloir n’en auraye.
— Tu as menti ! car j’ai la cognessance
(ha dit ce loup) que dès votre naissance
Ton père et toy avec ta mère aussi
M’avez cuidé toujours porté nuisance.
Et pour ce mort encourras sans mercy.

Fabliau charmant ! Par exemple, il nous démontre l’inadmissible prétention de La Fontaine, avançant que c’est lui qui fait parler un langage nouveau aux bêtes. Ce langage était dans la bouche du loup d’Esope six cents ans avant l’ère chrétienne ; et sauf le « je tête encor ma mère » on retrouve dans les anciens auteurs les répliques du fort et du faible données comme étant de sa composition. Quoi de plus exquisement naïf que le plaidoyer de Pierre Blanchet ; les a parte sont malicieux au possible[1]. Nous lui préférons la narration de notre poète, tout simplement parce que l’ancien français nous est peu familier.

Un temps viendra où nos successeurs liront aussi avec hésitation les fabulistes du dix-neuvième siècle. En ce temps-là, l’œuvre de La Fontaine, l’œuvre par excellence, taxée de divine, subsistera-t-elle entière ? Il est permis d’en douter. Pour qu’elle ne subisse pas la loi générale il faudrait deux choses : d’abord fixer la langue française dès aujourd’hui, ensuite l’imposer à tous les peuples, triomphe des classiques, exclusivement réservé aux langues mères reconnues utiles à l’étude approfondie des langues vivantes qui en dérivent. Or, le français n’est pas une langue mère, et la France n’a pas sur le globe un excédent de population lui assurant la suprématie du nombre, suprématie d’où résulte la domination souveraine exercée par les puissances à leur apogée.

À cette heure même, le chinois, l’anglais, le russe, l’allemand sont les langues les plus répandues. Nous risquons donc beaucoup de voir quelque jour tous nos ouvrages traduits. Alors, adieu les beautés de la forme ! le fond, seul immortel, demeurera intact. Les inventeurs y gagneront. Les lettrés de l’avenir, dédaignant les imitations des anciens, rechercheront avec curiosité leurs productions. L’esprit gaulois entrera en lutte avec l’esprit grec. Les idées gracieuses du fabuliste franc inspireront un autre La Fontaine. À son tour brillamment interprété il pourra revendiquer, à bon droit, le fleuron d’or pur de la couronne de son traducteur.

Est-ce à dire que tous les poètes, petits et grands, auront leur part d’immortalité ? Rien de moins sûr. Il est des originalités factices, passagères, nullement nées viables. Certains apologues sont bons seulement au moment où ils satirisent les travers d’une génération ; inapplicables aux autres, cette génération disparue, le temps creuse pour eux le gouffre de l’oubli.

Puisse ce livre avoir un meilleur sort. Je souhaite qu’il me survive. Si maints critiques futurs, sévères à mon égard, le jugent inférieur à l’œuvre de son interprète, la fable suivante que j’ai écrite en faveur d’Esope adoucira leurs sévérités et me rendra, je l’espère, leur jugement plus favorable.


Les Roses[2].

La rose des jardins à la rose des bois
Reprochait sa simplesse :
Cinq feuilles pour atours étaient peu de richesse.
L’églantier repartit : c’est beaucoup quelquefois,
Car malgré vos attraits, vos grâces, vos appas,
Sans ma modeste fleur vous n’existeriez pas.

Rennes, 26 Décembre 1881.



LIVRE PREMIER


LIVRE PREMIER


FABLE I.

Le Char


Autour d’un certain char des hommes se battaient.
C’était le bien de tous. Mais ils se disputaient
À qui serait cocher. Chacun à sa manière
Prétendait le conduire. Armés d’une lanière
Le brun criait : à hue ! et le blond : à dia !
Le rouge paria
Que ses bais attelés au pesant véhicule
Voleraient sur la voie en Pégase d’Hercule.
Les autres s’opposant qu’il roula de ce pas,
Le char fut mis en branle avec bruits et fracas ;
Il franchit les fossés, rase les fondrières,
Cahote brusquement sur de gros tas de pierres ;
Le cheval gris s’abat, le bai galope ardent ;
On tremble épouvanté craignant un accident.
La peur ne calme point la furieuse rage
De nos automédons ; ils fouettent l’attelage,
Et le char relancé, tiré de tous côtés
Verse, blessant à mort plusieurs des entêtés.

Quelques cochers tués, sont, pour la concurrence
Quelques rivaux vaincus ; béni soit l’occurence !
Le dernier survivant sans contestation
Du siège disputé prendra possession…
Erreur ! profonde erreur ! dix de morts, quinze arrivent,
Et les ambitieux le battent, l’invectivent.
Lecteur, à ces Phébus, à leur mortel combat,
Reconnais que ce char est celui de l’État !


FABLE II.

Le Berger et le Loup


J’ai quatre-vingts moutons, dix brebis, cinq agneaux,
« Je les embarquerai quelque jour sur les eaux,
« Et traversant les mers, j’irai vendre leur laine
« Aux Anglais qui sauront rémunérer ma peine. »
Colin n’achevait pas… qu’un loup se dit : tout beau !
Avant qu’ils soient vendus j’aurai part à leur peau ;
Sur elle j’ai des droits meilleurs que l’Angleterre,
Ne suis-je pas Français et de père et de mère ?
Le sang se doit au sang ! affamons l’étranger,
Qu’il reste sans habit et sans rien à manger.
Là-dessus sire loup avec patriotisme,
Accomplit bravement un acte d’héroïsme
En emportant moutons, brebis, agneaux, sous bois,
Où leur exquise chair nourrit le franc Gaulois.

Quand Colin recompta le nombre de ses bêtes,
Il vit avec douleur qu’il lui manquait neuf têtes.
Les pleurer fut son lot, c’est celui de beaucoup,
Car les moutons comptés s’en vont avec le loup.


FABLE III.

L’eau bénite de Cour


Une biche éprouvée — il en est en ce monde,
Ne voyait à brouter pas une herbe à la ronde.
La disette, en forêt, comment se procurer
Provende pour se restaurer ?
Elle s’adresse au bouc, le cousin de son père,
Gros sire possesseur d’un hectare de terre.
Il caresse bichette, admire ses yeux noirs,
Dit qu’il apparaîtra chez elle un de ces soirs
Avec gazon nouveau. Nonobstant, la cousine
Pressera le loquet de l’étable voisine.
Le taureau l’habitait. Le bouc serait surpris
S’il ne lui donnait point grands bois et prés fleuris.
Rien que cela, Seigneur !… tant qu’à vous le promettre
Dans le sac aux présents pourquoi ne pas tout mettre ?
Le panier aux oublis encor plus en contient
De ces paroles-là dont nul ne se souvient.
La biche obéissante expose sa détresse
Gentiment au taureau. Le galant s’intéresse
À son sort malheureux. Mais, sans le moindre prêt,
La biche est renvoyée au fond de sa forêt.

Elle attendait en vain le gazon, la litière
De nos deux prometteurs. Sur l’aride bruyère
La pauvrette pleurait, murmurant à son faon :
Ils avaient, mon petit, l’air si bon et si franc,
Que je n’hésitais pas un moment à les croire.
Un cerf lui répondit : Vous avez une histoire
Commune à tous les gens auxquels on fait le tour
De les bien asperger d’eau bénite de cour.

Ainsi résumons-nous : espoir qu’on éternise,
Obligeance d’amis qui ne se réalise.
Indigne en est le jeu, car déçu doublement
Le cœur blessé deux fois l’est bien mortellement.


FABLE IV.

Le Village


Un village breton, un calme Landerneau,
Soupirait que Paris était « le beau du beau ! »
La capitale avait de brillants réverbères
Qui l’éclairaient le soir à cent mille lumières.
Lui rural, pour tout bien, possédait sol pierreux,
Raboteux,
Force ornières,
Fondrières,
Sentiers embourbant les bourgeois,
Étang perfide aux villageois.

Mais imitant Paris, avec de fortes sommes
Il jetterait à bas ses anciens toits de chaumes,
Aurait bitume, macadam,
Théâtre, gaz, prés Catalan,
Un Luxembourg, un arc, le Louvre,
Que de Notre-Dame on découvre.
Sitôt pensé, parut l’édit :
Le voilà grand de tout petit.
Contemplez ses hôtels, ses palais, ses usines,
Ses boulevards des Capucines !
Cependant, moins joyeux, il se plaint du fracas
Qui trouble son sommeil et ses quatre repas.
Les chars d’or lui rompent la tête,
Les voleurs attristent la fête,
Notez pour comble d’embarras
Qu’à vider les bourses, les poches,
Le centime additionnel
D’un prodigué continuel
Lui vaut des cris et des reproches.
Village serait enchanté,
Contre palais, contre lumières,
S’il pouvait ravoir ses chaumières,
Sa paix et sa tranquillité.

Mais quand à la grandeur, à la vaine opulence,
On a sacrifié la douceur du silence,
Que les vieux bois sont abattus,
Houlette et fuseaux disparus,
Le bon temps d’autrefois, hélas ! ne revient plus !…


FABLE V.

Les Rats


Deux rats dans un grenier trouvaient maigre pitance ;
Sur l’humide carreau, pour toute subsistance,
Des malles, des coffrets, du vieux linge à ronger
Étaient les meilleurs mets de leur garde-manger.
Seriez-vous japonais ou natif de la Chine
Qu’un jeûne prolongé n’engraisse pas l’échine.
Nos rats à grignoter les coffrets jusqu’aux clous,
Avaient leurs os pointus comme piquants de houx.
Ils allaient déserter le nid de leurs ancêtres,
Le paquet sous le bras, lorsque par les fenêtres
L’avoine, le maïs, les orges, le froment,
À leurs yeux éblouis plurent subitement.
Le stérile grenier un temple d’abondance,
On rentra les paquets : les rats firent bombance.
Ils festoyaient gratis, enchantés du butin ;
Une chatte troubla le plantureux festin.
Ennemie aux aguets, sournoisement perfide,
Elle n’entrait jamais dedans le grenier vide ;
Le grain lui rappela qu’il est certains rongeurs,
Friands de blés nouveaux ; lors sus à mes voleurs.
Mistress Grippe-Souris happa les gais convives,
Son gosier engloutit leurs pauvres œuvres vives.

Très souvent nous voyons un étonnant bonheur
Remorquer à sa suite un terrible malheur.’


FABLE VI.

Le Barbier turc


La plupart de nos maux ont pour causes nos fautes.
Ce dicton familier, connu des Argonautes,
Date des temps anciens. Adam le murmura
Quand le remords au cœur sur la terre il erra.
En effet, admettez qu’intacte soit la pomme ;
Du Paradis perdu Dieu n’eût point chassé l’homme ;
Moïse plus crédule entrait dans Chanaan,
Pline moins curieux esquivait le volcan.
Je pourrais vous citer cent nouveaux traits d’histoire
À l’appui du dicton (j’ai si bonne mémoire)
Je m’abstiens ; soyons bref ; le meilleur suffira,
Et c’est un barbier turc qui me le fournira.

Habile en son métier, avec verve caustique
Le Figaro Kassim opérait la pratique :
Frottez savon, jouez rasoir,
Allez contempler au miroir
Vos teints fleuris, vos bouches roses
Comme œillets, pivoines et roses.
Les clients enchantés quelque argent déboursaient,
Et de l’opérateur les poches s’emplissaient.
À bien l’entretenir le talent nous oblige.
Ceci mis en oubli, le barbier se néglige ;

Il balafre la joue, écorche le menton,
Haut-fait qui lui valut force coups de bâton.
Il se plaint au cadi que ses compatriotes
Viennent de lui briser au moins quatre ou cinq côtes.
Le cadi répartit : si tu les rasais mieux,
Tu n’aurais, fils d’Allah, pas à te plaindre d’eux.
Mon verdict est rendu : j’acquitte la pratique ;
Je te condamne aux frais ; rentre dans ta boutique !


FABLE VII.

L’Escargot.


Un escargot de haut parage,
Orgueilleux d’un noble lignage,
N’entendait pas
Céder le pas
À la modeste limace
Sans carapace.
Il la toisait plein de dédain,
Lorsque d’un petit ton badin,
Elle appelait notre compère
Son prochain, son ami, son frère.
Son frère, lui, Mons Escargot !
La fille sentait le fagot
Des sorcières du moyen âge
Pour inventer le parentage.

Il allait s’en venger… un fruit,
D’un vieux pommier tombe avec bruit,
Écrasant Escargot, Limace,
Sur place.
Oh ! je me meurs ! à moi ma sœur !
Dit l’Escargot fou de douleur.

Devant la mort et la souffrance,
Ne songeant plus à la naissance,
La misérable humanité
Comprend enfin l’égalité.


FABLE VIII.

La Mariée.


Une fille dans les vingt ans,
Fort recherchée en mariage,
Un peu pour quelques agréments,
Beaucoup pour sa part d’héritage,
Souhaitait rencontrer l’idéal des époux,
Un homme distingué toujours à ses genoux,
L’appelant mon doux ange et ma divine belle,
Ne convenant de rien sans consulter ses goûts,
Bref ! le mari charmant exprès bâti pour elle.
Je n’aurais, quant à moi, jamais pu l’en lotir.
La chance se chargea de le lui découvrir

Et de le lui donner. L’union fut heureuse.
Le tendre époux rêvé charme notre amoureuse.
Il est aux petits soins, tout confit en douceurs,
Prodiguant les cadeaux, les surprises, les fleurs,
Esclave aux ordres de Madame.
Veut-elle se chauffer ? il active la flamme.
Distraire ses ennuis ? il chante en baryton
La cavatine d’Actéon.
Aux bals officiels bon cavalier servante,
À la faire valser c’est lui qui se présente.
Tout cet empressement agréable d’abord,
À la longue finit par être en désaccord
Avec les désirs de Madame.
Pourquoi l’appelle-t-il niaisement « chère âme ? »
Monsieur ne charme plus. Trop zélé serviteur,
Inopportun danseur,
Comme une ombre il vous suit, comme un tyran il veille
Éloignant les amis qui glissent à l’oreille
Le banal compliment. Qu’il garde ses bouquets !
Ce n’est pas du tout beau tant de fleurs en paquets…
Ah le vilain mari ! Dieu ! qu’elle est malheureuse !
L’époux trouve sa femme un peu capricieuse.
La chance, lui dit-il, vous avait prise au mot ;
Je suis d’un dévouement… Mais Madame aussitôt
Répartit en colère
Il est martyrisant ! je ne saurais m’y faire !
Vous devriez savoir si vous n’étiez si sot,
Que même en dévouement l’excès est un défaut.


FABLE IX.

Le Maquignon


Un maquignon normand — l’espèce en est connue —
Allait vendre à la foire une jument charnue,
Un poulain de trois mois, plus, un jeune cheval,
Haut campé sur sabot, un superbe animal.
Leurs poils étaient bon teint. (Maquignon a la ruse
De peindre noir le blanc, dès que la couleur s’use
Et tourne au gris pelé). Celui-ci, très loyal,
Avait laissé tels quels poulain, jument, cheval.
Le poulain gambadait aux côtés de sa mère ;
L’autre, vif compagnon, trottinait en arrière.
Une méchante corde enroulée à son cou
Lui tenait lieu de mors, de bride et de licou.
Son maître le marchand, d’humeur assez avare,
Ce qui chez bas-normand n’est pas chose bien rare,
Pensait que le lien était fait à souhait
Pour conduire au marché le coursier qu’il vendait.
Perché sur sa jument de royale encolure,
Il activait du fouet le pas de sa monture.
Le pégase flairant sainfoin, trèfle incarnat,
Eut désir de goûter à ces mets dans le plat.
Il glisse finement une tête hors corde,
Plante là les amis ; puis, sans miséricorde
Il galope par monts, par vaux, par vals, par prés,
Où les horizons verts de fleurs sont diaprés.

Le maquignon poursuit directement sa route.
Que son coursier le suit, il n’a le moindre doute.
On arrive à la foire ; il se retourne… voit
La corde détachée… et devine l’exploit.
De jurer à beaux cris le bas-normand ne chôme.
La foule autour de lui s’ameutait, quand un homme,
L’incident expliqué, résuma le final :
Voyez-vous pas, dit-il, que ce gros jovial
Pour s’épargner la bride a perdu le cheval.

Maquignon souviens-toi, qu’un petit bénéfice,
S’il est mal calculé, coûte un grand sacrifice.


FABLE X.

Les Grenouilles


Il avait beaucoup plu. Les marais débordaient.
Maint peuple coassant hautement se plaignaient
Que l’élément vital franchissait leur clôture.
Jupiter accueillit un si juste murmure.
Phébus ! ordonna-t-il, veuillez donc aviser
À volatiliser
Le liquide en extra. — Je le pourrai sans peine,
Répondit le soleil, qui brilla dans la plaine,
Pompant, repompant l’eau. Grenouilles d’applaudir.
C’est bien ! merci Phébus ! redoublez à plaisir

Nous serons encor mieux. Déversant sa lumière
Le soleil du marais fit une sablière
Sèche comme un grès de pavé,
Et voilà mon peuple crevé.

Depuis le temps que l’on répète :
Le mieux est l’ennemi du bien,
On n’a pas trouvé le moyen
De le faire entrer dans la tête.


FABLE XI.

Les Fourmis


Les fourmis sont industrieuses,
Actives et laborieuses ;
Elles amassent pour l’hiver
Le blé, le moucheron, le ver.
Fêtus de foin, fêtus de paille,
Fruits, bois, genêts, fraîche semaille,
S’entassent dans tous leurs celliers,
À faire crouler les piliers.
Mais bête, insecte, humain, n’ont part à ces richesses ;
La fourmi n’a jamais donné ni fait largesses
D’un atome, d’un grain,
Au prochain.

Aussi l’homme détruit les vastes fourmilières,
Écrase sans pitié les milliers d’ouvrières,
Qu’il met avec raison, de son chef, hors la loi,
Car l’on n’est bon à rien quand on n’est bon qu’à soi !


FABLE XII.

Le Chat qui dort


Un chat surnommé Croquelard,
Se levait tôt, s’endormait tard,
Et chaque jour du mois faisait une hécatombe
Des rats et des souris qu’il couchait dans la tombe
Avec une férocité
Comparable à la cruauté
En usage chez le Malgache.
Il n’était pour lui trou ni cache
Ignorés. Son traître museau
Flairait sous poutre, sous carreau,
L’appartement de dame rate
À laquelle il tendait la patte.
Représentez-vous les terreurs
Des petits animaux rongeurs,
Victimes de ce misérable.
Ils vouaient Croquelard au diable !
Le souhaitaient mis en civet,
Cuit à l’ognon, frit au navet,

Ou servi chaud en gibelotte,
Et sa fourrure dans la hotte
Du marchand de peau de lapin.
Le monstre narguait le destin.
Plus que jamais le méchant drôle
Échappait à la casserole.
L’apercevant sur un tapis
Qui sommeillait, une souris
Trottina conter la nouvelle :
« Croquelard dort, mes sœurs, dit-elle,
« C’est le moment de déjeûner ;
« Nous n’avons pas à nous gêner.
« Voici du veau, des tartelettes…
La bande sort de ses cachettes
Grignotter le susdit rôti
À la barbe de l’endormi.
Le bruit ne donnant point l’alarme,
On hasarda quelque vacarme.
Un rat réputé beau valseur,
Sauta léger, brillant danseur,
Avec aimable souricelle.
Le cavalier, la demoiselle.
Riant, chantant, près du matou.
Il s’éveilla, tordit le cou
À la valseuse vagabonde
Qu’il envoya dans l’autre monde.
Miserere ! le triste sort !
N’éveillez pas le chat qui dort.


FABLE XIII.

Le Mulet et le Lièvre


Un mulet se moquait des oreilles du lièvre.
— Bon Dieu ! s’écriait-il en retroussant la lèvre,
C’est la coiffure des benêts
Que ces gigantesques cornets.
Je rougirais d’avoir ajusté sur la tête
Semblables ornements pour aller en conquête.
Le lièvre riposta : — Mon ami, je vous plains
De les trouver aussi vilains,
Car ils sont à peu près en tout pareils aux vôtres,
Dont la taille est celle des nôtres ;
Mesurez-les dans l’abreuvoir
Servant aux mulets de miroir.
L’autre regarde l’onde et dit : — Plus je me mire,
Plus, parole d’honneur ! mes oreilles j’admire.
— N’ont-elles pas un brin la forme d’un cornet ?
— Si fait, mais malgré ça c’est un joli bonnet
Qui donne à tous mes traits caractère typique ;
Feu Midas le portait, il est académique.
— Oui, répliqua le lièvre, et je pense à part moi
Qu’on blâme dans autrui ce qu’on tolère en soi.


FABLE XIV.

Caron


Depuis que la planète ronde
Exécute son tour de ronde,
La barque du passeur Caron
Remonte et descend l’Achéron,
Chargée à couler bas. Dans une courte escale
À l’empire des morts, il déleste la cale,
Le pont et l’entre-pont garnis de passagers
Aux poids légers,
(Les âmes ne pesant que les trois quarts d’une once.)
Le transfert opéré, le nautonnier annonce
Qu’il stopera prochainement,
En ce lieu de débarquement,
Avec un autre chargement.
Et refendant la vague, il regagne la rive,
Où le temps, de sa faux active,
Tranche, selon son choix,
Ans de bas peuple et jours de rois.
Le frêt complet à bord, Caron plongeait sa rame
Dans les flots entr’ouverts. — Arrêtez ! crie une âme,
Lancez-moi le grappin ;
J’ai billet de Jupin
Pour naviguer sur l’onde noire.
Caron revient au territoire,

Jette l’ancre et demande au mort
Son passe-port.
L’âme de l’exhiber. Il était bien en règle.
Un paraphe illustrait la signature d’aigle
Du souverain des dieux. — Avez-vous le denier
Acquittant le tribut qu’on doit au marinier ?
Dit-il au passager tremblant à sa parole. —
Entre les dents, là-bas, quelqu’un me mit l’obole ;
Un méchant l’enleva. — J’en suis peiné pour vous,
Lui répondit Caron ; mais gratis, voyez-vous,
Je ne puis vous passer. — Pitié ! sanglota l’âme,
C’est la première fois qu’un créancier réclame
Après, moi son dû monnoyé.
Jusqu’ici j’ai toujours payé
Prêtres, juges, docteurs, notaires,
Avocats et propriétaires…
Caron sans écouter le mort,
Lui déchira son passe-port.

Défunt dénanti du péage
N’effectuera point le passage.
Tout Jupiter a son Caron
Qui taxe le coup d’aviron.


FABLE XV.

Margot la Pie


La Liberté pour tous ! chantait Margot la Pie,
Je vous la donnerai, j’en jure sur ma vie !

    1. f15 ##

Exilez seulement l’aigle, despote roi,
Et le trône vacant, amis, couronnez-moi.
L’éblouissante
Fascina certain Martin-Sec.
Qui l’écoutait avec respect.
L’oiseau ne fut pas seul à proclamer la reine ;
Milans, faucons, moineaux, voulant rompre leur chaîne,
L’agace[3] eut les honneurs dus à la suzeraine…
Le sceptre en son pouvoir, changement de chansons,
D’un minime profit pour la gent des buissons,
Car dès que le bouvreuil, que la gaie alouette,
Faisait ceci, pensait cela,
Si Margot ne l’avait en tête,
Margot y mettait le holà.
Les oiseaux irrités dirent à cet apôtre
Que juriez-vous donc tant de nous donner à tous ?
L’agace repartit, souriant en dessous :
C’était ma liberté ! ce n’était pas la vôtre.

    1. s ##

    1. f16 ##

FABLE XVI.

Le Lion et le Chacal


La langue dénonciatrice
Se tait quand le gain la séduit.
Un lion convoitait une blonde génisse.
Il l’épia le jour et l’égorgea la nuit.

L’assassin, au chacal, le témoin oculaire,
Promit les abatis s’il consentait à taire
Le forfait odieux
Accompli sous ses yeux.
Le chacal balançait. Ce meurtre abominable
L’avait glacé d’effroi. Mais livrer le coupable
À la police, au magistrat,
Était un procédé d’ingrat,
Puisqu’on lui réservait d’office
Part au butin de la génisse.
L’appétit excité,
Avec avidité
Il mange un des morceaux et lèche sa babine.
Du roi des animaux parfaite est la cuisine.
Foin ! des gens de justice, il suivra le lion
Pour avoir à son croc et génisse et mouton.


FABLE XVII.

Le Poète et l’Éditeur


À Master Fédor le libraire,
Éditeur de Régnard, de Boileau, de Voltaire,
Un jeune poète inédit
Montre son rouleau manuscrit.
— Me proposer vos vers ! que vous êtes novice,
Repartit le libraire à l’offre de service.

Je n’imprime à mes frais que les auteurs connus.
Le poète lui dit : mes quatrains sont revus,
Daignez apprécier la vigueur de mon style…
— Vos épîtres, vos chants, seraient d’un imbécile
Que je les publierais si vous étiez Baron,
Colas, Janot, Aliboron :
Commencez tout d’abord par vous faire connaître,
Entrez à l’Institut, et posez-vous en maître,
Après revenez-moi. Si votre style est bon
Je le paierai peut-être un petit ducaton.
D’ici là mon faiseur d’épique,
Portez ailleurs votre pratique.
Ailleurs ce fut renvoi pareil,
Même refus, même conseil,
À rendre folle la Logique.
Le poète éconduit mourut à l’hôpital,
C’était un Lamartine, un Corneille, un Pascal
Transcendental.

Ne criez pas à la fable impossible !
Ne dites pas qu’il est inadmissible
D’enlever les moyens de prouver le talent
Au postulant
Et d’exiger qu’il se fasse connaître,
Que tout cela ne se voit qu’à Bicêtre.
Votre incrédulité cesserait cher lecteur,
Si vous vous transformiez pour un seul jour auteur.


FABLE XVIII.

Le Temps et les Rhumatismes


Le temps n’est plus très jeune ; il a quelque mille ans ;
C’est un âge avancé pour le commun des gens
Qui fêtent bruyamment ici-bas sur la terre
Un rare petit centenaire.

Les géologues curieux,
Par le calcul, avec la sonde,
Voudraient préciser en tous lieux
L’heure exactement sûre où le Temps vint au monde,
Premier du nom et sans aïeux.
Le Temps leur cache à tous son extrait de naissance
Et les réduit à l’impuissance
De livrer le secret des dieux.
Beau vieillard encor vert, et marcheur intrépide,
Il désigne à la mort qui suit son pas rapide,
Hommes, femmes, enfants, le chêne, les roseaux,
Ce qui se meut dans l’air, ce qui vit dans les eaux.
Là, sa tâche finit. Aussi bien il s’étonne
D’entendre les humains, hiver, printemps, automne,
L’accuser de leurs maux.
C’est le temps, disent-ils, aujourd’hui variable,
Qui nous fait éprouver ce mal intolérable
À l’épaule, aux sourcils, aux pieds, aux doigts, aux mains ;
Je le sentais venir à ma douleur de reins ;

Il tracassait hier mon pauvre rhumatisme ;
S’il se mettait au beau, l’état de rachitisme
Qui ne me quitte pas, promptement céderait
Au remède bénin qu’on m’administrerait.
— Si je me mets au beau, repartit en colère,
Le Temps, sans s’arrêter — ce qu’il ne saurait faire —
J’ouïrai maintes gens crier que le soleil
Leur donne le vertige et gonfle leur orteil.
Loin de vous plaindre ainsi, bénissez au contraire
Le Temps, grand médecin, délivrant la matière.
Car c’est Lui, tôt ou tard, qui d’un revers de faux
Vous guérira, mortels, un jour de tous vos maux !




LIVRE II


LIVRE II


FABLE I.

Le Singe et l’Orange


Un singe du Brésil, le favori du maître,
Gourmand comme Pierrot, pillard autant qu’un reître,
Lorgnait des orangers dont les produits vermeils
Sont très appréciés par Messieurs ses pareils.
Mûrie aux bas rameaux l’orange était passable,
À la branche élevée elle était délectable.
Le bras n’atteignant pas les hautes pommes d’or,
L’amateur condescend à ce confiteor :
« Le fruit le plus exquis est celui que je touche,
Surtout, quand le cueillant je le porte à ma bouche
Et le suce à mon gré… » Le singe avait raison,
Il livre le secret de mainte liaison.
Tel galant, amoureux des écus d’Antoinette
Épouse avec plaisir les cinq sous de Jeannette.

Lorsqu’on peut y goûter, passable fruit vaut mieux
Qu’un meilleur qui condamne à le manger des yeux.


FABLE II.

La République des Souris


Le peuple Souriquois
Ayant usé des rois,
Rêvait la République
Démocratique.

Dans un grenier à blé
Il s’était assemblé
Pour discuter lois et finance,
Puis élire à la présidence
Le plus habile souriceau,
Fort sur Platon, fort sur Rousseau !
D’abord tout alla bien, tout marcha sur roulettes,
Et si l’on fit quelques boulettes
Ce fut par habitude, un reste de travers
Commun à tout mortel habitant l’univers :
Sans trop d’écrits,
Sans trop de bruits,
On vota les impôts, on dota les ministres
Dont les noms paraphés couvrirent les registres.
Après parurent les décrets
Concernant maires et préfets.
Mais quand le moment vint d’adjuger au plus digne
Le fauteuil présidentiel,
Chacun cria : « moi ! moi ! » se mit premier en ligne
Et candidat officiel.

Ce qu’il se débita de discours, de harangues,
D’injures, de gros mots en trente mille langues
Est impossible à croire, On ne s’entendait plus.
Le grenier tressautait à ces tohu-bohus.
Pendant le tintamarre, un rhéteur se faufile
Du côté du fauteuil, sur lequel, très servile,
Il s’assoit gravement. Les candidats surpris
Que le siège envié fut à leur barbe pris,
Redoublèrent de train, crièrent de plus belle ;
Une madame Souricelle
Représentait à son époux
Qu’il logerait selon ses goûts
Au palais de la présidence.
Et la bataille recommence.
Du pays, nul n’avait le souci ni l’orgueil,
Ce qu’on voulait c’était… s’emparer du fauteuil.
Souris et souriceaux sur le dossier grimpèrent,
Le velours grignoté, les crins et bois rongèrent
D’un si bon appétit, qu’épeuré comme un fauve
Le premier président l’abandonne et se sauve.
Un autre succéda, lutta seul contre tous,
Mais le pauvre fauteuil dévoré des deux bouts
Tomba sur le carreau n’étant plus que poussière.
Lors, le gouvernement, mort-né, gisant à terre,
Chacun se regarda… Tudieu ! c’était le temps
De semer en hiver les graines de printemps.
Sur les menus débris du meuble politique
On songeait à la République,
Car jusque là criant : moi ! moi !
Chacun n’avait songé qu’à soi.

Et chacun retourna dans sa sombre retraite,
Mors aux dents, selle au dos, déplorant la défaite
Du peuple Souriquois
Replacé sous les rois.
Nous le verrons sous peu revenir à la charge,
Mais s’il ne change pas il reprendra le large.


FABLE III.

Le Moineau


Un moineau de Berlin voyant une hirondelle
Sans effort apparent, sans agiter son aile,
Voler, nager dans l’air comme poisson dans l’eau,
Voulut imiter cet oiseau.
Délaissant sa douce couveuse,
Il part avec la voyageuse.
En quelques tours,
Mille détours,
L’hirondelle planait au-dessus de la ville,
Hapait atomes, moucherons,
Bestions.
L’imitateur bien moins agile,
Suivait péniblement son vol
Du bleu du ciel au ras du sol.
Il la quitta soudain pour tracer dans l’espace
Les orbes du faucon. Un éclair le dépasse.

C’est l’aigle qui s’élève et fixe le soleil.
L’ambitieux moineau droit au globe vermeil
Vole, mais aveuglé, retomba sur la terre,
Tous les membres brisés, les ailes en poussière.
Grâce à ce fabliau, nous savons désormais
Que les ambitieux ne s’arrêtent jamais.


FABLE IV.

La Jatte de Lait


La cuisinière du logis
Défendait à son chat Mitis,
De plonger le menton, la patte,
Dans le lait versé dans la jatte.
Le matin il n’y toucha pas,
Bribe de pain fut son repas ;
L’après-midi, la cuisinière
Sort entretenir la fruitière,
Oubliant à terre le lait,
Qui lentement refroidissait.
Le chat le voit, le chat le flaire,
Bondit, s’éloigne et revient faire
À la jatte un tendre mamour.
Foi de minet ! au second tour
Oubliant aussi la défense,
Le liquide était dans sa panse.

La cuisinière, à mon avis,
Est plus coupable que Mitis.


FABLE V.

Réponse du Journaliste[4]


La cuisinière, à votre avis,
Est plus coupable que Mitis ;
Moi, je suis d’un avis contraire.
Imprudente est la cuisinière
D’abandonner la jatte au chat ;
Mais Mitis est indélicat ;
Or, un abus de confiance
Est plus grand crime qu’imprudence.

La cuisinière à mon avis
Est moins coupable que Mitis !

Louis Brodel.

FABLE VI.

Un mariage entre étrangers


Un étalon depuis peu monogame,
Hors du pays cherchait seconde femme.

Une jument coquette l’attirait,
À bien parler notre veuf l’adorait.
Il réfléchit qu’elle était de l’Ukraine,
Où l’étranger est un objet de haine.
Mais l’amoureux étant pris follement,
Le mariage eut lieu civilement.
Couples unis ont doux fruits d’hyménée,
Un beau poulain leur naquit dans l’année.
L’intelligent et gentil animal
Avait le cœur plein d’amour filial.
Vif et léger, hennissant à la poudre,
Bravant le fer, les flots, le feu, la foudre ;
Tous ses instincts en faisaient un coursier
Pour le combat précieux au guerrier.
Cinq ans plus tard, une mortelle offense,
Contre le Slave indisposa la France.
Il dut partir. Le père dit au fils :
— Venge cent fois l’honneur de ton pays !
— Non, mon enfant, reprit la mère en larmes,
Ne foule pas la steppe au bruit des armes ;
C’est mon berceau, celui de tes aïeux
Vainqueurs jadis du Français glorieux.
En écoutant le maternel langage
Le cheval perd son belliqueux courage ;
Dans la mêlée il lutte au dernier rang,
N’osant combattre et sa chair et son sang.
Désespéré d’être traître à la France,
À sa défaite il maudit sa naissance.

Est-il le seul métis, au pays des Gaulois ?
Répondez généraux, diplomates et rois.


FABLE VII.

Un bon conseil


À la porte d’une coquette
En train de faire sa toilette,
Frappe un ami, monsieur Ciron,
Propriétaire vigneron.
À peine entré : — Bonjour Madame !
Votre assistance je réclame. —
Parlez voisin, que vous faut-il ? —
Ni grain d’orge ni grain de mil ;
Mais sans plaisanter davantage
J’aurais besoin d’un conseil sage.
Voici le cas : ayant du bien
Et n’étant pas Ciron de rien,
J’envie ou mieux j’ambitionne
Une charge de la couronne ;
Ainsi, j’aimerais à mon tour
Être chambellan à la cour ;
Marier ma fille, Alfônistre
Au seigneur duc, premier ministre ;
Placer quelque part mes cadets,
Magistrats, sénateurs, préfets.
Dites-moi donc comment m’y prendre
Pour arriver à ces honneurs
Avec passe-droits et faveurs,
Car je n’ai pas souci d’attendre.

— C’est très facile mon voisin,
Demain commandez un festin,
Puis invitez à votre table
Le duc, le riche, le notable,
Tous ceux disposant des emplois,
Desservant Dieu, forgeant les lois ;
Entre la poire et le fromage
Sollicitez-les… et je gage
Que vous obtiendrez aisément,
Charges, honneurs, et placement.
C’est un moyen de gastronome
Qui réussit toujours à l’homme !


FABLE VIII.

Le poste et l’habit


Un bourgeois essayait un habit bleu barbeau
En drap de Lisieux aussi souple que beau.
Mais l’habit bien trop grand n’allait pas à sa taille,
Il flotte sur le corps, en maint endroit il baille.
Le bourgeois le refuse, et le rend au tailleur.
Faites-moi, lui dit-il, un de même couleur,
Mais qui soit plus petit, moins large de ceinture.
L’ouvrier avec soin prenant mieux sa mesure,
Contente le client. À quelque temps de là
Près du gouvernement le bourgeois cabala
Pour obtenir un poste. À ses vœux l’on adhère.

Il est fait aussitôt ministre de la guerre.
Or, il n’a jamais su distinguer l’artilleur
Du chasseur,
Les sabres, les fusils, les canons, lui font peur.
Le civil va sans doute arguer l’incompétence,
Et décliner ses droits au titre d’Excellence,
Pas du tout ; il accepte, et cela sans prévoir
Si ses capacités, ses talents, son savoir,
Seront à la hauteur de ce nouveau devoir.
Avant qu’il fut un mois la patrie alarmée
Avait vu l’ignorant désagréger l’armée.

Que de gens comme lui refusent un habit,
Et ne mesurent pas le poste à leur esprit.


FABLE IX.

Les Vaches et l’Ane


Des vaches dans l’étable entre elles ruminaient,
Sur le chien du logis, la laitière, le maître,
Les prés où le berger le jour les mène paître ;
Sujets qui, tous, les concernaient.
Le bétail est doué de peu d’intelligence.
Ces sujets épuisés il garda le silence.
Un âne qui tirait au même ratelier,
Et n’aimait discourir en son particulier,

Cherchait des auditeurs. À ce troupeau rustique
Il parla de l’Empire et de la République
En termes éloquents. D’un clubiste meunier
Qu’il servait au moulin quelques mois l’an dernier,
L’âne avait retenu le jargon politique
Bluté sur place à la pratique.
Les vaches l’écoutaient,
Ne le comprenaient pas, mais toujours l’approuvaient.
Le baudet en retour exaltait leur finesse.
L’homme avait, selon lui, moitié moins de sagesse.

Tous ceux qui sont de notre avis
Nous les tenons pour beaux esprits ;
Ont-ils l’opinion quelque peu différente
Ils sont pour nous sots que l’on hante.


FABLE X.

La Médecine


Ne m’approche jamais,
Je te hais !
En ces mots, un vivant, d’une gaillarde mine,
Défendait à la Médecine,
L’accès de son logis. La dame respecta
L’ordre formel reçu. L’autre se délecta,
Savourant le bordeaux, chantant bock à Grégoire.
Un jour notre vivant éprouve après le boire

Au côté droit, devers le dos,
Douleur à lui briser les os.
Il n’est pas fier, pas à la fête,
La douleur montant à la tête.
L’endolori las de gémir,
De geindre qu’il allait mourir,
Coiffe le bonnet blanc, s’enferme dans sa chambre,
Chauffe devant le feu tout son corps membre à membre.
Le mal ne cède point ; que si qu’il cédera,.
L’huile de lin l’adoucira.
Holà ! Benoit, Lisbeth, Martine !
Courez quérir la Médecine.

 
Avec son savoir patenté,

Couronné, prôné, breveté,
La Médecine arrive en flacons, en flanelle.
— De vos airs arrogants qu’avez vous fait ? dit-elle.
Ne prétendiez vous pas
Préférer le trépas
À ma sombre venue… — Ô ma douce compagne,
Le goujat en santé bat un peu la campagne ;
Ce qu’on détestait hier on l’adore aujourd’hui…
— Parce qu’on a, mon cher, mis son espoir en lui,
Riposta durement l’altière Médecine.
L’autre baisse le chef, murmure : Va ! coquine !
Quand tu m’auras tiré de l’enclos du cercueil,
Je te jette à la porte et t’interdis mon seuil.
Ce genre de reconnaissance
Est bien plus commun qu’on ne pense.


FABLE XI.

Le Charlatan


Dans un bourg du Midi deux marchands ambulants
Exposaient leur bazar aux regards des chalands.
Ciseaux, couteaux, papiers, porte-plumes, lunettes,
Parfums, aciers, bijoux, miroirs, cristaux, sonnettes,
Articles de Rouen, articles de Paris,
Étaient étiquetés, marqués au juste prix,
Les campagnards flanaient devant les déballages,
Se méfiant beaucoup des brillants étalages.
On ne marchandait pas. Un commis vous tendait
Sans rabattre d’un sou l’objet qu’il vous vendait.
Lui paver sur-le-champ toute entière la somme
Semble un marché de dupe au fin Jacques Bonhomme ;
Il se croit avisé quand il a discuté
Cent et cent fois le prix de l’achat convoité.
Ran plan plan ! ran plan plan ! tambour, clairon, musique.
Attirent les chalands vers une autre boutique.
Un troisième marchand criait aux acheteurs :
Laissez-là mes voisins, tous pendards, tous voleurs !
Ils cotent pour batiste une molle filasse,
Leur savon ne vaut rien ! j’ai celui de Thridace !
Goûtez mes caramels, délicieux fondants,
Velours à l’estomac ils guérissent les dents.
Je certifie
La duperie

Des gens trompeurs n’ayant ni foi ni loi,
Méprisez-les et revenez à moi.
Fournisseur patenté des têtes couronnées,
J’enrichirai gratis aïeux, pères, lignées :
À la poche Messieurs ! prenez mon fer battu
Je vous en fais cadeau moyennant un écu !
L’estimez-vous trop cher ? (soustrayez les centimes)
Je ne veux encaisser que des gains légitimes ;
Emportez ! emportez ! sacs, mouchoirs, élixirs,
Ma générosité lassera vos désirs !
Les paysans gagnés par tant de savoir-faire
Tronquèrent leur argent contre de pure eau claire
Et de vieux rossignols. Chez eux le fer fondit,
La Thridace éventa, le caramel aigrit.
Chacun se promettait en bonne conscience
D’être désormais sourd à ces flots d’éloquence.
Mais un nouveau vendeur avec un ra-ta-plan
Rassembla les dupés autour du charlatan.


FABLE XII.

Le Bouc et le Renard


Le bouc et le renard eurent la fantaisie
De passer ensemble leur vie.
Ne les en blâmons point. Un joyeux compagnon
Offre des agréments. Sur les bords du Lignon
Ils cheminaient oisifs. Un bac à passerelle
Fit bientôt naître entre eux une vive querelle.

Suivez-moi, dit le bouc — où ça ! dit le renard ;
La planche est bien étroite, et je ne suis canard
À nager dans cette eau s’il arrive un naufrage ;
Puis, que faire là-bas tapis dans ce bocage ? —
Nous y vivrons tous deux en ermites anciens. —
Tu tu tu ! seul à seul nos sujets d’entretiens
Seraient trop tôt taris. Je préfère m’ébattre
Loin de ce laid séjour. Le bouc faillit le battre.
Il le tança
Le semonça
Lui prêcha que renard, son mignon petit frère,
Aurait double plaisir à vivre solitaire.
Il n’eût aucun succès.
Après plusieurs échecs,
Mécontent du mondain, le prêcheur osa faire
Très froide mine à son compère.
Au dîner la querelle au lieu de s’apaiser
S’aigrit, s’envenima, finit par s’embraser.
Le bouc (un Monselet) chargé de la cuisine
Avait mis rissoler l’herbe à la crapaudine,
Tiré le vin de cygne, et trouvait son repas
Un excellent festin. L’ami n’en voulut pas.
Les meilleurs mets pour lui c’étaient les gibelottes,
Les ortolans, les gélinottes.
Au dessert, renard dit : frère ! séparons-nous,
On ne s’accorde bien qu’avec gens de ses goûts.

Les êtres différents ne font pas bon ménage,
Prétendre les unir les brouille davantage.


FABLE XIII.

La Faiblesse


Si la faiblesse n’est pas vice
Facilement elle y conduit.
Un jardinier des environs de Nice
De son jardin cultivait le produit.
Pour la cueillette et le double sarclage
Deux garçonnets à peu près du même âge
Le secondaient. François était voleur,
Il dérobait habilement la fleur,
Le plant, le fruit. Jean ne se prêtait guère
À ces larcins ; mais riant de son faire
Ne le dénonçait point, et mangeait quelquefois
Une orange, un api, dérobé par François.
Au bien d’autrui vite l’on s’accoutume,
Plus vous prenez, plus le désir s’allume
D’en prendre encor. Un jour sur un prunier
De jaunes mirabelles,
Jean tenait le panier,
Appuyait les échelles.
Le jardinier le voit, s’élance, et mon voleur
Va pourrir en prison, comme un vil malfaiteur.

De résister au mal n’ayant eu la sagesse
Il expia deux ans sa coupable faiblesse.


FABLE XIV.

Esprit de Chèvre


Le furet, l’âne, le lièvre,
À leur voisine la chèvre,
Racontaient que le corbeau
Avait de la gent oiseau,
Pris les rênes de l’empire
Et fait proclamer le sire,
Au nom même de la loi,
Successeur de l’aigle roi.
La chèvre dit ; bravo ! Mais pour moi si subtile,
S’emparer du pouvoir est bien moins difficile
Que de s’y maintenir, et surtout l’exercer
De façon qu’on vous juge apte à le conserver.


FABLE XV.

Le Chasseur


Un chasseur de la ville, un Nemrod s’il en fut,
Avait passé trois jours et trois nuits à l’affût.
Point de gibier pour lui. Prêt à rentrer bredouille
Il arme de rechef son fusil qui se rouille.

Un paysan le voyant repartir sans son chien,
Lui dit : Par saint Hubert, vous n’attraperez rien
La meute à la maison… Ne vous mettez en route
Qu’avec Brifaut, Taillaut. Le chasseur ne l’écoute.
Et se lance en forêt, d’où le soir, malheureux,
II revient carnier vide ayant fait buisson creux.
S’il avait eu Brifaut, j’aurais mis dans ce livre :
Quand un conseil est bon, bien vous prend de le suivre.


FABLE XVI.

L’Ours et la Chevrette


La fille d’Amalthée, une brune chevrette,
À la mine éveillée, à la patte blanchette,
Sollicitait de l’ours, le célèbre valseur,
Place sur les tréteaux du joyeux bateleur.
Avez-vous des talents, ma belle ? —
Je sais sauter, répondit-elle,
Tirer la carte et deviner
Mari qu’on voudrait fasciner ;
Je danse bien la pastourelle… —
Et le spectateur vous rappelle ?
Il me prodigue les bouquets. —
Merci de vos brillants succès ;
Allez ailleurs, sotte chevrette,
Faire la carte et la soubrette ;

Vous me couperiez sous les pieds
Mon ample moisson de lauriers.
Dans les métiers pareils aux nôtres :
Tout pour soi… rien pour les autres.


FABLE XVII.

La Maladie


La Maladie était aux champs !…
Tous les médecins triomphants
Grâce à leur docte médecine
N’envoyaient morts à Proserpine ;
Et les chirurgiens pansaient
Tellement bien les bras, les jambes,
Que les blessés, soudain, ingambes,
Sans exception guérissaient.
La Maladie ainsi chassée,
N’était-elle pas enchâssée
Entre quatre bois de sapin…
Ces cris entendus de Jupin,
Le dieu dont le cœur est sensible,
Il dit à cette enfant terrible :
Ma fille, je te fais cadeau.
D’un mystérieux mal nouveau
Qui te rendra ta clientèle
Soumise et désormais fidèle.

Malade aurait-il pied, de cerfs,

Que tu l’enchaînes, par les nerfs

La Maladie entre en campagne,

Frappe la ville, la campagne,
Constatant sa vitalité.
On recourt à la Faculté,
Les Gallien, les Hippocrate,
Conseillent looch, ordonnent pâte,
Ils y perdent grec et latin ;
Plus ils soignent le mal lutin,
Plus le mal s’étend, se propage,
Fait rage !
La Maladie a le succès,
Elle sourit à ses progrès,
Point de trêve, point de revanche,
Le dieu qui lui fit le cadeau
Lui mit en créant le fléau
Du pain pour longtemps sur la planche.


FABLE XVIII.

Les Concessions


On faisait la noce entre amis.
Le berger était au logis,
Le chien s’était donné vacance.
Seulette au bois, la brebis sans défense

Broutait paisiblement. Un maître loup survient
Qui l’entretient
De ses vertus dont il fait étalage.
Il ne commet larcin ni brigandage.
C’est un vertueux loup,
Les pasteurs l’estiment beaucoup.
— Vous vivez comme moi d’herbe fraîche et d’eau pure ?
Demande au nouveau saint la douce créature.
— À peu près, répond-il, c’est bon pour la santé,
Mais la nécessité
Me contraint d’ajouter quelques os au régime.
— Des os ! vous tuez donc ? — Ah ! je suis la victime
D’un perfide destin,
M’obligearit d’étrangler lorsque je suis à jeïn,
Gibier cher à mon cœur pour assouvir ma faim.
— Vous me dévorerez ! s’écria frémissante
La pauvrette avec épouvante. —
Hélas ! c’était écrit ! le turc peut l’affirmer.
La brebis aurait dû bêler,
Se sauver,
Elle préféra composer.
— Ne m’assassinez pas, messire, je vous prie,
Et je vous donnerai troc pour troc contre vie
Brune toison — Après ? — Ma queue… Et quoi de plus ?
Une blanche patte en surplus.
Le loup accepte. Le loup croque,
Ce qu’à la naïve il escroque.
Le tout mangé, le drôle dit
Qu’il avait encore appétit.
Avant que la brebis débatte,
L’œil droit, l’œil gauche, l’autre patte,

Suivis de la tête et du corps
Étaient dévorés sans remords.

Quand un chef inquiet voit troubler sa puissance,
Il refuse aux pervers toutes concessions,
Car céder sur un point triple l’exhorbitance
De leurs prétentions.
Lorsque l’on est marqué pour tomber à son heure,
Aujourd’hui, ce soir ou demain,
Il faut tomber entier, le pied dans sa demeure
Et ses droits à la main.



LIVRE III


LIVRE III


FABLE I.

Le Trône


Un Lion eut d’héritage
Un meuble, qu’un long usage
Avait dépeint, dédoré,
Perforé.
Le vieux meuble était le trône
Dépendant de la couronne
Que Lions de père en fils
Se léguaient depuis Memphis.
Le Renard au roi conseille,
Qu’il surveille
Tant et plus
Les pieds déjà vermoulus ;
Et donne forme nouvelle,
Jeune et belle,
À ce vénéré support
Qui demandait du renfort.
Pour le conseil salutaire
De l’éminent dignitaire,

On le pendit haut et court
Comme un vulgaire balourd.
Touche-t-on à l’héritage
Échu dans le premier âge,
Surtout quand le legs pieux
Vous vient de nobles aïeux ?…
Le Lion et la Lionne
Que le péril environne,
Ne revernissaient leur trône
D’après aucun procédé.
Le peuple à fauve crinière,
Riait sous cape et tanière
De le voir si démodé.
Peuple moqueur est terrible
Et d’essence destructible.
Celui de Sa Majesté
Choqué de la vétusté
D’un meuble aussi respectable,
Méprisa le vieil érable,
Qu’il osa même effleurer,
Qu’il finit par effondrer.
En trône comme en idée,
Une chose décidée
C’est que les Lions, les gens,
Soient avant tout de leur temps ;
Sinon le temps les renverse
Et sa herse
Traçant le sillon dessus,
Inscrit en lettres gothiques
« Ci git : Les dieux antiques »
Que nous ne reverrons plus !…


FABLE II.

Le Livre


Abigaïl a fait un livre ;
Lisez sur ce produit nouveau,
Qu’il est d’or, qu’il pourra survivre
À son auteur… tant il est beau !
Camarades, salons et presse
Le donne pour livre savant,
Le public avec sa sagesse
Croit qu’il est bon puisqu’il se vend.
Je le parcours, la phrase creuse
Ne saurait longtemps subjuguer,
À la longue elle est ennuyeuse,
Et finit par vous fatiguer.
Les lecteurs qui criaient : miracle !
Nombreront sous peu ses échecs,
C’en est un, avant la débacle,
De juger le livre au succès.


FABLE III.

L’Hippopotame et l’Éléphant


L’hippopotame aux éléphants
Dans l’Inde déclara la guerre
Pour conquérir à ses enfants
Les blancs épis d’une rizière

Où ceux-ci paccageaient,
Fourrageaient.
Durant plusieurs mois de l’année
La bataille fut acharnée,
Les assaillis, les assaillants,
Gisaient blessés, tombaient mourants.
L’hippopotame, dit l’histoire,
Se couvrit d’immortelle gloire,
Victorieux des ennemis
Il s’annexa tout le pays.
Désireux d’asseoir la conquête
Sans revanche ni trouble fête
Le vainqueur voulait qu’un traité
Reconnut la validité
Des droits du peuple hippopotame
Sur ces ruines de Pergame.
À l’éléphant
Il va plaidant
Que les monarques des deux mondes
Battus par canons et par frondes
Acceptent d’en payer les frais
Et galamment signe la paix.
Le vaincu n’était pas des princes
Qui dépouillés de leurs provinces
Au vainqueur font des compliments
Accompagnés de beaux présents.
Le brave chef éléphantide
Blâma le courage intrépide
De joindre à l’âne… et mors et bride.


FABLE IV.

Nos illustres Aïeux


Un Gascon endetté, dont la bourse était vide,
Auquel le boulanger refusait tout crédit,
S’assit à son bureau, prit la plume d’Ovide
Pour offrir au public un ouvrage inédit.
Il sut le composer des vertus de ses pères,
Des hautes qualités de ses vieilles grand’mères,
Moniques et Bayards, morts, à canoniser,
Que l’Église en son sein devrait introniser.
L’ouvrage terminé, l’or de la couverture
Des ancêtres pieux encadra la figure ;
On blasonna les coins, les noms, le d e de,
La dédicace au duc par l’auteur son neveu.
Un pasteur approuva le récit authentique
Du chrétien descendant d’une race héroïque ;
Et l’exemplaire en vente à Paris comme à Tours,
Fut lu, fut dévoré dans les nobles faubourgs.
Là l’on s’en amusa. Marquises-douairières
Ayant intimement connu certains des pères,
Riaient de tout leur cœur au souvenir du temps.
Où comtes et barons en cadets inconstants
Aimaient jolis minois, enlevaient les duchesses,
Buvaient, juraient, sabraient, faisaient mille prouesses
D’incorrigibles fous ; mais les voici des saints ;
Nos fils vont les prier en joignant les deux mains.

C’est ainsi cependant que l’on écrit l’histoire,
Que la vérité sort du fond de l’écritoire
Ses malins yeux baissés, le sourire bénin,
Travestie en sagesse, en nonne, en capucin.

Corbleu ! méfions-nous des proses si ferventes
Qu’écrivent les parents pour se faire des rentes.


FABLE V.

La Chauve-Souris


La Fontaine dit sage, un ami de l’intrigue,
Criant selon l’époque et selon le régnant,
Vive le roi ! vive la ligue !
Et donne volontiers comme exemple enseignant
Une chauve-souris à double repartie
Qui sauva par deux fois sa fortune et sa vie.
J’ai connu la commère ; elle eut bien triste fin ;
Celle qu’un juste sort réserve au trop malin.
Il la fit retomber encor chez les belettes
Logeant en même nid.
Avec tout son esprit,
Ses grâces, ses courbettes,
Elle n’empêcha pas Mesdames les fluettes
Sur leurs erreurs de revenir
Et l’en punir.
Souris volante, à faux plumage,

Oiseau trottant, sans doux ramage,
Convaincu de duplicité
Dans sa double conformité
Fut étranglé net au passage.

Changer souvent d’écharpe est le défaut des gens.
Que leur arrive-t-il ? de pareils accidents.
Ayons soin d’éviter que ce malheur soit nôtre,
Montrons-nous, franchement, ou tout l’un ou tout l’autre.


FABLE VI.

La Santé du Voisin


N’enviez pas la santé du voisin
Vous ignorez quels maux secrets l’affligent.
Si le dicton n’est grec ni sarrazin,
À l’inventer combien de gens m’obligent.
Quand on se fie aux beaux extérieurs
L’on s’aperçoit qu’ils sont souvent trompeurs.
Tel porte envie au grandissime hercule
A l’air superbe, orgueilleux et vainqueur
Et ne sait pas que l’habit dissimule
Un mal hideux qui lui ferait horreur.
Tel autre admire une femme parée,
Naïvement séduit par sa fraîcheur ;
Dans quelques jours cette femme admirée
Aura d’un mort l’effrayante pâleur.

Écoutez bien la fable qui va suivre
Elle instruira plusieurs des moins appris,
C’est à dessein que j’en grossis mon livre,
Qu’il ne faut pas tenir trop en mépris.

[5]Jupiter eut jadis une rude suée,
Chaque habitant du pôle, à fendre la nuée,
Criait d’un ton amer : je souffre, guéris moi !
Ou je me vengerai de ton ciel et de toi.
Guérir tous les humains n’est pas en ma puissance,
Soupira Jupiter que la menace offense.
Il s’en serait vengé s’il n’eût plaint le courroux
De ces hommes souffrants, prêts à devenir fous.
Les cris poussés plus forts, le dieu perd patience,
Et s’arme de carreaux pour foudroyer l’engeance
Qui trouble son repos.
Frappez maître, frappez ! conseillait Atropos,
Pendant que votre bras détruit les taupinées,
Je trancherai le fil des sombres Destinées.
Minerve intervenant s’empara du ciseau
De la foudre et du chaud carreau
Déjà pointés sur la planète.
Jupiter empêché murmure une épithète
Peu flatteuse pour les jupons
Qui gouvernent les pantalons.

Minerve n’en tint compte et dit au dieu sévère :
Au lieu d’anéantir montrez-vous tendre père
Envers ces affligés. — Je ne puis les guérir. —
Mais vous pouvez du moins leur douleur adoucir. —
Comment ? indiquez-moi la façon de m’y prendre ? —
Annoncez qu’au marché chacun devra se rendre
Avec ses maux dans un panier ;
Là, noble, riche, roturier,
D’échanger leurs tourments visibles, invisibles,
Seront loisibles.
Ceci fut partout publié
Au son des trompettes bruyantes.
Les malheureux partent à pié
Pleins d’espérances rayonnantes.
Arrivés au marché, le panier découvert,
Ils avisent des maux dont ils n’ont pas souffert.
Changer un mal de dent contre une pleurésie,
Un léger clochement contre une hydropisie
Ne les tentèrent point. Le cancéreux plaignait
Le valétudinaire,
L’aveugle gémissait
Sur l’enfant poitrinaire.
L’échange n’eut pas lieu. Chacun garda son lot
Désormais défiant de l’aspect le plus beau.
Que fut-il advenu si la sage Minerve
N’était intervenue avec calme et réserve ?
Nous eussions vu pleurer bien des infortunés
Ayant gagné des maux qu’ils n’avaient soupçonnés.


FABLE VII.

L’Ami.


« Au fond de nos forêts, sentant battre mon coeur,
« Je cherche un ami vrai, l’idéal du bonheur ! »
C’est ainsi que le loup s’exprime.
Son attitude est si sublime,
Qu’elle attendrit un jeune ourson
De l’école des Grandisson. —
Agréez-moi, dit-il, pour votre frère d’armes,
Tout prêt à partager vos peines, vos alarmes :
Quel que soit votre sort
Je ne vous quitterai dans la vie et la mort.
À ces accents le loup tressaille de tendresse,
Il embrasse Martin, lui sourit, le caresse :
L’ours l’accompagnera, l’ours tuera les biquets,
Passera blanches nuits à guetter les daguets ;
Et si le chasseur vient il ira le surprendre,
Afin que sire loup n’ait pas à se défendre
Du coup de feu
Qui blesse un peu.
Le trait de dévouement va de soi dans mon rôle,
Dit Martin refroidi, mais le vôtre est plus drôle ;
Vous me sacrifiez sans la moindre pudeur
En toute occasion. Merci bien Monseigneur :
Aimez mieux qui vous aime,
Ou vous n’aurez jamais d’autre ami que vous-même.


FABLE VIII.

Le Chien de garde.


Lecteurs, à mon avis trop de zèle nous nuit.
Le gardien d’une ferme aboyait jour et nuit
Après le chat, l’oiseau, le vent, l’homme, la mouche,
Le passant du chemin, le soleil qui se couche,
Les mendiants, les bœufs, les moutons, enfin tout !
Ce qui n’était vraiment pas amusant du tout.
Aussi s’en plaignait-on très fort dans le village.
Plus d’un voisin fâché maudissait ce tapage.
Les abois de Rustaud ne plaisaient qu’au fermier.
Quel bon chien, disait-il, comme il sait aboyer ;
Gare au voleur d’argent, gare au chippeur de paille,
Lorsqu’il s’introduira mon Rustaud est de taille
À nous en avertir si délibérément
Que nous capturerons le larron prestement.
Des voleurs qui guettaient une heure favorable
Pour piller la maison, l’écurie et l’étable,
Entendirent cela. S’ils rirent, pensez donc ;
Le sombre soir venu, minuit sonnant, adonc,
Ils pressent le loquet, repoussent la barrière.
Rustaud aboie, aboie, à briser sa chainière.
Étant fait à ce train,
Le maître ne prend garde aux rages du mâtin.
Pendant son lourd sommeil les voleurs font main basse
Sur l’argent, sur le grain, sur la volaille grasse,

La vache, le cheval. Rustaud se démenait
Bondissait furieux, en vain s’époumonait ;
Personne à ses abois ne faisait diligence.
Le fermier, l’aube éclose, ouvre un œil bleu faïence,
Étire les deux bras, s’habille lentement.
Le chien grognait toujours, mais tout ce tremblement
Est pour le capucin (Rustaud hait la besace)
Le fermier, descendu dans sa cour, voit la trace
Des vols commis la nuit, jette un cri désolé :
Ô ciel je suis volé !…
Tu m’as laissé piller couarde sentinelle ?
Je vous ai défendu, n’accusez pas mon zèle,
Lui répliqua le chien. Mais le maître gromèle :
Ton zèle, vante-le, je lui dois mon malheur ;
Si tu n’étais sans cesse à crier : Au voleur !
Tes appels sérieux auraient troublé mes songes,
Tandis qu’accoutumé d’ouïr tous tes mensonges
En repos je dormais ; tu vas me le payer.
Et l’on pendit le chien aux branches d’un noyer.


À Mademoiselle-Andrée ***.

FABLE IX.

Le Lion et le Renard.


La vérité s’impose avant qu’on ne l’accepte.
Joignons pour le prouver un exemple au précepte.
Compère le renard de Messire lion
Niait la toute puissance.

Il est roi, disait-il, de par l’ambition
Et les hasards de la naissance.
Quelle autre qualité lui reconnaissez-vous,
Qui le fait estimer et préférer à nous ?
Mon poil rouge luisant vaut certes sa crinière,
Le terrier bien creusé son infecte tanière ;
Il est sot, peu rusé, je suis bête d’esprit,
Guilleret, avisé, tel que l’on me décrit
Dans le savant Buffon… Un lionceau superbe
S’élançant d’un fourré vient rebondir sur l’herbe
Auprès du beau parleur. Le compère blémit,
Ne souffle plus le mot et se fait tout petit.
Avec profond dédain le lionceau le toise. —
Qui donc es-tu ? dit-il, ton allure matoise
Est celle d’un voleur, d’un brigand, d’un bandit !
N’en croyez rien, seigneur, de moi l’on a médit,
Répliqua le renard ; modeste est mon lignage.
Mes parents (tous défunts) étaient nés au village.
Leur fils, humble vassal de votre Majesté,
N’a jamais eu d’égal pour la fidélité
À garder le serment qu’il prête à la couronne. —
En ce cas, vil sujet, ma bonté te pardonne
Ta présence en ces lieux ; mais, vite, éloigne-toi,
Tu souilles le chemin de l’héritier du roi.
Contre l’ordre donné le vassal ne proteste ;
Il porte museau bas et fuit à patte leste,
Prouvant que le lion domine le renard
Par le commandement, la griffe et le regard.


FABLE X.

Les Idoles.


Un bœuf, nouveau venu, débarqué dans Calais
N’eut pas à regretter les prés du Nivernais.
Il se vit entouré, le public lui fit fête,
Criant dessus les toits « que la divine bête,
Au merveilleux poil roux, à l’admirable tête,
Le plus puissant des dieux, était le bœuf Apis
Saintement révéré dans le temple d’Isis. »
La foule sur ses pas semait les fleurs de lys.
Le bœuf, un mortel bœuf, recevait ces hommages,
Il aurait aussi bien agréé des trois mages
L’encens, les présents,
Et des bergers les compliments.
L’engouement général avait l’heur de lui plaire.
(On est toujours flatté d’un succès populaire
Aussi retentissant.) Mais, par trop excessif,
N’ayant pas raison d’être il changea d’objectif.
Le dieu fut délaissé pour une blonde ânesse
Ressemblant trait pour trait à la fière déesse
Que Jupiter aimait. Cet idole à son tour
Céda le piédestal au triomphant vautour
Qui dut l’abandonner à messer Bertrand-Gille ;
Le singe y percha peu. L’engouement versatile

Ne prodigue ses fleurs guère plus d’un moment.
Les dieux remis à pieds s’exilaient tristement.

Médiocre écrivain, artiste, chef en vogue
Qu’il adore aujourd’hui comme roi souverain,
N’en soyez pas hautain, car un sort analogue
Vous attend dès demain.


FABLE XI.

Kat et Kit.


Kat était un chat de gouttière
Appartenant à la portière
D’un des beaux hôtels de Paris.
Fin escroqueur de rats, bon preneur de souris,
Une heure seulement en rond sur une chaise
Il sommeillait d’un œil aussi luisant que braise,
Rêvait bataille et combats,
Concerts nocturnes aux sabbats.
Le bruit le plus léger le dressait sur ses pattes,
il aiguisait la griffe, et soudain rats et rates
S’enfuyaient dans leurs trous, qu’en termes plus polis
Les gens bien élevés ont appelé leurs nids.
Kat était peu chéri de la vieille portière.
Ses amours étaient Kit, un angora, son frère,
Écarlate matou qui laissait les souris

Vider le sucrier, ronger le pain, le riz,
Pour aller caresser tendrement la maîtresse,
Se frotter à sa jupe et faire avec souplesse
Rouler la boule de papier
Devant la loge du portier.
À lui les os garnis, le café, les biscottes,
Le coin du feu, les caillebottes.
Nourri comme un sultan, Kit, favori dodu
N’avait pas l’air morfondu
De Kat, le frère aîné, dont la maigreur extrême,
Le poil ternit, le museau blême
Donnaient à supposer qu’il logeait dans ses flancs
Les vendredis, les quatre-temps,
Et six semaines de carême.
Il méritait pourtant d’être plus dorloté
Que l’angora gâté
Mais un animal laid nous est antipathique.
Nous aimons, malgré nous un attrayant physique.
Aurait-il au moral des vices, des travers,
On lui pardonne tout : ainsi va l’univers.


FABLE XII.

La Faim.


Un loup rôdait en quête d’une proie,
Mais ne pouvait déjeûner à cœur joie,
Ne trouvant pas la brebis ou l’agneau
Qui broute l’herbe à l’écart du troupeau.

Loin du berger un agnelet s’emporte
Sans éveiller les cris de la cohorte
Des chiens hargneux, qui ne veulent aux loups
Rien concéder que leur haine et leurs coups.
L’hôte des bois enclin à la prudence,
Pour se servir un gigot d’importance,
Droit aux pasteurs n’osait s’aventurer,
Mais ne cessait contre eux de murmurer.
Midi sonné, sa faim devient cruelle,
Son estomac irrité le harcèle ;
Las de souffrir, le sauvage rôdeur
Des gardiens n’a plus l’ombre de peur.
Il vous court sus aux moutons des prairies,
Fond sur les gens qu’il vouait aux furies,
Et se moquant des abois de Brifaut
Met les bergers et la meute en défaut.

Combien de fois la fureur populaire
Avait la faim pour cause sanguinaire ?
L’être sans pain a le mépris du sort,
Il brave tout ; il se rit de la mort.


FABLE XIII.

Le Candidat


Un jeune candidat, d’un esprit très pratique,
Briguant les emplois, les honneurs,
Pour amorcer les électeurs
Leur exposait sa politique.

« S’il était élu député
« On aurait douze mois d’été,
« Du vin, des fruits en abondance,
« Les grains pousseraient sans semence ;
« En outre, les gens roturiers
« Nobles à trente-deux quartiers
« Seraient trois fois millionnaires ;
« Et, choses plus extraordinaires
« Qu’une merveilleuse saison,
« L’argent pour rien, l’or à foison,
« Le candidat au ministère
« On vivrait heureux sur la terre. »
Ces promesses faisaient l’affaire
De l’électeur. Archi-content,
L’acceptant,
Il fut élu, devint ministre.
Mais le pays qu’il administre
Ne vit pas poindre à l’horizon
L’été fleuri, le beau blason
Promis au pauvre prolétaire
Qui menaça le ministère
D’un renversement haut la main
Effectué le lendemain.
Le candidat loin de se pendre
Ou se cacher, alla reprendre
Ses harangues aux électeurs,
Leur promettant nouveaux bonheurs
Greffés sur sa candidature.
Froide était la température.
Nonobstant, à force de foi,
Bien que déçu le peuple-roi

Renomma l’homme à la faconde
Connu de cent mille à la ronde.

Promettez, promettez toujours
Dans vos populaires discours,
N’importe quoi ! le ciel ?… la lune ?…
La plus incroyable fortune,
Et vous verrez vos hameçons
Ployer sous charge de goujons.


FABLE XIV.

La Souris et le Rat


Une souris fuyait le chat.
(Ce n’était pas une héroïne)
Elle avait pour voisin un rat
Qui bravait la race féline.
Recourant à son amitié
Dans une effroyable disette
Elle implora quart ou moitié
De la tranche de côtelette
Que le galantin grignottait.
Il ferait, dit-il, bien l’extrait
Si la part était moins petite.
Un autre jour souris l’invite
À lui remaçonner son trou.
Il lui répond qu’il n’a caillou,
Mortier ni clou

Propre à terminer cet ouvrage.
La souris fit le replâtrage,
Et ne regarda plus le rat,
Elle aimait tout autant le chat.

Jeune et vieille amitiés subissant des épreuves,
Qui de leur dévouement ne donnent pas de preuves,
Sont pour les amis éconduits
Des propriétés sans produits.


FABLE XV.

Le Chien de Bastien


Bastien possède un chien, et César est son nom.
On le dit de Cobourg ou de Château-Chinon ;
En somme, belle bête, ayant nez, patte, oreille
Faits comme une merveille,
Le museau presque noir ;
La queue, un brin, relevée en trompette,
L’œil au regard intelligent qui guette
Gibier aux champs, broche au manoir.
Voilà pour le physique. On croit son caractère
Soumis, aimable et doux, nullement volontaire ;
Mais son maître Bastien dit qu’il ne faut juger
Personne sur la mine,
César est très méchant. On courrait un danger
À s’approcher de son échine.

Lui seul Bastien sait en venir à bout
En traitant le mâtin à triple coups de knout.
Point de quartier, de merci ni de grâce :
Le bâton joue ; et quand de guerre lasse,
Le bras n’en peut, Bastien en un lieu sûr
Rive César au pied du mur.
La tremblante victime
Laisse échapper parfois sous le hart qui l’opprime
Un aboiement plaintif. Tout aussitôt Bastien
De crier à tue-tête ! — Amis ! voyez-vous bien
Quel monstre est ce César ! Oh ! la perfide engeance !
Sans le fouet et le fer,
Il eût depuis longtemps mis ses crocs dans ma chair.
Plus de sotte pitié, de lâche tolérance,
Je vais, le gouverner en empereur romain
Qui force son esclave à lui baiser la main.
Et Bastien sur César redouble l’invective ;
Il le frappe, il le bat, tant enfin qu’il arrive
Que le chien maltraité se venge de son sort
En sautant au tyran qu’il jette à terre et mord.

Rois, maîtres, gouvernants, n’ont par le despotisme
Forgé chaîne ou boulet qui résiste au mutisme.
La force, pour régner ne valut jamais rien,
Elle est la tyrannie ; on la liait, on la brave,
Et le chef est vaincu par celle de l’esclave.
Qu’il soit peuple, homme ou chien.


FABLE XVI.

La Poule et les Poussins


Une poule couvait. Menant la chose à bien,
Elle eut douze poussins, mignons, gros comme rien,
Des amours en duvet qui dormaient sous son aile,
Picoraient, kikuitaient, sautillaient autour d’elle.
Fière de sa couvée, avec des gloussements,
La mère surveillait leurs moindres mouvements. —
Prenez garde aux renards, disait-elle, ils escroquent
Les imprudents poulets qu’à l’instant même ils croquent.
Du renard ni du chat les poussins n’avaient peur,
Et se rapprochaient d’eux sans marquer de frayeur.
Le renard, bon larron, qui longuement les guette,
Attrape cinq petits dont il ne laisse miette.
Les frères effrayés, vers leur mère accourus,
À la quitter d’un pas ne se hasardaient plus.


FABLE XVII.

Petit Caillou


Petit caillou roulait de sentier en chemin,
Sous le pied du passant, le talon du gamin ;
Pris par l’un pour jouer, par l’autre pour se battre,
Lancé de ci, de là, de haut allant s’abattre,

Et repris de nouveau, repoussé plus avant,
Gambadait, ricochait, sans cesser un instant.
La pierre d’un gros mur, respectable commère
Que tapissaient l’ajonc, la mousse, la bruyère,
Femme sensible s’il en fut,
Vit passer le caillou, lui rendit son salut ;
Et comme il s’arrêtait, fatigué, non loin d’elle,
Se reposer un peu, la bonne âme l’appelle :
— Venez donc vous asseoir à l’ombre de mon mur ;
Vous y serez très bien, l’endroit est calme et sûr.
Le voyageur s’assied. On cause politique,
Des affaires d’État, de la chose publique.
Un mot se dit sur vous, une phrase sur moi,
On daube le voisin, et l’on arrive à soi.
Petit caillou ravi de l’accueil de la pierre,
Avec grâce loua sa fraîcheur printanière :
Elle pouvait avoir tout au plus quatorze ans
Et rayonnait la nuit autant que diamants.
(Le sexe féminin aime la flatterie)
La pierre goûta fort cette galanterie.
— Mais vous-même, mon cher, vous êtes bien joli,
Vous sautez, vous courez, leste comme un cabri,
Minauda poliment la doyenne coquette,
Qui du temps des Romains n’était guère jeunette,
Car elle avait déjà, d’après un roc bavard,
Sous leurs prédécesseurs pavé le boulevard.
Le roc tenait le fait de sa grand’mère roche,
À laquelle un granit, cassé par la pioche,
L’avait conté jadis
À Paris.

Mais qu’importe au caillou que madame la pierre
Ait cent ans ou cent jours, qu’elle soit fille ou mère.
L’âge n’enlève rien au beau du compliment,
Jeunes et vieux, hélas ! y croient aveuglement.
Notre flatteur charmé qu’on louât sa prestesse,
Accepta sans façon le brevet de vitesse,
Tout aussi mérité
Que celui de beauté,
Par sa nouvelle connaissance,
Dont le baptême et la naissance
Étaient un souvenir lointain
Plus que perdu dans l’incertain.
On n’en resta pas là. L’on mit la surenchère.
Bientôt ce fut à qui, du caillou, de la pierre,
S’entre-ferait valoir
À grands coups d’encensoir.
L’hirondelle écoutait nos deux sots personnages
Se vanter tour à tour en gens nullement sages,
Et leur dit : Toi, caillou, comment t’es-tu donc pris
Pour arriver au mur en courant le pays ?
Privé d’aile d’oiseau, de pied, même de jambe.
Chacun t’a dû rouler, car tu n’es guère ingambe.
Le caillou reste interloqué,
Démasqué.
— Maintenant, dites-nous, antique vieille pierre,
Depuis combien de temps la bruyère et le lierre
Fardent votre visage, si sec, si parchemin,
Qu’on le voit s’écailler aux ronces du chemin.
Ne rougissez-vous pas de vous montrer si folle,
Si vaniteuse, si frivole,

Et toi, caillou,
Si fou ?
— Rougir ? oh ! non, la belle !
Crièrent-ils à l’hirondelle.

Rarement l’on rougit du plus faux compliment,
Nous le tenons pour vrai, nous le trouvons charmant.


FABLE XVIII.

La Belette


Avec un babil indiscret
Une belette pérorait
Sur le tiers, sur le quart, sur chacun, sur chacune,
Plus que pas une
Elle eût rendu des points aux portiers de Paris
Commérant faubourg Saint-Denis.
L’ourson, d’après la dame, était un pauvre hère,
L’âne chargé du bât, un mauvais caractère,
Le chat cagot
Le singe sot ;
Le tigre avait aussi trop peu d’intelligence
Pour transmettre à sa descendance
Les annales des animaux
Sauvés des eaux
De l’effrayant déluge,
Pendant lequel Noé leur offrit un refuge

Dans son bateau tout neuf. — Ma Mie, intervint l’ours,
Est-ce pour vous venger que vous avez recours
À l’infernale médisance
Qui fait le fond de vos discours
Et de votre éloquence ?
La Belette répond : non point ; tout au rebours
Vous êtes des amis que je chéris toujours.
— Pourtant vous nous traitez d’une étrange manière.
— Ce n’est que pour parler, repartit la commère.

Parler ! voilà le mot, terrible, malfaisant.
Du bavard médisant.
On aime son prochain, on estime son frère.
Et par légèreté, sans haine ni colère,
On le décrie à tout instant.


FABLE XIX.

L’Artiste


Un Provençal peignit la mer Baltique
Et supplia son ami le critique
D’apprécier cette toile de prix.
L’autre à ces mots jette aussitôt des cris :
« Quoi ! tu voudrais ta première marine
« Vantée à tous par ma plume si fine ?
« Je ne m’occupe, ô Vernet ingénu !
« Que des tableaux signés d’un nom connu.

« Sache, mon cher, qu’expert, juge ou critique,
« (Trois vrais fléaux de la même boutique)
« Ne leur accorde encor une valeur
« Qu’autant qu’ils ont trouvé maint acquéreur.
« Dès qu’une toile appartient à Jérôme,
« Au prince un tel, au célèbre Pacôme,
« Elle vaut tant, le dessin n’est plus flou,
« Croûte devient un chef-d’oeuvre à leur clou. »
Scandalisé d’entendre ce langage,
Le Provençal répond au personnage :
« J’espère bien conquérir le renom
« À mes débuts, malgré mon humble nom. »
Pendant vingt ans il combattit en lice ;
Du noir tourment il vida le calice.
Un jour enfin, certain noble richard
Acquit la toile ; et sans plus de retard
Les amateurs louèrent sa peinture,
Dont ils prisaient... surtout la signature.

L’artiste apprit du Mécène opulent
Que c’est le nom qui donne le talent,
Pas le talent comme il croyait naguère,
Qui fait un nom au peintre pauvre hère.


FABLE XX.

La Paix universelle


La guerre est un fléau, partant guerre à la guerre,
Qui dépeuple les eaux et le ciel et la terre !

Laissons à la faux du temps,
À la famine, aux accidents
La peine de creuser le sol du cimetière.

En ces termes le lionceau,
À l’homme, à la bête, à l’oiseau,
Prêchait la paix universelle.
Il fut très-applaudi de la tendre gazelle,
Des agnelets, du tourtereau.
L’homme, le tigre, l’ours, le singe, la hyène,
Firent des si des mais. Cette habitude ancienne
De pressurer le faible et plumer l’opprimé
Quand on est mécontent, lorsqu’on est affamé,
Malaisément se perd. Nos galants, d’aventure,
Jurèrent néanmoins de vaincre leur nature.
Plus de combats, de querelles, de deuil,
On s’aimerait, on mettrait son orgueil
À renoncer aux fictives barrières
Que l’on nommait autrefois des frontières.
Aigles, linots, ablettes et requins,
Russes, Anglais, Français, Américains,
S’embrasseraient, se chériraient en frères.
Un banquet couronna le pacte ainsi conclu.
On but ferme en l’honneur du principe absolu
De respecter des gens et la bourse et la vie.
Troubler la paix, grands dieux ! nul n’en avait envie.
Jusqu’au repas du soir elle emplit l’univers.
L’heure de l’appétit amena les revers.
Gazelles et brebis au sujet d’un brin d’herbe,
Se fâchèrent tout net. Une réplique acerbe

Courrouça les brebis. Elles fuirent du bois
Où ces dames broutaient. Le faon et le chamois
Acculés par les loups tournèrent en croquettes
En bons beafstecks, en côtelettes ;
L’épervier tua le pigeon,
L’autour enleva le dindon ;
L’Anglais apercevant une île surgissante
En pleine mer d’Asie, aborde, et drapeau plante.
La conquête indigna le frère américain,
Qui la lui disputa les armes à la main.
Au sein de l’Océan les habitants des ondes
Se livrent à huis-clos des guerres furibondes.
Le lionceau rugit : la paix amis, la paix !
Cent millions de voix lui répondent : jamais !…
Il veut recommencer son admirable prêche,
Mais lui-même flairait au loin la viande fraîche ;
Égorgeant le berger, il mangea le mouton
Sans laisser au chacal un petit rogaton.
Dès lors c’en était fait de la paix sur la terre,
Le pacte violé fut traité de chimère.

Avec les appétits, l’ambition, la faim,
La guerre a trop d’agents pour qu’on y mette fin.



LIVRE IV


LIVRE IV


FABLE I.

Le Changement


Qu’elle soit demoiselle ou dame
Le changement plaît à la femme.
Du moins, chacun le dit, et je me garderai
D’aller crier bien haut que cela n’est pas vrai ;
D’ailleurs, qui me croirait, moi seul, et ce n’est guère,
Ne soyons pas si téméraire,
Narrons plutôt le récit du conteur
En impartial chroniqueur.
Une mère avait une fille
Assez gentille.
Raffolant, des atours, aimant à varier
Leurs formes, leurs couleurs, et les apparier
Selon la taille, suivant l’âge,
Fête de ville, de village,
Il lui fallait du vert, du blanc,
Frais chaperon, joli ruban,
Croix ciselée à la Jeannette,
Cotillon court à la Pierrette ;

Cet habillement lui seyait
Une semaine de l’année,
Ensuite la fille trouvait
Que sa coupe était surannée.
Au vert succédait le lilas,
Au cotillon les falbalas
Gauffrés à la mode nouvelle.
Pour ses repas la colombelle
Avait les goûts aussi changeants :
Allant de la grive aux faisans,
Elle n’eût pas mangé la veille
Du plat qu’elle allège à merveille
Au déjeûner le lendemain ;
Rarement sur même chemin
On la rencontre en promenade ;
Un jour elle est à Saint-Germain,
L’autre jour à la Barbantade.
Sonne enfin l’heure des maris,
Il se présente des partis
Qui font bien augurer des noces.
Le blond promet des bijoux d’or,
Le brun, son amour (un trésor).
Le roux, de somptueux carrosses.
La loi n’accorde qu’un époux,
La fille prend l’homme aux bijoux.
Il n’est ni brutal ni jaloux,
Mais les chaînes d’Hymen après le mariage
Pèsent lourd sur le cœur d’une belle volage ;
Un éternel mari, c’est un peu bien lassant,
On l’estimerait mieux s’il n’était qu’en passant.

Être rivée à lui désole l’enchaînée.
Elle pleure son sort, maudit sa destinée.
La suite du récit se terminant très mal
Cherchez la page 20 dans le code pénal.


FABLE II.

Brifaut


On chassait au renard dans les bois d’Angoulême.
L’animal découvert, habile en stratagème
Pour dépister la meute à l’entour du terrier,
En sortait, y rentrait, arpentait lande et plaine
À mettre les chasseurs et les chiens hors d’haleine,
Sans espoir de bonder avec lui le carnier.
Mais Brifaut, nez au vent, flaire bien son gibier.
Il ne prend pas le change, et vous force la bête
À recevoir le plomb que loge dans sa tête,
Le chasseur triomphant. Curée ! à ses abois
Les joyeux sons du cor troublent l’écho des bois.
Le retour fut moins gai. Brifaut pose la patte
Sur une épine indélicate
Qui déchire ses chairs. Par la douleur étreint
Il boite, va clopant, et tout larmoyant geint :
Mon compagnon Taillaut partage ma tristesse ;
Je souffre horriblement. — Plaignais-tu la détresse
Du renard ? fit Taillaut. Ah bien, oui !
On pleure sur son mal on rit des maux d’autrui.
N’ayant pas attrapé ta profonde blessure,
De tes gémissements je n’ai souci ni cure.


FABLE III.

L’Oie


Une oie assez âgée (elle compte six ans)
S’indigne bel et bien en entendant les gens
Traiter d’oie un des leur qui fait une sottise,
Ou dit avec aplomb quelque grosse bêtise.
C’est faux, réplique-t-elle à son ami canard ;
Je n’ai pas dans mon sac la ruse du renard,
L’esprit de feu Voltaire et de défunt Virgile,
Mais j’ai plus de bon sens que le sot imbécile
Auquel on me compare. Avez-vous jamais vu
D’autant de déraison notre crâne pourvu ?
Parlons-nous sans savoir ? agissons-nous sans cause ?
Passons-nous comme lui du gris, du vert au rose.
Le tout en un moment ?… Non ! non ! non !…
Cette comparaison pour l’oie est un affront.
Il n’aurait jamais pu remplir le brillant rôle
De mes nobles aïeux sauvant le Capitole.


FABLE IV.

Petit Bouton[6]


Petit bouton, pressé d’éclore
À l’aurore,
Dès qu’il crut voir poindre le jour
Sur la campagne d’alentour ;

S’écria : Je me meurs d’envie
D’entrer comme toi dans la vie,
Rose maman !
Par la vertu d’un talisman,
Fais-moi sur-le-champ ton égale.
La plus fraîche fleur du Bengale
De ce jardin !
C’est trop matin,
Lui dit sa bonne et tendre mère.
Mais ne souhaitant que lumière,
Il fit tant et tant de l’onglet
Qu’il entr’ouvrit son corselet.
— Dieux ! que c’est joli la nature !
Le ciel ! cette eau ! cette verdure !
S’exclamait le petit bouton,
Qui fier de sa robe à feston,
La déployait avec prestesse,
Tout au bonheur, à l’allégresse
De se voir aussi bien vêtu,
Magiquement, à l’impromptu.
— Attends donc que le soleil brille,
Ou sans manteau, manchon, mantille,
Le froid, mon fils, te surprendra,
Et son souffle te saisira.
Ne porte pas non plus la tête
Si haut, de peur qu’elle n’arrête
Le regard inquisiteur
De l’amateur.
Reste caché sous mon feuillage
C’est plus modeste, c’est plus sage.

— C’est ennuyeux ! moi je veux voir
Les blés dorés, l’oiseau qui chante,
La blonde abeille bourdonnante
Que nous venons d’apercevoir.
Et le mutin, malgré sa mère,
N’écoutant ordre, ni prière
S’empresse de s’épanouir
Pour, à son gré, longtemps jouir.
Mais fruit hâtif, fleur tôt éclose,
Qu’elle soit lys, tulipe ou rose,
Ne tarde pas à regretter
De n’avoir su rien écouter.
La bise glaça les corolles,
Les pétales, les folioles
Du curieux petit bouton,
Dont elle fit un avorton.

Prétendre briller et paraître,
Tout voir, tout savoir, tout connaître,
En un matin,
Attire aux enfants ce destin.


À la mémoire des Francs-Tireurs Français fusillés par les Allemands en 1870.

FABLE V.

Les Tigres.


Des biches et des faons vives sont les alarmes,
Au fourré le tocsin sonne l’appel aux armes.

De vigilants guetteurs signalent des guerriers
Sous peau de tigres noirs franchissant les halliers.
Le cruel ennemi perfidement s’avance,
Son attaque éclaircit les rangs de la défense :
Il blesse le daguet, étrangle le dix-cors,
Dévaste la forêt qu’il a jonché de morts.
Pour lui, c’est crime grand que d’oser le combattre,
On doit baiser ses pas, le laisser vous abattre
Sans protestation. — Un timide chevreuil
Qui de tous ses parents portait, hélas ! le deuil,
Défendait le fourré teint du sang de son père :
Il est fait prisonnier. Et le Conseil de guerre
Condamne l’orphelin, victime du devoir,
À mourir dévoré, sur place, avant le soir.
Les tigres très jaloux d’accomplir les prouesses
Des modernes héros… avec joie et liesses
Arracheront le cœur du chevreuil expirant.
Dans leur cercle d’enfer le pauvret palpitant
Tombe martyrisé. Le soupir qu’il exhale
Passe sur la forêt comme un vent de rafale.
Les lions effrayés, aux tigres inhumains
Jettent ce cri vengeur : Assassins ! Assassins !
Ce cri les poursuivra de tanière en tanière ;
Ils seront méprisés par le fauve à crinière ;
Et comprendront un jour l’unique cruauté
Qui met la tache au front de l’immortalité !


FABLE VI.

Le Rossignol et la Fauvette


Au rossignol chantre des bois,
La fauvette vantait sa voix.
On n’entendait dans le bocage,
Parmi les oiseaux, un ramage
Si frais, si perlé, si joli…
Interrompre n’est pas poli,
Cependant le rossignol lance
Les sons filés d’une cadence,
Il roulada, gamma, trilla
Que l’écho s’en émerveilla.
À ce concert notre fauvette
Silencieuse demeura,
Confessant qu’un air d’opérette
N’égalait un chant d’opéra.


FABLE VII.

Le Planteur de Choux


Un amant de l’égalité
Unie à la fraternité

De saint Fiacre était le très fervent disciple.
Pour lui, tailler, greffer, bêcher,
Prunier, pommier, vigne, pêcher,
Semblaient le bonheur indisciple.
En la saison où l’on plante les choux
Il retourna le sol à petits coups,
Le laboura, puis y sema la graine
Qui germa lentement, mais sans la moindre peine.
Les choux poussés, au début, tous égaux,
N’offrant à l’œil ni menus, ni plus gros,
Flattaient du jardinier le penchant politique ;
Ses choux, ses tendres choux vivaient en République !
Pas de peuple, de rois : des frères bien doués,
Sujets qu’un Washington n’eût pas désavoués.
À ses soins éclairés le jardinier rapporte
L’égale floraison. Il a prêté main-forte
En travaillant la terre et dessus et dessous,
Aux principes moraux qui les animent tous.
Leur éducation est donc bien son ouvrage ;
Il s’en loue à propos. L’on est fier au village.
Un mois modifia l’ensemble du carré.
Le champ républicain était transfiguré.
L’égalité n’est plus sa vertu dominante,
Au cœur des choux pommés l’égoïsme s’implante.
L’un veut friser la feuille et l’autre l’arrondir,
Celui-ci boit les sucs destinés à nourrir
Un frère malingreux qu’il fait jeûner de force ;
Celui-là, corpulent, à s’étaler s’efforce
Pour augmenter son poids, car Comice et Jury
Priment le phénomène et lui donnent le prix.

Enfin, pas un des choux à l’autre n’est semblable.
Le jardinier trouvait la chose inconcevable.
Vous aussi, j’en suis sûr, vous n’y comprenez rien.

Lorsqu’il se produit chez l’humain,
Ce résultat républicain
Demeure pour nous tous de même inexplicable.


FABLE VIII.

Les Promesses du Renard


Foi de renard ! croyez mes belles
À mes promesses éternelles ;
Votre plus mortel ennemi
Sera désormais votre ami.
Oui ! je défendrai la poulette,
Autant que le petit lapin,
Et devant moi sur la belette,
L’aigle ne mettra le grappin.
Comme il le jure, on croit entendre
L’oiseau royal qui vient les prendre.
Sauvez-vous tous dans mon terrier !
Leur cria-t-il d’un ton guerrier.
Chacun court bien vite à l’asile,
S’y blottit coi, reste tranquille,
Sachant sa tête mise à prix,
Le renard envers les proscrits

Eut une conduite exemplaire ;
Cela dura quelques instants
Après ce fut une autre affaire
Il étrangla les imprudents.
Le trouvez-vous répréhensible,
Naïf lecteur, jeune ingénu,
Il répondra qu’à l’impossible
Nul en ce monde n’est tenu.
Certe, au terrier un mangeur d’herbe
N’aurait point forfait à l’honneur,
Mais devant du foin, moins superbe,
L’estomac dompterait son cœur.

Adolescent, novice, maître,
Veuillez, donc tous à l’avenir
Ne rien jurer, ne rien promettre,
Sans être sûrs de le tenir.


FABLE IX.

Le Rossignol.


Un rossignol amateur de musique,
Compose un soir une ode symphonique.
Gluck et Mozard maëstro d’outre-Rhin
Eussent rêvé d’ouïr ce chant divin.
Il ravira le dillettante artiste.
Il séduira l’habile instrumentiste.

Le rossignol pourtant demeurait étonné
Que sur harpe et musette il ne fut pas joué.
Il s’étonnait à tort : le merle, la fauvette,
Le pinson, le tarin, le moineau, l’alouette,
Jaloux de son talent contre lui conspiraient ;
Ne soufflaient mot de l’ode, ou pis, la dénigraient.
L’ode inexécutée,
L’écho ne redit pas la musique enchantée.
Rossignol meurt. Soudain en chœur,
Avec accords, avec ardeur,
Tous les oiseaux des verts bocages
Chantèrent ses savantes pages.

De Berlioz il eut le sort ;
Il fut célèbre après sa mort.


FABLE X.

Les Fruits.


J’ai souvenir qu’à Valence, en Espagne,
Un mien ami habitant la campagne,
Dans son fruitier rangea sur des rayons
Figues, cédrats, oranges et citrons.
Livrés à leurs réflexions,
Les fruits d’été, les fruits d’automne,
Ne souriaient point à Pomone.
Mûrir pour le Corrégidor,
Vêtir pour lui la robe d’or,

Les plongeaient en soucis. Trouvez-vous agréable,
Servis sur une table,
D’enfiler le chemin
D’un conduit souterrain
Qui mène droit au Styx ? ce sort est effroyable.
J’aurais mille ennemis,
Assassins et bandits,
Je n’oserais vouer les monstres au supplice.
Qu’un féroce appétit inflige avec délice
À des fruits délicats. Ceux du Corrégidor
Cherchaient tous les moyens d’échapper à la mort
Avant que le couteau n’eût perpétré le crime
De partager en deux sa fondante victime.
Fuir ! tous l’auraient voulu. Mais par où ? mais comment ?
La porte était fermée, et bien solidement.
Les verroux s’ajustaient. Une fuite impossible.
Qu’imaginer de prompt, qu’inventer d’infaillible.
Pour se sauver du fer ? Un melon andaloux
Dit aux désespérés : « Frères ! suicidons-nous !
— C’est cela ! c’est cela ! mourrons sans agonie,
Et de nos propres chefs arrachons-nous la vie, »
S’écrièrent les fruits.
En quelques nuits
L’orange fut gâtée et les citrons pourris.
Leur maître les pleura. Le pis, en cette affaire,
Fut qu’il ne sut pas taire
Ce désastreux événement.
La plupart des fruits, l’apprenant,
Évitent désormais un sort qui les attère
En se suicidant mêmement.


FABLE XI.

Médor.


Médor, le chien portier d’un opulent bourgeois
Liégeois
Veillait silencieux enfoncé dans sa niche.
Le croyant endormi quelqu’un lui fit la niche
D’entrer sans avertir le maître du château,
Soit par le son de cloche ou le coup de marteau,
Qu’il allait recevoir une visite amie.
N’aimant pas de l’intrus la physionomie
Médor saute à sa gorge et sur ses flageolets
Découpe artistiquement deux tranches de mollets.
La perte des tibias apprit au téméraire
Que le chien bon portier mord et ne jappe guère.


FABLE XII.

L’Incendie


Dans une ville en Picardie
Le tocsin sonnait l’incendie.
Les cris : au feu ! retentissaient.
Pompiers et peuple s’empressaient
D’arracher du milieu des flammes
Les petits enfants et les femmes.

Un lâche citoyen sans bouger de chez lui,
Bras croisés regardait brûler le bien d’autrui.
L’incendie était loin, il n’avait rien à craindre ;
Partant, pas à courir pour chercher à l’éteindre,
Pensait-il ; mais le vent fit voler un tison,
Qui tombé sur son toit consuma sa maison.

Aux malheurs du prochain montrez-vous très-sensibles,
Vous pouvez quelque jour subir ses coups terribles.
S’entre protéger tous, serait l’habileté
De ceux qui n’ont au cœur aucune humanité.


FABLE XIII.

Le Cheik.


Au sud des bois d’Alger, un renard fort habile,
Expert à dépister l’Arabe et le Kabile,
Prétendait succéder au chef de sa tribu,
De par le vrai savoir dont il se croit imbu.
N’a-t-il pas agrandi le terrier son domaine ?
Troué l’épais taillis, tracé méandre en plaine
Pour fuir l’adroit chasseur… Cherchez aux alentours
Un renard aigrefin, capable de ses tours…
Le fait est que, pas un n’a fortune si belle,
Son silo plein de coqs et d’épis en javelle.
Nul ne réclama donc, quand le cheik enterré
Il coiffa le turban qu’il avait désiré.
Mais quelle est la stupeur des émirs de sa race,
Quelle indignation saisit la populace,

De le voir mal régir les onéreux impôts
Et dévorer sans faim les lapins, les levrauts.
Ce n’est point là l’esprit qui se vantait de faire.
De chaque mendiant un grand propriétaire
Comme il l’est devenu, l’économe parfait
Qui triplait, quadruplait sa fortune à souhait.
Impossible d’admettre un pareil gaspillage,
De supporter longtemps un cheik aussi peu sage ;
La mésestime vient ; du pouvoir on l’abat,
Pour sauver de la ruine et le peuple et l’État.

Gérer avec succès les trésors des royaumes,
N’est commun ici-bas, même, parmi les hommes.
Tel qui sut amasser pour lui seul promptement,
Dissipe du voisin l’épargne lestement.
Le secret de cela peut s’ajouter aux vôtres ;
On ménage son bien plus que celui des autres.


FABLE XIV.

Le Soleil et la Pluie


Dans un jardin de l’Italie
Le Soleil rencontra la Pluie.
C’était en mars ; mois où, dit-on,
Le diable bat sa femme à grands coups de bâton.
Qu’il la frappe s’il veut avec toute sa force,
Je ne mets pas mon doigt entre l’arbre et l’écorce.
Aux naïfs trop en cuit d’accorder les époux,
C’est contre eux que toujours se retournent leurs coups.

Reparlons du Soleil. Phébus, d’humeur morose,
Dardait le chaud rayon qui fait fleurir la rose ;
Et peu poli, sans saluer,
Derrière un gros nuage il allait s’éclipser.
— Vous vous sauvez ? lui dit la Pluie.
— N’êtes-vous pas mon ennemie ?
— N’en croyez rien, je vous en prie,
Insista-t-elle aimablement.
Phébus reprit maussadement :
N’en rien croire est bien difficile
Quand vous noyez
Vous perdez
Les moissons dans les champs, les toilettes en ville.
— Monsieur ! vous me calomniez.
— Madame vous rendez toute terre infertile.
Sauf les canards,
Les citernes, les épinards,
Et les marchands de parapluies,
Qui donc jamais souffrent les pluies ?
— Beau conducteur de phaéton
Si vous le prenez sur ce ton
Je vais répondre à vos querelles,
Qu’excepté les marchands d’ombrelles
On en a vite assez de vous !
Cria la naïade en courroux.
— Assez de moi ? vous voulez rire.
— Non, c’est bien ce que je veux dire :
Lorsque vos ardents feux jaloux
Brûlent le sol et la pâture,
En doléance est la nature,
Les peuples tombent à genoux,

Demandant au Dieu de la terre
D’éloigner d’eux votre lumière,
Et de me ramener rafraîchir l’atmosphère…
— Que contez-vous là ma commère ?
J’ai vu les peuples à genoux,
Implorer avec des cris fous ;
Du soleil pour leurs prés, pour leurs bois, pour leurs plaines.
Ils nourrissaient pour vous la plus franche des haines ;
Leur donnez-vous pas des douleurs ?
Ne pourrissez-vous pas leurs-fleurs ?
— Et vous Phébus, avec vos sécheresses,
Qui détruisent l’été leurs biens et leurs richesses,
Pensez-vous tant les contenter ?
Phébus ne sut quoi riposter.
Il lui tourna le dos, argument qu’on oppose
Aux gens victorieux lorsque l’on perd sa cause.

Avant d’aller traiter le prochain de pervers,
Examinez s’il peut attaquer vos travers.


FABLE XV.

La Griffe.


Couché devant la cheminée,
L’épagneul de ma sœur aînée
Regardait jouer le minet
Avec la boule du chenet.
Le chat, fin velouteur de patte,
Preste comme Arlequin à batte,

Sautait léger, batifolait,
L’épagneul s’en affriolait.
Il se dresse, il court à la boule,
Vigoureusement il la roule.
Chat, chien, lancés dans leurs ébats,
Se livrent mutuels combats.
Fre fre ! Aôye aôye ! tandis qu’un lorgne,
L’autre traîtreusement l’éborgne.
De son œil brillant l’épagneul
Dut ce jour-là faire le deuil.

On aime les grâces félines,
Des chais et des femmes calines,
Combien s’aperçoivent trop tard
Qu’elles sont gaines de poignard.
Ma fable n’est pas apocryphe,
Sous poil et gant perce la griffe.


FABLE XVI.

Le Renard et les Poules.


À l’heure que le coq s’éveille
Et commence à s’égosiller,
Maître renard tendait l’oreille
À la porte d’un poulailler.
Innocent d’actes de carnage
Sur les poules du voisinage,

Le malin se croyait aimé,
Ou tout au moins très estimé
Des locataires de la loge.
Museau levé, patte à l’écrou.
Il s’attendait à son éloge.
Poules disaient : « Notre verrou
Tient en saint respect le filou… »
Lui, le filou !… langues traîtresses
Vous aurez part à mes tendresses ;
Dans les champs, grilles ni verroux
Ne vous sauveront de mes coups ;
Ma dent croquera vos phalanges.
Maître Renard n’est pas aux anges.
Il aurait dû se rappeler :
Qu’aux portes : « Qui vient écouter,
Entend rarement ses louanges. »


FABLE XVII.

La Haine et la Colère.


Les humains ont de nous un grand effroi, ma chère,
Disait la Haine à la Colère.
Effroi de vous, peur seulement de moi,
Repartit la Colère, avec raison ma foi !
Naissant d’un mot trop vif, d’une sotte dispute,
À peine dure-t-elle une heure, une minute,
Tandis qu’au fond des cœurs, grandissant chaque jour,
La Haine éternisée est à craindre toujours.


FABLE XVIII.

Le Ministre des Finances.


Un prince riche avait mangé son bien.
De son argent il ne lui restait rien.
Se procurer le couvert et le vivre,
Il le fallait absolument pour vivre.
Ah bah ! dit-il, si je n’ai pas d’état
Je servirai modestement l’État.
Et le voilà martelant à la porte
Du cabinet de la Sublime-Porte,
Où sa Hautesse, Edil-Bey, le sultan,
Réunissait les pachas au Divan.
Il tombait bien. Sur l’article finance
Le Grand-Visir critiquait la gérance
D’Abul-Hamid, le ministre actuel,
Par le Divan accusé de recel.
L’impôt perçu, la caisse est plus que vide.
Il a tout pris le Turcoman avide.
Condamnons-le pour nous venger du tort,
Au fer du pal… puis, remplaçons le mort.
À ce moment le prince se présente,
Les assurant que l’emprunt et la rente,
Entre ses mains monteront jusqu’au ciel,
Ni plus ni moins que la tour de Babel.
On l’écoutait. Mais confier sa bourse
À ce gaillard demeuré sans ressource,

C’était hardi. Le sultan hésitait,
Et du regard les pachas consultait.
Hardi, pourquoi ? continuait le prince,
Allez à Rome, à Vienne, à Port-au-Prince,
Vous y verrez nommer dispensateurs
Des fonds publics… tous les dissipateurs.
Il ne mentait. Il était véridique
Comme un tribun de la jeune Amérique.
Mais son discours, approuvé du chrétien,
Fut vertement blâmé par le payen.
Proverbe turc dit en langue barbare :
L’enfant prodigue et le vieillard avare,
L’un agrippant, l’autre gaspillant l’or,
Mettront à sec la caisse et le trésor.



FABLE XIX.

Les Cormorans.


Le long des bords de la rivière,
Où l’eau coulait profonde et claire,
Deux cormorans cherchant butin
Ne pêchaient que menu fretin.
Le plus jeune changeait de place.
Pour mieux guetter à la surface,
Brochets, anguilles, carpillons,
Et ne happait que des goujons.
Dépité d’une maigre aubaine
Rémunérant si mal sa peine

Il abandonna le festin
Et partit l’estomac à jeun.
Le vieux cormoran immobile,
Regardait se suivre à la file
Sardinettes, perches, anchois,
Petits poissons, rebuts du choix,
Mais avant-coureurs de la truite
Qui par le doux courant séduite,
Arrivait nager dans les flots
Écumant autour des bachots.
Lorsqu’il la vit raser la rive
Le bon pêcheur la croqua vive.

Lecteurs impatients,
Inquiets et changeants,
Cette fable vous fait entendre
Que l’on gagne à savoir attendre.


FABLE XX.

Les Demi-Mesures.


Un jardin sans clôture attirait les voleurs.
La nuit ils dérobaient le céleri, l’oseille,
Les poireaux, le raisin, les pommes, la groseille ;
Rien n’était épargné. Pour comble, nos pilleurs
Au maître du jardin qu’ils rencontraient en ville
Montraient les fruits volés, l’appelant imbécile !

Celui-ci, peu content, circonvint leur retour
En faisant élever un mur d’argile autour
De sa propriété. Guidé par l’avarice,
Il ne paya pas cher la nouvelle bâtisse.
Elle atteignait au plus la hauteur des genoux.
Les voleurs, le soir même enlevaient tous les choux.
Le mur fut exhaussé de trois ou quatre pouces.
Aux carrés plantés d’aulx il ne demeura gousses.
À la fin révolté, l’avare décida
Que son mur atteindrait les sommets de l’Ida.
Neuf pieds avant suffi pour défendre la place,
Le maçon s’arrêta ; de même aussi l’audace
Des effrontés voleurs
Dévastateurs.

En tout, pour tout, sur tout, point de demi-mesures.
Faites les choses bien si vous les voulez sûres.


FABLE XXI.

Les Bas-Bleus.


Au Monomotapa de célèbres auteurs
Enrichissaient leurs éditeurs.
Les affaires marchaient : ils écoulaient le livre,
Si ce n’était prix fort, c’était vente à la livre.
Le cornet de tabac, le poivre d’épicier,
Consomment, Dieu merci ! le neuf et vieux papier.

Un proverbe nous dit : la joie est éphémère.
Celle des écrivains fut, hélas, passagère.
L’éditeur refusa leurs derniers feuilletons,
Prétextant que ce genre encombrait ses cartons.
Qui donc le pourvoyait ? la Perse ?… l’Angleterre ?…
Ne franchissez point la frontière.
Un malin découvrit
Les rivaux se livrant au trafic de l’esprit.
Nous écrivons rivaux, imprimons « des rivales
Du sexe le plus beau » Réclames et cabales
Sans cesse leur gagnaient maints lecteurs sérieux.
On était envahi par le flot des bas-bleus !!
La révolte éclata sous la tente d’Achille.
Les auteurs masculins doués d’humeur hostile
Déchirèrent, faut voir, le nouvel ennemi,
Raillant pattes-de-mouche et petit doigt noirci.
Est-ce dans l’encrier que la femme prépare
Le pot-au-feu bourgeois, l’anguille à la tartare ?
Ses malingres poupons négligés tous les jours
Ne doivent point avoir le nez propre toujours.
Enfin il n’est gros mots, injures, calomnies,
Pierres, cailloux, rochers, sanglantes avanies
Lancés de-ci de-là sur les pauvres Bas-Bleus.
Le bataillon lettré ne s’en porte que mieux.
La vogue suit ses pas, l’acclame, le caresse.
L’homme est à peine lu, le public le délaisse.
Regrettant son succès,
parlait d’entamer à tout prix un procès.
Mais la femme lui dit avec quelque malice :
« Vous perdriez encor par-devant la justice.

« D’ailleurs, vous pouvez bien, Messieurs, très triomphants,
« Renvoyer les Sapho remoucher leurs enfants.
« Pour cela, le moyen le voici sans ambages :
« Produisez des chefs-d’œuvre et d’admirables pages,
« Près desquels nos romans et nos meilleurs ouvrages
« Semblent si mal écrits, qu’on ne soit plus tenté
« De vous estimer moins que notre nullité. »




LIVRE V


LIVRE V


FABLE I.

Les Roses.


La rose des jardins à la rose des bois
Reprochait sa simplesse :
Cinq feuilles pour atours étaient peu de richesse.
L’églantier repartit : c’est beaucoup quelquefois,
Car malgré vos attraits, vos grâces, vos appas,
Sans ma modeste fleur vous n’existeriez pas.

Ésope aux écrivains qui traduisent l’ouvrage
Dont il fut l’inventeur, peut tenir ce langage.
Florian est charmant, La Fontaine divin,
Mais leurs fables, pour lui, sont roses de jardin.


FABLE II.

L’Écrevisse.


Une écrevisse à la brune cuirasse,
Ambitieuse et personne bonasse,

Soupirait après les honneurs,
Les dignités et les grandeurs.
Un vieux homard, dit à la jouvencelle :
Il en pleuvra sur vous, ma toute belle,
Bien plus que vous n’en désirez.
Quand cela ? — Je l’ignore : un jour vous le verrez.
L’écrevisse, pressée, aurait voulu la gloire
Au moment même. Elle cria : Victoire !
En se sentant sous la main d’un pêcheur
Qui du butin supputait la valeur.
C’était morceau pour les tables de prince.
Il en priva le gourmet de province.
La bête fut revendue à Paris
Un bon prix.
Qu’elle est superbe ! exclamait dans l’office
Le cuisinier apprêtant l’écrevisse.
Ohé ! mitrons ! polissez votre plat
Pour y coucher ce Cardinal-Légat.
Moi, Cardinal ! s’écria l’écrevisse,
(en dignités, innocente-novice)
Me voilà donc au comble de mes vœux :
Honneurs pareils ne font que des heureux.
L’ambitieuse avec transport se plonge
Dans le chaudron où le bain se prolonge
Trop à son gré. L’eau bouillante la cuit.
Elle est saumon, rouge, rose, écarlate,
Romaine enfin jusqu’à la patte.
Ce lui fut belle avance ! En êtes-vous séduit ?
C’est à la mort souvent que la pourpre conduit.


FABLE III.

Les Loups et les Moutons.


En pays étranger, dans deux ou trois cantons,
Côte à côte vivaient les loups et les moutons.
Affirmer qu’ils faisaient ensemble bon ménage
Serait narrer ici les contes d’un autre âge.
Le loup effrontément enlevait la brebis
Qui broutait en avril l’herbe des prés fleuris
Et des vertes forêts. Avant qu’elle eût bêlée
Le compère l’avait au trois quart avalée.
Un bouc témoin du fait rassembla le troupeau :
Il est grand temps, dit-il, de sauver votre peau,
Sinon jeune brebis, mignon petit agneau
Ainsi croqués vivants auraient même tombeau.
Bannissez tous les loups ! cria la multitude.
Le bouc les interna dans une solitude
Bien au-delà des mers,
À l’autre bout de l’univers.
Un repos s’en suivit. On vécut en églogue.
Le repos fut troublé par un idéologue
Aspirant à se faire une célébrité ;
L’ambitieux rêvait la popularité.
Où la trouverait-il ?… à sensiblement plaindre
Le sort des exilés, dont il se mit à peindre
L’isolement profond, les remords, la douleur,
Tout en récriminant contre le bouc sans cœur,
Qui pour quelques méfaits, un rien, de menus crimes,
Vouaient pis qu’au trépas ses touchantes victimes.

« Oubliez ! pardonnez ! ô généreux moutons,
« Vous les verrez manger l’herbe que nous broutons. »
L’éloquent plaidoyer convainquit l’auditoire.
Les loups amnistiés rendus au territoire
Firent les convertis à leur débarquement.
Mais un loup est un loup, et son amendement
Ne sera pas d’aimer paître la marjolaine
Ni de laisser en paix le troupeau dans la plaine.
Les crédules moutons décimés sous ses coups,
Comprirent qu’ils étaient de véritables fous
D’avoir cru bonnement au repentir des loups.


FABLE IV.

Le Dictionnaire.


Un matin maître Luc, sagace doctrinaire,
Imagina, dit-on, un gros dictionnaire,
Où devait figurer le savant, l’érudit,
Le peintre de talent, l’artiste plein d’esprit.
Ce bel ouvrage en devançant Larousse,
Les Vapereau, les d’Hozier et les Brousse,
Faisait de Luc un de nos grands auteurs,
Et le classait parmi les novateurs.
L’agent secret du corps diplomatique,
L’homme d’État, l’orateur politique.
Approuvaient fort l’ouvrage en question,
Qui les louait contre souscription…

Un philosophe ayant ouï la chose,
Se présenta pour son apothéose.
Il est instruit, spirituel, fécond,
Sachant traiter tous les sujets à fond.
— Vous désirez, Monsieur, que j’estime vos lignes ?
Demanda maître Luc ; j’ai des cotes bénignes :
Vous serez pour cent sous, piètre gratte-papier,
Pour six francs, écrivain, célèbre romancier ;
Donnez sept, vous lirez que dans notre hémisphère,
Vous êtes un phénix bien au-dessus d’Homère.
D’ici sort à l’instant le poète Avorton,
Plume gâche-métier ; mais pour son ducaton
Nous le comparerons à Virgile, à Térence,
Et nous l’illustrerons avec la déférence
Due au déboursement : Signez-vous le traité
Qui le gratifiera de l’immortalité ?
— Impossible Seigneur ! Vivant dans l’indigence,
Je ne possède rien que mon intelligence.
— C’est trop peu mon ami, portez plus loin vos pas,
De vous, de vos écrits, nous ne parlerons pas.


FABLE V.

Le Paon et le Singe.


Un maître sot, le paon, à l’éclatant plumage,
Un singe sémillant au grisâtre pelage,
Las du calme repos que l’on goûte au logis
Voyageaient en divers pays.

Les étrangers marquaient respect et déférence
À l’oiseau de Junon.
(La plume était pour eux brevet d’intelligence)
Devant le singe, une guenon,
Ils écourtaient leur révérence.
(Des voyageurs si mal vêtus
Doivent avoir l’esprit obtus)
Mais pendant l’entretien, faisant la différence,
L’hôte n’estime plus les gens sur l’apparence,
Il méprise le sot, reconduit chapeau bas,
Voûtant le dos, arquant les bras,
Le singe laid jusqu’à sa porte,
Le priant avant qu’il ne sorte
De revenir
À son loisir
L’honorer d’une autre visite.
Le paon ne reçut pas l’invite.

Si l’accueil est fait à l’habit
L’au revoir s’adresse à l’esprit.


FABLE VI.

Le Léopard.


Un léopard jaloux du roi des animaux
Le rencontre en forêt, l’aborde avec ces mots :
Vil animal tu n’es qu’un lâche !
Le lion dédaignant de répondre au bravache

Passe franc son chemin.
Le calme léonin
Vexe le léopard. S’il n’eût craint quelque encombre
Il aurait attaqué le lion hardiment.
N’osant le faire ouvertement
Le jaloux furieux se rua sur son ombre.


FABLE VII.

Le Magister.


Dans le petit hameau Saint-Julien en Champagne,
Un magister pédant quêtait une compagne.
Ses devoirs exigeaient peu de mondains attraits,
Beaucoup d’économie et travail à l’excès.
La dot était trouvée en épousant Élise.
Il l’allait demander, lorsque parut Denise,
Denise aux doux yeux bleus ! C’en fut fait du pédant
Si prudent.
Il ne réfléchit plus qu’une femme coquette
N’a que les vains plaisirs et la parure en tête ;
Il veut reine au logis. Elle y vient ; tout va mal
Pour l’école d’abord, puis pour le Principal.
Sa frivole moitié promptement se dit lasse
De garder les bambins et balayer la classe.
La cuisine non plus ne hante pas ses goûts :
Elle apprête au mari de bien mauvais ragoûts.

Le Magister chagrin n’en laisse rien paraître.
D’épouser moins jolie était-il pas le maître ?

Hum !! L’amour entré dans la maison,
Nous voyons s’enfuir la raison
Par la porte et par la fenêtre.


FABLE VIII.

Si c’était Moi !


Chacun le dit, chacun le croit,
Mis à l’épreuve on en décroit.
La fanfare sonnait. Les chasseurs en émeute
Cernaient un vieux dix-cors que décimait la meute.
Si c’était moi ! pensait le loup,
Mieux que ce cerf, et de beaucoup,
J’éventrerais les chiens, je ferais ma trouée
Dans le gros des chasseurs, et ma peau délivrée
Au loin me sauverais.
Les chiens flairant le loup, vers lui tournent leurs frais.
Le carnassier détale avecque promptitude.
Un renard l’entrevoit tomber de lassitude :
Si c’était moi ! dit-il, j’aurais tôt dépisté
L’aboyeur qui le suit au trois quart éreinté.
L’aboyeur le sentit, s’élance sur ses traces.
Les bonds les plus forcés, les tours les plus sagaces
Ne ne le sauvèrent point ; il eut un triste sort ;
Le lapin raconta les détails de sa mort :

C’eût été moi, dit-il, rien qu’avec mon adresse
J’aurais su me garer de la balle traîtresse.
Ce qui n’empêcha pas le confrère Jeannot
De fournir aux chasseurs son gibier pour leur rôt.


FABLE IX.

Les Pierres du Philosophe.


Sur le chemin d’un philosophe
Des gens apostés le sifflaient ;
Caillou, pierre, quartier de roche
Autour de lui s’accumulaient.
Les armes de la populace
Ne le démontent nullement,
Le philosophe les ramasse
Et les dresse héroïquement ;
Le pied dessus, fier, il domine
Blasphème, outrage, coup brutal,
Les pierres de cette vermine
Font au génie un piédestal.


FABLE X.

L’Éléphant et le Spectateur.


Un dompteur de lions dans sa ménagerie
Avait un éléphant.

Docile et bon enfant
À la voix du cornac, devant la galerie,
Il valsait à deux, à trois temps.
Un spectateur parmi les assistants
Le pas dansé lui montre une brioche,
L’animal, tout heureux, affriandé s’approche.
Pour manger le gâteau. Le tentateur l’empoche,
En riant aux éclats de ce tour de Gavroche
Qui l’amuse beaucoup. L’attrapé moins en rit,
Il s’éloigne vexé, concentrant son dépit.
La bête avec l’instinct se conduit mieux que l’homme
Avec le jugement.
Plus d’un, choqué du tour, eut par ressentiment
Au farceur fait toiser le sol de l’hippodrome.
L’éléphant retourné sans malice au travail,
Dispose un caravansérail.
Pendant qu’il s’acquittait d’une scène comique,
Toujours mauvais plaisant le spectateur le pique.
Grand émoi du cornac. Son élève est clément ;
Aussi tranquillement
Il continue à remplir le programme.
Des tapis sur le dos il promène la femme
D’un Indien rajah
Dans un riche hâoudah.
Superbe ainsi, l’assistance l’acclame.
Qu’invente le plaisant pour le faire tomber ?
Il retire le banc qu’il allait enjamber.
Ah dam ! il le paya. L’éléphant qui s’emporte
L’écrase sous ses pieds. Et le dompteur rapporte
Qu’on lisait dans son œil, étincelant brûlot :
Deux, c’est assez, mais trois… c’est trop.


FABLE XI.

L’Âne malade.


Un âne appartenant au bourguignon Jean-Pierre
Gisait à moitié mort sur sa fraîche litière.
L’homme de l’art mandé, visite l’animal,
Et constate aisément la gravité du mal.
— Votre grison, meunier, refuse sa pitance ? —
Il s’obstine Monsieur dans la rude abstinence
D’un carme déchaussé. Sentez-moi ce bon foin
Fauché par mes garçons là-bas près du moulin.
À n’y toucher des dents le bourriquet s’entête,
En ceci comme en tout il n’en fait qu’à sa tête.
Nonobstant, je le soigne aussi bien qu’un chrétien,
On peut vérifier, il ne lui manque rien.
— En effet, mon ami, dit le vétérinaire,
Il ne saurait périr de froid ni de misère,
Vous l’avez sainement couvert d’un chaud tapis.
— C’est celui que l’hiver nous drapons sur nos lits.
Oh ! nous le dorlotons autant qu’un fils de reine.
Sauvez-nous le Monsieur en retour de la peine ;
Son mal coûte si cher, il ne travaille pas,
L’âne qui le remplace est d’un grand embarras :
Il dévore pour deux, et lentement chemine
Lorsqu’il a sur le dos plusieurs sacs de farine ;
Le nôtre les portait, Morguienne ! allègrement.
— Le traitiez-vous alors avec ménagement ?

Non, vous lui mesuriez sa maigre nourriture,
La litière était vieille et l’existence dure,
Il recevait des coups.
Ses blessures au col, aux sabots, aux genoux
Ne guériront jamais. Ma science condamne
Jean-Pierre à déplorer la perte de son âne.
— Mais s’il mourait, Monsieur, mon argent est perdu ?
Gémit les bras au ciel le meunier éperdu.
— Châtiment mérité, s’il punit les sévices,
Les affreux jurements, les sottes avarices,
De vous et vos pareils, volontaires bourreaux,
Cruels plus que Néron envers les animaux.

L’argent que l’on épargne aux dépens de la vie.
Se dépense en faux frais pendant la maladie.


FABLE XII.

Le Jury.


Les animaux contemporains,
Prompts imitateurs des humains,
Dans les livres du fabuliste,
Décidèrent que, chaque artiste
Ses œuvres d’art exposerait.
Le jury récompenserait
En brevets, médailles, étoiles,
Les auteurs des meilleures toiles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tous d’accourir, tous d’exposer,

Et talents de rivaliser :
Minet sur un joli visage
Avait brossé son paysage.
Le tigre exhibait un chasseur,
Portrait d’inhabile tireur
Peint à l’ongle avec conscience.
Ce tableau de grande valeur,
Très estimé du connaisseur,
Méritait le prix d’excellence.
Mais le jury pour ses petits,
Ses camarades, ses amis,
Réservait les croix, les médailles.
L’an suivant, mêmes représailles :
Il se décerna le cordon,
Lui seul remporta le fleuron.
L’an d’après, les autres artistes
S’abstinrent de dresser leurs listes,
Clouant du coup au pilori
Exposition et jury.
Bien l’on faisait ; certain d’avance
Qu’on n’aurait point la récompense.

Trouver un juge impartial
C’est merle blanc chez l’animal.
Il n’est pas plus commun chez l’homme
Qu’il soit de Pontoise ou de Rome.


FABLE XIII.

L’Ortie et le Lys.


L’ortie un jour, disait au lys :
Vous avez la blancheur plus vierge que l’hermine,
Un odorant parfum jalousé par Iris ;
La rose, devant vous, modestement s’incline.
Elle est peu comparée à la grâce divine
De votre éclatante beauté.
Cependant, fleur des rois, au calice enchanté,
Je vous plains, ici-bas, car faible et sans défense
Si vous représentez l’honneur et l’innocence
Vous êtes bien souvent exposée à la mort ;
Les mains d’un faible enfant, incapable d’effort,
Peuvent vous dépouiller de toutes vos parures ;
Avec épine et dard, lui faisant des blessures
Il vous respecterait. Voyez-moi ! l’on me craint :
Je brûle l’imprudent qui sottement m’étreint.
Demandez donc au ciel, l’aiguillon et la lance,
Provoquant la douleur et causant la souffrance,
Pour vous défendre un peu contre ses attentats.
Le beau lys répondit : je ne le ferai pas.
La vengeance toujours appelle la vengeance.
Détesté comme vous, de peur de m’approcher
Dans les jardins, les champs on viendrait m’arracher.
Être un objet d’effroi duquel les gens s’éloignent
Ne porte que malheur ; les vôtres me l’enseignent.
Et le lys ajouta : Craignons ceux qui nous craignent.


FABLE XIV.

La Réclame, la Vérité et la Nouveauté.


La Réclame et la Vérité
Proposaient à la Nouveauté
D’annoncer par toute la terre
Que l’Industrie était sa mère
Et l’Art français son noble père.
À cette annonce, les marchands,
Femmes coquettes, verts galants,
Couturières, tailleurs, modistes,
Princes, bourgeoises, nouvellistes,
Bien empressés l’adopteraient
Et sur-le-champ s’en pareraient. —
Je me place sous votre égide,
Leur répondit la Nouveauté ;
Mais d’un naturel très-timide
Elle ajouta : la Vérité
Suffira pour que l’on m’admette. —
Ah vraiment ! vous vous croyez prête
Aux apothéoses publics ?
Acceptons-en les pronostics,
Grinça d’une voix courroucée
La Réclame ainsi repoussée.
Sans elle on partit pour Paris,
Le temple d’or des beaux esprits

Où le succès tient du prodige,
(Surtout quand soi-même on l’érige)
La Vérité qui ne transige
Avec l’insigne fausseté,
Nue exposa la Nouveauté.
Pas un bijou, pas une mouche,
Folâtrant au coin de la bouche
N’embellissait la blonde enfant
Vêtue assez légèrement
De l’air du temps. Le monde passe.
Sans lui trouver la moindre grâce
Ni le plus petit agrément.
Sur les minuit : Bonsoir fillette !
Dit la Réclame à la pauvrette ;
Êtes-vous en vogue à Paris ?
Peuple, manants, bourgeois, marquis,
De vos charmes font-ils emplète ? —
Las ! Madame, nul ne m’achète.
En vain l’on a baissé mes prix,
L’heure s’écoule, je vieillis
Dédaignée, obscure, inutile ;
Cette nuit nous quittons la ville,
Car dès demain la Nouveauté
Passerait pour l’Antiquité. —
Probablement. Mais en lumière
Laissez-moi vous mettre ma chère ;
J’ai des échasses, j’ai des fards,
Des affiches et des placards
Amorçant les badauds crédules
Avec leurs lettres majuscules.

Fut dit, fut fait. Dans tout Paris
Annoncée à cor et à cris
La Nouveauté se communique.
Elle eut un succès magnifique.


FABLE XV.

La Fable de la Fontaine.


Un compère le Loup à son fils Louveteau
Lisait de La Fontaine un petit fabliau :
La raison du plus fort est toujours la meilleure,
Nous l’allons montrer tout à l’heure :
À ce passage-là, le Loup s’interrompit :
La Fontaine, dit-il, est un charmant esprit.
Sa morale me plaît. Je goûte sa parole,
Et comprends qu’en tous lieux, au collège, à l’école,
On l’enseigne aux enfants. Vous l’apprendrez aussi
Du maître auquel je vais vous conduire aujourd’hui.
Étudiez-le bien. Pour le prix de mémoire
Vous avez des rivaux ferrés sur le grimoire :
L’Anglais et le Français, le Russe et l’Allemand ;
Ce dernier écolier est le premier du rang.
Dépassez-le, mon fils. Sur les bancs de la classe
Il serait trop honteux que le sang de ma race
Arrivât le second. Rapportez-moi la croix,
Sinon, je vous maudis de ma plus grosse voix.
Le Louveteau revêt le modeste uniforme
D’une institution qui l’élève, et qui forme

Les générations à cet esprit nouveau,
Pervers pour le moral chez homme et louveteau.
Le jour des prix fixé, l’instituteur appelle
Les écoliers instruits, couronne leur modèle.
Le Loup fut consterné que, sans satisfecit,
Son fils n’eût remporté qu’un huitième accessit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le paresseux, tancé, répondit à son père :

Les prix d’honneur, papa, se gagnaient à la guerre.
Des nombreux Allemands, les énormes canons
Leur valaient au concours les meilleures raisons.
La Justice et le Droit n’ayant plus une amorce,
Succombaient écrasés sous le poids de la force.
L’aigle et le Léopard avaient de tels succès
Que j’étais auprès d’eux petit chippe-poulets.
— Mais vous croquiez-moutons ? — Lorsque la faim l’ordonne.
La raison, disaient-ils, est de moitié moins bonne.
Tenez ! je crois, papa, que La Fontaine a tort.
La meilleure raison n’est pas celle du fort,
Bien qu’il le crie et tonne.
— Pour l’homme !… dit le Loup… mais dans nos bois, blanc-bec,
Au fabuliste aimé ne manquez de respect.


FABLE XVI.

Le Paon et le Petit Chat.


Ce n’est pas en brillant que l’on parvient à plaire,
Ce talent et ce don demandent au contraire

L’entier renoncement de notre vanité
A l’attrait séduisant de la simplicité.

Le quatrain me paraît logique, indiscutable ;
Mais je puis dès demain le trouver détestable,
Selon que mon esprit, d’une méchante humeur,
Changeant d’opinion, d’avis et de couleur,
Verra différemment les hommes et les choses.
Là-dessus, mes amis, livrez-vous à des gloses,
Il n’en sera ni plus ni moins.
Ésope et Phèdre sont témoins
Qu’il faut pour compléter le parfait, fabuliste ;
Un plaideur en bonnet[7], doublé d’un moraliste,
Le dernier à raison, l’autre n’a jamais tort,
Et c’est souvent celui que l’on applaudit fort…
Mais trêve à ce discours, revenons à ma fable.
Il s’agissait d’un paon, futur mets de la table,
Et d’un petit Minet.
Désireux de briller l’oiseau se pavanait,
Ouvrant comme un écrin sa queue étincelante,
Au soleil de midi, parure chatoyante.
Cent voix disaient : — « Ah, qu’il est beau !
« J’admire le superbe oiseau,
« Sûr d’éblouir, fier de lui-même. »
Pas une n’ajoutait : Cet oiseau-là je l’aime.
Le petit chat modestement,
Jouait, sautait gentillement
De là façon la plus coquette,
Sans songer à montrer sa fourrure grisette.

Les gens criaient : Qu’il est joli !
Il est à croquer ce mimi.
Et le chat câliné fut leur petit ami.
Du quatrain retenez mon conseil salutaire
Le désir de briller nuit au talent de plaire.


FABLE XVII.

Le Pouvoir.


Messire le Lion était le potentat
D’un grand État.
Il criait constamment sur les ingratitudes
Des caractères plats des viles multitudes.
À l’entendre le trône était fait de bambous
Semés d’éclats de verre et de pointes de clous.
Ah ! qu’il eût mieux aimé mener à la houlette
Un troupeau d’agneaux blancs paître l’herbe tendrette,
Que conduire au bâton ce peuple d’Iroquois,
Célèbre pour croquer… de temps en temps ses rois…
Le fait est avéré, bien acquis à l’histoire,
Et messire Lion en a gardé mémoire.
Aussi, redoutant fort les révolutions
A-t-il pris en horreur les folles nations.
Un ministre nouveau, d’humeur compatissante.
Eut pitié du monarque à la plainte incessante,
Et lui dit : Majesté ! délaissez là ces gens
Et partez au désert achever vos vieux ans.
Le Lion répondit : renoncer au « Pouvoir »
Paraîtrait aujourd’hui manquer à mon devoir ;

Attendons à demain. Demain, bravant le blâme,
Je quitte ces ingrats qui n’ont ni cœur ni âme.
Lors, le jour arrivé, le roi ne semble pas
Descendre de son trône une marche plus bas.
Le peuple courroucé lui déclare la guerre,
L’oblige à se cacher dans un humble tanière.
Mais à peine l’émeute apaisée, à sa fin,
Que du trône maudit il reprend le chemin.

Pouvez-vous m’expliquer cette étrange manie
De troubler son repos, de torturer sa vie,
Pour subir le martyr de garder un Pouvoir
Qu’on prétend abhorer, qu’on dit ne plus vouloir ?…


FABLE XVIII.

Les Électeurs.


Un vieux renard madré, des plus férus compères,
Expliquait aux renards ses frères,
Comment se fait l’élection
D’un chef dans une nation.
Les mâles électeurs ignorant l’art de lire,
Allaient (grave devoir) sous peu de jours élire
Leur souverain représentant.
Ceci dit explicitement,
Suivait un cours complémentaire
Indiquant au bas populaire

À quel renard digne du choix
Le sage donnerait sa voix.
Tous reconnaissaient bien d’avance
D’un très bon vote l’importance.
Instruits, ils quittent l’orateur.
À la sortie, un corrupteur.
(La pire espèce des canailles)
Offrait gratis gibier, volailles,
Aux votants assez jodelet
De se vendre pour un poulet.
S’il eut des voix !… voyez les hommes
Moyennant vins, emplois ou sommes,
Inscrire sur leur bulletin
Le nom d’un impudent crétin.
Nos renards, d’appétit vorace,
Quoique d’esprit pourtant sagace,
Les imitèrent cette fois.
Le chef triomphant aux pavois,
Malhabile à jouer des grègues,
Perdit le clan et ses collègues.

Nous leur avouerons sans détour
Qu’ils n’avaient pas volé le tour.


FABLE XIX.

Les Projets.


Nous passons notre vie à former des projets ;
À tout propos, à maints sujets.

Qu’ils soient bons, qu’ils soient sots, français ou moscovites,
Ils n’ont ni bornes ni limites.

Un octogénaire d’Alais,
Songeait à s’engager dans les nœuds d’hyménée.
D’après les médecins, sa santé condamnée
Ne lui permettait plus de quitter son fauteuil.
Le podagre vieillard ne faisait point son deuil
Des charmes du foyer que le cœur revendique.
Il projète d’aimer une jeune beauté ;
Elle aura des enfants:Max, Arthur, Frédérique,
Lucas et Dorothée.
Les marmots grandiront ; ils iront à l’école ;
Plus tard, l’aîné marchand, gagnera le pactole.
La fille mariée, un petit-fils naîtra ;
Puis deux, puis trois, puis quatre ;
Ils auront tous l’esprit du bon roi Henri quatre.
L’eau coulant sous le pont, ces enfants à leur tour
Berceront des bébés, objets de leur amour…
Au tableau, le vieillard souriait… quand la goutte
Qu’il redoute
Frappant comme un stylet, l’étreint si rudement,
Que la race, en son chef, mourut subitement.

À quatre-vingts ans l’on projète,
On fait des plans pour l’avenir ;
À mille on en aurait une centaine en tête,
Oublieux que l’on doit mourir.


FABLE XX.

Jean Lapin.


Un Jean Lapin contre l’esprit de race
Était taquin, provoquant, ferrailleur ;
Il ne savait ni se tenir en place
Ni réprimer son instinct batailleur.
À tout propos c’était lutte, chicane,
Pour oui, pour non, l’acte le plus guerrier.
Craignant de Jean et la gaule et la canne,
Parents, amis, s’enfuyaient du terrier.
Tyran des siens, seul possesseur du gîte,
Il se crut lors Condé, Renaud, Bayard ;
Il foudroira le peuple qui s’agite
Et l’univers tremblant sous son regard.
Moustache au vent, Jannot courre à la lande
À l’ennemi proposer le combat.
Malheur au Turc ! à la Grèce ! à l’Irlande !
S’il les rencontre, il attaque et les bat.
Dans le sentier notre bretteur recule,
Couche l’oreille et n’est plus si faraud.
Qu’a-t-il donc vu, le triomphant Hercule,
Qu’entre les thyms il se blottit penaud.
Un sanglier, un chien de forte taille,
Hardi mâtin qui lève haut le ton
N’aimant rien tant que prise et que bataille ?…

Oh ! point du tout ! Jean n’a vu qu’un mouton,
Mais il était suivi d’un berger à bâton.

Combien de gens lâchement arbitraires
Sont la terreur de voisins bien trop doux,
Méchants lapins moitié moins téméraires
S’ils prévoyaient qu’on leur rendra leurs coups.



FABLE XXI.

Les Soupçons.


Vers six heures du soir un meurtre fut commis.
Quelqu’un assassina le principal commis
D’une maison de banque
De Salamanque.
L’Alcade et l’Alguazil transportés sur les lieux,
Verbalisaient à qui mieux mieux.
Le vol avait été le mobile du crime.
La sacoche éventrée au bras de la victime
L’attestait sûrement. Le juge, dom Jossin,
Recherchait l’assassin.
Ce n’était pas aisé d’arrêter le coupable.
Oncques ne l’avait vu. Son cas était niable.
Thémis le bandeau sur les yeux
Interrogeait les curieux :
Sous le sceau du serment le sénor Luiz dépose :
Qu’il a croisé, ce soir, au bout du pont Tolose,

Dame de très haut rang, ayant nom Dona Sol,
Un noble cavalier, l’hidalgo Santa-Pol,
Plus, un estropié, marchant avec béquilles,
Et vêtu salement de sordides guenilles.
Des trois, c’est l’assassin !
Fit le juge Jossin.
Dom Gusman, avocat, défend ce pauvre diable :
Je ne crois pas, dit-il, qu’il soit le misérable,
Auteur du crime, auteur du vol ;
On n’a trouvé sur lui qu’une demi-pistole. —
Soupçonnez-vous plutôt le seigneur Santa-Pol ?
Répliqua dom Jossin ; la chose serait drôle. —
Pourquoi pas ! repartit le bouillant avocat ;
Des riches ont paru devant le magistrat,
Accusés de forfaits, en ces points, tous semblables ;
Vous les avez jugés, ils étaient condamnables.
L’or donne soif d’or.
Pour en avoir encor
Ce cavalier a… non ! pas d’initiative
Qui vaut aux innocents la prison préventive.
Funeste est le soupçon que nul fait ne motive.
En vain les tribunaux confessent leur erreur,
L’homme ainsi soupçonné ne recouvre l’honneur
Jamais complètement. Une tache lui reste.
Et le peuple ignorant par le doute proteste
Qu’il penche plus à croire à son iniquité,
Qu’à l’arrêt répondant de sa moralité.
Dom Gusman sur ces mots redouble d’éloquence,
Et s’écrie avec force au milieu du silence :
Juges et magistrats respectueux des lois,
Soyez les protecteurs du faible et de ses droits !

Un applaudissement salua la harangue.
Dom Jossin se leva : Dieu dessèche ma langue,
Prononça-t-il ému, si j’erre inconscient
Alors que m’est prouvé l’indemne du client.
Nous allons rechercher autre part les indices
Qui nous dénoncerons assassins et complices.
Ce fut, ce que l’on fit.
L’alguazil découvrit,
Les meurtriers cachés, l’arme qui leur servit.
Ils étaient étrangers, le bourreau les pendit.
Entre hommes soupçonnés d’un crime épouvantable,
C’est le plus malheureux qui nous semble coupable.


FABLE XXII.

Les Animaux et le Loup.


Le zèbre, le cheval, la vache, la brebis,
Au paturage réunis,
S’entretenaient du loup. — Oh ! la méchante bête !
S’écria le cheval. Pour moi ce sera fête
Quand l’homme l’occira sans pitié ni merci ;
Il le mérite bien. — Comme vous, mon ami,
J’entonnerai joyeux son oraison funèbre,
Repartit le timide zèbre.
Vous me scandalisez, médisants ! dit le loup,
Leur apparaissant tout-à-coup.
Les animaux surpris ripostèrent au sire :
Nous vous jugeons, cruel ! juger n’est pas médire.


FABLE XXIII.

La Critique[8].


Chez la gent littéraire on était en grand deuil ;
On suivait lentement un lugubre cercueil.
La robe de sapin vêtissait la Critique,
Morte la veille au soir. Sa santé rachitique,
Depuis quelque vingt ans, laissait hélas ! prévoir
Qu’elle allait bientôt dire un dernier au revoir
À ses vieux obligés, ses jeunes connaissances,
Les pionniers des arts, des lettres, des sciences,
Qui tous avaient senti de la dame, en son temps,
L’ongle, le bec, la griffe et les petites dents.
Les anciens la pleuraient. La défunte Critique,
Jadis d’un naturel assez autocratique,
Malmenait durement les maîtres prosateurs,
Ce dont ne se plaignaient les sérieux auteurs,
Car ses traits acérés, remplissant leur office,
N’étaient empoisonnés par l’amère injustice.
Plus tard, elle faiblit. Encens et compliment
Sur ses propres attraits faussaient son jugement.
On la vit tout à coup estimer l’œuvre, en vogue,
Faire cas du succès et se montrer très rogue

Envers le vrai talent du courageux lutteur
Qui se respectait trop pour être son flatteur.
Avec l’âge il advint qu’oubliant ses bésicles,
La dame publia des volumes d’articles
Louangeant à l’excès une troupe d’amis.
Le public la lisait. Comparant ses écrits
Aux ouvrages prônés, il dit sans apologues :
« La Critique se meurt. Elle a bu tant de drogues,
Sous forme de romans, brochures, feuilletons,
Qu’elle a l’esprit troublé, les goûts rien moins que bons. »
Le propos rapporté, la Critique en furie
Appelle à son secours la Camaraderie ;
L’autre l’amadouant, pis encore l’égara,
Si bien que dans ses bras la mourante expira.

Le corps drapé de noir, conduit au cimetière,
Descendu dans la fosse et recouvert de terre :
La Critique n’est plus ! Désormais les lecteurs
Ont seuls droit de juger le talent des auteurs.


TABLE DES MATIÈRES



 i


LIVRE I.
I 
 7
 10
 12
 13
 14
VIII 
 15
 17
 19
 20
XIV 
 23
 24


LIVRE II.
III 
 36
 40
 43
 45
XIII 
 48
 49
XVII 
 51
 53


LIVRE III.
 57
II 
 59
VII 
 66
 67
 70
 71
XII 
 72
XIII 
 73
XVII 
 78
XVIII 
 81
 82


LIVRE IV.
 89
II 
 91
III 
 92
 92
 94
 99
 100
XI 
 102
 102
XIII 
 103
XV 
 106
 110
 111
 112


LIVRE V.
 117
 117
 120
 122
 123
 124
 127
XII 
 128
 130
XVII 
 136
 137
 138
 140
 141
XXIII 
 144


FIN

ERRATUM.


Page 36, ligne 18 « hapait » lisez : « happait».

Page 46, ligne 12 « tronquèrent » lis. : « troquèrent ».

Page 59, ligne 8, « donne » lisez : « donnent ».

Page 69, ligne 14 « est-tu » lisez : « es-tu ».

Page 70, lig. 21 « cette ouvrage » lis. : « cet ouvrage ».

BIBLIOGRAPHIES


Extrait du journal LA FRANCE

Extrait du journal la France :

Le Serf de la Princesse Latone, par Augusta Coupey. 1 vol. in-18 (librairie Didier). — Depuis quelques années, les pièces russes et les romans russes sont à la mode parmi nous. Le succès des Danicheff, à l’Odéon, a donné le signal de cet engouement, qui ne semble encore ni fatigué ni rassasié. Cette comédie de mœurs plus retentissante que vraie, passa alors — on s’en souvient — pour une révélation. Il est bon cependant, en littérature surtout, d’établir la chronologie exacte des créations et des idées, et, n’en déplaise aux auteurs des Danicheff, il est de notre devoir d’apprendre au public qu’ils avaient eu un précurseur dans la personne de Mlle Augusta Coupey, auteur du Serf de la princesse Latone. Ce remarquable roman, écrit longtemps avant la pièce et publié d’abord en feuilleton dans un journal de Paris, vient d’être édité par la librairie Didier.

On a reproché à la comédie de pécher par l’imagination et la fantaisie, et tous les Russes qui l’ont vu représenter à la scène ont déclaré que le portrait de l’esclavage et de la hiérarchie moscovite y était forcé de tons, odieux et tragique pour les besoins du dénouement. On ne saurait adresser les mêmes reproches au roman : ici l’imagination n’est pas moindre, elle est luxuriante, elle déborde ; mais elle n’invente pas pour flétrir ou dénaturer, et dans la peinture de la civilisation russe, elle nous montre presque constamment le bien à côté du mal, les nobles et hautes qualités de l’aristocratie corrigeant l’iniquité des abus et des privilèges. La vraie noblesse est celle qui, par orgueil ou par vertu, se délivre de l’empire du préjugé, échappe à la contagion du pouvoir absolu, s’abaisse même avec des alternatives devant le pouvoir supérieur de l’intelligence et du caractère. Cette noblesse est celle de la princesse Latone, qui a, pour tyranniser son serf, le comte Lazienski, une excuse que toutes les femmes comprendront, c’est qu’elle l’aime.

Nous voudrions pouvoir étudier comme il le mérite, cet ouvrage où le prestige du style égale la science et la verve de la composition. Nous nous contenterons de dire que jamais, de mémoire de conteur, on n’a imaginé de palais plus enchanteur que celui de Thémiranoff, de personnage plus idéalement princier que celui de la princesse Latone, d’assemblage plus amusant et plus pittoresque que sa cour de modèles, formée de marquises et de comtesses. Le comte Lazienski, savant de premier ordre, membre des principales académies d’Europe, noble du Saint-Empire à Paris et à Rome, et serf dès qu’il franchit les frontières de Thémiranoff, est une figure sculptée, calme et forte comme une personnification de l’honneur et de la science… C’est M. Barbey d’Aurevilly qui soutenait un jour que les femmes peuvent écrire une page, mais ne savent pas faire un livre : à ce critique morose et paradoxal nous répondrons : lisez le Roman de la princesse Latone.

Paul Bonnaud.

Revue Bibliographique.

Augusta Coupey, l’auteur de L’Orpheline du 41e et du poétique roman Marielle, publie un nouvel ouvrage « Le Serf de Latone. »

Un rapport constate que cet ouvrage, connu dès 1870, et donné en feuilleton avant que l’on ne jouât le drame «Les Danicheff » à l’Odéon, est antérieur à la pièce de M. Pierre Newsky. La chronique des Gens de Lettres avisait, du reste, la presse française et étrangère de cette particularité.

Voici le sujet de ce roman, unique dans son genre. La princesse Latone, veuve du prince Boris Thémiranoff, habitait tour à tour l’Inde et la Russie, partageant son temps entre le gouvernement de ses intendances et la peinture. Elle peint admirablement. La princesse sachant qu’elle est redevable à ses modèles des qualités saillantes et hors ligne de ses œuvres, ne néglige ni recherches ni dépenses pour se procurer les plus beaux. Elle en a de toutes les races, de tous les pays, et tous de castes nobles. Les asiatiques claustrés en harem sont invisibles pour les hôtes de ses palais ; les européennes sont placées sous la surveillance de la baronne Daltonin. La garde du bel essaim n’est pas une sinécure. La baronne a fort à faire, surtout près d’une jeune Française, un ravissant modèle parisien. Odette de Gabre, marquise de Montégune, personnifie dans le drame la France. Elle est l’ange du dévouement, la bonté généreuse, le salut. La princesse l’a fiancée au Vicomte d’Aluze, l’ami d’André Lazienski, savant russe, homme universel, membre correspondant des institutions scientifiques de l’Europe, comte romain et chevalier des principaux ordres des empires des deux mondes. Ce savant n’est pourtant pas un seigneur ; il n’est que le serf des Thémiranoff. La princesse sollicitée de l’émanciper, s’y est toujours refusée, elle n’entend le libérer que de sa propre volonté.

Pleine d’égard pour ses talents, sa valeur, elle se montre envers lui royalement protectrice, le présente dans ses salons aux fières aristocraties russes, polonaises et étrangères, comme le plus noble des seigneurs, l’une des gloires du pays. Les préjugés nobiliaires le repoussaient bien, mais elle l’impose, et force est de se soumettre aux volontés de cette femme toute puissante en cour. Le Comte est, d’ailleurs, digne du rang auquel on l’élève et des desseins qu’on a sur lui. Latone Thémiranoff aime son serf et veut s’en faire aimer. Le comte admire la princesse, mais son cœur n’est pas libre, il s’est donné à une jeune serve que l’auteur a baptisée d’un nom nouveau, si poétique, qu’il ne peut manquer de devenir populaire ; ce nom est Adore ! Adore Kouranine, la vierge des Steppes, répond à son amour. Ils en font mystère, connaissant celui de Latone, et ne voulant pas exciter un orgueil blessé de se voir préférer une esclave. Mais la princesse découvre leur secret et tait de son côté sa découverte. Avec une noblesse sans égale, avec toutes les ruses de l’autocratie russe, toutes les influences de la richesse, le prestige du rang, les idéals de l’artiste, les opulences de cour, elle lutte pour ne se point trahir, vaincre Lazienski en générosité et le jeter à ses pieds. À son anniversaire de naissance elle va jusqu’à le libérer et lui donner une fortune princière. André, riche des dons de Latone, ne peut plus sans indélicatesse épouser Adore. Il se soumet à attendre que la loi d’émancipation soit signée et que la princesse renonce à son projet. Mais lorsqu’il veut du moins racheter Adore aux seigneurs de Stroski, il apprend que sa fiancée a été secrètement vendue aux Thémiranoff, qu’elle est au pouvoir de Latone. Fou de douleur, il se fait violence et va demander à la princesse la main de sa serve. La princesse la lui refuse, et offre de l’unir à l’une des premières femmes de l’Europe, dût-elle lui sacrifier sa couronne et sa fortune. Cet héroïsme condamne André au silence. Adore est perdue, car Latone pour que le Comte ne descende pas du rang où elle l’a élevé, en l’épousant, la marie à l’un de ses intendants. Mais ce projet est traversé. Odette de Gabre et Georges d’Aluze se dévouent pour sauver leurs amis. Eux aussi doivent tout à la princesse qu’ils chérissent et admirent ; mais ils doivent encore plus à l’amitié malheureuse qu’à la bienfaitrice triomphante. Georges vole à Pétersbourg trouver l’empereur et rapporte l’Ukase d’émancipation qui ne sera publié que dans quelques jours. Adore est délivrée au moment où le prêtre allait l’unir à l’intendant des Thémiranoff.

Enfin, libres, ils n’ont qu’à jouir de leur bonheur. Mais le bonheur n’existe pas pour eux ; ils ont horreur de leur ingratitude envers la femme qui les a comblés de tant de bienfaits. Odette pénètre l’Ukase à la main chez Latone lui arracher un pardon sans lequel elle ne saurait vivre désormais. Dans une scène poignante, d’une énergie nerveuse, où toutes les passions et les noblesses de caractères vibrent palpitantes et émues, elle triomphe de la plus légitime des colères, du plus grand des orgueils et obtient pour elle et pour André l’oubli de leur trahison.

Tel est en substance ce roman remarquable et d’une originalité rare. L’on voit qu’il existe dans le drame et la pièce de l’Odéon le rapprochement que l’auteur a signalé à M. Dumas fils, avant l’apparition des Danicheff. Seulement, ici, l’idée d’un mariage forcé de serfs ne se réalise pas. L’Émancipation amène un dénouement naturel et simple. La conception de Latone, conception de premier ordre, est plus haute, plus étudiée que celle de la comtesse Danicheff, qui sacrifie sa dignité à l’esprit de parti. Latone représente l’ancienne autocratie féodale et la nouvelle autocratie libérale tendant la main à la démocratie intelligente, afin que, marchant de pair, elles n’aient qu’une pensée, qu’un but : le bien et la gloire du pays. Le drame y gagne, aucun des personnages n’est odieux, tous se grandissent, accusent des sentiments humanitaires, patriotiques, fraternels. Latone et Lazienski, de caractères Shakespeariens, doués de génie, de noblesse, de vertus antiques, ne faiblissent pas un instant et demeurent face à face, force contre force, tous deux fiers, dominateurs, indominés, jusqu’à la fin de cette lutte colossale à travers une épopée dramatique réelle et d’une richesse d’imagination inouïe. Il faut remonter au beau temps du Monte-Christo, du Bossu, des Trois Mousquetaires, pour retrouver ces géants héroïques et ces splendeurs de mise en scène. L’or, les diamants, les harems, les fêtes et les peintures de la vie orientale encadrent l’action féeriquement. La merveilleuse Czarine règne sur une cour asiatique digne des Reines des mille et une Nuits. Ce drame transporté au théâtre ne peut manquer d’y obtenir un succès retentissant. Nous le souhaitons a l’auteur de Marielle et de l’Orpheline du 41e que la presse et les lettres suivent dans ses études avec l’intérêt qu’elle sait donnera chacune de ses œuvres, dont la dernière est la révélation d’une supériorité notoire de talent.

En terminant, nous félicitons la plume virile, coloriste et vraiment française qui a écrit cette superbe conception de Latone, d’avoir fait une grande artiste de sa princesse, évitant délicatement ainsi de froisser toute une caste en lui prêtant des vices et des défauts qui lui sont peut-être parfaitement étrangers. Latone n’est que Latone dans la pensée de l’auteur : aux russes à reconnaître si elle est russe ! qu’ils lisent Latone, ils ne liront jamais une œuvre plus curieuse.

P*** H***


Extrait du journal le Pays :

Le Serf de la princesse Latone, par Augusta Coupey (librairie Didier). — Ce livre est réellement beau, et il l’est à plusieurs points de vue : il l’est parla noblesse du sujet, il l’est par la grandeur et la fermeté de caractère des personnages qu’il met en scène, il l’est enfin par la dignité de langage. Le jeune auteur, déjà si remarqué, s’est ici sensiblement surpassé. Mlle Augusta Coupey avait à peindre l’aristocratie russe, c’est-à-dire la suprême distinction, l’élégance parfaite, l’esprit fin, subtil, qui la caractérisent ; les difficultés étaient grandes, elles les a toutes également vaincues.

La princesse Latone a été élevée dans tous les raffinements du luxe et de la richesse et par conséquent toutes ses volontés ont été satisfaites. C’est un caractère d’une énergie sans pareille. Elle ne se gêne point même avec l’empereur. Mais elle a l’âme grande et l’esprit élevé. Par reconnaissance, elle épouse, à dix-sept ans, malgré tous les avis, un vieil oncle qui a pris soin d’elle, et, lorsqu’il est mort, elle écrit au souverain :

« Sire, le prince, mon époux, n’est plus. Ma douleur est profonde. Je l’aimais d’affection, non d’amour.

C’est en reconnaissance du sacrifice de ses plaisirs et de ses habitudes à l’orpheline enfant, et de l’abandon de sa fortune à la jeune fille, que je l’ai épousé. De sacrifice de ma jeunesse récompensait les siens, Le prince eût souffert loin de moi. Le don de ma main le faisait heureux ; en la lui accordant j’ai rempli mon devoir. »

Vous pouvez asseoir là-dessus votre jugement à l’égard de cette femme énergique ; elle l’est en tout et toujours.

Une de ses serves aime un jeune seigneur, qui l’épouse. Latone aussi aime ce jeune homme, son serf. Elle en éprouve de terribles secousses qu’elle résume par ces simples mots : « J’ai tout fait pour lui… Il a tout fait pour elle ! » Rien ne peut rendre ce qu’il y a d’amertume dans cette exclamation. Elle finit pourtant par le pardon. Mais lisez ce beau livre, c’est un magnifique drame de l’émancipation russe.

H. Pellerin.



L’Orpheline du 41e.

Par Augusta Coupey. 1 vol. in-12. — Dentu.

Dans la Revue britannique, M. Amédée Pichot écrivait, en 1872, « l’Orpheline du 41e et sa musulmane amie, la merveilleuse Arabe Néréïsse, ont à elles seules plus d’aventures extraordinaires que toutes les héroïnes passées, présentes et futures de tous les dramaturges réunies. » La presse confirma ce jugement.

Le Bulletin des Officiers, l’Avenir militaire, recommandent l’Orpheline du 41e à l’armée, comme l’un des ouvrages les plus attrayants qu’il soit donné de lire.

  1. Le Corbeau et le Renard, Le Vieillard et ses enfants, Le Loup et le Chevreau, L’Enfant et la Fortune, Les Animaux malades de la peste, Le Rat de ville et le Rat des champs sont riches en détails chez Blanchet, Corrozet, Babrius, Avien.
  2. Voir les réflexions qui suivent, page 117.
  3. Nom familier de Margot la Pie.
  4. La défense de la cuisinière est si spirituelle que nous la donnons avec notre fable.
  5. J’ai cru devoir écrire la faille des paniers apportés au marché, pour donner à mon dicton plus de relief et sa naturelle application. Ce dicton est original si la fable ne l’est pas.
  6. Cette fable est tirée de la MUSE DES ENFANTS, ouvrage médaillé, où se trouve l’enfantine populaire : LE PETIT DOIGT DE MAMAN. — E. Plon, édit.
  7. L’Avocat.
  8. Bien entendu que la critique bibliographique faite en vue de la vente des livres est seule visée dans cette fable.