Fables originales/Livre V/Fable 02

Edouard Dentu (p. 117-119).

FABLE II.

L’Écrevisse.


Une écrevisse à la brune cuirasse,
Ambitieuse et personne bonasse,

Soupirait après les honneurs,
Les dignités et les grandeurs.
Un vieux homard, dit à la jouvencelle :
Il en pleuvra sur vous, ma toute belle,
Bien plus que vous n’en désirez.
Quand cela ? — Je l’ignore : un jour vous le verrez.
L’écrevisse, pressée, aurait voulu la gloire
Au moment même. Elle cria : Victoire !
En se sentant sous la main d’un pêcheur
Qui du butin supputait la valeur.
C’était morceau pour les tables de prince.
Il en priva le gourmet de province.
La bête fut revendue à Paris
Un bon prix.
Qu’elle est superbe ! exclamait dans l’office
Le cuisinier apprêtant l’écrevisse.
Ohé ! mitrons ! polissez votre plat
Pour y coucher ce Cardinal-Légat.
Moi, Cardinal ! s’écria l’écrevisse,
(en dignités, innocente-novice)
Me voilà donc au comble de mes vœux :
Honneurs pareils ne font que des heureux.
L’ambitieuse avec transport se plonge
Dans le chaudron où le bain se prolonge
Trop à son gré. L’eau bouillante la cuit.
Elle est saumon, rouge, rose, écarlate,
Romaine enfin jusqu’à la patte.
Ce lui fut belle avance ! En êtes-vous séduit ?
C’est à la mort souvent que la pourpre conduit.