Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Index alphabétique/E


Dictionnaire philosophique
1764


E.
ÉCLIPSE.

Chaque phénomène extraordinaire passa longtemps, chez la plupart des peuples connus, pour être le présage de quelque événement heureux ou malheureux. Ainsi, les historiens romains n’ont pas manqué d’observer qu’une éclipse de soleil accompagna la naissance de Romulus, qu’une autre annonça son décès, et qu’une troisième avait présidé à la fondation de la ville de Rome.

Nous parlerons, à l’article Vision de Constantin, de l’apparition de la croix qui précéda le triomphe du christianisme ; et, sous le mot Prophéties, de l’étoile nouvelle qui avait éclairé la naissance de Jésus : bornons-nous ici à ce que l’on a dit des ténèbres dont toute la terre fut couverte avant qu’il rendît l’esprit.

Les écrivains de l’Église, grecs et latins, ont cité comme authentiques deux lettres attribuées à Denis l’Aréopagite, dans lesquelles il rapporte qu’étant à Héliopolis d’Égypte avec Apollophane son ami, ils virent tout d’un coup, vers la sixième heure, la lune qui vint se placer au-dessous du soleil, et y causer une grande éclipse ; ensuite, sur la neuvième heure, ils l’aperçurent de nouveau, quittant la place qu’elle y occupait pour aller se remettre à l’endroit opposé du diamètre. Ils prirent alors les règles de Philippe Aridœus, et ayant examiné le cours des astres, ils trouvèrent que le soleil naturellement n’avait pu être éclipsé en ce temps-là. De plus, ils observèrent que la lune, contre son mouvement naturel, au lieu de venir de l’occident se ranger sous le soleil, était venue du côté de l’orient, et s’en était enfin retournée en arrière de même côté. C’est ce qui fit dire à Apollophane : « Ce sont là, mon cher Denis, des changements des choses divines ; » à quoi Denis répliqua : « Ou l’auteur de la nature souffre, ou la machine de l’univers sera bientôt détruite. »

Denis ajoute qu’ayant exactement remarqué et le temps et l’année de ce prodige, et ayant combiné tout cela avec ce que Paul lui en apprit dans la suite, il se rendit à la vérité ainsi que son ami. Voilà ce qui a fait croire que les ténèbres arrivées à la mort de Jésus-Christ avaient été causées par une éclipse surnaturelle, et ce qui a donné tant de cours à ce sentiment que Maldonat dit que c’est celui de presque tous, les catholiques. Comment en effet résister à l’autorité d’un témoin oculaire, éclairé, et désintéressé, puisque alors on suppose que Denis était encore païen ?

Comme ces prétendues lettres de Denis ne furent forgées que vers le ve ou vie siècle, Eusèbe de Césarée s’était contenté d’alléguer le témoignage de Phlégon, affranchi de l’empereur Adrien[1]. Cet auteur était aussi païen, et avait écrit l’histoire des olympiades, en seize livres, depuis leur origine jusqu’à l’an 140 de l’ère vulgaire. On lui fait dire qu’en la quatrième année de la deux cent deuxième olympiade il y eut la plus grande éclipse de soleil qu’on eût jamais vue : le jour fut changé en nuit à la sixième heure ; on voyait les étoiles, et un tremblement de terre renversa plusieurs édifices de la ville de Nicée en Bithynie. Eusèbe ajoute que les mêmes événements sont rapportés dans les monuments anciens des Grecs comme étant arrivés la dix-huitième année de Tibère. On croit qu’Eusèbe veut parler de Thallus, historien grec, déjà cité par Justin, Tertullien, et Jules Africain ; mais l’ouvrage de Thallus ni celui de Phlégon n’étant point parvenus jusqu’à nous, l’on ne peut juger de l’exactitude des deux citations que par le raisonnement.

Il est vrai que le Chronicon paschale des Grecs, ainsi que saint Jérôme, Anastase, l’auteur de l’Historia miscellanea, et Fréculphe de Luxem[2] parmi les Latins, se réunissent tous à représenter le fragment de Phlégon de la même manière, et s’accordent à y lire le même nombre qu’Eusèbe. Mais on sait que ces cinq témoins, allégués comme uniformes dans leur déposition, ont traduit ou copié le passage, non de Phlégon lui-même, mais d’Eusèbe, qui l’a cité le premier ; et Jean Philoponus, qui avait lu Phlégon, bien loin d’être d’accord avec Eusèbe, en diffère de deux ans. On pourrait aussi nommer Maxime et Madela comme ayant vécu dans le temps que l’ouvrage de Phlégon subsistait encore, et alors voici le résultat. Cinq des auteurs cités sont des copistes ou des traducteurs d’Eusèbe. Philoponus, là où il déclare qu’il rapporte les propres termes de Phlégon, lit d’une seconde façon,

Maxime d’une troisième, et Madela d’une quatrième ; en sorte qu’il s’en faut de beaucoup qu’ils rapportent le passage de la même manière.

On a d’ailleurs une preuve non équivoque de l’infidélité d’Eusèbe en fait de citations. Il assure que les Romains avaient dressé à Simon, que nous appelons le Magicien, une statue avec cette inscription : « Simoni deo sancto, À Simon dieu saint[3]. « Théodoret, saint Augustin, saint Cyrille de Jérusalem, Clément d’Alexandrie, Tertullien, et saint Justin, sont tous six parfaitement d’accord là-dessus avec Eusèbe ; saint Justin, qui dit avoir vu cette statue, nous apprend qu’elle était placée entre les deux ponts du Tibre, c’est-à-dire dans l’île formée par ce fleuve. Cependant cette inscription, qui fut déterrée à Rome, l’an 1574, dans l’endroit même indiqué par Justin, porte: « Semoni Sanco deo Fidio, Au dieu Semo Sancus Fidius. » Nous lisons dans Ovide que les anciens Sabins avaient bâti un temple sur le mont Quirinal à cette divinité, qu’ils nommaient indifféremment Semo, Sancus, Sanctus, ou Fidius ; et l’on trouve dans Gruter deux inscriptions pareilles, dont l’une était sur le mont Quirinal, et l’autre se voit encore à Rieti, pays des anciens Sabins.

Enfin les calculs de MM. Hodgson, Halley, Whiston, Gale Morris, ont démontré que Phlégon et Thallus avaient parlé d’une éclipse naturelle arrivée le 24 novembre, la première année de la deux cent deuxième olympiade, et non dans la quatrième année, comme le prétend Eusèbe. Sa grandeur, pour Nicée en Bithynie, ne fut, selon M. Whiston, que d’environ neuf à dix doigts, c’est-à-dire deux tiers et demi du disque du soleil ; son commencement à huit heures un quart, et sa fin à dix heures quinze minutes. Et entre le Caire en Égypte et Jérusalem, suivant M. Gale Morris, le soleil fut totalement obscurci pendant près de deux minutes. À Jérusalem, le milieu de l’éclipse arriva vers une heure un quart après midi.

On ne s’en est pas tenu à ces prétendus témoignages de Denis, de Phlégon et de Thallus ; on a allégué dans ces derniers temps l’histoire de la Chine, touchant une grande éclipse de soleil que l’on prétend être arrivée contre l’ordre de la nature, l’an 32 de Jésus-Christ. Le premier ouvrage où il en est fait mention est une Histoire de la Chine, publiée à Paris, en 1672, par le jésuite Greslon. On trouve dans l’extrait qu’en donna le Journal des Savants, du 2 février de la même année, ces paroles singulières :

« Les annales de la Chine remarquent qu’au mois d’avril de l’an 32 de Jésus-Christ, il y eut une grande éclipse de soleil qui n’était pas selon l’ordre de la nature. Si cela était, ajoute-t-on, cette éclipse pourrait bien être celle qui se fit au temps de la passion de Jésus-Christ, lequel mourut au mois d’avril, selon quelques auteurs. C’est pourquoi les missionnaires de la Chine prient les astronomes de l’Europe d’examiner s’il n’y eut point d’éclipse en ce mois et en cette année, et si naturellement il pouvait y en avoir ; parce que, cette circonstance étant bien vérifiée, on en pourrait tirer de grands avantages pour la conversion des Chinois. »

Pourquoi prier les mathématiciens de l’Europe de faire ce calcul, comme si les jésuites Adam Shâl et Verbiest, qui avaient réformé le calendrier de la Chine et calculé les éclipses, les équinoxes et les solstices, n’avaient pas été en état de le faire eux-mêmes. D’ailleurs l’éclipse dont parle Greslon étant arrivée contre le cours de la nature, comment la calculer ? Bien plus, de l’aveu du jésuite Couplet, les Chinois ont inséré dans leurs fastes un grand nombre de fausses éclipses ; et le Chinois Yam-Quemsiam, dans sa Réponse à l’Apologie pour la religion chrétienne, publiée par les jésuites à la Chine, dit positivement que cette prétendue éclipse n’est marquée dans aucune histoire chinoise.

Que penser après cela du jésuite Tachard, qui, dans l’épître dédicatoire de son premier Voyage de Siam, dit que la sagesse suprême fit connaître autrefois aux rois et aux peuples d’Orient Jésus-Christ naissant et mourant, par une nouvelle étoile et par une éclipse extraordinaire ? Ignorait-il ce mot de saint Jérôme, sur un sujet à peu près semblable[4] : « Cette opinion, qui est assez propre à flatter les oreilles du peuple, n’en est pas plus véritable pour cela ? »

Mais ce qui aurait dû épargner toutes ces discussions, c’est que Tertullien, dont nous avons déjà parlé, dit que[5] le jour manqua tout d’un coup pendant que le soleil était au milieu de sa carrière ; que les païens crurent que c’était une éclipse, ne sachant pas que cela avait été prédit par Amos en ces termes[6] : « Le soleil se couchera à midi, et la lumière se cachera sur la terre au milieu du jour. » Ceux, ajoute Tertullien, qui ont recherché la cause de cet événement, et qui ne l’ont pu découvrir, l’ont nié ; mais le fait est certain, et vous le trouverez marqué dans vos archives.

Origène[7], au contraire, dit qu’il n’est pas étonnant que les auteurs étrangers n’aient rien dit des ténèbres dont parlent les évangélistes, puisqu’elles ne parurent qu’aux environs de Jérusalem ; la Judée, selon lui, étant désignée sous le nom de toute la terre en plus d’un endroit de l’Écriture. Il avoue d’ailleurs que le passage de l’Évangile de Luc[8] où l’on lisait de son temps que toute la terre fut couverte de ténèbres à cause de l’éclipse du soleil avait été ainsi falsifié par quelque chrétien ignorant qui avait cru donner par là du jour au texte de l’évangéliste, ou par quelque ennemi malintentionné qui avait voulu faire naître un prétexte de calomnier l’Église, comme si les évangélistes avaient marqué une éclipse dans un temps où il était notoire qu’elle ne pouvait arriver. Il est vrai, ajoute-t-il, que Phlégon dit qu’il y en eut une sous Tibère ; mais comme il ne dit pas qu’elle soit arrivée dans la pleine lune, il n’y a rien en cela de merveilleux.

Ces ténèbres, continue Origène, étaient de la nature de celles qui couvrirent l’Égypte au temps de Moïse, lesquelles ne se firent point sentir dans le canton où demeuraient les Israélites. Celles d’Égypte durèrent trois jours, et celles de Jérusalem ne durèrent que trois heures ; les premières étaient la figure des secondes, et de même que Moïse, pour les attirer sur l’Égypte, éleva les mains au ciel et invoqua le Seigneur, ainsi Jésus-Christ, pour couvrir de ténèbres Jérusalem, étendit ses mains sur la croix contre un peuple ingrat qui avait crié : Crucifiez-le, crucifiez-le.

C’est bien ici le cas de s’écrier aussi comme Plutarque : Les ténèbres de la superstition sont plus dangereuses que celles des éclipses.


ÉCONOMIE[9].


Ce mot ne signifie dans l’acception ordinaire que la manière d’administrer son bien : elle est commune à un père de famille et à un surintendant des finances d’un royaume. Les différentes sortes de gouvernement, les tracasseries de famille et de cour, les guerres injustes et mal conduites, l’épée de Thémis mise dans les mains des bourreaux pour faire périr l’innocent, les discordes intestines, sont des objets étrangers à l’économie.

Il ne s’agit pas ici des déclamations de ces politiques qui gouvernent un État du fond de leur cabinet par des brochures.


ÉCONOMIE DOMESTIQUE.

La première économie, celle par qui subsistent toutes les autres, est celle de la campagne. C’est elle qui fournit les trois seules choses dont les hommes ont un vrai besoin : le vivre, le vêtir, et le couvert ; il n’y en a pas une quatrième, à moins que ce ne soit le chauffage dans les pays froids. Toutes les trois bien entendues donnent la santé, sans laquelle il n’y a rien.

On appelle quelquefois le séjour de la campagne la vie patriarcale ; mais, dans nos climats, cette vie patriarcale serait impraticable, et nous ferait mourir de froid, de faim et de misère.

Abraham va de la Chaldée au pays de Sichem ; de là il faut qu’il fasse un long voyage dans des déserts arides jusqu’à Memphis pour aller acheter du blé. J’écarte toujours respectueusement, comme je le dois, tout ce qui est divin dans l’histoire d’Abraham et de ses enfants ; je ne considère ici que son économie rurale.

Je ne lui vois pas une seule maison : il quitte la plus fertile contrée de l’univers et des villes où il y avait des maisons commodes, pour aller errer dans des pays dont il ne pouvait entendre la langue.

Il va de Sodome dans le désert de Gérare, sans avoir le moindre établissement. Lorsqu’il renvoie Agar et l’enfant qu’il a eu d’elle, c’est encore dans un désert ; et il ne leur donne pour tout viatique qu’un morceau de pain et une cruche d’eau. Lorsqu’il va sacrifier son fils au Seigneur, c’est encore dans un désert. Il va couper le bois lui-même pour brûler la victime, et le charge sur le dos de son fils qu’il doit immoler.

Sa femme meurt dans un lieu nommé Arbé ou Hébron : il n’a pas seulement six pieds de terre à lui pour l’ensevelir ; il est obligé d’acheter une caverne pour y mettre sa femme : c’est le seul morceau de terre qu’il ait jamais possédé.

Cependant il eut beaucoup d’enfants, car, sans compter Isaac et sa postérité, il eut de son autre femme Céthura, à l’âge de cent quarante ans, selon le calcul ordinaire, cinq enfants mâles qui s’en allèrent vers l’Arabie.

Il n’est point dit qu’Isaac eût un seul quartier de terre dans le pays où mourut son père ; au contraire, il s’en va dans le désert de Gérare avec sa femme Rebecca, chez ce même Abimélech, roi de Gérare, qui avait été amoureux de sa mère.

Ce roi du désert devient aussi amoureux de sa femme Rebecca, que son mari fait passer pour sa sœur, comme Abraham avait donné sa femme Sara pour sa sœur à ce même roi Abimélech, quarante ans auparavant. Il est un peu étonnant que dans cette famille on fasse toujours passer sa femme pour sa sœur, afin d’y gagner quelque chose ; mais puisque ces faits sont consacrés, c’est à nous de garder un silence respectueux.

L’Écriture dit qu’il s’enrichissait dans cette terre horrible, devenue fertile pour lui, et qu’il devint extrêmement puissant ; mais il est dit aussi qu’il n’avait pas de l’eau à boire, qu’il eut une grande querelle avec les pasteurs du roitelet de Gérare pour un puits, et on ne voit point qu’il eût une maison en propre.

Ses enfants, Ésaü et Jacob, n’ont pas plus d’établissement que leur père. Jacob est obligé d’aller chercher à vivre dans la Mésopotamie, dont Abraham était sorti. Il sert sept années pour avoir une des filles de Laban, et sept autres années pour obtenir la seconde fille. Il s’enfuit avec Rachel et les troupeaux de son beau-père, qui court après lui. Ce n’est pas là une fortune bien assurée.

Ésaü est représenté aussi errant que Jacob. Aucun des douze patriarches, enfants de Jacob, n’a de demeure fixe, ni un champ dont il soit propriétaire. Ils ne reposent que sous des tentes, comme les Arabes bédouins.

Il est clair que cette vie patriarcale ne convient nullement à la température de notre air. Il faut à un bon cultivateur, tel que les Pignoux d’Auvergne, une maison saine tournée à l’orient, de vastes granges, de non moins vastes écuries, des étables proprement tenues : et le tout peut aller à cinquante mille francs au moins de notre monnaie d’aujourd’hui. Il doit semer tous les ans cent arpents en blé, en mettre autant en bons pâturages, posséder quelques arpents de vigne, et environ cinquante arpents pour les menus grains et les légumes ; une trentaine d’arpents de bois, une plantation de mûriers, de vers à soie, des ruches. Avec tous ces avantages bien économisés, il entretiendra une nombreuse famille dans l’abondance de tout. Sa terre s’améliorera de jour en jour ; il supportera sans rien craindre les dérangements des saisons et le fardeau des impôts, parce qu’une bonne année répare les dommages de deux mauvaises. Il jouira dans son domaine d’une souveraineté réelle, qui ne sera soumise qu’aux lois. C’est l’état le plus naturel de l’homme, le plus tranquille, le plus heureux, et malheureusement le plus rare.

Le fils de ce vénérable patriarche, se voyant riche, se dégoûte bientôt de payer la taxe humiliante de la taille ; il a malheureusement appris quelque latin : il court à la ville, achète une charge qui l’exempte de cette taxe et qui donnera la noblesse à son fils au bout de vingt ans. Il vend son domaine pour payer sa vanité. Une fille élevée dans le luxe l’épouse, le déshonore, et le ruine : il meurt dans la mendicité, et son fils porte la livrée dans Paris.

Telle est la différence entre l’économie de la campagne et les illusions des villes.

L’économie à la ville est toute différente. Vivez-vous dans votre terre, vous n’achetez presque rien : le sol vous produit tout ; vous pouvez nourrir soixante personnes sans presque vous en apercevoir. Portez à la ville le même revenu, vous achetez tout chèrement, et vous pouvez nourrir à peine cinq ou six domestiques. Un père de famille qui vit dans sa terre avec douze mille livres de rente aura besoin d’une grande attention pour vivre à Paris dans la même abondance avec quarante mille. Cette proportion a toujours subsisté entre l’économie rurale et celle de la capitale. Il en faut toujours revenir à la singulière lettre de Mme  de Maintenon à sa belle-sœur Mme  d’Aubigné, dont on a tant parlé ; on ne peut trop la remettre sous les yeux :

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« Vous croirez bien que je connais Paris mieux que vous ; dans ce même esprit, voici, ma chère sœur, un projet de dépense tel que je l’exécuterais si j’étais hors de la cour. Vous êtes douze personnes : monsieur et madame, trois femmes, quatre laquais, deux cochers, un valet de chambre.

Quinze livres de viande à cinq sous la livre 
 3 liv. 15 sous.
Deux pièces de rôti 
 2 liv. 10 sous.
Du pain 
 1 liv. 10 sous.
Le vin 
 2 liv. 10 sous.
Le bois 
 2 liv.   » sous.
Le fruit 
 1 liv. 10 sous.
La bougie 
 » liv. 10 sous.
La chandelle 
 »  liv.  8 sous.

 
14 liv. 13 sous.

« Je compte quatre sous en vin pour vos quatre laquais et vos deux cochers : c’est ce que Mme  de Montespan donne aux siens. Si vous aviez du vin en cave, il ne vous coûterait pas trois sous : j’en mets six pour votre valet de chambre, et vingt pour vous deux, qui n’en buvez pas pour trois.

« Je mets une livre de chandelle par jour, quoiqu’il n’en faille qu’une demi-livre. Je mets dix sous en bougie ; il y en a six à la livre, qui coûte une livre dix sous, et qui dure trois jours.

« Je mets deux livres pour le bois : cependant vous n’en brûlerez que trois mois de l’année, et il ne faut que deux feux.

« Je mets une livre dix sous pour le fruit ; le sucre ne coûte que onze sous la livre, et il n’en faut qu’un quarteron pour une compote.

« Je mets deux pièces de rôti : on en épargne une quand monsieur ou madame dîne ou soupe en ville ; mais aussi j’ai oublié une volaille bouillie pour le potage. Nous entendons le ménage. Vous pouvez fort bien, sans passer quinze livres, avoir une entrée, tantôt de saucisses, tantôt de langue de mouton ou de fraise de veau, le gigot bourgeois, la pyramide éternelle, et la compote que vous aimez tant[10].

« Cela posé, et ce que j’apprends à la cour, ma chère enfant, votre dépense ne doit pas passer cent livres par semaine : c’est quatre cents livres par mois. Posons cinq cents, afin que les bagatelles que j’oublie ne se plaignent pas que je leur fais injustice. Cinq cents livres par mois font :

Pour votre dépense de bouche 
 6,000 liv.
Pour vos habits 
 1,000 liv.
Pour loyer de maison 
 1,000 liv.
Pour gages et habits de gens 
 1,000 liv.
Pour les habits, l’opéra et les magnificences[11] de monsieur 
 3,000 liv.

 
12,000 liv.

« Tout cela n’est-il pas honnête ? etc. »

Le marc de l’argent valait alors à peu près la moitié du numéraire d’aujourd’hui ; tout le nécessaire absolu était de la moitié moins cher, et le luxe ordinaire, qui est devenu nécessaire, et qui n’est plus luxe, coûtait trois à quatre fois moins que de nos jours. Ainsi le comte d’Aubigné aurait pu, pour ses douze mille livres de rente, qu’il mangeait à Paris assez obscurément, vivre en prince dans sa terre.

Il y a dans Paris trois ou quatre cents familles municipales qui occupent la magistrature depuis un siècle, et dont le bien est en rentes sur l’Hôtel de Ville. Je suppose qu’elles eussent chacune vingt mille livres de rente : ces vingt mille livres faisaient juste le double de ce qu’elles font aujourd’hui ; ainsi elles n’ont réellement que la moitié de leur ancien revenu. De cette moitié on retrancha une moitié dans le temps inconcevable du système de Lass. Ces familles ne jouissent donc réellement que du quart du revenu qu’elles possédaient à l’avènement de Louis XIV au trône ; et le luxe étant augmenté des trois quarts, reste à peu près rien pour elles, à moins qu’elles n’aient réparé leur ruine par de riches mariages, ou par des successions, ou par une industrie secrète ; et c’est ce qu’elles ont fait.

En tout pays, tout simple rentier qui n’augmente pas son bien dans une capitale, le perd à la longue. Les terriens se soutiennent, parce que, l’argent augmentant numériquement, le revenu de leurs terres augmente en proportion ; mais ils sont exposés à un autre malheur, et ce malheur est dans eux-mêmes. Leur luxe et leur inattention, non moins dangereuse encore, les conduisent à la ruine. Ils vendent leurs terres à des financiers qui entassent, et dont les enfants dissipent tout à leur tour. C’est une circulation perpétuelle d’élévation et de décadence ; le tout faute d’une économie raisonnable, qui consiste uniquement à ne pas dépenser plus qu’on ne reçoit.


DE L’ÉCONOMIE PUBLIQUE.

L’économie d’un État n’est précisément que celle d’une grande famille. C’est ce qui porta le duc de Sully à donner le nom d’Économies à ses mémoires. Toutes les autres branches d’un gouvernement sont plutôt des obstacles que des secours à l’administration des deniers publics. Des traités qu’il faut quelquefois conclure à prix d’or, des guerres malheureuses, ruinent un État pour longtemps ; les heureuses même l’épuisent. Le commerce intercepté et mal entendu l’appauvrit encore ; les impôts excessifs comblent la misère.

Qu’est-ce qu’un État riche et bien organisé ? C’est celui où tout homme qui travaille est sûr d’une fortune convenable à sa condition, à commencer par le roi et à finir par le manœuvre.

Prenons pour exemple l’État où le gouvernement des finances est le plus compliqué, l’Angleterre. Le roi est presque sûr d’avoir toujours un million sterling par an à dépenser pour sa maison, sa table, ses ambassadeurs, et ses plaisirs. Ce million revient tout entier au peuple par la consommation : car si les ambassadeurs dépensent leurs appointements ailleurs, les ministres étrangers consument leur argent à Londres. Tout possesseur de terres est certain de jouir de son revenu, aux taxes près imposées par ses représentants en parlement, c’est-à-dire par lui-même.

Le commerçant joue un jeu de hasard et d’industrie contre presque tout l’univers, et il est longtemps incertain s’il mariera sa fille à un pair du royaume, ou s’il mourra à l’hôpital.

Ceux qui, sans être négociants, placent leur fortune précaire dans les grandes compagnies de commerce, ressemblent parfaitement aux oisifs de la France qui achètent des effets royaux, et dont le sort dépend de la bonne ou mauvaise fortune du gouvernement.

Ceux dont l’unique profession est de vendre et d’acheter des billets publics, sur les nouvelles heureuses ou malheureuses qu’on débite, et de trafiquer la crainte et l’espérance, sont en sous-ordre dans le même cas que les actionnaires ; et tous sont des joueurs, hors le cultivateur qui fournit de quoi jouer.

Une guerre survient ; il faut que le gouvernement emprunte de l’argent comptant, car on ne paye pas des flottes et des armées avec des promesses. La chambre des communes imagine une taxe sur la bière, sur le charbon, sur les cheminées, sur les fenêtres, sur les acres de blé et de pâturage, sur l’importation, etc.

On calcule ce que cet impôt pourra produire à peu près ; toute la nation en est instruite ; un acte du parlement dit aux citoyens : Ceux qui voudront prêter à la patrie recevront quatre pour cent de leur argent pendant dix ans ; au bout desquels ils seront remboursés.

Ce même gouvernement fait un fonds d’amortissement du surplus de ce que produisent les taxes. Ce fonds doit servir à rembourser les créanciers. Le temps du remboursement venu, on leur dit : Voulez-vous votre fonds, ou voulez-vous le laisser à trois pour cent ? Les créanciers, qui croient leur dette assurée, laissent pour la plupart leur argent entre les mains du gouvernement.

Nouvelle guerre, nouveaux emprunts, nouvelles dettes ; le fonds d’amortissement est vide, on ne rembourse rien.

Enfin ce monceau de papier représentatif d’un argent qui n’existe pas a été porté jusqu’à cent trente millions de livres sterling, qui font cent vingt-sept millions de guinées, en l’an 1770 de notre ère vulgaire.

Disons en passant que la France est à peu près dans ce cas ; elle doit de fonds environ cent vingt-sept millions de louis d’or. Or ces deux sommes, montant à deux cent cinquante-quatre millions de louis d’or, n’existent pas dans l’Europe. Comment payer ? Examinons d’abord l’Angleterre.

Si chacun redemande son fonds, la chose est visiblement impossible, à moins de la pierre philosophale ou de quelque multiplication pareille. Que faire ? Une partie de la nation a prêté à toute la nation. L’Angleterre doit à l’Angleterre cent trente millions sterling à trois pour cent d’intérêt : elle paye donc de ce seul argent très-modique trois millions neuf cent mille livres sterling d’or chaque année. Les impôts sont d’environ sept millions[12] : il reste donc pour satisfaire aux charges de l’État trois millions et cent mille livres sterling, sur quoi l’on peut, en économisant, éteindre peu à peu une partie des dettes publiques.

La banque de l’État, en produisant des avantages immenses aux directeurs, est utile à la nation parce qu’elle augmente le crédit, que ses opérations sont connues, et qu’elle ne pourrait faire plus de billets qu’il n’en faut sans perdre ce crédit et sans se ruiner elle-même. C’est là le grand avantage d’un pays commerçant, où tout se fait en vertu d’une loi positive, où nulle opération n’est cachée, où la confiance est établie sur des calculs faits par les représentants de l’État, examinés par tous les citoyens. L’Angleterre, quoi qu’on dise, voit donc son opulence assurée tant qu’elle aura des terres fertiles, des troupeaux abondants, et un commerce avantageux[13].

Si les autres pays parviennent à n’avoir pas besoin de ses blés et à tourner contre elle la balance du commerce, il peut arriver alors un très-grand bouleversement dans les fortunes des particuliers ; mais la terre reste, l’industrie reste, et l’Angleterre, alors moins riche en argent, l’est toujours en valeurs renaissantes que le sol produit : elle revient au même état où elle était au XVIe siècle.

Il en est absolument de tout un royaume comme d’une terre d’un particulier : si le fonds de la terre est bon, elle ne sera jamais ruinée ; la famille qui la faisait valoir peut être réduite à l’aumône, mais le sol prospérera sous une autre famille.

Il y a d’autres royaumes qui ne seront jamais riches, quelque effort qu’ils fassent : ce sont ceux qui, situés sous un ciel rigoureux, ne peuvent avoir tout au plus que l’exact nécessaire. Les citoyens n’y peuvent jouir des commodités de la vie qu’en les faisant venir de l’étranger à un prix qui est excessif pour eux. Donnez à la Sibérie et au Kamtschatka réunis[14], qui font quatre fois l’étendue de l’Allemagne, un Cyrus pour souverain, un Solon pour législateur, un duc de Sully, un Colbert pour surintendant des finances, un duc de Choiseul pour ministre de la guerre et de la paix, un Anson pour amiral, ils y mourront de faim avec tout leur génie.

Au contraire, faites gouverner la France par un fou sérieux tel que Lass, par un fou plaisant tel que le cardinal Dubois, par des ministres tels que nous en avons vu quelquefois, on pourra dire d’eux ce qu’un sénateur de Venise disait de ses confrères au roi Louis XII, à ce que prétendent les raconteurs d’anecdotes. Louis XII en colère menaçait de ruiner la république : « Je vous en défie, dit le sénateur ; la chose me paraît impossible : il y a vingt ans que mes confrères font tous les efforts imaginables pour la détruire, et ils n’en ont pu venir à bout. » Il n’y eut jamais rien de plus extravagant sans doute que de créer une compagnie imaginaire du Mississipi, qui devait rendre au moins cent pour un à tout intéressé, de tripler tout d’un coup la valeur numéraire des espèces, de rembourser en papier chimérique les dettes et les charges de l’État, et de finir enfin par la défense aussi folle que tyrannique à tout citoyen de garder chez soi plus de cinq cents francs en or ou en argent. Ce comble d’extravagance étant inouï, le bouleversement général fut aussi grand qu’il devait l’être : chacun criait que c’en était fait de la France pour jamais. Au bout de dix ans il n’y paraissait pas.

Un bon pays se rétablit toujours par lui-même, pour peu qu’il soit tolérablement régi : un mauvais ne peut s’enrichir que par une industrie extrême et heureuse.

La proportion sera toujours la même entre l’Espagne, la France, l’Angleterre proprement dite, et la Suède[15]. On compte communément vingt millions d’habitants en France, c’est peut-être trop[16] ; Ustariz n’en admet que sept en Espagne, Nichols en donne huit à l’Angleterre ; on n’en attribue pas cinq à la Suède. L’Espagnol (l’un portant l’autre) a la valeur de quatre-vingts de nos livres à dépenser par an ; le Français, meilleur cultivateur, a cent vingt livres ; l’Anglais, cent quatre-vingts ; le Suédois, cinquante. Si nous voulions parler du Hollandais, nous trouverions qu’il n’a que ce qu’il gagne, parce que ce n’est pas son territoire qui le nourrit et qui l’habille : la Hollande est une foire continuelle, où personne n’est riche que de sa propre industrie ou de celle de son père.

Quelle énorme disproportion entre les fortunes ! un Anglais qui a sept mille guinées de revenu absorbe la subsistance de mille personnes. Ce calcul effraye au premier coup d’œil ; mais au bout de l’année il a réparti ses sept mille guinées dans l’État, et chacun a eu à peu près son contingent.

En général l’homme coûte très-peu à la nature. Dans l’Inde, où les raïas et les nababs entassent tant de trésors, le commun peuple vit pour deux sous par jour tout au plus.

Ceux des Américains qui ne sont sous aucune domination, n’ayant que leurs bras, ne dépensent rien ; la moitié de l’Afrique a toujours vécu de même, et nous ne sommes supérieurs à tous ces hommes-là que d’environ quarante écus par an ; mais ces quarante écus font une prodigieuse différence : c’est elle qui couvre la terre de belles villes, et la mer de vaisseaux,

C’est avec nos quarante écus que Louis XIV eut deux cents vaisseaux et bâtit Versailles ; et tant que chaque individu, l’un portant l’autre, pourra être censé jouir de quarante écus de rente, l’État pourra être florissant.

Il est évident que plus il y a d’hommes et de richesses dans un État, plus on y voit d’abus. Les frottements sont si considérables dans les grandes machines qu’elles sont presque toujours détraquées. Ces dérangements font une telle impression sur les esprits qu’en Angleterre, où il est permis à tout citoyen de dire ce qu’il pense, il se trouve tous les mois quelque calculateur qui avertit charitablement ses compatriotes que tout est perdu, et que la nation est ruinée sans ressource. La permission de penser étant moins grande en France, on s’y plaint en contrebande ; on imprime furtivement, mais fort souvent, que jamais sous les enfants de Clotaire, ni du temps du roi Jean, de Charles VI, de la bataille de Pavie, des guerres civiles, et de la Saint-Barthélemy, le peuple ne fut si misérable qu’aujourd’hui.

Si on répond à ces lamentations par une lettre de cachet qui ne passe pas pour une raison bien légitime, mais qui est très-péremptoire, le plaignant s’enfuit en criant aux alguazils qu’ils n’en ont pas pour six semaines, et que, Dieu merci, ils mourront de faim avant ce temps-là comme les autres.

Bois-Guillebert, qui attribua si impudemment son insensée Dîme royale au maréchal de Vauban, prétendait, dans son Détail de la France, que le grand ministre Colbert avait déjà appauvri l’État de quinze cents millions, en attendant pis.

Un calculateur de notre temps, qui paraît avoir les meilleures intentions du monde, quoiqu’il veuille absolument qu’on s’enivre après la messe, prétend que les valeurs renaissantes de la France, qui forment le revenu de la nation, ne se montent qu’à environ quatre cents millions ; en quoi il paraît qu’il ne se trompe que d’environ seize cents millions de livres à vingt sous la pièce, le marc d’argent monnayé étant à quarante-neuf livres dix. Et il assure que l’impôt pour payer les charges de l’État ne peut être que de soixante et quinze millions, dans le temps qu’il l’est de trois cents, lesquels ne suffisent pas, à beaucoup près, pour acquitter les dettes annuelles.

Une seule erreur dans toutes ces spéculations, dont le nombre est très-considérable, ressemble aux erreurs commises dans les mesures astronomiques prises sur la terre. Deux lignes répondent à des espaces immenses dans le ciel.

C’est en France et en Angleterre que l’économie publique est le plus compliquée. On n’a pas d’idée d’une telle administration dans le reste du globe, depuis le mont Atlas jusqu’au Japon. Il n’y a guère que cent trente ans que commença cet art de rendre la moitié d’une nation débitrice de l’autre, de faire passer avec du papier les fortunes de main en main, de rendre l’État créancier de l’État, de faire un chaos de ce qui devrait être soumis à une règle uniforme. Cette méthode s’est étendue en Allemagne et en Hollande. On a poussé ce raffinement et cet excès jusqu’à établir un jeu entre le souverain et les sujets ; et ce jeu est appelé loterie. Votre enjeu est de l’argent comptant ; si vous gagnez, vous obtenez des espèces ou des rentes : qui perd ne souffre pas un grand dommage. Le gouvernement prend d’ordinaire dix pour cent pour sa peine. On fait ces loteries les plus compliquées que l’on peut, pour étourdir et pour amorcer le public. Toutes ces méthodes ont été adoptées en Allemagne et en Hollande : presque tout État a été obéré tour à tour. Cela n’est pas trop sage ; mais qui l’est ? les petits, qui n’ont pas le pouvoir de se ruiner.


ÉCONOMIE DE PAROLES[17].

PARLER PAR ÉCONOMIE.

C’est une expression consacrée aux Pères de l’Église, et même aux premiers instituteurs de notre sainte religion ; elle signifie « parler selon les temps et selon les lieux ».

Par exemple[18], saint Paul étant chrétien vient dans le temple des Juifs s’acquitter des rites judaïques, pour faire voir qu’il ne s’écarte point de la loi mosaïque : il est reconnu au bout de sept jours, et accusé d’avoir profané le temple. Aussitôt on le charge de coups, on le traîne en tumulte : le tribun de la cohorte, tribunus cohortis[19] arrive, et le fait lier de deux chaînes[20]. Le lendemain, ce tribun fait assembler le sanhédrin, et amène Paul devant ce tribunal ; le grand-prêtre Annaniah commence par lui faire donner un soufflet[21] et Paul l’appelle muraille blanchie[22].

« Il me donna un soufflet ; mais je lui dis bien son fait[23]. »

«[24] Or, Paul sachant qu’une partie des juges était composée de saducéens, et l’autre de pharisiens, il s’écria : Je suis pharisien et fils de pharisien ; on ne veut me condamner qu’à cause de l’espérance et de la résurrection des morts. Paul ayant ainsi parlé, il s’éleva une dispute entre les pharisiens et les saducéens, et l’assemblée fut rompue : car les saducéens disent qu’il n’y a ni résurrection, ni anges, ni esprits, et les pharisiens confessent le contraire. »

Il est bien évident, par le texte, que Paul n’était point pharisien, puisqu’il était chrétien, et qu’il n’avait point du tout été question dans cette affaire ni de résurrection, ni d’espérance, ni d’anges, ni d’esprits.

Le texte fait voir que saint Paul ne parlait ainsi que pour compromettre ensemble les pharisiens et les saducéens : c’était parler par économie, par prudence ; c’était un artifice pieux, qui n’eût pas été peut-être permis à tout autre qu’à un apôtre.

C’est ainsi que presque tous les Pères de l’Église ont parlé par économie. Saint Jérôme développe admirablement cette méthode dans sa lettre cinquante-quatrième à Pammaque. Pesez ses paroles.

Après avoir dit qu’il est des occasions où il faut présenter un pain et jeter une pierre, voici comme il continue :

« Lisez, je vous prie, Démosthène ; lisez Cicéron ; et si les rhétoriciens vous déplaisent, parce que leur art est de dire le vraisemblable plutôt que le vrai, lisez Platon, Théophraste, Xénophon, Aristote, et tous ceux qui, ayant puisé dans la fontaine de Socrate, en ont tiré divers ruisseaux. Y a-t-il chez eux quelque candeur, quelque simplicité ? quels termes chez eux n’ont pas deux sens ? et quels sens ne présentent-ils pas pour remporter la victoire ? Origène, Méthodius, Eusèbe, Apollinaire, ont écrit des milliers de versets contre Celse et Porphyre. Considérez avec quel artifice, avec quelle subtilité problématique ils combattent l’esprit du diable ; ils disent, non ce qu’ils pensent, mais ce qui est nécessaire : Non quod sentiunt, sed quod necesse est dicunt.

« Je ne parle point des auteurs latins Tertullien, Cyprien, Minucius, Victorin, Lactance, Hilaire ; je ne veux point les citer ici ; je ne veux que me défendre ; je me contenterai de vous rapporter l’exemple de l’apôtre saint Paul, etc. »

Saint Augustin écrit souvent par économie. Il se proportionne tellement aux temps et aux lieux que, dans une de ses épîtres, il avoue qu’il n’a expliqué la Trinité que « parce qu’il fallait bien dire quelque chose ».

Ce n’est pas assurément qu’il doutât de la sainte Trinité ; mais il sentait combien ce mystère est ineffable, et il avait voulu contenter la curiosité du peuple.

Cette méthode fut toujours reçue en théologie. On emploie contre les encratiques un argument qui donnerait gain de cause aux carpocratiens , et quand on dispute ensuite contre les carpocratiens, on change ses armes.

Tantôt on dit que Jésus n’est mort que pour plusieurs, quand on étale le grand nombre des réprouvés ; tantôt on affirme qu’il est mort pour tous, quand on veut manifester sa bonté universelle. Là vous prenez le sens propre pour le sens figuré ; ici vous prenez le sens figuré pour le sens propre, selon que la prudence l’exige.

Un tel usage n’est pas admis en justice. On punirait un témoin qui dirait le pour et le contre dans une affaire capitale ; mais il y a une différence infinie entre les vils intérêts humains, qui exigent la plus grande clarté, et les intérêts divins, qui sont cachés dans un abîme impénétrable. Les mêmes juges qui veulent à l’audience des preuves indubitables approchantes de la démonstration, se contenteront au sermon de preuves morales, et même de déclamations sans preuves.

Saint Augustin parle par économie quand il dit : « Je crois parce que cela est absurde ; je crois parce que cela est impossible. » Ces paroles, qui seraient extravagantes dans toute affaire mondaine, sont très-respectables en théologie. Elles signifient : Ce qui est absurde et impossible aux yeux mortels ne l’est point aux yeux de Dieu ; or Dieu m’a révélé ces prétendues absurdités, ces impossibilités apparentes : donc je dois les croire.

Un avocat ne serait pas reçu à parler ainsi au barreau. On enfermerait à l’hôpital des fous des témoins qui diraient : Nous affirmons qu’un accusé étant au berceau à la Martinique a tué un homme à Paris ; et nous sommes d’autant plus certains de cet homicide qu’il est absurde et impossible. Mais la révélation, les miracles, la foi fondée sur des motifs de crédibilité, sont un ordre de choses tout différent.

Le même saint Augustin dit dans sa lettre cent cinquante-troisième : « Il est écrit[25] que le monde entier appartient aux fidèles ; et les infidèles n’ont pas une obole qu’ils possèdent légitimement. »

Si sur ce principe deux dépositaires viennent m’assurer qu’ils sont fidèles, et si en cette qualité ils me font banqueroute à moi misérable mondain, il est certain qu’ils seront condamnés par le Châtelet et par le parlement, malgré toute l’économie avec laquelle saint Augustin a parlé.

Saint Irénée prétend[26] qu’il ne faut condamner ni l’inceste des deux filles de Loth avec leur père, ni celui de Thamar avec son beau-père, par la raison que la sainte Écriture ne dit pas expressément que cette action soit criminelle. Cette économie n’empêchera pas que l’inceste parmi nous ne soit puni par les lois. Il est vrai que si Dieu ordonnait expressément à des filles d’engendrer des enfants avec leur père, non-seulement elles seraient innocentes, mais elles deviendraient très-coupables en n’obéissant pas. C’est là où est l’économie d’Irénée ; son but très-louable est de faire respecter tout ce qui est dans les saintes Écritures hébraïques ; mais comme Dieu, qui les a dictées, n’a donné nul éloge aux filles de Loth et à la bru de Juda, il est permis de les condamner.

Tous les premiers chrétiens, sans exception, pensaient sur la guerre comme les esséniens et les thérapeutes, comme pensent et agissent aujourd’hui les primitifs appelés quakers, et les autres primitifs appelés dunkars, comme ont toujours pensé et agi les brachmanes. Tertullien est celui qui s’explique le plus fortement sur ces homicides légaux que notre abominable nature a rendus nécessaires[27] : « Il n’y a point de règle, point d’usage qui puisse rendre légitime cet acte criminel. »

Cependant, après avoir assuré qu’il n’est aucun chrétien qui puisse porter les armes, il dit par économie dans le même livre, pour intimider l’empire romain[28] : « Nous sommes d’hier, et nous remplissons vos villes et vos armées. »

Cela n’était pas vrai, et ne fut vrai que sous Constance Chlore ; mais l’économie exigeait que Tertullien exagérât dans la vue de rendre son parti redoutable.

C’est dans le même esprit qu’il dit[29] que Pilate était chrétien dans le cœur. Tout son Apologétique est plein de pareilles assertions qui redoublaient le zèle des néophytes.

Terminons tous ces exemples du style économique, qui sont innombrables, par ce passage de saint Jérôme dans sa dispute contre Jovinien sur les secondes noces[30] : « Si les organes de la génération dans les hommes, l’ouverture de la femme, le fond de sa vulve, et la différence des deux sexes faits l’un pour l’autre, montrent évidemment qu’ils sont destinés pour former des enfants, voici ce que je réponds : Il s’ensuivrait que nous ne devons jamais cesser de faire l’amour, de peur de porter en vain des membres destinés pour lui. Pourquoi un mari s’abstiendrait-il de sa femme, pourquoi une veuve persévérerait-elle dans le veuvage, si nous sommes nés pour cette action comme les autres animaux ? en quoi me nuira un homme qui couchera avec ma femme ? Certainement si les dents sont faites pour manger, et pour faire passer dans l’estomac ce qu’elles ont broyé ; s’il n’y a nul mal qu’un homme donne du pain à ma femme, il n’y en a pas davantage si, étant plus vigoureux que moi, il apaise sa faim d’une autre manière, et qu’il me soulage de mes fatigues, puisque les génitoires sont faits pour jouir toujours de leur destinée. — Quoniam ipsa organa, et genitalium fabrica, et nostra feminarumque discretio, et receptacula vulvæ, ad suscipiendos et coalendos fœtus condita, sexus differentiam prædicant, hoc breviter respondebo. Nunquam ergo cessemus a libidine, ne frustra hujuscemodi membra portemus. Cur enim maritus se abstineat ab uxore, cur casta vidua perseveret, si ad hoc tantum nati sumus ut pecudum more vivamus ? aut quid mihi nocebit si cum uxore mea alius concubuerit ? Quomodo enim dentium officium est mandere, et in alvum ea quæ sunt mansa transmittere, et non habet crimen, qui conjugi meæ panem dederit : ita, si genitalium hoc est officium ut semper fruantur natura sua, meam lassitudinem alterius vires superent ; et uxoris, ut ita dixerim, ardentissimam gulam fortuita libido restinguat. »

Après un tel passage, il est inutile d’en citer d’autres. Remarquons seulement que ce style économique, qui tient de si près au polémique, doit être manié avec la plus grande circonspection, et qu’il n’appartient point aux profanes d’imiter dans leurs disputes ce que les saints ont hasardé, soit dans la chaleur de leur zèle, soit dans la naïveté de leur style.

ÉCROUELLES[31].

Écrouelles, scrofules, appelées humeurs froides, quoiqu’elles soient très-caustiques ; l’une de ces maladies presque incurables qui défigurent la nature humaine, et qui mènent à une mort prématurée par les douleurs et par l’infection.

On prétend que cette maladie fut traitée de divine[32], parce qu’il n’était pas au pouvoir humain de la guérir.

Peut-être quelques moines imaginèrent que des rois, en qualité d’images de la Divinité, pouvaient avoir le droit d’opérer la cure des scrofuleux, en les touchant de leurs mains qui avaient été ointes. Mais pourquoi ne pas attribuer, à plus forte raison, ce privilége aux empereurs, qui avaient une dignité si supérieure à celle des rois ? pourquoi ne le pas donner aux papes, qui se disaient les maîtres des empereurs, et qui étaient bien autre chose que de simples images de Dieu, puisqu’ils en étaient les vicaires ? Il y a quelque apparence que quelque songe-creux de Normandie, pour rendre l’usurpation de Guillaume le Bâtard plus respectable, lui concéda, de la part de Dieu, la faculté de guérir les écrouelles avec le bout du doigt.

C’est quelque temps après Guillaume qu’on trouve cet usage tout établi. On ne pouvait gratifier les rois d’Angleterre de ce don miraculeux, et le refuser aux rois de France leurs suzerains. C’eût été blesser le respect dû aux lois féodales. Enfin, on fit remonter ce droit à saint Édouard en Angleterre, et à Clovis en France.

Le seul témoignage un peu croyable que nous ayons de l’antiquité de cet usage[33] se trouve dans les écrits en faveur de la maison de Lancastre, composés par le chevalier Jean Fortescue, sous le roi Henri VI, reconnu roi de France, à Paris, dans son berceau, et ensuite roi d’Angleterre, et qui perdit ses deux royaumes. Jean Fortescue, grand chancelier d’Angleterre, dit que de temps immémorial les rois d’Angleterre étaient en possession de toucher les gens du peuple malades des écrouelles. On ne voit pourtant pas que cette prérogative rendît leurs personnes plus sacrées dans les guerres de la Rose rouge et de la Rose blanche.

Les reines qui n’étaient que femmes de rois ne guérissaient pas les écrouelles, parce qu’elles n’étaient pas ointes aux mains comme les rois ; mais Élisabeth, reine de son chef, et ointe, les guérissait sans difficulté.

Il arriva une chose assez triste à Martorillo le Calabrois, que nous nommons saint François de Paule. Le roi Louis XI le fit venir au Plessis-lès-Tours pour le guérir des suites de son apoplexie ; le saint arriva avec les écrouelles : « Ipse fuit detentus gravi inflatura quam in parte inferiori genæ suæ dextræ circa guttur patiebatur. Chirurgi dicebant morbum esse scropharum. »

Le saint ne guérit point le roi, et le roi ne guérit point le saint.

Quand le roi d’Angleterre Jacques II fut reconduit de Rochester à Whitehall, on proposa de lui laisser faire quelque acte de royauté, comme de toucher les écrouelles ; il ne se présenta personne. Il alla exercer sa prérogative en France, à Saint-Germain, où il toucha quelques Irlandaises. Sa fille Marie, le roi Guillaume, la reine Anne, les rois de la maison de Brunswick, ne guérirent personne. Cette mode sacrée passa quand le raisonnement arriva.


ÉDUCATION[34].

DIALOGUE ENTRE UN CONSEILLER ET UN EX-JÉSUITE.

L’ex-jésuite.

Monsieur, vous voyez le triste état où la banqueroute de deux marchands missionnaires m’a réduit. Je n’avais assurément aucune correspondance avec frère La Valette[35] et frère Sacy ; j’étais un pauvre prêtre du collége de Clermont, dit Louis-le-Grand ; je savais un peu de latin et de catéchisme que je vous ai enseigné pendant six ans, sans aucun salaire. À peine sorti du collége, à peine, ayant fait semblant d’étudier en droit, avez-vous acheté une charge de conseiller au parlement, que vous avez donné votre voix pour me faire mendier mon pain hors de ma patrie, ou pour me réduire à y vivre bafoué avec seize louis et seize francs par an, qui ne suffisent pas pour me vêtir et me nourrir, moi et ma sœur la couturière devenue impotente. Tout le monde m’a dit que ce désastre était advenu aux frères jésuites, non-seulement par la banqueroute de La Valette et Sacy, missionnaires, mais parce que frère La Chaise, confesseur, avait été un trigaud, et frère Le Tellier[36] confesseur, un persécuteur impudent ; mais je n’ai jamais connu ni l’un ni l’autre : ils étaient morts avant que je fusse né.

On prétend encore que des disputes de jansénistes et de molinistes sur la grâce versatile et sur la science moyenne ont fort contribué à nous chasser de nos maisons ; mais je n’ai jamais su ce que c’était que la grâce. Je vous ai fait lire autrefois Despautère et Cicéron, les vers de Commire et de Virgile, le Pédagogue chrétien et Sénèque, les Psaumes de David en latin de cuisine, et les odes d’Horace à la brune Lalagé et au blond Ligurinus, flavam religantis comam[37], renouant sa blonde chevelure. En un mot, j’ai fait ce que j’ai pu pour vous bien élever ; et voilà ma récompense !

Le conseiller.
Vraiment, vous m’avez donné là une plaisante éducation ; il est vrai que je m’accommodais fort du blond Ligurinus. Mais lorsque j’entrai dans le monde, je voulus m’aviser de parler, et on se moqua de moi ; j’avais beau citer les odes à Ligurinus et le Pédagogue chrétien[38], je ne savais ni si François Ier avait été fait prisonnier à Pavie, ni où est Pavie ; le pays même où je suis né était ignoré de moi ; je ne connaissais ni les lois principales, ni les intérêts de ma patrie : pas un mot de mathématiques, pas un mot de saine philosophie ; je savais du latin et des sottises.
L’ex-jésuite.

Je ne pouvais vous apprendre que ce qu’on m’avait enseigné. J’avais étudié au même collége jusqu’à quinze ans : à cet âge un jésuite m’enquinauda[39] ; je fus novice, on m’abêtit pendant deux ans, et ensuite on me fit régenter. Ne voudriez-vous pas que je vous eusse donné l’éducation qu’on reçoit dans l’École militaire ?

Le conseiller.

Non, il faut que chacun apprenne de bonne heure tout ce qui peut le faire réussir dans la profession à laquelle il est destiné. Clairaut était le fils d’un maître de mathématiques ; dès qu’il sut lire et écrire, son père lui montra son art ; il devint très-bon géomètre à douze ans ; il apprit ensuite le latin, qui ne lui servit jamais à rien. La célèbre marquise du Châtelet apprit le latin en un an, et le savait très-bien ; tandis qu’on nous tenait sept années au collége pour nous faire balbutier cette langue, sans jamais parler à notre raison.

Quant à l’étude des lois, dans laquelle nous entrions en sortant de chez vous, c’était encore pis. Je suis de Paris, et on m’a fait étudier pendant trois ans les lois oubliées de l’ancienne Rome ; ma coutume me suffirait, s’il n’y avait pas dans notre pays cent quarante-quatre coutumes différentes.

J’entendis d’abord mon professeur, qui commença par distinguer la jurisprudence en droit naturel et droit des gens : le droit naturel est commun, selon lui, aux hommes et aux bêtes ; et le droit des gens, commun à toutes les nations, dont aucune n’est d’accord avec ses voisins.

Ensuite on me parla de la loi des douze Tables, abrogée bien vite chez ceux qui l’avaient faite ; de l’édit du préteur, quand nous n’avons point de préteur ; de tout ce qui concerne les esclaves, quand nous n’avons point d’esclaves domestiques (au moins dans l’Europe chrétienne) ; du divorce, quand le divorce n’est pas encore reçu chez nous, etc., etc., etc.

Je m’aperçus bientôt qu’on me plongeait dans un abîme dont je ne pourrais jamais me tirer. Je vis qu’on m’avait donné une éducation très-inutile pour me conduire dans le monde.

J’avoue que ma confusion a redoublé quand j’ai lu nos ordonnances ; il y en a la valeur de quatre-vingts volumes, qui presque toutes se contredisent : je suis obligé, quand je juge, de m’en rapporter au peu de bon sens et d’équité que la nature m’a donné ; et avec ces deux secours je me trompe à presque toutes les audiences.

J’ai un frère qui étudie en théologie pour être grand-vicaire ; il se plaint bien davantage de son éducation : il faut qu’il consume six années à bien statuer s’il y a neuf chœurs d’anges, et quelle est la différence précise entre un trône et une domination ; si le Phison dans le paradis terrestre était à droite ou à gauche du Géhon ; si la langue dans laquelle le serpent eut des conversations avec Ève était la même que celle dont l’ânesse se servit avec Balaam ; comment Melchisédech était né sans père et sans mère ; en quel endroit demeure Énoch, qui n’est point mort ; où sont les chevaux qui transportèrent Élie dans un char de feu, après qu’il eut séparé les eaux du Jourdain avec son manteau, et dans quel temps il doit revenir pour annoncer la fin du monde. Mon frère dit que toutes ces questions l’embarrassent beaucoup, et ne lui ont encore pu procurer un canonicat de Notre-Dame, sur lequel nous comptions.

Vous voyez, entre nous, que la plupart de nos éducations sont ridicules, et que celles qu’on reçoit dans les arts et métiers sont infiniment meilleures.

L’ex-jésuite.

D’accord ; mais je n’ai pas de quoi vivre avec mes quatre cents francs, qui font vingt-deux sous deux deniers par jour ; tandis que tel homme, dont le père allait derrière un carrosse, a trente-six chevaux dans son écurie, quatre cuisiniers, et point d’aumônier.

Le conseiller.

Eh bien ! je vous donne quatre cents autres francs de ma poche : c’est ce que Jean Despautère ne m’avait point enseigné dans mon éducation.


ÉGALITÉ[40].

SECTION PREMIÈRE.

Il est clair que tous les hommes jouissant des facultés attachées à leur nature sont égaux ; ils le sont quand ils s’acquittent des fonctions animales, et quand ils exercent leur entendement. Le roi de la Chine, le Grand Mogol, le padisha de Turquie ne peut dire au dernier des hommes : Je te défends de digérer, d’aller à la garde-robe, et de penser. Tous les animaux de chaque espèce sont égaux entre eux :

Un cheval ne dit point au cheval son confrère :
Qu’on peigne mes beaux crins, qu’on m’étrille et me ferre.
Toi, cours, et va porter mes ordres souverains
Aux mulets de ces bords, aux ânes mes voisins ;
Toi, prépare les grains dont je fais des largesses
À mes fiers favoris, à mes douces maîtresses ;
Qu’on châtre les chevaux désignés pour servir
Les coquettes juments dont seul je dois jouir ;
Que tout soit dans la crainte et dans la dépendance :
Et si quelqu’un de vous hennit en ma présence,
Pour punir cet impie et ce séditieux,
Qui foule aux pieds les lois des chevaux et des dieux ;
Pour venger dignement le ciel et la patrie,
Qu’il soit pendu sur l’heure auprès de l’écurie.

Les animaux ont naturellement au-dessus de nous l’avantage de l’indépendance. Si un taureau qui courtise une génisse est chassé à coups de cornes par un taureau plus fort que lui, il va chercher une autre maîtresse dans un autre pré, et il vit libre. Un coq battu par un coq se console dans un autre poulailler. Il n’en est pas ainsi de nous : un petit vizir exile à Lemnos un bostangi ; le vizir Azem exile le petit vizir à Ténédos ; le padisha exile le vizir Azem à Rhodes ; les janissaires mettent en prison le padisha, et en élisent un autre qui exilera les bons musulmans à son choix ; encore lui sera-t-on bien obligé s’il se borne à ce petit exercice de son autorité sacrée.

Si cette terre était ce qu’elle semble devoir être, si l’homme y trouvait partout une subsistance facile et assurée, et un climat convenable à sa nature, il est clair qu’il eût été impossible à un homme d’en asservir un autre. Que ce globe soit couvert de fruits salutaires ; que l’air qui doit contribuer à notre vie ne nous donne point des maladies et une mort prématurée ; que l’homme n’ait besoin d’autre logis et d’autre lit que de celui des daims et des chevreuils ; alors les Gengis-kan et les Tamerlan n’auront de valets que leurs enfants, qui seront assez honnêtes gens pour les aider dans leur vieillesse.

Dans cet état naturel dont jouissent tous les quadrupèdes non domptés, les oiseaux et les reptiles, l’homme serait aussi heureux qu’eux ; la domination serait alors une chimère, une absurdité à laquelle personne ne penserait : car pourquoi chercher des serviteurs quand vous n’avez besoin d’aucun service ?

S’il passait par l’esprit de quelque individu à tête tyrannique et à bras nerveux d’asservir son voisin moins fort que lui, la chose serait impossible : l’opprimé serait sur le Danube avant que l’oppresseur eût pris ses mesures sur le Volga.

Tous les hommes seraient donc nécessairement égaux, s’ils étaient sans besoins ; la misère attachée à notre espèce subordonne un homme à un autre homme : ce n’est pas l’inégalité qui est un malheur réel, c’est la dépendance. Il importe fort peu que tel homme s’appelle sa hautesse, tel autre sa sainteté ; mais il est dur de servir l’un ou l’autre.

Une famille nombreuse a cultivé un bon terroir ; deux petites familles voisines ont des champs ingrats et rebelles : il faut que les deux pauvres familles servent la famille opulente, ou qu’elles regorgent, cela va sans difficulté. Une des deux familles indigentes va offrir ses bras à la riche pour avoir du pain ; l’autre va l’attaquer et est battue. La famille servante est l’origine des domestiques et des manœuvres ; la famille battue est l’origine des esclaves.

Il est impossible dans notre malheureux globe que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes : l’une, de riches qui commandent ; l’autre, de pauvres qui servent; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes[41].

Tu viens, quand les lots sont faits, nous dire : « Je suis homme comme vous ; j’ai deux mains et deux pieds, autant d’orgueil et plus que vous, un esprit aussi désordonné pour le moins, aussi inconséquent, aussi contradictoire que le vôtre. Je suis citoyen de Saint-Marin, ou de Raguse, ou de Vaugirard : donnez-moi ma part de la terre. Il y a dans notre hémisphère connu environ cinquante mille millions d’arpents à cultiver, tant passables que stériles. Nous ne sommes qu’environ un milliard d’animaux à deux pieds sans plumes sur ce continent : ce sont cinquante arpents pour chacun ; faites-moi justice : donnez-moi mes cinquante arpents. »

On lui répond : « Va-t’en les prendre chez les Cafres, chez les Hottentots, ou chez les Samoyèdes ; arrange-toi avec eux à l’amiable ; ici, toutes les parts sont faites. Si tu veux avoir parmi nous le manger, le vêtir, le loger et le chauffer, travaille pour nous comme faisait ton père ; sers-nous, ou amuse-nous, et tu seras payé : sinon tu seras obligé de demander l’aumône, ce qui dégraderait trop la sublimité de ta nature, et t’empêcherait réellement d’être égal aux rois, et même aux vicaires de village, selon les prétentions de ta noble fierté. »


SECTION II.

[42] Tous les pauvres ne sont pas malheureux. La plupart sont nés dans cet état, et le travail continuel les empêche de trop sentir leur situation ; mais quand ils la sentent, alors on voit des guerres, comme celle du parti populaire contre le parti du sénat à Rome, celles des paysans en Allemagne, en Angleterre, en France. Toutes ces guerres finissent tôt ou tard par l’asservissement du peuple, parce que les puissants ont l’argent, et que l’argent est maître de tout dans un État : je dis dans un État, car il n’en est pas de même de nation à nation. La nation qui se servira le mieux du fer subjuguera toujours celle qui aura plus d’or et moins de courage.

Tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et les plaisirs, et avec beaucoup de goût pour la paresse ; par conséquent tout homme voudrait avoir l’argent et les femmes ou les filles des autres, être leur maître, les assujettir à tous ses caprices, et ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses très-agréables. Vous voyez bien qu’avec ces belles dispositions il est aussi impossible que les hommes soient égaux qu’il est impossible que deux prédicateurs ou deux professeurs de théologie ne soient pas jaloux l’un de l’autre.

Le genre humain, tel qu’il est, ne peut subsister, à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommes utiles qui ne possèdent rien du tout : car, certainement, un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre ; et si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes qui vous la fera. L’égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle, et en même temps la plus chimérique.

Comme les hommes sont excessifs en tout quand ils le peuvent, on a outré cette inégalité ; on a prétendu dans plusieurs pays qu’il n’était pas permis à un citoyen de sortir de la contrée où le hasard l’a fait naître ; le sens de cette loi est visiblement : « Ce pays est si mauvais et si mal gouverné que nous défendons à chaque individu d’en sortir, de peur que tout le monde n’en sorte. » Faites-mieux : donnez à tous vos sujets envie de demeurer chez vous, et aux étrangers d’y venir.

Chaque homme, dans le fond de son cœur, a droit de se croire entièrement égal aux autres hommes : il ne s’ensuit pas de là que le cuisinier d’un cardinal doive ordonner à son maître de lui faire à dîner, le cuisinier peut dire : « Je suis homme comme mon maître ; je suis né comme lui en pleurant ; il mourra comme moi dans les mêmes angoisses et les mêmes cérémonies. Nous faisons tous deux les mêmes fonctions animales. Si les Turcs s’emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maître cuisinier, je le prendrai à mon service. » Tout ce discours est raisonnable et juste : mais en attendant que le Grand Turc s’empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie.

À l’égard d’un homme qui n’est ni cuisinier d’un cardinal, ni revêtu d’aucune autre charge dans l’État ; à l’égard d’un particulier qui ne tient à rien, mais qui est fâché d’être reçu partout avec l’air de la protection ou du mépris, qui voit évidemment que plusieurs monsignori n’ont ni plus de science, ni plus d’esprit, ni plus de vertu que lui, et qui s’ennuie d’être quelquefois dans leur antichambre, quel parti doit-il prendre ? Celui de s’en aller.


ÉGLISE[43].

Précis de l’histoire de l’Église chrétienne.

Nous ne porterons point nos regards sur les profondeurs de la théologie ; Dieu nous en préserve ! l’humble foi seule nous suffit. Nous ne faisons jamais que raconter.

Dans les premières années qui suivirent la mort de Jésus-Christ, Dieu et homme, on comptait chez les Hébreux neuf écoles, ou neuf sociétés religieuses : pharisiens, saducéens, esséniens, judaïtes, thérapeutes, récabites, hérodiens, disciples de Jean, et les disciples de Jésus, nommés les frères, les galiléens, les fidèles, qui ne prirent le nom de chrétiens que dans Antioche, vers l’an 60 de notre ère, conduits secrètement par Dieu même dans des voies inconnues aux hommes.

Les pharisiens admettaient la métempsycose, les saducéens niaient l’immortalité de l’âme et l’existence des esprits, et cependant étaient fidèles au Pentateuque.

Pline le Naturaliste[44] (apparemment sur la foi de Flavius Josèphe) appelle les esséniens gens æterna in qua nemo nascitur, famille éternelle dans laquelle il ne naît personne, parce que les esséniens se mariaient très-rarement. Cette définition a été depuis appliquée à nos moines.

Il est difficile de juger si c’est des esséniens ou des judaïtes que parle Josèphe quand il dit[45] : «[46] Ils méprisent les maux de la terre : ils triomphent des tourments par leur constance ; ils préfèrent la mort à la vie lorsque le sujet en est honorable. Ils ont souffert le fer et le feu, et vu briser leurs os, plutôt que de prononcer la moindre parole contre leur législateur, ni manger des viandes défendues. »

Il paraît que ce portrait tombe sur les judaïtes[47] et non pas sur les esséniens, car voici les paroles de Josèphe : « Judas fut l’auteur d’une nouvelle secte, entièrement différente des trois autres, c’est-à-dire des saducéens, des pharisiens et des esséniens. » Il continue et dit : « Ils sont Juifs de nation : ils vivent unis entre eux, et regardent la volupté comme un vice. » Le sens naturel de cette phrase fait croire que c’est des judaïtes dont l’auteur parle.

Quoi qu’il en soit, on connut ces judaïtes avant que les disciples du Christ commençassent à faire un parti considérable dans le monde. Quelques bonnes gens les ont pris pour des hérétiques qui adoraient Judas Iscariote.

Les thérapeutes étaient une société différente des esséniens et des judaïtes ; ils ressemblaient aux gymnosophistes des Indes et aux brames. « Ils ont, dit Philon, un mouvement d’amour céleste qui les jette dans l’enthousiasme des bacchantes et des corybantes, et qui les met dans l’état de la contemplation à laquelle ils aspirent. Cette secte naquit dans Alexandrie, qui était toute remplie de Juifs, et s’étendit beaucoup dans l’Égypte. »

[48] Les récabites subsistaient encore[49] ; ils faisaient vœu de ne jamais boire de vin ; et c’est peut-être à leur exemple que Mahomet défendit cette liqueur à ses musulmans.

Les hérodiens regardaient Hérode premier du nom comme un messie, un envoyé de Dieu, qui avait rebâti le temple. Il est évident que les Juifs célébraient sa fête à Rome du temps de Néron, témoin les vers de Perse : Herodis venere dies, etc. (Sat. v, v. 180.)

Voici le jour d’ Hérode où tout infâme Juif
Fait fumer sa lanterne avec l’huile ou le suif.

Les disciples de Jean-Baptiste s’étendirent un peu en Égypte, mais principalement dans la Syrie, dans l’Arabie, et vers le golfe Persique. On les connaît aujourd’hui sous le nom de chrétiens de saint Jean ; il y en eut aussi dans l’Asie Mineure. Il est dit dans les Actes des apôtres (chap. xix) que Paul en rencontra plusieurs à Éphèse ; il leur dit : « Avez-vous reçu le Saint-Esprit? » Ils lui répondirent : « Nous n’avons pas seulement ouï dire qu’il y ait un Saint-Esprit. » Il leur dit : « Quel baptême avez-vous donc reçu ? » Ils lui répondirent : « Le baptême de Jean. »

[50] Les véritables chrétiens cependant jetaient, comme on sait, les fondements de la seule religion véritable.

Celui qui contribua le plus à fortifier cette société naissante fut ce Paul même qui l’avait persécutée avec le plus de violence. Il était né à Tarsis[51] en Cilicie[52], et fut élevé par le fameux docteur pharisien Gamaliel, disciple de Hillel. Les Juifs prétendent qu’il rompit avec Gamaliel, qui refusa de lui donner sa fille en mariage. On voit quelques traces de cette anecdote à la suite des Actes de sainte Thècle. Ces actes portent qu’il avait le front large, la tête chauve, les sourcils joints, le nez aquilin, la taille courte et grosse, et les jambes torses. Lucien, dans son Dialogue de Philopatris, semble faire un portrait assez semblable. On a douté qu’il fût citoyen romain, car en ce temps-là on n’accordait ce titre à aucun Juif[53] : ils avaient été chassés de Rome par Tibère, et Tarsis ne fut colonie romaine que près de cent ans après, sous Caracalla, comme le remarque Cellarius dans sa Géographie, liv. III, et Grotius dans son Commentaire sur les Actes, auxquels seuls nous devons nous en rapporter.

Dieu, qui était descendu sur la terre pour y être un exemple d’humilité et de pauvreté, donnait à son Église les plus faibles commencements, et la dirigeait dans ce même état d’humiliation dans lequel il avait voulu naître. Tous les premiers fidèles furent des hommes obscurs : ils travaillaient tous de leurs mains. L’apôtre saint Paul témoigne qu’il gagnait sa vie à faire des tentes[54]. Saint Pierre ressuscita la couturière Dorcas, qui faisait les robes des frères. L’assemblée des fidèles se tenait à Joppé, dans la maison d’un corroyeur nommé Simon, comme on le voit au chapitre ix des Actes des apôtres.

Les fidèles se répandirent secrètement en Grèce, et quelques-uns allèrent de là à Rome, parmi les Juifs à qui les Romains permettaient une synagogue. Ils ne se séparèrent point d’abord des Juifs : ils gardèrent la circoncision, et, comme on l’a déjà remarqué ailleurs[55], les quinze premiers évêques secrets de Jérusalem furent tous circoncis ou du moins de la nation juive.

Lorsque l’apôtre Paul prit avec lui Timothée, qui était fils d’un père gentil, il le circoncit lui-même dans la petite ville de Listre. Mais Tite, son autre disciple, ne voulut point se soumettre à la circoncision. Les frères disciples de Jésus furent unis aux Juifs, jusqu’au temps où Paul essuya une persécution à Jérusalem, pour avoir amené des étrangers dans le temple. Il était accusé par les Juifs de vouloir détruire la loi mosaïque par Jésus-Christ. C’est pour se laver de cette accusation que l’apôtre saint Jacques proposa à l’apôtre Paul de se faire raser la tête, et de s’aller purifier dans le temple avec quatre Juifs qui avaient fait vœu de se raser. « Prenez-les avec vous, lui dit Jacques (chap. xxi. Actes des apôtres) ; purifiez-vous avec eux, et que tout le monde sache que ce que l’on dit de vous est faux, et que vous continuez à garder la loi de Moïse. » Ainsi donc Paul, qui d’abord avait été le persécuteur sanguinaire de la sainte société établie par Jésus, Paul, qui depuis voulut gouverner cette société naissante, Paul, chrétien, judaïse « afin que le monde sache qu’on le calomnie quand on dit qu’il ne suit plus la loi mosaïque ».

Saint Paul n’en fut pas moins accusé d’impiété et d’hérésie, et son procès criminel dura longtemps ; mais on voit évidemment, par les accusations mêmes intentées contre lui, qu’il était venu à Jérusalem pour observer les rites judaïques.

Il dit à Festus ces propres paroles (chap. xxv des Actes) : « Je n’ai péché ni contre la loi juive, ni contre le temple. »

Les apôtres annonçaient Jésus-Christ comme un juste indignement persécuté, un prophète de Dieu, un fils de Dieu, envoyé aux Juifs pour la réformation des mœurs.

« La circoncision est utile, dit l’apôtre saint Paul (chap. ii, Épît. aux Rom.), si vous observez la loi ; mais si vous la violez, votre circoncision devient prépuce. Si un incirconcis garde la loi, il sera comme circoncis. Le vrai Juif est celui qui est Juif intérieurement. »

Quand cet apôtre parle de Jésus-Christ dans ses Épîtres, il ne révèle point le mystère ineffable de sa consubstantialité avec Dieu. « Nous sommes délivrés par lui (dit-il, chap. v, Épît. aux Rom.) de la colère de Dieu, Le don de Dieu s’est répandu sur nous par la grâce donnée à un seul homme, qui est Jésus-Christ. La mort a régné par le péché d’un seul homme ; les justes régneront dans la vie par un seul homme, qui est Jésus-Christ. »

Et au chap. viii : « Nous, les héritiers de Dieu, et les cohéritiers de Christ, » Et au chap. xvi : « À Dieu, qui est le honneur et gloire par Jésus-Christ... Vous êtes à Jésus-Christ, et Jésus-Christ à Dieu (I aux Corinth., chap. iii). »

Et (I aux Corinth., chap. xv, v. 27) : « Tout lui est assujetti, en exceptant sans doute Dieu, qui lui a assujetti toutes choses. »

On a eu quelque peine à expliquer le passage de l’Épître aux Philippiens : « Ne faites rien par une vaine gloire ; croyez mutuellement par humilité que les autres vous sont supérieurs ; ayez les mêmes sentiments que Christ-Jésus, qui, étant dans l’empreinte de Dieu, n’a point cru sa proie de s’égaler à Dieu. » Ce passage paraît très-bien approfondi et mis dans tout son jour dans une lettre qui nous reste des églises de Vienne et de Lyon, écrite l’an 117, et qui est un précieux monument de l’antiquité. On loue dans cette lettre la modestie de quelques fidèles. « Ils n’ont pas voulu, dit la lettre, prendre le grand titre de martyrs (pour quelques tribulations) à l’exemple de Jésus-Christ, lequel, étant empreint de Dieu, n’a pas cru sa proie la qualité d’égal à Dieu. » Origène dit aussi dans son Commentaire sur Jean : La grandeur de Jésus a plus éclaté quand il s’est humilié « que s’il eût fait sa proie d’être égal à Dieu ». En effet, l’explication contraire peut paraître un contre-sens. Que signifierait : « Croyez les autres supérieurs à vous ; imitez Jésus, qui n’a pas cru que c’était une proie, une usurpation de s’égaler à Dieu ? » Ce serait visiblement se contredire, ce serait donner un exemple de grandeur pour un exemple de modestie ; ce serait pécher contre la dialectique.

La sagesse des apôtres fondait ainsi l’Église naissante. Cette sagesse ne fut point altérée par la dispute qui survint entre les apôtres Pierre, Jacques et Jean, d’un côté, et Paul, de l’autre. Cette contestation arriva dans Antioche. L’apôtre Pierre, autrement Céphas, ou Simon Barjone, mangeait avec les Gentils convertis, et n’observait point avec eux les cérémonies de la loi, ni la distinction des viandes ; il mangeait, lui, Barnabé, et d’autres disciples, indifféremment du porc, des chairs étouffées, des animaux qui avaient le pied fendu et qui ne ruminaient pas ; mais plusieurs Juifs chrétiens étant arrivés, saint Pierre se remit avec eux à l’abstinence des viandes défendues, et aux cérémonies de la loi mosaïque.

Cette action paraissait très-prudente ; il ne voulait pas scandaliser les Juifs chrétiens ses compagnons ; mais saint Paul s’éleva contre lui avec un peu de dureté. « Je lui résistai, dit-il, à sa face, parce qu’il était blâmable. » (Épître aux Galates, chap. ii.)

Cette querelle paraît d’autant plus extraordinaire de la part de saint Paul qu’ayant été d’abord persécuteur il devait être modéré, et que, lui-même, il était allé sacrifier dans le temple à Jérusalem, qu’il avait circoncis son disciple Timothée, qu’il avait accompli les rites juifs, lesquels il reprochait alors à Céphas. Saint Jérôme prétend que cette querelle entre Paul et Céphas était feinte. Il dit dans sa première Homélie, tome III, qu’ils firent comme deux avocats qui s’échauffent et se piquent au barreau, pour avoir plus d’autorité sur leurs clients ; il dit que Pierre Céphas étant destiné à prêcher aux Juifs, et Paul aux Gentils, ils firent semblant de se quereller, Paul pour gagner les Gentils, et Pierre pour gagner les Juifs. Mais saint Augustin n’est point du tout de cet avis. « Je suis fâché, dit-il dans l’Épître à Jérôme, qu’un aussi grand homme se rende le patron du mensonge, patronum mendacii. »

[56] Cette dispute entre saint Jérôme et saint Augustin ne doit pas diminuer notre vénération pour eux, encore moins pour saint Paul et pour saint Pierre.

Au reste, si Pierre était destiné aux Juifs judaïsants, et Paul aux étrangers, il paraît probable que Pierre ne vint point à Rome. Les Actes des apôtres ne font aucune mention du voyage de Pierre en Italie.

Quoi qu’il en soit, ce fut vers l’an 60 de notre ère que les chrétiens commencèrent à se séparer de la communion juive ; et c’est ce qui leur attira tant de querelles et tant de persécutions de la part des synagogues répandues à Rome, en Grèce, dans l’Égypte et dans l’Asie. Ils furent accusés d’impiété, d’athéisme, par leurs frères juifs, qui les excommuniaient dans leurs synagogues trois fois les jours du sabbat. Mais Dieu les soutint toujours au milieu des persécutions.

Petit à petit, plusieurs Églises se formèrent, et la séparation devint entière entre les juifs et les chrétiens, avant la fin du ier siècle ; cette séparation était ignorée du gouvernement romain. Le sénat de Rome ni les empereurs n’entraient point dans ces querelles d’un petit troupeau que Dieu avait jusque-là conduit dans l’obscurité, et qu’il élevait par des degrés insensibles[57].

[58] Le christianisme s’établit en Grèce et à Alexandrie. Les chrétiens y eurent à combattre une nouvelle secte de Juifs devenus philosophes à force de fréquenter les Grecs ; c’était celle de la gnose ou des gnostiques ; il s’y mêla de nouveaux chrétiens. Toutes ces sectes jouissaient alors d’une entière liberté de dogmatiser, de conférer et d’écrire, quand les courtiers juifs établis dans Rome et dans Alexandrie ne les accusaient pas auprès des magistrats ; mais sous Domitien la religion chrétienne commença à donner quelque ombrage au gouvernement.

Le zèle de quelques chrétiens, qui n’était pas selon la science, n’empêcha pas l’Église de faire les progrès que Dieu lui destinait. Les chrétiens célébrèrent d’abord leurs mystères dans des maisons retirées, dans des caves, pendant la nuit : de là leur vint le titre de lucifugaces, selon Minucius Félix[59]. Philon les appelle gesséens. Leurs noms les plus communs, dans les quatre premiers siècles, chez les Gentils, étaient ceux de galiléens et de nazaréens ; mais celui de chrétiens a prévalu sur tous les autres.

Ni la hiérarchie ni les usages ne furent établis tout d’un coup ; les temps apostoliques furent différents des temps qui les suivirent.

La messe, qui se célèbre au matin, était la cène qu’on faisait le soir ; ces usages changèrent à mesure que l’Église se fortifia. Une société plus étendue exigea plus de règlements, et la prudence des pasteurs se conforma aux temps et aux lieux.

Saint Jérôme et Eusèbe rapportent que quand les Églises reçurent une forme, on y distingua peu à peu cinq ordres différents : les surveillants, èpiscopoï, d’où sont venus les évêques ; les anciens de la société, presbyteroï, les prêtres ; diaconoï, les servants ou diacres ; les pistoï, croyants, initiés, c’est-à-dire les baptisés, qui avaient part aux soupers des agapes, les catéchumènes, qui attendaient le baptême, et les énergumènes, qui attendaient qu’on les délivrât du démon. Aucun, dans ces cinq ordres, ne portait d’habit différent des autres ; aucun n’était contraint au célibat, témoin le livre de Tertullien dédié à sa femme, témoin l’exemple des apôtres. Aucune représentation, soit en peinture, soit en sculpture, dans leurs assemblées, pendant les deux premiers siècles ; point d’autels, encore moins de cierges, d’encens et d’eau lustrale. Les chrétiens cachaient soigneusement leurs livres aux Gentils : ils ne

les confiaient qu’aux initiés ; il n’était pas même permis aux catéchumènes de réciter l’Oraison dominicale.
DU POUVOIR DE CHASSER LES DIABLES DONNÉ À L’ÉGLISE.

Ce qui distinguait le plus les chrétiens, et ce qui a duré jusqu’à nos derniers temps, était le pouvoir de chasser les diables avec le signe de la croix. Origène, dans son traité contre Celse, avoue, au nombre 133, qu’Antinoüs, divinisé par l’empereur Adrien, faisait des miracles en Égypte par la force des charmes et des prestiges ; mais il dit que les diables sortent du corps des possédés à la prononciation du seul nom de Jésus.

Tertullien va plus loin, et, du fond de l’Afrique où il était, il dit, dans son Apologétique, au chapitre xxiii : « Si vos dieux ne confessent pas qu’ils sont des diables à la présence d’un vrai chrétien, nous voulons bien que vous répandiez le sang de ce chrétien. » Y a-t-il une démonstration plus claire ?

En effet Jésus-Christ envoya ses apôtres pour chasser les démons. Les Juifs avaient aussi de son temps le don de les chasser, car lorsque Jésus eut délivré des possédés, et eut envoyé les diables dans les corps d’un troupeau de deux mille cochons, et qu’il eut opéré d’autres guérisons pareilles, les pharisiens dirent : « Il chasse les démons par la puissance de Belzébuth. — Si c’est par Belzébuth que je les chasse, répondit Jésus, par qui vos fils les chassent-ils ? » Il est incontestable que les Juifs se vantaient de ce pouvoir : ils avaient des exorcistes et des exorcismes ; on invoquait le nom de Dieu, de Jacob et d’Abraham ; on mettait des herbes consacrées dans le nez des démoniaques. (Josèphe rapporte une partie de ces cérémonies.) Ce pouvoir sur les diables, que les Juifs ont perdu, fut transmis aux chrétiens, qui semblent aussi l’avoir perdu depuis quelque temps.

Dans le pouvoir de chasser les démons était compris celui de détruire les opérations de la magie : car la magie fut toujours en vigueur chez toutes les nations. Tous les Pères de l’Église rendent témoignage à la magie. Saint Justin avoue dans son Apologétique, au livre III, qu’on évoque souvent les âmes des morts, et il en tire un argument en faveur de l’immortalité de l’âme. Lactance, au livre VII de ses Institutions divines, dit que « si on osait nier l’existence des âmes après la mort, le magicien vous en convaincrait bientôt en les faisant paraître ». Irénée, Clément Alexandrin, Tertullien, l’évêque Cyprien, tous affirment la même chose. Il est vrai qu’aujourd’hui

tout est changé, et qu’il n’y a pas plus de magiciens que de démoniaques. Mais Dieu est le maître d’avertir les hommes par des prodiges dans certains temps, et de les faire cesser dans d’autres.
DES MARTYRS DE L’ÉGLISE.

Quand les sociétés chrétiennes devinrent un peu nombreuses, et que plusieurs s’élevèrent contre le culte de l’empire romain, les magistrats sévirent contre elles, et les peuples surtout les persécutèrent. On ne persécutait point les Juifs qui avaient des priviléges particuliers, et qui se renfermaient dans leurs synagogues ; on leur permettait l’exercice de leur religion, comme on fait encore aujourd’hui à Rome ; on souffrait tous les cultes divers répandus dans l’empire, quoique le sénat ne les adoptât pas.

Mais les chrétiens se déclarant ennemis de tous ces cultes, et surtout de celui de l’empire, furent exposés plusieurs fois à ces cruelles épreuves.

Un des premiers et des plus célèbres martyrs fut Ignace, évêque d’Antioche, condamné par l’empereur Trajan lui-même, alors en Asie, et envoyé par ses ordres à Rome, pour être exposé aux bêtes, dans un temps où l’on ne massacrait point à Rome les autres chrétiens. On ne sait point précisément de quoi il était accusé auprès de cet empereur, renommé d’ailleurs pour sa clémence : il fallait que saint Ignace eût de bien violents ennemis. Quoi qu’il en soit, l’histoire de son martyre rapporte qu’on lui trouva le nom de Jésus-Christ gravé sur le cœur, en caractères d’or ; et c’est de là que les chrétiens prirent en quelques endroits le nom de Théophores, qu’Ignace s’était donné à lui-même.

On nous a conservé une lettre de lui[60], par laquelle il prie les évêques et les chrétiens de ne point s’opposer à son martyre : soit que dès lors les chrétiens fussent assez puissants pour le délivrer, soit que parmi eux quelques-uns eussent assez de crédit pour obtenir sa grâce. Ce qui est encore très-remarquable, c’est qu’on souffrit que les chrétiens de Rome vinssent au-devant de lui, quand il fut amené dans cette capitale ; ce qui prouverait évidemment qu’on punissait en lui la personne, et non pas la secte.

Les persécutions ne furent pas continuées. Origène, dans son livre III contre Celse, dit : « On peut compter facilement les chrétiens qui sont morts pour leur religion, parce qu’il en est mort peu, et seulement de temps en temps et par intervalles, »

Dieu eut un si grand soin de son Église, que, malgré ses ennemis, il fit en sorte qu’elle tînt cinq conciles dans le premier siècle, seize dans le second, et trente dans le troisième ; c’est- à-dire des assemblées secrètes et tolérées. Ces assemblées furent quelquefois défendues, quand la fausse prudence des magistrats craignit qu’elles ne devinssent tumultueuses. Il nous est resté peu de procès-verbaux des proconsuls et des préteurs qui condamnèrent les chrétiens à mort. Ce seraient les seuls actes sur lesquels on pût constater les accusations portées contre eux, et leurs supplices.

Nous avons un fragment de Denis d’Alexandrie, dans lequel il rapporte l’extrait du greffe d’un proconsul d’Égypte, sous l’empereur Valérien ; le voici :

Denis, Fauste, Maxime, Marcel et Chéremon, ayant été introduits à l’audience, le préfet Émilien leur a dit : « Vous avez pu connaître par les entretiens que j’ai eus avec vous, et par tout ce que je vous ai écrit, combien nos princes ont témoigné de bonté à votre égard ; je veux bien encore vous le redire : ils font dépendre votre conservation et votre salut de vous-mêmes, et votre destinée est entre vos mains. Ils ne demandent de vous qu’une seule chose, que la raison exige de toute personne raisonnable : c’est que vous adoriez les dieux protecteurs de leur empire, et que vous abandonniez cet autre culte si contraire à la nature et au bon sens. »

Denis a répondu : « Chacun n’a pas les mêmes dieux, et chacun adore ceux qu’il croit l’être véritablement. »

Le préfet Émilien a repris : « Je vois bien que vous êtes des ingrats, qui abusez des bontés que les empereurs ont pour vous. Eh bien ! vous ne demeurerez pas davantage dans cette ville, et je vous envoie à Céphro dans le fond de la Libye ; ce sera là le lieu de votre bannissement, selon l’ordre que j’en ai reçu de nos empereurs : au reste, ne pensez pas y tenir vos assemblées, ni aller faire vos prières dans ces lieux que vous nommez des cimetières ; cela vous est absolument défendu, je ne le permettrai à personne. »

Rien ne porte plus les caractères de vérité que ce procès-verbal. On voit par là qu’il y avait des temps où les assemblées étaient prohibées. C’est ainsi qu’en France il est défendu aux calvinistes de s’assembler ; on a même quelquefois fait pendre et rouer des ministres ou prédicants qui tenaient des assemblées malgré les lois ; et depuis 1745, il y en a eu six de pendus. C’est ainsi qu’en Angleterre et en Irlande les assemblées sont défendues aux catholiques romains, et il y a eu des occasions où les délinquants ont été condamnés à la mort.

Malgré ces défenses portées par les lois romaines, Dieu inspira à plusieurs empereurs de l’indulgence pour les chrétiens. Dioclétien même, qui passe chez les ignorants pour un persécuteur, Dioclétien, dont la première année de règne est encore l’époque de l’ère des martyrs, fut, pendant plus de dix-huit ans, le protecteur déclaré du christianisme, au point que plusieurs chrétiens eurent des charges principales auprès de sa personne. Il épousa même une chrétienne ; il souffrit que dans Nicomédie, sa résidence, il y eût une superbe église élevée vis-à-vis son palais.

Le césar Galerius, ayant malheureusement été prévenu contre les chrétiens, dont il croyait avoir à se plaindre, engagea Dioclétien à faire détruire la cathédrale de Nicomédie. Un chrétien plus zélé que sage mit en pièces l’édit de l’empereur ; et de là vint cette persécution si fameuse, dans laquelle il y eut plus de deux cents personnes exécutées à mort dans l’empire romain, sans compter ceux que la fureur du petit peuple, toujours fanatique et toujours barbare, fit périr contre les formes juridiques.

Il y eut en divers temps un si grand nombre de martyrs qu’il faut bien se donner de garde d’ébranler la vérité de l’histoire de ces véritables confesseurs de notre sainte religion, par un mélange dangereux de fables et de faux martyrs.

Le bénédictin dom Ruinart, par exemple, homme d’ailleurs aussi instruit qu’estimable et zélé, aurait dû choisir avec plus de discrétion ses Actes sincères[61]. Ce n’est pas assez qu’un manuscrit soit tiré de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, ou d’un couvent de célestins de Paris, conforme à un manuscrit des feuillants, pour que cet acte soit authentique ; il faut que cet acte soit ancien, écrit par des contemporains, et qu’il porte d’ailleurs tous les caractères de la vérité.

Il aurait pu se passer de rapporter l’aventure du jeune Romanus, arrivée en 303. Ce jeune Romain avait obtenu son pardon de Dioclétien dans Antioche. Cependant il dit que le juge Asclépiade le condamna à être brûlé : des Juifs présents à ce spectacle se moquèrent du jeune saint Romanus, et reprochèrent aux chrétiens que leur Dieu les laissait brûler, lui qui avait délivré Sidrac, Misac et Abdenago, de la fournaise ; qu’aussitôt il s’éleva, dans le temps le plus serein, un orage qui éteignit le feu ; qu’alors le juge ordonna qu’on coupât la langue au jeune Romanus ; que le premier médecin de l’empereur, se trouvant là, fit officieusement la fonction de bourreau, et lui coupa la langue dans la racine ; qu’aussitôt le jeune homme, qui était bègue auparavant, parla avec beaucoup de liberté ; que l’empereur fut étonné que l’on parlât si bien sans langue ; que le médecin, pour réitérer cette expérience, coupa sur-le-champ la langue à un passant, lequel en mourut subitement[62].

Eusèbe, dont le bénédictin Ruinart a tiré ce conte, devait respecter assez les vrais miracles opérés dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament (desquels personne ne doutera jamais) pour ne pas leur associer des histoires si suspectes, lesquelles pourraient scandaliser les faibles.

Cette dernière persécution ne s’étendit pas dans tout l’empire. Il y avait alors en Angleterre quelque christianisme, qui s’éclipsa bientôt pour reparaître ensuite sous les rois saxons. Les Gaules méridionales et l’Espagne étaient remplies de chrétiens. Le césar Constance Chlore les protégea beaucoup dans toutes ses provinces. Il avait une concubine qui était chrétienne, c’est la mère de Constantin, connue sous le nom de sainte Hélène : car il n’y eut jamais de mariage avéré entre elle et lui, et il la renvoya même dès l’an 292, quand il épousa la fille de Maximien Hercule ; mais elle avait conservé sur lui beaucoup d’ascendant, et lui avait inspiré une grande affection pour notre sainte religion.


DE L’ÉTABLISSEMENT DE L’ÉGLISE SOUS CONSTANTIN.

La divine Providence préparait ainsi, par des voies qui semblent humaines, le triomphe de son Église.

Constance Chlore mourut en 306 à York en Angleterre, dans un temps où les enfants qu’il avait de la fille d’un césar étaient en bas âge, et ne pouvaient prétendre à l’empire. Constantin eut la confiance de se faire élire à York par cinq ou six mille soldats, allemands, gaulois et anglais pour la plupart. Il n’y avait pas d’apparence que cette élection, faite sans le consentement de Rome, du sénat et des armées, pût prévaloir ; mais Dieu lui donna la victoire sur Maxentius élu à Rome, et le délivra enfin de tous ses collègues. On ne peut dissimuler qu’il ne se rendît d’abord indigne des faveurs du ciel, par le meurtre de tous ses proches, et enfin de sa femme et de son fils.

On peut douter de ce que Zosime rapporte à ce sujet. Il dit que Constantin, agité de remords après tant de crimes, demanda aux pontifes de l’empire s’il y avait quelque expiation pour lui, et qu’ils lui dirent qu’ils n’en connaissaient pas. Il est bien vrai qu’il n’y en avait point eu pour Néron, et qu’il n’avait osé assister aux sacrés mystères en Grèce. Cependant les tauroboles étaient en usage, et il est bien difficile de croire qu’un empereur tout-puissant n’ait pu trouver un prêtre qui voulût lui accorder des sacrifices expiatoires. Peut-être même est-il encore moins croyable que Constantin, occupé de la guerre, de son ambition, de ses projets, et environné de flatteurs, ait eu le temps d’avoir des remords. Zosime ajoute qu’un prêtre égyptien arrivé d’Espagne, qui avait accès à sa porte, lui promit l’expiation de tous ses crimes dans la religion chrétienne. On a soupçonné que ce prêtre était Ozius, évêque de Cordoue.

[63] Quoi qu’il en soit, Dieu réserva Constantin pour l’éclairer et pour en faire le protecteur de l’Église. Ce prince fit bâtir sa ville de Constantinople, qui devint le centre de l’empire et de la religion chrétienne. Alors l’Église prit une forme auguste. Et il est à croire que, lavé par son baptême et repentant à sa mort, il obtint miséricorde, quoiqu’il soit mort arien. Il serait bien dur que tous les partisans des deux évêques Eusèbe eussent été damnés.

Dès l’an 314, avant que Constantin résidât dans sa nouvelle ville, ceux qui avaient persécuté les chrétiens furent punis par eux de leurs cruautés. Les chrétiens jetèrent la femme de Maximien dans l’Oronte ; ils égorgèrent tous ses parents ; ils massacrèrent dans l’Égypte et dans la Palestine les magistrats qui s’étaient le plus déclarés contre le christianisme. La veuve et la fille de Dioclétien s’étant cachées à Thessalonique furent reconnues, et leurs corps jetés dans la mer. Il eût été à souhaiter que les chrétiens eussent moins écouté l’esprit de vengeance ; mais Dieu, qui punit selon sa justice, voulut que les mains des chrétiens fussent teintes du sang de leurs persécuteurs, sitôt que ces chrétiens furent en liberté d’agir[64].

Constantin convoqua, assembla dans Nicée, vis-à-vis de Constantinople, le premier concile œcuménique, auquel présida Ozius. On y décida la grande question qui agitait l’Église, touchant la divinité de Jésus-Christ[65].

On sait assez comment l’Église, ayant combattu trois cents ans contre les rites de l’empire romain, combattit ensuite contre elle-même, et fut toujours militante et triomphante.

Dans la suite des temps, l’Église grecque presque tout entière, et toute l’Église d’Afrique, devinrent esclaves sous les Arabes, et ensuite sous les Turcs[66], qui élevèrent la religion mahométane sur les ruines de la chrétienne. L’Église romaine subsista, mais toujours souillée de sang par plus de six cents ans de discorde entre l’empire d’Occident et le sacerdoce. Ces querelles mêmes la rendirent très-puissante. Les évêques, les abbés en Allemagne, se firent tous princes, et les papes acquirent peu à peu la domination absolue dans Rome et dans un pays considérable. Ainsi Dieu éprouva son Église par les humiliations, par les troubles, par les crimes, et par la splendeur.

Cette Église latine perdit au xvie siècle la moitié de l’Allemagne, le Danemark, la Suède, l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, la meilleure partie de la Suisse, la Hollande ; elle a gagné plus de terrain en Amérique par les conquêtes des Espagnols, qu’elle n’en a perdu en Europe ; mais avec plus de territoire elle a bien moins de sujets.

La Providence divine semblait destiner le Japon, Siam, l’Inde et la Chine, à se ranger sous l’obéissance du pape, pour le récompenser de l’Asie Mineure, de la Syrie, de la Grèce, de l’Égypte, de l’Afrique, de la Russie, et des autres États perdus dont nous avons parlé. Saint François Xavier, qui porta le saint Évangile aux Indes-Orientales et au Japon, quand les Portugais y allèrent chercher des marchandises, fit un très-grand nombre de miracles, tous attestés par les RR. PP. jésuites : quelques-uns disent qu’il ressuscita neuf morts ; mais le R. P. Ribadeneira, dans sa Fleur des saints[67] se borne à dire qu’il n’en ressuscita que quatre : c’est bien assez. La Providence voulut qu’en moins de cent années il y eût des milliers de catholiques romains dans les îles du Japon ; mais le diable sema son ivraie au milieu du bon grain. Les jésuites, à ce qu’on croit, formèrent une conjuration suivie d’une guerre civile, dans laquelle tous les chrétiens furent exterminés en 1638. Alors la nation ferma ses ports à tous les étrangers, excepté aux Hollandais, qu’on regardait comme des marchands, et non pas comme des chrétiens, et qui furent d’abord obligés de marcher sur la croix pour obtenir la permission de vendre leurs denrées dans la prison où on les renferme lorsqu’ils abordent à Nangazaki.

La religion catholique, apostolique et romaine, fut proscrite à la Chine dans nos derniers temps, mais d’une manière moins cruelle. Les RR. PP. jésuites n’avaient pas, à la vérité, ressuscité des morts à la cour de Pékin ; ils s’étaient contentés d’enseigner l’astronomie, de fondre du canon, et d’être mandarins. Leurs malheureuses disputes avec des dominicains et d’autres scandalisèrent à tel point le grand empereur Yong-tching que ce prince, qui était la justice et la bonté même, fut assez aveugle pour ne plus permettre qu’on enseignât notre sainte religion, dans laquelle nos missionnaires ne s’accordaient pas. Il les chassa avec une bonté parternelle, leur fournissant des subsistances et des voitures jusqu’aux confins de son empire.

Toute l’Asie, toute l’Afrique, la moitié de l’Europe, tout ce qui appartient aux Anglais, aux Hollandais, dans l’Amérique, toutes les hordes américaines non domptées, toutes les terres australes, qui sont une cinquième partie du globe, sont demeurées la proie du démon, pour vérifier cette sainte parole : « Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. » (Matth., xx, 16[68].)


DE LA SIGNIFICATION DU MOT ÉGLISE. PORTRAIT DE L’ÉGLISE PRIMITIVE, DÉGÉNÉRATION. EXAMEN DES SOCIÉTÉS QUI ONT VOULU RÉTABLIR L’ÉGLISE PRIMITIVE, ET PARTICULIÈREMENT DES PRIMITIFS APPELÉS QUAKERS.

Ce mot grec signifiait, chez les Grecs, assemblée du peuple. Quand on traduisit les livres hébreux en grec, on rendit synagogue par église, et on se servit du même nom pour exprimer la société juive, la congrégation politique, l’assemblée juive, le peuple juif. Ainsi, il est dit dans les Nombres[69] : « Pourquoi avez-vous mené l’Église dans le désert ? » et dans le Deutéronome[70] : « L’eunuque, le Moabite, l’Ammonite, n’entreront pas dans l’Église ; les Iduméens, les Égyptiens, n’entreront dans l’Église qu’à la troisième génération. »

Jésus-Christ dit dans saint Matthieu[71] : « Si votre frère a péché contre vous (vous a offensé), reprenez-le entre vous et lui. Prenez, amenez avec vous un ou deux témoins, afin que tout s’éclaircisse par la bouche de deux ou trois témoins ; et s’il ne les écoute pas, plaignez-vous à l’assemblée du peuple, à l’Église ; et s’il n’écoute pas l’Église, qu’il soit comme un Gentil, ou un receveur des deniers publics. Je vous dis, ainsi soit-il, en vérité, tout ce que vous aurez lié sur terre sera lié au ciel, et ce que vous aurez délié sur terre sera délié au ciel. » (Allusion aux clefs des portes, dont on liait et déliait la courroie.)

Il s’agit ici de deux hommes dont l’un a offensé l’autre et persiste. On ne pouvait le faire comparaître dans l’assemblée, dans l’Église chrétienne : il n’y en avait point encore ; on ne pouvait faire juger cet homme dont son compagnon se plaignait par un évêque et par les prêtres qui n’existaient pas encore ; de plus, ni les prêtres juifs ni les prêtres chrétiens ne furent jamais juges des querelles entre particuliers : c’était une affaire de police ; les évêques ne devinrent juges que vers le temps de Valentinien III.

Les commentateurs ont donc conclu que l’écrivain sacré de cet Évangile fait parler ici notre Seigneur par anticipation ; que c’est une allégorie, une prédiction de ce qui arrivera quand l’Église chrétienne sera formée et établie.

Selden fait une remarque importante sur ce passage[72] : c’est qu’on n’excommuniait point chez les Juifs les publicains, les receveurs des deniers royaux. Le petit peuple pouvait les détester ; mais étant des officiers nécessaires, nommés par le prince, il n’était jamais tombé dans la tête de personne de vouloir les séparer de l’assemblée. Les Juifs étaient alors sous la domination du proconsul de Syrie, qui étendait sa juridiction jusqu’aux confins de la Galilée et jusque dans l’île de Chypre, où il avait des vice-gérents. Il aurait été très-imprudent de marquer publiquement son horreur pour les officiers légaux du proconsul. L’injustice même eût été jointe à l’imprudence : car les chevaliers romains, fermiers du domaine public, les receveurs de l’argent de César, étaient autorisés par les lois.

Saint Augustin, dans son sermon lxxxi, peut fournir des réflexions pour l’intelligence de ce passage. Il parle de ceux qui gardent leur haine, qui ne veulent point pardonner. « Cœpisti habere fratrem tuum tanquam publicanum. Ligas illum in terra ; sed ut juste alliges, vide : nam injusta vincula disrumpit justitia. Quum autem correxeris et concordaveris cum fratre tuo, solvisti eum in terra. — Vous regardez votre frère comme un publicain : c’est l’avoir lié sur la terre ; mais voyez si vous le liez justement, car la justice rompt les liens injustes ; mais si vous avez corrigé votre frère, si vous vous êtes accordé avec lui, vous l’avez délié sur la terre. »

Il semble, par la manière dont saint Augustin s’explique, que l’offensé ait fait mettre l’offenseur en prison, et qu’on doive entendre que s’il est jeté dans les liens sur la terre, il est aussi dans les liens célestes ; mais que si l’offensé est inexorable, il devint lié lui-même. Il n’est point question de l’Église dans l’explication de saint Augustin ; il ne s’agit que de pardonner ou de ne pardonner pas une injure. Saint Augustin ne parle point ici du droit sacerdotal de remettre les péchés de la part de Dieu. C’est un droit reconnu ailleurs, un droit dérivé du sacrement de la confession. Saint Augustin, tout profond qu’il est dans les types et dans les allégories, ne regarde pas ce fameux passage comme une allusion à l’absolution donnée ou refusée par les ministres de l’Église catholique romaine dans le sacrement de pénitence.


DU NOM D’ÉGLISE DANS LES SOCIÉTÉS CHRÉTIENNES.

On ne reconnaît dans plusieurs États chrétiens que quatre Églises, la grecque, la romaine, la luthérienne, la réformée ou calviniste. Il en est ainsi en Allemagne ; les primitifs ou quakers, les anabaptistes, les sociniens, les mennonites, les piétistes, les moraves, les juifs et autres, ne forment point d’église. La religion juive a conservé le titre de synagogue. Les sectes chrétiennes qui sont tolérées n’ont que des assemblées secrètes, des conventicules : il en est de même à Londres.

On ne reconnaît l’Église catholique ni en Suède, ni en Danemark, ni dans les parties septentrionales de l’Allemagne, ni en Hollande, ni dans les trois quarts de la Suisse, ni dans les trois royaumes de la Grande-Bretagne.

DE LA PRIMITIVE ÉGLISE, ET DE CEUX QUI ONT CRU LA RÉTABLIR.

Les Juifs, ainsi que tous les peuples de Syrie, furent divisés en plusieurs petites congrégations religieuses, comme nous l’avons vu : toutes tendaient à une perfection mystique.

Un rayon plus pur de lumière anima les disciples de saint Jean, qui subsistent encore vers Mosul. Enfin vint sur la terre le fils de Dieu annoncé par saint Jean. Ses disciples furent constamment tous égaux. Jésus leur avait dit expressément[73] : « Il n’y aura parmi vous ni premier ni dernier... Je suis venu pour servir, et non pour être servi... Celui qui voudra être le maître des autres les servira. »

Une preuve d’égalité c’est que les chrétiens, dans les commencements, ne prirent d’autre nom que celui de frères. Ils s’assemblaient et attendaient l’esprit ; ils prophétisaient quand ils étaient inspirés. Saint Paul, dans sa première lettre aux Corinthiens, leur dit[74] : « Si dans votre assemblée chacun de vous a le don du cantique, celui de la doctrine, celui de l’apocalypse, celui des langues, celui d’interpréter, que tout soit à l’édification. Si quelqu’un parle de la langue comme deux ou trois, et par parties, qu’il y en ait un qui interprète.

« Que deux ou trois prophètes parlent, que les autres jugent ; et que si quelque chose est révélé à un autre, que le premier se taise : car vous pouvez tous prophétiser chacun à part, afin que tous apprennent et que tous exhortent ; l’esprit de prophétie est soumis aux prophètes : car le Seigneur est un Dieu de paix... Ainsi donc, mes frères, ayez tous l’émulation de prophétiser, et n’empêchez point de parler des langues. »

J’ai traduit mot à mot, par respect pour le texte, et pour ne point entrer dans des disputes de mots.

Saint Paul, dans la même épître, convient que les femmes peuvent prophétiser, quoiqu’il leur défende au chapitre xiv de parler dans les assemblées. « Toute femme, dit-il[75], priant ou prophétisant sans avoir un voile sur la tête, souille sa tête : car c’est comme si elle était chauve. »

Il est clair, par tous ces passages et par beaucoup d’autres, que les premiers chrétiens étaient tous égaux, non-seulement comme frères en Jésus-Christ, mais comme également partagés. L’esprit se communiquait également à eux ; ils parlaient également diverses langues ; ils avaient également le don de prophétiser, sans distinction de rang, ni d’âge, ni de sexe.

Les apôtres, qui enseignaient les néophytes, avaient sans doute sur eux cette prééminence naturelle que le précepteur a sur l’écolier ; mais de juridiction, de puissance temporelle, de ce qu’on appelle honneurs dans le monde, de distinction dans l’habillement, de marque de supériorité, ils n’en avaient assurément aucune, ni ceux qui leur succédèrent. Ils possédaient une autre grandeur bien différente : celle de la persuasion.

Les frères mettaient leur argent en commun[76]. Ce furent eux-mêmes qui choisirent sept d’entre eux pour avoir soin des tables et de pourvoir aux nécessités communes. Ils élurent dans Jérusalem même ceux que nous nommons Étienne, Philippe, Procore, Nicanor, Timon, Parmenas, et Nicolas. Ce qu’on peut remarquer, c’est que parmi ces sept élus par la communauté juive il y a six Grecs.

Après les apôtres, on ne trouve aucun exemple d’un chrétien qui ait eu sur les autres chrétiens d’autre pouvoir que celui d’enseigner, d’exhorter, de chasser les démons du corps des énergumènes, de faire des miracles. Tout est spirituel ; rien ne se ressent des pompes du monde. Ce n’est guère que dans le iiie siècle que l’esprit d’orgueil, de vanité, d’intérêt, se manifesta de tous côtés chez les fidèles.

Les agapes étaient déjà de grands festins ; on leur reprochait le luxe et la bonne chère. Tertullien l’avoue[77] : « Oui, dit-il, nous faisons grande chère ; mais dans les mystères d’Athènes et d’Égypte ne fait-on pas bonne chère aussi ? Quelque dépense que nous fassions, elle est utile et pieuse, puisque les pauvres en profitent. — Quantiscumque sumptibus constet, lucrum est pietatis, siquidem inopes refrigerio isto juvamus. »

Dans ce temps-là même, des sociétés de chrétiens qui osaient se dire plus parfaites que les autres, les montanistes par exemple, qui se vantaient de tant de prophéties et d’une morale si austère, qui regardaient les secondes noces comme des adultères, et la fuite de la persécution comme une apostasie, qui avaient si publiquement des convulsions sacrées et des extases, qui prétendaient parler à Dieu face à face, furent convaincus, à ce qu’on prétend, de mêler le sang d’un enfant d’un an au pain de l’eucharistie. Ils attirèrent sur les véritables chrétiens ce cruel reproche, qui les exposa aux persécutions.

Voici comme ils s’y prenaient, selon saint Augustin[78] ; ils piquaient avec des épingles tout le corps de l’enfant, ils pétrissaient la farine avec ce sang et en faisaient un pain : s’il en mourait, ils l’honoraient comme un martyr.

Les mœurs étaient si corrompues que les saints Pères ne cessaient de s’en plaindre. Écoutez saint Cyprien, dans son livre des Tombés [79] : « Chaque prêtre, dit-il, court après les biens et les honneurs avec une fureur insatiable. Les évêques sont sans religion, les femmes sans pudeur ; la friponnerie règne ; on jure, on se parjure ; les animosités divisent les chrétiens ; les évêques abandonnent les chaires pour courir aux foires et pour s’enrichir par le négoce ; enfin nous nous plaisons à nous seuls, et nous déplaisons à tout le monde. »

Avant ces scandales, le prêtre Novatien en avait donné un bien funeste aux fidèles de Rome : il fut le premier antipape. L’épiscopat de Rome, quoique secret et exposé à la persécution, était un objet d’ambition et d’avarice par les grandes contributions des chrétiens, et par l’autorité de la place.

Ne répétons point ici ce qui est déposé dans tant d’archives, ce qu’on entend tous les jours dans la bouche des personnes instruites, ce nombre prodigieux de schismes et de guerres ; six cents années de querelles sanglantes entre l’empire et le sacerdoce ; l’argent des nations coulant par mille canaux, tantôt à Rome, tantôt dans Avignon, lorsque les papes y fixèrent leur séjour pendant soixante et douze ans ; et le sang coulant dans toute l’Europe, soit pour l’intérêt d’une tiare si inconnue à Jésus-Christ, soit pour des questions inintelligibles dont il n’a jamais parlé. Notre religion n’en est pas moins vraie, moins sacrée, moins divine, pour avoir été souillée si longtemps dans le crime et plongée dans le carnage.

Quand la fureur de dominer, cette terrible passion du cœur humain, fut parvenue à son dernier excès, lorsque le moine Hildebrand[80] élu contre les lois évêque de Rome, arracha cette capitale aux empereurs, et défendit à tous les évêques d’Occident de porter l’ancien nom de pape pour se l’attribuer à lui seul ; lorsque les évêques d’Allemagne, à son exemple, se rendirent souverains, que tous ceux de France et d’Angleterre tâchèrent d’en faire autant, il s’éleva, depuis ces temps affreux jusqu’à nos jours, des sociétés chrétiennes qui sous cent noms différents voulurent rétablir l’égalité primitive dans le christianisme.

Mais ce qui avait été praticable dans une petite société cachée au monde ne l’était plus dans de grands royaumes. L’Église militante et triomphante ne pouvait plus être l’Église ignorée et humble. Les évêques, les grandes communautés monastiques riches et puissantes, se réunissant sous les étendards du pontife de la Rome nouvelle, combattirent alors pro aris et pro focis, pour leurs autels et pour leurs foyers. Croisades, armées, siéges, batailles, rapines, tortures, assassinats par la main des bourreaux, assassinats par la main des prêtres des deux partis, poisons, dévastations par le fer et par la flamme, tout fut employé pour soutenir ou pour humilier la nouvelle administration ecclésiastique ; et le berceau de la primitive Église fut tellement caché sous les flots de sang et sous les ossements des morts qu’on put à peine le retrouver.


DES PRIMITIFS APPELÉS QUAKERS[81].

Les guerres religieuses et civiles de la Grande-Bretagne ayant désolé l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande, dans le règne infortuné de Charles Ier, Guillaume Penn, fils d’un vice-amiral, résolut d’aller rétablir ce qu’il appelait la primitive Église sur les rivages de l’Amérique septentrionale, dans un climat doux, qui lui parut fait pour ses mœurs. Sa secte était nommée celle des trembleurs : dénomination ridicule, mais qu’ils méritaient par les tremblements de corps qu’ils affectaient en prêchant, et par un nasillonnement qui ne fut dans l’Église romaine que le partage d’une espèce de moines appelés capucins. Mais on peut, en parlant du nez et en se secouant, être doux, frugal, modeste, juste, charitable. Personne ne nie que cette société de primitifs ne donnât l’exemple de toutes ces vertus.

Penn voyait que les évêques anglicans et les presbytériens avaient été la cause d’une guerre affreuse pour un surplis, des manches de linon et une liturgie ; il ne voulut ni liturgie, ni linon, ni surplis : les apôtres n’en avaient point. Jésus-Christ n’avait baptisé personne ; les associés de Penn ne voulurent point être baptisés.

Les premiers fidèles étaient égaux : ces nouveaux venus prétendirent l’être autant qu’il est possible. Les premiers disciples reçurent l’esprit et parlaient dans l’assemblée ; ils n’avaient ni autels, ni temples, ni ornements, ni cierges, ni encens, ni cérémonies : Penn et les siens se flattèrent de recevoir l’esprit, et renoncèrent à toute cérémonie, à tout appareil. La charité était précieuse aux disciples du Sauveur : ceux de Penn firent une bourse commune pour secourir les pauvres. Ainsi ces imitateurs des esséniens et des premiers chrétiens, quoique errant dans les dogmes et dans les rites, étaient pour toutes les autres sociétés chrétiennes un modèle étonnant de morale et de police.

Enfin cet homme singulier alla s’établir avec cinq cents des siens dans le canton alors le plus sauvage de l’Amérique. La reine Christine de Suède avait voulu y fonder une colonie qui n’avait pas réussi ; les primitifs de Penn eurent plus de succès.

C’était sur les bords de la rivière Delaware, vers le quarantième degré. Cette contrée n’appartenait au roi d’Angleterre que parce qu’elle n’était réclamée alors par personne, et que les peuples nommés par nous sauvages, qui auraient pu la cultiver, avaient toujours demeuré assez loin dans l’épaisseur des forêts. Si l’Angleterre n’avait eu ce pays que par droit de conquête, Penn et ses primitifs auraient eu en horreur un tel asile. Ils ne regardaient ce prétendu droit de conquête que comme une violation du droit de la nature et comme une rapine.

Le roi Charles II déclara Penn souverain de tout ce pays désert, par l’acte le plus authentique, du 4 mars 1681. Penn, dès l’année suivante, y promulgua ses lois. La première fut la liberté civile entière, de sorte que chaque colon possédant cinquante acres de terre était membre de la législation ; la seconde, une défense expresse aux avocats et aux procureurs de prendre jamais d’argent ; la troisième, l’admission de toutes les religions, et la permission même à chaque habitant d’adorer Dieu dans sa maison, sans assister jamais à aucun culte public.

Voici cette loi telle qu’elle est portée :

« La liberté de conscience étant un droit que tous les hommes ont reçu de la nature avec l’existence, et que tous les gens paisibles doivent maintenir, il est fermement établi que personne ne sera forcé d’assister à aucun exercice public de religion.

« Mais il est expressément donné plein pouvoir à chacun de faire librement l’exercice public ou privé de sa religion, sans qu’on puisse y apporter aucun trouble ni empêchement, sous aucun prétexte, pourvu qu’il fasse profession de croire en un seul Dieu éternel, tout-puissant, créateur, conservateur, gouverneur de l’univers, et qu’il remplisse tous les devoirs de la société civile, auxquels on est obligé envers ses compatriotes. »

Cette loi est encore plus indulgente, plus humaine que celle qui fut donnée aux peuples de la Caroline par Locke, le Platon de l’Angleterre, si supérieur au Platon de la Grèce. Locke n’a permis d’autres religions publiques que celles qui seraient approuvées par sept pères de famille. C’est une autre sorte de sagesse que celle de Penn.

Mais ce qui est pour jamais honorable pour ces deux législateurs, et ce qui doit servir d’exemple éternel au genre humain, c’est que cette liberté de conscience n’a pas causé le moindre trouble. On dirait au contraire que Dieu a répandu ses bénédictions les plus sensibles sur la colonie de la Pensylvanie : elle était de cinq cents personnes en 1682 ; et en moins d’un siècle elle s’est accrue jusqu’à près de trois cent mille : c’est la proportion de cent cinquante à un. La moitié des colons est de la religion primitive ; vingt autres religions composent l’autre moitié. Il y a douze beaux temples dans Philadelphie, et d’ailleurs chaque maison est un temple. Cette ville a mérité son nom d’amitié fraternelle. Sept autres villes et mille bourgades fleurissent sous cette loi de concorde. Trois cents vaisseaux partent du port tous les ans.

Cet établissement, qui semble mériter une durée éternelle, fut sur le point de périr dans la funeste guerre de 1755, quand d’un côté les Français avec leurs alliés sauvages, et les Anglais avec les leurs, commencèrent par se disputer quelques glaçons de l’Acadie. Les primitifs, fidèles à leur christianisme pacifique, ne voulurent point prendre les armes. Des sauvages tuèrent quelques-uns de leurs colons sur la frontière : les primitifs n’usèrent point de représailles ; ils refusèrent même longtemps de payer des troupes ; ils dirent au général anglais ces propres paroles : « Les hommes sont des morceaux d’argile qui se brisent les uns contre les autres ; pourquoi les aiderions-nous à se briser ? »

Enfin dans l’assemblée générale par qui tout se règle, les autres religions l’emportèrent ; on leva des milices : les primitifs contribuèrent, mais ils ne s’armèrent point. Ils obtinrent ce qu’ils s’étaient proposé, la paix avec leurs voisins. Ces prétendus sauvages leur dirent : « Envoyez-nous quelque descendant du grand Penn, qui ne nous trompa jamais ; nous traiterons avec lui. » On leur députa un petit-fils de ce grand homme, et la paix fut conclue.

Plusieurs primitifs avaient des esclaves nègres pour cultiver leurs terres ; mais ils ont été honteux d’avoir en cela imité les autres chrétiens : ils ont donné la liberté à leurs esclaves en 1769.

Toutes les autres colonies les imitent aujourd’hui dans la liberté de conscience : et quoiqu’il y ait des presbytériens et des gens de la haute Église, personne n’est gêné dans sa croyance. C’est ce qui a égalé le pouvoir des Anglais en Amérique à la puissance espagnole, qui possède l’or et l’argent. Il y aurait un moyen sûr d’énerver toutes les colonies anglaises, ce serait d’y établir l’Inquisition.

N. B. L’exemple des primitifs nommés quakers a produit dans la Pensylvanie une société nouvelle dans un canton qu’elle appelle Eufrate : c’est la secte des dunkards, ou des dumplers, Beaucoup plus détachée du monde que celle de Penn, espèce de religieux hospitaliers, tous vêtus uniformément ; elle ne permet pas aux mariés d’habiter la ville d’Eufrate : ils vivent à la campagne, qu’ils cultivent. Le trésor public fournit à tous leurs besoins dans les disettes. Cette société n’administre le baptême qu’aux adultes ; elle rejette le péché originel comme une impiété, et l’éternité des peines comme une barbarie. Leur vie pure ne leur laisse pas imaginer que Dieu puisse tourmenter ses créatures cruellement et éternellement. Égarés dans un coin du nouveau monde, loin du troupeau de l’Église catholique, ils sont jusqu’à présent, malgré cette malheureuse erreur, les plus justes et les plus inimitables des hommes.


QUERELLE ENTRE L’ÉGLISE GRECQUE ET LA LATINE DANS L’ASIE ET DANS L’EUROPE.

Les gens de bien gémissent, depuis environ quatorze siècles, que les deux Églises grecque et latine aient été toujours rivales, et que la robe de Jésus-Christ, qui était sans couture, ait été toujours déchirée. Cette division est bien naturelle. Rome et Constantinople se haïssaient ; quand les maîtres se détestent, leurs aumôniers ne s’aiment pas. Les deux communions se disputaient la supériorité de la langue, l’antiquité des siéges, la science, l’éloquence, le pouvoir.

Il est vrai que les Grecs eurent longtemps tout l’avantage : ils se vantaient d’avoir été les maîtres des Latins, et de leur avoir tout enseigné. Les Évangiles furent écrits en grec. Il n’y avait pas un dogme, un rite, un mystère, un usage qui ne fût grec ; depuis le mot de baptême jusqu’au mot d’eucharistie, tout était grec. On ne connut de Pères de l’Église que parmi les Grecs jusqu’à saint Jérôme, qui même n’était pas Romain, puisqu’il était de Dalmatie. Saint Augustin, qui suivit de près saint Jérôme, était Africain. Les sept grands conciles œcuméniques furent tenus dans des villes grecques ; les évêques de Rome n’y parurent jamais, parce qu’ils ne savaient que leur latin, qui même était déjà corrompu.

L’inimitié entre Rome et Constantinople éclata dès l’an 452, au concile de Chalcédoine, assemblé pour décider si Jésus-Christ avait eu deux natures et une personne, ou deux personnes avec une nature. On y décida que l’Église de Constantinople était en tout égale à celle de Rome pour les honneurs, et le patriarche de l’une égal en tout au patriarche de l’autre. Le pape saint Léon souscrivit aux deux natures ; mais ni lui ni ses successeurs ne souscrivirent à l’égalité. On peut dire que dans cette dispute de rang et de prééminence on allait directement contre les paroles de Jésus-Christ rapportées dans l’Évangile : « Il n’y aura parmi vous ni premier ni dernier. » Les saints sont saints, mais l’orgueil se glisse partout : le même esprit qui fait écumer de colère le fils d’un maçon devenu évêque d’un village, quand on ne l’appelle pas monseigneur[82], a brouillé l’univers chrétien.

Les Romains furent toujours moins disputeurs, moins subtils que les Grecs ; mais ils furent bien plus politiques. Les évêques d’Orient, en argumentant, demeurèrent sujets ; celui de Rome, sans arguments, sut établir enfin son pouvoir sur les ruines de l’empire d’Occident ; et on pouvait dire des papes ce que Virgile dit des Scipions et des Césars :

Romanos rerum dominos gentemque togatam.

(Virg., Æneid., I, 286.)

vers digne de Virgile, rendu comiquement par un de nos vieux traducteurs :

Tous gens en robe et souverains des rois.

La haine devint une scission du temps de Photius, pâpa ou surveillant de l’Église bizantine, et Nicolas Ier, pâpa ou surveillant de l’Église romaine. Comme malheureusement il n’y eut presque jamais de querelle ecclésiastique sans ridicule, il arriva que le combat commença par deux patriarches qui étaient tous deux eunuques : Ignace et Photius, qui se disputaient la chaire de Constantinople, étaient tous deux chaponnés. Cette mutilation leur interdisant la vraie paternité, ils ne pouvaient être que Pères de l’Église.

On dit que les châtrés sont tracassiers, malins, intrigants. Ignace et Photius troublèrent toute la cour grecque.

Le Latin Nicolas Ier ayant pris le parti d’Ignace, Photius déclara ce pape hérétique, attendu qu’il admettait la procession du souffle de Dieu, du Saint-Esprit, par le Père et par le Fils, contre la décision unanime de toute l’Église, qui ne l’avait fait procéder que du Père.

Outre cette procession hérétique, Nicolas mangeait et faisait manger des œufs et du fromage en carême. Enfin, pour comble d’infidélité, le pâpa romain se faisait raser la barbe, ce qui était une apostasie manifeste aux yeux des pâpas grecs, vu que Moïse, les patriarches et Jésus-Christ, étaient toujours peints barbus par les peintres grecs et latins.

Lorsqu’en 879 le patriarche Photius fut rétabli dans son siége par le huitième concile œcuménique grec, composé de quatre cents évêques dont trois cents l’avaient condamné dans le concile œcuménique précédent, alors le pape Jean VIII le reconnut pour son frère. Deux légats, envoyés par lui à ce concile, se joignirent à l’Église grecque, et déclarèrent Judas quiconque dirait que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils ; mais ayant persisté dans l’usage de se raser le menton et de manger des œufs en carême, les deux Églises restèrent toujours divisées.

Le schisme fut entièrement consommé l’an 1053 et 1054, lorsque Michel Cerularius, patriarche de Constantinople, condamna publiquement l’évêque de Rome Léon IX et tous les Latins, ajoutant à tous les reproches de Photius qu’ils osaient se servir de pain azyme dans l’eucharistie, contre la pratique des apôtres ; qu’ils commettaient le crime de manger du boudin, et de tordre le cou aux pigeons au lieu de le leur couper pour les cuire. On ferma toutes les églises latines dans l’empire grec, et on défendit tout commerce avec quiconque mangeait du boudin.

Le pape Léon IX négocia sérieusement cette affaire avec l’empereur Constantin Monomaque, et obtint quelques adoucissements. C’était précisément le temps où ces célèbres gentilshommes normands, enfants de Tancrède de Hauteville, se moquant du pape et de l’empereur grec, prenaient tout ce qu’ils pouvaient dans la Fouille et dans la Calabre, et mangeaient du boudin effrontément. L’empereur grec favorisa le pape autant qu’il put ; mais rien ne réconcilia les Grecs avec nos Latins. Les Grecs regardaient leurs adversaires comme des barbares qui ne savaient pas un mot de grec.

L’irruption des croisés, sous prétexte de délivrer les saints lieux, et dans le fond pour s’emparer de Constantinople, acheva de rendre les Romains odieux.

Mais la puissance de l’Église latine augmenta tous les jours, et les Grecs furent enfin conquis peu à peu par les Turcs. Les papes étaient depuis longtemps de puissants et riches souverains : toute l’Église grecque fut esclave depuis Mahomet II, excepté la Russie, qui était alors un pays barbare, et dont l’Église n’était pas comptée.

Quiconque est un peu instruit des affaires du Levant sait que le sultan confère le patriarcat des Grecs par la crosse et par l’anneau, sans crainte d’être excommunié, comme le furent les empereurs allemands par les papes pour cette cérémonie.

Rien est-il vrai que l’Église de Stamboul a conservé en apparence la liberté d’élire son archevêque ; mais elle n’élit que celui qui est indiqué par la Porte-Ottomane. Cette place coûte à présent environ quatre-vingt mille francs, qu’il faut que l’élu reprenne sur les Grecs. S’il se trouve quelque chanoine accrédité qui offre plus d’argent au grand-vizir, on dépossède le titulaire, et on donne la place au dernier enchérisseur, précisément comme Marozia et Théodora donnaient le siége de Rome dans le xe siècle. Si le patriarche titulaire résiste, on lui donne cinquante coups de bâton sur la plante des pieds, et on l’exile. Quelquefois on lui coupe la tête, comme il arriva au partriarche Lucas Cyrille, en 1638.

Le Grand Turc donne ainsi tous les autres évêchés moyennant finance, et la somme à laquelle chaque évêché fut taxé sous Mahomet II est toujours exprimée dans la patente ; mais le supplément qu’on a payé n’y est pas énoncé. On ne sait jamais au juste combien un prêtre grec achète son évêché.

Ces patentes sont plaisantes : « J’accorde à N***, prêtre chrétien, le présent mandement pour perfection de félicité. Je lui commande de résider en la ville ci-nommée, comme évêque des infidèles chrétiens, selon leur ancien usage et leurs vaines et extravagantes cérémonies ; voulant et ordonnant que tous les chrétiens de ce district le reconnaissent, et que nul prêtre ni moine ne se marie sans sa permission (c’est-à-dire sans payer). »

L’esclavage de cette Église est égal à son ignorance, mais les Grecs n’ont que ce qu’ils ont mérité ; ils ne s’occupaient que de leurs disputes sur la lumière du Thabor et sur celle de leur nombril, lorsque Constantinople fut prise.

On espère qu’au moment où nous écrivons ces douloureuses vérités, l’impératrice de Russie Catherine II rendra aux Grecs leur liberté. On souhaite qu’elle puisse leur rendre le courage et l’esprit qu’ils avaient du temps de Miltiade, de Thémistocle, et qu’ils aient de bons soldats et moins de moines au mont Athos[83].


DE LA PRÉSENTE ÉGLISE GRECQUE.

Si quelque chose peut nous donner une grande idée des mahométans, c’est la liberté qu’ils ont laissée à l’Église grecque. Ils ont paru dignes de leurs conquêtes, puisqu’ils n’en ont point abusé. Mais il faut avouer que les Grecs n’ont pas trop mérité la protection que les musulmans leur accordent ; voici ce qu’en dit M. Porter, ambassadeur d’Angleterre en Turquie :

« Je voudrais tirer le rideau sur ces disputes scandaleuses des Grecs et des Romains au sujet de Bethléem et de la Terre-Sainte, comme ils l’appellent. Les procédés iniques, odieux, qu’elles occasionnent entre eux font la honte du nom chrétien. Au milieu de ces débats, l’ambassadeur chargé de protéger la communion romaine, malgré sa dignité éminente, devient véritablement un objet de compassion.

« Il se lève dans tous les pays de la croyance romaine des sommes immenses pour soutenir contre les Grecs des prétentions équivoques à la possession précaire d’un coin de terre réputée sacrée, et pour conserver entre les mains des moines de leur communion les restes d’une vieille étable à Bethléem, où l’on a érigé une chapelle, et où, sur l’autorité incertaine d’une tradition orale, on prétend que naquit le Christ ; de même qu’un tombeau, qui peut être, et plus vraisemblablement peut n’être pas ce qu’on appelle son sépulcre : car la situation exacte de ces deux endroits est aussi peu certaine que la place qui recèle les cendres de César. »

Ce qui rend les Grecs encore plus méprisables aux yeux des Turcs, c’est le miracle qu’ils font tous les ans au temps de Pâques. Le malheureux évêque de Jérusalem s’enferme dans le petit caveau qu’on fait passer pour le tombeau de notre Seigneur Jésus-Christ, avec des paquets de petite bougie ; il bat le briquet, allume un de ces petits cierges, et sort de son caveau en criant : « Le feu du ciel est descendu, et la sainte bougie est allumée. » Tous les Grecs aussitôt achètent de ces bougies, et l’argent se partage entre le commandant turc et l’évêque.

On peut juger par ce seul trait de l’état déplorable de cette Église sous la domination du Turc.

L’Église grecque, en Russie, a pris depuis peu une consistance beaucoup plus respectable, depuis que l’impératrice Catherine II l’a délivrée du soin de son temporel ; elle lui a ôté quatre cent mille esclaves qu’elle possédait. Elle est payée aujourd’hui du trésor impérial ; entièrement soumise au gouvernement, contenue par des lois sages, elle ne peut faire que du bien ; elle devient tous les jours savante et utile. Elle a aujourd’hui un prédicateur nommé Platon, qui a fait des sermons que l’ancien Platon grec n’aurait pas désavoués.


ÉGLOGUE[84].

Il semble qu’on ne doive rien ajouter à ce que M. le chevalier de Jaucourt et M. Marmontel ont dit de l’Églogue dans le Dictionnaire encyclopédique ; il faut, après les avoir lus, lire Théocrite et Virgile, et ne point faire d’églogues. Elles n’ont été jusqu’à présent parmi nous que des madrigaux amoureux qui auraient beaucoup mieux convenu aux filles d’honneur de la reine mère qu’à des bergers.

L’ingénieux Fontenelle[85], aussi galant que philosophe, qui n’aimait pas les anciens, donne le plus de ridicule qu’il peut au tendre Théocrite, le maître de Virgile ; il lui reproche une églogue qui est entièrement dans le goût rustique ; mais il ne tenait qu’à lui de donner de justes éloges à d’autres églogues qui respirent la passion la plus naïve, exprimée avec toute l’élégance et la molle douceur convenable aux sujets.

Il y en a de comparables à la belle ode de Sapho, traduite dans toutes les langues. Que ne nous donnait-il une idée de la Pharmaceutrée imitée par Virgile, et non égalée peut-être ! On ne pourrait pas en juger par ce morceau que je vais rapporter ; mais c’est une esquisse qui fera connaître la beauté du tableau à ceux dont le goût démêle la force de l’original dans la faiblesse même de la copie.

Reine des nuits, dis[86] quel fut mon amour ;
Comme en mon sein les frissons et la flamme
Se succédaient, me perdaient tour à tour ;
Quels doux transports égarèrent mon âme ;
Comment mes yeux cherchaient en vain le jour ;
Comme j’aimais, et sans songer à plaire !
Je ne pouvais ni parler ni me taire...
Reine des nuits, dis quel fut mon amour.

Mon amant vint. Ô moments délectables !
Il prit mes mains, tu le sais, tu le vis,
Tu fus témoin de ses serments coupables,
De ses baisers, de ceux que je rendis,
Des voluptés dont je fus enivrée.
Moments charmants, passez-vous sans retour ?
Daphnis trahit la foi qu’il m’a jurée.
Reine des cieux, dis quel fut mon amour.

Ce n’est là qu’un échantillon de ce Théocrite dont Fontenelle faisait si peu de cas. Les Anglais, qui nous ont donné des traductions en vers de tous les poëtes anciens, en ont aussi une de Théocrite ; elle est de M. Fawkes : toutes les grâces de l’original s’y retrouvent. Il ne faut pas omettre qu’elle est en vers rimés, ainsi que les traductions anglaises de Virgile et d’Homère. Les vers blancs, dans tout ce qui n’est pas tragédie, ne sont, comme disait Pope[87], que le partage de ceux qui ne peuvent pas rimer.

Je ne sais si, après avoir parlé des églogues qui enchantèrent la Grèce et Rome, il sera bien convenable de citer une églogue allemande, et surtout une églogue dont l’amour n’est pas le principal sujet : elle fut écrite dans une ville qui venait de passer sous une domination étrangère.


Églogue allemande.

HERNAND, DERNIN.

Dernin.

Consolons-nous, Hernand, l’astre de la nature
Va de nos aquilons tempérer la froidure ;
Le zéphyr à nos champs promet quelques beaux jours ;
Nous chanterons aussi nos vins et nos amours.
Nous n’égalerons point la Grèce et l’Ausonie ;
Nous sommes sans printemps, sans fleurs et sans génie ;
Nos voix n’ont jamais eu ces sons harmonieux
Qu’aux pasteurs de Sicile ont accordés les dieux.
Ne pourrons-nous jamais, en lisant leurs ouvrages,
Surmonter l’âpreté de nos climats sauvages ?
Vers ces coteaux du Rhin que nos soins assidus
Ont forcés à s’orner des trésors de Bacchus,
Forçons le dieu des vers, exilé de la Grèce,
À venir de nos chants adoucir la rudesse.
Nous connaissons l’amour, nous connaîtrons les vers.
Orphée était de Thrace ; il brava les hivers ;
Il aimait ; c’est assez : Vénus monta sa lyre.
Il polit son pays ; il eut un doux empire
Sur des cœurs étonnés de céder à ses lois.

Hernand.

On dit qu’il amollit les tigres de ses bois.
Humaniserons-nous les loups qui nous déchirent ?
Depuis qu’aux étrangers les destins nous soumirent,
Depuis que l’esclavage affaissa nos esprits,
Nos chants furent changés en de lugubres cris.
D’un commis odieux l’insolence affamée
Vient ravir la moisson que nous avons semée,
Vient décimer nos fruits, notre lait, nos troupeaux :
C’est pour lui que ma main couronna ces coteaux
Des pampres consolants de l’amant d’Ariane.
Si nous osons nous plaindre, un traitant nous condamne ;
Nous craignons de gémir, nous dévorons nos pleurs.
Ah ! dans la pauvreté, dans l’excès des douleurs,
Le moyen d’imiter Théocrite et Virgile !
Il faut pour un cœur tendre un esprit plus tranquille.

Le rossignol, tremblant dans son obscur séjour,
N’élève point sa voix sous le bec du vautour.
Fuyons, mon cher Dernin, ces malheureuses rives.
Portons nos chalumeaux et nos lyres plaintives
Aux bords de l’Adigo, loin des yeux des tyrans.

Et le reste[88].


ÉLÉGANCE[89].

Ce mot, selon quelques-uns, vient d’electus, choisi. On ne voit pas qu’aucun autre mot latin puisse être son étymologie : en effet, il y a du choix dans tout ce qui est élégant. L’élégance est un résultat de la justesse et de l’agrément.

On emploie ce mot dans la sculpture et dans la peinture. On opposait elegans signum à signum rigens : une figure proportionnée, dont les contours arrondis étaient exprimés avec mollesse, à une figure trop roide et mal terminée.

La sévérité des anciens Romains donna à ce mot, elegantia, un sens odieux. Ils regardaient l’élégance en tout genre comme une afféterie, comme une politesse recherchée, indigne de la gravité des premiers temps : Vitii, non laudis fuit, dit Aulu-Gelle. Ils appelaient un homme élégant à peu près ce que nous appelons aujourd’hui un petit-maître, bellus homuncio, et ce que les Anglais appellent un beau ; mais vers le temps de Cicéron, quand les mœurs eurent reçu le dernier degré de politesse, elegans était toujours une louange, Cicéron se sert en cent endroits de ce mot pour exprimer un homme, un discours poli ; on disait même alors un repas élégant, ce qui ne se dirait guère parmi nous.

Ce terme est consacré en français, comme chez les anciens Romains, à la sculpture, à la peinture, à l’éloquence, et principalement à la poésie. Il ne signifie pas, en peinture et en sculpture, précisément la même chose que grâce.

Ce terme grâce se dit particulièrement du visage, et on ne dit pas un visage élégant, comme des contours élégants : la raison en est que la grâce a toujours quelque chose d’animé, et c’est dans le visage que paraît l’âme ; ainsi on ne dit pas une démarche élégante, parce que la démarche est animée.

L’élégance d’un discours n’est pas l’éloquence, c’en est une partie : ce n’est pas la seule harmonie, le seul nombre ; c’est la clarté, le nombre et le choix des paroles.

Il y a des langues en Europe dans lesquelles rien n’est si rare qu’un discours élégant : des terminaisons rudes, des consonnes fréquentes, des verbes auxiliaires nécessairement redoublés dans une même phrase, offensent l’oreille même des naturels du pays.

Un discours peut être élégant sans être un bon discours, l’élégance n’étant en effet que le mérite des paroles ; mais un discours ne peut être absolument bon sans être élégant.

L’élégance est encore plus nécessaire à la poésie que l’éloquence, parce qu’elle est une partie de cette harmonie si nécessaire aux vers.

Un orateur peut convaincre, émouvoir même sans élégance, sans pureté, sans nombre : un poëme ne peut faire d’effet s’il n’est élégant. C’est un des principaux mérites de Virgile ; Horace est bien moins élégant dans ses satires, dans ses épîtres : aussi est-il moins poëte, sermoni propior[90].

Le grand point dans la poésie et dans l’art oratoire, c’est que l’élégance ne fasse jamais tort à la force ; et le poëte, en cela comme dans tout le reste, a de plus grandes difficultés à surmonter que l’orateur : car, l’harmonie étant la base de son art, il ne doit pas se permettre un concours de syllabes rudes ; il faut même quelquefois sacrifier un peu de la pensée à l’élégance de l’expression : c’est une gêne que l’orateur n’éprouve jamais.

Il est à remarquer que si l’élégance a toujours l’air facile, tout ce qui est facile et naturel n’est cependant pas élégant. Il n’y a rien de si facile, de si naturel que,

La cigale ayant chanté
Tout l’été,

et,

Maître corbeau, sur un arbre perché...

Pourquoi ces morceaux manquent-ils d’élégance ? C’est que cette naïveté est dépourvue de mots choisis et d’harmonie.

Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines.
(La Fontaine, Iivre IX, fable xi).
et cent autres traits ont, avec d’autres mérites, celui de l’élégance.

On dit rarement d’une comédie qu’elle est écrite élégamment : la naïveté et la rapidité d’un dialogue familier excluent ce mérite propre à toute autre poésie.

L’élégance semblerait faire tort au comique ; on ne rit point d’une chose élégamment dite : cependant la plupart des vers de l’Amphitryon de Molière, excepté ceux de pure plaisanterie, sont élégants. Le mélange des dieux et des hommes dans cette pièce unique en son genre, et les vers irréguliers qui forment un grand nombre de madrigaux, en sont peut-être la cause.

Un madrigal doit bien plutôt être élégant qu’une épigramme, parce que le madrigal tient quelque chose des stances, et que l’épigramme tient du comique : l’un est fait pour exprimer un sentiment délicat, et l’autre un ridicule.

Dans le sublime, il ne faut pas que l’élégance se remarque : elle l’affaiblirait. Si on avait loué l’élégance du Jupiter Olympien de Phidias, c’eût été en faire une satire ; l’élégance de la Vénus de Praxitèle pouvait être remarquée.


ÉLIE ET ÉNOCH[91].

Élie et Énoch sont deux personnages bien importants dans l’antiquité. Ils sont tous deux les seuls qui n’aient point goûté de la mort, et qui aient été transportés hors du monde. Un très-savant homme a prétendu que ce sont des personnages allégoriques. Le père et la mère d’Élie sont inconnus. Il croit que son pays Galaad ne veut dire autre chose que la circulation des temps ; on le fait venir de Galgala, qui signifie révolution. Mais le nom du village de Galgala signifiait-il quelque chose ?

Le mot d’Élie a un rapport sensible avec celui d’Élios, le soleil. L’holocauste offert par Élie, et allumé par le feu du ciel, est une image de ce que peuvent les rayons du soleil réunis. La pluie qui tombe après de grandes chaleurs est encore une vérité physique.

Le char de feu et les chevaux enflammés qui enlèvent Élie au ciel sont une image frappante des quatre chevaux du soleil. Le retour d’Élie à la fin du monde semble s’accorder avec l’ancienne opinion que le soleil viendrait s’éteindre dans les eaux, au milieu de la destruction générale que les hommes attendaient : car presque toute l’antiquité fut longtemps persuadée que le monde serait bientôt détruit.

Nous n’adoptons point ces allégories, et nous nous en tenons à ce qui est rapporté dans l’Ancien Testament.

Énoch est un personnage aussi singulier qu’Élie, à cela près que la Genèse nomme son père et son fils, et que la famille d’Élie est inconnue. Les Orientaux et les Occidentaux ont célébré cet Énoch.

La sainte Écriture, qui est toujours notre guide infaillible, nous apprend qu’Énoch fut père de Mathusala ou Mathusalem, et qu’il ne vécut sur la terre que trois cent soixante et cinq ans, ce qui a paru une vie bien courte pour un des premiers patriarches. Il est dit qu’il marcha avec Dieu, et qu’il ne parut plus, parce que Dieu l’enleva. « C’est ce qui fait, dit dom Calmet, que les Pères et le commun des commentateurs assurent qu’Énoch est encore en vie, que Dieu l’a transporté hors du monde aussi bien qu’Élie, qu’ils viendront avant le jugement dernier s’opposer à l’antechrist, qu’Élie prêchera aux Juifs, et Énoch aux Gentils. »

Saint Paul, dans son Épître aux Hébreux (qu’on lui a contestée), dit expressément : « C’est par la foi qu’Énoch fut enlevé, afin qu’il ne vît point la mort ; et on ne le vit plus, parce que le Seigneur le transporta. »

Saint Justin, ou celui qui a pris son nom, dit qu’Énoch et Élie sont dans le paradis terrestre, et qu’ils y attendent le second avènement de Jésus-Christ.

Saint Jérôme, au contraire, croit[92] qu’Énoch et Élie sont dans le ciel. C’est ce même Énoch, septième homme après Adam, qu’on prétend avoir écrit un livre cité par saint Jude[93].

Tertullien dit[94] que cet ouvrage fut conservé dans l’arche, et qu’Énoch en fit même une seconde copie après le déluge.

Voilà ce que la sainte Écriture et les Pères nous disent d’Énoch ; mais les profanes de l’Orient en disent bien davantage. Ils croient en effet qu’il y a eu un Énoch, et qu’il fut le premier qui fit des esclaves à la guerre : ils l’appellent tantôt Énoch, tantôt Édris ; ils disent que c’est lui qui donna des lois aux Égyptiens sous le nom de ce Thaut appelé par les Grecs Hermès Trismégiste. On lui donne un fils nommé Sabi, auteur de la religion des Sabiens ou Sabéens.

Il y avait une ancienne tradition en Phrygie sur un certain Anach, dont on disait que les Hébreux avaient fait Énoch. Les Phrygiens tenaient cette tradition des Chaldéens ou Babyloniens, qui reconnaissaient aussi un Énoch, ou Anach, pour inventeur de l’astronomie.

On pleurait Énoch un jour de l’année en Phrygie, comme on pleurait Adoni, ou Adonis, chez les Phéniciens.

L’écrivain ingénieux et profond qui croit Élie un personnage purement allégorique pense la même chose d’Énoch. Il croit qu’Énoch, Anach, Annoch, signifiait l’année ; que les Orientaux le pleuraient ainsi qu’Adonis, et qu’ils se réjouissaient au commencement de l’année nouvelle ;

Que le Janus connu ensuite en Italie était l’ancien Anach, ou Annoch, de l’Asie ;

Que non-seulement Énoch signifiait autrefois chez tous ces peuples le commencement et la fin de l’an, mais le dernier jour de la semaine ;

Que les noms d’Anne, de Jean, de Januarius, Janvier, ne sont venus que de cette source.

Il est difficile de pénétrer dans les profondeurs de l’histoire ancienne. Quand on y saisirait la vérité à tâtons, on ne serait jamais sûr de la tenir. Il faut absolument qu’un chrétien s’en tienne à l’Écriture, quelque difficulté qu’on trouve à l’entendre.


ÉLOQUENCE[95].

(Cet article a paru dans le grand Dictionnaire encyclopédique. Il y a dans celui-ci des additions, et, ce qui vaut bien mieux, des retranchements.)

L’éloquence est née avant les règles de la rhétorique, comme les langues se sont formées avant la grammaire. La nature rend les hommes éloquents dans les grands intérêts et dans les grandes passions. Quiconque est vivement ému voit les choses d’un autre œil que les autres hommes. Tout est pour lui objet de comparaison rapide et de métaphore : sans qu’il y prenne garde, il anime tout, et fait passer dans ceux qui l’écoutent une partie de son enthousiasme. Un philosophe très-éclairé[96] a remarqué que le peuple même s’exprime par des figures ; que rien n’est plus commun, plus naturel que les tours qu’on appelle tropes. Ainsi dans toutes les langues, « le cœur brûle, le courage s’allume, les yeux étincellent, l’esprit est accablé, il se partage, il s’épuise, le sang se glace, la tête se renverse, on est enflé d’orgueil, enivré de vengeance » : la nature se peint partout dans ces images fortes, devenues ordinaires.

C’est elle dont l’instinct enseigne à prendre d’abord un air, un ton modeste avec ceux dont on a besoin. L’envie naturelle de captiver ses juges et ses maîtres, le recueillement de l’âme profondément frappée, qui se prépare à déployer les sentiments qui la pressent, sont les premiers maîtres de l’art.

C’est cette même nature qui inspire quelquefois des débuts vifs et animés, une forte passion, un danger pressant, appellent tout d’un coup l’imagination : ainsi un capitaine des premiers califes, voyant fuir les musulmans, s’écria : « Où courez-vous ? ce n’est pas là que sont les ennemis. » On attribue ce même mot à plusieurs capitaines ; on l’attribue à Cromwell. Les âmes fortes se rencontrent beaucoup plus souvent que les beaux esprits. Rasi, un capitaine musulman du temps même de Mahomet, voit les Arabes effrayés qui s’écrient que leur général Dérar est tué : « Qu’importe, dit-il, que Dérar soit mort ? Dieu est vivant et vous regarde ; marchez. »

C’était un homme bien éloquent que ce matelot anglais[97] qui fit résoudre la guerre contre l’Espagne en 1740. « Quand les Espagnols, m’ayant mutilé, me présentèrent la mort, je recommandai mon âme à Dieu, et ma vengeance à ma patrie. »

La nature fait donc l’éloquence ; et si on a dit que les poëtes naissent, et que les orateurs se forment, on l’a dit quand l’éloquence a été forcée d’étudier les lois, le génie des juges, et la méthode du temps : la nature seule n’est éloquente que par élans.

Les préceptes sont toujours venus après l’art. Tisias fut le premier qui recueillit les lois de l’éloquence, dont la nature donne les premières règles.

Platon dit ensuite, dans son Gorgias, qu’un orateur doit avoir la subtilité des dialecticiens, la science des philosophes, la diction presque des poëtes, la voix et les gestes des plus grands acteurs.

Aristote fit voir après lui que la véritable philosophie est le guide secret de l’esprit de tous les arts ; il creusa les sources de l’éloquence dans son livre de la Rhétorique ; il fit voir que la dialectique est le fondement de l’art de persuader, et qu’être éloquent c’est savoir prouver.

Il distingua les trois genres : le délibératif, le démonstratif, et le judiciaire. Dans le délibératif, il s’agit d’exhorter ceux qui délibèrent à prendre un parti sur la guerre et sur la paix, sur l’administration publique, etc. ; dans le démonstratif, de faire voir ce qui est digne de louange ou de blâme ; dans le judiciaire, de persuader, d’absoudre, et de condamner, etc. On sent assez que ces trois genres rentrent souvent l’un dans l’autre.

Il traite ensuite des passions et des mœurs, que tout orateur doit connaître.

Il examine quelles preuves on doit employer dans ces trois genres d’éloquence. Enfin il traite à fond de l’élocution, sans laquelle tout languit ; il recommande les métaphores, pourvu qu’elles soient justes et nobles ; il exige surtout la convenance et la bienséance. Tous ces préceptes respirent la justesse éclairée d’un philosophe et la politesse d’un Athénien ; et en donnant les règles de l’éloquence, il est éloquent avec simplicité.

Il est à remarquer que la Grèce fut la seule contrée de la terre où l’on connût alors les lois de l’éloquence, parce que c’était la seule où la véritable éloquence existât. L’art grossier était chez tous les hommes : des traits sublimes ont échappé partout à la nature dans tous les temps ; mais remuer les esprits de toute une nation polie, plaire, convaincre et toucher à la fois, cela ne fut donné qu’aux Grecs. Les Orientaux étaient presque tous esclaves : c’est un caractère de la servitude de tout exagérer : ainsi l’éloquence asiatique fut monstrueuse. L’Occident était barbare du temps d’Aristote.

L’éloquence véritable commença à se montrer dans Rome du temps des Gracques, et ne fut perfectionnée que du temps de Cicéron. Marc-Antoine l’orateur, Hortensius, Curion, César, et plusieurs autres, furent des hommes éloquents.

Cette éloquence périt avec la république, ainsi que celle d’Athènes. L’éloquence sublime n’appartient, dit-on, qu’à la liberté : c’est qu’elle consiste à dire des vérités hardies, à étaler des raisons et des peintures fortes. Souvent un maître n’aime pas la vérité, craint les raisons, et aime mieux un compliment délicat que de grands traits.

Cicéron, après avoir donné les exemples dans ses harangues, donna les préceptes dans son livre de l’Orateur ; il suit presque toute la méthode d’Aristote, et s’explique avec le style de Platon.

Il distingue le genre simple, le tempéré et le sublime. Rollin a suivi cette division dans son Traité des études, et, ce que Cicéron ne dit pas, il prétend que « le tempéré est une belle rivière ombragée de vertes forêts des deux côtés ; le simple, une table servie proprement, dont tous les mets sont d’un goût excellent, et dont on bannit tout raffinement ; que le sublime foudroie, et que c’est un fleuve impétueux qui renverse tout ce qui lui résiste ».

Sans se mettre à cette table, sans suivre ce foudre, ce fleuve, et cette rivière, tout homme de bon sens voit que l’éloquence simple est celle qui a des choses simples à exposer, et que la clarté et l’élégance sont tout ce qui lui convient. Il n’est pas besoin d’avoir lu Aristote, Cicéron et Quintilien, pour sentir qu’un avocat qui débute par un exorde pompeux au sujet d’un mur mitoyen est ridicule : c’était pourtant le vice du barreau jusqu’au milieu du xviie siècle ; on disait avec emphase des choses triviales. On pourrait compiler des volumes de ces exemples ; mais tous se réduisent à ce mot d’un avocat, homme d’esprit, qui voyant que son adversaire parlait de la guerre de Troie et du Scamandre, l’interrompit en disant : « La cour observera que ma partie ne s’appelle pas Scamandre, mais Michaut. »

Le genre sublime ne peut regarder que de puissants intérêts, traités dans une grande assemblée. On en voit encore de vives traces dans le parlement d’Angleterre : on a quelques harangues qui y furent prononcées en 1739, quand il s’agissait de déclarer la guerre à l’Espagne. L’esprit de Démosthène et de Cicéron semble avoir dicté plusieurs traits de ces discours ; mais ils ne passeront pas à la postérité comme ceux des Grecs et des Romains, parce qu’ils manquent de cet art et de ce charme de la diction qui mettent le sceau de l’immortalité aux bons ouvrages.

Le genre tempéré est celui de ces discours d’appareil, de ces harangues publiques, de ces compliments étudiés, dans lesquels il faut couvrir de fleurs la futilité de la matière.

Ces trois genres rentrent encore souvent l’un dans l’autre. ainsi que les trois objets de l’éloquence qu’Aristote considère ; et le grand mérite de l’orateur est de les mêler à propos.

La grande éloquence n’a guère pu en France être connue au barreau, parce qu’elle ne conduit pas aux honneurs comme dans Athènes, dans Rome, et comme aujourd’hui dans Londres, et n’a point pour objet de grands intérêts publics : elle s’est réfugiée dans les oraisons funèbres, où elle tient un peu de la poésie. Bossuet, et après lui Fléchier, semblent avoir obéi à ce précepte de Platon, qui veut que l’élocution d’un orateur soit quelquefois celle même d’un poëte.

L’éloquence de la chaire avait été presque barbare jusqu’au P. Bourdaloue ; il fut un des premiers qui firent parler la raison.

Les Anglais ne vinrent qu’ensuite, comme l’avoue Burnet, évêque de Salisbury. Ils ne connurent point l’oraison funèbre ; ils évitèrent dans les sermons les traits véhéments qui ne leur parurent point convenables à la simplicité de l’Évangile, et ils se défièrent de cette méthode des divisions recherchées, que l’archevêque Fénelon condamne dans ses Dialogues sur l’éloquence.

Quoique nos sermons roulent sur l’objet le plus important à l’homme, cependant il s’y trouve peu de morceaux frappants qui, comme les beaux endroits de Cicéron et de Démosthène, soient devenus les modèles de toutes les nations occidentales. Le lecteur sera pourtant bien aise de trouver ici ce qui arriva la première fois que M. Massillon, depuis évêque de Clermont, prêcha son fameux sermon du petit nombre des élus. Il y eut un endroit où un transport de saisissement s’empara de tout l’auditoire ; presque tout le monde se leva à moitié par un mouvement involontaire ; le murmure d’acclamation et de surprise fut si fort qu’il troubla l’orateur, et ce trouble ne servit qu’à augmenter le pathétique de ce morceau ; le voici : « Je suppose que ce soit ici notre dernière heure à tous, que les cieux vont s’ouvrir sur nos têtes, que le temps est passé, et que l’éternité commence, que Jésus-Christ va paraître pour nous juger selon nos œuvres, et que nous sommes tous ici pour attendre de lui l’arrêt de la vie ou de la mort éternelle : je vous le demande, frappé de terreur comme vous, ne séparant point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même situation où nous devons tous paraître un jour devant Dieu notre juge ; si Jésus-Christ, dis-je, paraissait dès à présent pour faire la terrible séparation des justes et des pécheurs, croyez-vous que le plus grand nombre fût sauvé ? croyez-vous que le nombre des justes fût au moins égal à celui des pécheurs ? croyez-vous que s’il faisait maintenant la discussion des œuvres du grand nombre qui est dans cette église, il trouvât seulement dix justes parmi nous ? En trouverait-il un seul ? » (Il y a eu plusieurs éditions différentes de ce discours ; mais le fond est le même dans toutes.)

Cette figure, la plus hardie qu’on ait jamais employée, et en même temps la plus à sa place, est un des plus beaux traits d’éloquence qu’on puisse lire chez les nations anciennes et modernes ; et le reste du discours n’est pas indigne de cet endroit si saillant. De pareils chefs-d’œuvre sont très-rares ; tout est d’ailleurs devenu lieu commun. Les prédicateurs qui ne peuvent imiter ces grands modèles feraient mieux de les apprendre par cœur et de les débiter à leur auditoire (supposé encore qu’ils eussent ce talent si rare de la déclamation), que de prêcher dans un style languissant des choses aussi rebattues qu’utiles[98].

On demande si l’éloquence est permise aux historiens : celle qui leur est propre consiste dans l’art de préparer les événements, dans leur exposition toujours élégante, tantôt vive et pressée, tantôt étendue et fleurie ; dans la peinture vraie et forte des mœurs générales et des principaux personnages ; dans les réflexions incorporées naturellement au récit, et qui n’y paraissent point ajoutées. L’éloquence de Démosthène ne convient point à Thucydide ; une harangue directe qu’on met dans la bouche d’un héros qui ne la prononça jamais n’est guère qu’un beau défaut, au jugement de plusieurs esprits éclairés[99].

Si pourtant ces licences pouvaient quelquefois se permettre, voici une occasion où Mézerai, dans sa grande Histoire, semble obtenir grâce pour cette hardiesse approuvée chez les anciens ; il est égal à eux pour le moins dans cet endroit : c’est au commencement du règne de Henri IV, lorsque ce prince, avec très-peu de troupes, était pressé auprès de Dieppe par une armée de trente mille hommes, et qu’on lui conseillait de se retirer en Angleterre. Mézerai s’élève au-dessus de lui-même en faisant parler ainsi le maréchal de Biron, qui d’ailleurs était un homme de génie, et qui peut fort bien avoir dit une partie de ce que l’historien lui attribue : « Quoi ! sire, on vous conseille de monter sur mer, comme s’il n’y avait pas d’autre moyen de conserver votre royaume que de le quitter ? Si vous n’étiez pas en France, il faudrait percer au travers de tous les hasards et de tous les obstacles pour y venir : et maintenant que vous y êtes, on voudrait que vous en sortissiez ! et vos amis seraient d’avis que vous fissiez de votre bon gré ce que le plus grand effort de vos ennemis ne saurait vous contraindre de faire ! En l’état où vous êtes, sortir seulement de France pour vingt-quatre heures, c’est s’en bannir pour jamais. Le péril, au reste, n’est pas si grand qu’on vous le dépeint ; ceux qui nous pensent envelopper sont ou ceux mêmes que nous avons tenus enfermés si lâchement dans Paris, ou gens qui ne valent pas mieux, et qui auront plus d’affaires entre eux-mêmes que contre nous. Enfin, sire, nous sommes en France, il nous y faut enterrer : il s’agit d’un royaume, il faut l’emporter ou y perdre la vie ; et quand même il n’y aurait point d’autre sûreté pour votre sacrée personne que la fuite, je sais bien que vous aimeriez mieux mille fois mourir de pied ferme que de vous sauver par ce moyen. Votre Majesté ne souffrirait jamais qu’on dise qu’un cadet de la maison de Lorraine lui aurait fait perdre terre ; encore moins qu’on la vît mendier à la porte d’un prince étranger. Non, non, sire, il n’y a ni couronne ni honneur pour vous au delà de la mer : si vous allez au-devant du secours d’Angleterre, il reculera ; si vous vous présentez au port de la Rochelle en homme qui se sauve, vous n’y trouverez que des reproches et du mépris. Je ne puis croire que vous deviez plutôt fier votre personne à l’inconstance des flots et à la merci de l’étranger qu’à tant de braves gentilshommes et tant de vieux soldats qui sont prêts à lui servir de remparts et de boucliers ; et je suis trop serviteur de Votre Majesté pour lui dissimuler que si elle cherchait sa sûreté ailleurs que dans leur vertu, ils seraient obligés de chercher la leur dans un autre parti que dans le sien. »

Ce discours fait un effet d’autant plus beau que Mézerai met ici en effet dans la bouche du maréchal de Biron ce que Henri IV avait dans le cœur.

Il y aurait encore bien des choses à dire sur l’éloquence, mais les livres n’en disent que trop ; et dans un siècle éclairé, le génie, aidé des exemples, en sait plus que n’en disent tous les maîtres.

EMBLÈME[100].

FIGURE, ALLÉGORIE, SYMBOLE, etc.

Tout est emblème et figure dans l’antiquité. On commence en Chaldée par mettre un bélier, deux chevreaux, un taureau, dans le ciel, pour marquer les productions de la terre au printemps. Le feu est le symbole de la Divinité dans la Perse ; le chien céleste avertit les Égyptiens de l’inondation du Nil ; le serpent qui cache sa queue dans sa tête devient l’image de l’éternité. La nature entière est peinte et déguisée.

Vous retrouvez encore dans l’Inde plusieurs de ces anciennes statues effrayantes et grossières dont nous avons déjà parlé[101], qui représentent la vertu munie de dix grands bras avec lesquels elle doit combattre les vices, et que nos pauvres missionnaires ont prise pour le portrait du diable, ne doutant pas que tous ceux qui ne parlaient pas français ou italien n’adorassent le diable.

Mettez tous ces symboles de l’antiquité sous les yeux de l’homme du sens le plus droit, qui n’en aura jamais entendu parler, il n’y comprendra rien : c’est une langue qu’il faut apprendre.

Les anciens poëtes théologiens furent dans la nécessité de donner des yeux à Dieu, des mains, des pieds ; de l’annoncer sous la figure d’un homme.

Saint Clément d’Alexandrie[102] rapporte ces vers de Xénophanes le Colophonien, dignes de toute notre attention :

Grand Dieu ! quoi que l’on fasse, et quoi qu’on ose feindre, On ne peut te comprendre, et moins encor te peindre. Chacun figure en toi ses attributs divers : Les oiseaux te feraient voltiger dans les airs, Les bœufs te prêteraient leurs cornes menaçantes, Les lions t’armeraient de leurs dents déchirantes, Les chevaux dans les champs te feraient galoper.

On voit par ces vers de Xénophanes que ce n’est pas d’aujourd’hui que les hommes ont fait Dieu à leur image. L’ancien

Orphée de Thrace, ce premier théologien des Grecs, fort antérieur à Homère, s’exprime ainsi, selon le même Clément d’Alexandrie :

Sur son trône éternel, assis dans les nuages,
Immobile, il régit les vents et les orages ;
Ses pieds pressent la terre ; et du vague des airs
Sa main touche à la fois aux rives des deux mers ;
Il est principe, fin, milieu de toutes choses.

Tout étant donc figure et emblème, les philosophes, et surtout ceux qui avaient voyagé dans l’Inde, employèrent cette méthode ; leurs préceptes étaient des emblèmes, des énigmes.

« N’attisez pas le feu avec une épée. » c’est-à-dire n’irritez point les hommes en colère.

« Ne mettez point la lampe sous le boisseau. » — Ne cachez point la vérité aux hommes.

« Abstenez-vous des fèves. » — Fuyez souvent les assemblées publiques, dans lesquelles on donnait son suffrage avec des fèves blanches ou noires.

« N’ayez point d’hirondelles dans votre maison. » — Qu’elle ne soit point remplie de babillards.

« Dans la tempête adorez l’écho. » — Dans les troubles civils retirez-vous à la campagne.

« N’écrivez point sur la neige. » — N’enseignez point les esprits mous et faibles.

« Ne mangez ni votre cœur ni votre cervelle. » — Ne vous livrez ni au chagrin ni à des entreprises trop difficiles, etc.

Telles sont les maximes de Pythagore, dont le sens n’est pas difficile à comprendre.

Le plus beau de tous les emblèmes est celui de Dieu, que Timée de Locres[103] figure par cette idée : « Un cercle dont le centre est partout, et la circonférence nulle part. » Platon adopta cet emblème ; Pascal l’avait inséré parmi les matériaux dont il voulait faire usage, et qu’on a intitulés ses Pensées.

En métaphysique, en morale, les anciens ont tout dit. Nous nous rencontrons avec eux, ou nous les répétons. Tous les livres modernes de ce genre ne sont que des redites.

Plus vous avancez dans l’Orient, plus vous trouvez cet usage des emblèmes et des figures établi ; mais plus aussi ces images sont-elles éloignées de nos mœurs et de nos coutumes.

C’est surtout chez les Indiens, les Égyptiens, les Syriens, que les emblèmes qui nous paraissent les plus étranges étaient consacrés. C’est là qu’on portait en procession avec le plus profond respect les deux organes de la génération, les deux symboles de la vie. Nous en rions, nous osons traiter ces peuples d’idiots barbares, parce qu’ils remerciaient Dieu innocemment de leur avoir donné l’être. Qu’auraient-ils dit s’ils nous avaient vus entrer dans nos temples avec l’instrument de la destruction à notre côté ?

À Thèbes, on représentait les péchés du peuple par un bouc. Sur la côte de Phénicie, une femme nue avec une queue de poisson était l’emblème de la nature.

Il ne faut donc pas s’étonner si cet usage des symboles pénétra chez les Hébreux, lorsqu’ils eurent formé un corps de peuple vers le désert de la Syrie.


DE QUELQUES EMBLÈMES DANS LA NATION JUIVE.

Un des plus beaux emblèmes des livres judaïques est ce morceau de l’Ecclésiaste : «  Quand les travailleuses au moulin seront en petit nombre et oisives, quand ceux qui regardaient par les trous s’obscurciront, que l’amandier fleurira, que la sauterelle s’engraissera, que les câpres tomberont, que la cordelette d’argent se cassera, que la bandelette d’or se retirera..., et que la cruche se brisera sur la fontaine... »

Cela signifie que les vieillards perdent leurs dents, que leur vue s’affaiblit, que leurs cheveux blanchissent comme la fleur de l’amandier, que leurs pieds s’enflent comme la sauterelle, que leurs cheveux tombent comme les feuilles du câprier, qu’ils ne sont plus propres à la génération, et qu’alors il faut se préparer au grand voyage.

Le Cantique des cantiques[104] est (comme on sait) un emblème continuel du mariage de Jésus-Christ avec l’Église :

« Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche, car vos tétons sont meilleurs que du vin — qu’il mette sa main gauche sous ma tête, et qu’il m’embrasse de la main droite — que tu es belle, ma chère ! tes yeux sont des yeux de colombe — tes cheveux sont  comme des troupeaux de chèvres, sans parler de ce que tu nous  caches — tes lèvres sont comme un petit ruban d’écarlate, tes joues sont comme des moitiés de pommes d’écarlate, sans parler  de ce que tu nous caches — que ta gorge est belle ! — que tes  lèvres distillent le miel ! — Mon bien-aimé mit sa main au trou, et  mon ventre tressaillit à ses attouchements — ton nombril est  comme une coupe faite au tour — ton ventre est comme un monceau de froment entouré de lis — tes deux tétons sont comme  deux faons gémeaux de chevreuil — ton cou est comme une  tour d’ivoire — ton nez est comme la tour du mont Liban — ta  tête est comme le mont Carmel, ta taille est celle d’un palmier.  J’ai dit : Je monterai sur le palmier et je cueillerai de ses fruits.  Que ferons-nous de notre petite sœur ? elle n’a pas encore de  tétons. Si c’est un mur, bâtissons dessus une tour d’argent ; si  c’est une porte, fermons-la avec du bois de cèdre. » 

Il faudrait traduire tout le cantique pour voir qu’il est un emblème d’un bout à l’autre ; surtout l’ingénieux dom Calmet démontre que le palmier sur lequel monte le bien-aimé est la croix à laquelle on condamna notre Seigneur Jésus-Christ. Mais il faut avouer qu’une morale saine et pure est encore préférable à ces allégories. 

On voit dans les livres de ce peuple une foule d’emblèmes  typiques qui nous révoltent aujourd’hui, et qui exercent notre  incrédulité et notre raillerie, mais qui paraissaient communs et  simples aux peuples asiatiques. 

Dieu apparaît à Isaïe fils d’Amos, et lui dit[105] : « Va, détache ton  sac de tes reins, et tes sandales de tes pieds ; et il le fit ainsi,  marchant tout nu et déchaux. Et Dieu dit : Ainsi que mon serviteur Isaïe a marché tout nu et déchaux, comme un signe de trois  ans sur l’Égypte et l’Éthiopie, ainsi le roi des Assyriens emmènera  des captifs d’Égypte et d’Éthiopie, jeunes et vieux, les fesses  découvertes, à la honte de l’Égypte. » 

Cela nous semble bien étrange ; mais informons-nous seulement de ce qui se passe encore de nos jours chez les Turcs et  chez les Africains, et dans l’Inde, où nous allons commercer avec  tant d’acharnement et si peu de succès. On apprendra qu’il n’est  pas rare de voir des santons, absolument nus, non-seulement  prêcher les femmes, mais se laisser baiser les parties naturelles  avec respect, sans que ces baisers inspirent ni à la femme ni au  santon le moindre désir impudique. On verra sur les bords du Gange une foule innombrable d’hommes et de femmes nus de la tête jusqu’aux pieds, les bras étendus vers le ciel, attendre le moment d’une éclipse pour se plonger dans le fleuve.

Le bourgeois de Paris ou de Rome ne doit pas croire que le reste de la terre soit tenu de vivre et de penser en tout comme lui.

Jérémie, qui prophétisait du temps de Joakim, melk de Jérusalem[106] en faveur du roi de Babylone, se met des chaînes et des cordes au cou par ordre du Seigneur, et les envoie aux rois d’Édom, d’Ammon, de Tyr, de Sidon, par leurs ambassadeurs qui étaient venus à Jérusalem vers Sédécias ; il leur ordonne de parler ainsi à leurs maîtres :

« Voici ce que dit le Seigneur des armées, le Dieu d’Israël ; vous direz ceci à vos maîtres : J’ai fait la terre, les hommes, les bêtes de somme qui sont sur la surface de la terre, dans ma grande force et dans mon bras étendu, et j’ai donné la terre à celui qui a plu à mes yeux ; et maintenant donc j’ai donné toutes ces terres dans la main de Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur ; et par-dessus je lui ai donné toutes les bêtes des champs afin qu’elles le servent. J’ai parlé selon toutes ces paroles à Sédécias, roi de Juda, lui disant : Soumettez votre cou sous le joug du roi de Babylone ; servez-le, lui et son peuple et vous vivrez, etc. »

Aussi Jérémie fut-il accusé de trahir son roi et sa patrie, et de prophétiser en faveur de l’ennemi pour de l’argent : on a même prétendu qu’il fut lapidé.

Il est évident que ces cordes et ces chaînes étaient l’emblème de cette servitude à laquelle Jérémie voulait qu’on se soumît.

C’est ainsi qu’Hérodote nous raconte qu’un roi des Scythes envoya pour présent à Darius un oiseau, une souris, une grenouille et cinq flèches. Cet emblème signifiait que si Darius ne fuyait aussi vite qu’un oiseau, qu’une grenouille, qu’une souris, il serait percé par les flèches des Scythes. L’allégorie de Jérémie était celle de l’impuissance, et l’emblème des Scythes était celui du courage.

C’est ainsi que Sextus Tarquinius consultant son père, que nous appelons Tarquin le Superbe, sur la manière dont il devait se conduire avec les Gabiens, Tarquin, qui se promenait dans son jardin, ne répondit qu’en abattant les têtes des plus hauts pavots.

Son fils l’entendit, et fit mourir les principaux citoyens. C’était l’emblème de la tyrannie.

Plusieurs savants ont cru que l’histoire de Daniel, du dragon, de la fosse aux sept lions auxquels on donnait chaque jour deux brebis et deux hommes à manger, et l’histoire de l’ange qui enleva Habacuc par les cheveux pour porter à dîner à Daniel dans la fosse aux lions, ne sont qu’une allégorie visible, un emblème de l’attention continuelle avec laquelle Dieu veille sur ses serviteurs ; mais il nous semble plus pieux de croire que c’est une histoire véritable, telle qu’il en est plusieurs dans la sainte Écriture, qui déploie sans figure et sans type la puissance divine, et qu’il n’est pas permis aux esprits profanes d’approfondir. Bornons-nous aux emblèmes, aux allégories véritables indiquées comme telles par la sainte Écriture elle-même.

«[107] En la trentième année, le cinquième jour du quatrième mois, comme j’étais au milieu des captifs sur le fleuve de Chobar, les cieux s’ouvrirent, et je vis les visions de Dieu, etc. Le Seigneur adressa la parole à Ézéchiel, prêtre, fils de Buzi, dans le pays des Chaldéens, près du fleuve Chobar, et la main de Dieu se fit sur lui. »

C’est ainsi qu’Ézéchiel commence sa prophétie ; et après avoir vu un feu, un tourbillon, et au milieu du feu les figures de quatre animaux ressemblants à un homme, lesquels avaient quatre faces et quatre ailes avec des pieds de veau, et une roue qui était sur la terre et qui avait quatre faces, les quatre parties de la roue allant en même temps, et ne retournant point lorsqu’elles marchaient, etc.

Il dit[108] :« L’esprit entra dans moi, et m’affermit sur mes pieds.... ; ensuite le Seigneur me dit : Fils de l’homme, mange tout ce que tu trouveras ; mange ce livre, et va parler aux enfants d’Israël. En même temps, j’ouvris la bouche, et il me fit manger ce livre ; et l’esprit entra dans moi et me fit tenir sur mes pieds ; et il me dit : Va te faire enfermer au milieu de ta maison. Fils de l’homme, voici des chaînes dont on te liera, etc. Et toi, fils de l’homme[109], prends une brique, place-la devant toi, et trace dessus la ville de Jérusalem, etc. »

« Prends aussi un poêlon de fer, et tu le mettras comme un mur de fer entre toi et la ville : tu affermiras ta face, tu seras devant Jérusalem comme si tu l’assiégeais ; c’est un signe à la maison d’Israël. »

Après cet ordre, Dieu lui ordonne de dormir trois cent quatre-vingt-dix jours sur le côté gauche pour les iniquités d’Israël, et de dormir sur le côté droit pendant quarante jours, pour l’iniquité de la maison de Juda.

Avant d’aller plus loin, transcrivons ici les paroles du judicieux commentateur dom Calmet sur cette partie de la prophétie d’Ézéchiel, qui est à la fois une histoire et une allégorie, une vérité réelle et un emblème. Voici comment ce savant bénédictin s’explique :

« Il y en a qui croient qu’il n’arriva rien de tout cela qu’en vision ; qu’un homme ne peut demeurer si longtemps couché sur un même côté sans miracle ; que l’Écriture ne nous marquant point qu’il y ait eu ici du prodige, on ne doit point multiplier les actions miraculeuses sans nécessité ; que s’il demeura couché ces trois cent quatre-vingt-dix jours, ce ne fut que pendant les nuits ; le jour il vaquait à ses affaires. Mais nous ne voyons nulle nécessité ni de recourir au miracle, ni de chercher des détours pour expliquer le fait dont il est parlé ici. Il n’est nullement impossible qu’un homme demeure enchaîné et couché sur son côté pendant trois cent quatre-vingt-dix jours. On a tous les jours des expériences qui en prouvent la possibilité, dans les prisonniers, dans divers malades, et dans quelques personnes qui ont l’imagination blessée, et qu’on enchaîne comme des furieux. Prado témoigne qu’il a vu un fou qui demeura lié et couché tout nu sur son côté pendant plus de quinze ans. Si tout cela n’était arrivé qu’en vision, comment les Juifs de la captivité auraient-ils compris ce que leur voulait dire Ézéchiel ? comment ce prophète aurait-il exécuté les ordres de Dieu ? Il faut donc dire aussi qu’il ne dressa le plan de Jérusalem, qu’il ne représenta le siége, qu’il ne fut lié, qu’il ne mangea du pain de différents grains, qu’en esprit et en idée. »

Il faut se rendre au sentiment du savant Calmet, qui est celui des meilleurs interprètes. Il est clair que la sainte Écriture raconte le fait comme une vérité réelle, et que cette vérité est l’emblème, le type, la figure d’une autre vérité.

« Prends[110] du froment, de l’orge, des fèves, des lentilles, du millet, de la vesce ; fais-en des pains pour autant de jours que tu dormiras sur le côté. Tu mangeras pendant trois cent quatre-vingt-dix jours....; tu le mangeras comme un gâteau d’orge, et tu le couvriras de l’excrément qui sort du corps de l’homme[111]. Les enfants d’Israël mangeront ainsi leur pain souillé. »

Il est évident que le Seigneur voulait que les Israélites mangeassent leur pain souillé ; il fallait donc que le pain du prophète fût souillé aussi. Cette souillure était si réelle qu’Ézéchiel en eut horreur. Il s’écria[112] : « Ah ! ah ! ma vie (mon âme) n’a pas encore été pollue, etc. Et le Seigneur lui dit : Va, je te donne de la fiente de bœuf au lieu de fiente d’homme, et tu la mettras avec ton pain. »

Il fallait donc absolument que cette nourriture fût souillée, pour être un emblème, un type. Le prophète mit donc en effet de la fiente de bœuf avec son pain pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, et ce fut à la fois une réalité et une figure symbolique.


DE L’EMBLÈME D’OOLLA ET D’OOLIBA.

La sainte Écriture déclare expressément qu’Oolla est l’emblème de Jérusalem. «[113] Fils de l’homme, fais connaître à Jérusalem ses abominations ; ton père était un Amorrhéen, et ta mère une Céthéenne. » Ensuite le prophète, sans craindre des interprétations malignes, des plaisanteries alors inconnues, parle à la jeune Oolla en ces termes :

« Ubera tua intumuerunt, et pilus tuus germinavit ; et eras nuda et confusione plena. — Ta gorge s’enfla, ton poil germa, tu étais nue et confuse. »

« Et transivi per te, et vidi te ; et ecce tempus tuum, tempus amantium ; et expandi amictum meum super te, et operui ignominiam tuam. Et juravi tibi, et ingressus sum pactum tecum (ait Dominus Deus), et facta es mihi. — Je passai, je te vis ; voici ton temps, voici le temps des amants ; j’étendis sur toi mon manteau ; je couvris ta vilenie. Je te jurai ; je fis marché avec toi, dit le Seigneur, et tu fus à moi. »

« Et habens fiduciam in pulchritudine tua fornicata es in nomine tuo ; et exposuisti fornicationem tuam omni transeunti, ut ejus fieres. — Mais, fière de ta beauté, tu forniquas en ton nom, tu exposas ta fornication à tout passant pour être à lui. »

« Et ædificasti tibi lupanar, et fecisti tibi prostibulum in cunctis plateis. — Et tu bâtis un mauvais lieu, tu fis une prostitution dans tous les carrefours. »

« Et divisisti pedes tuos omni transeunti, et multiplicasti fornicationes tuas. — Et tu ouvris les jambes à tous les passants, et tu multiplias tes fornications. »

« Et fornicata es cum filiis Ægypti, vicinis tuis, magnarum carnium ; et multiplicasti fornicationem tuam, ad irritandum me. — Et tu forniquas avec les Égyptiens, tes voisins, qui avaient de grands membres ; et tu multiplias ta fornication pour m’irriter. »

L’article d’Ooliba, qui signifie Samarie, est beaucoup plus fort et plus éloigné des bienséances de notre style.

« Denudavit quoque fornicationes suas, discooperuit ignominiam suam[114] — Et elle mit à nu ses fornications, et découvrit sa turpitude. »

« Multiplicavit enim fornicationes suas, recordans dies adolescentiæ suæ. — Elle multiplia ses fornications comme dans son adolescence. »

« Et insanivit libidine super concubitum eorum quorum carnes sunt ut carnes asinorum, et sicut fluxus equorum, fluxus eorum. — Et elle fut éprise de fureur pour le coït de ceux dont les membres sont comme les membres des ânes, et dont l’émission est comme l’émission des chevaux. »

Ces images nous paraissent licencieuses et révoltantes : elles n’étaient alors que naïves. Il y en a trente exemples dans le Cantique des cantiques, modèle de l’union la plus chaste. Remarquez attentivement que ces expressions, ces images sont toujours très-sérieuses, et que dans aucun livre de cette haute antiquité vous ne trouverez jamais la moindre raillerie sur le grand objet de la génération. Quand la luxure est condamnée, c’est avec les termes propres ; mais ce n’est jamais ni pour exciter à la volupté, ni pour faire la moindre plaisanterie. Cette haute antiquité n’a ni de Martial, ni de Catulle, ni de Pétrone.


D’OSÉE, ET DE QUELQUES AUTRES EMBLÈMES.

On ne regarde pas comme une simple vision, comme une simple figure, l’ordre positif donné par le Seigneur au prophète Osée de prendre une prostituée[115], et d’en avoir trois enfants. On ne fait point d’enfants en vision ; ce n’est point en vision qu’il fit marché avec Gomer, fille d’Ébalaïm, dont il eut deux garçons et une fille. Ce n’est point en vision qu’il prit ensuite une femme adultère par le commandement exprès du Seigneur, qu’il lui donna quinze petites pièces d’argent et une mesure et demie d’orge. La première prostituée signifiait Jérusalem, et la seconde prostituée signifiait Samarie. Mais ces prostitutions, ces trois enfants, ces quinze pièces d’argent, ce boisseau et demi d’orge, n’en sont pas moins des choses très-réelles.

Ce n’est point en vision que le patriarche Salmon épousa la prostituée Rahab, aïeule de David. Ce n’est point en vision que le patriarche Juda commit un inceste avec sa belle-fille Thamar, inceste dont naquit David. Ce n’est point en vision que Ruth, autre aïeule de David, se mit dans le lit de Booz. Ce n’est point en vision que David fit tuer Urie, et ravit Bethsabée dont naquit le roi Salomon. Mais ensuite tous ces événements devinrent des emblèmes, des figures, lorsque les choses qu’ils figuraient furent accomplies.

Il résulte évidemment d’Ézéchiel, d’Osée, de Jérémie, de tous les prophètes juifs, et de tous les livres juifs, comme de tous les livres qui nous instruisent des usages chaldéens, persans, phéniciens, syriens, indiens, égyptiens ; il résulte, dis-je, que leurs mœurs n’étaient pas les nôtres, que ce monde ancien ne ressemblait en rien à notre monde.

Passez seulement de Gibraltar à Méquinez, les bienséances ne sont plus les mêmes ; on ne trouve plus les mêmes idées : deux lieux de mer ont tout changé[116].


EMPOISONNEMENTS[117].

Répétons souvent des vérités utiles. Il y a toujours eu moins d’empoisonnements qu’on ne l’a dit ; il en est presque comme des parricides. Les accusations ont été communes, et ces crimes ont été très-rares. Une preuve, c’est qu’on a pris longtemps pour poison ce qui n’en est pas. Combien de princes se sont défaits de ceux qui leur étaient suspects en leur faisant boire du sang de taureau ! combien d’autres princes en ont avalé pour ne point tomber dans les mains de leurs ennemis ! Tous les historiens anciens, et même Plutarque, l’attestent.

J’ai été tant bercé de ces contes dans mon enfance qu’à la fin j’ai fait saigner un de mes taureaux, dans l’idée que son sang m’appartenait puisqu’il était né dans mon étable (ancienne prétention dont je ne discute pas ici la validité) : je bus de ce sang comme Atrée et Mlle de Vergy[118]. Il ne me fit pas plus de mal que le sang de cheval n’en fait aux Tartares, et que le boudin ne nous en fait tous les jours, surtout lorsqu’il n’est pas trop gras.

Pourquoi le sang de taureau serait-il un poison quand le sang de bouquetin passe pour un remède ? Les paysans de mon canton avalent tous les jours du sang de bœuf, qu’ils appellent de la fricassée ; celui de taureau n’est pas plus dangereux. Soyez sûr, cher lecteur, que Thémistocle n’en mourut pas[119].

Quelques spéculatifs de la cour de Louis XIV crurent deviner que sa belle-sœur Henriette d’Angleterre avait été empoisonnée avec de la poudre de diamant, qu’on avait mise dans une jatte de fraises, au lieu de sucre râpé ; mais ni la poudre impalpable de verre ou de diamant, ni celle d’aucune production de la nature qui ne serait pas venimeuse[120] par elle-même, ne pourrait être nuisible.

Il n’y a que les pointes aiguës, tranchantes, actives, qui puissent devenir des poisons violents. L’exact observateur Mead (que nous prononçons Mide), célèbre médecin de Londres, a vu au microscope la liqueur dardée par les gencives des vipères irritées ; il prétend qu’il les a toujours trouvées semées de ces lames coupantes et pointues dont le nombre innombrable déchire et perce les membranes internes[121].

La cantarella, dont on prétend que le pape Alexandre VI, et son bâtard le duc de Borgia, faisaient un grand usage, était, dit-on, la bave d’un cochon rendu enragé en le suspendant par les pieds la tête en bas, et en le battant longtemps jusqu’à la mort : c’était un poison aussi prompt et aussi violent que celui de la vipère. Un grand apothicaire m’assure que la Tofana, cette célèbre empoisonneuse de Naples, se servait principalement de cette recette. Peut-être tout cela n’est-il pas vrai[122]. Cette science est de celles qu’il faudrait ignorer.

Les poisons qui coagulent le sang, au lieu de déchirer les membranes, sont l’opium, la ciguë, la jusquiam, l’aconit, et plusieurs autres. Les Athéniens avaient raffiné jusqu’à faire mourir par ces poisons réputés froids leurs compatriotes condamnés à mort. Un apothicaire était le bourreau de la république. On dit que Socrate mourut fort doucement, et comme on s’endort ; j’ai peine à le croire.

Je fais une remarque sur les livres juifs, c’est que chez ce peuple vous ne voyez personne qui soit mort empoisonné. Une foule de rois et de pontifes périt par des assassinats ; l’histoire de cette nation est l’histoire des meurtres et du brigandage, mais il n’est parlé qu’en un seul endroit d’un homme qui se soit empoisonné lui-même, et cet homme n’est point un Juif : c’était un Syrien nommé Lysias, général des armées d’Antiochus Épiphane. Le second livre des Machabées dit[123] qu’il s’empoisonna ; vitam veneno finivit. Mais ces livres des Machabées sont bien suspects. Mon cher lecteur, je vous ai déjà prié de ne rien croire de léger[124].

Ce qui m’étonnerait le plus dans l’histoire des mœurs des anciens Romains, ce serait la conspiration des femmes romaines pour faire périr par le poison, non pas leurs maris, mais en général les principaux citoyens. C’était, dit Tite-Live, en l’an 423 de la fondation de Rome ; c’était donc dans le temps de la vertu la plus austère ; c’était avant qu’on eût entendu parler d’aucun divorce, quoique le divorce fût autorisé ; c’était lorsque les femmes ne buvaient point de vin, ne sortaient presque jamais de leurs maisons que pour aller aux temples. Comment imaginer que tout à coup elles se fussent appliquées à connaître les poisons, qu’elles s’assemblassent pour en composer, et que sans aucun intérêt apparent elles donnassent ainsi la mort aux premiers de Rome ?

Laurent Échard, dans sa compilation abrégée, se contente de dire que « la vertu des dames romaines se démentit étrangement ; que cent soixante et dix d’entre elles, se mêlant de faire le métier d’empoisonneuses, et de réduire cet art en préceptes, furent tout à la fois accusées, convaincues, et punies ».

Tite-Live ne dit pas assurément qu’elles réduisirent cet art en préceptes. Cela signifierait qu’elles tinrent école de poisons, qu’elles professèrent cette science, ce qui est ridicule. Il ne parle point de cent soixante et dix professeuses en sublimé corrosif ou en vert-de-gris. Enfin il n’affirme point qu’il y eut des empoisonneuses parmi les femmes des sénateurs et des chevaliers.

Le peuple était extrêmement sot et raisonneur à Rome comme ailleurs ; voici les paroles de Tite-Live :

«[125] L’année 423 fut au nombre des malheureuses ; il y eut une mortalité causée par l’intempérie de l’air, ou par la malice humaine. Je voudrais qu’on pût affirmer avec quelques auteurs que la corruption de l’air causa cette épidémie, plutôt que d’attribuer la mort de tant de Romains au poison, comme l’ont écrit faussement des historiens pour décrier cette année. »

On a donc écrit faussement, selon Tite-Live, que les dames de Rome étaient des empoisonneuses : il ne le croit donc pas ; mais quel intérêt avaient ces auteurs à décrier cette année ? c’est ce que j’ignore.

Je vais rapporter le fait, continue-t-il, tel qu’on l’a rapporté avant moi. Ce n’est pas là le discours d’un homme persuadé. Ce fait d’ailleurs ressemble bien à une fable. Une esclave accuse environ soixante et dix femmes, parmi lesquelles il y en a de patriciennes, d’avoir mis la peste dans Rome en préparant des poisons. Quelques-unes des accusées demandent permission d’avaler leurs drogues, et elles expirent sur-le-champ. Leurs complices sont condamnées à mort sans qu’on spécifie le genre de supplice.

J’ose soupçonner que cette historiette, à laquelle Tite-Live ne croit point du tout, mérite d’être reléguée à l’endroit où l’on conservait le vaisseau qu’une vestale avait tiré sur le rivage avec sa ceinture, où Jupiter en personne avait arrêté la fuite des Romains, où Castor et Pollux étaient venus combattre à cheval, où l’on avait coupé un caillou avec un rasoir, et où Simon Barjone, surnommé Pierre, disputa de miracles avec Simon le Magicien, etc.

Il n’y a guère de poison dont on ne puisse prévenir les suites en le combattant incontinent. Il n’y a point de médecine qui ne soit un poison quand la dose est trop forte.

Toute indigestion est un empoisonnement.

Un médecin ignorant et même savant, mais inattentif, est souvent un empoisonneur ; un bon cuisinier est, à coup sûr, un empoisonneur à la longue, si vous n’êtes pas tempérant.

Un jour, le marquis d’Argenson, ministre d’État au département étranger lorsque son frère était ministre de la guerre, reçut de Londres une lettre d’un fou (comme les ministres en reçoivent à chaque poste) : ce fou proposait un moyen infaillible d’empoisonner tous les habitants de la capitale d’Angleterre. « Ceci ne me regarde pas, nous dit le marquis d’Argenson ; c’est un placet à mon frère. »


ENCHANTEMENT[126].

MAGIE, ÉVOCATION, SORTILÉGE, etc.

Il n’est guère vraisemblable que toutes ces abominables absurdités viennent, comme le dit Pluche, des feuillages dont on couronna autrefois les têtes d’Isis et d’Osiris. Quel rapport ces feuillages pouvaient-ils avoir avec l’art d’enchanter des serpents, avec celui de ressusciter un mort, ou de tuer des hommes avec des paroles, ou d’inspirer de l’amour, ou de métamorphoser des hommes en bêtes ?

Enchantement, incantatio, vient, dit-on, d’un mot chaldéen que les Grecs avaient traduit par epôde gonoeïa, chanson productrice. Incantatio vient de Chaldée ! allons, les Bochart, vous êtes de grands voyageurs ; vous allez d’Italie en Mésopotamie en un clin d’œil ; vous courez chez le grand et savant peuple hébreu ; vous en rapportez tous les livres et tous les usages ; vous n’êtes point des charlatans.

Une grande partie des superstitions absurdes ne doit-elle pas son origine à des choses naturelles ? Il n’y a guère d’animaux qu’on n’accoutume à venir au son d’une musette ou d’un simple cornet pour recevoir sa nourriture. Orphée, ou quelqu’un de ses prédécesseurs, joua de la musette mieux que les autres bergers, ou bien il se servit du chant. Tous les animaux domestiques accouraient à sa voix. On supposa bien vite que les ours et les tigres étaient de la partie : ce premier pas aisément fait, on n’eut pas de peine à croire que les Orphées faisaient danser les pierres et les arbres.

Si on fait danser un ballet à des rochers et à des sapins, il en coûte peu de bâtir des villes en cadence ; les pierres de taille viennent s’arranger d’elles-mêmes lorsque Amphion chante : il ne faut qu’un violon pour construire une ville, et un cornet à bouquin pour la détruire.

L’enchantement des serpents doit avoir une cause encore plus spécieuse. Le serpent n’est point un animal vorace et porté à nuire. Tout reptile est timide. La première chose que fait un serpent (du moins en Europe) dès qu’il voit un homme, c’est de se cacher dans un trou comme un lapin et un lézard. L’instinct de l’homme est de courir après tout ce qui s’enfuit, et de fuir lui-même devant tout ce qui court après lui, excepté quand il est armé, qu’il sent sa force, et surtout qu’on le regarde.

Loin que le serpent soit avide de sang et de chair, il ne se nourrit que d’herbe, et passe un temps très-considérable sans manger : s’il avale quelques insectes, comme font les lézards, les caméléons, en cela il nous rend service.

Tous les voyageurs disent qu’il y en a de très-longs et de très-gros ; mais nous n’en connaissons point de tels en Europe. On n’y voit point d’homme, point d’enfant qui ait été attaqué par un gros serpent ni par un petit ; les animaux n’attaquent que ce qu’ils veulent manger, et les chiens ne mordent les passants que pour défendre leurs maîtres. Que ferait un serpent d’un petit enfant ? quel plaisir aurait-il à le mordre ? il ne pourrait en avaler le petit doigt. Les serpents mordent, et les écureuils aussi, mais quand on leur fait du mal.

Je veux croire qu’il y a eu des monstres dans l’espèce des serpents comme dans celle des hommes ; je consens que l’armée de Régulus se soit mise sous les armes en Afrique contre un dragon, et que depuis il y ait eu un Normand qui ait combattu contre la gargouille ; mais on m’avouera que ces cas sont rares.

Les deux serpents qui vinrent de Ténédos[127] exprès pour dévorer Laocoon et deux grands garçons de vingt ans, aux yeux de toute l’armée troyenne, sont un beau prodige, digne d’être transmis à la postérité par des vers hexamètres, et par des statues qui représentent Laocoon comme un géant, et ses grands enfants comme des pygmées.

Je conçois que cet événement devait arriver lorsqu’on prenait avec un grand vilain cheval de bois[128] des villes bâties par des dieux, lorsque les fleuves remontaient vers leurs sources, que les eaux étaient changées en sang, et que le soleil et la lune s’arrêtaient à la moindre occasion.

Tout ce qu’on a conté des serpents était très-probable dans des pays où Apollon était descendu du ciel pour tuer le serpent Python.

Ils passèrent aussi pour être très-prudents. Leur prudence consiste à ne pas courir si vite que nous, à se laisser couper en morceaux.

La morsure des serpents, et surtout des vipères, n’est dangereuse que lorsqu’une espèce de rage a fait fermenter un petit réservoir d’une liqueur extrêmement acre, qu’ils ont sous leurs gencives[129]. Hors de là un serpent n’est pas plus dangereux qu’une anguille.

Plusieurs dames ont apprivoisé et nourri des serpents, les ont placés sur leur toilette, et les ont entortillés autour de leurs bras.

Les nègres de Guinée adorent un serpent qui ne fait de mal à personne.

Il y a plusieurs sortes de ces reptiles, et quelques-unes sont plus dangereuses que les autres dans les pays chauds ; mais en général le serpent est un animal craintif et doux ; il n’est pas rare d’en voir qui tettent les vaches.

Les premiers hommes qui virent des gens plus hardis qu’eux apprivoiser et nourrir des serpents, et les faire venir d’un coup de sifflet comme nous appelons les abeilles, prirent ces gens-là pour des sorciers. Les Psylles et les Marses, qui se familiarisèrent avec les serpents, eurent la même réputation. Il ne tiendrait qu’aux apothicaires du Poitou, qui prennent des vipères par la queue, de se faire respecter aussi comme des magiciens du premier ordre.

L’enchantement des serpents passa pour une chose constante. La sainte Écriture même, qui entre toujours dans nos faiblesses, daigna se conformer à cette idée vulgaire[130]. « L’aspic sourd qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre la voix du savant enchanteur. »

«[131] J’enverrai contre vous des serpents qui résisteront aux enchantements. »

«[132] Le médisant est semblable au serpent qui ne cède point à l’enchanteur. »

L’enchantement était quelquefois assez fort pour faire crever les serpents. Selon l’ancienne physique cet animal était immortel. Si quelque rustre trouvait un serpent mort dans son chemin, il fallait bien que ce fût quelque enchanteur qui l’eût dépouillé du droit de l’immortalité :

Frigidus in pratis cantando rumpitur anguis.

(Virg., Eglog. viii, 71.)

ENCHANTEMENT DES MORTS, OU ÉVOCATION.

Enchanter un mort, le ressusciter, ou s’en tenir à évoquer son ombre pour lui parler, était la chose du monde la plus simple. Il est très-ordinaire que dans ses rêves on voie des morts, qu’on leur parle, qu’ils vous répondent. Si on les a vus pendant le sommeil, pourquoi ne les verra-t-on point pendant la veille ? Il ne s’agit que d’avoir un esprit de Python ; et pour faire agir cet esprit de Python, il ne faut qu’être un fripon, et avoir affaire à un esprit faible : or, personne ne niera que ces deux choses n’aient été extrêmement communes.

[133] L’évocation des morts était un des plus sublimes mystères de la magie. Tantôt on faisait passer aux yeux du curieux quelque grande figure noire qui se mouvait par des ressorts dans un lieu un peu obscur ; tantôt le sorcier ou la sorcière se contentait de dire qu’elle voyait l’ombre, et sa parole suffisait. Cela s’appelle la nécromancie. La fameuse pythonisse d’Endor a toujours été un grand sujet de dispute entre les Pères de l’Église. Le sage Théodoret, dans sa question lxii sur le livre des Rois, assure que les morts avaient coutume d’apparaître la tête en bas ; et que ce qui effraya la pythonisse, ce fut que Samuel était sur ses jambes.

Saint Augustin, interrogé par Simplicien, lui répond, dans le second livre de ses questions, qu’il n’est pas plus extraordinaire de voir une pythonisse faire venir une ombre que de voir le diable emporter Jésus-Christ sur le pinacle du temple et sur la montagne.

Quelques savants, voyant que chez les Juifs on avait des esprits de Python, en ont osé conclure que les Juifs n’avaient écrit que très-tard, et qu’ils avaient presque tout pris dans les fables grecques ; mais ce sentiment n’est pas soutenable.


DES AUTRES SORTILÉGES.

Quand on est assez habile pour évoquer des morts avec des paroles, on peut à plus forte raison faire mourir des vivants, ou du moins les en menacer, comme le Médecin malgré lui dit à Lucas[134] qu’il lui donnera la fièvre. Du moins il n’était pas douteux que les sorciers n’eussent le pouvoir de faire mourir les bestiaux ; et il fallait opposer sortilége à sortilége pour garantir son bétail. Mais ne nous moquons point des anciens, pauvres gens que nous sommes, sortis à peine de la barbarie ! Il n’y a pas cent ans que nous avons fait brûler des sorciers dans toute l’Europe ; et on vient encore de brûler une sorcière, vers l’an 1750, à Vurtzbourg. Il est vrai que certaines paroles et certaines cérémonies suffisent pour faire périr un troupeau de moutons, pourvu qu’on y ajoute de l’arsenic.

L’Histoire critique des cérémonies superstitieuses, par Le Brun de l’Oratoire, est bien étrange ; il veut combattre le ridicule des sortiléges, et il a lui-même le ridicule de croire à leur puissance. Il prétend que Marie Bucaille la sorcière, étant en prison à Valogne, parut à quelques lieues de là dans le même temps, selon le témoignage juridique du juge de Valogne. Il rapporte le fameux procès des bergers de Brie, condamnés à être pendus et brûlés par le parlement de Paris en 1691. Ces bergers avaient été assez sots pour se croire sorciers, et assez méchants pour mêler des poisons réels à leurs sorcelleries imaginaires.

Le P. Le Brun proteste[135] qu’il y eut beaucoup de surnaturel dans leur fait, et qu’ils furent pendus en conséquence. L’arrêt du parlement est directement contraire à ce que dit l’auteur. « La cour déclare les accusés dûment atteints et convaincus de superstitions, d’impiétés, sacriléges, profanations, empoisonnements. »

L’arrêt ne dit pas que ce soient les profanations qui aient fait périr les animaux : il dit que ce sont les empoisonnements. On peut commettre un sacrilége sans être sorcier, comme on empoisonne sans être sorcier.

D’autres juges firent brûler, à la vérité, le curé Gaufridi, et ils crurent fermement que le diable l’avait fait jouir de toutes ses pénitentes. Le curé Gaufridi croyait aussi en avoir obligation au diable ; mais c’était en 1611 : c’était dans le temps où la plupart de nos provinciaux n’étaient pas fort au-dessus des Caraïbes et des Nègres. Il y en a eu encore de nos jours quelques-uns de cette espèce, comme le jésuite Girard, l’ex-jésuite Nonotte, le jésuite Duplessis, l’ex-jésuite Malagrida ; mais cette espèce de fous devient fort rare de jour en jour.

À l’égard de la lycanthropie, c’est-à-dire des hommes métamorphosés en loups par des enchantements, il suffit qu’un jeune berger, ayant tué un loup et s’étant revêtu de sa peau, ait fait peur à de vieilles femmes, pour que la réputation du berger devenu loup se soit répandue dans toute la province, et de là dans d’autres. Bientôt Virgile dira (Ecl. viii, v. 97) :

His ego sæpe lupum fieri, et se condere silvis
Mœrim, sæpe animas imis exire sepulcris.

Mœris devenu loup se cachait dans les bois :
Du creux de leurs tombeaux j’ai vu sortir des âmes.

Voir un homme loup est une chose curieuse ; mais voir des âmes est encore plus beau. Des moines du Mont-Cassin ne virent-ils pas l’âme de saint Bénédict ou Benoît ? Des moines de Tours ne virent-ils pas celle de saint Martin ? Des moines de Saint-Denis ne virent-ils pas celle de Charles Martel ?


ENCHANTEMENTS POUR SE FAIRE AIMER.

Il y en eut pour les filles et pour les garçons. Les Juifs en vendaient à Rome et dans Alexandrie, et ils en vendent encore en Asie. Vous trouverez quelques-uns de ces secrets dans le Petit-Albert ; mais vous vous mettrez plus au fait si vous lisez le plaidoyer[136] qu’Apulée composa lorsqu’il fut accusé par un chrétien, dont il avait épousé la fille, de l’avoir ensorcelée par des philtres. Son beau-père Émilien prétendait qu’Apulée s’était servi principalement de certains poissons, attendu que Vénus étant née de la mer, les poissons devaient exciter prodigieusement les femmes à l’amour.

On se servait d’ordinaire de verveine, de ténia, de l’hippomane, qui n’était autre chose qu’un peu de l’arrière-faix d’une jument lorsqu’elle produit son poulain, d’un petit oiseau nommé parmi nous hoche-queue, en latin motacilla.

Mais Apulée était principalement accusé d’avoir employé des coquillages, des pattes d’écrevisses, des hérissons de mer, des huîtres cannelées, du calmar, qui passe pour avoir beaucoup de semence, etc.

Apulée fait assez entendre quel était le véritable philtre qui avait engagé Pudentilla à se donner à lui. Il est vrai qu’il avoue dans son plaidoyer que sa femme l’avait appelé un jour magicien. « Mais quoi ! dit-il, si elle m’avait appelé consul, serais-je consul pour cela ? »

Le satyrion fut regardé chez les Grecs et chez les Romains comme le philtre le plus puissant ; on l’appelait la plante aphrodisia, racine de Vénus. Nous y ajoutons la roquette sauvage : c’est l’eruca des Latins[137] : Et venerem revocans eruca morantem. Nous y mêlons surtout un peu d’essence d’ambre. La mandragore est passée de mode. Quelques vieux débauchés se sont servis de mouches cantharides, qui portent en effet aux parties génitales, mais qui portent beaucoup plus à la vessie, qui l’excorient, et qui font uriner du sang : ils ont été cruellement punis d’avoir voulu pousser l’art trop loin.

La jeunesse et la santé sont les véritables philtres.

Le chocolat a passé pendant quelque temps pour ranimer la vigueur endormie de nos petits-maîtres vieillis avant l’âge ; mais on aurait beau prendre vingt tasses de chocolat, on n’en inspirera pas plus de goût pour sa personne.

. . . . . . . . . Ut ameris, amabilis esto.

(Ovid., A. A., II, 107.)

Pour être aimé, soyez aimable.


ENFER[138].

Inferum, souterrain : les peuples qui enterraient les morts les mirent dans le souterrain ; leur âme y était donc avec eux. Telle est la première physique et la première métaphysique des Égyptiens et des Grecs.

Les Indiens, beaucoup plus anciens, qui avaient inventé le dogme ingénieux de la métempsycose, ne crurent jamais que les âmes fussent dans le souterrain.

Les Japonais, les Coréens, les Chinois, les peuples de la vaste Tartarie orientale et occidentale, ne surent pas un mot de la philosophie du souterrain.

Les Grecs, avec le temps, firent du souterrain un vaste royaume qu’ils donnèrent libéralement à Pluton et à Proserpine sa femme. Ils leur assignèrent trois conseillers d’État, trois femmes de charge, nommées les Furies, trois parques pour filer, dévider, et couper le fil de la vie des hommes ; et comme dans l’antiquité chaque héros avait son chien pour garder sa porte, on donna à Pluton un gros chien qui avait trois têtes : car tout allait par trois. Des trois conseillers d’État, Minos, Éaque et Rhadamanthe, l’un jugeait la Grèce, l’autre l’Asie Mineure (car les Grecs ne connaissaient pas alors la grande Asie), le troisième était pour l’Europe.

Les poëtes ayant inventé ces enfers s’en moquèrent les premiers. Tantôt Virgile parle sérieusement des enfers dans l’Énéide, parce qu’alors le sérieux convient à son sujet ; tantôt il en parle avec mépris dans ses Géorgiques (II, v. 490 et suiv.) :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari !

Heureux qui peut sonder les lois de la nature,
Qui des vains préjugés foule aux pieds l’imposture ;
Qui regarde en pitié le Styx et l’Achéron,
Et le triple Cerbère, et la barque à Caron.

On déclamait sur le théâtre de Rome ces vers de la Troade (chœur du IIe acte), auxquels quarante mille mains applaudissaient :

. . . . . . . . . . Tænara et aspero
Regnum sub domino, limen et obsidens
Custos non facili Cerberus ostio,
Rumores vacui, verbaque inania.
Et par sollicito fabula somnio.

Le palais de Pluton, son portier à trois têtes,
Les couleuvres d’enfer à mordre toujours prêtes,
Le Styx, le Phlégéton, sont des contes d’enfants,
Des songes importuns, des mots vides de sens.

Lucrèce, Horace, s’expriment avec la même force ; Cicéron, Sénèque, en parlent de même en vingt endroits. Le grand empereur Marc-Aurèle raisonne encore plus philosophiquement qu’eux tous[139]. « Celui qui craint la mort, craint ou d’être privé de tous sens, ou d’éprouver d’autres sensations. Mais si tu n’as plus tes sens, tu ne seras plus sujet à aucune peine, à aucune misère ; si tu as des sens d’une autre espèce, tu seras une autre créature. »

Il n’y avait pas un mot à répondre à ce raisonnement dans la philosophie profane. Cependant, par la contradiction attachée à l’espèce humaine, et qui semble faire la base de notre nature, dans le temps même que Cicéron disait publiquement : « Il n’y a point de vieille femme qui croie ces inepties. » Lucrèce avouait que ces idées faisaient une grande impression sur les esprits ; il vient, dit-il, pour les détruire :

. . . . . Si certam finem esse viderent
Ærumnarum homines, aliqua ratione valerent
Relligionibus atque minis obsistere vatum.
Nunc ratio nulla est restandi, nulla facultas :
Æternas quoniam pœnas in morte timendum.

(Lucr., I, v. 108 et seq.)

Si l’on voyait du moins un terme à son malheur,
On soutiendrait sa peine, on combattrait l’erreur,
On pourrait supporter le fardeau de la vie ;
Mais d’un plus grand supplice elle est, dit-on, suivie :
Après de tristes jours on craint l’éternité.

Il était donc vrai que parmi les derniers du peuple, les uns riaient de l’enfer, les autres en tremblaient. Les uns regardaient Cerbère, les Furies, et Pluton, comme des fables ridicules ; les autres ne cessaient de porter des offrandes aux dieux infernaux. C’était tout comme chez nous :

Et quocumque tamen miseri venere, parentant,
Et nigras mactant pecudes, et Manibu divis
Inferias mittunt, multoque in rebus acerbis
Acrius advertunt animos ad relligionem.

(Lucr., III, v. 51-54.)

Ils conjurent ces dieux qu’ont forgés nos caprices ;
Ils fatiguent Pluton de leurs vains sacrifices ;
Le sang d’un bélier noir coule sous leurs couteaux :
Plus ils sont malheureux, et plus ils sont dévots.

Plusieurs philosophes qui ne croyaient pas aux fables des enfers voulaient que la populace fût contenue par cette croyance. Tel fut Timée de Locres, tel fut le politique historien Polybe. « L’enfer, dit-il, est inutile aux sages, mais nécessaire à la populace insensée. »

Il est assez connu que la loi du Pentateuque n’annonça jamais un enfer[140]. Tous les hommes étaient plongés dans ce chaos de contradictions et d’incertitudes quand Jésus-Christ vint au monde. Il confirma la doctrine ancienne de l’enfer ; non pas la doctrine des poëtes païens, non pas celle des prêtres égyptiens, mais celle qu’adopta le christianisme, à laquelle il faut que tout cède. Il annonça un royaume qui allait venir, et un enfer qui n’aurait point de fin.

Il dit expressément à Capharnaüm en Galilée[141] : « Quiconque appellera son frère Raca sera condamné par le sanhédrin ; mais celui qui l’appellera fou sera condamné aux gehenei eimom, géhenne du feu. »

Cela prouve deux choses : premièrement que Jésus-Christ ne voulait pas qu’on dît des injures, car il n’appartenait qu’à lui, comme maître, d’appeler les prévaricateurs pharisiens race de vipères ; secondement, que ceux qui disent des injures à leur prochain méritent l’enfer, car la gehenna du feu était dans la vallée d’Ennom, où l’on brûlait autrefois des victimes à Moloch ; et cette gehenna figure le feu d’enfer.

Il dit ailleurs[142] : « Si quelqu’un sert d’achoppement aux faibles qui croient en moi, il vaudrait mieux qu’on lui mît au cou une meule asinaire, et qu’on le jetât dans la mer.

« Et si ta main te fait achoppement, coupe-la ; il est bon pour toi d’entrer manchot dans la vie, plutôt que d’aller dans la gehenna du feu inextinguible, où le ver ne meurt point, et où le feu ne s’éteint point.

« Et si ton pied te fait achoppement, coupe ton pied ; il est bon d’entrer boiteux dans la vie éternelle, plutôt que d’être jeté avec tes deux pieds dans la gehenna inextinguible, où le ver ne meurt point, et où le feu ne s’éteint point.

« Et si ton œil te fait achoppement, arrache ton œil ; il vaut mieux entrer borgne dans le royaume de Dieu que d’être jeté avec tes deux yeux dans la gehenna du feu, où le ver ne meurt point, et où le feu ne s’éteint point.

« Car chacun sera salé par le feu, et toute victime sera salée par le sel.

« Le sel est bon ; que si le sel s’affadit, avec quoi salerez-vous ?

« Vous avez dans vous le sel, conservez la paix parmi vous. »

Il dit ailleurs, sur le chemin de Jérusalem[143] : « Quand le père de famille sera entré et aura fermé la porte, vous resterez dehors, et vous heurterez, disant : Maître, ouvrez-nous ; et en répondant, il vous dira : Nescio vos, d’où êtes-vous ? Et alors vous commencerez à dire : Nous avons mangé et bu avec toi, et tu as enseigné dans nos carrefours ; et il vous répondra : Nescio vos, d’où êtes-vous ? ouvriers d’iniquités ! Et il y aura pleurs et grincements de dents quand vous verrez Abraham, Isaac, Jacob, et tous les prophètes, et que vous serez chassés dehors. »

Malgré les autres déclarations positives émanées du Sauveur du genre humain, qui assurent la damnation éternelle de quiconque ne sera pas de notre Église, Origène et quelques autres n’ont pas cru l’éternité des peines.

Les sociniens les rejettent, mais ils sont hors du giron. Les luthériens et les calvinistes, quoique égarés hors du giron, admettent un enfer sans fin[144].

Dès que les hommes vécurent en société, ils durent s’apercevoir que plusieurs coupables échappaient à la sévérité des lois : ils punissaient les crimes publics ; il fallut établir un frein pour les crimes secrets ; la religion seule pouvait être ce frein. Les Persans, les Chaldéens, les Égyptiens, les Grecs, imaginèrent des punitions après la vie ; et de tous les peuples anciens que nous connaissons, les Juifs, comme nous l’avons déjà observé[145] furent les seuls qui n’admirent que des châtiments temporels. Il est ridicule de croire ou de feindre de croire, sur quelques passages très-obscurs, que l’enfer était admis par les anciennes lois des Juifs, par leur Lévitique, par leur Décalogue, quand l’auteur de ces lois ne dit pas un seul mot qui puisse avoir le moindre rapport avec les châtiments de la vie future. On serait en droit de dire au rédacteur du Pentateuque ; Vous êtes un homme inconséquent et sans probité, comme sans raison, très-indigne du nom de législateur que vous vous arrogez ! Quoi ! vous connaissez un dogme aussi réprimant, aussi nécessaire au peuple que celui de l’enfer, et vous ne l’annoncez pas expressément ? et tandis qu’il est admis chez toutes nations qui vous environnent, vous vous contentez de laisser deviner ce dogme par quelques commentateurs qui viendront quatre mille ans après vous, et qui donneront la torture à quelques-unes de vos paroles pour y trouver ce que vous n’avez pas dit ? Ou vous êtes un ignorant, qui ne savez pas que cette créance était universelle en Égypte, en Chaldée, en Perse ; ou vous êtes un homme très-malavisé, si, étant instruit de ce dogme, vous n’en avez pas fait la base de votre religion.

Les auteurs des lois juives pourraient tout au plus répondre : Nous avouons que nous sommes excessivement ignorants ; que nous avons appris à écrire fort tard ; que notre peuple était une horde sauvage et barbare qui, de notre aveu, erra près d’un demi-siècle dans des déserts impraticables ; qu’elle usurpa enfin un petit pays par les rapines les plus odieuses, et par les cruautés les plus détestables dont jamais l’histoire ait fait mention. Nous n’avions aucun commerce avec les nations policées : comment voulez-vous que nous pussions (nous, les plus terrestres des hommes) inventer un système tout spirituel ?

Nous ne nous servions du mot qui répond à âme que pour signifier la vie ; nous ne connûmes notre Dieu et ses ministres, ses anges, que comme des êtres corporels : la distinction de l’âme et du corps, l’idée d’une vie après la mort, ne peuvent être que le fruit d’une longue méditation et d’une philosophie très-fine. Demandez aux Hottentots et aux Nègres, qui habitent un pays cent fois plus étendu que le nôtre, s’ils connaissent la vie avenir. Nous avons cru faire assez de persuader à notre peuple que Dieu punissait les malfaiteurs jusqu’à la quatrième génération, soit par la lèpre, soit par des morts subites, soit par la perte du peu de bien qu’on pouvait posséder.

On répliquerait à cette apologie : Vous avez inventé un système dont le ridicule saute aux yeux ; car le malfaiteur qui se portait bien, et dont la famille prospérait, devait nécessairement se moquer de vous.

L’apologiste de la loi judaïque répondrait alors : Vous vous trompez : car pour un criminel qui raisonnait juste, il y en avait cent qui ne raisonnaient point du tout. Celui qui, ayant commis un crime, ne se sentait puni ni dans son corps, ni dans celui de son fils, craignait pour son petit-fils. De plus, s’il n’avait pas aujourd’hui quelque ulcère puant, auquel nous étions très-sujets, il en éprouvait dans le cours de quelques années : il y a toujours des malheurs dans une famille, et nous faisions aisément accroire que ces malheurs étaient envoyés par une main divine, vengeresse des fautes secrètes.

Il serait aisé de répliquer à cette réponse, et de dire : Votre excuse ne vaut rien, car il arrive tous les jours que de très-honnêtes gens perdent la santé et leurs biens ; et s’il n’y a point de famille à laquelle il ne soit arrivé des malheurs, si ces malheurs sont des châtiments de Dieu, toutes vos familles étaient donc des familles de fripons.

Le prêtre juif pourrait répliquer encore ; il dirait qu’il y a des malheurs attachés à la nature humaine, et d’autres qui sont envoyés expressément de Dieu. Mais on ferait savoir à ce raisonneur combien il est ridicule de penser que la fièvre et la grêle sont tantôt une punition divine, tantôt un effet naturel.

Enfin, les pharisiens et les esséniens, chez les Juifs, admirent la créance d’un enfer à leur mode : ce dogme avait déjà passé des Grecs aux Romains, et fut adopté par les chrétiens.

Plusieurs Pères de l’Église ne crurent point les peines éternelles ; il leur paraissait absurde de brûler pendant toute l’éternité un pauvre homme pour avoir volé une chèvre. Virgile a beau dire, dans son sixième chant de l’Énéide (vers 617 et 618) :

. . . . . . . . . . Sedet æternumque sedebit
Infelis Theseus.

Il prétend en vain que Thésée est assis pour jamais sur une chaise, et que cette posture est son supplice. D’autres croyaient que Thésée est un héros qui n’est point assis en enfer, et qu’il est dans les champs Élysées.

Il n’y a pas longtemps qu’un théologien calviniste, nommé Petit-Pierre, prêcha et écrivit que les damnés auraient un jour leur grâce[146]. Les autres ministres lui dirent qu’ils n’en voulaient point. La dispute s’échauffa ; on prétend que le roi, leur souverain, leur manda que puisqu’ils voulaient être damnés sans retour, il le trouvait très-bon, et qu’il y donnait les mains. Les damnés de l’église de Neufchâtel déposèrent le pauvre Petit-Pierre, qui avait pris l’enfer pour le purgatoire. On a écrit que l’un d’eux lui dit : « Mon ami, je ne crois pas plus à l’enfer éternel que vous ; mais sachez qu’il est bon que votre servante, que votre tailleur, et surtout votre procureur, y croient[147]. »

J’ajouterai, pour l’illustration de ce passage, une petite exhortation aux philosophes qui nient tout à plat l’enfer dans leurs écrits. Je leur dirai : Messieurs, nous ne passons pas notre vie avec Cicéron, Atticus, Caton, Marc-Aurèle, Épictète, le chancelier de L’Hospital, La Mothe Le Vayer, Des Yveteaux, René Descartes, Newton, Locke, ni avec le respectueux Bayle, qui était si au-dessus de la fortune ; ni avec le vertueux trop incrédule Spinosa, qui, n’ayant rien, rendit aux enfants du grand-pensionnaire de Wit une pension de trois cents florins que lui faisait le grand de Wit, dont les Hollandais mangèrent le cœur quoiqu’il n’y eût rien à gagner en le mangeant. Tous ceux à qui nous avons à faire ne sont pas des Des Barreaux[148], qui payait à des plaideurs la valeur de leur procès qu’il avait oublié de rapporter[149]. Toutes les femmes ne sont pas des Ninon Lenclos, qui gardait les dépôts si religieusement tandis que les plus graves personnages les violaient[150]. En un mot, messieurs, tout le monde n’est pas philosophe.

Nous avons affaire à force fripons qui ont peu réfléchi ; à une foule de petites gens, brutaux, ivrognes, voleurs. Prêchez-leur, si vous voulez, qu’il n’y a point d’enfer, et que l’âme est mortelle. Pour moi, je leur crierai dans les oreilles qu’ils seront danmés s’ils me volent : j’imiterai ce curé de campagne qui, ayant été outrageusement volé par ses ouailles, leur dit à son prône : « Je ne sais à quoi pensait Jésus-Christ de mourir pour des canailles comme vous[151]. »

C’est un excellent livre pour les sots que le Pédagogue chrétien, composé par le révérend P. d’Outreman[152], de la compagnie de Jésus, et augmenté par révérend Coulon, curé de Villejuif-lez-Paris. Nous avons, Dieu merci, cinquante et une éditions de ce livre, dans lequel il n’y a pas une page où l’on trouve une ombre de sens commun.

Frère Outreman affirme (page 157, édition in-4o) qu’un ministre d’État de la reine Élisabeth, nommé le baron de Honsden, qui n’a jamais existé, prédit au secrétaire d’État Cécil, et à six autres conseillers d’État, qu’ils seraient damnés et lui aussi ; ce qui arriva, et qui arrive à tout hérétique. Il est probable que Cécil et les autres conseillers n’en crurent point le baron de Honsden ; mais si ce prétendu baron s’était adressé à six bourgeois, ils auraient pu le croire.

Aujourd’hui qu’aucun bourgeois de Londres ne croit à l’enfer, comment faut-il s’y prendre ? quel frein aurons-nous ? celui de l’honneur, celui des lois, celui même de la Divinité, qui veut sans doute que l’on soit juste, soit qu’il y ait un enfer, soit qu’il n’y en ait point.


ENFERS[153].

Notre confrère qui a fait l’article Enfer n’a pas parlé de la descente de Jésus-Christ aux enfers ; c’est un article de foi très-important : il est expressément spécifié dans le symbole dont nous avons déjà parlé[154]. On demande d’où cet article de foi est tiré, car il ne se trouve dans aucun de nos quatre Évangiles ; et le symbole intitulé des apôtres n’est, comme nous l’avons observé, que du temps des savants prêtres Jérôme, Augustin et Rufin,

On estime que cette descente de notre Seigneur aux enfers est prise originairement de l’Évangile de Nicodème, l’un des plus anciens.

Dans cet Évangile, le prince du Tartare et Satan, après une longue conversation avec Adam, Énoch, Élie le Thesbite, et David, « entendent une voix comme le tonnerre, et une voix comme une tempête. David dit au prince du Tartare : Maintenant, très-vilain et très-sale prince de l’enfer, ouvre tes portes, et que le roi de gloire entre, etc. Disant ces mots au prince, le Seigneur de majesté survint en forme d’homme, et il éclaira les ténèbres éternelles, et il rompit les liens indissolubles ; et, par une vertu invincible, il visita ceux qui étaient assis dans les profondes ténèbres des crimes, et dans l’ombre de la mort des péchés[155]. »

Jésus-Christ parut avec saint Michel ; il vainquit la Mort ; il prit Adam par la main ; le bon larron le suivait portant sa croix. Tout cela se passa en enfer en présence de Carinus et de Lenthius, qui ressuscitèrent exprès pour en rendre témoignage aux pontifes Anne et Caïphe, et au docteur Gamaliel, alors maître de saint Paul.

Cet Évangile de Nicodème n’a depuis longtemps aucune autorité. Mais on trouve une confirmation de cette descente aux enfers dans la première Épître de saint Pierre, à la fin du chapitre iii : « Parce que le Christ est mort une fois pour nos péchés, le juste pour les injustes, afin de nous offrir à Dieu, mort à la vérité en chair, mais ressuscité en esprit, par lequel il alla prêcher aux esprits qui étaient en prison. »

Plusieurs Pères ont eu des sentiments différents sur ce passage, mais tous convinrent qu’au fond Jésus était descendu aux enfers après sa mort. On fit sur cela une vaine difficulté. Il avait dit sur la croix au bon larron : « Vous serez aujourd’hui avec moi en paradis. » Il lui manqua donc de parole en allant en enfer. Cette objection est aisément répondue en disant qu’il le mena d’abord en enfer et ensuite en paradis.

Eusèbe de Césarée dit[156] que « Jésus quitta son corps sans attendre que la Mort le vînt prendre ; qu’au contraire, il prit la Mort toute tremblante, qui embrassait ses pieds, et qui voulait s’enfuir ; qu’il l’arrêta, qu’il brisa les portes des cachots où étaient renfermées les âmes des saints ; qu’il les en tira, les ressuscita, se ressuscita lui-même, et les mena en triomphe dans cette Jérusalem céleste, laquelle descendait du ciel toutes les nuits, et fut vue par saint Justin ».

On disputa beaucoup pour savoir si tous ces ressuscités moururent de nouveau avant de monter au ciel. Saint Thomas assure dans sa Somme[157] qu’ils remoururent. C’est le sentiment du fin et judicieux Calmet. « Nous soutenons, dit-il dans sa dissertation sur cette grande question, que les saints qui ressuscitèrent après la mort du Sauveur moururent de nouveau pour ressusciter un jour. »

Dieu avait permis auparavant que les profanes Gentils imitassent par anticipation ces vérités sacrées. La fable avait imaginé que les dieux ressuscitèrent Pélops ; qu’Orphée tira Eurydice des enfers, du moins pour un moment ; qu’Hercule en délivra Alceste ; qu’Esculape ressuscita Hippolyte, etc., etc. Distinguons toujours la fable de la vérité, et soumettons notre esprit dans tout ce qui l’étonne, comme dans ce qui lui paraît conforme à ses faibles lumières.


ENTERREMENT[158].

En lisant, par un assez grand hasard, les canons d’un concile de Brague[159] tenu en 563, je remarque que le quinzième canon défend d’enterrer personne dans les églises. Des gens savants m’assurent que plusieurs autres conciles ont fait la même défense. De là je conclus que, dès ces premiers siècles, quelques bourgeois avaient eu la vanité de changer les temples en charniers pour y pourrir d’une manière distinguée : je peux me tromper, mais je ne connais aucun peuple de l’antiquité qui ait choisi les lieux sacrés, où l’on adorait la Divinité, pour en faire des cloaques de morts.

Si on aimait tendrement chez les Égyptiens son père, sa mère, et ses vieux parents qu’on souffre avec bonté parmi nous, et pour lesquels on a rarement une passion violente, il était fort agréable d’en faire des momies, et fort noble d’avoir une suite d’aïeux en chair et en os dans son cabinet. Il est dit même qu’on mettait

        1. souvent en gage chez l’usurier le corps de son père et de son

grand-père. Il n’y a point à présent de pays au monde où l’on trouvât un écu sur un pareil effet : mais comment se pouvait-il faire qu’on mît en gage la momie paternelle, et qu’on allât la faire enterrer au delà du lac Mœris, en la transportant dans la barque à Caron, après que quarante juges, qui se trouvaient à point nommé sur le rivage, avaient décidé que la momie avait vécu en personne honnête, et qu’elle était digne de passer dans la barque, moyennant un sou qu’elle avait soin de porter dans sa bouche ? Un mort ne peut guère à la fois faire une promenade sur l’eau, et rester dans le cabinet de son héritier, ou chez un usurier. Ce sont là de ces petites contradictions de l’antiquité que le respect empêche d’examiner scrupuleusement.

Quoi qu’il en soit, il est certain qu’aucun temple du monde ne fut souillé de cadavres ; on n’enterrait pas même dans les villes. Très peu de familles eurent dans Rome le privilége de faire élever des mausolées malgré la loi des douze Tables, qui en faisait une défense expresse.

Aujourd’hui, quelques papes ont leurs mausolées dans Saint-Pierre ; mais ils n’empuantissent pas l’église, parce qu’ils sont très-bien embaumés, enfermés dans de belles caisses de plomb, et recouverts de gros tombeaux de marbre, à travers lesquels un mort ne peut guère transpirer.

Vous ne voyez ni à Rome ni dans le reste de l’Italie aucun de ces abominables cimetières entourer les églises ; l’infection ne s’y trouve pas à côté de la magnificence, et les vivants n’y marchent point sur des morts.

Cette horreur n’est soufferte que dans des pays où l’asservissement aux plus indignes usages laisse subsister un reste de barbarie qui fait honte à l’humanité.

Vous entrez dans la gothique cathédrale de Paris ; vous y marchez sur de vilaines pierres mal jointes, qui ne sont point au niveau ; on les a levées mille fois pour jeter sous elles des caisses de cadavres.

Passez par le charnier qu’on appelle Saint-Innocent : c’est un vaste enclos consacré à la peste ; les pauvres, qui meurent très souvent de maladies contagieuses, y sont enterrés pêle-mêle ; les chiens y viennent quelquefois ronger les ossements ; une vapeur épaisse, cadavéreuse, infectée, s’en exhale ; elle est pestilentielle dans les chaleurs de l’été après les pluies ; et presque à côté de cette voirie est l’Opéra, le Palais-Royal, le Louvre des rois.

On porte à une lieue de la ville les immondices des privés, et on entasse depuis douze cents ans dans la même ville les corps pourris dont ces immondices étaient produites.

L’arrêt que le parlement de Paris a rendu en 1774, l’édit du roi de 1775 contre ces abus, aussi dangereux qu’infâmes, n’ont pu être exécutés : tant l’habitude et la sottise ont de force contre la raison et contre les lois ! En vain l’exemple de tant de villes de l’Europe fait rougir Paris ; il ne se corrige point. Paris sera encore longtemps un mélange bizarre de la magnificence la plus recherchée, et de la barbarie la plus dégoûtante[160].

Versailles vient de donner un exemple qu’on devrait suivre partout. Un petit cimetière d’une paroisse très-nombreuse infectait l’église et les maisons voisines. Un simple particulier a réclamé contre cette coutume abominable ; il a excité ses concitoyens ; il a bravé les cris de la barbarie ; on a présenté requête au conseil. Enfin le bien public l’a emporté sur l’usage antique et pernicieux : le cimetière a été transféré à un mille de distance.


ENTHOUSIASME[161].

Ce mot grec signifie émotion d’entrailles, agitation intérieure[162]. Les Grecs inventèrent-ils ce mot pour exprimer les secousses qu’on éprouve dans les nerfs, la dilatation et le resserrement des intestins, les violentes contractions du cœur, le cours précipité de ces esprits de feu qui montent des entrailles au cerveau quand on est vivement affecté ?

Ou bien donna-t-on d’abord le nom d’enthousiasme, de trouble des entrailles, aux contorsions de cette Pythie, qui sur le trépied de Delphes recevait l’esprit d’Apollon par un endroit qui ne semble fait que pour recevoir des corps ?

Qu’entendons-nous par enthousiasme ? que de nuances dans nos affections ! Approbation, sensibilité, émotion, trouble, saisissement, passion, emportement, démence, fureur, rage : voilà tous les états par lesquels peut passer cette pauvre âme humaine.

Un géomètre assiste à une tragédie touchante ; il remarque seulement qu’elle est bien conduite. Un jeune homme à côté de lui est ému, et ne remarque rien ; une femme pleure ; un autre jeune homme est si transporté que, pour son malheur, il va faire aussi une tragédie : il a pris la maladie de l’enthousiasme.

Le centurion ou le tribun militaire, qui ne regardait la guerre que comme un métier dans lequel il y avait une petite fortune à faire, allait au combat tranquillement comme un couvreur monte sur un toit. César pleurait en voyant la statue d’Alexandre.

Ovide ne parlait d’amour qu’avec esprit. Sapho exprimait l’enthousiasme de cette passion ; et s’il est vrai qu’elle lui coûta la vie, c’est que l’enthousiasme chez elle devint démence.

L’esprit de parti dispose merveilleusement à l’enthousiasme ; il n’est point de faction qui n’ait ses énergumènes. Un homme passionné qui parle avec action a, dans ses yeux, dans sa voix, dans ses gestes, un poison subtil qui est lancé comme un trait dans les gens de sa faction. C’est par cette raison que la reine Élisabeth défendit qu’on prêchât de six mois en Angleterre sans une permission signée de sa main, pour conserver la paix dans son royaume.

Saint Ignace ayant la tête un peu échauffée lit la vie des Pères du désert, après avoir lu des romans. Le voilà saisi d’un double enthousiasme ; il devient chevalier de la vierge Marie, il fait la veille des armes, il veut se battre pour sa dame ; il a des visions ; la Vierge lui apparaît, et lui recommande son fils : elle lui dit que sa société ne doit porter d’autre nom que celui de Jésus.

Ignace communique son enthousiasme à un autre Espagnol nommé Xavier. Celui-ci court aux Indes, dont il n’entend point la langue ; de là au Japon, sans qu’il puisse parler japonais ; n’importe, son enthousiasme passe dans l’imagination de quelques jeunes jésuites qui apprennent enfin la langue du Japon. Ceux- ci, après la mort de Xavier, ne doutent pas qu’il n’ait fait plus de miracles que les apôtres, et qu’il n’ait ressuscité sept ou huit morts pour le moins. Enfin l’enthousiasme devient si épidémique qu’ils forment au Japon ce qu’ils appellent une chrétienté. Cette chrétienté finit par une guerre civile et par cent mille hommes égorgés : l’enthousiasme alors est parvenu à son dernier degré, qui est le fanatisme ; et ce fanatisme est devenu rage.

Le jeune fakir qui voit le bout de son nez en faisant ses prières s’échauffe par degrés jusqu’à croire que s’il se charge de chaînes pesant cinquante livres, l’Être suprême lui aura beaucoup d’obligation. Il s’endort l’imagination toute pleine de Brama, et il ne manque pas de le voir en songe. Quelquefois même, dans cet état où l’on n’est ni endormi ni éveillé, des étincelles sortent de ses yeux ; il voit Brama resplendissant de lumière, il a des extases, et cette maladie devient souvent incurable.

La chose la plus rare est de joindre la raison avec l’enthousiasme ; la raison consiste à voir toujours les choses comme elles sont. Celui qui dans l’ivresse voit les objets doubles est alors privé de la raison.

L’enthousiasme est précisément comme le vin : il peut exciter tant de tumulte dans les vaisseaux sanguins, et de si violentes vibrations dans les nerfs, que la raison en est tout à fait détruite. Il peut ne causer que de légères secousses, qui ne fassent que donner au cerveau un peu plus d’activité : c’est ce qui arrive dans les grands mouvements d’éloquence, et surtout dans la poésie sublime. L’enthousiasme raisonnable est le partage des grands poëtes.

Cet enthousiasme raisonnable est la perfection de leur art : c’est ce qui fit croire autrefois qu’ils étaient inspirés des dieux, et c’est ce qu’on n’a jamais dit des autres artistes.

Comment le raisonnement peut-il gouverner l’enthousiasme ? c’est qu’un poëte dessine d’abord l’ordonnance de son tableau ; la raison alors tient le crayon. Mais veut-il animer ses personnages et leur donner le caractère des passions ; alors l’imagination s’échauffe, l’enthousiasme agit : c’est un coursier qui s’emporte dans sa carrière ; mais la carrière est régulièrement tracée.

L’enthousiasme est admis dans tous les genres de poésie où il entre du sentiment ; quelquefois même il se fait place jusque dans l’églogue, témoin ces vers de la dixième églogue de Virgile (vers 58 et suivants) :

Jam mihi per rupes videor lucosque sonantes
Ire ; libet partho torquere cydonia cornu
Spicula : tanquam hæc sint nostri medicina furoris,
Aut deus ille malis hominum mitescere discat !

Le style des épîtres, des satires , réprouve l’enthousiasme : aussi n’en trouve-t-on point dans les ouvrages de Boileau et de Pope.

Nos odes, dit-on, sont de véritables chants d’enthousiasme : mais comme elles ne se chantent point parmi nous, elles sont

souvent moins des odes que des stances ornées de réflexions ingénieuses. Jetez les yeux sur la plupart des stances de la belle Ode à la Fortune, de Jean-Baptiste Rousseau :

Vous chez qui la guerrière audace
Tient lieu de toutes les vertus,
Concevez Socrate à la place
Du fier meurtrier de Clitus :
Vous verrez un roi respectable,
Humain, généreux, équitable,
Un roi digne de vos autels ;
Mais, à la place de Socrate.
Le fameux vainqueur de l’Euphrate
Sera le dernier des mortels.

Ce couplet est une courte dissertation sur le mérite personnel d’Alexandre et de Socrate : c’est un sentiment particulier, un paradoxe. Il n’est point vrai qu’Alexandre sera le dernier des mortels. Le héros qui vengea la Grèce, qui subjugua l’Asie, qui pleura Darius, qui punit ses meurtriers, qui respecta la famille du vaincu, qui donna un trône au vertueux Abdolonyme, qui rétablit Porus, qui bâtit tant de villes en si peu de temps, ne sera jamais le dernier des mortels.

Tel qu’on nous vante dans l’histoire
Doit peut-être toute sa gloire
À la honte de son rival :
L’inexpérience indocile
Du compagnon de Paul-Émile
Fit tout le succès d’Annibal.

Voilà encore une réflexion philosophique sans aucun enthousiasme. Et de plus, il est très-faux que les fautes de Varron aient fait tout le succès d’Annibal : la ruine de Sagonte, la prise de Turin, la défaite de Scipion père de l’Africain, les avantages remportés sur Sempronius, la victoire de Trébie, la victoire de Trasimène, et tant de savantes marches, n’ont rien de commun avec la bataille de Cannes, où Varron fut vaincu, dit-on, par sa faute. Des faits si défigurés doivent-ils être plus approuvés dans une ode que dans une histoire ?

De toutes les odes modernes, celle où il règne le plus grand enthousiasme qui ne s’affaiblit jamais, et qui ne tombe ni dans le faux ni dans l’ampoulé, est le Timothée, ou la fête d’Alexandre, par Dryden : elle est encore regardée en Angleterre comme un chef-d’œuvre inimitable, dont Pope n’a pu approcher quand il a voulu s’exercer dans le même genre. Cette ode fut chantée ; et si on avait eu un musicien digne du poëte, ce serait le chef-d’œuvre de la poésie lyrique.

Ce qui est toujours fort à craindre dans l’enthousiasme, c’est de se livrer à l’ampoulé, au gigantesque, au galimatias. En voici un grand exemple dans l’ode sur la naissance d’un prince du sang royal :

Où suis-je ? quel nouveau miracle
Tient encor mes sens enchantés ?
Quel vaste, quel pompeux spectacle
Frappe mes yeux épouvantés !
Un nouveau monde vient d’éclore :
L’univers se reforme encore
Dans les abîmes du chaos ;
Et pour réparer ses ruines,
Je vois des demeures divines
Descendre un peuple de héros.

(J.-B. Rousseau, Ode sur la naissance du duc de Bretagne

Nous prendrons cette occasion pour dire qu’il y a peu d’enthousiasme dans l’Ode sur la prise de Namur.

Le hasard m’a fait tomber entre les mains une critique[163] très-injuste du poëme des Saisons, de M. de Saint-Lambert, et de la traduction des Géorgiques, de Virgile, par M. Delille. L’auteur, acharné à décrier tout ce qui est louable dans les auteurs vivants, et à louer ce qui est condamnable dans les morts, veut faire admirer cette strophe :

Je vois monter nos cohortes
La flamme et le fer en main.
Et sur les monceaux de piques,
De corps morts, de rocs, de briques,
S’ouvrir un large chemin.

(Boileau, Ode sur la prise de Namur.)

Il ne s’aperçoit pas que les termes de piques et de brigues font un effet très-désagréable ; que ce n’est point un grand effort de monter sur des briques, que l’image de briques est très-faible après celle des morts ; qu’on ne monte point sur des monceaux de piques, et que jamais on n’a entassé de piques pour aller à l’assaut ; qu’on ne s’ouvre point un large chemin sur des rocs ; qu’il fallait dire : « Je vois nos cohortes s’ouvrir un large chemin à travers les débris des rochers, au milieu des armes brisées, et sur des morts entassés ; » alors il y aurait eu de la gradation, de la vérité, et une image terrible.

Le critique n’a été guidé que par son mauvais goût, et par la rage de l’envie qui dévore tant de petits auteurs subalternes. Il faut, pour s’ériger en critique, être un Quintilien, un Rollin ; il ne faut pas avoir l’insolence de dire cela est bon, ceci est mauvais, sans en apporter des preuves convaincantes. Ce ne serait plus ressembler à Rollin dans son Traité des études : ce serait ressembler à Fréron, et être par conséquent très-méprisable.


ENVIE[164].

On connaît assez tout ce que l’antiquité a dit de cette passion honteuse, et ce que les modernes ont répété. Hésiode est le premier auteur classique qui en ait parlé :

« Le potier porte envie au potier, l’artisan à l’artisan, le pauvre même au pauvre, le musicien au musicien (ou, si l’on veut donner un autre sens au mot Aoidos, le poëte au poëte). »

Longtemps avant Hésiode, Job avait dit : L’envie tue les petits[165].

Je crois que Mandeville, auteur de la Fable des Abeilles[166] est le premier qui ait voulu prouver que l’envie est une fort bonne chose, une passion très-utile. Sa première raison est que l’envie est aussi naturelle à l’homme que la faim et la soif ; qu’on la découvre dans tous les enfants, ainsi que dans les chevaux et dans les chiens. Voulez-vous que vos enfants se haïssent, caressez l’un plus que l’autre : le secret est infaillible.

Il prétend que la première chose que font deux jeunes femmes qui se rencontrent est de se chercher des ridicules, et la seconde de se dire des flatteries.

Il croit que sans l’envie les arts seraient médiocrement cultivés, et que Raphaël n’aurait pas été un grand peintre s’il n’avait pas été jaloux de Michel-Ange.

Mandeville a peut-être pris l’émulation pour l’envie ; peut-être aussi l’émulation n’est-elle qu’une envie qui se tient dans les bornes de la décence.

Michel-Ange pouvait dire à Raphaël : Votre envie ne vous a porté qu’à travailler encore mieux que moi ; vous ne m’avez point décrié, vous n’avez point cabale contre moi auprès du pape, vous n’avez point tâché de me faire excommunier pour avoir mis des borgnes et des boiteux en paradis, et de succulents cardinaux avec de belles femmes nues comme la main en enfer, dans mon tableau du jugement dernier. Allez, votre envie est très-louable ; vous êtes un brave envieux, soyons bons amis.

Mais si l’envieux est un misérable sans talents, jaloux du mérite comme les gueux le sont des riches ; si, pressé par l’indigence comme par la turpitude de son caractère, il vous fait des Nouvelles du Parnasse[167] des Lettres de madame la comtesse, des Années littéraires[168], cet animal étale une envie qui n’est bonne à rien, et dont Mandeville ne pourra jamais faire l’apologie.

On demande pourquoi les anciens croyaient que l’œil de l’envieux ensorcelait les gens qui le regardaient. Ce sont plutôt les envieux qui sont ensorcelés.

Descartes dit que « l’envie pousse la bile jaune qui vient de la partie inférieure du foie, et la bile noire qui vient de la rate, laquelle se répand du cœur par les artères, etc. » Mais comme nulle espèce de bile ne se forme dans la rate, Descartes, en parlant ainsi, semblait ne pas trop mériter qu’on portât envie à sa physique.

Un certain Voët ou Voëtius, polisson en théologie, qui accusa Descartes d’athéisme, était très-malade de la bile noire ; mais il savait encore moins que Descartes comment sa détestable bile se répandait dans son sang.

Mme  Pernelle a raison :

Les envieux mourront, mais non jamais l’envie.

(Tartuffe, acte V, scène iii.)

Mais c’est un bon proverbe, qu’il vaut mieux faire envie que pitié. Faisons donc envie autant que nous pourrons.


ÉPIGRAMME[169].

Ce mot veut dire proprement inscription; ainsi une épigramme devait être courte. Celles de l’Anthologie grecque sont pour la plupart fines et gracieuses ; elles n’ont rien des images grossières que Catulle et Martial ont prodiguées, et que Marot et d’autres ont imitées. En voici quelques-unes traduites avec une brièveté dont on a souvent reproché à la langue française d’être privée. L’auteur est inconnu[170].


Sur les sacrifices à Hercule.

Un peu de miel, un peu de lait,
Rendent Mercure favorable ;
Hercule est bien plus cher, il est bien moins traitable ;
Sans deux agneaux par jour il n’est point satisfait.
On dit qu’à mes moutons ce dieu sera propice.
Qu’il soit béni ! mais entre nous,
C’est un peu trop en sacrifice :
Qu’importe qui les mange, ou d’Hercule ou des loups[171] ?


Sur Laïs, qui remit son miroir dans le temple de Vénus.

Je le donne à Vénus puisqu’elle est toujours belle ;
Il redouble trop mes ennuis :
Je ne saurais me voir dans ce miroir fidèle
Ni telle que j’étais, ni telle que je suis.


Sur une statue de Vénus.

Oui, je me montrai toute nue.
Au dieu Mars, au bel Adonis,
À Vulcain même, et j’en rougis ;
Mais Praxitèle, où m’a-t-il vue ?


Sur une statue de Niobé.

Le fatal courroux des dieux
Changea cette femme en pierre ;
Le sculpteur a fait bien mieux :
Il a fait tout le contraire.


Sur des fleurs, à une fille grecque qui passait pour être fière.

Je sais bien que ces fleurs nouvelles
Sont loin d’égaler vos appas ;
Ne vous enorgueillissez pas :
Le temps vous fanera comme elles.


Sur Léandre, qui nageait vers la tour d’Héro pendant une tempête
(Épigramme imitée depuis par Martial[172].)

Léandre, conduit par l’Amour,
En nageant, disait aux orages :
Laissez-moi gagner les rivages,
Ne me noyez qu’à mon retour.

À travers la faiblesse de la traduction, il est aisé d’entrevoir la délicatesse et les grâces piquantes de ces épigrammes. Qu’elles sont différentes des grossières images trop souvent peintes dans Catulle et dans Martial !

At nunc pro cervo mentula supposita est.

(Martial, III, 91.)

Teque puta cunnos, uxor, habere duos.

(Martial, XI, 44.)

Marot en a fait quelques-unes, où l’on retrouve toute l’aménité de la Grèce.

Plus ne suis ce que j’ai été
Et ne le saurois jamais être ;
Mon beau printemps et mon été
Ont fait le saut par la fenêtre.
Amour, tu as été mon maître,
Je t’ai servi sur tous les dieux.
Ô ! si je pouvois deux fois naître,
Comment je te servirois mieux !

Sans le printemps et l’été qui font le saut par la fenêtre, cette épigramme serait digne de Callimaque.

Je n’oserais en dire autant de ce rondeau, que tant de gens de lettres ont si souvent répété :

Au bon vieux temps un train d’amour régnoit
Qui sans grand art et dons se démenoit,
Si qu’un bouquet donné d’amour profonde
C’était donner toute la terre ronde,
Car seulement au cœur on se prenoit ;
Et si par cas à jouir on venoit,
Savez-vous bien comme on s’entretenoit ?
Vingt ans, trente ans ; cela duroit un monde
Au bon vieux temps.

Or est perdu ce qu’amour ordonnoit[173],
Rien que pleurs feints, rien que changes on n’oit.
Qui voudra donc qu’à aimer je me fonde,
Il faut premier que l’amour on refonde,
Et qu’on la mène ainsi qu’on la menoit
Au bon vieux temps[174].

Je dirais d’abord que peut-être ces rondeaux, dont le mérite est de répéter à la fin de deux couplets les mots qui commencent ce petit poëme, sont une invention gothique et puérile, et que les Grecs et les Romains n’ont jamais avili la dignité de leurs langues harmonieuses par ces niaiseries difficiles.

Ensuite je demanderais ce que c’est qu’un train d’amour qui règne, un train qui se démène sans dons. Je pourrais demander si venir à jouir par cas sont des expressions délicates et agréables ; si s’entretenir et se fonder à aimer ne tiennent pas un peu de la barbarie du temps, que Marot adoucit dans quelques-unes de ses petites poésies.

Je penserais que refondre l’amour est une image bien peu convenable ; que si on le refond on ne le mène pas ; et je dirais enfin que les femmes pouvaient répliquer à Marot : Que ne le refonds-tu toi-même ? quel gré te saura-t-on d’un amour tendre et constant, quand il n’y aura point d’autre amour ?

Le mérite de ce petit ouvrage semble consister dans une facilité naïve ; mais que de naïvetés dégoûtantes dans presque tous les ouvrages de la cour de François Ier !

[175] Ton vieux couteau, Pierre Martel, rouillé,
Semble ton v.. jà retrait et mouillé ;
Et le fourreau tant laid où tu l’engaînes,
C’est que toujours as aimé vieilles gaines.
Quant à la corde à quoi il est lié,
C’est qu’attaché seras et marié.
Au manche aussi de corne connoît-on
Que tu seras cornu comme un mouton.
Voilà le sens, voilà la prophétie
De ton couteau, dont je te remercie.

Est-ce un courtisan qui est l’auteur d’une telle épigramme ? est-ce un matelot ivre dans un cabaret ? Marot, malheureusement, n’en a que trop fait dans ce genre.

Les épigrammes qui ne roulent que sur des débauches de moines et sur des obscénités sont méprisées des honnêtes gens ; elles ne sont goûtées que par une jeunesse effrénée, à qui le sujet plaît beaucoup plus que le style. Changez l’objet, mettez d’autres acteurs à la place, alors ce qui vous amusait paraîtra dans toute sa laideur.


ÉPIPHANIE[176].

La visibilité, l’apparition, l’illustration, le reluisant.

On ne voit pas trop quel rapport ce mot peut avoir avec trois rois, ou trois mages, qui vinrent d’Orient conduits par une étoile. C’est apparemment cette étoile brillante qui valut à ce jour le titre d’Épiphanie.

On demande d’où venaient ces trois rois ? en quel endroit ils s’étaient donné rendez-vous ? Il y en avait un, dit-on, qui arrivait d’Afrique : celui-là n’était donc pas venu de l’Orient. On dit que c’étaient trois mages ; mais le peuple a toujours préféré trois rois. On célèbre partout la fête des rois, et nulle part celle des mages. On mange le gâteau des rois, et non pas le gâteau des mages. On crie le roi boit ! et non pas le mage boit.

D’ailleurs, comme ils apportaient avec eux beaucoup d’or, d’encens et de myrrhe, il fallait bien qu’ils fussent de très-grands seigneurs. Les mages de ce temps-là n’étaient pas fort riches. Ce n’était pas comme du temps du faux Smerdis.

Tertullien est le premier qui ait assuré que ces trois voyageurs étaient des rois. Saint Ambroise et saint Césaire d’Arles tiennent pour les rois ; et on cite en preuve ces passages du psaume lxxi : « Les rois de Tarsis et des îles lui offriront des présents. Les rois d’Arabie et de Saba lui apporteront des dons. » Les uns ont appelé ces trois rois Magalat, Galgalat, Saraïm ; les autres, Athos, Satos, Paratoras. Les catholiques les connaissaient sous le nom de Gaspard, Melchior, et Balthasar. L’évêque Osorius rapporte que ce fut un roi de Cranganor dans le royaume de Calicut qui entreprit ce voyage avec deux mages, et que ce roi, de retour dans son pays, bâtit une chapelle à la sainte Vierge.

On demande combien ils donnèrent d’or à Joseph et à Marie ? Plusieurs commentateurs assurent qu’ils firent les plus riches présents. Ils se fondent sur l’Évangile de l’enfance[177] dans lequel il est dit que Joseph et Marie furent volés en Égypte par Titus et Dumachus. Or, disent-ils, on ne les aurait pas volés s’ils n’avaient pas eu beaucoup d’argent. Ces deux voleurs furent pendus depuis ; l’un fut le bon larron, et l’autre le mauvais larron. Mais l’Évangile de Nicodème leur donne d’autres noms : il les appelle Dimas et Gestas[178].

Le même Évangile de l’enfance dit que ce furent des mages et non pas des rois qui vinrent à Bethléem ; qu’ils avaient été à la vérité conduits par une étoile ; mais que l’étoile ayant cessé de paraître quand ils furent dans l’étable, un ange leur apparut en forme d’étoile pour leur en tenir lieu. Cet Évangile assure que cette visite des trois mages avait été prédite par Zoradasht, qui est le même que nous appelons Zoroastre.

Suarez a recherché ce qu’était devenu l’or que présentèrent les trois rois, ou les trois mages. Il prétend que la somme devait être très-forte, et que trois rois ne pouvaient faire un présent médiocre. Il dit que tout cet argent fut donné depuis à Judas, qui, servant de maître-d’hôtel, devint un fripon et vola tout le trésor.

Toutes ces puérilités n’ont fait aucun tort à la fête de l’Épiphanie, qui fut d’abord instituée par l’Église grecque, comme le nom le porte, et ensuite célébrée par l’Église latine.


ÉPOPÉE[179].

POËME ÉPIQUE.

Puisque épos signifiait discours chez les Grecs, un poëme épique était donc un discours ; et il était en vers, parce que ce n’était pas encore la coutume de raconter en prose. Cela paraît bizarre, et n’en est pas moins vrai. Un Phérécide passe pour le premier Grec qui se soit servi tout uniment de la prose pour faire une histoire moitié vraie[180], moitié fausse, comme elles l’ont été presque toutes dans l’antiquité.

Orphée, Linus, Tamyris, Musée, prédécesseurs d’Homère, n’écrivirent qu’en vers. Hésiode, qui était certainement contemporain d’Homère, ne donne qu’en vers sa Théogonie et son poëme des Travaux et des Jours. L’harmonie de la langue grecque invitait tellement les hommes à la poésie, une maxime resserrée dans un vers se gravait si aisément dans la mémoire, que les lois, les oracles, la morale, la théologie, tout était en vers.


D’HÉSIODE.

Il fit usage des fables qui depuis longtemps étaient reçues dans la Grèce. On voit clairement, à la manière succincte dont il parle de Prométhée et d’Épiméthée, qu’il suppose ces notions déjà familières à tous les Grecs. Il n’en parle que pour montrer qu’il faut travailler, et qu’un lâche repos dans lequel d’autres mythologistes ont fait consister la félicité de l’homme est un attentat contre les ordres de l’Être suprême.

Tâchons de présenter ici au lecteur une imitation de sa fable de Pandore, en changeant cependant quelque chose aux premiers vers, et en nous conformant aux idées reçues depuis Hésiode : car

aucune mythologie ne fut jamais uniforme :

Prométhée autrefois pénétra dans les cieux.
Il prit le feu sacré, qui n’appartient qu’aux dieux.
Il en fit part à l’homme ; et la race mortelle
De l’esprit qui meut tout obtint quelque étincelle.
« Perfide ! s’écria Jupiter irrité,
Ils seront tous punis de ta témérité. »
Il appela Vulcain ; Vulcain créa Pandore.

De toutes les beautés qu’en Vénus on adore
Il orna mollement ses membres délicats ;
Les Amours, les Désirs, forment ses premiers pas.
Les trois Grâces et Flore arrangent sa coiffure,
Et mieux qu’elles encore elle entend la parure.
Minerve lui donna l’art de persuader ;
La superbe Junon celui de commander.
Du dangereux Mercure elle apprit à séduire,
À trahir ses amants, à cabaler, à nuire ;
Et par son écolière il se vit surpassé.

Ce chef-d’œuvre fatal aux mortels fut laissé ;
De Dieu sur les humains tel fut l’arrêt suprême :
Voilà votre supplice, et j’ordonne qu’on l’aime[181].

Il envoie à Pandore un écrin précieux ;
Sa forme et son éclat éblouissent les yeux.
Quels biens doit renfermer cette boîte si belle !
De la bonté des Dieux c’est un gage fidèle ;
C’est là qu’est renfermé le sort du genre humain.
Nous serons tous des dieux... Elle l’ouvre ; et soudain
Tous les fléaux ensemble inondent la nature.
Hélas ! avant ce temps, dans une vie obscure,
Les mortels moins instruits étaient moins malheureux ;
Le vice et la douleur n’osaient approcher d’eux ;
La pauvreté, les soins, la peur, la maladie,
Ne précipitaient point le terme de leur vie.
Tous les cœurs étaient purs, et tous les jours sereins, etc.
Si Hésiode avait toujours écrit ainsi, qu’il serait supérieur à
Homère !

Ensuite Hésiode décrit les quatre âges fameux, dont il est le premier qui ait parlé (du moins parmi les anciens auteurs qui nous restent). Le premier âge est celui qui précéda Pandore, temps auquel les hommes vivaient avec les dieux. L’Âge de fer est celui du siége de Thèbes et de Troie. « Je suis, dit-il, dans le cinquième, et je voudrais n’être pas né. » Que d’hommes accablés par l’envie, par le fanatisme et par la tyrannie, en ont dit autant depuis Hésiode !

C’est dans ce poëme des Travaux et des Jours qu’on trouve des proverbes qui se sont perpétués, comme : « le potier est jaloux du potier ; » et il ajoute : « le musicien du musicien, et le pauvre même du pauvre. » C’est là qu’est l’original de cette fable du rossignol tombé dans les serres du vautour[182]. Le rossignol chante en vain pour le fléchir, le vautour le dévore. Hésiode ne conclut pas que « ventre affamé n’a point d’oreilles », mais que les tyrans ne sont point fléchis par les talents.

On trouve dans ce poëme cent maximes dignes des Xénophon et des Caton :

Les hommes ignorent le prix de la sobriété ; ils ne savent pas que la moitié vaut mieux que le tout. — L’iniquité n’est pernicieuse qu’aux petits. — L’équité seule fait fleurir les cités. — Souvent un homme injuste suffit pour ruiner sa patrie. — Le méchant qui ourdit la perte d’un homme prépare souvent la sienne. — Le chemin du crime est court et aisé. Celui de la vertu est long et difficile ; mais près du but il est délicieux. — Dieu a posé le travail pour sentinelle de la vertu.

Enfin ses préceptes sur l’agriculture ont mérité d’être imités par Virgile. Il y a aussi de très-beaux morceaux dans sa Théogonie. L’Amour qui débrouille le chaos ; Vénus qui, née sur la mer des parties génitales d’un dieu, nourrie sur la terre, toujours suivie de l’Amour, unit le ciel, la mer et la terre ensemble, sont des emblèmes admirables.

Pourquoi donc Hésiode eut-il moins de réputation qu’Homère ? Il me semble qu’à mérite égal Homère dût être préféré par les Grecs : il chantait leurs exploits et leurs victoires sur les Asiatiques, leurs éternels ennemis ; il célébrait toutes les maisons qui régnaient de son temps dans l’Achaïe et dans le Péloponèse ; il écrivait la guerre la plus mémorable du premier peuple de l’Europe contre la plus florissante nation qui fût encore connue dans l’Asie. Son poëme fut presque le seul monument de cette grande époque. Point de ville, point de famille qui ne se crût honorée de trouver son nom dans ces archives de la valeur. On assure même que, longtemps après lui, quelques différends entre des villes grecques, au sujet des terrains limitrophes, furent décidés par des vers d’Homère. Il devint après sa mort le juge des villes dans lesquelles on prétend qu’il demandait l’aumône pendant sa vie. Et cela prouve encore que les Grecs avaient des poëtes longtemps avant d’avoir des géographes.

Il est étonnant que les Grecs, se faisant tant d’honneur des poëmes épiques qui avaient immortalisé les combats de leurs ancêtres, ne trouvassent personne qui chantât les journées de Marathon, des Thermopyles, de Platée, de Salamine. Les héros de ce temps-là valaient bien Agamemnon, Achille, et les Ajax.

Tyrtée, capitaine, poëte et musicien, tel que nous avons vu de nos jours le roi de Prusse, fit la guerre, et la chanta. Il anima les Spartiates contre les Messéniens par ses vers, et remporta la victoire. Mais ses ouvrages sont perdus. On ne dit point qu’il ait paru de poëme épique dans le siècle de Périclès ; les grands talents se tournèrent vers la tragédie : ainsi Homère resta seul, et sa gloire augmenta de jour en jour. Venons à son Iliade.


DE L’ILIADE.

Ce qui me confirme dans l’opinion qu’Homère était de la colonie grecque établie à Smyrne, c’est cette foule de métaphores et de peintures dans le style oriental : la terre qui retentit sous les pieds dans la marche de l’armée, comme les foudres de Jupiter sur les monts qui couvrent le géant Typhée ; un vent plus noir que la nuit qui vole avec les tempêtes ; Mars et Minerve, suivis de la Terreur, de la Fuite et de l’insatiable Discorde, sœur et compagne de l’homicide dieu des combats, qui s’élève dès qu’elle paraît, et qui, en foulant la terre, porte dans le ciel sa tête orgueilleuse : toute l’Iliade est pleine de ces images ; et c’est ce qui faisait dire au sculpteur Bouchardon : « Lorsque j’ai lu Homère, j’ai cru avoir vingt pieds de haut[183]. »

Son poëme, qui n’est point du tout intéressant pour nous, était donc très-précieux pour tous les Grecs.

Ses dieux sont ridicules aux yeux de la raison, mais ils ne l’étaient pas à ceux du préjugé ; et c’était pour le préjugé qu’il écrivait.

Nous rions, nous levons les épaules en voyant des dieux qui se disent des injures, qui se battent entre eux, qui se battent contre des hommes, qui sont blessés, et dont le sang coule ; mais c’était là l’ancienne théologie de la Grèce et de presque tous les peuples asiatiques. Chaque nation, chaque petite peuplade avait sa divinité particulière qui la conduisait aux combats.

Les habitants des nuées et des étoiles, qu’on supposait dans les nuées, s’étaient fait une guerre cruelle. La guerre des anges contre les anges était le fondement de la religion des brachmanes, de temps immémorial. La guerre des Titans, enfants du Ciel et de la Terre, contre les dieux maîtres de l’Olympe, était le premier mystère de la religion grecque. Typhon, chez les Égyptiens, avait combattu contre Oshireth, que nous nommons Osiris, et l’avait taillé en pièces.

Mme  Dacier, dans sa préface de l’Iliade, remarque très-sensément, après Eustathe, évêque de Thessalonique, et Huet, évêque d’Avranches, que chaque nation voisine des Hébreux avait son dieu des armées. En effet, Jephté ne dit-il pas aux Ammonites[184] : « Vous possédez justement ce que votre dieu Chamos vous a donné ; souffrez donc que nous ayons ce que notre Dieu nous donne ? »

Ne voit-on pas le Dieu de Juda vainqueur dans les montagnes[185], mais repoussé dans les vallées ?

Quant aux hommes qui luttent contre les immortels, c’est encore une idée reçue ; Jacob lutte une nuit entière contre un ange de Dieu. Si Jupiter envoie un songe trompeur au chef des Grecs, le Seigneur envoie un esprit trompeur au roi Achab. Ces emblèmes étaient fréquents, et n’étonnaient personne. Homère a donc peint son siècle ; il ne pouvait pas peindre les siècles suivants.

On doit répéter ici que ce fut une étrange entreprise, dans Lamotte[186], de dégrader Homère, et de le traduire ; mais il fut encore plus étrange de l’abréger pour le corriger. Au lieu d’échauffer son génie en tâchant de copier les sublimes peintures d’Homère, il voulut lui donner de l’esprit : c’est la manie de la plupart des Français ; une espèce de pointe qu’ils appellent un trait, une petite antithèse, un léger contraste de mots leur suffit. C’est un défaut dans lequel Racine et Boileau ne sont presque jamais tombés. Mais combien d’auteurs, combien d’hommes de génie même, se sont laissé séduire par ces puérilités, qui dessèchent et qui énervent tout genre d’éloquence !

En voici, autant que j’en puis juger, un exemple bien frappant. Phénix, au livre neuvième, pour apaiser la colère d’Achille, lui parle à peu près ainsi :

Les Prières, mon fils, devant vous éplorées,
Du souverain des dieux sont les filles sacrées ;
Humbles, le front baissé, les yeux baignés de pleurs,
Leur voix triste et craintive exhale leurs douleurs.
On les voit, d’une marche incertaine et tremblante,
Suivre de loin l’Injure impie et menaçante,
L’Injure au front superbe, au regard sans pitié,
Qui parcourt à grands pas l’univers effrayé.
Elles demandent grâce... et lorsqu’on les refuse,
C’est au trône de Dieu que leur voix vous accuse ;
On les entend crier en lui tendant les bras :
Punissez le cruel qui ne pardonne pas ;
Livrez ce cœur farouche aux affronts de l’Injure ;
Rendez-lui tous les maux qu’il aime qu’on endure ;
Que le barbare apprenne à gémir comme nous.
Jupiter les exauce ; et son juste courroux
S’appesantit bientôt sur l’homme impitoyable.

Voilà une traduction faible, mais assez exacte ; et, malgré la gêne de la rime et la sécheresse de la langue, on aperçoit quelques traits de cette grande et touchante image, si fortement peinte dans l’original.

Que fait le correcteur d’Homère ? Il mutile en deux vers d’antithèses toute cette peinture :

On irrite les dieux ; mais par des sacrifices,
De ces dieux irrités on fait des dieux propices.

(Lamotte-Houdard, Iliade, ch. VI.)

Ce n’est plus qu’une sentence triviale et froide. Il y a sans doute des longueurs dans le discours de Phénix ; mais ce n’était pas la peinture des Prières qu’il fallait retrancher.

Homère a de grands défauts ; Horace l’avoue[187], tous les hommes de goût en conviennent : il n’y a qu’un commentateur qui puisse être assez aveugle pour ne les pas voir. Pope lui-même, traducteur du poëte grec, dit que « c’est une vaste campagne, mais brute, où l’on rencontre des beautés naturelles de toute espèce, qui ne se présentent pas aussi régulièrement que dans un jardin régulier ; que c’est une abondante pépinière qui contient les semences de tous les fruits, un grand arbre qui pousse des branches superflues qu’il faut couper ».

Mme  Dacier prend le parti de la vaste campagne, de la pépinière et de l’arbre, et veut qu’on ne coupe rien. C’était sans doute une femme au-dessus de son sexe, et qui a rendu de grands services aux lettres, ainsi que son mari ; mais quand elle se fit homme, elle se fit commentateur ; elle outra tant ce rôle qu’elle donna envie de trouver Homère mauvais. Elle s’opiniâtra au point d’avoir tort avec M. de Lamotte même. Elle écrivit contre lui en régent de collége, et Lamotte répondit comme aurait fait une femme polie et de beaucoup d’esprit. Il traduisit très-mal l’Iliade, mais il l’attaqua fort bien.

Nous ne parlerons pas ici de l’Odyssée ; nous en dirons quelque chose quand nous serons à l’Arioste.


DE VIRGILE.

Il me semble que le second livre de l’Énéide, le quatrième et le sixième, sont autant au-dessus de tous les poëtes grecs et de tous les latins, sans exception, que les statues de Girardon sont supérieures à toutes celles qu’on fit en France avant lui.

On a souvent dit que Virgile a emprunté beaucoup de traits d’Homère, et que même il lui est inférieur dans ses imitations ; mais il ne l’a point imité dans ces trois chants dont je parle. C’est là qu’il est lui-même ; c’est là qu’il est touchant et qu’il parle au cœur. Peut-être n’était-il point fait pour le détail terrible mais fatigant des combats. Horace avait dit de lui, avant qu’il eût entrepris l’Énéide :

. . . . . . . . . . . . Molle atque facetum
Virgilio annuerunt gaudentes rure camœnœ.

(Hor., lib. I, sat. x, vers 44.)

Facetum ne signifie pas ici facétieux, mais agréable. Je ne sais si on ne retrouve pas un peu de cette mollesse heureuse et attendrissante dans la passion fatale de Didon. Je crois du moins y retrouver l’auteur de ces vers admirables qu’on rencontre dans ses églogues :

Ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error !

(Virg., eglog. VIII, 41.)

Certainement le chant de la descente aux enfers ne serait pas déparé par ces vers de la quatrième églogue :

Ille deum vitam accipiet, divisque videbit
Permixtos heroas, et ipse videbitur illis ;
Pacatumque reget patriis virtutibus orbem.

Je crois revoir beaucoup de ces traits simples, élégants, attendrissants, dans les trois beaux chants de l’Énéide.

Tout le quatrième chant est rempli de vers touchants, qui font verser des larmes à ceux qui ont de l’oreille et du sentiment.

Dissimulare etiam sperasti, perfide, tantum
Posse nefas, tacitusque mea decedere terra ?
Nec te noster amor, nec te data dextera quondam,
Nec moritura tenet crudeli funere Dido ?

(V, 305-308.)

Conscendit furibunda rogos, ensemque recludit
Dardanium, non hos quæsitum munus in usus.

(V, 646-647.)

Il faudrait transcrire presque tout ce chant, si on voulait en faire remarquer les beautés.

Et dans le sombre tableau des enfers, que de vers encore respirent cette mollesse touchante et noble à la fois !

Ne, pueri, ne tanta animis assuescite bella.

(VI, 832.)

Tuque prior, tu, parce, genus qui ducis Olympo;
Projice tela manu, sanguis meus.

(VI, 834-835.)

Enfin on sait combien de larmes fit verser à l’empereur Auguste, à Livie[188], à tout le palais, ce seul demi-vers :

Tu Marcellus eris

(VI, 883.)

Homère n’a jamais fait répandre de pleurs. Le vrai poëte est, à ce qui me semble, celui qui remue l’âme et qui l’attendrit ; les autres sont de beaux parleurs. Je suis loin de proposer cette opinion pour règle. Je donne mon avis, dit Montaigne, non comme bon, mais comme mien[189].


DE LUCAIN.

Si vous cherchez dans Lucain l’unité de lieu et d’action, vous ne la trouverez pas ; mais où la trouveriez-vous ? Si vous espérez sentir quelque émotion, quelque intérêt, vous n’en éprouverez pas dans les longs détails d’une guerre dont le fond est rendu très-sec, et dont les expressions sont ampoulées ; mais si vous voulez des idées fortes, des discours d’un courage philosophique et sublime, vous ne les verrez que dans Lucain parmi les anciens. Il n’y a rien de plus grand que le discours de Labiénus à Caton, aux portes du temple de Jupiter Ammon, si ce n’est la réponse de Caton même :

Hæremus cuncti superis ; temploque tacente
Nil facimus non sponte Dei. . . . . . . .
. . . . . . . . Steriles num legit arenas
Ut caneret paucis ? mersitne hoc pulvere verum ?
Estne Dei sedes nisi terra, et pontus, et aer,
Et cœlum, et virtus ? Superos quid quærimus ultra ?
Jupiter est quodcumque vides, quocumque moveris.

(Pharsale, l. IX, v. 573-574 ; 576-580.)

Mettez ensemble tout ce que les anciens poëtes ont dit des dieux, ce sont des discours d’enfants en comparaison de ce morceau de Lucain. Mais dans un vaste tableau où l’on voit cent personnages, il ne suffit pas qu’il y en ait un ou deux supérieurement dessinés.


DU TASSE.

Boileau a dénigré le clinquant du Tasse[190] ; mais qu’il y ait une centaine de paillettes d’or faux dans une étoffe d’or, on doit le pardonner. Il y a beaucoup de pierres brutes dans le grand bâtiment de marbre élevé par Homère, Boileau le savait, le sentait, et il n’en parle pas. Il faut être juste.

On renvoie le lecteur à ce qu’on a dit du Tasse dans l’Essai sur la Poésie épique[191]. Mais il faut dire ici qu’on sait par cœur ses vers en Italie. Si à Venise, dans une barque, quelqu’un récite une stance de la Jérusalem délivrée, la barque voisine lui répond par la stance suivante.

Si Boileau eût entendu ces concerts, il n’aurait eu rien à répliquer.

On connaît assez le Tasse : je ne répéterai ici ni les éloges ni les critiques. Je parlerai un peu plus au long de l’Arioste.


DE L’ARIOSTE.

L’Odyssée d’Homère semble avoir été le premier modèle du Morgante, de l’Orlando innamorato, et de l’Orlando furioso ; et, ce qui n’arrive pas toujours, le dernier de ces poëmes a été sans contredit le meilleur.

Les compagnons d’Ulysse changés en pourceaux ; les vents enfermés dans une peau de chèvre ; des musiciennes qui ont des queues de poisson et qui mangent ceux qui approchent d’elles ; Ulysse qui suit tout nu le chariot d’une belle princesse, qui venait de faire la grande lessive ; Ulysse déguisé en gueux qui demande l’aumône, et qui ensuite tue tous les amants de sa vieille femme, aidé seulement de son fils et de deux valets, sont des imaginations qui ont donné naissance à tous les romans en vers qu’on a faits depuis dans ce goût.

Mais le roman de l’Arioste est si plein et si varié, si fécond en beautés de tous les genres, qu’il m’est arrivé plus d’une fois, après l’avoir lu tout entier, de n’avoir d’autre désir que d’en recommencer la lecture. Quel est donc le charme de la poésie naturelle ! Je n’ai jamais pu lire un seul chant de ce poème dans nos traductions en prose.

Ce qui m’a surtout charmé dans ce prodigieux ouvrage[192] c’est que l’auteur, toujours au-dessus de sa matière, la traite en badinant. Il dit les choses les plus sublimes sans effort, et il les finit souvent par un trait de plaisanterie qui n’est ni déplacé ni recherché. C’est à la fois l’Iliade, l’Odyssée et Don Quichotte ; car son principal chevalier errant devient fou comme le héros espagnol, et est infiniment plus plaisant. Il y a bien plus, on s’intéresse à Roland, et personne ne s’intéresse à don Quichotte, qui n’est représenté dans Cervantes que comme un insensé à qui on fait continuellement des malices.

Le fond du poëme, qui rassemble tant de choses, est précisément celui de notre roman de Cassandre, qui eut tant de vogue autrefois parmi nous, et qui a perdu cette vogue absolument parce qu’ayant la longueur de l’Orlando furioso, il n’a aucune de ses beautés ; et quand il les aurait en prose française, cinq ou six stances de l’Arioste les éclipseraient toutes. Ce fond du poëme est que la plupart des héros, et les princesses qui n’ont pas péri pendant la guerre, se retrouvent dans Paris après mille aventures, comme les personnages du roman de Cassandre se retrouvent dans la maison de Polémon.

Il y a dans l’Orlando furioso un mérite inconnu à toute l’antiquité : c’est celui de ses exordes. Chaque chant est comme un palais enchanté, dont le vestibule est toujours dans un goût différent, tantôt majestueux, tantôt simple, même grotesque. C’est de la morale, ou de la gaieté, ou de la galanterie, et toujours du naturel et de la vérité.

Voyez seulement cet exorde du quarante-quatrième chant de ce poëme, qui en contient quarante-six, et qui cependant n’est pas trop long ; de ce poëme, qui est tout en stances rimées, et qui cependant n’a rien de gêné ; de ce poëme, qui démontre la nécessité de la rime dans toutes les langues modernes ; de ce poëme charmant, qui démontre surtout la stérilité et la grossièreté des poëmes épiques barbares dans lesquels les auteurs se sont affranchis du joug de la rime parce qu’ils n’avaient pas la force de le porter, comme disait Pope[193] et comme l’a écrit Louis Racine, qui a eu raison alors :

Spesso in poveri alberghi, e in picciol tetti, etc.

On a imité ainsi, plutôt que traduit, cet exorde :

L’amitié sous le chaume habita quelquefois ;
On ne la trouve point dans les cours orageuses,
Sous les lambris dorés des prélats et des rois,
Séjour des faux serments, des caresses trompeuses,

Des sourdes factions, des effrénés désirs ;
Séjour où tout est faux, et même les plaisirs.

Les papes, les césars, apaisant leur querelle,
Jurent sur l’Évangile une paix fraternelle ;
Vous les voyez demain l’un de l’autre ennemis ;
C’était pour se tromper qu’ils s’étaient réunis :
Nul serment n’est gardé, nul accord n’est sincère ;
Quand la bouche a parlé, le cœur dit le contraire.
Du ciel qu’ils attestaient ils bravaient le courroux ;
L’intérêt est le dieu qui les gouverne tous.

Il n’y a personne d’assez barbare pour ignorer qu’Astolphe alla dans le paradis (chant XXXIV) reprendre le bon sens de Roland, que la passion de ce héros pour Angélique lui avait fait perdre, et qu’il le lui rendit très-proprement renfermé dans une fiole.

Le prologue du trente-cinquième chant est une allusion à cette aventure :

Chi salirà per me, madonna, in cielo, etc.

Ceux qui n’entendent pas l’italien peuvent se faire quelque idée de ces strophes par la version française :

Oh ! si quelqu’un voulait monter pour moi
Au paradis ! s’il y pouvait reprendre
Mon sens commun ! s’il daignait me le rendre !...
Belle Aglaé, je l’ai perdu pour toi ;
Tu m’as rendu plus fou que Roland même ;
C’est ton ouvrage : on est fou quand on aime.
Pour retrouver mon esprit égaré
Il ne faut pas faire un si long voyage.
Tes yeux l’ont pris, il en est éclairé.
Il est errant sur ton charmant visage,
Sur ton beau sein, ce trône des amours ;
Il m’abandonne. Un seul regard peut-être.
Un seul baiser peut le rendre à son maître :
Mais sous tes lois il restera toujours.

Ce molle et facetum[194] de l’Arioste, cette urbanité, cet atticisme, cette bonne plaisanterie répandue dans tous ses chants, n’ont été ni rendus, ni même sentis par Mirabaud, son traducteur, qui ne s’est pas douté que l’Arioste raillait de toutes ses imaginations. Voyez seulement le prologue du vingt-quatrième chant :

Chi mette il piè sul’ amorosa pania
Cerchi ritrarlo, e non v’inveschi l’ale ;
Chè non è in somma amor se non insania,
A giudicio de’ savi universale.
E sebben, come Orlando, ognum non smania,
Suo furor mostra a qualche altro segnale ;
E quai è di pazzia segno più espresso
Chè per altri voler perder se stesso ?

Varj gli effetti son ; ma la pazzia
È tutt’ una però che li fa uscire.
Gli è come una gran selva, ove la via
Conviene a forza, a chi vi va, fallire ;
Chi su, chi giù, chi quà, chi la travia.
Per concludere in somma, io vi vo’ dire :
A chi in amor s’invecchia, oltr’ ogni pena
Si convengono i ceppi, e la catena.

Ben mi si potria dir : Frate, tu vai
L’altrui mostrando, e non vedi il tuo fallo.
Io vi rispondo che comprendo assai,
Or che di mente ho lucido intervallo ;
Ed ho gran cura (e spero farlo omai)
Di riposarmi, e d’uscir fuor di ballo.
Ma tosto far, come vorrei, nol posso ;
Che’l male è penetrato infin all’osso.

Voici comme Mirabaud traduit sérieusement cette plaisanterie :

« Que celui qui a mis le pied sur les gluaux de l’amour tâche de l’en tirer promptement, et qu’il prenne bien garde à n’y pas laisser aussi engluer ses ailes : car, au jugement unanime des plus sages, l’amour est une vraie folie. Quoique tous ceux qui s’y abandonnent ne deviennent pas furieux comme Roland, il n’y en a cependant pas un seul qui ne fasse voir de quelque manière combien sa raison est égarée....

« Les effets de cette manie sont différents, mais une même cause les produit ; c’est comme une épaisse forêt où quiconque veut entrer s’égare nécessairement : l’un prend à droite, l’autre prend à gauche ; l’un marche en montant, l’autre en descendant. Sans compter enfin toutes les autres peines que l’amour fait souffrir, il nous ôte encore la liberté et nous charge de fers.

« Quelqu’un me dira peut-être : Eh ! mon ami, prenez pour vous-même le conseil que vous donnez aux autres. C’est bien aussi mon dessein à présent que la raison m’éclaire ; je songe à m’affranchir d’un joug qui me pèse, et j’espère que j’y parviendrai. Il est pourtant vrai que le mal étant fort enraciné, il me faudra pour en guérir beaucoup plus de temps que je ne voudrais. » Je crois reconnaître davantage l’esprit de l’Arioste dans cette imitation faite par un auteur inconnu[195] :

Qui dans la glu du tendre amour s’empêtre,
De s’en tirer n’est pas longtemps le maître ;
On s’y démène, on y perd son bon sens ;
Témoin Roland et d’autres personnages,
Tous gens de bien, mais fort extravagants :
Ils sont tous fous ; ainsi l’ont dit les sages.

Cette folie a différents effets ;
Ainsi qu’on voit dans de vastes forêts,
À droite, à gauche, errer à l’aventure
Des pèlerins au gré de leur monture ;
Leur grand plaisir est de se fourvoyer,
Et pour leur bien je voudrais les lier.

À ce propos quelqu’un me dira : Frère,
C’est bien prêché ; mais il fallait te taire.
Corrige-toi sans sermonner les gens.
Oui, mes amis ; oui, je suis très-coupable,
Et j’en conviens quand j’ai de bons moments ;
Je prétends bien changer avec le temps,
Mais jusqu’ici le mal est incurable.

Quand je dis que l’Arioste égale Homère dans la description des combats, je n’en veux pour preuve que ces vers :

. . . . . . . . . . . . . . .

Suona i’un brando e l’altro, or basso or alto :

Il martel di Vulcano era più tardo
Nella spelonca affumicata, dove
Battea all’incude i folgori di Giove.

(Cant. II, st. 8.)

Aspro concento, orribile armoria
D’alte querele, d’ululi e di stria
Della misera gente, che peria
Nel fondo, per cagion della sua guida,

Istranamente concordar s’udia
Col fiero suon della fiamma omicida.

. . . . . . . . . . . . . . .

(Cant. XIV, st. 134.)

L’alto romor delle sonore trombe,
De’ timpani e de’ barbari stroraenti
Giunti al continuo suon d’archi, di frombe,
Di macchine, dl ruote e di tormenti,
E quel di che più par che’l ciel rimbombe,
Gridi, tumulti, gemiti e lamenti,
Rendono un alto suon, ch’a quel s’accorda
Con elle i vicin, cadendo, il Nilo assorda.

(Cant. XVI, st. 56.)

Alle squallide ripe d’Acheronte
Sciolta dal corpo, più freddo che ghiaccio,
Bestemmiando fuggì l’alma sdegnosa,
Che fu sì altera al mondo e sì orgogliosa.

(Cant. XLVI, st. 140.)

Voici une faible traduction de ces beaux vers :

Entendez-vous leur armure guerrière
Qui retentit des coups de cimeterre ?
Moins violents, moins prompts sont les marteaux
Qui vont frappant les célestes carreaux,
Quand, tout noirci de fumée et de poudre,
Au mont Etna Vulcain forge la foudre.

. . . . . . . . . . . . . . .

Concert horrible, exécrable harmonie

De cris aigus et de longs hurlements,
Du bruit des cors, des plaintes des mourants.
Et du fracas des maisons embrasées
Que sous leurs toits la flamme a renversées !
Des instruments de ruine et de mort
Volant en foule et d’un commun effort,
Et la trompette organe du carnage.
De plus d’horreurs emplissent ce rivage
Que n’en ressent l’étonné voyageur
Alors qu’il voit tout le Nil en fureur,
Tombant des cieux qu’il touche et qu’il inonde,
Sur cent rochers précipiter son onde.

. . . . . . . . . . . . . . .

Alors, alors, cette âme si terrible,

Impitoyable, orgueilleuse, inflexible,

Fuit de son corps et sort en blasphémant,
Superbe encore à son dernier moment,
Et défiant les éternels abîmes
Où s’engloutit la foule de ses crimes.

Il a été donné à l’Arioste d’aller et de revenir de ces descriptions terribles aux peintures les plus voluptueuses, et de ces peintures à la morale la plus sage. Ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est d’intéresser vivement pour les héros et les héroïnes dont il parle, quoiqu’il y en ait un nombre prodigieux. Il y a presque autant d’événements touchants dans son poëme que d’aventures grotesques ; et son lecteur s’accoutume si bien à cette bigarrure qu’il passe de l’un à l’autre sans en être étonné.

Je ne sais quel plaisant a fait courir le premier ce mot prétendu du cardinal d’Este : « Messer Lodovico, dove avete pigliato tante coglionerie ? » Le cardinal aurait dû ajouter : « Dove avete pigliato tante cose divine ? » Aussi est-il appelé en Italie il divino Ariosto.

Il fut le maître du Tasse. L’Armide est d’après l’Alcine. Le voyage des deux chevaliers qui vont désenchanter Renaud est absolument imité du voyage d’Astolphe. Et il faut avouer encore que les imaginations fantasques qu’on trouve si souvent dans le poëme de Roland le furieux sont bien plus convenables à un sujet mêlé de sérieux et de plaisant qu’au poëme sérieux du Tasse, dont le sujet semblait exiger des mœurs plus sévères.

Je n’avais pas osé autrefois[196] le compter parmi les poëtes épiques ; je ne l’avais regardé que comme le premier des grotesques ; mais en le relisant je l’ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais très-humblement réparation. Il est très-vrai que le pape Léon X publia une bulle en faveur de l’Orlando furioso, et déclara excommuniés ceux qui diraient du mal de ce poëme. Je ne veux pas encourir l’excommunication.

C’est un grand avantage de la langue italienne, ou plutôt c’est un rare mérite dans le Tasse et dans l’Arioste, que des poëmes si longs, non-seulement rimés, mais rimés en stances, en rimes croisées, ne fatiguent point l’oreille, et que le poëte ne paraisse presque jamais gêné.

Le Trissin, au contraire, qui s’est délivré du joug de la rime, semble n’en avoir que plus de contrainte, avec bien moins d’harmonie et d’élégance.

Spencer, en Angleterre, voulut rimer en stances son poëme de la Fée reine ; on l’estima, et personne ne le put lire.

Je crois la rime nécessaire à tous les peuples qui n’ont pas dans leur langue une mélodie sensible, marquée par les longues et par les brèves, et qui ne peuvent employer ces dactyles et ces spondées qui font un effet si merveilleux dans le latin.

Je me souviendrai toujours que je demandai au célèbre Pope pourquoi Milton n’avait pas rimé son Paradis perdu, et qu’il me répondit : « Because he could not, parce qu’il ne le pouvait pas[197]. »

Je suis persuadé que la rime, irritant, pour ainsi dire, à tout moment le génie, lui donne autant d’élancements que d’entraves ; qu’en le forçant de tourner sa pensée en mille manières, elle l’oblige aussi de penser avec plus de justesse, et de s’exprimer avec plus de correction. Souvent l’artiste, en s’abandonnant à la facilité des vers blancs, et sentant intérieurement le peu d’harmonie que ces vers produisent, croit y suppléer par des images gigantesques qui ne sont point dans la nature. Enfin, il lui manque le mérite de la difficulté surmontée.

Pour les poëmes en prose, je ne sais ce que c’est que ce monstre. Je n’y vois que l’impuissance de faire des vers. J’aimerais autant qu’on me proposât un concert sans instruments. Le Cassandre de La Calprenède sera, si l’on veut, un poëme en prose, j’y consens ; mais dix vers du Tasse valent mieux.


DE MILTON.

Si Boileau, qui n’entendit jamais parler de Milton, absolument inconnu de son temps, avait pu lire le Paradis perdu, c’est alors qu’il aurait pu dire comme du Tasse :

Et quel objet enfin à présenter aux yeux
Que le diable toujours hurlant contre les cieux !

(Boileau, Art poét., III, 205-206.)

Un épisode du Tasse est devenu le sujet d’un poëme entier chez l’auteur anglais ; celui-ci a étendu ce que l’autre avait jeté avec discrétion dans la fabrique de son poëme.

Je me livre au plaisir de transcrire ce que dit le Tasse au commencement du quatrième chant :

Quinci, avendo pur tutto il pensier volto
A recar ne’ Cristiani ultima doglia,

Che sia, comanda, il popol suo raccolto
(Concilio orrendo!) entro la regia soglia :
Come sia pur leggiera impresa (ahi stolto !)
Il repugnare alla divina voglia :
Stolto ! ch’al ciel s’agguaglia, e in obblio pone,
Coma di Dio la destra irata ruine[198].

(St. 2.)

Tout le poëme de Milton semble fondé sur ces vers, qu’il a même entièrement traduits. Le Tasse ne s’appesantit point sur les ressorts de cette machine, la seule peut-être que l’austérité de sa religion et le sujet d’une croisade dussent lui fournir. Il quitte le diable le plus tôt qu’il peut pour présenter son Armide aux lecteurs : l’admirable Armide, digne de l’Alcine de l’Arioste dont elle est imitée. Il ne fait point tenir de longs discours à Bélial, à Mammon, à Belzébuth, à Satan.

Il ne fait point bâtir une salle pour les diables ; il n’en fait pas des géants pour les transformer en pygmées, afin qu’ils puissent tenir plus à l’aise dans la salle. Il ne déguise point enfin Satan en cormoran et en crapaud.

Qu’auraient dit les cours et les savants de l’ingénieuse Italie si le Tasse, avant d’envoyer l’esprit de ténèbres exciter Hidraot, le père d’Armide, à la vengeance, se fût arrêté aux portes de l’enfer pour s’entretenir avec la Mort et le Péché ; si le Péché lui avait appris qu’il était sa fille, qu’il avait accouché d’elle par la tête ; qu’ensuite il devint amoureux de sa fille ; qu’il en eut un enfant qu’on appela la Mort ; que la Mort (qui est supposée masculin) coucha avec le Péché (qui est supposé féminin), et qu’elle lui fit une infinité de serpents qui rentrent à toute heure dans ses entrailles, et qui en sortent ?

De tels rendez-vous, de telles jouissances, sont aux yeux des Italiens de singuliers épisodes d’un poëme épique. Le Tasse les a négligés, et il n’a pas eu la délicatesse de transformer Satan en crapaud pour mieux instruire Armide.

Que n’a-t-on point dit de la guerre des bons et des mauvais anges, que Milton a imitée de la Gigantomachie de Claudien ? Gabriel consume deux chants entiers à raconter les batailles données dans le ciel contre Dieu même, et ensuite la création du monde. On s’est plaint que ce poëme ne soit presque rempli que d’épisodes : et quels épisodes ! c’est Gabriel et Satan qui se disent des injures ; ce sont des anges qui se font la guerre dans le ciel, et qui la font à Dieu. Il y a dans le ciel des dévots et des espèces d’athées, Abdiel, Ariel, Arioch, Ramiel, combattent Moloch, Belzébuth, Nisroch ; on se donne de grands coups de sabre ; on se jette des montagnes à la tête avec les arbres qu’elles portent, et les neiges qui couvrent leurs cimes, et les rivières qui coulent à leurs pieds. C’est là, comme on voit, la belle et simple nature !

On se bat dans le ciel à coups de canon ; encore cette imagination est elle prise de l’Arioste ; mais l’Arioste semble garder quelque bienséance dans cette invention. Voilà ce qui a dégoûté bien des lecteurs italiens et français. Nous n’avons garde de porter notre jugement ; nous laissons chacun sentir du dégoût ou du plaisir à sa fantaisie.

On peut remarquer ici que la fable de la guerre des géants contre les dieux semble plus raisonnable que celle des anges, si le mot de raisonnable peut convenir à de telles fictions. Les géants de la fable étaient supposés les enfants du Ciel et de la Terre, qui redemandaient une partie de leur héritage à des dieux auxquels ils étaient égaux en force et en puissance. Ces dieux n’avaient point créé les Titans ; ils étaient corporels comme eux. Mais il n’en est pas ainsi dans notre religion. Dieu est un être pur, infini, tout-puissant, créateur de toutes choses, à qui ses créatures n’ont pu faire la guerre, ni lancer contre lui des montagnes, ni tirer du canon.

Aussi cette imitation de la guerre des géants, cette fable des anges révoltés contre Dieu même, ne se trouve que dans les livres apocryphes attribués à Énoch dans le ier siècle de notre ère vulgaire, livres dignes de toute l’extravagance du rabbinisme.

Milton a donc décrit cette guerre. Il y a prodigué les peintures les plus hardies. Ici ce sont des anges à cheval, et d’autres qu’un coup de sabre coupe en deux, et qui se rejoignent sur-le-champ ; là c’est la Mort qui lève le nez pour renifler l’odeur des cadavres qui n’existent pas encore. Ailleurs elle frappe de sa massue pétrifique sur le froid et sur le sec. Plus loin, c’est le froid, le chaud, le sec et l’humide, qui se disputent l’empire du monde, et qui conduisent en bataille rangée des embryons d’atomes. Les questions les plus épineuses de la plus rebutante scolastique sont traitées en plus de vingt endroits dans les termes mêmes de l’école. Des diables en enfer s’amusent à disputer sur le libre arbitre, sur la prédestination, tandis que d’autres jouent de la flûte.

Au milieu de ces inventions, il soumet son imagination poétique, et la restreint à paraphraser dans deux chants les premiers chapitres de la Genèse :

. . . . . . . . God saw the light was good ;
And light from darkness. . . . . . . . . . . .
Divided : light the day, and darkness night
He named. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Liv. VII, 249-252.)

Again God said : let there be firmament.

(Liv. V, 261.)

And saw that it was good. . . . . . . . . . . .

(Liv. V, 309.)

C’est un respect qu’il montre pour l’Ancien Testament, ce fondement de notre sainte religion.

Nous croyons avoir une traduction exacte de Milton, et nous n’en avons point. On a retranché ou entièrement altéré plus de deux cents pages qui prouveraient la vérité de ce que j’avance.

En voici un précis que je tire du cinquième chant :

Après qu’Adam et Ève ont récité le psaume cxlviii, l’ange Raphaël descend du ciel sur ses six ailes, et vient leur rendre visite, et Ève lui prépare à dîner. « Elle écrase des grappes de raisin, et en fait du vin doux qu’on appelle moût ; et de plusieurs graines, et des doux pignons pressés, elle tempéra de douces crèmes... L’ange lui dit bonjour, et se servit de la sainte salutation dont il usa longtemps après envers Marie la seconde Ève : Bonjour, mère des hommes, dont le ventre fécond remplira le monde de plus d’enfants qu’il n’y a de différents fruits des arbres de Dieu entassés sur ta table. La table était un gazon et des siéges de mousse tout autour, et sur son ample carré d’un bout à l’autre tout l’automne était empilé, quoique le printemps et l’automne dansassent en ce lieu par la main. Ils firent quelque temps conversation ensemble sans craindre que le dîner se refroidît[199]. Enfin notre premier père commença ainsi :

« Envoyé céleste, qu’il vous plaise goûter des présents que notre nourricier, dont descend tout bien, parfait et immense, a fait produire à la terre pour notre nourriture et pour notre plaisir ; aliments peut-être insipides pour des natures spirituelles. Je sais seulement qu’un père céleste les donne à tous.

« À quoi l’ange répondit : Ce que celui dont les louanges soient chantées donne à l’homme, en partie spirituel, n’est pas trouvé un mauvais mets par les purs esprits ; et ces purs esprits, ces substances intelligentes, veulent aussi des aliments, ainsi qu’il en faut à votre substance raisonnable. Ces deux substances contiennent en elles toutes les facultés basses des sens par lesquelles elles entendent, voient, flairent, touchent, goûtent, digèrent ce qu’elles ont goûté, en assimilent les parties, et changent les choses corporelles en incorporelles : car, vois-tu, tout ce qui a été créé doit être soutenu et nourri ; les éléments les plus grossiers alimentent les plus purs ; la terre donne à manger à la mer ; la terre et la mer, à l’air ; l’air donne de la pâture aux feux éthérés, et d’abord à la lune, qui est la plus proche de nous ; c’est de là qu’on voit sur son visage rond ses taches et ses vapeurs non encore purifiées, et non encore tournées en sa substance. La lune aussi exhale de la nourriture de son continent humide aux globes plus élevés. Le soleil, qui départ sa lumière à tous, reçoit aussi de tous en récompense son aliment en exaltations[200] humides, et le soir il soupe avec l’Océan... Quoique dans le ciel les arbres de vie portent un fruit d’ambrosie, quoique nos vignes donnent du nectar, quoique tous les matins nous brossions les branches d’arbres couvertes d’une rosée de miel, quoique nous trouvions le terrain couvert de graines perlées ; cependant Dieu a tellement varié ici ses présents, et de nouvelles délices, qu’on peut les comparer au ciel. Soyez sûrs que je ne serai pas assez délicat pour n’en pas tâter avec vous.

« Ainsi ils se mirent à table, et tombèrent sur les viandes ; et l’ange n’en fit pas seulement semblant ; il ne mangea pas en mystère, selon la glose commune des théologiens, mais avec la vive dépêche d’une faim très-réelle, avec une chaleur concoctive et transsubstantive : le superflu du dîner transpire aisément dans les pores des esprits ; il ne faut pas s’en étonner, puisque l’empirique alchimiste, avec son feu de charbon et de suie, peut changer ou croit pouvoir changer l’écume du plus grossier métal en or aussi parfait que celui de la mine.

« Cependant Ève servait à table toute nue, et couronnait leurs coupes de liqueurs délicieuses. Ô innocence ! méritant paradis ! c’était alors plus que jamais que les enfants de Dieu auraient été excusables d’être amoureux d’un tel objet ; mais dans leurs cœurs l’amour régnait sans débauche. Ils ne connaissaient pas la jalousie, enfer des amants outragés. » Voilà ce que les traducteurs de Milton n’ont point du tout rendu ; voilà ce dont ils ont supprimé les trois quarts, et atténué tout le reste. C’est ainsi qu’on en a usé quand on a donné des traductions de quelques tragédies de Shakespeare ; elles sont toutes mutilées et entièrement méconnaissables. Nous n’avons aucune traduction fidèle de ce célèbre auteur dramatique, que celle des trois premiers actes de son Jules César, imprimée à la suite de Cinna, dans l’édition de Corneille avec des commentaires[201].

Virgile annonce les destinées des descendants d’Énée, et les triomphes des Romains ; Milton prédit le destin des enfants d’Adam : c’est un objet plus grand, plus intéressant pour l’humanité ; c’est prendre pour son sujet l’histoire universelle. Il ne traite pourtant à fond que celle du peuple juif, dans les onzième et douzième chants ; et voici mot à mot ce qu’il dit du reste de la terre :

« L’ange Michel et Adam montèrent dans la vision de Dieu ; c’était la plus haute montagne du paradis terrestre, du haut de laquelle l’hémisphère de la terre s’étendait dans l’aspect le plus ample et le plus clair. Elle n’était pas plus haute, ni ne présentait un aspect plus grand que celle sur laquelle le diable emporta le second Adam dans le désert, pour lui montrer tous les royaumes de la terre et leur gloire. Les yeux d’Adam pouvaient commander de là toutes les villes d’ancienne et de moderne renommée, sur le siége du plus puissant empire, depuis les futures murailles de Combalu, capitale du grand-kan du Catai, et de Samarcande sur l’Oxus, trône de Tamerlan, à Pékin des rois de la Chine, et de là à Agra, et de là à Lahore du Grand Mogol, jusqu’à la Chersonèse d’or, ou jusqu’au siége du Persan dans Ecbatane, et depuis dans Ispahan, ou jusqu’au czar russe dans Moscou, ou au sultan venu du Turkestan dans Byzance. Ses yeux pouvaient voir l’empire du Négus jusqu’à son dernier port Ercoco, et les royaumes maritimes Mombaza, Quiloa, et Mélinde, et Sofala qu’on croit Ophir, jusqu’au royaume de Congo et Angola plus au sud. Ou bien de là il voyait depuis le fleuve Niger jusqu’au mont Atlas, les royaumes d’Almanzor, de Fez et de Maroc ; Sus, Alger, Tremizen, et de là l’Europe, à l’endroit d’où Rome devait gouverner le monde. Peut-être il vit en esprit le riche Mexique, siége de Montézume, et Cusco dans le Pérou, plus riche siége d’Atabalipa ; et la Guiane, non encore dépouillée, dont la capitale est appelée Eldorado par les Espagnols. »

Après avoir fait voir tant de royaumes aux yeux d’Adam, on lui montre aussitôt un hôpital ; et l’auteur ne manque pas de dire que c’est un effet de la gourmandise d’Ève.

« Il vit un lazaret où gisaient nombre de malades, spasmes hideux, empreintes douloureuses, maux de cœur, d’agonie, toutes les sortes de fièvres, convulsions, épilepsies, terribles catarrhes, pierres et ulcères dans les intestins, douleurs de coliques, frénésies diaboliques, mélancolies soupirantes, folies lunatiques, atrophies, marasmes, peste dévorante au loin, hydropisies, asthmes, rhumes, etc. »

Toute cette vision semble une copie de l’Arioste : car Astolphe, monté sur l’hippogriffe, voit en volant tout ce qui se passe sur les frontières de l’Europe et sur toute l’Afrique. Peut-être, si on l’ose dire, la fiction de l’Arioste est plus vraisemblable que celle de son imitateur : car en volant, il est tout naturel qu’on voie plusieurs royaumes l’un après l’autre ; mais on ne peut découvrir toute la terre du haut d’une montagne.

On a dit que Milton ne savait pas l’optique ; mais cette critique est injuste ; il est très-permis de feindre qu’un esprit céleste découvre au père des hommes les destinées de ses descendants. Il n’importe que ce soit du haut d’une montagne ou ailleurs. L’idée au moins est grande et belle.

Voici comme finit ce poëme :

La Mort et le Péché construisent un large pont de pierre qui joint l’enfer à la terre pour leur commodité et pour celle de Satan, quand ils voudront faire leur voyage. Cependant Satan revole vers les diables par un autre chemin ; il vient rendre compte à ses vassaux du succès de sa commission ; il harangue les diables, mais il n’est reçu qu’avec des sifflets. Dieu le change en grand serpent, et ses compagnons deviennent serpents aussi.

Il est aisé de reconnaître dans cet ouvrage, au milieu de ses beautés, je ne sais quel esprit de fanatisme et de férocité pédantesque qui dominait en Angleterre du temps de Cromwell, lorsque tous les Anglais avaient la Bible et le pistolet à la main. Ces absurdités théologiques, dont l’ingénieux Butler, auteur d’Hudibras, s’est tant moqué, furent traitées sérieusement par Milton. Aussi cet ouvrage fut-il regardé par toute la cour de Charles II avec autant d’horreur qu’on avait de mépris pour l’auteur.

Milton avait été quelque temps secrétaire, pour la langue latine, du parlement appelé le rump ou le croupion. Cette place fut le prix d’un livre latin en faveur des meurtriers du roi Charles Ier : livre (il faut l’avouer) aussi ridicule par le style que détestable par la matière ; livre où l’auteur raisonne à peu près comme lorsque, dans son Paradis perdu, il fait digérer un ange, et fait passer les excréments par insensible transpiration ; lorsqu’il fait coucher ensemble le Péché et la Mort ; lorsqu’il transforme son Satan en cormoran et en crapaud ; lorsqu’il fait des diables géants, qu’il change ensuite en pygmées, pour qu’ils puissent raisonner plus à l’aise, et parler de controverse, etc.

Si on veut un échantillon de ce libelle scandaleux qui le rendit si odieux, en voici quelques-uns. Saumaise avait commencé son livre en faveur de la maison Stuart et contre les régicides par ces mots :

« L’horrible nouvelle du parricide commis en Angleterre a blessé depuis peu nos oreilles et encore plus nos cœurs. »

Milton répond à Saumaise : « Il faut que cette horrible nouvelle ait eu une épée plus longue que celle de saint Pierre, qui coupa une oreille à Malchus, ou les oreilles hollandaises doivent être bien longues pour que le coup ait porté de Londres à la Haye ; car une telle nouvelle ne pouvait blesser que des oreilles d’une.»

Après ce singulier préambule, Milton traite de pusillanimes et de lâches les larmes que le crime de la faction de Cromwell avait fait répandre à tous les hommes justes et sensibles. « Ce sont, dit-il, des larmes telles qu’il en coula des yeux de la nymphe Salmacis, qui produisirent la fontaine dont les eaux énervaient les hommes, les dépouillaient de leur virilité, leur ôtaient le courage, et en faisaient des hermaphrodites. » Or Saumaise s’appelait Salmasius en latin. Milton le fait descendre de la nymphe Salmacis. Il l’appelle eunuque et hermaphrodite, quoique hermaphrodite soit le contraire d’eunuque. Il lui dit que ses pleurs sont ceux de Salmacis sa mère, et qu’ils l’ont rendu infâme.

. . . . . . . . . . . . Infamis ne quem male fortibus undis
Salmacis enervet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Ovide, Met., IV, 285-286.)

On peut juger si un tel pédant atrabilaire, défenseur du plus énorme crime, put plaire à la cour polie et délicate de Charles II, aux lords Rochester, Roscommon, Buckingham, aux Waller, aux Cowley, aux Congrève, aux Wycherley. Ils eurent tous en horreur l’homme et le poëme. A peine même sut-on que le Paradis perdu existait. Il fut totalement ignoré en France aussi bien que le nom de l’auteur.

Qui aurait osé parler aux Racine, aux Despréaux, aux Molière, aux La Fontaine, d’un poëme épique sur Adam et Ève ? Quand les Italiens l’ont connu, ils ont peu estimé cet ouvrage, moitié théologique et moitié diabolique, où les anges et les diables parlent pendant des chants entiers. Ceux qui savent par cœur l’Arioste et le Tasse n’ont pu écouter les sons durs de Milton. Il y a trop de distance entre la langue italienne et l’anglaise.

Nous n’avions jamais entendu parler de ce poëme en France avant que l’auteur de la Henriade nous en eût donné une idée dans le neuvième chapitre de son Essai sur la Poésie épique. Il fut même le premier (si je ne me trompe) qui nous fit connaître les poëtes anglais, comme il fut le premier qui expliqua les découvertes de Newton et les sentiments de Locke. Mais quand on lui demanda ce qu’il pensait du génie de Milton, il répondit : « Les Grecs recommandaient aux poëtes de sacrifier aux Grâces, Milton a sacrifié au diable. »

On songea alors à traduire ce poëme épique anglais dont M. de Voltaire avait parlé avec beaucoup d’éloges à certains égards[202]. Il est difficile de savoir précisément qui en fut le traducteur. On l’attribue à deux personnes qui travaillèrent ensemble[203] ; mais on peut assurer qu’ils ne l’ont point du tout traduit fidèlement. Nous l’avons déjà fait voir[204] et il n’y a qu’à jeter les yeux sur le début du poëme pour en être convaincu.

« Je chante la désobéissance du premier homme, et les funestes effets du fruit défendu, la perte d’un paradis, et le mal de la mort triomphant sur la terre, jusqu’à ce qu’un Dieu homme vienne juger les nations, et nous rétablisse dans le séjour bienheureux. »

Il n’y a pas un mot dans l’original qui réponde exactement à cette traduction. Il faut d’abord considérer qu’on se permet, dans la langue anglaise, des inversions que nous souffrons rarement dans la nôtre. Voici mot à mot le commencement de ce poëme de Milton :

« La première désobéissance de l’homme, et le fruit de l’arbre défendu, dont le goût porta la mort dans le monde, et toutes nos misères avec la perte d’Éden, jusqu’à ce qu’un plus grand homme nous rétablît[205], et regagnât notre demeure heureuse, Muse céleste, c’est là ce qu’il faut chanter. »

Il y a de très-beaux morceaux, sans doute, dans ce poëme singulier ; et j’en reviens toujours à ma grande preuve[206], c’est qu’ils sont retenus en Angleterre par quiconque se pique un peu de littérature. Tel est ce monologue de Satan, lorsque, s’échappant du fond des enfers et voyant pour la première fois notre soleil sortant des mains du Créateur, il s’écrie :

[207] Toi, sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits,
Soleil, astre de feu, jour heureux que je hais,
Jour qui fais mon supplice, et dont mes yeux s’étonnent.
Toi qui sembles le dieu des cieux qui t’environnent,
Devant qui tout éclat disparaît et s’enfuit.
Qui fais pâlir le front des astres de la nuit ;
Image du Très-Haut qui régla ta carrière,
Hélas ! j’eusse autrefois éclipsé ta lumière.
Sur la voûte des cieux élevé plus que toi,
Le trône où tu t’assieds s’abaissait devant moi :
Je suis tombé ; l’orgueil m’a plongé dans l’abîme.
Hélas ! je fus ingrat ; c’est là mon plus grand crime.
J’osai me révolter contre mon créateur :
C’est peu de me créer, il fut mon bienfaiteur ;
Il m’aimait : j’ai forcé sa justice éternelle
D’appesantir son bras sur ma tête rebelle ;
Je l’ai rendu barbare en sa sévérité,
Il punit à jamais, et je l’ai mérité.
Mais si le repentir pouvait obtenir grâce !...
Non, rien ne fléchira ma haine et mon audace ;
Non, je déteste un maître, et sans doute il vaut mieux
Régner dans les enfers qu’obéir dans les cieux.

Les amours d’Adam et d’Ève sont traités avec une mollesse élégante et même attendrissante, qu’on n’attendrait pas du génie un peu dur et du style souvent raboteux de Milton.

DU REPROCHE DE PLAGIAT FAIT À MILTON.

Quelques-uns l’ont accusé d’avoir pris son poëme dans la tragédie du Bannissement d’Adam, de Grotius, et dans la Sarcotis du jésuite Masenius, imprimée à Cologne en 1654 et en 1661, longtemps avant que Milton donnât son Paradis perdu.

Pour Grotius, on savait assez en Angleterre que Milton avait transporté dans son poëme épique anglais quelques vers latins de la tragédie d’Adam. Ce n’est point du tout être plagiaire, c’est enrichir sa langue des beautés d’une langue étrangère. On n’accusa point Euripide de plagiat pour avoir imité dans un chœur d’Iphigénie le second livre de l’Iliade ; au contraire, on lui sut très-bon gré de cette imitation, qu’on regarda comme un hommage rendu à Homère sur le théâtre d’Athènes.

Virgile n’essuya jamais de reproche pour avoir heureusement imité dans l’Énéide une centaine de vers du premier des poëtes grecs.

On a poussé l’accusation un peu plus loin contre Milton. Un Écossais nommé Will. Lauder, très-attaché à la mémoire de Charles Ier, que Milton avait insulté avec l’acharnement le plus grossier, se crut en droit de flétrir la mémoire de l’accusateur de ce monarque. On prétendait que Milton avait fait une infâme fourberie pour ravir à Charles Ier la triste gloire d’être l’auteur de l’Éikon Basiliké, livre longtemps cher aux royalistes, et que Charles Ier avait, dit-on, composé dans sa prison pour servir de consolation à sa déplorable infortune.

Lauder voulut donc, vers l’année 1752, commencer par prouver que Milton n’était qu’un plagiaire, avant de prouver qu’il avait agi en faussaire contre la mémoire du plus malheureux des rois. Il se procura des éditions du poëme de la Sarcotis ; il paraissait évident que Milton en avait imité quelques morceaux, comme il avait imité Grotius et le Tasse.

Mais Lauder ne s’en tint pas là. ; il déterra une mauvaise traduction en vers latins du Paradis perdu du poëte anglais ; et, joignant plusieurs vers de cette traduction à ceux de Masenius, il crut rendre par là l’accusation plus grave et la honte de Milton plus complète. Ce fut en quoi il se trompa lourdement ; sa fraude fut découverte. Il voulait faire passer Milton pour un faussaire, et lui-même fut convaincu de l’être. On n’examina point le poëme de Masenius, dont il n’y avait alors que très-peu d’exemplaires en Europe. Toute l’Angleterre, convaincue du mauvais artifice de l’Écossais, n’en demanda pas davantage. L’accusateur, confondu, fut obligé de désavouer sa manœuvre et d’en demander pardon.

Depuis ce temps on imprima une nouvelle édition de Masenius, en 1757[208]. Le public littéraire fut surpris du grand nombre de très-beaux vers dont la Sarcotis était parsemée. Ce n’est à la vérité qu’une longue déclamation de collége sur la chute de l’homme ; mais l’exorde, l’invocation, la description du jardin d’Éden, le portrait d’Ève, celui du diable, sont précisément les mêmes que dans Milton. Il y a bien plus : c’est le même sujet, le même nœud, la même catastrophe. Si le diable veut, dans Milton, se venger sur l’homme du mal que Dieu lui a fait, il a précisément le même dessein chez le jésuite Masenius ; et il le manifeste dans des vers dignes peut-être du siècle d’Auguste :

. . . . . . . . . Semel excidimus crudelibus astris,
Et conjuratas involvit terra cohortes.
Fata manent, tenet et superos oblivio nostri ;
Indecore premimur, vulgi tolluntur inertes
Ac viles animæ, cœloquo fruunlur aperto :
Nos, divum soboles, patriaque in sede locandi,
Pellimur exilio, mœstoque Acheronte tenemur.
Heu ! dolor ! et superum decreta indigna ! Fatiscat
Orbis, et antiquo turbentur cuncta tumultu,
Ac redeat deforme Chaos ; Styx atra ruinam
Terrarum excipiat, fatoque impellat eodem
Et cœlum, et cœli cives. Ut inulta cadamus
Turba, nec umbrarum pariter caligino raptam
Sarcoteam, invisum caput, involvamus ! ut astris
Regnantem, et nobis domina cervice minantem,
Ignavi patiamur ? Adhuc tamen improba vivit !
Vivit adhuc, fruiturque Dei secura favore !
Cernimus ! et quicquam furiarum absconditur Orco !
Vah ! pudor, æternumque probrum Stygis ! Occidat, amens,
Occidat, et nostræ subeat consortia culpæ.
Hæc mihi secluso cœlis solalia tantum
Excidii restant. Juvat hac consorte malorum
Posse frui, juvat ad nostram seducere pœnam
Frustra exultantem, patriaque exsorte superbam.
Ærumnas exempta levant ; minor illa ruina est,
Quæ caput adversi labens oppresserit hostis.

(Sarcotis, I, 271 et seq.)

On trouve dans Masenius et dans Milton de petits épisodes, de légères excursions absolument semblables ; l’un et l’autre parlent de Xerxès, qui couvrit la mer de ses vaisseaux :

Quantus erat Xerxes, medium dum contrahit orbem
Urbis in excidium !....

(Sarcotis, III, 461.)

Tous deux parlent sur le même ton de la tour de Babel, tous deux font la même description du luxe, de l’orgueil, de l’avarice, de la gourmandise

Ce qui a le plus persuadé le commun des lecteurs du plagiat de Milton, c’est la parfaite ressemblance du commencement des deux poëmes. Plusieurs lecteurs étrangers, après avoir lu l’exorde, n’ont pas douté que tout le reste du poëme de Milton ne fût pris de Masenius. C’est une erreur bien grande, et aisée à reconnaître.

Je ne crois pas que le poëte anglais ait imité en tout plus de deux cents vers du jésuite de Cologne ; et j’ose dire qu’il n’a imité que ce qui méritait de l’être. Ces deux cents vers sont fort beaux ; ceux de Milton le sont aussi ; et le total du poëme de Masenius, malgré ces deux cents beaux vers, ne vaut rien du tout.

Molière prit deux scènes entières dans la ridicule comédie du Pédant joué, de Cyrano de Bergerac[209]. « Ces deux scènes sont bonnes, disait-il en plaisantant avec ses amis ; elles m’appartiennent de droit ; je reprends mon bien. » On aurait été après cela très-mal reçu à traiter de plagiaire l’auteur du Tartuffe et du Misanthrope.

Il est certain qu’en général Milton, dans son Paradis, a volé de ses propres ailes en imitant ; et il faut convenir que s’il a emprunté tant de traits de Grotius et du jésuite de Cologne, ils sont confondus dans la foule des choses originales qui sont à lui : il est toujours regardé en Angleterre comme un très-grand poëte.

Il est vrai qu’il aurait dû avouer qu’il avait traduit deux cents vers d’un jésuite ; mais de son temps, dans la cour de Charles II, on ne se souciait ni des jésuites, ni de Milton, ni du Paradis perdu, ni du Paradis retrouvé. Tout cela était ou bafoué ou inconnu.

ÉPREUVE[210].

Toutes les absurdités qui avilissent la nature humaine nous sont donc venues d’Asie, avec toutes les sciences et tous les arts ! C’est en Asie, c’est en Égypte qu’on osa faire dépendre la vie et la mort d’un accusé ou d’un coup de dés, ou de quelque chose d’équivalent, ou de l’eau froide, ou de l’eau chaude, ou d’un fer rouge, ou d’un morceau de pain d’orge. Une superstition à peu près semblable existe encore, à ce qu’on prétend, dans les Indes, sur les côtes de Malabar, et au Japon.

Elle passa d’Égypte en Grèce. Il y eut à Trézène un temple fort célèbre, dans lequel tout homme qui se parjurait mourait sur-le-champ d’apoplexie. Hippolyte, dans la tragédie de Phèdre, parle ainsi à sa maîtresse Aricie :

Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux
Des princes de ma race antiques sépultures,
Est un temple sacré, formidable aux parjures.
C’est là que les mortels n’osent jurer en vain ;
Le perfide y reçoit un châtiment soudain ;
Et, craignant d’y trouver la mort inévitable,
Le mensonge n’a point de frein plus redoutable.

Le savant commentateur du grand Racine[211] fait cette remarque sur les épreuves de Trézène :

« M. de Lamotte a dit qu’Hippolyte devait proposer à son père de venir entendre sa justification dans ce temple où l’on n’osait jurer en vain. Il est vrai que Thésée n’aurait pu douter alors de l’innocence de ce jeune prince ; mais il eût eu une preuve trop convaincante contre la vertu de Phèdre, et c’est ce qu’Hippolyte ne voulait pas faire. M. de Lamotte aurait dû se défier un peu de son goût, en soupçonnant celui de Racine, qui semble avoir prévu son objection. En effet, Racine suppose que Thésée est si prévenu contre Hippolyte qu’il ne veut pas même l’admettre à se justifier par serment. »

Je dois dire que la critique de Lamotte est de feu M. le marquis de Lassai. Il la fit à table chez M. de La Faye, où j’étais avec feu M. de Lamotte, qui promit qu’il en ferait usage ; et, en effet, dans ses discours sur la tragédie[212] il fait honneur de cette critique à M. le marquis de Lassai. Cette réflexion me parut très-judicieuse, ainsi qu’à M. de La Paye et à tous les convives, qui étaient, excepté moi, les meilleurs connaisseurs de Paris. Mais nous convînmes tous que c’était Aricie qui devait demander à Thésée l’épreuve du temple de Trézène, d’autant plus que Thésée, immédiatement après, parle assez longtemps à cette princesse, laquelle oublie la seule chose qui pouvait éclairer le père et justifier le fils. Cet oubli me paraît inexcusable. Ni M. de Lassai, ni M. de Lamotte ne devaient se défier de leur goût en cette occasion. C’est en vain que le commentateur objecte que Thésée a déclaré à son fils qu’il n’en croira point ses serments :

Toujours les scélérats ont recours au parjure.

(Phèdre, IV, ii.)

Il y a une prodigieuse différence entre un serment fait dans une chambre, et un serment fait dans un temple où les parjures sont punis d’une mort subite. Si Aricie avait dit un mot, Thésée n’avait aucune excuse de ne pas conduire Hippolyte dans ce temple ; mais alors il n’y avait plus de catastrophe.

Hippolyte ne devait donc point parler de la vertu du temple de Trézène à son Aricie ; il n’avait pas besoin de lui faire serment de l’aimer ; elle en était assez persuadée. C’est une légère faute qui a échappé au tragique le plus sage, le plus élégant et le plus passionné que nous ayons eu.

Après cette petite digression, je reviens à la barbare folie des épreuves. Elle ne fut point reçue dans la république romaine. On ne peut regarder comme une des épreuves dont nous parlons l’usage de faire dépendre les grandes entreprises de la manière dont les poulets sacrés mangeaient des vesces. Il ne s’agit ici que des épreuves faites sur les hommes. On ne proposa jamais aux Manlius, aux Camille, aux Scipion, de se justifier en mettant la main dans de l’eau bouillante sans s’échauder.

Ces inepties barbares ne furent point admises sous les empereurs. Mais nos Tartares, qui vinrent détruire l’empire (car la plupart de ces déprédateurs étaient originaires de Tartarie), remplirent notre Europe de cette jurisprudence qu’ils tenaient des Perses. Elle ne fut point connue dans l’empire d’Orient jusqu’à Justinien, malgré la détestable superstition qui régnait alors ; mais depuis ce temps les épreuves dont nous parlons y furent reçues. Cette manière de juger les hommes est si ancienne qu’on la trouve établie chez les Juifs dans tous les temps.

Coré, Dathan et Abiron disputent le pontificat au grand-prêtre Aaron dans le désert ; Moïse leur ordonne d’apporter deux cent cinquante encensoirs et leur dit que Dieu choisira entre leurs encensoirs, et celui d’Aaron. À peine les révoltés eurent paru pour soutenir cette épreuve qu’ils furent engloutis dans la terre, et que le feu du ciel frappa deux cent cinquante de leurs principaux adhérents[213] ; après quoi le Seigneur fit encore mourir quatorze mille sept cents hommes du parti, La querelle n’en continua pas moins entre les chefs d’Israël et Aaron pour le sacerdoce. On se servit alors de l’épreuve des verges : chacun présenta sa verge, et celle d’Aaron fut la seule qui fleurit.

Quand le peuple de Dieu eut fait tomber les murs de Jéricho au son des trompettes, il fut vaincu par les habitants du village de Haï. Cette défaite ne parut pas naturelle à Josué ; il consulta le Seigneur, qui lui répondit qu’Israël avait péché, que quelqu’un s’était approprié une part de ce qui était dévoué à l’anathème dans Jéricho. En effet, tout le butin avait dû être brûlé avec les hommes, les femmes, les enfants, et les bêtes ; et quiconque avait sauvé ou emporté quelque chose devait être exterminé[214]. Josué, pour découvrir le coupable, soumit toutes les tribus à l’épreuve du sort. Il tomba d’abord sur la tribu de Juda, ensuite sur la famille de Zaré, puis sur la maison où demeurait Zabdi, et enfin sur le petit-fils de Zabdi, nommé Achan.

L’Écriture n’explique pas comment ces tribus errantes avaient alors des maisons ; elle ne dit pas non plus de quel sort on se servait ; mais il est certain, par le texte, qu’Achan étant convaincu de s’être approprié une petite lame d’or, un manteau d’écarlate, et deux cents sicles d’argent, fut brûlé avec ses fils, ses brebis, ses bœufs, ses ânes, et sa tente même, dans la vallée d’Achor.

La terre promise fut partagée au sort[215]. On tirait au sorties deux boucs d’expiation pour savoir lequel des deux serait offert en sacrifice[216], tandis qu’on enverrait l’autre au désert.

Quand il fallut élire Saül pour roi[217], on consulta le sort, qui désigna d’abord la tribu de Benjamin, la famille de Métri dans cette tribu, et ensuite Saül, fils de Cis, dans la famille de Métri.

Le sort tomba sur Jonathas, pour le punir d’avoir mangé un peu de miel au bout d’une verge[218].

Les matelots de Joppé jetèrent le sort pour apprendre de Dieu quelle était la cause de la tempête[219]. Le sort leur apprit que c’était Jonas, et ils le jetèrent dans la mer.

Toutes ces épreuves par le sort, qui n’étaient que des superstitions profanes chez les autres nations, étaient la voix de Dieu même chez le peuple chéri, et tellement la voix de Dieu que les apôtres tirèrent au sort la place de l’apôtre Judas[220]. Les deux concurrents étaient saint Mathias et Barsabas. La Providence se déclara pour saint Mathias.

Le pape Honorius, troisième du nom, défendit, par une décrétale, que l’on se servît dorénavant de cette voie pour élire des évêques. Elle était assez commune : c’est ce que les païens appelaient sortilegium, sortilége. Caton dit dans la Pharsale (IX, 581) :

Sortilegis egeant dubii. . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait d’autres épreuves au nom du Seigneur chez les Juifs, comme les eaux de jalousie[221]. Une femme soupçonnée d’adultère devait boire de cette eau mêlée avec de la cendre, et consacrée par le grand-prêtre. Si elle était coupable, elle enflait sur-le-champ, et mourait. C’est sur cette loi que tout l’Occident chrétien établit les épreuves dans les accusations juridiques, ne sachant pas que ce qui était ordonné par Dieu même dans l’Ancien Testament n’était qu’une superstition absurde dans le Nouveau.

Le duel fut une de ces épreuves, et elle a duré jusqu’au xvie siècle. Celui qui tuait son adversaire avait toujours raison.

La plus terrible de toutes était de porter, dans l’espace de neuf pas, une barre de fer ardent sans se brûler. Aussi l’histoire du moyen âge, quelque fabuleuse qu’elle soit, ne rapporte aucun exemple de cette épreuve, ni de celle qui consistait à marcher sur neuf coutres de charrue enflammés. On peut douter de toutes les autres, ou expliquer les tours de charlatans dont on se servait pour tromper les juges. Par exemple, il était très-aisé de faire l’épreuve de l’eau bouillante impunément : on pouvait présenter un cuvier à moitié plein d’eau fraîche, et y verser juridiquement de la chaude, moyennant quoi l’accusé plongeait sa main dans de l’eau tiède jusqu’au coude, et prenait au fond l’anneau bénit qu’on y jetait.

On pouvait faire bouillir de l’huile avec de l’eau ; l’huile commence à s’élever, à jaillir, à paraître bouillonner quand l’eau commence à frémir ; et cette huile n’a encore acquis que très-peu de chaleur. On semble alors mettre sa main dans l’eau bouillante, et on l’humecte d’une huile qui la préserve.

Un champion peut très-facilement s’être endurci jusqu’à tenir quelques secondes un anneau jeté dans le feu, sans qu’il reste de grandes marques de brûlures.

Passer entre deux feux sans se brûler n’est pas un grand tour d’adresse quand on passe fort vite, et qu’on s’est bien pommadé le visage et les mains. C’est ainsi qu’en usa ce terrible Pierre Aldobrandin, Petrus Igneus (supposé que ce conte soit vrai), quand il passa entre deux bûchers à Florence, pour démontrer, avec l’aide de Dieu, que son archevêque était un fripon et un débauché. Charlatans ! charlatans ! disparaissez de l’histoire.

C’était une plaisante épreuve que celle d’avaler un morceau de pain d’orge, qui devait étouffer son homme s’il était coupable. J’aime bien mieux Arlequin, que le juge interroge sur un vol dont le docteur Balouard l’accuse. Le juge était à table, et buvait d’excellent vin quand Arlequin comparut ; il prend la bouteille et le verre du juge ; il vide la bouteille, et lui dit : « Monsieur, je veux que ce vin-là me serve de poison, si j’ai fait ce dont on m’accuse. »


ÉQUIVOQUE[222].

Faute de définir les termes, et surtout faute de netteté dans l’esprit, presque toutes les lois, qui devraient être claires comme l’arithmétique et la géométrie, sont obscures comme des logogriphes. La triste preuve en est que presque tous les procès sont fondés sur le sens des lois, entendues presque toujours différemment par les plaideurs, les avocats et les juges.

Tout le droit public de notre Europe eut pour origine des équivoques, à commencer par la loi salique. Fille n’héritera point en terre salique ; mais qu’est-ce que terre salique ? et fille n’héritera-t-elle point d’un argent comptant, d’un collier à elle légué, qui vaudra mieux que la terre ?

Les citoyens de Rome saluent Karl, fils de Pepin le Bref l’Austrasien, du nom d’imperator. Entendaient-ils par là : Nous vous conférons tous les droits d’Octave, de Tibère, de Caligula, de Claude ; nous vous donnons tout le pays qu’ils possédaient ? Mais ils ne pouvaient le donner puisque, loin d’en être les maîtres, ils l’étaient à peine de leur ville. Jamais il n’y eut d’expression plus équivoque ; et elle l’était tellement qu’elle l’est encore.

L’évêque de Rome Léon III, qui, dit-on, déclara Charlemagne empereur, comprenait-il la force des termes qu’il prononçait ? Les Allemands prétendent qu’il entendait que Charles serait son maître ; la daterie a prétendu qu’il voulait dire qu’il serait maître de Charlemagne.

Les choses les plus respectables, les plus sacrées, les plus divines, n’ont-elles pas été obscurcies par les équivoques des langues ?

On demande à deux chrétiens de quelle religion ils sont ; l’un et l’autre répond : Je suis catholique. On les croit tous deux de la même communion : cependant l’un est de la grecque, l’autre de la latine, et tous deux irréconciliables. Si l’on veut s’éclaircir davantage, il se trouve que chacun deux entend par catholique universel, et qu’en ce cas universel a signifié partie.

L’âme de saint François est au ciel, est en paradis. Un de ces mots signifie l’air, l’autre veut dire jardin.

On se sert du mot esprit pour exprimer vent, extrait, pensée, brandevin rectifié, apparition d’un corps mort.

L’équivoque a été tellement un vice nécessaire de toutes les langues formées par ce qu’on appelle le hasard et par l’habitude, que l’auteur même de toute clarté et de toute vérité daigna condescendre à la manière de parler de son peuple : c’est ce qui fait qu’héloïm signifie en quelques endroits des juges, d’autres fois des dieux, et d’autres fois des anges.

« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée, » serait une équivoque dans une langue et dans un sujet profane ; mais ces paroles reçoivent un sens divin de la bouche qui les prononce, et du sujet auquel elles sont appliquées.

« Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ; or Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. » Dans le sens ordinaire ces paroles pouvaient signifier : Je suis le même Dieu qu’ont adoré Abraham et Jacob, comme la terre qui a porté Abraham, Isaac et Jacob porte aussi leurs descendants ; le soleil qui luit aujourd’hui est le soleil qui éclairait Abraham, Isaac et Jacob ; la loi de leurs enfants est leur loi. Et cela ne signifie pas qu’Abraham, Isaac et Jacob soient encore vivants. Mais quand c’est le Messie qui parle, il n’y a plus d’équivoque ; le sens est aussi clair que divin. Il est évident qu’Abraham, Isaac et Jacob ne sont point au rang des morts, mais qu’ils vivent dans la gloire, puisque cet oracle est prononcé par le Messie ; mais il fallait que ce fût lui qui le dît.

Les discours des prophètes juifs pouvaient être équivoques aux yeux des hommes grossiers qui n’en pénétraient pas le sens ; mais ils ne le furent pas pour les esprits éclairés des lumières de la foi.

Tous les oracles de l’antiquité étaient équivoques : l’un prédit à Crésus qu’un puissant empire succombera ; mais sera-ce le sien ? sera-ce celui de Cyrus ? L’autre dit à Pyrrhus que les Romains peuvent le vaincre, et qu’il peut vaincre les Romains. Il est impossible que cet oracle mente.

Lorsque Septime Sévère, Pescennius Niger et Clodius Albinus disputaient l’empire, l’oracle de Delphes consulté (malgré le jésuite Baltus, qui prétend que les oracles avaient cessé) répondit : « Le brun est fort bon, le blanc ne vaut rien, l’africain est passable. » On voit qu’il y avait plus d’une manière d’expliquer un tel oracle.

Quand Aurélien consulta le dieu de Palmyre (et toujours malgré Baltus), le dieu dit que les colombes craignent le faucon. Quelque chose qui arrivât, le dieu se tirait d’affaire. Le faucon était le vainqueur, les colombes étaient les vaincus.

Quelquefois des souverains ont employé l’équivoque aussi bien que les dieux. Je ne sais quel tyran ayant juré à un captif de ne le pas tuer, ordonna qu’on ne lui donnât point à manger, disant qu’il lui avait promis de ne le pas faire mourir, mais non de contribuer à le faire vivre[223].


ESCLAVES[224].

SECTION PREMIÈRE.

Pourquoi appelons-nous esclaves ceux que les Romains appelaient servi, et les Grecs δουλοι ? L’étymologie est ici fort en défaut, et les Bochart ne pourront faire venir ce mot de l’hébreu.

Le plus ancien monument que nous ayons de ce nom d’esclave est le testament d’un Ermangaut, archevêque de Narbonne, qui

        1. lègue à l’évêque Frédelon son esclave Anaph, Anaphum slavonium. Cet Anaph était bien heureux d’appartenir à deux évêques de suite.

Il n’est pas hors de vraisemblance que les Slavons étant venus du fond du Nord, avec tant de peuples indigents et conquérants, piller ce que l’empire romain avait ravi aux nations, et surtout la Dalmatie et l’Illyrie, les Italiens aient appelé schiavitù le malheur de tomber entre leurs mains, et schiavi ceux qui étaient en captivité dans leurs nouveaux repaires.

Tout ce qu’on peut recueillir du fatras de l’histoire du moyen âge, c’est que du temps des Romains notre univers connu se divisait en hommes libres et en esclaves. Quand les Slavons, Alains, Huns, Hérules, Lombards, Ostrogoths, Visigoths, Vandales, Bourguignons, Francs, Normands, vinrent partager les dépouilles du monde, il n’y a pas d’apparence que la multitude des esclaves diminua : d’anciens maîtres se virent réduits à la servitude ; le très-petit nombre enchaîna le grand, comme on le voit dans les colonies où l’on emploie les nègres, et comme il se pratique en plus d’un genre.

Nous n’avons rien dans les anciens auteurs concernant les esclaves des Assyriens et des Égyptiens.

Le livre où il est le plus parlé d’esclaves est l’Iliade. D’abord la belle Chryséis est esclave chez Achille, Toutes les Troyennes, et surtout les princesses, craignent d’être esclaves des Grecs, et d’aller filer pour leurs femmes.

L’esclavage est aussi ancien que la guerre, et la guerre aussi ancienne que la nature humaine.

On était si accoutumé à cette dégradation de l’espèce qu’Épictète, qui assurément valait mieux que son maître, n’est jamais étonné d’être esclave.

Aucun législateur de l’antiquité n’a tenté d’abroger la servitude ; au contraire, les peuples les plus enthousiastes de la liberté, les Athéniens, les Lacédémoniens, les Romains, les Carthaginois, furent ceux qui portèrent les lois les plus dures contre les serfs. Le droit de vie et de mort sur eux était un des principes de la société. Il faut avouer que, de toutes les guerres, celle de Spartacus est la plus juste, et peut-être la seule juste.

Qui croirait que les Juifs, formés, à ce qu’il semblait, pour servir toutes les nations tour à tour, eussent pourtant quelques esclaves aussi ? Il est prononcé dans leurs lois[225] qu’ils pourront acheter leurs frères pour six ans, et les étrangers pour toujours. Il était dit que les enfants d’Ésaü devaient être les serfs des enfants de Jacob. Mais depuis, sous une autre économie, les Arabes, qui se disaient enfants d’Ésaü, réduisirent les enfants de Jacob à l’esclavage.

Les Évangiles ne mettent pas dans la bouche de Jésus-Christ une seule parole qui rappelle le genre humain à sa liberté primitive, pour laquelle il semble né. Il n’est rien dit dans le Nouveau Testament de cet état d’opprobre et de peine auquel la moitié du genre humain était condamnée ; pas un mot dans les écrits des apôtres et des Pères de l’Église pour changer des bêtes de somme en citoyens, comme on commença à le faire parmi nous vers le XIIIe siècle. S’il est parlé de l’esclavage, c’est de l’esclavage du péché.

Il est difficile de bien comprendre comment, dans saint Jean[226] les Juifs peuvent dire à Jésus : « Nous n’avons jamais servi sous personne, » eux qui étaient alors sujets des Romains ; eux qui avaient été vendus au marché, après la prise de Jérusalem ; eux dont dix tribus, emmenées esclaves par Salmanazar, avaient disparu de la face de la terre, et dont deux autres tribus furent dans les fers des Babyloniens soixante et dix ans ; eux, sept fois réduits en servitude dans leur terre promise, de leur propre aveu ; eux qui dans tous leurs écrits parlaient de leur servitude en Égypte, dans cette Égypte qu’ils abhorraient, et où ils coururent en foule pour gagner quelque argent, dès qu’Alexandre daigna leur permettre de s’y établir. Le révérend P. dom Calmet dit qu’il faut entendre ici une servitude intrinsèque, ce qui n’est pas moins difficile à comprendre.

L’Italie, les Gaules, l’Espagne, une partie de l’Allemagne, étaient habitées par des étrangers devenus maîtres, et par des natifs devenus serfs. Quand l’évêque de Séville Opas et le comte Julien appelèrent les Maures mahométans contre les rois chrétiens visigoths qui régnaient delà les Pyrénées, les mahométans, selon leur coutume, proposèrent au peuple de se faire circoncire, ou de se battre, ou de payer en tribut de l’argent et des filles. Le roi Roderic fut vaincu : il n’y eut d’esclaves que ceux qui furent pris à la guerre ; les colons gardèrent leurs biens et leur religion en payant. C’est ainsi que les Turcs en usèrent depuis en Grèce. Mais ils imposèrent aux Grecs un tribut de leurs enfants, les mâles pour être circoncis et pour servir d’icoglans et de janissaires ; les filles, pour être élevées dans les sérails. Ce tribut fut depuis racheté à prix d’argent. Les Turcs n’ont plus guère d’esclaves pour le service intérieur des maisons que ceux qu’ils achètent des Circassiens, des Mingréliens et des Petits-Tartares.

Entre les Africains musulmans et les Européans chrétiens, la coutume de piller, de faire esclave tout ce qu’on rencontre sur mer a toujours subsisté. Ce sont des oiseaux de proie qui fondent les uns sur les autres. Algériens, Marocains, Tunisiens, vivent de piraterie. Les religieux de Malte, successeurs des religieux de Rhodes, jurent de piller et d’enchaîner tout ce qu’ils trouveront de musulmans. Les galères du pape vont prendre des Algériens, ou sont prises sur les côtes septentrionales d’Afrique. Ceux qui se disent blancs vont acheter des nègres à bon marché, pour les revendre cher en Amérique. Les Pensylvaniens seuls ont renoncé depuis peu solennellement à ce trafic, qui leur a paru malhonnête.


SECTION II[227].

J’ai lu depuis peu au mont Krapack, où l’on sait que je demeure, un livre fait à Paris, plein d’esprit, de paradoxes, de vues et de courage, tel à quelques égards que ceux de Montesquieu, et écrit contre Montesquieu[228]. Dans ce livre on préfère hautement l’esclavage à la domesticité, et surtout à l’état libre de manœuvre. On y plaint le sort de ces malheureux hommes libres, qui peuvent gagner leur vie où ils veulent, par le travail pour lequel l’homme est né, et qui est le gardien de l’innocence comme le consolateur de la vie. Personne, dit l’auteur, n’est chargé de les nourrir, de les secourir ; au lieu que les esclaves étaient nourris et soignés par leurs maîtres ainsi que leurs chevaux. Cela est vrai ; mais l’espèce humaine aime mieux se pourvoir que dépendre ; et les chevaux nés dans les forêts les préfèrent aux écuries.

Il remarque avec raison que les ouvriers perdent beaucoup de journées, dans lesquelles il leur est défendu de gagner leur vie ; mais ce n’est point parce qu’ils sont libres, c’est parce que nous avons quelques lois ridicules et beaucoup trop de fêtes.

Il dit très-justement que ce n’est pas la charité chrétienne qui a brisé les chaînes de la servitude, puisque cette charité les a resserrées pendant plus de douze siècles[229] ; et il pouvait encore ajouter que chez les chrétiens, les moines mêmes, tout charitables qu’ils sont, possèdent encore des esclaves réduits à un état affreux, sous le nom de mortaillables, de mainmortables, de serfs de glèbe.

Il affirme, ce qui est très-vrai, que les princes chrétiens n’affranchirent les serfs que par avarice. C’est en effet pour avoir l’argent amassé par ces malheureux qu’ils leur signèrent des patentes de manumission ; ils ne leur donnèrent pas la liberté, ils la vendirent. L’empereur Henri V commença ; il affranchit les serfs de Spire et de Vorms au xiie siècle. Les rois de France l’imitèrent. Cela prouve de quel prix est la liberté, puisque ces hommes grossiers l’achetèrent très-chèrement.

Enfin c’est aux hommes sur l’état desquels on dispute à décider quel est l’état qu’ils préfèrent. Interrogez le plus vil manœuvre, couvert de haillons, nourri de pain noir, dormant sur la paille dans une hutte entr’ouverte ; demandez-lui s’il voudrait être esclave, mieux nourri, mieux vêtu, mieux couché ; non-seulement il répondra en reculant d’horreur, mais il en est à qui vous n’oseriez en faire la proposition.

Demandez ensuite à un esclave s’il désirerait d’être affranchi, et vous verrez ce qu’il vous répondra. Par cela seul la question est décidée[230].

Considérez encore que le manœuvre peut devenir fermier, et de fermier propriétaire. Il peut même, en France, parvenir à être conseiller du roi, s’il a gagné du bien. Il peut être, en Angleterre, franc-tenancier, nommer un député au parlement ; en Suède, devenir lui-même un membre des états de la nation. Ces perspectives valent bien celle de mourir abandonné dans le coin d’une étable de son maître.


SECTION III[231].

Puffendorf dit[232] que l’esclavage a été établi « par un libre consentement des parties, et par un contrat de faire afin qu’on nous donne ».

Je ne croirai Puffendorf que quand il m’aura montré le premier contrat.

Grotius demande si un homme fait captif à la guerre a le droit de s’enfuir (et remarquez qu’il ne parle pas d’un prisonnier sur sa parole d’honneur). Il décide qu’il n’a pas ce droit. Que ne dit-il aussi qu’ayant été blessé il n’a pas le droit de se faire panser ? La nature décide contre Grotius.

Voici ce qu’avance l’auteur de l’Esprit des lois[233] après avoir peint l’esclavage des Nègres avec le pinceau de Molière :

« M. Perry dit que les Moscovites se vendent aisément ; j’en sais bien la raison, c’est que leur liberté ne vaut rien. »

Le capitaine Jean Perry, Anglais qui écrivait en 1714 l’État présent de la Russie, ne dit pas un mot de ce que l’Esprit des lois lui fait dire[234]. Il n’y a dans Perry que quelques lignes touchant l’esclavage des Russes ; les voici : « Le czar a ordonné que, dans tous ses États, personne à l’avenir ne se dirait son golup ou esclave, mais seulement raab, qui signifie sujet. Il est vrai que ce peuple n’en a tiré aucun avantage réel, car il est encore aujourd’hui effectivement esclave[235]. »

L’auteur de l’Esprit des lois ajoute que, suivant le récit de Guillaume Dampier, « tout le monde cherche à se vendre dans le royaume d’Achem ». Ce serait là un étrange commerce. Je n’ai rien vu dans le Voyage de Dampier qui approche d’une pareille idée. C’est dommage qu’un homme qui avait tant d’esprit ait hasardé tant de choses, et cité faux tant de fois[236].


SECTION IV[237].

Serfs de corps, serfs de glèbe, mainmorte, etc.

On dit communément qu’il n’y a plus d’esclaves en France, que c’est le royaume des Francs ; qu’esclave et franc sont contradictoires ; qu’on y est si franc que plusieurs financiers y sont morts en dernier lieu avec plus de trente millions de francs acquis aux dépens des descendants des anciens Francs, s’il y en a. Heureuse la nation française d’être si franche ! Cependant, comment accorder tant de liberté avec tant d’espèces de servitudes, comme, par exemple, celle de la mainmorte ?

Plus d’une belle dame à Paris, bien brillante dans une loge de l’Opéra, ignore qu’elle descend d’une famille de Bourgogne, ou du Bourbonnais, ou de la Franche-Comté, ou de la Marche, ou de l’Auvergne, et que sa famille est encore esclave mortaillable, mainmortable.

De ces esclaves, les uns sont obligés de travailler trois jours de la semaine pour leur seigneur ; les autres, deux. S’ils meurent sans enfants, leur bien appartient à ce seigneur ; s’ils laissent des enfants, le seigneur prend seulement les plus beaux bestiaux, les meilleurs meubles à son choix, dans plus d’une coutume. Dans d’autres coutumes, si le fils de l’esclave mainmortable n’est pas dans la maison de l’esclavage paternel depuis un an et un jour à la mort du père, il perd tout son bien, et il demeure encore esclave : c’est-à-dire que s’il gagne quelque bien par son industrie, ce pécule à sa mort appartiendra au seigneur.

Voici bien mieux : un bon Parisien va voir ses parents en Bourgogne ou en Franche-Comté, il demeure un an et un jour dans une maison mainmortable, et s’en retourne à Paris ; tous ses biens, en quelque endroit qu’ils soient situés, appartiendront au seigneur foncier, en cas que cet homme meure sans laisser de lignée.

On demande, à ce propos, comment le comté de Bourgogne eut le sobriquet de franche avec une telle servitude. C’est sans doute comme les Grecs donnèrent aux furies le nom d’Euménides, bons cœurs.

Mais le plus curieux, le plus consolant de toute cette jurisprudence, c’est que les moines sont seigneurs de la moitié des terres mainmortables.

Si par hasard un prince du sang, ou un ministre d’État, ou un chancelier, ou quelqu’un de leurs secrétaires, jetait les yeux sur cet article, il serait bon que dans l’occasion il se ressouvînt que le roi de France déclare à la nation, dans son ordonnance du 18 mai 1731, que « les moines et les bénéficiers possèdent plus de la moitié des biens de la Franche-Comté ».

Le marquis d’Argenson, dans le Droit public ecclésiastique, auquel il eut la meilleure part[238], dit qu’en Artois, de dix-huit charrues, les moines en ont treize.

On appelle les moines eux-mêmes gens de mainmorte, et ils ont des esclaves. Renvoyons cette possession monacale au chapitre des contradictions.

Quand nous avons fait quelques remontrances modestes sur cette étrange tyrannie de gens qui ont juré à Dieu d’être pauvres et humbles[239], on nous a répondu : Il y a six cents ans qu’ils jouissent de ce droit ; comment les en dépouiller ? Nous avons répliqué humblement : Il y a trente ou quarante mille ans, plus ou moins, que les fouines sont en possession de manger nos poulets ; mais on nous accorde la permission de les détruire quand nous les rencontrons.

N. B. C’est un péché mortel dans un chartreux de manger une demi-once de mouton ; mais il peut en sûreté de conscience manger la substance de toute une famille. J’ai vu les chartreux de mon voisinage hériter cent mille écus d’un de leurs esclaves mainmortables, lequel avait fait cette fortune à Francfort par son commerce. Il est vrai que la famille dépouillée a eu la permission de venir demander l’aumône à la porte du couvent, car il faut tout dire.

Disons donc que les moines ont encore cinquante ou soixante mille esclaves mainmortables dans le royaume des Francs. On n’a pas pensé jusqu’à présent à réformer cette jurisprudence chrétienne qu’on vient d’abolir dans les États du roi de Sardaigne ; mais on y pensera. Attendons seulement quelques siècles, quand les dettes de l’État seront payées.




DICTIONNAIRE

PHILOSOPHIQUE





ESPACE[240].

Qu’est-ce que l’espace ? Il n’y a point d’espace, point de vide, disait Leibnitz après avoir admis le vide ; mais quand il l’admettait, il n’était pas encore brouillé avec Newton ; il ne lui disputait pas encore le calcul des fluxions, dont Newton était l’inventeur. Quand leur dispute eut éclaté, il n’y eut plus de vide, plus d’espace pour Leibnitz.

Heureusement, quelque chose que disent les philosophes sur ces questions insolubles ; que l’on soit pour Épicure, pour Gassendi, pour Newton ou pour Descartes et Rohault, les règles du mouvement seront toujours les mêmes ; tous les arts mécaniques seront exercés, soit dans l’espace pur, soit dans l’espace matériel.

Que Rohault vainement sèche pour concevoir
Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir.

(Boileau, ép. v, 31-32.)

cela n’empêchera pas que nos vaisseaux n’aillent aux Indes, et que tous les mouvements ne s’exécutent avec régularité, tandis que Rohault séchera. L’espace pur, dites-vous, ne peut être ni matière ni esprit ; or il n’y a dans le monde que matière et esprit : donc il n’y a point d’espace.

Eh ! messieurs, qui nous a dit qu’il n’y a que matière et esprit, à nous qui connaissons si imparfaitement l’un et l’autre ? Voilà une plaisante décision : « Il ne peut être dans la nature que deux choses, lesquelles nous ne connaissons pas. » Du moins Montézume raisonnait plus juste dans la tragédie anglaise de Dryden : « Que venez-vous me dire au nom de l’empereur Charles-Quint ? il n’y a que deux empereurs dans le monde, celui du Pérou et moi. » Montézume parlait de deux choses qu’il connaissait ; mais nous autres, nous parlons de deux choses dont nous n’avons aucune idée nette.

Nous sommes de plaisants atomes : nous faisons Dieu un esprit à la mode du nôtre ; et parce que nous appelons esprit la faculté que l’Être suprême, universel, éternel, tout-puissant, nous a donnée de combiner quelques idées dans notre petit cerveau large de six doigts tout au plus, nous nous imaginons que Dieu est un esprit de cette même sorte. Toujours Dieu à notre image, bonnes gens !

Mais s’il y avait des millions d’êtres qui fussent tout autre chose que notre matière, dont nous ne connaissons que les apparences, et tout autre chose que notre esprit, notre souffle idéal, dont nous ne savons précisément rien du tout ? et qui pourra m’assurer que ces millions d’êtres n’existent pas ? et qui pourra soupçonner que Dieu, démontré existant par ses effets, n’est pas infiniment différent de tous ces êtres-là, et que l’espace n’est pas un de ces êtres ?

Nous sommes bien loin de dire avec Lucrèce[241] :

Ergo, præter inane et corpora, tertia per se
Nulla potest rerum in numero natura referri.

Hors le corps et le vide il n’est rien dans le monde.

Mais oserons-nous croire avec lui que l’espace infini existe ?

A-t-on jamais pu répondre à son argument : « Lancez une flèche des bornes du monde, tombera-t-elle dans le rien, dans le néant ? »

Clarke, qui parlait au nom de Newton, prétend que « l’espace a des propriétés, qu’il est étendu, qu’il est mesurable ; donc il existe » ; mais si on lui répond qu’on met quelque chose là où il n’y avait rien, que répliqueront Newton et Clarke ?

Newton regarde l’espace comme le sensorium de Dieu, J’ai cru entendre ce grand mot autrefois[242] car j’étais jeune ; à présent je ne l’entends pas plus que ses explications de l’Apocalypse. L’espace sensorium de Dieu, l’organe intérieur de Dieu ! je m’y perds, et lui aussi. Il crut, au rapport de Locke[243], qu’on pouvait expliquer la création en supposant que Dieu, par un acte de sa volonté et de son pouvoir, avait rendu l’espace impénétrable. Il est triste qu’un génie tel que Newton ait dit des choses si inintelligibles.


ESPRIT.

SECTION PREMIÈRE[244].

On consultait un homme qui avait quelque connaissance du cœur humain sur une tragédie qu’on devait représenter : il répondit qu’il y avait tant d’esprit dans cette pièce qu’il doutait de son succès. Quoi ! dira-t-on, est-ce là un défaut, dans un temps où tout le monde veut avoir de l’esprit, où l’on n’écrit que pour montrer qu’on en a, où le public applaudit même aux pensées les plus fausses quand elles sont brillantes ? Oui, sans doute, on applaudira le premier jour, et on s’ennuiera le second.

Ce qu’on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine : ici l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens, et qu’on laisse entendre dans un autre ; là un rapport délicat entre deux idées peu communes ; c’est une métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet dans lui ; c’est l’art ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié sa pensée pour la laisser deviner. Enfin, je vous parlerais de toutes les différentes façons de montrer de l’esprit si j’en avais davantage ; mais tous ces brillants (et je ne parle pas des faux brillants) ne conviennent point ou conviennent fort rarement à un ouvrage sérieux et qui doit intéresser. La raison en est qu’alors c’est l’auteur qui paraît, et que le public ne veut voir que le héros. Or ce héros est toujours ou dans la passion ou en danger. Le danger et les passions ne cherchent point l’esprit. Priam et Hécube ne font point d’épigrammes quand leurs enfants sont égorgés dans Troie embrasée, Didon ne soupire point en madrigaux en volant au bûcher sur lequel elle va s’immoler. Démosthène n’a point de jolies pensées quand il anime les Athéniens à la guerre ; s’il en avait, il serait un rhéteur, et il est un homme d’État.

L’art de l’admirable Racine est bien au-dessus de ce qu’on appelle esprit ; mais si Pyrrhus s’exprimait toujours dans ce style :

Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,....
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?

(Andromaque, I, iv.)

si Oreste continuait toujours à dire que les Scythes sont moins cruels qu’Hermione, ces deux personnages ne toucheraient point du tout : on s’apercevrait que la vraie passion s’occupe rarement de pareilles comparaisons, et qu’il y a peu de proportion entre les feux réels dont Troie fut consumée, et les feux de l’amour de Pyrrhus ; entre les Scythes, qui immolent des hommes, et Hermione, qui n’aima point Oreste. Cinna (II, i) dit en parlant de Pompée :

Il (le ciel) a choisi sa mort pour servir dignement
D’une marque éternelle à ce grand changement ;
Et devait cette gloire aux mânes d’un tel homme,
D’emporter avec eux la liberté de Rome.

Cette pensée a un très-grand éclat : il y a là beaucoup d’esprit, et même un air de grandeur qui impose. Je suis sûr que ces vers, prononcés avec l’enthousiasme et l’art d’un bon acteur, seront applaudis ; mais je suis sûr que la pièce de Cinna, écrite toute dans ce goût, n’aurait jamais été jouée longtemps. En effet, pourquoi le ciel devait-il faire l’honneur à Pompée de rendre les Romains esclaves après sa mort ? Le contraire serait plus vrai : les mânes de Pompée devraient plutôt obtenir du ciel le maintien éternel de cette liberté pour laquelle on suppose qu’il combattit et qu’il mourut.

Que serait-ce donc qu’un ouvrage rempli de pensées recherchées et problématiques ? Combien sont supérieurs à toutes ces idées brillantes ces vers simples et naturels :

Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie[245].
Ce n’est pas ce qu’on appelle esprit, c’est le sublime et le simple

qui font la vraie beauté.

Que, dans Rodogune, Antiochus dise de sa maîtresse, qui le quitte après lui avoir indignement proposé de tuer sa mère :

Elle fuit, mais en Parthe, en nous perçant le cœur[246].

Antiochus a de l’esprit : c’est faire une épigramme contre Rodogune ; c’est comparer ingénieusement les dernières paroles qu’elle dit en s’en allant aux flèches que les Parthes lançaient en fuyant ; mais ce n’est point parce que sa maîtresse s’en va que la proposition de tuer sa mère est révoltante ; qu’elle sorte, ou qu’elle demeure, Antiochus a également le cœur percé. L’épigramme est donc fausse, et si Rodogune ne sortait pas, cette mauvaise épigramme ne pouvait plus trouver place.

Je choisis exprès ces exemples dans les meilleurs auteurs, afin qu’ils soient plus frappants. Je ne relève pas dans eux les pointes et les jeux de mots dont on sent le faux aisément : il n’y a personne qui ne rie quand, dans la tragédie de la Toison d’or, Hypsipyle dit à Médée (III, iv), en faisant allusion à ses sortiléges:

Je n’ai que des attraits, et vous avez des charmes.

Corneille trouva le théâtre et tous les genres de littérature infectés de ces puérilités, qu’il se permit rarement. Je ne veux parler ici que de ces traits d’esprit qui seraient admis ailleurs, et que le genre sérieux réprouve. On pourrait appliquer à leurs auteurs ce mot de Plutarque, traduit avec cette heureuse naïveté d’Amyot : « Tu tiens sans propos beaucoup de bons propos[247]. »

Il me revient dans la mémoire un des traits brillants que j’ai vu citer comme un modèle dans beaucoup d’ouvrages de goût, et même dans le Traité des Études de feu M. Rollin. Ce morceau est tiré de la belle oraison funèbre du grand Turenne, composée par Fléchier. Il est vrai que dans cette oraison Fléchier égala presque le sublime Bossuet, que j’ai appelé et que j’appelle encore le seul homme éloquent parmi tant d’écrivains élégants[248] ; mais il me semble que le trait dont je parle n’eût pas été employé par l’évêque de Meaux. Le voici :

« Puissances ennemies de la France, vous vivez, et l’esprit de la charité chrétienne m’interdit de faire aucun souhait pour votre mort, etc. Mais vous vivez, et je plains en cette chaire un sage et vertueux capitaine, dont les intentions étaient pures, etc. »

Une apostrophe dans ce goût eût été convenable à Rome, dans la guerre civile, après l’assassinat de Pompée, ou dans Londres, après le meurtre de Charles Ier, parce qu’en effet il s’agissait des intérêts de Pompée et de Charles Ier. Mais est-il décent de souhaiter adroitement en chaire la mort de l’empereur, du roi d’Espagne et des électeurs, et de mettre en balance avec eux le général d’armée d’un roi leur ennemi ? Les intentions d’un capitaine, qui ne peuvent être que servir son prince, doivent-elles être comparées avec les intérêts politiques des têtes couronnées contre lesquelles il servait ? Que dirait-on d’un Allemand qui eût souhaité la mort au roi de France, à propos de la perte du général Merci, dont les intentions étaient pures[249] ? Pourquoi donc ce passage a-t-il toujours été loué par tous les rhéteurs ? C’est que la figure est en elle-même belle et pathétique ; mais ils n’examinaient point le fond et la convenance de la pensée. Plutarque eût dit à Fléchier : « Tu as tenu sans propos un très-beau propos. »

Je reviens à mon paradoxe, que tous ces brillants, auxquels on donne le nom d’esprit, ne doivent point trouver place dans les grands ouvrages faits pour instruire ou pour toucher. Je dirai même qu’ils doivent être bannis de l’opéra. La musique exprime les passions, les sentiments, les images ; mais où sont les accords qui peuvent rendre une épigramme ? Quinault était quelquefois négligé, mais il était toujours naturel.

De tous nos opéras, celui qui est le plus orné, ou plutôt accablé de cet esprit épigrammatique, est le ballet du Triomphe des Arts, composé par un homme aimable[250], qui pensa toujours finement et qui s’exprima de même, mais qui, par l’abus de ce talent, contribua un peu à la décadence des lettres après les beaux jours de Louis XIV. Dans ce ballet, où Pygmalion anime sa statue, il lui dit (V, iv) :

Vos premiers mouvements ont été de m’aimer.

Je me souviens d’avoir entendu admirer ce vers dans ma jeunesse par quelques personnes. Qui ne voit que les mouvements du corps de la statue sont ici confondus avec les mouvements du cœur, et que dans aucun sens la phrase n’est française ; que c’est en effet une pointe, une plaisanterie ? Comment se pouvait-il faire qu’un homme qui avait tant d’esprit n’en eût pas assez pour retrancher ces fautes éblouissantes[251] ? Ce même homme, qui méprisait Homère et qui le traduisit, qui en le traduisant crut le corriger, et en l’abrégeant crut le faire lire, s’avise de donner de l’esprit à Homère. C’est lui qui, en faisant reparaître Achille réconcilié avec les Grecs, prêts à le venger, fait crier à tout le camp (Iliade, IX):

Que ne vaincra-t-il point ? il s’est vaincu lui-même.

Il faut être bien amoureux du bel esprit pour faire dire une pointe à cinquante mille hommes.

Ces jeux de l’imagination, ces finesses, ces tours, ces traits saillants, ces gaietés, ces petites sentences coupées, ces familiarités ingénieuses qu’on prodigue aujourd’hui, ne conviennent qu’aux petits ouvrages de pur agrément. La façade du Louvre de Perrault est simple et majestueuse : un cabinet peut recevoir avec grâce de petits ornements. Ayez autant d’esprit que vous voudrez, ou que vous pourrez, dans un madrigal, dans des vers légers, dans une scène de comédie qui ne sera ni passionnée ni naïve, dans un compliment, dans un petit roman, dans une lettre, où vous vous égayerez pour égayer vos amis.

Loin que j’aie reproché à Voiture d’avoir mis de l’esprit dans ses lettres, j’ai trouvé, au contraire, qu’il n’en avait pas assez[252], quoiqu’il le cherchât toujours. On dit que les maîtres à danser font mal la révérence, parce qu’ils la veulent trop bien faire. J’ai cru que Voiture était souvent dans ce cas : ses meilleures lettres sont étudiées ; on sent qu’il se fatigue pour trouver ce qui se présente si naturellement au comte Antoine Hamilton, à Mme  de Sévigné, et à tant d’autres dames qui écrivent sans efforts ces bagatelles mieux que Voiture ne les écrivait avec peine. Despréaux, qui avait osé comparer Voiture à Horace dans ses premières satires, changea d’avis quand son goût fut mûri par l’âge. Je sais qu’il importe très-peu aux affaires de ce monde que Voiture soit ou ne soit pas un grand génie, qu’il ait fait seulement quelques jolies lettres, ou que toutes ses plaisanteries soient des modèles ; mais pour nous autres, qui cultivons les arts et qui les aimons, nous portons une vue attentive sur ce qui est assez indifférent au reste du monde. Le bon goût est pour nous en littérature ce qu’il est pour les femmes en ajustement : et pourvu qu’on ne fasse pas de son opinion une affaire de parti, il me semble qu’on peut dire hardiment qu’il y a dans Voiture peu de choses excellentes, et que Marot serait aisément réduit à peu de pages.

Ce n’est pas qu’on veuille leur ôter leur réputation : c’est au contraire qu’on veut savoir bien au juste ce qui leur a valu cette réputation qu’on respecte, et quelles sont les vraies beautés qui ont fait passer leurs défauts. Il faut savoir ce qu’on doit suivre et ce qu’on doit éviter ; c’est là le véritable fruit d’une étude approfondie des belles-lettres ; c’est ce que faisait Horace quand il examinait Lucilius en critique, Horace se fit par là des ennemis ; mais il éclaira ses ennemis mêmes.

Cette envie de briller et de dire d’une manière nouvelle ce que les autres ont dit est la source des expressions nouvelles, comme des pensées recherchées. Qui ne peut briller par une pensée veut se faire remarquer par un mot. Voilà pourquoi on a voulu en dernier lieu substituer amabilités au mot d’agréments, négligemment à négligence, badiner les amours à badiner avec les amours. On a cent autres affectations de cette espèce. Si on continuait ainsi, la langue des Bossuet, des Racine, des Pascal, des Corneille, des Boileau, des Fénelon, deviendrait bientôt surannée. Pourquoi éviter une expression qui est d’usage, pour en introduire une qui dit précisément la même chose ? Un mot nouveau n’est pardonnable que quand il est absolument nécessaire, intelligible et sonore. On est obligé d’en créer en physique ; une nouvelle découverte, une nouvelle machine, exigent un nouveau mot ; mais fait-on de nouvelles découvertes dans le cœur humain ? y a-t-il une autre grandeur que celle de Corneille et de Bossuet ? y a-t-il d’autres passions que celles qui ont été maniées par Racine, effleurées par Quinault ? y a-t-il une autre morale évangélique que celle du P. Bourdaloue ?

Ceux qui accusent notre langue de n’être pas assez féconde doivent en effet trouver de la stérilité, mais c’est dans eux-mêmes. Rem verba sequuntur[253] : quand on est bien pénétré d’une idée, quand un esprit juste et plein de chaleur possède bien sa pensée, elle sort de son cerveau tout ornée des expressions convenables, comme Minerve sortit tout armée du cerveau de Jupiter. Enfin la conclusion de tout ceci est qu’il ne faut rechercher ni les pensées, ni les tours, ni les expressions ; et que l’art dans tous les grands ouvrages est de bien raisonner sans trop faire d’arguments, de bien peindre sans vouloir tout peindre, d’émouvoir sans vouloir toujours exciter les passions. Je donne ici de beaux conseils, sans doute. Les ai-je pris pour moi-même ? Hélas ! non.

Pauci, quos æquus amavit
Jupiter, aut ardens evexit ad æthera virus,
Dis geniti potuere[254].


SECTION II[255].

Le mot esprit, quand il signifie une qualité de l’âme, est un de ces termes vagues auxquels tous ceux qui les prononcent attachent presque toujours des sens différents : il exprime autre chose que jugement, génie, goût, talent, pénétration, étendue, grâce, finesse, et il doit tenir de tous ces mérites ; on pourrait le définir: raison ingénieuse.

C’est un mot générique qui a toujours besoin d’un autre mot qui le détermine ; et quand on dit : Voilà un ouvrage plein d’esprit, un homme qui a de l’esprit, on a grande raison de demander duquel. L’esprit sublime de Corneille n’est ni l’esprit exact de Boileau, ni l’esprit naïf de La Fontaine ; et l’esprit de La Bruyère, qui est l’art de peindre singulièrement, n’est point celui de Malebranche, qui est de l’imagination avec de la profondeur.

Quand on dit qu’un homme a un esprit judicieux, on entend moins qu’il a ce qu’on appelle de l’esprit qu’une raison épurée. Un esprit ferme, mâle, courageux, grand, petit, faible, léger, doux, emporté, etc., signifie le caractère et la trempe de l’âme, et n’a point de rapport à ce qu’on entend dans la société par cette expression : avoir de l’esprit.

L’esprit, dans l’acception ordinaire de ce mot, tient beaucoup du bel esprit, et cependant ne signifie pas précisément la même chose : car jamais ce terme homme d’esprit ne peut être pris en mauvaise part, et bel esprit est quelquefois prononcé ironiquement.

D’où vient cette différence ? C’est qu’homme d’esprit ne signifie pas esprit supérieur, talent marqué, et que bel esprit le signifie. Ce mot homme d’esprit n’annonce point de prétention, et le bel esprit est une affiche : c’est un art qui demande de la culture ; c’est une espèce de profession, et qui par là expose à l’envie et au ridicule.

C’est en ce sens que le P. Bouhours aurait eu raison de faire entendre, d’après le cardinal du Perron, que les Allemands ne prétendaient pas à l’esprit, parce qu’alors leurs savants ne s’occupaient guère que d’ouvrages laborieux et de pénibles recherches, qui ne permettaient pas qu’on y répandît des fleurs, qu’on s’efforçât de briller, et que le bel esprit se mêlât au savant.

Ceux qui méprisent le génie d’Aristote, au lieu de s’en tenir à condamner sa physique, qui ne pouvait être bonne étant privée d’expériences, seraient bien étonnés de voir qu’Aristote a enseigné parfaitement, dans sa Rhétorique, la manière de dire les choses avec esprit : il dit que cet art consiste à ne se pas servir simplement du mot propre, qui ne dit rien de nouveau ; mais qu’il faut employer une métaphore, une figure, dont le sens soit clair et l’expression énergique ; il en apporte plusieurs exemples, et entre autres ce que dit Périclès d’une bataille où la plus florissante jeunesse d’Athènes avait péri : L’année a été dépouillée de son printemps[256].

Aristote a bien raison de dire qu’il faut du nouveau.

Le premier qui, pour exprimer que les plaisirs sont mêlés d’amertume, les regarda comme des roses accompagnées d’épines eut de l’esprit ; ceux qui le répétèrent n’en eurent point.

Ce n’est pas toujours par une métaphore qu’on s’exprime spirituellement : c’est par un tour nouveau ; c’est en laissant deviner sans peine une partie de sa pensée ; c’est ce qu’on appelle finesse, délicatesse ; et cette manière est d’autant plus agréable qu’elle exerce et qu’elle fait valoir l’esprit des autres.

Les allusions, les allégories, les comparaisons, sont un champ vaste de pensées ingénieuses ; les effets de la nature, la fable, l’histoire, présentés à la mémoire, fournissent à une imagination heureuse des traits qu’elle emploie à propos.

Il ne sera pas inutile de donner des exemples de ces différents genres. Voici un madrigal de M. de La Sablière, qui a toujours été estimé des gens de goût :

Églé tremble que dans ce jour
L’Hymen, plus puissant que l’Amour,
N’enlève ses trésors sans qu’elle ose s’en plaindre.
Elle a négligé mes avis :
Si la belle les eût suivis,
Elle n’aurait plus rien à craindre.

L’auteur ne pouvait, ce semble, ni mieux cacher ni mieux faire entendre ce qu’il pensait et ce qu’il craignait d’exprimer.

Le madrigal suivant paraît plus brillant et plus agréable ; c’est une allusion à la fable :

Vous êtes belle, et votre sœur est belle ;
Entre vous deux tout choix serait bien doux :
L’Amour était blond comme vous ;
Mais il aimait une brune comme elle.

En voici encore un autre fort ancien. Il est de Bertaut, évêque de Séez, et paraît au-dessus des deux autres parce qu’il réunit l’esprit et le sentiment :

Quand je revis ce que j’ai tant aimé,
Peu s’en fallut que mon feu rallumé
N’en fit l’amour en mon âme renaître ;
Et que mon cœur, autrefois son captif,
Ne ressemblât l’esclave fugitif
À qui le sort fait rencontrer son maître.

De pareils traits plaisent à tout le monde, et caractérisent l’esprit délicat d’une nation ingénieuse.

Le grand point est de savoir jusqu’où cet esprit doit être admis. Il est clair que dans les grands ouvrages on doit l’employer avec sobriété, par cela même qu’il est un ornement. Le grand art est dans l’à-propos.

Une pensée fine, ingénieuse, une comparaison juste et fleurie, est un défaut quand la raison seule ou la passion doivent parler, ou bien quand on doit traiter de grands intérêts : ce n’est pas alors du faux bel esprit, mais c’est de l’esprit déplacé ; et toute beauté hors de sa place cesse d’être beauté.

C’est un défaut dans lequel Virgile n’est jamais tombé, et qu’on peut quelquefois reprocher au Tasse, tout admirable qu’il est d’ailleurs. Ce défaut vient de ce que l’auteur, trop plein de ses idées, veut se montrer lui-même, lorsqu’il ne doit montrer que ses personnages.

La meilleure manière de connaître l’usage qu’on doit faire de l’esprit est de lire le petit nombre de bons ouvrages de génie qu’on a dans les langues savantes et dans la nôtre.

Le faux esprit est autre chose que l’esprit déplacé : ce n’est pas seulement une pensée fausse, car elle pourrait être fausse sans être ingénieuse ; c’est une pensée fausse et recherchée.

Il a été remarqué ailleurs qu’un homme de beaucoup d’esprit[257], qui traduisit ou plutôt qui abrégea Homère en vers français, crut embellir ce poëte, dont la simplicité fait le caractère, en lui prêtant des ornements. Il dit au sujet de la réconciliation d’Achille (Iliade, IX) :

Tout le camp s’écria, dans une joie extrême :
Que ne vaincra-t-il point ? il s’est vaincu lui-même.

Premièrement, de ce qu’on a dompté sa colère, il ne s’ensuit pas du tout qu’on ne sera point battu ; secondement, toute une armée peut-elle s’accorder, par une inspiration soudaine, à dire une pointe ?

Si ce défaut choque les juges d’un goût sévère, combien doivent révolter tous ces traits forcés, toutes ces pensées alambiquées que l’on trouve en foule dans des écrits d’ailleurs estimables ? Comment supporter que dans un livre de mathématiques on dise que : « Si Saturne venait à manquer, ce serait le dernier satellite qui prendrait sa place, parce que les grands seigneurs éloignent toujours d’eux leurs successeurs ?  » Comment souffrir qu’on dise qu’Hercule savait la physique, et qu’on ne pouvait résister à un philosophe de cette force ? L’envie de briller et de surprendre par des choses neuves conduit à ces excès.

Cette petite vanité a produit les jeux de mots dans toutes les langues, ce qui est la pire espèce du faux bel esprit.

Le faux goût est différent du faux bel esprit, parce que celui-ci est toujours une affectation, un effort de faire mal ; au lieu que l’autre est souvent une habitude de faire mal sans effort, et de suivre par instinct un mauvais exemple établi.

L’intempérance et l’incohérence des imaginations orientales est un faux goût ; mais c’est plutôt un manque d’esprit qu’un abus d’esprit.

Des étoiles qui tombent, des montagnes qui se fendent, des fleuves qui reculent, le soleil et la lune qui se dissolvent, des comparaisons fausses et gigantesques, la nature toujours outrée, sont le caractère de ces écrivains, parce que dans ces pays, où l’on n’a jamais parlé en public, la vraie éloquence n’a pu être cultivée, et qu’il est bien plus aisé d’être ampoulé que d’être juste, fin, et délicat.

Le faux esprit est précisément le contraire de ces idées triviales et ampoulées : c’est une recherche fatigante de traits déliés ; une affectation de dire en énigme ce que d’autres ont déjà dit naturellement, de rapprocher des idées qui paraissent incompatibles, de diviser ce qui doit être réuni, de saisir de faux rapports, de mêler, contre les bienséances, le badinage avec le sérieux, et le petit avec le grand.

Ce serait ici une peine superflue d’entasser des citations dans lesquelles le mot esprit se trouve, on se contentera d’en examiner une de Boileau, qui est rapportée dans le grand Dictionnaire de Trévoux : « C’est le propre des grands esprits, quand ils commencent à vieillir et à décliner, de se plaire aux contes et aux fables. » Cette réflexion n’est pas vraie. Un grand esprit peut tomber dans cette faiblesse ; mais ce n’est pas le propre des grands esprits. Rien n’est plus capable d’égarer la jeunesse que de citer les fautes des bons écrivains comme des exemples.

Il ne faut pas oublier de dire ici en combien de sens différents le mot esprit s’emploie : ce n’est point un défaut de la langue, c’est au contraire un avantage d’avoir ainsi des racines qui se ramifient en plusieurs branches.

Esprit d’un corps, d’une société, pour exprimer les usages, la manière de parler, de se conduire, les préjugés d’un corps.

Esprit de parti, qui est à l’esprit d’un corps ce que sont les passions aux sentiments ordinaires.

Esprit d’une loi, pour en distinguer l’intention ; c’est en ce sens qu’on a dit : La lettre tue, et l’esprit vivifie.

Esprit d’un ouvrage, pour en faire concevoir le caractère et le but.

Esprit de vengeance, pour signifier désir et intention de se venger.

Esprit de discorde, esprit de révolte, etc.

On a cité dans un dictionnaire esprit de politesse ; mais c’est d’après un auteur nommé Bellegarde, qui n’a nulle autorité. On doit choisir avec un soin scrupuleux ses auteurs et ses exemples. On ne dit point esprit de politesse, comme on dit esprit de vengeance, de dissension, de faction ; parce que la politesse n’est point une passion animée par un motif puissant qui la conduise, lequel on appelle esprit métaphoriquement.

Esprit familier se dit dans un autre sens, et signifie ces êtres mitoyens, ces génies, ces démons admis dans l’antiquité, comme l’esprit de Socrate, etc.

Esprit signifie quelquefois la plus subtile partie de la matière : on dit esprits animaux, esprits vitaux, pour signifier ce qu’on n’a jamais vu, et ce qui donne le mouvement et la vie. Ces esprits, qu’on croit couler rapidement dans les nerfs, sont probablement un feu subtil. Le docteur Mead est le premier qui semble en avoir donné des preuves dans la préface du Traité sur les poisons.

Esprit, en chimie, est encore un terme qui reçoit plusieurs acceptions différentes, mais qui signifie toujours la partie subtile de la matière.

Il y a loin de l’esprit en ce sens, au bon esprit, au bel esprit. Le même mot, dans toutes les langues, peut donner des idées différentes, parce que tout est métaphore, sans que le vulgaire s’en aperçoive.


SECTION III[258].

Ce mot n’est-il pas une grande preuve de l’imperfection des langues, du chaos où elles sont encore, et du hasard qui a dirigé presque toutes nos conceptions ?

Il plut aux Grecs, ainsi qu’à d’autres nations, d’appeler vent, souffle, πνεῦμα, ce qu’ils entendaient vaguement par respiration, vie, âme. Ainsi âme et vent étaient en un sens la même chose dans l’antiquité ; et si nous disions que l’homme est une machine pneumatique, nous ne ferions que traduire les Grecs. Les Latins les imitèrent, et se servirent du mot spiritus, esprit, souffle. Anima, spiritus, furent la même chose.

Le rouhak des Phéniciens, et, à ce qu’on prétend, des Chaldéens, signifiait de même souffle et vent.

Quand on traduisit la Bible en latin, on employa toujours indifféremment le mot souffle esprit, vent, âme. « Spiritus Dei ferebatur super aquas. — Le vent de Dieu, l’esprit de Dieu était porté sur les eaux. »

« Spiritus vitæ, — le souffle de la vie, l’âme de la vie. »

« Inspiravit in faciem ejus spiraculum ou spiritum vitæ — Et il souffla sur sa face un souffle de vie. » Et selon l’hébreu : « Il souffla dans ses narines un souffle, un esprit de vie. »

« Hæc quum dixisset, insufflavit et dixit eis : Accipite spiritum sanctum. — Ayant dit cela, il souffla sur eux, et leur dit : Recevez le souffle saint, l’esprit saint. »

« Spiritus ubi vult spirat, et vocem ejus audis, sed nescis unde veniat. — L’esprit, le vent souffle où il veut, et vous entendez sa voix (son bruit) ; mais vous ne savez d’où il vient. »

Il y a loin de là à nos brochures du quai des Augustins et du Pont-Neuf, intitulées Esprit de Marivaux, Esprit de Desfontaines, etc.[259]

Ce que nous entendons communément en français par esprit, bel esprit, trait d’esprit, etc., signifie des pensées ingénieuses. Aucune autre nation n’a fait un tel usage du mot spiritus. Les Latins disaient ingenium ; les Grecs, εὐφυΐα, ou bien ils employaient des adjectifs. Les Espagnols disent agudo, agudeza.

Les Italiens emploient communément le terme ingegno.

Les Anglais se servent du mot wit, witty, dont l’étymologie est belle, car ce mot autrefois signifiait sage.

Les Allemands disent verstandig ; et quand ils veulent exprimer des pensées ingénieuses, vives, agréables, ils disent « riche en sensations », sinn reich. C’est de là que les Anglais, qui ont retenu beaucoup d’expressions de l’ancienne langue germanique et française, disent sensible man.

Ainsi, presque tous les mots qui expriment des idées de l’entendement sont des métaphores.

L’ingegno, ingenium, est tiré de ce qui engendre ; l’agudeza, de ce qui est pointu ; le sinn-reich, des sensations ; l’esprit du vent ; et le wit, de la sagesse.

En toute langue, ce qui répond à esprit en général est de plusieurs sortes ; et quand vous dites : Cet homme a de l’esprit, on est en droit de vous demander duquel.

Girard, dans son livre utile des définitions, intitulé Synonymes français, conclut ainsi :

« Il faut, dans le commerce des dames, de l’esprit, ou du jargon qui en ait l’apparence. » (Ce n’est pas leur faire honneur ; elles méritent mieux.) « L’entendement est de mise avec les politiques et les courtisans. »

Il me semble que l’entendement est nécessaire partout, et qu’il est bien extraordinaire de voir un entendement de mise.

« Le génie est propre avec les gens à projets et à dépense. »

Ou je me trompe, ou le génie de Corneille était fait pour tous les spectateurs, le génie de Bossuet pour tous les auditeurs, encore plus que propre avec les gens à dépense.

Le mot qui répond à spiritus, esprit, vent, souffle, donnant nécessairement à toutes les nations l’idée de l’air, elles supposèrent toutes que notre faculté de penser, d’agir, ce qui nous anime, est de l’air ; et de là notre âme fut de l’air subtil.

De là les mânes, les esprits, les revenants, les ombres, furent composés d’air[260].

De là nous disions, il n’y a pas longtemps : « Un esprit lui est apparu ; il a un esprit familier ; il revient des esprits dans ce château ; » et la populace le dit encore.

Il n’y a guère que les traductions des livres hébreux en mauvais latin qui aient employé le mot spiritus en ce sens.

Manes, umbræ, simulacra, sont les expressions de Cicéron et de Virgile. Les Allemands disent geist, les Anglais ghost, les Espagnols duende, trasgo ; les Italiens semblent n’avoir point de terme qui signifie revenant. Les Français seuls se sont servis du mot esprit. Le mot propre, pour toutes les nations, doit être fantôme, imagination, rêverie, sottise, friponnerie.


SECTION IV[261].

Bel esprit, esprit.

Quand une nation commence à sortir de la barbarie, elle cherche à montrer ce que nous appelons de l’esprit.

Ainsi, aux premières tentatives qu’on fit sous François Ier, vous voyez dans Marot des pointes, des jeux de mots qui seraient aujourd’hui intolérables.

Romorentin sa perte remémore,
Cognac s’en cogne en sa poitrine blême,
Anjou fait joug, Angoulême est de même[262].

Ces belles idées ne se présentent pas d’abord pour marquer la douleur des peuples. Il en a coûté à l’imagination pour parvenir à cet excès de ridicule.

On pourrait apporter plusieurs exemples d’un goût si dépravé ; mais tenons-nous-en à celui-ci, qui est le plus fort de tous.

Dans la seconde époque de l’esprit humain en France, au temps de Balzac, de Mairet, de Rotrou, de Corneille, on applaudissait à toute pensée qui surprenait par des images nouvelles, qu’on appelait esprit. On reçut très-bien ces vers de la tragédie de Pyrame[263] :

Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traître.

On trouvait un grand art à donner du sentiment à ce poignard, à le faire rougir de honte d’être teint du sang de Pyrame autant que du sang dont il était coloré.

Personne ne se récria contre Corneille quand, dans sa tragédie d’Andromède, Phinée dit au Soleil[264] :

Tu luis, Soleil, et ta lumière
Semble se plaire à m’affliger.
Ah ! mon amour te va bien obliger
À quitter soudain ta carrière.
Viens, Soleil, viens voir la beauté
Dont le divin éclat me dompte ;
Et tu fuiras de honte
D’avoir moins de clarté.

Le soleil qui fuit parce qu’il est moins clair que le visage d’Andromède vaut bien le poignard qui rougit.

Si de tels efforts d’ineptie trouvaient grâce devant un public dont le goût s’est formé si difficilement, il ne faut pas être surpris que des traits d’esprit qui avaient quelque lueur de beauté aient longtemps séduit.

Non-seulement on admirait cette traduction de l’espagnol :

Ce sang qui, tout sorti, fume encore de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous[265] ;

non-seulement on trouvait une finesse très-spirituelle dans ce vers

d’Hypsipyle à Médée dans la Toison d’or[266] :

Je n’ai que des attraits, et vous avez des charmes ;

mais on ne s’apercevait pas, et peu de connaisseurs s’aperçoivent encore que, dans le rôle imposant de Cornélie, l’auteur met presque toujours de l’esprit où il fallait seulement de la douleur. Cette femme, dont on vient d’assassiner le mari, commence son discours étudié à César par un car :

César, car le destin qui m’outre et que je brave,
Me fait ta prisonnière et non pas ton esclave ;
Et tu ne prétends pas qu’il m’abatte le cœur
Jusqu’à te rendre hommage et te nommer seigneur[267].

Elle s’interrompt ainsi, dès le premier mot, pour dire une chose recherchée et fausse. Jamais une citoyenne romaine ne fut esclave d’un citoyen romain ; jamais un Romain ne fut appelé seigneur, et ce mot seigneur n’est parmi nous qu’un terme d’honneur et de remplissage usité au théâtre.

Fille de Scipion, et pour dire encore plus,
Romaine, mon courage est encore au-dessus.

Outre le défaut, si commun à tous les héros de Corneille, de s’annoncer ainsi eux-mêmes, de dire : Je suis grand, j’ai du courage, admirez-moi ; il y a ici une affectation bien condamnable de parler de sa naissance, quand la tête de Pompée vient d’être présentée à César. Ce n’est point ainsi qu’une affliction véritable s’exprime. La douleur ne cherche point à dire encore plus ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’en voulant dire encore plus, elle dit beaucoup moins. Être Romaine est sans doute moins que d’être fille de Scipion et femme de Pompée. L’infâme Septime, assassin de Pompée, était Romain comme elle. Mille Romains étaient des hommes très-médiocres ; mais être femme et fille des plus grands des Romains, c’était là une vraie supériorité. Il y a donc, dans ce discours, de l’esprit faux et déplacé, ainsi qu’une grandeur fausse et déplacée.

Ensuite elle dit, d’après Lucain, qu’elle doit rougir d’être en vie :

Je dois rougir pourtant, après un tel malheur,
De n’avoir pu mourir d’un excès de douleur[268] !

Lucain, après le beau siècle d’Auguste, cherchait de l’esprit, parce que la décadence commençait ; et dans le siècle de Louis XIV on commença par vouloir étaler de l’esprit parce que le bon goût n’était pas encore entièrement formé comme il le fut depuis.

César, de ta victoire écoute moins le bruit ;
Elle n’est que l’effet du malheur qui me suit.

Quel mauvais artifice, quelle idée fausse autant qu’imprudente ! César ne doit point, selon elle, écouter le bruit de sa victoire. Il n’a vaincu à Pharsale que parce que Pompée a épousé Cornélie ! Que de peine pour dire ce qui n’est ni vrai, ni vraisemblable, ni convenable, ni touchant !

Deux fois du monde entier j’ai causé la disgrâce.

C’est le bis nocui mundo de Lucain. Ce vers présente une très-grande idée. Elle doit surprendre, il n’y manque que la vérité. Mais il faut bien remarquer que si ce vers avait seulement une faible lueur de vraisemblance, et s’il était échappé aux emportements de la douleur, il serait admirable ; il aurait alors toute la vérité, toute la beauté de la convenance théâtrale.

Heureuse en mes malheurs si ce triste hyménée
Pour le bonheur de Rome à César m’eût donnée,
Et si j’eusse avec moi porté dans ta maison
D’un astre envenimé l’invincible poison !
Car enfin n’attends pas que j’abaisse ma haine :
Je te l’ai déjà dit, César, je suis Romaine ;
Et quoique ta captive, un cœur comme le mien,
De peur de s’oublier, ne te demande rien.

C’est encore du Lucain ; elle souhaite dans la Pharsale d’avoir épousé César, et de n’avoir eu à se louer d’aucun de ses maris :

O utinam in thalamos invisi Cæsaris issem
Infelix conjux, et nulli læta marito[269] !

Ce sentiment n’est point dans la nature ; il est à la fois gigantesque et puéril ; mais du moins ce n’est pas à César que Cornélie parle ainsi dans Lucain. Corneille, au contraire, fait parler Cornélie à César même ; il lui fait dire qu’elle souhaite d’être sa femme, pour porter dans sa maison « le poison invincible d’un astre envenimé » : car, ajoute-t-elle, ma haine ne peut s’abaisser, et je t’ai déjà dit que je suis Romaine, et je ne te demande rien. Voilà un singulier raisonnement : je voudrais t’avoir épousé pour te faire mourir, car je ne te demande rien.

Ajoutons encore que cette veuve accable César d’injures dans le moment où César vient de pleurer la mort de Pompée, et qu’il a promis de la venger.

Il est certain que si l’auteur n’avait pas voulu donner de l’esprit à Cornélie, il ne serait pas tombé dans ces défauts, qui se font sentir aujourd’hui après avoir été applaudis si longtemps. Les actrices ne peuvent plus guère les pallier par une fierté étudiée et des éclats de voix séducteurs.

Pour mieux connaître combien l’esprit seul est au-dessous des sentiments naturels, comparez Cornélie avec elle-même, quand elle dit des choses toutes contraires dans la même tirade :

Je dois bien, toutefois, rendre grâces aux dieux
De ce qu’en arrivant je te trouve en ces lieux ;
Que César y commande, et non pas Ptolémée.
Hélas ! et sous quel astre, ô ciel ! m’as-tu formée,
Si je leur dois des vœux de ce qu’ils ont permis
Que je rencontre ici mes plus grands ennemis,
Et tombe entre leurs mains plutôt qu’aux mains d’un prince
Qui doit à mon époux son trône et sa province ?

Passons sur la petite faute de style, et considérons combien ce discours est décent et douloureux ; il va au cœur ; tout le reste éblouit l’esprit un moment, et ensuite le révolte.

Ces vers naturels charment tous les spectateurs :

Ô vous ! à ma douleur objet terrible et tendre,
Éternel entretien de haine et de pitié,
Restes du grand Pompée, écoutez sa moitié, etc.

(Acte V, scène ire)

C’est par ces comparaisons qu’on se forme le goût, et qu’on s’accoutume à ne rien aimer que le vrai mis à sa place[270].

Cléopâtre, dans la même tragédie, s’exprime ainsi à sa confidente Charmion (acte II, sc. ire) :

Apprends qu’une princesse aimant sa renommée,
Quand elle dit qu’elle aime, est sûre d’être aimée,
Et que les plus beaux feux dont son cœur soit épris
N’oseraient l’exposer aux hontes d’un mépris.

Charmion pouvait lui répondre : Madame, je n’entends pas ce que c’est que les beaux feux d’une princesse qui n’oseraient l’exposer à des hontes ; et à l’égard des princesses qui ne disent qu’elles aiment que quand elles sont sûres d’être aimées, je fais toujours le rôle de confidente à la comédie, et vingt princesses m’ont avoué leurs beaux feux sans être sûres de rien, et principalement l’infante du Cid.

Allons plus loin. César, César lui-même ne parle à Cléopâtre que pour montrer de l’esprit alambiqué :

Mais, ô Dieu ! ce moment que je vous ai quittée
D’un trouble bien plus grand a mon âme agitée ;
Et ces soins importuns qui m’arrachaient de vous
Contre ma grandeur même allumaient mon courroux ;
Je lui voulais du mal de m’être si contraire,
De rendre ma présence ailleurs si nécessaire ;
Mais je lui pardonnais, au simple souvenir
Du bonheur qu’à ma flamme elle fait obtenir ;
C’est elle dont je tiens cette haute espérance
Qui flatte mes désirs d’une illustre apparence...
C’était pour acquérir un droit si précieux
Que combattait partout mon bras ambitieux ;
Et dans Pharsale même il a tiré l’épée
Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.

(Acte IV, scène iii.)

Voilà donc César qui veut du mal à sa grandeur de l’avoir éloigné un moment de Cléopâtre, mais qui pardonne à sa grandeur en se souvenant que cette grandeur lui a fait obtenir le bonheur de sa flamme. Il tient la haute espérance d’une illustre apparence ; et ce n’est que pour acquérir le droit précieux de cette illustre apparence que son bras ambitieux a donné la bataille de Pharsale.

On dit que cette sorte d’esprit, qui n’est, il faut le dire, que du galimatias, était alors l’esprit du temps. C’est cet abus intolérable que Molière proscrivit dans ses Précieuses ridicules.

Ce sont ces défauts, trop fréquents dans Corneille, que La Bruyère désigna en disant[271] : « J’ai cru, dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs, intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l’amphithéâtre, que leurs auteurs s’entendaient eux-mêmes, et que j’avais tort de n’y rien comprendre. Je suis détrompé. » Nous avons relevé ailleurs[272] l’affectation singulière où est tombé Lamotte, dans son abrégé de l’Iliade, en faisant parler avec esprit toute l’armée des Grecs à la fois :

Tout le camp s’écria, dans une joie extrême :
Que ne vaincra-t-il point ? il s’est vaincu lui-même.

C’est là un trait d’esprit, une espèce de pointe et de jeu de mots : car s’ensuit-il de ce qu’un homme a dompté sa colère qu’il sera vainqueur dans le combat ? et comment cent mille hommes peuvent-ils, dans un même instant, s’accorder à dire un rébus, ou, si l’on veut, un bon mot ?


SECTION V[273].

En Angleterre, pour exprimer qu’un homme a beaucoup d’esprit, on dit qu’il a de grandes parties, great parts. D’où cette manière de parler, qui étonne aujourd’hui les Français, peut-elle venir ? d’eux-mêmes. Autrefois nous nous servions de ce mot parties très-communément dans ce sens-là. Clélie, Cassandre, nos autres anciens romans, ne parlent que des parties de leurs héros et de leurs héroïnes ; et ces parties sont leur esprit. On ne pouvait mieux s’exprimer. En effet, qui peut avoir tout ? Chacun de nous n’a que sa petite portion d’intelligence, de mémoire, de sagacité, de profondeur d’idées, d’étendue, de vivacité, de finesse. Le mot de parties est le plus convenable pour des êtres aussi faibles que l’homme. Les Français ont laissé échapper de leurs dictionnaires une expression dont les Anglais se sont saisis. Les Anglais se sont enrichis plus d’une fois à nos dépens.

Plusieurs écrivains philosophes se sont étonnés de ce que, tout le monde prétendant à l’esprit, personne n’ose se vanter d’en avoir.

« L’envie, a-t-on dit[274], permet à chacun d"être le panégyriste de sa probité, et non de son esprit. » L’envie permet qu’on fasse l’apologie de sa probité, non de son esprit : pourquoi ? c’est qu’il est très-nécessaire de passer pour homme de bien, et point du tout d’avoir la réputation d’homme d’esprit.

On a ému la question si tous les hommes sont nés avec le même esprit, les mêmes dispositions pour les sciences, et si tout dépend de leur éducation et des circonstances où ils se trouvent. Un philosophe[275], qui avait droit de se croire né avec quelque supériorité, prétendit que les esprits sont égaux : cependant on a toujours vu le contraire. De quatre cents enfants élevés ensemble sous les mêmes maîtres, dans la même discipline, à peine y en a-t-il cinq ou six qui fassent des progrès bien marqués. Le grand nombre est toujours des médiocres, et parmi ces médiocres il y a des nuances ; en un mot, les esprits diffèrent plus que les visages.


SECTION VI[276].

Esprit faux.

Nous avons des aveugles, des borgnes, des bigles, des louches, des vues longues, des vues courtes, ou distinctes, ou confuses, ou faibles, ou infatigables. Tout cela est une image assez fidèle de notre entendement ; mais on ne connaît guère de vues fausses. Il n’y a guère d’hommes qui prennent toujours un coq pour un cheval, ni un pot de chambre pour une maison. Pourquoi rencontre-t-on souvent des esprits assez justes d’ailleurs, qui sont absolument faux sur des choses importantes ? Pourquoi ce même Siamois, qui ne se laissera jamais tromper quand il sera question de lui compter trois roupies, croit-il fermement aux métamorphoses de Sammonocodom ? Par quelle étrange bizarrerie des hommes sensés ressemblent-ils à don Quichotte, qui croyait voir des géants où les autres hommes ne voyaient que des moulins à vent ? Encore don Quichotte était plus excusable que le Siamois, qui croit que Sammonocodom est venu plusieurs fois sur la terre, et que le Turc, qui est persuadé que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche : car don Quichotte, frappé de l’idée qu’il doit combattre des géants, peut se figurer qu’un géant doit avoir le corps aussi gros qu’un moulin, et les bras aussi longs que les ailes du moulin ; mais de quelle supposition peut partir un homme sensé pour se persuader que la moitié de la lune est entrée dans une manche, et qu’un Sammonocodom est descendu du ciel pour venir jouer au cerf-volant à Siam, couper une forêt, et faire des tours de passe-passe ?

Les plus grands génies peuvent avoir l’esprit faux sur un principe qu’ils ont reçu sans examen. Newton avait l’esprit très-faux quand il commentait l’Apocalypse.

Tout ce que certains tyrans des âmes désirent, c’est que les hommes qu’ils enseignent aient l’esprit faux. Un fakir élève un enfant qui promet beaucoup ; il emploie cinq ou six années à lui enfoncer dans la tête que le dieu Fo apparut aux hommes en éléphant blanc, et il persuade l’enfant qu’il sera fouetté après sa mort pendant cinq cent mille années s’il ne croit pas ces métamorphoses. Il ajoute qu’à la fin du monde l’ennemi du dieu Fo viendra combattre contre cette divinité.

L’enfant étudie et devient un prodige ; il argumente sur les leçons de son maître ; il trouve que Fo n’a pu se changer qu’en éléphant blanc, parce que c’est le plus beau des animaux. Les rois de Siam et du Pégu, dit-il, se font la guerre pour un éléphant blanc ; certainement si Fo n’avait pas été caché dans cet éléphant, ces rois n’auraient pas été si insensés que de combattre pour la possession d’un simple animal.

L’ennemi de Fo viendra le défier à la fin du monde ; certainement cet ennemi sera un rhinocéros, car le rhinocéros combat l’éléphant. C’est ainsi que raisonne dans un âge mûr l’élève savant du fakir, et il devient une des lumières des Indes ; plus il a l’esprit subtil, plus il l’a faux ; et il forme ensuite des esprits faux comme lui.

On montre à tous ces énergumènes un peu de géométrie, et ils l’apprennent assez facilement ; mais, chose étrange ! leur esprit n’est pas redressé pour cela ; ils aperçoivent les vérités de la géométrie, mais elle ne leur apprend point à peser les probabilités ; ils ont pris leur pli ; ils raisonneront de travers toute leur vie, et j’en suis fâché pour eux[277].

Il y a malheureusement bien des manières d’avoir l’esprit faux :

1° De ne pas examiner si le principe est vrai, lors même qu’on en déduit des conséquences justes ; et cette manière est commune[278] ;

2° De tirer des conséquences fausses d’un principe reconnu pour vrai. Par exemple, un domestique est interrogé si son maître est dans sa chambre, par des gens qu’il soupçonne d’en vouloir à sa vie : s’il était assez sot pour leur dire la vérité, sous prétexte qu’il ne faut pas mentir, il est clair qu’il aurait tiré une conséquence absurde d’un principe très-vrai.

Un juge qui condamnerait un homme qui a tué son assassin, parce que l’homicide est défendu, serait aussi inique que mauvais raisonneur.

De pareils cas se subdivisent en mille nuances différentes. Le bon esprit, l’esprit juste, est celui qui les démêle : de là vient qu’on a vu tant de jugements iniques ; non que le cœur des juges fût méchant, mais parce qu’ils n’étaient pas assez éclairés.


ESPRIT DES LOIS, voyez LOIS[279].


ESSÉNIENS[280].

Plus une nation est superstitieuse et barbare, obstinée à la guerre malgré ses défaites, partagée en factions, flottante entre la royauté et le sacerdoce, enivrée de fanatisme, plus il se trouve chez un tel peuple un nombre de citoyens qui s’unissent pour vivre en paix.

Il arrive qu’en temps de peste, un petit canton s’interdit la communication avec les grandes villes. Il se préserve de la contagion qui règne ; mais il reste en proie aux autres maladies.

Tels on a vu les gymnosophistes aux Indes, telles furent quelques sectes de philosophes chez les Grecs ; tels les pythagoriciens en Italie et en Grèce, et les thérapeutes en Égypte ; tels sont aujourd’hui les primitifs nommés quakers et les dunkards en Pensylvanie ; et tels furent à peu près les premiers chrétiens qui vécurent ensemble loin des villes.

Aucune de ces sociétés ne connut cette effrayante coutume de se lier par serment au genre de vie qu’elles embrassaient ; de se donner des chaînes perpétuelles ; de se dépouiller religieusement de la nature humaine, dont le premier caractère est la liberté ; de faire enfin ce que nous appelons des vœux. Ce fut saint Basile qui le premier imagina ces vœux, ce serment de l’esclavage. Il introduisit un nouveau fléau sur la terre, et il tourna en poison ce qui avait été inventé comme remède.

Il y avait en Syrie des sociétés toutes semblables à celle des esséniens. C’est le Juif Philon qui nous le dit dans le Traité de la liberté des gens de bien. La Syrie fut toujours superstitieuse et factieuse, toujours opprimée par des tyrans. Les successeurs d’Alexandre en firent un théâtre d’horreurs. Il n’est pas étonnant que parmi tant d’infortunés, quelques-uns, plus humains et plus sages que les autres, se soient éloignés du commerce des grandes villes, pour vivre en commun dans une honnête pauvreté, loin des yeux de la tyrannie.

On se réfugia dans de semblables asiles en Égypte, pendant les guerres civiles des derniers Ptolémées ; et lorsque les armées romaines subjuguèrent l’Égypte, les thérapeutes s’établirent dans un désert auprès du lac Mœris.

Il paraît très-probable qu’il y eut des thérapeutes grecs, égyptiens et juifs. Philon[281] après avoir loué Anaxagore, Démocrite, et les autres philosophes qui embrassèrent ce genre de vie, s’exprime ainsi :

« On trouve de pareilles sociétés en plusieurs pays ; la Grèce et d’autres contrées jouissent de cette consolation ; elle est très-commune en Égypte dans chaque nome, et surtout dans celui d’Alexandrie. Les plus gens de bien, les plus austères se sont retirés au-dessus du lac Mœris, dans un lieu désert, mais commode, qui forme une pente douce. L’air y est très-sain, les bourgades assez nombreuses dans le voisinage du désert, etc. »

Voilà donc partout des sociétés qui ont tâché d’échapper aux troubles, aux factions, à l’insolence, à la rapacité des oppresseurs. Toutes, sans exception, eurent la guerre en horreur ; ils la regardèrent précisément du même œil que nous voyons le vol et l’assassinat sur les grands chemins.

Tels furent à peu près les gens de lettres qui s’assemblèrent en France, et qui fondèrent l’Académie. Ils échappaient aux factions et aux cruautés qui désolaient le règne de Louis XIII. Tels furent ceux qui fondèrent la Société royale de Londres, pendant que les fous barbares nommés puritains et épiscopaux s’égorgeaient pour quelques passages de trois ou quatre vieux livres inintelligibles.

Quelques savants ont cru que Jésus-Christ, qui daigna paraître quelque temps dans le petit pays de Capharnaüm, dans Nazareth, et dans quelques autres bourgades de la Palestine, était un de ces esséniens qui fuyaient le tumulte des affaires, et qui cultivaient en paix la vertu, Mais ni dans les quatre Évangiles reçus, ni dans les apocryphes, ni dans les Actes des apôtres, ni dans leurs Lettres, on ne lit le nom d’essénien.

Quoique le nom ne s’y trouve pas, la ressemblance s’y trouve en plusieurs points : confraternité, biens en commun, vie austère, travail des mains, détachement des richesses et des honneurs, et surtout horreur pour la guerre. Cet éloignement est si grand que Jésus-Christ commande de tendre l’autre joue quand on vous donne un soufflet, et de donner votre tunique quand on vous vole votre manteau. C’est sur ce principe que les chrétiens se conduisirent pendant près de deux siècles, sans autels, sans temples, sans magistrature, tous exerçant des métiers, tous menant une vie cachée et paisible.

Leurs premiers écrits attestent qu’il ne leur était pas permis de porter les armes. Ils ressemblaient en cela parfaitement à nos pensylvains, à nos anabaptistes, à nos mennonites d’aujourd’hui, qui se piquent de suivre l’Évangile à la lettre. Car quoiqu’il y ait dans l’Évangile plusieurs passages qui, étant mal entendus, peuvent inspirer la violence, comme les marchands chassés à coups de fouet hors des parvis du temple, le contrains-les d’entrer, les cachots dans lesquels on précipite ceux qui n’ont pas fait profiter l’argent du maître à cinq pour un, ceux qui viennent au festin sans avoir la robe nuptiale ; quoique, dis-je, toutes ces maximes y semblent contraires à l’esprit pacifique, cependant il y en a tant d’autres qui ordonnent de souffrir au lieu de combattre, qu’il n’est pas étonnant que les chrétiens aient eu la guerre en exécration pendant environ deux cents ans.

Voilà sur quoi se fonde la nombreuse et respectable société des Pensylvains, ainsi que les petites sectes qui l’imitent. Quand je les appelle respectables, ce n’est point par leur aversion pour la splendeur de l’Église catholique. Je plains sans doute, comme je le dois, leurs erreurs. C’est leur vertu, c’est leur modestie, c’est leur esprit de paix que je respecte.

Le grand philosophe Bayle n’a-t-il donc pas eu raison de dire qu’un chrétien des premiers temps serait un très-mauvais soldat, ou qu’un soldat serait un très-mauvais chrétien ?

Ce dilemme paraît sans réplique ; et c’est, ce me semble, la différence entre l’ancien christianisme et l’ancien judaïsme.

La loi des premiers Juifs dit expressément : Dès que vous serez entrés dans le pays dont vous devez vous emparer, mettez tout à feu et à sang ; égorgez sans pitié vieillards, femmes, enfants à la mamelle ; tuez jusqu’aux animaux, saccagez tout, brûlez tout : c’est votre Dieu qui vous l’ordonne. Ce catéchisme n’est pas annoncé une fois, mais vingt ; et il est toujours suivi.

Mahomet, persécuté par les Mecquois, se défend en brave homme. Il contraint ses persécuteurs vaincus à se mettre à ses pieds, à devenir ses prosélytes ; il établit sa religion par la parole et par l’épée.

Jésus, placé entre les temps de Moïse et de Mahomet, dans un coin de la Galilée, prêche le pardon des injures, la patience, la douceur, la souffrance, meurt du dernier supplice, et veut que ses premiers disciples meurent ainsi.

Je demande en bonne foi si saint Barthélemy, saint André, saint Matthieu, saint Barnabe, auraient été reçus parmi les cuirassiers de l’empereur, ou dans les trabans de Charles XII ? Saint Pierre même, quoiqu’il ait coupé l’oreille à Malchus, aurait-il été propre à faire un bon chef de file ? Peut-être saint Paul, accoutumé d’abord au carnage, et ayant eu le malheur d’être un persécuteur sanguinaire, est le seul qui aurait pu devenir guerrier. L’impétuosité de son tempérament et la chaleur de son imagination en auraient pu faire un capitaine redoutable. Mais, malgré ces qualités, il ne chercha point à se venger de Gamaliel par les armes. Il ne fit point comme les Judas, les Theudas, les Barcochebas, qui levèrent des troupes ; il suivit les préceptes de Jésus, il soutînt ; et même il eut, à ce qu’on prétend, la tête tranchée.

Faire une armée de chrétiens était donc, dans les premiers temps, une contradiction dans les termes.

Il est clair que les chrétiens n’entrèrent dans les troupes de l’empire que quand l’esprit qui les animait fut changé. Ils avaient dans les deux premiers siècles de l’horreur pour les temples, les autels, les cierges, l’encens, l’eau lustrale ; Porphyre les comparait aux renards qui disent : Ils sont trop verts. Si vous pouviez avoir, disait-il, de beaux temples brillants d’or, avec de grosses rentes pour les desservants, vous aimeriez les temples passionnément. Ils se donnèrent ensuite tout ce qu’ils avaient abhorré. C’est ainsi qu’ayant détesté le métier des armes, ils allèrent enfin à la guerre. Les chrétiens, dès le temps de Dioclétien, furent aussi différents des chrétiens du temps des apôtres que nous sommes différents des chrétiens du iiie siècle.

Je ne conçois pas comment un esprit aussi éclairé et aussi hardi que celui de Montesquieu a pu condamner sévèrement un autre génie bien plus méthodique que le sien, et combattre cette vérité annoncée par Bayle[282], « qu’une société de vrais chrétiens pourrait vivre heureusement ensemble, mais qu’elle se défendrait mal contre les attaques d’un ennemi ».

« Ce seraient, dit Montesquieu[283], des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, et qui auraient un très-grand zèle pour les remplir. Ils sentiraient très-bien les droits de la défense naturelle. Plus ils croiraient devoir à la religion, plus ils penseraient devoir à la patrie. Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des États despotiques. »

Assurément l’auteur de l’Esprit des lois ne songeait pas aux paroles de l’Évangile quand il dit que les vrais chrétiens sentiraient très-bien les droits de la défense naturelle. Il ne se souvenait pas de l’ordre de donner sa tunique quand on vous vole le manteau, et de tendre l’autre joue quand on a reçu un soufflet. Voilà les principes de la défense naturelle très-clairement anéantis. Ceux que nous appelons quakers ont toujours refusé de combattre ; mais ils auraient été écrasés dans la guerre de 1756 s’ils n’avaient pas été secourus et forcés à se laisser secourir par les autres Anglais. (Voyez l’article Primitive Église[284].)

N’est-il pas indubitable que ceux qui penseraient en tout comme des martyrs se battraient fort mal contre des grenadiers ? Toutes les paroles de ce chapitre de l’Esprit des lois me paraissent fausses. « Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts, etc. » Oui, plus forts pour les empêcher de manier l’épée, pour les faire trembler de répandre le sang de leur prochain, pour leur faire regarder la vie comme un fardeau, dont le souverain bonheur est d’être déchargé.

« On les enverrait, dit Bayle, comme des brebis au milieu des loups, si on les faisait aller repousser de vieux corps d’infanterie, ou charger des régiments de cuirassiers. »

Bayle avait très-grande raison. Montesquieu ne s’est pas aperçu qu’en le réfutant il ne voyait que les chrétiens mercenaires et sanguinaires d’aujourd’hui, et non pas les premiers chrétiens. Il semble qu’il ait voulu prévenir les injustes accusations qu’il a essuyées des fanatiques, en leur sacrifiant Bayle ; et il n’y a rien gagné. Ce sont deux grands hommes qui paraissent d’avis différent, et qui auraient eu toujours le même s’ils avaient été également libres.

« Le faux honneur des monarchies, les vertus humaines des républiques, la crainte servile des États despotiques » : rien de tout cela ne fait les soldats, comme le prétend l’Esprit des lois. Quand nous levons un régiment, dont le quart déserte au bout de quinze jours, il n’y a pas un seul des enrôlés qui pense à l’honneur de la monarchie ; ils ne savent ce que c’est. Les troupes mercenaires de la république de Venise connaissent leur paye, et non la vertu républicaine, de laquelle on ne parle jamais dans la place Saint-Marc. Je ne crois pas, en un mot, qu’il y ait un seul homme sur la terre qui s’enrôle dans un régiment par vertu.

Ce n’est point non plus par une crainte servile que les Turcs et les Russes se battent avec un acharnement et une fureur de lions et de tigres ; on n’a point ainsi du courage par crainte. Ce n’est pas non plus par dévotion que les Russes ont battu les armées de Moustapha. Il serait à désirer, ce me semble, qu’un homme si ingénieux eût plus cherché à faire connaître le vrai qu’à montrer son esprit. Il faut s’oublier entièrement quand on veut instruire les hommes, et n’avoir en vue que la vérité.


ÉTATS, GOUVERNEMENTS[285].

Quel est le meilleur ?

Je n’ai connu jusqu’à présent personne qui n’ait gouverné quelque État. Je ne parle pas de MM. les ministres, qui gouvernent en effet, les uns deux ou trois ans, les autres six mois, les autres six semaines ; je parle de tous les autres hommes qui, à souper ou dans leur cabinet, étalent leur système de gouvernement, réforment les armées, l’Église, la robe et la finance.

L’abbé de Bourzeis se mit à gouverner la France vers l’an 1645, sous le nom du cardinal de Richelieu, et fit ce Testament politique[286], dans lequel il veut enrôler la noblesse dans la cavalerie pour trois ans, faire payer la taille aux chambres des comptes et aux parlements, priver le roi du produit de la gabelle ; il assure surtout que pour entrer en campagne avec cinquante mille hommes, il faut par économie en lever cent mille. Il affirme que « la Provence seule a beaucoup plus de beaux ports de mer que l’Espagne et l’Italie ensemble ».

L’abbé de Bourzeis n’avait pas voyagé. Au reste, son ouvrage fourmille d’anachronismes et d’erreurs ; il fait signer le cardinal de Richelieu d’une manière dont il ne signa jamais, ainsi qu’il le fait parler comme il n’a jamais parlé. Au surplus, il emploie un chapitre entier à dire que « la raison doit être la règle d’un État », et à tâcher de prouver cette découverte. Cet ouvrage de ténèbres, ce bâtard de l’abbé de Bourzeis a passé longtemps pour le fils légitime du cardinal de Richelieu ; et tous les académiciens, dans leurs discours de réception, ne manquaient pas de louer démesurément ce chef-d’œuvre de politique.

Le sieur Gatien de Courtilz, voyant le succès du Testament politique de Richelieu, fit imprimer à la Haye le Testament de Colbert[287], avec une belle lettre de M. Colbert au roi. Il est clair que si ce ministre avait fait un pareil testament, il eût fallu l’interdire ; cependant ce livre a été cité par quelques auteurs.

Un autre gredin, dont on ignore le nom, ne manqua pas de donner le Testament de Louvois[288], plus mauvais encore, s’il se peut, que celui de Colbert ; un abbé de Chevremont fit tester aussi Charles, duc de Lorraine[289]. Nous avons eu les Testaments politiques du cardinal Alberoni[290], du maréchal de Belle-IsIe[291], et enfin celui de Mandrin[292].

M. de Bois-Guillebert, auteur du Détail de la France, imprimé en 1695, donna le projet inexécutable de la dîme royale sous le nom du maréchal de Vauban.

Un fou nommé La Jonchère, qui n’avait pas de pain, fit, en 1720, un projet de finance en quatre volumes ; et quelques sots ont cité cette production comme un ouvrage de La Jonchère le trésorier général, s’imaginant qu’un trésorier ne peut faire un mauvais livre de finance.

Mais il faut convenir que des hommes très-sages, très-dignes peut-être de gouverner, ont écrit sur l’administration des États, soit en France, soit en Espagne, soit en Angleterre. Leurs livres ont fait beaucoup de bien : ce n’est pas qu’ils aient corrigé les ministres qui étaient en place quand ces livres parurent, car un ministre ne se corrige point et ne peut se corriger ; il a pris sa croissance ; plus d’instructions, plus de conseils : il n’a pas le temps de les écouter, le courant des affaires l’emporte ; mais ces bons livres forment les jeunes gens destinés aux places ; ils forment les princes, et la seconde génération est instruite.

Le fort et le faible de tous les gouvernements a été examiné de près dans les derniers temps. Dites-moi donc, vous qui avez voyagé, qui avez lu et vu, dans quel État, dans quelle sorte de gouvernement voudriez-vous être né ? Je conçois qu’un grand seigneur terrien en France ne serait pas fâché d’être né en Allemagne : il serait souverain au lieu d’être sujet. Un pair de France serait fort aise d’avoir les priviléges de la pairie anglaise : il serait législateur. L’homme de robe et le financier se trouveraient mieux en France qu’ailleurs. Mais quelle patrie choisirait un homme sage, libre, un homme d’une fortune médiocre, et sans préjugés ?

Un membre du conseil de Pondichéry, assez savant, revenait en Europe par terre avec un brame, plus instruit que les brames ordinaires.

« Comment trouvez-vous le gouvernement du Grand Mogol ? dit le conseiller.

— Abominable, répondit le brame ; comment voulez-vous qu’un État soit heureusement gouverné par des Tartares ? Nos raïas, nos omras, nos nababs, sont fort contents ; mais les citoyens ne le sont guère : et des millions de citoyens sont quelque chose. »

Le conseiller et le brame traversèrent en raisonnant toute la haute Asie.

« Je fais une réflexion, dit le brame : c’est qu’il n’y a pas une république dans toute cette vaste partie du monde.

— Il y a eu autrefois celle de Tyr, dit le conseiller, mais elle n’a pas duré longtemps ; il y en avait encore une autre vers l’Arabie Pétrée, dans un petit coin nommé la Palestine, si on peut honorer du nom de république une horde de voleurs et d’usuriers, tantôt gouvernée par des juges, tantôt par des espèces de rois, tantôt par des grands-pontifes, devenue esclave sept ou huit fois, et enfin chassée du pays qu’elle avait usurpé.

— Je conçois, dit le brame, qu’on ne doit trouver sur la terre que très-peu de républiques. Les hommes sont rarement dignes de se gouverner eux-mêmes[293]. Ce bonheur ne doit appartenir qu’à des petits peuples qui se cachent dans les îles, ou entre les montagnes, comme des lapins qui se dérobent aux animaux carnassiers ; mais à la longue ils sont découverts et dévorés. »

Quand les deux voyageurs furent arrivés dans l’Asie Mineure, le conseiller dit au brame :

« Croiriez-vous bien qu’il y a eu une république formée dans un coin de l’Italie, qui a duré plus de cinq cents ans, et qui a possédé cette Asie Mineure, l’Asie, l’Afrique, la Grèce, les Gaules, l’Espagne, et l’Italie entière ?

— Elle se tourna donc bien vite en monarchie ? dit le brame.

— Vous l’avez deviné, dit l’autre ; mais cette monarchie est tombée, et nous faisons tous les jours de belles dissertations pour trouver les causes de sa décadence et de sa chute.

— Vous prenez bien de la peine, dit l’Indien ; cet empire est tombé parce qu’il existait. Il faut bien que tout tombe ; J’espère bien qu’il en arrivera tout autant à l’empire du Grand Mogol.

— À propos, dit l’Européan, croyez-vous qu’il faille plus d’honneur dans un État despotique, et plus de vertu dans une république[294] ? »

L’Indien, s’étant fait expliquer ce qu’on entend par honneur, répondit que l’honneur était plus nécessaire dans une république, et qu’on avait bien plus besoin de vertu dans un État monarchique. « Car, dit-il, un homme qui prétend être élu par le peuple ne le sera pas s’il est déshonoré ; au lieu qu’à la cour il pourra aisément obtenir une charge, selon la maxime d’un grand prince[295], qu’un courtisan, pour réussir, doit n’avoir ni honneur ni humeur. À l’égard de la vertu, il en faut prodigieusement dans une cour pour oser dire la vérité. L’homme vertueux est bien plus à son aise dans une république ; il n’a personne à flatter.

— Croyez-vous, dit l’homme d’Europe, que les lois et les religions soient faites pour les climats, de même qu’il faut des fourrures à Moscou, et des étoffes de gaze à Delhi[296] ?

— Oui, sans doute, dit le brame ; toutes les lois qui concernent la physique sont calculées pour le méridien qu’on habite ; il ne faut qu’une femme à un Allemand, et il en faut trois ou quatre à un Persan. Les rites de la religion sont de même nature. Comment voudriez-vous, si j’étais chrétien, que je disse la messe dans ma province, où il n’y a ni pain ni vin ? À l’égard des dogmes, c’est autre chose : le climat n’y fait rien. Votre religion n’a-t-elle pas commencé en Asie, d’où elle a été chassée ? n’existe-t-elle pas vers la mer Baltique, où elle était inconnue ?

— Dans quel État, sous quelle domination aimeriez-vous mieux vivre ? dit le conseiller.

— Partout ailleurs que chez moi, dit son compagnon ; et j’ai trouvé beaucoup de Siamois, de Tunquinois, de Persans et de Turcs, qui en disaient autant.

— Mais encore une fois, dit l’Européan, quel État choisiriez-vous ? »

Le brame répondit : « Celui où l’on n’obéit qu’aux lois.

— C’est une vieille réponse, dit le conseiller.

— Elle n’en est pas plus mauvaise, dit le brame.

— Où est ce pays-là ? dit le conseiller. » Le brame dit : « Il faut le chercher. » (Voyez l’article Genève dans l’Encyclopédie[297]).


ÉTATS GÉNÉRAUX[298].

Il y en a toujours eu dans l’Europe, et probablement dans toute la terre : tant il est naturel d’assembler la famille pour connaître ses intérêts et pourvoir à ses besoins. Les Tartares avaient leur cour-ilté. Les Germains, selon Tacite, s’assemblaient pour délibérer. Les Saxons et les peuples du Nord eurent leur vittenagemoth. Tout fut états généraux dans les républiques grecque et romaine.

Nous n’en voyons point chez les Égyptiens, chez les Perses, chez les Chinois, parce que nous n’avons que des fragments fort imparfaits de leurs histoires ; nous ne les connaissons guère que depuis le temps où leurs rois furent absolus, ou du moins depuis le temps où ils n’avaient que les prêtres pour contre-poids de leur autorité.

Quand les comices furent abolis à Rome, les gardes prétoriennes prirent leur place ; des soldats insolents, avides, barbares et lâches, furent la république, Septime Sévère les vainquit et les cassa.

Les états généraux de l’empire ottoman sont les janissaires et les spahis ; dans Alger et dans Tunis, c’est la milice.

Le plus grand et le plus singulier exemple de ces états généraux est la diète de Ratisbonne, qui dure depuis cent ans, où siégent continuellement les représentants de l’empire, les ministres des électeurs, des princes, des comtes, des prélats et des villes impériales, lesquelles sont au nombre de trente-sept.

Les seconds états généraux de l’Europe sont ceux de la Grande-Bretagne. Ils ne sont pas toujours assemblés comme la diète de Ratisbonne, mais ils sont devenus si nécessaires que le roi les convoque tous les ans. La chambre des communes répond précisément aux députés des villes reçus dans la diète de l’empire ; mais elle est en beaucoup plus grand nombre, et jouit d’un pouvoir bien supérieur. C’est proprement la nation. Les pairs et les évêques ne sont en parlement que pour eux, et la chambre des communes y est pour tout le pays. Ce parlement d’Angleterre n’est autre chose qu’une imitation perfectionnée de quelques états généraux de France.

En 1355, sous le roi Jean, les trois états furent assemblés à Paris pour secourir le roi Jean contre les Anglais. Ils lui accordèrent une somme considérable, à cinq livres cinq sous le marc, de peur que le roi Jean n’en changeât la valeur numéraire. Ils réglèrent l’impôt nécessaire pour recueillir cet argent, et ils établirent neuf commissaires pour présider à la recette. Le roi promit, pour lui et pour ses successeurs, de ne faire, dans l’avenir, aucun changement dans la monnaie.

Qu’est-ce que promettre pour soi et pour ses héritiers ? ou c’est ne rien promettre, ou c’est dire : Ni moi, ni mes héritiers, n’avons le droit d’altérer la monnaie ; nous sommes dans l’impuissance de faire le mal.

Avec cet argent, qui fut bientôt levé, on forma aisément une armée qui n’empêcha pas le roi Jean d’être fait prisonnier à la bataille de Poitiers.

On devait rendre compte aux états, au bout de l’année, de l’emploi de la somme accordée. C’est ainsi qu’on en use aujourd’hui en Angleterre avec la chambre des communes. La nation anglaise a conservé tout ce que la nation française a perdu.

Les états généraux de Suède ont une coutume plus honorable encore à l’humanité, et qui ne se trouve chez aucun peuple. Ils admettent dans leurs assemblées deux cents paysans qui font un corps séparé des trois autres, et qui soutiennent la liberté de ceux qui travaillent à nourrir les hommes.

Les états généraux de Danemark prirent une résolution toute contraire en 1660 ; ils se dépouillèrent de tous leurs droits en faveur du roi. Ils lui donnèrent un pouvoir absolu et illimité. Mais ce qui est plus étrange, c’est qu’ils ne s’en sont point repentis jusqu’à présent.

Les états généraux, en France, n’ont point été assemblés depuis 1613[299] et les cortès d’Espagne ont duré cent ans après. On les assembla encore en 1712, pour confirmer la renonciation de Philippe V à la couronne de France. Ces états généraux n’ont point été convoqués depuis ce temps.


ÉTERNITÉ[300].

J’admirais, dans ma jeunesse, tous les raisonnements de Samuel Clarke ; j’aimais sa personne, quoiqu’il fût un arien déterminé ainsi que Newton, et j’aime encore sa mémoire parce qu’il était bon homme ; mais le cachet de ses idées, qu’il avait mis sur ma cervelle encore molle, s’effaça quand cette cervelle se fut un peu fortifiée. Je trouvai, par exemple, qu’il avait aussi mal combattu l’éternité du monde qu’il avait mal établi la réalité de l’espace infini.

J’ai tant de respect pour la Genèse et pour l’Église, qui l’adopte, que je la regarde comme la seule preuve de la création du monde depuis cinq mille sept cent dix-huit ans, selon le comput des Latins, et depuis sept mille deux cent soixante et dix-huit ans, selon les Grecs.

Toute l’antiquité crut au moins la matière éternelle ; et les plus grands philosophes attribuèrent aussi l’éternité à l’ordre de l’univers.

Ils se sont tous trompés, comme on sait ; mais on peut croire, sans blasphème, que l’éternel formateur de toutes choses fit d’autres mondes que le nôtre.

Voici ce que dit sur ces mondes et sur cette éternité un auteur inconnu, dans une petite feuille qui peut aisément se perdre, et qu’il est peut-être bon de conserver :

. . . . . . Foliis tantum ne carmina manda.

(Virg., Æn., VI, 74.)

S’il y a dans cet écrit quelques propositions téméraires, la petite société qui travaille à la rédaction du recueil les désavoue de tout son cœur[301].


EUCHARISTIE[302].

Dans cette question délicate, nous ne parlerons point en théologiens. Soumis de cœur et d’esprit à la religion dans laquelle nous sommes nés, aux lois sous lesquelles nous vivons, nous n’agiterons point la controverse : elle est trop ennemie de toutes les religions, qu’elle se vante de soutenir ; de toutes les lois, qu’elle feint d’expliquer ; et surtout de la concorde, qu’elle a bannie de la terre dans tous les temps.

Une moitié de l’Europe anathématise l’autre au sujet de l’eucharistie, et le sang a coulé des rivages de la mer Baltique au pied des Pyrénées, pendant près de deux cents ans, pour un mot qui signifie douce charité.

Vingt nations, dans cette partie du monde, ont en horreur le système de la transsubstantiation catholique. Elles crient que ce dogme est le dernier effort de la folie humaine. Elles attestent ce fameux passage de Cicéron, qui dit[303] que les hommes ayant épuisé toutes les épouvantables démences dont ils sont capables, ne se sont point encore avisés de manger le dieu qu’ils adorent. Elles disent que presque toutes les opinions populaires étant fondées sur des équivoques, sur l’abus des mots, les catholiques romains n’ont fondé leur système de l’eucharistie et de la transsubstantiation que sur une équivoque ; qu’ils ont pris au propre ce qui n’a pu être dit qu’au figuré, et que la terre, depuis seize cents ans, a été ensanglantée pour des logomachies, pour des malentendus.


Leurs prédicateurs dans les chaires, leurs savants dans leurs livres, les peuples dans leurs discours, repètent sans cesse que Jésus-Christ ne prit point son corps avec ses deux mains pour le faire manger à ses apôtres ; qu’un corps ne peut être en cent mille endroits à la fois, dans du pain et dans un calice ; que du pain qu’on rend en excréments, et du vin qu’on rend en urine, ne peuvent être le Dieu formateur de l’univers ; que ce dogme peut exposer la religion chrétienne à la dérision des plus simples, au mépris et à l’exécration du reste du genre humain.

C’est là ce que disent les Tillotson, les Smalridge, les Turretin, les Claude, les Daillé, les Amyrault, les Mestrezat, les Dumoulin, les Blondel, et la foule innombrable des réformateurs du xvie siècle ; tandis que le mahométan, paisible maître de l’Afrique, de la plus belle partie de l’Europe et de l’Asie, rit avec dédain de nos disputes, et que le reste de la terre les ignore.

Encore une fois, je ne controverse point ; je crois d’une foi vive tout ce que la religion catholique apostolique enseigne sur l’eucharistie, sans y comprendre un seul mot.

Voici mon seul objet. Il s’agit de mettre aux crimes le plus grand frein possible. Les stoïciens disaient qu’ils portaient Dieu dans leur cœur ; ce sont les expressions de Marc-Aurèle et d’Épictète, les plus vertueux de tous les hommes, et qui étaient, si on ose le dire, des dieux sur la terre. Ils entendaient par ces mots : « Je porte Dieu dans moi, » la partie de l’âme divine, universelle, qui anime toutes les intelligences.

La religion catholique va plus loin ; elle dit aux hommes : Vous aurez physiquement dans vous ce que les stoïciens avaient métaphysiquement. Ne vous informez pas de ce que je vous donne à manger et à boire, ou à manger simplement. Croyez seulement que c’est Dieu que je vous donne ; il est dans votre estomac. Votre cœur le souillera-t-il par des injustices, par des turpitudes ? Voilà donc des hommes qui reçoivent Dieu dans eux, au milieu d’une cérémonie auguste, à la lueur de cent cierges, après une musique qui a enchanté leurs sens, au pied d’un autel brillant d’or. L’imagination est subjuguée, l’âme est saisie et attendrie. On respire à peine, on est détaché de tout lien terrestre, on est uni avec Dieu, il est dans notre chair et dans notre sang. Qui osera, qui pourra commettre après cela une seule faute, en recevoir seulement la pensée ? Il était impossible, sans doute, d’imaginer un mystère qui retînt plus fortement les hommes dans la vertu.

Cependant Louis XI, en recevant Dieu dans lui, empoisonne son frère ; l’archevêque de Florence, en faisant Dieu, et les Pazzi, en recevant Dieu, assassinent les Médicis dans la cathédrale. Le pape Alexandre VI, au sortir du lit de sa fille bâtarde, donne Dieu à son bâtard César Borgia ; et tous deux font périr par la corde, par le poison, par le fer, quiconque possède deux arpents de terre à leur bienséance.

Jules II fait et mange Dieu ; mais, la cuirasse sur le dos et le casque en tête, il se souille de sang et de carnage. Léon X tient Dieu dans son estomac, ses maîtresses dans ses bras, et l’argent extorqué par les indulgences dans ses coffres et dans ceux de sa sœur.

Troll, archevêque d’Upsal, fait égorger sous ses yeux les sénateurs de Suède, une bulle du pape à la main. Van Galen, évêque de Munster, fait la guerre à tous ses voisins, et devient fameux par ses rapines.

L’abbé N...[304] est plein de Dieu, ne parle que de Dieu, donne à Dieu toutes les femmes, ou imbéciles, ou folles, qu’il peut diriger, et vole l’argent de ses pénitents.

Que conclure de ces contradictions ? que tous ces gens-là n’ont pas cru véritablement en Dieu ; qu’ils ont encore moins cru qu’ils eussent mangé le corps de Dieu et bu son sang ; qu’ils n’ont jamais imaginé avoir Dieu dans leur estomac ; que s’ils l’avaient cru fermement, ils n’auraient jamais commis aucun de ces crimes réfléchis ; qu’en un mot, le remède le plus fort contre les atrocités des hommes a été le plus inefficace. Plus l’idée en était sublime, plus elle a été rejetée en secret par la malice humaine.

Non-seulement tous nos grands criminels qui ont gouverné, et ceux qui ont voulu extorquer une petite part au gouvernement, en sous-ordre, n’ont pas cru qu’ils recevaient Dieu dans leurs entrailles, mais ils n’ont pas cru réellement en Dieu ; du moins ils en ont entièrement effacé l’idée de leur tête. Leur mépris pour le sacrement qu’ils faisaient et qu’ils conféraient a été porté jusqu’au mépris de Dieu même. Quelle est donc la ressource qui nous reste contre la déprédation, l’insolence, la violence, la calomnie, la persécution ? De bien persuader l’existence de Dieu au puissant qui opprime le faible. Il ne rira pas du moins de cette opinion ; et s’il n’a pas cru que Dieu fût dans son estomac, il pourra croire que Dieu est dans toute la nature. Un mystère incompréhensible l’a rebuté : pourra-t-il dire que l’existence d’un Dieu rémunérateur et vengeur est un mystère incompréhensible ? Enfin, s’il ne s’est pas soumis à la voix d’un évêque catholique qui lui a dit : Voilà Dieu, qu’un homme consacré par moi a mis dans ta bouche, résistera-t-il à la voix de tous les astres et de tous les êtres animés qui lui crient : C’est Dieu qui nous a formés ?


EUPHÉMIE[305].

On trouve ces mots au grand Dictionnaire encyclopédique, à propos du mot Euphémisme : « Les personnes peu instruites croient que les Latins n’avaient pas la délicatesse d’éviter les paroles obscènes. C’est une erreur. »

C’est une vérité assez honteuse pour ces respectables Romains. Il est bien vrai que ni dans le sénat, ni sur les théâtres, on ne prononçait les termes consacrés à la débauche ; mais l’auteur de cet article[306] avait oublié l’épigramme infâme d’Auguste contre Fulvie, et les lettres d’Antoine[307] et les turpitudes affreuses d’Horace, de Catulle, de Martial. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ces grossièretés, dont nous n’avons jamais approché, se trouvent mêlées dans Horace à des leçons de morale. C’est dans la même page l’école de Platon avec les figures de l’Arétin. Cette Euphémie, cet adoucissement était bien cynique.


ÉVANGILE[308].

C’est une grande question de savoir quels sont les premiers Évangiles. C’est une vérité constante, quoi qu’en dise Abbadie, qu’aucun des premiers Pères de l’Église, inclusivement jusqu’à Irénée, ne cite aucun passage des quatre Évangiles que nous connaissons. Au contraire, les alloges, les théodosiens, rejetèrent constamment l’Évangile de saint Jean, et ils en parlaient toujours

        1. avec mépris, comme l’avance saint Épiphane dans sa trente-quatrième homélie. Nos ennemis remarquent encore que non-seulement les plus anciens Pères ne citent jamais rien de nos Évangiles, mais qu’ils rapportent plusieurs passages qui ne se trouvent que dans les Évangiles apocryphes rejetés du canon.

Saint Clément, par exemple, rapporte que notre Seigneur, ayant été interrogé sur le temps où son royaume aviendrait, répondit : « Ce sera quand deux ne feront qu’un, quand le dehors ressemblera au dedans, et quand il n’y aura ni mâle ni femelle. » Or il faut avouer que ce passage ne se trouve dans aucun de nos Évangiles. Il y a cent exemples qui prouvent cette vérité ; on les peut recueillir dans l’Examen critique de M. Fréret, secrétaire perpétuel de l’Académie des belles-lettres de Paris.

Le savant Fabricius s’est donné la peine de rassembler les anciens Évangiles que le temps a conservés ; celui de Jacques paraît le premier. Il est certain qu’il a encore beaucoup d’autorité dans quelques Églises d’Orient. Il est appelé premier Évangile[309]. Il nous reste la passion et la résurrection, qu’on prétend écrites par Nicodème. Cet Évangile de Nicodème est cité par saint Justin et par Tertullien : c’est là qu’on trouve les noms des accusateurs de notre Sauveur, Annas, Caïphas, Summas, Datam, Gamaliel, Judas, Lévi, Nephthalim : l’attention de rapporter ces noms donne une apparence de candeur à l’ouvrage. Nos adversaires ont conclu que, puisqu’on supposa tant de faux Évangiles reconnus d’abord pour vrais, on peut aussi avoir supposé ceux qui font aujourd’hui l’objet de notre croyance. Ils insistent beaucoup sur la foi des premiers hérétiques qui moururent pour ces Évangiles apocryphes. Il y eut donc, disent-ils, des faussaires, des séducteurs, et des gens séduits, qui moururent pour l’erreur : ce n’est donc pas une preuve de la vérité de notre religion que des martyrs soient morts pour elle ?

Ils ajoutent de plus qu’on ne demanda jamais aux martyrs : Croyez-vous à l’Évangile de Jean, ou à l’Évangile de Jacques ? Les païens ne pouvaient fonder des interrogatoires sur des livres qu’ils ne connaissaient pas : les magistrats punirent quelques chrétiens très-injustement, comme perturbateurs du repos public ; mais ils ne les interrogèrent jamais sur nos quatre Évangiles. Ces livres ne furent un peu connus des Romains que sous Dioclétien ; et ils eurent à peine quelque publicité dans les dernières années de Dioclétien. C’était un crime abominable, irrémissible à un chrétien, de faire voir un Évangile à un Gentil. Cela est si vrai que vous ne rencontrez le mot d’Évangile dans aucun auteur profane.

Les sociniens rigides ne regardent donc nos quatre divins Évangiles que comme des ouvrages clandestins, fabriqués environ un siècle après Jésus-Christ, et cachés soigneusement aux Gentils pendant un autre siècle ; ouvrages, disent-ils, grossièrement écrits par des hommes grossiers, qui ne s’adressèrent longtemps qu’à la populace de leur parti. Nous ne voulons pas répéter ici leurs autres blasphèmes. Cette secte, quoique assez répandue, est aujourd’hui aussi cachée que l’étaient les premiers Évangiles. Il est d’autant plus difficile de les convertir qu’ils ne croient que leur raison. Les autres chrétiens ne combattent contre eux que par la voix sainte de l’Écriture : ainsi il est impossible que les uns et les autres, étant toujours ennemis, puissent jamais se rencontrer[310].

Pour nous, restons toujours inviolablement attachés à nos quatre Évangiles avec l’Église infaillible ; réprouvons les cinquante Évangiles qu’elle a réprouvés ; n’examinons point pourquoi notre Seigneur Jésus-Christ permit qu’on fît cinquante Évangiles faux, cinquante histoires fausses de sa vie, et soumettons-nous à nos pasteurs, qui sont les seuls sur la terre éclairés du Saint-Esprit.

Qu’Abbadie soit tombé dans une erreur grossière en regardant comme authentiques les lettres, si ridiculement supposées, de Pilate à Tibère, et la prétendue proposition de Tibère au sénat de mettre Jésus-Christ au rang des dieux ; si Abbadie est un mauvais critique et un très-mauvais raisonneur, l’Église est-elle moins éclairée ? devons-nous moins la croire ? devons-nous lui être moins soumis ?


ÉVÈQUE[311].

Samuel Ornik, natif de Bâle, était, comme on sait, un jeune homme très-aimable, qui d’ailleurs savait par cœur son Nouveau Testament en grec et en allemand. Ses parents le firent voyager à l’âge de vingt ans. On le chargea de porter des livres au coadjuteur de Paris, du temps de la Fronde[312]. Il arrive à la porte de l’archevêché ; le suisse lui dit que monseigneur ne voit personne. Camarade, lui dit Ornik, vous êtes rude à vos compatriotes ; les apôtres laissèrent approcher tout le monde, et Jésus-Christ voulait qu’on laissât venir à lui tous les petits enfants. Je n’ai rien à demander à votre maître ; au contraire, je viens lui apporter. — Entrez donc, lui dit le suisse. »

Il attend une heure dans une première antichambre. Comme il était fort naïf, il attaque de conversation un domestique, qui aimait fort à dire tout ce qu’il savait de son maître. « Il faut qu’il soit puissamment riche, dit Ornik, pour avoir cette foule de pages et d’estafiers que je vois courir dans la maison. — Je ne sais pas ce qu’il a de revenu, répond l’autre ; mais j’entends dire à Joly et à l’abbé Charier qu’il a déjà deux millions de dettes. — Il faudra, dit Ornik, qu’il envoie fouiller dans la gueule d’un poisson pour payer son corban[313]. Mais quelle est cette dame qui sort d’un cabinet, et qui passe ? — C’est madame de Pomereu, l’une de ses maîtresses. — Elle est vraiment fort jolie ; mais je n’ai point lu que les apôtres eussent une telle compagnie dans leur chambre à coucher les matins. Ah ! voilà, je crois, monsieur qui va donner audience. — Dites : Sa Grandeur, monseigneur. — Hélas ! très-volontiers. » Ornik salue Sa Grandeur, lui présente ses livres, et en est reçu avec un sourire très-gracieux. On lui dit quatre mots, et on monte en carrosse, escorté de cinquante cavaliers. En montant, monseigneur laisse tomber une gaîne. Ornik est tout étonné que monseigneur porte une si grande écritoire dans sa poche. « Ne voyez-vous pas que c’est son poignard ? lui dit le causeur. Tout le monde porte régulièrement son poignard quand on va au parlement, — Voilà une plaisante manière d’officier, dit Ornik ; » et il s’en va fort étonné.

Il parcourt la France, et s’édifie de ville en ville ; de là il passe en Italie. Quand il est sur les terres du pape, il rencontra un de ces évêques à mille écus de rente, qui allait à pied. Ornik était très-honnête ; il lui offre une place dans sa cambiature. « Vous allez sans doute, monseigneur, consoler quelque malade ? — Monsieur, j’allais chez mon maître. — Votre maître ! c’est Jésus-Christ, sans doute ? — Monsieur, c’est le cardinal Azolin ; je suis son aumônier. Il me donne des gages bien médiocres ; mais il m’a promis de me placer auprès de dona Olimpia, la belle-sœur favorite di nostrosignore. — Quoi ! vous êtes aux gages d’un cardinal ? Mais ne savez-vous pas qu’il n’y avait point de cardinaux du temps de Jésus-Christ et de saint Jean ? — Est-il possible ! s’écria le prélat italien. — Rien n’est plus vrai ; vous l’avez lu dans l’Évangile. — Je ne l’ai jamais lu, répliqua l’évêque ; je ne sais que l’office de Notre-Dame. — Il n’y avait, vous dis-je, ni cardinaux ni évêques ; et quand il y eut des évêques, les prêtres furent presque leurs égaux, à ce que Jérôme assure en plusieurs endroits. — Sainte Vierge ! dit l’Italien, je n’en savais rien ; et des papes ? — Il n’y en avait pas plus que de cardinaux. » Le bon évêque se signa ; il crut être avec l’esprit malin, et sauta en bas de la cambiature.


EXAGÉRATION[314].

C’est le propre de l’esprit humain d’exagérer. Les premiers écrivains agrandirent la taille des premiers hommes, leur donnèrent une vie dix fois plus longue que la nôtre, supposèrent que les corneilles vivaient trois cents ans, les cerfs neuf cents, et les nymphes trois mille années. Si Xerxès passe en Grèce, il traîne quatre millions d’hommes à sa suite. Si une nation gagne une bataille, elle a presque toujours perdu peu de guerriers, et tué une quantité prodigieuse d’ennemis. C’est peut-être en ce sens qu’il est dit dans les Psaumes : Omnis homo mendax.

Quiconque fait un récit a besoin d’être le plus scrupuleux de tous les hommes s’il n’exagère pas un peu pour se faire écouter. C’est là ce qui a tant décrédité les voyageurs, on se défie toujours d’eux. Si l’un a vu un chou grand comme une maison, l’autre a vu la marmite faite pour ce chou[315]. Ce n’est qu’une longue unanimité de témoignages valides qui met à la fin le sceau de la probabilité aux récits extraordinaires.

La poésie est surtout le champ de l’exagération. Tous les poëtes ont voulu attirer l’attention des hommes par des images frappantes. Si un dieu marche dans l’Iliade, il est au bout du monde à la troisième enjambée[316]. Ce n’était pas la peine de parler des

        1. montagnes pour les laisser à leur place ; il fallait les faire sauter comme des chèvres, ou les fondre comme de la cire.

L’ode, dans tous les temps, a été consacrée à l’exagération. Aussi plus une nation devient philosophe, plus les odes à enthousiasme, et qui n’apprennent rien aux hommes, perdent de leur prix.

De tous les genres de poésie, celui qui charme le plus les esprits instruits et cultivés, c’est la tragédie. Quand la nation n’a pas encore le goût formé, quand elle est dans ce passage de la barbarie à la culture de l’esprit, alors presque tout dans la tragédie est gigantesque et hors de la nature.

Rotrou, qui, avec du génie, travailla précisément dans le temps de ce passage, et qui donna dans l’année 1636 son Hercule mourant, commence par faire parler ainsi son héros (acte I, scène i) :

Père de la clarté, grand astre, âme du monde,
Quels termes n’a franchis ma course vagabonde ?
Sur quels bords a-t-on vu tes rayons étalés
Où ces bras triomphants ne se soient signalés ?
J’ai porté la terreur plus loin que ta carrière,
Plus loin qu’où les rayons ont porté ta lumière ;
J’ai forcé des pays que le jour ne voit pas,
Et j’ai vu la nature au-delà de mes pas.
Neptune et ses Tritons ont vu d’un œil timide
Promener mes vaisseaux sur leur campagne humide.
L’air tremble comme l’onde au seul bruit de mon nom,
Et n’ose plus servir la haine de Junon.
Mais qu’en vain j’ai purgé le séjour où nous sommes !
Je donne aux immortels la peur que j’ôte aux hommes.

On voit par ces vers combien l’exagéré, l’ampoulé, le forcé, étaient encore à la mode ; et c’est ce qui doit faire pardonner à Pierre Corneille.

Il n’y avait que trois ans que Mairet avait commencé à se rapprocher de la vraisemblance et du naturel dans sa Sophonisbe[317]. Il fut le premier en France qui non-seulement fit une pièce régulière, dans laquelle les trois unités sont exactement observées, mais qui connut le langage des passions, et qui mit de la vérité dans le dialogue. Il n’y a rien d’exagéré, rien d’ampoulé, dans cette pièce. L’auteur tomba dans un vice tout contraire : c’est la naïveté et la familiarité, qui ne sont convenables qu’à la comédie. Cette naïveté plut alors beaucoup.

La première entrevue de Sophonisbe et de Massinisse charma toute la cour. La coquetterie de cette reine captive, qui veut plaire à son vainqueur, eut un prodigieux succès. On trouva même très-bon que de deux suivantes qui accompagnaient Sophonisbe dans cette scène, l’une dit à l’autre, en voyant Massinisse attendri : Ma compagne, il se prend[318]. Ce trait comique était dans la nature, et les discours ampoulés n’y sont pas ; aussi cette pièce resta plus de quarante années au théâtre.

L’exagération espagnole reprit bientôt sa place dans l’imitation du Cid que donna Pierre Corneille, d’après Guillem de Castro et Baptista Diamante, deux auteurs qui avaient traité ce sujet avec succès à Madrid. Corneille ne craignit point de traduire ces vers de Diamante :

Su sangre señor que en humo
Su sentimiento esplicava,
Por la boca que la vierté
De verse alli derramada
Por otro que por su rey.

Son sang sur la poussière écrivait mon devoir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce sang qui, tout sorti, fume encor de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous[319].

Le comte de Gormaz ne prodigue pas des exagérations moins fortes quand il dit :

Grenade et l’Aragon tremblent quand ce fer brille.
Mon nom sert de rempart à toute la Castille.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le prince, pour essai de générosité,
Gagnerait des combats marchant à mon côté[320].


Non-seulement ces rodomontades étaient intolérables, mais elles étaient exprimées dans un style qui faisait un énorme contraste avec les sentiments si naturels et si vrais de Chimène et de Rodrigue.

Toutes ces images boursouflées ne commencèrent à déplaire aux esprits bien faits que lorsque enfin la politesse de la cour de Louis XIV apprit aux Français que la modestie doit être la compagne de la valeur ; qu’il faut laisser aux autres le soin de nous louer ; que ni les guerriers, ni les ministres, ni les rois, ne parlent avec emphase, et que le style boursouflé est le contraire du sublime.

On n’aime point aujourd’hui qu’Auguste parle de l’empire absolu qu’il a sur tout le monde, et de son pouvoir souverain sur la terre et sur l’onde ; on n’entend plus qu’en souriant Émilie dire à Cinna (acte III, scène iv) :

Pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose.

Jamais il n’y eut un effet d’exagération plus outrée. Il n’y avait pas longtemps que des chevaliers romains des plus anciennes familles, un Septime, un Achillas, avaient été aux gages de Ptolémée, roi d’Égypte. Le sénat de Rome pouvait se croire au-dessus des rois ; mais chaque bourgeois de Rome ne pouvait avoir cette prétention ridicule. On haïssait le nom de roi à Rome, comme celui de maître, dominus ; mais on ne le méprisait pas. On le méprisait si peu que César l’ambitionna, et ne fut tué que pour l’avoir recherché. Octave lui-même, dans cette tragédie, dit à Cinna :

Bien plus, ce même jour je te donne Émilie,
Le digne objet des vœux de toute l’Italie,
Et qu’ont mise si haut mon amour et mes soins,
Qu’en te couronnant roi je t’aurais donné moins[321].

Le discours d’Émilie est donc non-seulement exagéré, mais entièrement faux.

Le jeune Ptolémée exagère bien davantage lorsqu’en parlant d’une bataille qu’il n’a point vue, et qui s’est donnée à soixante lieues d’Alexandrie, il décrit « des fleuves teints de sang, rendus plus rapides par le débordement des parricides ; des montagnes de morts privés d’honneurs suprêmes, que la nature force à se venger eux-mêmes, et dont les troncs pourris exhalent de quoi faire la guerre au reste des vivants ; et la déroute orgueilleuse de Pompée, qui croit que l’Égypte, en dépit de la guerre, ayant sauvé le ciel, pourra sauver la terre, et pourra prêter l’épaule au monde chancelant ».

Ce n’est point ainsi que Racine fait parler Mithridate d’une bataille dont il sort :

Je suis vaincu : Pompée a saisi l’avantage
D’une nuit qui laissait peu de place au courage.
Mes soldats presque nus dans l’ombre intimidés,
Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés,
Le désordre partout redoublant les alarmes,
Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes,
Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux,
Enfin toute l’horreur d’un combat ténébreux :
Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste ?
Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste ;
Et je ne dois la vie, en ce commun effroi,
Qu’au bruit de mon trépas que je laisse après moi.

(Mithridate, II, iii.)

C’est là parler en homme. Le roi Ptolémée n’a parlé qu’en poëte ampoulé et ridicule.

L’exagération s’est réfugiée dans les oraisons funèbres ; on s’attend toujours à l’y trouver, on ne regarde jamais ces pièces d’éloquence que comme des déclamations : c’est donc un grand mérite dans Bossuet d’avoir su attendrir et émouvoir dans un genre qui semble fait pour ennuyer.


EXPIATION[322].

Dieu fit du repentir la vertu des mortels[323].


C’est peut-être la plus belle institution de l’antiquité que cette cérémonie solennelle qui réprimait les crimes en avertissant qu’ils doivent être punis, et qui calmait le désespoir des coupables en leur faisant racheter leurs transgressions par des espèces de pénitences. Il faut nécessairement que les remords aient prévenu

révolutions produites par l’Éternel, il plut à l’Éternel de former un homme qui s’appelait Adimo, et une femme dont le nom répondait à celui de la vie.

Cette anecdote indienne est-elle prise des livres juifs ? les Juifs l’ont-ils copiée des Indiens ? ou peut-on dire que les uns et les autres l’ont écrite d’original, et que les beaux esprits se rencontrent ?

Il n’était pas permis aux Juifs de penser que leurs écrivains eussent rien puisé chez les brachmanes, dont ils n’avaient pas entendu parler. Il ne nous est pas permis de penser sur Adam autrement que les Juifs. Par conséquent je me tais, et je ne pense point.


  1. Voici le passage de Phlégon, cité par Eusèbe : « La 4e année de la 202e olympiade, il y eut une éclipse de soleil, la plus grande qu’on eût encore vue. Il survint à la sixième heure du jour une nuit si obscure que les étoiles parurent dans le ciel. Il se fit, de plus, un grand tremblement de terre qui renversa plusieurs maisons de Nicée, en Bithynie. »
  2. M. Louis du Bois, de Lisieux, a le premier, en 1825, signalé le mot Luxem comme mis par erreur pour Lisieux, dont Fréculphe fut évêque au ixe siècle. On a de Fréculphe une Chronique en latin, imprimée plusieurs fois au xvie siècle, et réimprimée dans la Bibliotheca Patrum. (B.)
  3. Voyez l’article Adorer et l’article Noël.
  4. Sur saint Matthieu, chapitre xxvii. (Note de Voltaire.)
  5. Apologétique, chapitre xxi. (Id.)
  6. Chapitre viii, v. 9. (Id.)
  7. Sur saint Matthieu, chapitre xxvii. (Note de Voltaire.)
  8. Chapitre xxiii, v. 45. (Id.)
  9. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  10. Dans ce temps-là, et c’était le plus brillant de Louis XIV, on ne servait d’entremets que dans les grands repas d’appareil. (Note de Voltaire.)
  11. Mme  de Maintenon compte deux cochers, et oublie quatre chevaux, qui, dans ce temps-là, devaient, avec l’entretien des voitures, coûter environ deux mille francs par année. (Id.) — Note ajoutée en 1774. (B.)
  12. Ceci était écrit en 1770. (Note de Voltaire.)
  13. La dette immense de l’Angleterre et de la France prépare à ces deux nations, non une ruine totale ou une décadence durable, mais de longs malheurs et peut-être de grands bouleversements. Cependant, en supposant ces dettes égales (et celle de l’Angleterre est plus forte), la France aurait encore de grands avantages. 1o Quoique la supériorité de sa richesse réelle ne soit point proportionnelle à celle de l’étendue de son territoire et du nombre de ses habitants, cette supériorité est très-grande. 2o L’agriculture, l’industrie et le commerce n’y étant pas aussi près qu’en Angleterre du degré de perfection et d’activité qu’on peut atteindre, leurs progrès peuvent procurer de plus grandes ressources. La suppression des corvées, celle des jurandes pour les métiers comme pour le commerce, la liberté du commerce des blés, des vins, des bestiaux, en un mot les lois faites en 1776 et celles qu’on préparait alors, auraient changé en peu d’années la face de la France. 3o La dette foncière en France étant en très-grande partie à cinq pour cent et au delà, tout ministre éclairé et vertueux que l’on croira établi dans sa place, trouvant à emprunter à quatre pour cent lorsqu’il n’empruntera que pour rembourser, pourra diminuer l’intérêt de cette partie de la dette d’un cinquième et au delà, et former de cela seul un fonds d’amortissement. 4o La vente des domaines, et celle des biens du clergé qui appartiennent à l’État, est une ressource immense qui manque encore à l’Angleterre. La publicité des opérations peut aussi avoir lieu en France ; et si la confiance doit être plus grande en Angleterre parce que les membres du Parlement sont eux-mêmes intéressés à ce que la nation soit fidèle à ses engagements, d’un autre côté ces mêmes membres du Parlement ont beaucoup plus d’intérêt à ce que les finances soient mal administrées que n’en peuvent avoir les ministres du roi de France. (K.)
  14. Voyez, dans la Correspondance, la lettre de Catherine II, du 6-17 octobre 1771.
  15. C’est-à-dire si la législation et l’administration ne changent point : car la France, moins peuplée à proportion que l’Angleterre, peut acquérir une population égale ; l’Espagne, la Suède, peuvent en très-peu de temps doubler leur population. (K.)
  16. Voyez l’article Dénombrement, section II.
  17. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  18. Actes des apôtres, chapitre xxi. (Note de Voltaire.)
  19. Il n’y avait pas, à la vérité, dans la milice romaine, de tribun de cohorte. C’est comme si on disait parmi nous colonel d’une compagnie. Les centurions étaient à la tête des cohortes, et les tribuns à la tête des légions. Il y avait trois tribuns souvent dans une légion ; ils commandaient alors tour à tour, et étaient subordonnés les uns aux autres. L’auteur des Actes a probablement entendu que le tribun fit marcher une cohorte. (Id.)
  20. Chapitre xxii. (Id.)
  21. Un soufflet, chez les peuples asiatiques, était une punition légale. Encore aujourd’hui, à la Chine, et dans les pays au delà du Gange, on condamne un homme à une douzaine de soufflets. (Note de Voltaire.)
  22. Chapitre xxiii, v. 3. (Id.)
  23. Pourceaugnac, acte I, scène vi.
  24. Chapitre iii, v. 6 et suiv. (Note de Voltaire.)
  25. Cela est écrit dans les Proverbes, chapitre xvii ; mais ce n’est que dans la traduction des Septante, à laquelle toute l’Église s’en tenait alors. (Note de Voltaire.)
  26. Livre IV, chapitre xxv. (Id.)
  27. De l’idolâtrie, chapitre xix. (Id.)
  28. Ibid., chapitre xlii. (Id.)
  29. Apologétique, chapitre xxi. (Id.)
  30. Livre I. (Note de Voltaire.)
  31. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771 : voyez aussi sur les écrouelles la lettre du roi de Prusse, du 27 juillet 1775 ; et la note sur le chapitre xlii de l’Essai sur les Mœurs.
  32. Voyez Démoniaques.
  33. Appendix, numéro vi.
  34. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  35. Sur la banqueroute de La Valette et de Sacy, voyez, tome XVI, le chapitre lxviii de l’Histoire du Parlement. « Les jésuites, dit d’Alembert (Sur la Destruction des jésuites), faisaient le commerce à la Martinique ; la guerre leur ayant causé des pertes, ils voulurent faire banqueroute à leurs correspondants de Lyon et de Marseille ; un jésuite de France, à qui ses correspondants s’adressèrent pour avoir justice, leur parla comme le Rat retiré du monde :
    Mes amis, dit le solitaire,
    Les choses d’ici-bas ne me regardent plus, etc.
    Il leur offrit de dire la messe pour obtenir de Dieu, au lieu de l’argent qu’ils demandaient, la grâce de souffrir chrétiennement leur ruine. Ces négociants, volés et persiflés par les jésuites, les attaquèrent en justice réglée... » La Valette et Sacy furent condamnés le 19 novembre 1759 ; et la sentence fut déclarée exécutoire contre toute la société le 29 mai 1760.
  36. La Chaise et Le Tellier, confesseurs de Louis XIV.
  37. On lit dans Horace, odes, I, v : Cui flavam religas comam ; et épode xi : Longam renodantis comam. Le poëte latin n’a pas adressé d’ode à Lalagé ; mais il la chante dans la 22e ode du livre Ier.
  38. Par le P. Philippe d’Oultreman. Voyez ci-après la note à la fin de l’article Enfer.
  39. Enquinauder, tromper quelqu’un en l’amusant, l’enjôler. La Fontaine équivoqua plaisamment sur ce mot, dans la satire le Florentin, faite contre le musicien Lulli, pour lequel le poëte Quinault travaillait. Lulli me demanda, écrit La Fontaine :

    Du doux, du tendre, et semblables sornettes,
    Petits mots, jargons d’amourettes
    Confits au miel ; bref, il m’enquinauda.

  40. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, l’article commençait ainsi :

    « Que doit un chien à un chien, et un cheval à un cheval ? rien, aucun animal ne dépend de son semblable ; mais l’homme ayant reçu le rayon de la divinité qu’on appelle raison, quel en est le fruit ? C’est d’être esclave dans presque toute la terre.

    « Si cette terre, etc. » (Voyez dans la présente page.) — Le début actuel de l’article et sa division en deux sections sont de 1771, Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie. (B.)

  41. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique l’article n’avait qu’une section, et immédiatement après le mot différentes, on lisait :

    « Tous les opprimés ne sont pas malheureux. La plupart sont nés dans cet état, etc. » Voyez le commencement de la deuxième section. (B.)

  42. Voyez la note de la page précédente, et celle de la page 473.
  43. Cet article a paru tel qu’il est ici dans les Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771 ; mais une partie avait été publiée précédemment. (B).
  44. Livre V, chapitre xvii. (Note de Voltaire.)
  45. Hist., chapitre xii. (Id.)
  46. Ce qui suit avait déjà, en grande partie, été imprimé en 1764, dans le Dictionnaire philosophique, an mot Christianisme. (B.)
  47. Plus connus sous le nom de zélateurs ou zélotes. Les chefs de ce parti furent Juda le Gaulanite, appelé aussi le Galiléen, et le pharisien Sadock. Ils enseignaient que les Juifs devaient plutôt mourir que de se soumettre à une puissance humaine. (G. A.)
  48. Cet alinéa et le suivant n’existaient pas en 1701. (B.)
  49. Les récabites ou réchabites dataient de loin. Ils descendaient de Jonadab, fils de Réchab, ami de Jéhu. Ils avaient fait vœu de vivre sous des tentes, en nomades. Mais, au temps de l’invasion de Nabuchodonosor, ils s’étaient réfugiés à Jérusalem. (G. A.)
  50. Lorsque ce morceau était en 1764 dans le Dictionnaire philosophique, au lieu des deux alinéas qui suivent, on lisait :

    « Il y avait, dans les premières années qui suivirent la mort de Jésus, sept sociétés ou sectes différentes chez les Juifs : les pharisiens, les saducéens, les esséniens, les judaïtes, les thérapeutes, les disciples de Jean, et les disciples de Christ, dont Dieu conduisait le petit troupeau dans les sentiers inconnus à la sagesse humaine.

    « Les fidèles eurent le nom de chrétiens dans Antioche vers l’année 60 de notre ère vulgaire ; mais ils furent connus dans l’empire romain, comme nous le verrons dans la suite, sous d’autres noms. Ils ne se distinguaient auparavant que par le nom de frères, de saints ou de fidèles. Dieu, qui était descendu, etc. » (B.)

  51. Lisez Tarse.
  52. Saint Jérôme dit qu’il était de Giscala en Galilée. (Note de Voltaire.) — Voyez tome XVII, page 329.
  53. « Son père, dit M. Renan, était en possession du titre de citoyen romain. Sans doute quelqu’un de ses ancêtres avait acheté cette qualité, ou l’avait acquise par des services. On peut supposer que son grand-père l’avait obtenue pour avoir aidé Pompée lors de la conquête romaine. »
  54. Paul était tapissier, selon M. Renan, ou, si l’on aime mieux, ouvrier en ces grosses toiles de Cilicie qu’on appelait cilicium.
  55. Dans la Conversation de l’intendant des menus (voyez Mélanges, année 1761), et dans le chapitre xi du Traité sur la Tolérance (Mélanges, année 1763).
  56. Cet alinéa n’existait pas en 1764. (B.)
  57. C’est ici que finit le passage qu’on lisait, en 1764, dans le Dictionnaire philosophique, et qui, dans l’édition de Kehl, conservé au mot Christianisme, section ii, y faisait double emploi.

    Dans l’édition de 1764, après le mot insensibles, on lisait : « Il faut voir dans quel état, etc. » (voyez page 168). (B.)

  58. Ce qui suit, jusqu’à la page 490, se trouvait aussi Christianisme (voyez ci-devant, page 173). (B.)
  59. L’Octavius, chapitre viii, porte : Latebrosa et lucifugax natio. (B.)
  60. Dupin, dans sa Bibliothèque ecclésiastique, prouve que cette lettre est authentique. (Note de Voltaire.)
  61. Acta primorum martyrum sincera et selecta, Paris, 1689, in-4o ; traduit en français par Drouet de Maupertuy. Paris, 1708, in-8o. (E. B.)
  62. La légende du jeune Romanus se trouve déjà racontée à l’article Dioclétien, page 388.
  63. En 1764, on lisait : « Quoi qu’il en soit, Constantin communia avec les chrétiens, bien qu’il ne fût jamais que catéchumène, et réserva son baptême pour le moment de sa mort. Il fit bâtir sa ville de Constantinople, qui devint le centre de l’empire et de la religion chrétienne. Alors l’Église prit une forme auguste.

    Il est à remarquer que, dès l’an 314, etc. » (B.)

  64. C’est ici que finit le second morceau, qui se trouvait aussi à l’article Christianisme, ainsi qu’il a été dit page 483. (B.)
  65. Voyez les articles Arianisme ; Christianisme, section ii ; et Conciles. (Note de Voltaire.)
  66. Cette page et la page suivante faisaient le troisième double emploi avec l’article Christianisme (voyez ci-devant, page 175). (B.)
  67. Flos sanctorum, o Libro de las vidas de los santos, première partie, Madrid, 1590, in-folio ; seconde partie, Madrid, 1610, in-folio. L’ouvrage a été réimprimé, traduit en latin, en italien, en français. Il existe une autre Fleur des saints, par Alphonse de Villegas, Madrid, 1652 et suiv., 6 volumes in-folio.
  68. C’est ici que finit le morceau qui faisait double emploi dans l’article Christianisme (voyez page précédente). (B.)
  69. Chapitre xx, v. 4. (Note de Voltaire.)
  70. Chapitre xxiii, v. 1, 2, 3. (Id.)
  71. Chapitre xxviii. (Id.
  72. In Synedris Hebrœorum, lib. II. (Id.)
  73. Matthieu, chapitre xx et Marc, chapitres ix et x. (Note de Voltaire.)
  74. Chapitre xiv, v. 26 et suiv. (Id.)
  75. Chapitre xi, v. 5. (Id.)
  76. Actes des apôtres, chapitre vi, (Note de Voltaire.)
  77. Tertullien, chapitre xxxix. (Id.)
  78. Augustin, De Hœresibus, hœres. xxvi. (Note de Voltaire.)
  79. Voyez les Œuvres de saint Cyprien, et l’Histoire ecclésiastique de Fleury, tome II, page 168, édition in-12, 1725. (Id.)
  80. Grégoire VII.
  81. Voyez aussi sur les quakers et sur G. Penn les quatre premières Lettres sur les Anglais (Mélanges, année 1734), et l’article Quakers, dans le Dictionnaire philosophique.
  82. Biord, évêque d’Annecy. (K.)
  83. Cet article parut en 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie. Catherine faisait alors la guerre aux Turcs, et Voltaire lui écrivait, dès le 22 décembre 1770 : «... Votre Majesté aurait peut-être le temps de s’amuser d’une espèce de petite Encyclopédie nouvelle, qui paraît devers le mont Jura. Il y est parlé de votre très-admirable personne dès la page 17 du Ier tome, à propos de l’alphabet. Il faut que l’auteur soit bien plein de vous, puisqu’il vous met partout où il peut. Je ne sais pas quel est cet auteur, mais sans doute c’est un homme à qui vous avez marqué de la bonté, et qui doit parler de Votre Majesté au mot Reconnaissance. Il y a, dit-on, en France, des gens qui trouvent cela mauvais... » Et, le 6 mai 1771 : « Je mets à vos pieds le IVe et le Ve tome des Questions sur l’Encyclopédie : je ne puis m’empêcher de parler de temps en temps de mon gros Moustapha... etc. »
  84. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  85. Discours sur la nature de l’églogue.
  86. M. Firmin Didot, dans ses Poésies et Traductions, 1822, in-12, page 366, observe que « ceux qui ont traduit : Dis, astre des nuits, d’où naquit mon amour, se sont trompés, puisque c’est Simèthe qui raconte à la lune l’histoire de son amour ». M. Firmin Didot a mis : Vois quel fut mon amour. (B.)
  87. Voyez dans les Articles extraits de la Gazette littéraire (Mélanges, année 1764) celui du 2 mai ; et la dédicace de la tragédie d’Irène (tome VI du Théâtre).
  88. Après ces mots, dans les Questions sur l’Encyclopédie, on lisait :

    « Voici une chose plus extraordinaire, une églogue française sans madrigaux et sans galanterie.

    Églogue à M. de Saint-Lambert, auteur du poëme des Quatre Saisons. »

    Puis, sous ce titre, Voltaire donnait son Épître à Saint-Lambert, imprimée tome X. (B.)

  89. Encyclopédie, tome V, 1755.
  90. Horace, livre premier des satires, iv, 43.
  91. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  92. Jérôme, Commentaire sur Amos. (Note de Voltaire.)
  93. Voyez l’article Apocryphes. (Id.)
  94. Lib. I, De Cultu fœminarum, etc. (Id.)
  95. Cet article avait été imprimé, en 1753, dans le tome V de l’Encyclopédie. La petite note qui suit l’intitulé fut ajoutée par Voltaire en 1771, lorsqu’il reproduisit ce morceau dans la cinquième partie des Questions sur l’Encyclopédie. Les éditeurs de l’Encyclopédie avaient, en 1755, fait précéder l’article de Voltaire des phrases qui suivent : « L’article suivant nous a été envoyé par M. de Voltaire, qui, en contribuant par son travail à la perfection de l’Encyclopédie, veut bien donner à tous les gens de lettres citoyens l’exemple du véritable intérêt qu’ils doivent prendre à cet ouvrage. Dans la lettre qu’il nous a fait l’honneur de nous écrire à ce sujet, il a la modestie de ne donner cet article que comme une simple esquisse ; mais ce qui n’est regardé que comme une esquisse par un grand maître est un tableau précieux pour les autres. Nous exposons donc au public cet excellent morceau tel que nous l’avons reçu de son illustre auteur. Y pourrions-nous toucher sans lui faire tort ? » La lettre de Voltaire dont il est question dans cette note paraît être perdue. (B.)
  96. Dumarsais.
  97. Voltaire le nomme Jenkins, chapitre viii du Siècle de Louis XIV.
  98. On lit utiles dans l’Encyclopédie, où, comme je l’ai dit, ce morceau a été imprimé pour la première fois en 1755 ; dans le tome II des Nouveaux Mélanges, où l’article avait été reproduit en 1765 ; dans le tome V des Questions sur l’Encyclopédie, publié en 1771, ainsi que dans les éditions in-4o, et de 1775. L’édition de Kehl et, d’après elle, quelques autres, portent inutiles. (B.)
  99. Fin de l’article en 1771. Ce qui suit existait en 1755, dans l’Encyclopédie, et même dans la réimpression de 1765 dont j’ai parlé. Sa suppression justifie la note que Voltaire mit en tête en 1771 : c’est aux éditeurs de Kehl que l’on doit le rétablissement de ce passage. (B.)
  100. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  101. Voyez l’article Brachmanes, page 34 ; le chapitre xxix du Précis du Siècle de Louis XV, tome XV ; le chapitre vi de Dieu et les Hommes (Mélanges, année 1769) ; et la seconde note des Lettres d’Amabed.
  102. Stromates, livre V. (Note de Voltaire.)
  103. Ce n’est point Timée de Locres, c’est Mercure Trismégiste qui a dit : Cujus centrum ubique est, circumferentia vero nusquam. Voyez le commentaire xvii du livre Ier, question i, chapitre vi, page 145, du Divinus Pimandrus cum commentariis H. Rosseli, Cologne, 1630, in-folio. (B.)
  104. Voltaire en a donné une traduction en vers ; voyez le tome IX de la présente édition.
  105. Isaïe, chapitre xx, v. 2 et suiv. (Note de Voltaire.)
  106. Jérémie, chapitre xxvii, v. 2 et suiv. (Note de Voltaire.)
  107. Ézéchiel, chapitre i. (Note de Voltaire.)
  108. Ibid., chapitre ii, v. 2 ; et chapitre iii, v. l et suiv. (Id.)
  109. Ibid., chapitre iv, v. 1 et suiv. (Id.)
  110. Ézéchiel, chapitre iv, v. 9 et 12. (Note de Voltaire.)
  111. On prétend que Dieu propose seulement au prophète de faire cuire son pain sous la cendre avec des excréments d’hommes ou d’animaux. En effet, dans quelques déserts où les matières combustibles sont rares, la fiente des animaux desséchée est employée souvent à faire cuire les aliments ; mais ce n’est pas du pain cuit sous la cendre qu’on prépare avec un feu de cette espèce ; et même en adoptant cette explication des commentateurs, il en reste encore assez pour dégoûter un prophète. (K.)
  112. Ézéchiel, chapitre iv, v. 14 et 15. (Note de Voltaire.)
  113. Ibid., chapitre xvi, v. 2 et suiv. (Id.)
  114. Ézéchiel, chapitre xxiii, v. 18 et suiv.
  115. Voyez les premiers chapitres du petit prophète Osée. (Note de Voltaire.)
  116. Voyez l’article Figure. (Id.)
  117. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  118. Gabrielle de Vergy, tragédie de de Belloy. Arnaud Baculard a fait sur le même sujet une pièce qu’il a intitulée Fayel.
  119. L’abbé Guenée, dans ses Lettres de quelques Juifs portugais, etc., quatrième partie, lettre v, dit que Thémistocle s’empoisonna en buvant une coupe pleine du sang d’un taureau qu’on venait d’immoler. (B.)
  120. On lit venimeuse dans toutes les éditions ; ce n’est pas la seule fois que Voltaire a écrit venimeux pour vénéneux. (B.)
  121. On ne peut expliquer les effets d’un poison par une cause mécanique de cette espèce. Quelques-uns paraissent avoir une action chimique sur nos organes, qu’ils détruisent en décomposant la substance qui les forme. Tels sont les poisons caustiques. Le venin de la vipère paraît n’avoir qu’une action purement organique. (Voyez l’ouvrage de M. l’abbé Fontana sur le venin de la vipère.) Nous ne prétendons pas prononcer que l’action mécanique des corps, leur action chimique, leur action organique, soient d’une nature différente ; mais les faits prouvent que ces trois espèces d’actions existent, et rien ne nous prouve qu’elles doivent être réduites à une seule, ni même ne nous en fait entrevoir la possibilité. (K.)
  122. Il est très-vraisemblable que c’est un conte populaire ; il serait plus facile qu’on ne croit de pénétrer ces prétendus secrets ; mais ceux qui savent quelque chose sur ces objets doivent avoir la prudence de se taire. Ce n’est pas qu’il ne soit utile que ces vérités soient connues, comme toute autre espèce de vérité ; mais on ne doit les publier que dans des ouvrages qui fassent connaître en même temps le danger, les précautions qui peuvent en préserver, et les remèdes. (K.)
  123. Chapitre x, v. 13. (Note de Vollaire.)
  124. Voyez Croire, page 294.
  125. Première décade, livre VIII. (Note de Voltaire.)
  126. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  127. Voyez l’Énéide, chant II.
  128. Le cheval de bois était une machine semblable à ce qu’on appela depuis le bélier. C’était une longue poutre terminée en tête de cheval : elle fut conservée en Grèce, et Pausanias dit qu’il l’a vue. (Note de Voltaire.)
  129. Voyez l’ouvrage déjà cité de M. Fontana. Il y décrit les vésicules qui contiennent la liqueur jaune de la vipère, la manière dont les dents qui renferment cette vésicule se reproduisent, et la mécanique singulière par laquelle ce suc pénètre dans les blessures. Il est constamment vénéneux, même sans que la vipère soit irritée. (K.)
  130. Psaume lvii, v. 5 et 6. (Note de Voltaire.)
  131. Jérémie, chapitre vii, iv. 17. (Id.)
  132. Ecclésiaste, chapitre x. (Id.)
  133. Cet alinéa et les deux suivants n’étaient pas dans l’édition de 1771. Ils sont dans l’édition in-4o de 1774. (B.)
  134. Acte II, scène v.
  135. Voyez le Procès des bergers de Brie, depuis la page 516. (Note de Voltaire.)
  136. Oratio de Magia.
  137. Martial. (Note de Voltaire.) — Ce n’est pas de Martial qu’est la fin de vers citée par Voltaire. La même faute a été commise par le traducteur de Juvénal ; Dusaulx, dans sa trente et unième note de la satire ix, va même jusqu’à indiquer l’épigramme lxxv du livre III, Il y est dit :

    . . . . . . Nihil erucæ facient.

    Mais le

    Venerem revocans eruca morantem

    est dans le Moretum (v. 86), ouvrage attribué à Virgile. (B.)

  138. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, l’article commençait par ces mots : « Dès que les hommes vécurent en société, etc. » (Voyez ci-après, page 544.) Tout ce qui précède est de 1771, Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie. (B.)

    — « Je suis fâché de voir, écrit Voltaire à d’Alembert, 24 mai 1757, que le chevalier de Jaucourt, à l’article Enfer, prétende que l’enfer était un point de la doctrine de Moïse ; cela n’est pas vrai, de par tous les diables ! Pourquoi mentir ? « Et d’Alembert lui répondait : « Vous faites injure au chevalier de Jaucourt, de mettre sur son compte l’article Enfer ; il est de notre théologien, docteur et professeur de Navarre (Mallet), qui est mort à la peine, et qui sait actuellement si l’enfer de la nouvelle loi est plus réel que celui de l’ancienne. Au reste, cet article Enfer n’est pas sans mérite, l’auteur y a eu le courage de dire qu’on ne pouvait pas prouver l’éternité des peines par la raison : cela est fort pour un sorbonniste. »

  139. Livre VIII, numéro 62.
  140. Dans le Dictionnaire encyclopédique, l’auteur de l’article théologique Enfer semble se méprendre étrangement en citant le Deutéronome, au chapitre xxxii, V. 22 et suivants ; il n’y est pas plus question d’enfer que de mariage et de danse. On fait parler Dieu ainsi : « Ils m’ont provoqué dans celui qui n’était pas leur Dieu, et ils m’ont irrité dans leurs vanités ; et moi, je les provoquerai dans celui qui n’est pas mon peuple, et je les irriterai dans une nation folle. — Un feu s’est allumé dans ma fureur, et il brûlera jusqu’au bord du souterrain, et il dévorera la terre avec ses germes, et il brûlera les racines des montagnes. — J’accumulerai les maux sur eux ; je viderai sur eux mes flèches ; je les ferai mourir de faim ; les oiseaux les dévoreront d’une morsure amère ; j’enverrai contre eux les dents des bêtes avec la fureur des reptiles et des serpents. Le glaive les dévastera au dehors, et la frayeur au dedans, eux et les garçons, et les filles, et les enfants à la mamelle, avec les vieillards. »

    Y a-t-il là, s’il vous plaît, rien qui désigne des châtiments après la mort ? Des herbes sèches, des serpents qui mordent, des filles et des enfants qu’on tue, ressemblent-ils à l’enfer ? N’est-il pas honteux de tronquer un passage pour y trouver ce qui n’y est pas ? Si l’auteur s’est trompé, on lui pardonne ; s’il a voulu tromper, il est inexcusable. (Note de Voltaire.)

  141. Matthieu, chapitre v, v. 22. (Id.)
  142. Marc, chapitre ix, v. 41 et suiv. (Id.)
  143. Luc, chapitre xiii, v. 25 et suiv. (Note de Voltaire.)
  144. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, après ces mots un enfer sans fin, venait l’alinéa : Il n’y a pas longtemps, etc. (voyez page 540), et les deux qui le suivent. L’addition est posthume. (B.)
  145. Voyez ci-dessus les articles Âme, section ix (t. XVII, p. 160) ; et Athée, section i (t. XVII, p. 456) ; et encore dans les Mélanges, année 1763, les Éclaircissements historiques, douzième sottise de Nonotte  : année 1767, la première des Homélies ; année 1769, la 7e des Notes de Voltaire sur le Discours de l’empereur Julien.
  146. Sa brochure est intitulée Apologie de M. Petit-Pierre, sur son système de non-éternité des peines à venir ; 1761, in-12.
  147. Fin de l’article en 1764. (B.)
  148. Voyez son article dans le Catalogue des écrivains, qui fait partie du Siècle de Louis XIV, tome XIV.
  149. Et tous ne sont pas non plus des Voltaire, qui aidait de sa bourse ceux qui plaidaient contre lui-même. En 1770, raconte la Revue des Autographes. Mme  Denis ayant eu un procès avec un agriculteur au sujet d’une portion de terrain qu’elle prétendait appartenir à son oncle, l’agriculteur, à qui l’argent manquait pour soutenir ses droits, conjura Voltaire de lui prêter vingt-cinq louis. « C’est l’héritage de mon père qu’on veut me ravir, et vous seul pouvez me fournir les moyens d’obtenir justice. — Oh ! oh ! voilà qui est nouveau, s’écria Voltaire. Wagnières, dit-il à son secrétaire, avons-nous cette somme en caisse ? — Oui, monsieur Voltaire. — Eh bien ! comptez-les à ce brave homme, qui vient chercher ici des verges pour me fouetter, et qui n’aura pas compté en vain sur mes bons sentiments. »

    Et l’agriculteur ayant gagné son procès, Voltaire alla tout de suite féliciter M. Pan...t d’un succès qui lui était dû. (G. A.)

  150. Voyez dans les Mélanges, année 1751, le morceau Sur mademoiselle de Lenclos.
  151. Fin de l’article en 1771 ; la suite est de 1774. (B.)
  152. Outreman ou Oultreman (Philippe), né en 1585, est mort le 16 mai 1652. Le premier tome de son Pédagogue chrétien parut en latin en 1641, le second en 1645 ; l’auteur se proposait d’ajouter un 3e et un 4e volume. Son livre a été traduit en français. En écrivant Outreman, Voltaire écrit comme la Bibllotheca scriptorum societatis Jesu.
  153. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  154. À l’article Hérésie, section ire, publié dès 1771 et à l’article Symbole, publié en 1772, dans le même volume que l’article Enfers ; ce dernier toutefois n’était qu’un supplément. Voyez aussi le chapitre x de l’Examen important de milord Bolingbroke (Mélanges, année 1767). (B.)
  155. Voyez le paragraphe xxi de l’Évangile de Nicodème, dans la Collection d’anciens évangiles (Mélanges, année 1769). (B.)
  156. Évangile, chapitre ii. (Note de Voltaire.)
  157. IIIe part., quest. liii. (Note de Voltaire.)
  158. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771 ; sur le refus d’enterrement, voyez l’article Droit canonique, section vii, page 443, et les ouvrages qui y sont indiqués. (B.)
  159. C’est ainsi qu’on lit dans l’édition originale, dans l’édition in-4o, dans l’édition encadrée de 1775, etc. (B.)
  160. Depuis la mort de Voltaire, le cimetière des Innocents a été fermé, mais il en subsiste d’autres au milieu de Paris ; l’avarice des prêtres s’y joue également et des lois de l’État et de la vie des citoyens. (K.) — Il n’en est plus ainsi depuis que les actes civils sont tenus par l’autorité civile. (B.)
  161. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  162. M. Pierron (Voltaire et ses Maîtres, page 322), fait remarquer que cette étymologie n’est pas exacte. Ἔνθεος est celui qui a un Dieu en lui. Ἔνθεος a fait ένθουσιἁζῶ, et ένθουσιασμὸς est le substantif de ce verbe.
  163. C’est le volume de J.-M.-B. Clément, intitulé Observations critiques sur la nouvelle traduction en vers français des Géorgiques de Virgile, et les poëmes des Saisons, de la Déclamation, et de la Peinture ; 1771, petit in-8o.
  164. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  165. Job, chapitre v, v. 2.
  166. Sur cette fable, voyez l’article Abeilles, tome XVII, page 20.
  167. Le Nouvelliste du Parnasse, 1731, 2 volumes in-12, a pour auteurs les abbés Desfontaines et Granet.
  168. Les Lettres de madame la comtesse *** (1746, in-12, réimprimées dans le tome II des Opuscules de l’auteur, en 1753), et l’Année littéraire, sont de Fréron.
  169. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  170. C’est Voltaire lui-même.
  171. Cette première épigramme et la quatrième (sur Niobé) ont été l’objet des remarques de M. Boissonade, dans les Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque du roi, tome X, page 251, à la note.
  172. Spect. xxv ou xxviii, et livre XIV, 179 ou 181. Chardon de La Rochette (Mélanges, i, 287) remarque que l’on chercherait vainement dans l’Anthologie l’original des vers de Martial, qui peut cependant les avoir traduits ou imites d’une pièce grecque qui ne nous sera pas parvenue.
  173. Il est évident qu’alors on prononçait tous les oi rudement, prenoit, démenoit, ordonnoit, et non pas ordonnait, démenait, prenait, puisque ces terminaisons rimaient avec oit. Il est évident encore qu’on se permettait les bâillements, les hiatus. (Note de Voltaire.)
  174. Marot, rondeau lxiv.
  175. Marot, épigramme 209.
  176. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  177. Voyez le paragraphe xxiii de l’Évangile de l’enfance, dans la Collection d’anciens évangiles (Mélanges, année 1769). (B.)
  178. Voyez le paragraphe ix de l’Évangile de Nicodème, dans la Collection d’anciens évangiles (Mélanges, année 1769). (B.)
  179. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  180. Moitié vraie, c’est beaucoup. (Note de Voltaire.)
  181. On a placé ici ces vers d’Hésiode, qui sont dans le texte avant la création de Pandore. (Note de Voltaire.)
  182. Voyez les Fables de La Fontaine, livre IX, fable xviii.
  183. Voici textuellement le propos naïf de Bouchardon : « Il y a quelques jours qu’il m’est tombé entre les mains un vieux livre français que je ne connaissais point ; cela s’appelle l’Iliade d’Homère. Depuis que j’ai lu ce livre-là, les hommes ont quinze pieds pour moi, et je ne dors plus. »
  184. Juges, chapitre xi, v. 24. (Note de Voltaire.)
  185. Ibid., chapitre i, v. 19. (Id.)
  186. Voltaire avait parlé de l’étrange entreprise de Lamotte dans le chapitre ii de son Essai sur la poésie épique (tome VIII, à la suite de la Henriade). Voyez aussi dans les Mélanges, année 1749, l’article Assaut, dans la Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française.
  187. . . . . . . Quandoque bonus dormitat Homerus.

    (Ars poet., v. 359.)
  188. M. Mongez a démontré la fausseté de cette anedocte dans un mémoire lu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, en 1818, qui n’est pas encore imprimé dans les volumes de l’Académie, mais qu’on peut voir dans l’Iconographie romaine, tome II, soit in-folio, soit in-4o. (B.)
  189. Ce ne sont pas tout à fait les expressions de Montaigne, livre Ier, chapitre xxv.
  190. Satire ix, vers 176.
  191. À la suite de la Henriade (tome VIII).
  192. Voltaire avait parlé autrement dans le chapitre vii de son Essai sur la Poésie épique.
  193. Voyez dans les Articles extraits de la Gazette littéraire (Mélanges, année 1764), celui du 2 mai ; et la dédidace d’Irène (tome VI du Théâtre).
  194. Horace, livre Ier, satire x.
  195. Voltaire lui-même.
  196. Voyez, tome VIII, le chapitre vii de l’Essai sur la Poésie épique.
  197. Voyez la note 2 de la page 507.
  198. Voltaire a transcrit à la suite de cette stance les stances 3, 7, 8, 9 et 10 du même chant.
  199. Mot pour mot : No fear lest dinner cool. (Note de Voltaire.)
  200. Dans l’édition originale et autres on lit exaltations humides ; M. Louis du Bois a mis exhalaisons humides. (B.)
  201. Voyez tome VI du Théâtre, et la note sur l’article Art dramatique, tome XVII, page 398.
  202. Dans l’Essai sur la Poésie épique, tome VIII.
  203. La traduction du Paradis perdu, publiée pour la première fois en 1729, est l’ouvrage de Dupré de Saint-Maur et de Boismorand, surnommé l’abbé Sacredieu. Collé, dans ses Mémoires, I, 385, raconte que Dupré de Saint-Maur, aidé de son maître d’anglais, faisait une traduction littérale que l’abbé Boismorand rédigeait ensuite à sa manière. (B.)
  204. Page 582.
  205. Il y a dans plusieurs éditions : Restore us, and regain. J’ai choisi cette leçon comme la plus naturelle. Il y a dans l’original : La première désobéissance de l’homme, etc., chantez, Muses célestes. Mais cette inversion ne peut être adoptée dans notre langue. (Note de Voltaire.)
  206. Voyez dans le chapitre xxxii du Siècle de Louis XIV ce que Voltaire dit à l’occasion de Quinault.
  207. Dans le chapitre ix de son Essai sur la Poésie épique, imprimé à la suite de la Henriade, Voltaire n’avait donné que les onze premiers de ces vers.
  208. En publiant, en 1757, une édition de la Sarcotis, Barbou publia en même temps une traduction en prose par l’abbé Dinouart ; le texte et la traduction sont souvent reliés dans le même volume. (B.)
  209. Voyez une note sur les Fourberies de Scapin, à l’occasion de la Vie de Molière, dans les Mélanges, année 1739.
  210. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  211. Luneau de Boisjormain, dont Voltaire a déjà parlé à l’article Art dramatique, tome XVII, page 414.
  212. Lamotte, tome IV, page 368. (Note de Voltaire.)
  213. Nombres, chapitre xvi. (Note de Voltaire.)
  214. Josué, chapitre vii. (Id.)
  215. Josué, chap. xiv. (Id.)
  216. Lévit., chapitre xvi. (Id.)
  217. Livre I des Rois, chapitre x. (Id.)
  218. Livre I des Rois, chap. xiv, v. 42. (Note de Voltaire.)
  219. Jonas, chapitre i. (Id.)
  220. Actes des apôtres, chapitre i. (Id.)
  221. Nombres, chapitre v, v. 17. (Id.)
  222. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  223. Voyez l’article Abus des mots. (Note de Voltaire.)
  224. Les quatre sections de cet article ont paru dans les Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  225. Exode, chapitre xxi ; Lévitique, chapitre xxv, etc. ; Genèse, chapitres xxvii, xxxii. (Note de Voltaire.)
  226. Chapitre viii. (Note de Voltaire.)
  227. Voyez la note 2 de la page 599.
  228. Théorie des lois civiles, par M. Linguet. (K.)
  229. Voyez la section iii. (Note de Voltaire.)
  230. Il est très-possible qu’un homme préfère l’esclavage à la misère ; mais cette alternative n’est pas une condition nécessaire de la vie humaine. D’ailleurs on est souvent à la fois esclave et misérable. (K.)
  231. Voyez la note 2 de la page 599.
  232. Livre VI, chapitre iii. (Note de Voltaire.)
  233. Livre XV, chapitre vi. (Note de Voltaire.)
  234. Voltaire répète à peu près ce qu’il a dit dans le huitième entretien de l’A, B, C (voyez Mélanges, année 1768).
  235. Page 228, édition d’Amsterdam, 1717. (Note de Voltaire.)
  236. Voyez à l’article Lois les grands changements faits depuis en Russie. Voyez aussi quelques méprises de Montesquieu. (Note de Voltaire.) — Cette note de Voltaire existe dès 1771 telle qu’elle est ici. Plusieurs méprises de Montesquieu sont relevées dans des articles du Dictionnaire philosophique ; voyez Amour socratique, Argent, Femme, Inceste, etc., et surtout Lois (Esprit des) ; voyez aussi dans les Mélanges, année 1768, l’A, B, C (dialogue Ier); et année 1777, le Commentaire sur l’Esprit des lois.
  237. Voyez la note 2 de la page 599.
  238. Voyez le chapitre cxxxix de l’Essai sur les Mœurs, tome XII, page 315.
  239. Au roi en son conseil, pour les sujets du roi qui réclament la liberté en France ; contre des moines bénédictins devenus chanoines de Saint-Claude en Franche-Comté, 1760.

    Supplique des serfs de Saint-Claude : Requête au roi pour les serfs de Saint- Claude, 1777.

  240. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  241. Livre Ier, vers 446.
  242. Voyez dans les Mélanges, année 1738, le chapitre ii de la première partie des Éléments de la philosophie de Newton. Toutefois, il est à remarquer que ce qui forme cette première partie ne fut publié qu’en 1740 ; Voltaire avait alors quarante-six ans.
  243. Cette anecdote est rapportée par le traducteur de l’Essai sur l’entendement humain, tome IV, page 175. (Note de Voltaire.) — Le traducteur de Locke est Coste.
  244. Le morceau qui forme cette première section avait paru dès 1744, à la suite d’une édition de Mérope, et sous le titre de Lettre sur l’esprit ; l’auteur y a fait depuis des additions et des suppressions. (B.)
  245. Cinna, V, i.
  246. Rodogune, III, v.
  247. La traduction d’Amyot porte : « Tu dis ce qu’il faut ailleurs qu’il ne faut. » Voyez sa traduction des Apophthegmes des Lacédémoniens (Léon, fils d’Eurycratidas).
  248. Dans une édition du Temple du Goût, Amsterdam, Jacques Desbordes, 1733, in-8o, on lit : « Bossuet, le seul Français véritablement éloquent entre tant de bons écrivains en prose qui, pour la plupart, ne sont qu’élégants, Bossuet voulait bien retrancher quelques familiarités, etc. » Cette variante n’a pas encore été recueillie (avril 1829). (B.)
  249. Fléchier avait tiré mot pour mot la moitié de cette oraison funèbre du maréchal de Turenne de celle que l’évêque de Grenoble Lingendes avait faite d’un duc de Savoie. Or ce morceau, qui était convenable pour un souverain, ne l’est pas pour un sujet. (Note de Voltaire.) — C’est fort exagéré. Voyez Des Prédicateurs du XVIIe siècle, avant Bossuet, par P. Jacquinet, p. 218 et suiv.
  250. Lamotte.
  251. La fin de cet alinéa n’existe pas dans l’édition de 1751 des Œuvres de Voltaire, mais se trouve dans l’édition de 1752. (B.)
  252. Voyez le Temple du Goût, et aussi le chapitre xxxii du Siècle de Louis XIV.
  253. Horace, Art poét., 311.
  254. Virgile, Æn. , VI, 129 et suiv.
  255. Encyclopédie, tome V, 1755 ; mais Voltaire en parle dans sa lettre à Mme  du Deffant, du 2 juillet 1754.
  256. C’est Aristote qui (Rhét., i, 27) a conservé ce trait ; et comme il ne se trouve pas dans la harangue que Thucydide met dans la bouche de Périclès à cette occasion, on en a conclu, avec raison ce me semble, que cette harangue, telle qu’on la lit dans l’historien grec, était toute de sa composition. (B.)
  257. Lamotte. Voyez page 6.
  258. Ce qui forme cette troisième section composait la première section de l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  259. L’Esprit de Marivaux est de 1769, in-8o ; l’Esprit de Desfontaines est de 1757, 4 volumes in-12.
  260. Voyez l’article Âme. (Note de Voltaire.)
  261. En 1771, seconde section, dans les Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  262. Marot, Complainte de madame Loyse de Savoye.
  263. Pyrame et Thisbé, tragédie de Théophile.
  264. Ces vers sont d’Andromède, II, i ; mais ils sont chantés par un page qui parle pour Phinée. Voyez les remarques sur Andromède.
  265. Le Cid, acte II, scène dernière.
  266. Acte III, scène vi.
  267. Pompée, acte III, scène iv.
  268. Voici le vers de Lucain :

    Turpe mori post te solo non posse dolore.

  269. Lucain, Phars., VIII, 88-89.
  270. Voyez l’article Goût. (Note de Voltaire.)
  271. Caractères de La Bruyère, chapitre des Ouvrages de l’esprit. (Note de Voltaire.)
  272. Voyez ci-dessus, pages 7 et 12, et dans les Mélanges, année 1764, le Discours aux Welches.
  273. Section iii, dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771. (B.)
  274. Helvétius ; voyez ci-après Quisquis.
  275. Helvétius. De l’Esprit, discours III, chapitre ier.
  276. Le commencement du morceau qui forme cette section a paru en 1765 dans une édition du Dictionnaire philosophique, et y formait un article intitulé Esprit faux. (B.)
  277. Fin de l’article en 1765. Les quatre alinéas qui suivent étaient, en 1771, à la suite de la troisième section (aujourd’hui la cinquième), mais avec cet intitulé : Esprit faux. (B.)
  278. Voyez l’article Conséquence. (Note de Voltaire.)
  279. J’ai cru ce renvoi utile. (B.)
  280. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  281. Philon, De la Vie contemplative. (Note de Voltaire.)
  282. Continuation des Pensées diverses, article cxxiv. (Note de Voltaire.)
  283. Esprit des lois, xxiv, 6.
  284. C’est-à-dire la subdivision ou paragraphe qui porte ce titre dans l’article Église (tome XVIII, page 495).
  285. La première impression que je connaisse de cet article est de 1764, dans le Dictionnaire philosophique. Cependant les éditeurs de Kehl, dans la note qu’ils ont mise à la fin de cet article, disent qu’il a été écrit vers 1757. (B.)
  286. Voyez la note, tome XVII, page 211.
  287. 1693, in-12.
  288. Le Testament de Louvois est aussi de Gatien de Courtilz, 1695, in-12.
  289. Le Testament politique de Charles V, duc de Lorraine et de Bar, en faveur du roi de Hongrie, 1696, in-12, a pour auteur Henri de Straatman, conseiller aulique de l’empereur. L’abbé de Chevremont en fut éditeur.
  290. Le Testament du cardinal Alberoni est de Durey de Morsan ; voyez dans les Mélanges, année 1753, l’Examen qu’en fit Voltaire.
  291. Le Testament du maréchal de Belle-Isle, 1761, in-12, est de Chevrier.
  292. Le Testament de Mandrin, 1755, in-12, a pour auteur le chevalier de Goudar.
  293. Voyez tome XI, page 528.
  294. Fameux axiome de Montesquieu.
  295. Le duc d’Orléans, régent; voyez ci-après l’article Honneur.
  296. Système de Montesquieu.
  297. Cet article a été écrit vers 1757. Voyez aussi l’article Gouvernement dans ce Dictionnaire. (K.) — L’article Genève, dans l’Encyclopédie, est de d’Alembert, et fit naître la fameuse Lettre de J.-J. Rousseau.
  298. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  299. À la fin de 1614 ; voyez tome XII, page 573 ; et tome XVI, le chapitre xlvi de l’Histoire du Parlement. Depuis Voltaire il y a eu les états généraux de 1789.
  300. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  301. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, on rapportait ici tout le premier couplet du dialogue intitulé les Adorateurs (voyez les Mélanges, année 1760). (B.)
  302. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  303. Voyez la Divination de Cicéron. (Note de Voltaire.) — Voyez, tome XI, la note de la page 67.
  304. Cette lettre N est employée ici d’une manière absolue, et non comme initiale de nom. Les derniers mots de l’alinéa portent à penser que Voltaire a voulu parler de Fantin, dont il a déjà été question au mot Dieu, Dieux, section v, tome XVIII, page 378.
  305. Dans l’édition de Kehl, qui, je crois, la première a donné cet article, il est intitulé Euphémie, et le mot Euphémie est répété dans la seconde ligne ; mais c’est dans l’article Euphémisme de l’Encyclopédie qu’est le passage transcrit par Voltaire. En faisant la correction à la seconde ligne, j’ai pu toutefois conserver l’intitulé tel qu’il est dans l’édition de Kehl. (B.)
  306. Dumarsais.
  307. Voltaire a rapporté l’épigramme d’Auguste et une lettre d’Antoine, dans l’article Auguste Octave, tome XVII, page 484.
  308. Dictionnaire philosophique, édition de 1767. (B.)
  309. Le Protoévangile a été publié en 1552 et a été ainsi nommé par l’éditeur Guillaume Postel, parce qu’il suppléait aux lacunes des anciens exemplaires hébreux de l’évangéliste saint Matthieu. (G. A.)
  310. Fin de l’article en 1767 ; il était signé : Par l’abbé de Tilladet. La fin de l’article fut ajoutée dans les Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771, où l’auteur avait reproduit l’article. ( B.)
  311. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  312. Le cardinal de Retz. Voyez ses Mémoires et ceux du temps de la Fronde pour cet article.
  313. Mot de la basse latinité, signifiant d’abord boîte ou tronc où l’on déposait de l’argent, ensuite par extension le trésor, trésorier, etc. Voyez le Glossaire de Ducange. (K.)
  314. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  315. La Fontaine, livre IX, fable ire.
  316. Iliade, livre XIII, vers 20-21.
  317. La Sophonisbe de Mairet fut jouée en 1629 ; celle de Corneille l’a été en 1663 ; Voltaire, en 1770, a publié une Sophonisbe. Voyez tome VI du Théâtre.
  318. Sophonisbe de Mairet, acte III, scène iv.
  319. Cid, acte II, scène viii.
  320. Cid, acte Ier, scène iii ; l’édition de 1664 et celles qui suivent portent :

    Le prince, à mes côtés, ferait dans les combats
    L’essai de son courage à l’ombre de mon bras.

    Mais il était naturel que Voltaire fît ses citations d’après l’édition qu’il avait donnée du Théâtre de Corneille avec commentaires ; et il dit lui-même avoir fait en partie son travail sur des éditions antérieures à 1664 ; voyez ses lettres à Duclos, des 12 juillet, 14 septembre et 25 décembre 1761. (B.)

  321. Cinna, acte V, scène ire.
  322. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  323. Voltaire lui-même, Olympie, II, ii.