Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Croire

Éd. Garnier - Tome 18
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CROIRE[1].

Nous avons vu, à l’article Certitude, qu’on doit être souvent très-incertain quand on est certain, et qu’on peut manquer de bon sens quand on juge suivant ce qu’on appelle le sens commun. Mais qu’appelez-vous croire ?

Voici un Turc qui me dit : « Je crois que l’ange Gabriel descendait souvent de l’empyrée pour apporter à Mahomet des feuillets de l’Alcoran, écrits en lettres d’or sur du vélin bleu. »

Eh bien ! Moustapha, sur quoi ta tête rase croit-elle cette chose incroyable ?

« Sur ce que j’ai les plus grandes probabilités qu’on ne m’a point trompé dans le récit de ces prodiges improbables ; sur ce qu’Abubeker le beau-père, Ali le gendre, Aishca ou Aissé la fille, Omar, Otman, certifièrent la vérité du fait en présence de cinquante mille hommes, recueillirent tous les feuillets, les lurent devant les fidèles, et attestèrent qu’il n’y avait pas un mot de changé.

« Sur ce que nous n’avons jamais eu qu’un Alcoran qui n’a jamais été contredit par un autre Alcoran. Sur ce que Dieu n’a jamais permis qu’on ait fait la moindre altération dans ce livre.

« Sur ce que les préceptes et les dogmes sont la perfection de la raison. Le dogme consiste dans l’unité d’un Dieu pour lequel il faut vivre et mourir ; dans l’immortalité de l’âme ; dans les récompenses éternelles des justes et la punition des méchants, et dans la mission de notre grand prophète Mahomet, prouvée par des victoires.

« Les préceptes sont d’être juste et vaillant, de faire l’aumône aux pauvres, de nous abstenir de cette énorme quantité de femmes que les princes orientaux, et surtout les roitelets juifs, épousaient sans scrupule ; de renoncer au bon vin d’Engaddi et de Tadmor, que ces ivrognes d’Hébreux ont tant vanté dans leurs livres ; de prier Dieu cinq fois par jour, etc.

« Cette sublime religion a été confirmée par le plus beau et le plus constant des miracles, et le plus avéré dans l’histoire du monde : c’est que Mahomet, persécuté par les grossiers et absurdes magistrats scolastiques qui le décrétèrent de prise de corps, Mahomet, obligé de quitter sa patrie, n’y revint qu’en victorieux ; qu’il fit de ses juges imbéciles et sanguinaires l’escabeau de ses pieds ; qu’il combattit toute sa vie les combats du Seigneur ; qu’avec un petit nombre il trompha toujours du grand nombre ; que lui et ses successeurs convertirent la moitié de la terre, et que, Dieu aidant, nous convertirons un jour l’autre moitié. »

Rien n’est plus éblouissant. Cependant Moustapha, en croyant si fermement, sent toujours quelques petits nuages de doute s’élever dans son âme, quand on lui fait quelques difficultés sur les visites de l’ange Gabriel ; sur le sura ou le chapitre apporté du ciel pour déclarer que le grand prophète n’est point cocu ; sur la jument Borac, qui le transporte en une nuit de la Mecque à Jérusalem. Moustapha bégaye, il fait de très-mauvaises réponses, il en rougit ; et cependant non-seulement il dit qu’il croit, mais il veut aussi vous engager à croire. Vous pressez Moustapha ; il reste la bouche béante, les yeux égarés, et va se laver en l’honneur d’Alla, en commençant son ablution par le coude, et en finissant par le doigt index.

Moustapha est-il en effet persuadé, convaincu de tout ce qu’il nous a dit ? est-il parfaitement sûr que Mahomet fut envoyé de Dieu, comme il est sûr que la ville de Stamboul existe, comme il est sûr que l’impératrice Catherine II a fait aborder une flotte du fond de la mer hyperborée dans le Péloponèse, chose aussi étonnante que le voyage de la Mecque à Jérusalem en une nuit ; et que cette flotte a détruit celle des Ottomans auprès des Dardanelles ?

Le fond du discours de Moustapha est qu’il croit ce qu’il ne croit pas. Il s’est accoutumé à prononcer, comme son molla, certaines paroles qu’il prend pour des idées. Croire, c’est très-souvent douter.

Sur quoi crois-tu cela? dit Harpagon. — Je le crois sur ce que je le crois, répond maître Jacques[2]. La plupart des hommes pourraient répondre de même.

Croyez-moi pleinement, mon cher lecteur, il ne faut pas croire de léger.

Mais que dirons-nous de ceux qui veulent persuader aux autres ce qu’ils ne croient point ? Et que dirons-nous des monstres qui persécutent leurs confrères dans l’humble et raisonnable doctrine du doute et de la défiance de soi-même ?


  1. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  2. Molière, l’Avare, acte V, scène ii.
Critique

Croire

Cromwell