Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Critique

Éd. Garnier - Tome 18
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CRITIQUE.

L’article Critique fait par M. de Marmontel dans l’Encyclopédie est si bon, qu’il ne serait pas pardonnable d’en donner ici un nouveau si on n’y traitait pas une matière toute différente sous le même titre. Nous entendons ici cette critique née de l’envie, aussi ancienne que le genre humain. Il y a environ trois mille ans qu’Hésiode a dit : « Le potier porte envie au potier, le forgeron au forgeron, le musicien au musicien. »

[1] Je ne prétends point parler ici de cette critique de scoliaste, qui restitue mal un mot d’un ancien auteur qu’auparavant on entendait très-bien. Je ne touche point à ces vrais critiques qui ont débrouillé ce qu’on peut de l’histoire et de la philosophie anciennes. J’ai en vue les critiques qui tiennent à la satire.

Un amateur des lettres lisait un jour le Tasse avec moi ; il tomba sur cette stance :

Chiama gli abitator dell’ ombre eterne
Il rauco suon della tartarea tromba.
Treman le spaziose atre caverne ;
E l’aer cieco a quel rumor rimbomba :
Nè sì stridendo mai dalle superne
Regioni del cielo il folgor piomba ;
Ne sì scossa giammai trema la terra
Quando i vapori in sen gravida serra.

(Jérusalem délivrée, chant IV, st. 3.)

Il lut ensuite au hasard plusieurs stances de cette force et de cette harmonie. « Ah ! c’est donc là, s’écria-t-il, ce que votre Boileau appelle du clinquant ? c’est donc ainsi qu’il veut rabaisser un grand homme qui vivait cent ans avant lui, pour mieux élever un autre grand homme qui vivait seize cents ans auparavant, et qui eût lui-même rendu justice au Tasse ? — Consolez-vous, lui dis-je, prenons les opéras de Quinault. »

Nous trouvâmes à l’ouverture du livre de quoi nous mettre en colère contre la critique ; l’admirable poëme d’Armide se présenta, nous trouvâmes ces mots :

Sidonie.
La haine est afreuse et barbare,
L’amour contraint les cœurs dont il s’empare
À souffrir des maux rigoureux.
Si votre sort est en votre puissance,
Faites choix de l’indidérence ;
Elle assure un repos heureux.
Armide.
Non, non, il ne m’est pas possible
De passer de mon trouble en un état paisible ;
Mon cœur ne se peut plus calmer ;
Renaud m’offense trop, il n’est que trop aimable,
C’est pour moi désormais un choix indispensable
De le haïr ou de l’aimer.
(Armide, acte III, scène ii.)

Nous lûmes toute la pièce d’Armide, dans laquelle le génie du Tasse reçoit encore de nouveaux charmes par les mains de Quinault. « Eh bien ! dis-je à mon ami, c’est pourtant ce Quinault que Boileau s’efforça toujours de faire regarder comme l’écrivain le plus méprisable ; il persuada même à Louis XIV que cet écrivain gracieux, touchant, pathétique, élégant, n’avait d’autre mérite que celui qu’il empruntait du musicien Lulli. — Je conçois cela très-aisément, me répondit mon ami ; Boileau n’était pas jaloux du musicien, il l’était du poëte. — Quel fond devons-nous faire sur le jugement d’un homme qui, pour rimer à un vers qui finissait en aut, dénigrait tantôt Boursault, tantôt Hénault, tantôt Quinault, selon qu’il était bien ou mal avec ces messieurs-là ?

« Mais pour ne pas laisser refroidir votre zèle contre l’injustice, mettez seulement la tête à la fenêtre, regardez cette belle façade du Louvre, par laquelle Perrault s’est immortalisé : cet habile homme était frère d’un académicien très-savant, avec qui Boileau avait eu quelque dispute ; en voilà assez pour être traité d’architecte ignorant. »

Mon ami, après avoir un peu rêvé, reprit en soupirant : « La nature humaine est ainsi faite. Le duc de Sully, dans ses Mémoires, trouve le cardinal d’Ossat, et le secrétaire d’État Villeroi, de mauvais ministres ; Louvois faisait ce qu’il pouvait pour ne pas estimer le grand Colbert. — Mais ils n’imprimaient rien l’un contre l’autre, répondis-je ; le duc de Marlborough ne fit rien imprimer contre le comte Péterborough : c’est une sottise qui n’est d’ordinaire attachée qu’à la littérature, à la chicane, et à la théologie. C’est dommage que les Économies politiques et royales soient tachées quelquefois de ce défaut.

« Lamotte Houdard était un homme de mérite en plus d’un genre ; il a fait de très-belles stances.

Quelquefois au feu qui la charme
Résiste une jeune beauté,
Et contre elle-même elle s’arme
D’une pénible fermeté.
Hélas ! cette contrainte extrême
La prive du vice qu’elle aime,
Pour fuir la honte qu’elle hait.
Sa sévérité n’est que faste,
Et l’honneur de passer pour chaste
La résout à l’être en effet.

En vain ce sévère stoïque,
Sous mille défauts abattu,
Se vante d’une âme héroïque
Toute vouée à la vertu :
Ce n’est point la vertu qu’il aime ;
Mais son cœur, ivre de lui-même,

Voudrait usurper les autels ;
Et par sa sagesse frivole
Il ne veut que parer l’idole
Qu’il offre au culte des mortels.

(L’ Amour-propre, ode à l’évêque de Soissons, str. 5 et 9.)

Les champs de Pharsale et d’Arbelle
Ont vu triompher deux vainqueurs,
L’un et l’autre digne modèle
Que se proposent les grands cœurs.
Mais le succès a fait leur gloire ;
Et si le sceau de la victoire
N’eût consacré ces demi-dieux,
Alexandre, aux yeux du vulgaire,
N’aurait été qu’un téméraire,
Et César qu’un séditieux.

(La Sagesse du roi supérieure à tous les événements, str. 4.)

« Cet auteur, dis-je, était un sage qui prêta plus d’une fois le charme des vers à la philosophie. S’il avait toujours écrit de pareilles stances, il serait le premier des poëtes lyriques ; cependant c’est alors qu’il donnait ces beaux morceaux que l’un de ses contemporains[2] l’appelait :

Certain oison, gibier de basse-cour.

« Il dit de Lamotte, en un autre endroit :

De ses discours l’ennuyeuse beauté.

« Il dit dans un autre :

. . . . Je n’y vois qu’un défaut :
C’est que l’auteur les devait faire en prose.
Ces odes-là sentent bien le Quinault.

« Il le poursuit partout ; il lui reproche partout la sécheresse et le défaut d’harmonie.

« Seriez-vous curieux de voir les Odes que fit quelques années après ce même censeur qui jugeait Lamotte en maître, et qui le décriait en ennemi ? Lisez.

Cette influence souveraine
N’est pour lui qu’une illustre chaîne

Qui l’attache au bonheur d’autrui ;
Tous les brillants qui l’embellissent,
Tous les talents qui l’ennoblissent
Sont en lui, mais non pas à lui.

Il n’est rien que le temps n’absorbe et ne dévore

Et les faits qu’on ignore

Sont bien peu différents des faits non avenus.

La bonté qui brille en elle
De ses charmes les plus doux,
Est une image de celle
Qu’elle voit briller en vous.
Et par vous seule enrichie,
Sa politesse affranchie
Des moindres obscurités,
Est la lueur réfléchie
De vos sublimes clartés.

Ils ont vu par la bonne foi
De leurs peuples troublés d’effroi
La crainte heureusement déçue,
Et déracinée à jamais,
La haine si souvent reçue
En survivance de la paix.

Dévoile à ma vue empressée
Ces déliés d’adoption,
Synonymes de la pensée,
Symboles de l’abstraction.

N’est-ce pas une fortune
Quand d’une charge commune
Deux moitiés portent le faix,
Que la moindre le réclame,
Et que du bonheur de l’âme
Le corps seul fasse les frais ?

« Il ne fallait pas, sans doute, donner de si détestables ouvrages pour modèles à celui qu’on critiquait avec tant d’amertume ; il eût mieux valu laisser jouir en paix son adversaire de son mérite, et conserver celui qu’on avait. Mais, que voulez-vous ? le genus irritabile vatum est malade de la même bile qui le tourmentait autrefois. Le public pardonne ces pauvretés aux gens à talent, parce que le public ne songe qu’à s’amuser.

« Il voit dans une allégorie intitulée Pluton, des juges condamnés à être écorchés et à s’asseoir aux enfers sur un siége couvert de leur peau, au lieu de fleurs de lis ; le lecteur ne s’embarrasse pas si ces juges le méritent ou non; si le complaignant qui les cite devant Pluton a tort ou raison. Il lit ces vers uniquement pour son plaisir : s’ils lui en donnent, il n’en veut pas davantage ; s’ils lui déplaisent, il laisse là l’allégorie, et ne ferait pas un seul pas pour faire confirmer ou casser la sentence.

« Les inimitables tragédies de Racine ont toutes été critiquées, et très-mal ; c’est qu’elles l’étaient par des rivaux. Les artistes sont les juges compétents de l’art, il est vrai ; mais ces juges compétents sont presque toujours corrompus.

« Un excellent critique serait un artiste qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie. Cela est difficile à trouver[3]. »

On est accoutumé, chez toutes les nations, aux mauvaises critiques de tous les ouvrages qui ont du succès. Le Cid trouva son Scudéri, et Corneille fut longtemps après vexé par l’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi, soi-disant législateur de théâtre, et auteur de la plus ridicule tragédie[4], toute conforme aux règles qu’il avait données. Il n’y a sorte d’injures qu’il ne dise à l’auteur de Cinna et des Horaces. L’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi, aurait bien dû prêcher contre d’Aubignac.

On a vu, chez les nations modernes qui cultivent les lettres, des gens qui se sont établis critiques de profession, comme on a créé des langueyeurs de porcs pour examiner si ces animaux qu’on amène au marché ne sont pas malades. Les langueyeurs de la littérature ne trouvent aucun auteur bien sain ; ils rendent compte deux ou trois fois par mois de toutes les maladies régnantes, des mauvais vers faits dans la capitale et dans les provinces, des romans insipides dont l’Europe est inondée, des systèmes de physique nouveaux, des secrets pour faire mourir les punaises. Ils gagnent quelque argent à ce métier, surtout quand ils disent du mal des bons ouvrages, et du bien des mauvais. On peut les comparer aux crapauds qui passent pour sucer le venin de la terre, et pour le communiquer à ceux qui les touchent. Il y eut un nommé Dennis[5], qui fit ce métier pendant soixante ans à Londres, et qui ne laissa pas d’y gagner sa vie. L’auteur qui a cru être un nouvel Arétin, et s’enrichir en Italie par sa frusta letteraria, n’y a pas fait fortune.

L’ex-jésuite Guyot-Desfontaines, qui embrassa cette profession au sortir de Bicêtre, y amassa quelque argent. C’est lui qui, lorsque le lieutenant de police le menaçait de le renvoyer à Bicêtre, et lui demandait pourquoi il s’occupait d’un travail si odieux, répondit : Il faut que je vive. Il attaquait les hommes les plus estimables à tort et à travers, sans avoir seulement lu ni pu lire les ouvrages de mathématiques et de physique dont il rendait compte.

Il prit un jour l’Alciphron[6] de Berkeley, évêque de Cloyne, pour un livre contre la religion. Voici comme il s’exprime :

« J’en ai trop dit pour vous faire mépriser un livre qui dégrade également l’esprit et la probité de l’auteur; c’est un tissu de sophismes libertins forgés à plaisir pour détruire les principes de la religion, de la politique, et de la morale. »

Dans un autre endroit, il prend le mot anglais cake, qui signifie gâteau en anglais, pour le géant Cacus. Il dit à propos de la tragédie de la Mort de César, que Brutus était un fanatique barbare, un quaker. Il ignorait que les quakers sont les plus pacifiques des hommes, et ne versent jamais le sang. C’est avec ce fonds de science qu’il cherchait à rendre ridicules les deux écrivains les plus estimables de leur temps, Fontenelle et Lamotte.

Il fut remplacé dans cette charge de Zoïle subalterne par un autre ex-jésuite nommé Fréron, dont le nom seul est devenu un opprobre. On nous fit lire, il n’y a pas longtemps, une de ces feuilles dont il infecte la basse littérature. « Le temps de Mahomet II, dit-il, est le temps de l’entrée des Arabes en Europe. » Quelle foule de bévues en peu de paroles !

Quiconque a reçu une éducation tolérable sait que les Arabes assiégèrent Constantinople sous le calife Moavia, dès notre viie siècle ; qu’ils conquirent l’Espagne dans l’année de notre ère 713, et bientôt après une partie de la France, environ sept cents ans avant Mahomet II.

Ce Mahomet II, fils d’Amurat II, n’était point Arabe, mais Turc.

Il s’en fallait beaucoup qu’il fût le premier prince turc qui eût passé en Europe : Orcan, plus de cent ans avant lui, avait subjugué la Thrace, la Bulgarie, et une partie de la Grèce.

On voit que ce folliculaire parlait à tort et à travers des choses les plus aisées à savoir, et dont il ne savait rien. Cependant il insultait l’Académie, les plus honnêtes gens, les meilleurs ouvrages, avec une insolence égale à son absurdité ; mais son excuse était celle de Guyot-Desfontaines : Il faut que je vive. C’est aussi l’excuse de tous les malfaiteurs dont on fait justice.

On ne doit pas donner le nom de critiques à ces gens-là. Ce mot vient de krites, juge, estimateur, arbitre. Critique signifie bon juge. Il faut être un Quintilien pour oser juger les ouvrages d’autrui ; il faut du moins écrire comme Bayle écrivit sa République des Lettres ; il a eu quelques imitateurs, mais en petit nombre. Les journaux de Trévoux ont été décriés pour leur partialité poussée jusqu’au ridicule, et pour leur mauvais goût.

Quelquefois les journaux se négligent, ou le public s’en dégoûte par pure lassitude, ou les auteurs ne fournissent pas des matières assez agréables ; alors les journaux, pour réveiller le public, ont recours à un peu de satire. C’est ce qui a fait dire à La Fontaine :

Tout faiseur de journal doit tribut au malin.

Mais il vaut mieux ne payer son tribut qu’à la raison et à l’équité.

Il y a d’autres critiques qui attendent qu’un bon ouvrage paraisse pour faire vite un livre contre lui. Plus le libelliste attaque un homme accrédité, plus il est sûr de gagner quelque argent ; il vit quelques mois de la réputation de son adversaire. Tel était un nommé Faydit, qui tantôt écrivait contre Bossuet, tantôt contre Tillemont, tantôt contre Fénelon ; tel a été un polisson qui s’intitule Pierre de Chiniac de La Bastide Duclaux[7] avocat au parlement. Cicéron avait trois noms comme lui. Puis viennent les critiques contre Pierre de Chiniac, puis les réponses de Pierre de Chiniac à ses critiques. Ces beaux livres sont accompagnés de brochures sans nombre, dans lesquelles les auteurs font le public juge entre eux et leurs adversaires ; mais le juge, qui n’a jamais entendu parler de leur procès, est fort en peine de prononcer. L’un veut qu’on s’en rapporte à sa dissertation insérée dans le Journal littéraire, l’autre à ses éclaircissements donnés dans le Mercure. Celui-ci crie qu’il a donné une version exacte d’une demi-ligne de Zoroastre, et qu’on ne l’a pas plus entendu qu’il n’entend le persan. Il duplique à la contre-critique qu’on a faite de sa critique d’un passage de Chaufepié.

Enfin il n’y a pas un seul de ces critiques qui ne se croie juge de l’univers, et écouté de l’univers.

Eh ! l’ami, qui le savait là[8] ?


  1. C’était ici qu’en 1764 commençait l’article dans le Dictionnaire philosophique. Ce qui précède fut ajouté en 1771 dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie ; et immédiatement après ce premier alinéa on lisait : « Le duc de Sully, etc. » Voyez page 286. (B.)
  2. J.-B. Rousseau, Épître aux muses.
  3. Fin de l’article en 1764 ; les trois alinéas qui précèdent ne furent pas reproduits dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771. Immédiatement après l’alinéa qui finit par le mot s’amuser, venait celui qui commence par : « On est accoutumé. » (B.)
  4. Zénobie, tragédie en prose jouée en 1645, et à l’occasion de laquelle le grand Condé disait qu’il savait bon gré à l’abbé d’Aubignac d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote, mais qu’il ne pardonnait point aux règles d’Aristote d’avoir fait faire une si méchante tragédie à l’abbé d’Aubignac.
  5. Jean Dennis, fils d’un sellier, né en 1657, mort en 1733, et ridiculisé par Pope dans sa Dunciade, est le même dont Voltaire parle dans une lettre qu’on trouvera dans les Mélanges, année 1727.
  6. Traduit en français par Joncourt, en 1734 ; 2 volumes in-12.
  7. Voltaire a déjà parlé de Chiniac dans le chapitre xxviii du Pyrrhonisme de l’histoire (Mélanges, année 1768).
  8. Lamotte, Fables, I, xiii.
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