Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/28

Le Pyrrhonisme de l’histoireGarniertome 27 (p. 282-285).
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CHAPITRE XXVIII.
d’une calomnie abominable et d’une impiété horrible du prétendu chiniac.

Passe encore qu’on se trompe sur une pancarte de Pepin le Bref, le pape n’en a pas sur Ravenne un droit moins confirmé par le temps et par le consentement de tous les princes ; la plupart des origines sont suspectes, et un droit reconnu de tout le monde est incontestable.

Mais de quel front le prétendu Chiniac de La Bastide Duclaux, commentateur des libertés de l’Église gallicane, peut-il citer cet abominable passage qu’il dit avoir lu dans un dictionnaire ? « Jésus-Christ a été le plus habile charlatan et le plus grand imposteur qui ait paru depuis l’existence du monde. » On est naturellement porté à croire qu’un homme qui cite un trait si horrible avec confiance ne l’a pas inventé. Plus l’atrocité est extrême, moins on s’imagine que ce soit une fiction. On croit la citation vraie, précisément parce qu’elle est abominable ; cependant il n’y en a pas un mot, pas l’ombre d’une telle idée dans le livre dont parle ce Chiniac. Est-ce là une liberté gallicane ? J’ai lu très-attentivement ce livre qu’il cite ; je sais que c’est un recueil d’articles traduits du lord Shaftesbury, du lord Bolingbroke, de Trenchard, de Gordon, du docteur Middleton, du célèbre Abauzit[1], et d’autres morceaux connus qui sont mot à mot dans le grand Dictionnaire encyclopédique, tel que l’article Messie, lequel est tout entier d’un pasteur d’une église réformée[2], et dont nous possédons l’original.

Non-seulement l’infâme citation du prétendu Chiniac n’est dans aucun endroit de ce livre, mais je puis assurer qu’elle ne se trouve dans aucun des livres écrits contre la religion chrétienne, depuis Celse et l’empereur Julien : le devoir de mon état est de les lire pour y mieux répondre, ayant l’honneur d’être bachelier en théologie. J’ai lu tout ce qu’il y a de plus fort et de plus frivole. Woolston lui-même, Jean-Jacques Rousseau, qui ont osé nier si audacieusement les miracles de notre Seigneur Jésus-Christ, n’ont pas écrit une seule ligne qui ait la moindre teinture de cette horrible idée ; au contraire, ils rendent à Jésus-Christ le plus profond respect, et Woolston surtout se borne à regarder les miracles de notre Seigneur comme des types et des paraboles.

J’avance hardiment que, si cet insolent blasphème se trouvait dans quelque mauvais livre, mille voix se seraient élevées contre le monstre qui l’aurait vomi. Enfin je défie le Chiniac de me le montrer ailleurs que dans son libelle ; apparemment il a pris ce détour pour blasphémer, sous le masque, contre notre Sauveur, comme il blasphème à tort et à travers contre notre saint père le pape, et souvent contre les évêques : il a cru pouvoir être criminel impunément, en prenant ses flèches infernales dans un carquois sacré, et en couvrant d’opprobre la religion, qu’il feint de défendre. Je ne crois pas qu’il y ait d’exemple ni d’une calomnie si impudente, ni d’une fraude si basse, ni d’une impiété si effrayante ; et je pense que Dieu me pardonnera si je dis quelques injures à ce Chiniac.

Il faut sans doute avoir abjuré toute pudeur, ainsi qu’avoir perdu toute raison, pour traiter Jésus-Christ de charlatan et d’imposteur ; lui qui vécut toujours dans l’humble obscurité ; lui qui n’écrivit jamais une seule ligne, tandis que de modernes docteurs si peu doctes nous assomment de gros volumes sur des questions dont il ne parla jamais ; lui qui se soumit depuis sa naissance jusqu’à sa mort à la religion dans laquelle il était né ; lui qui en recommanda toutes les observances, qui ne prêcha jamais que l’amour de Dieu et du prochain ; qui ne parla jamais de Dieu que comme d’un père, selon l’usage des Juifs ; qui, loin de se donner jamais le titre de Dieu, dit, en mourant[3] : Je vais à mon père, qui est votre père ; à mon Dieu, qui est votre Dieu ; lui enfin dont le saint zèle condamne si hautement l’hypocrisie et les fureurs des nouveaux charlatans[4], qui, dans l’espérance d’obtenir un petit bénéfice, ou de servir un parti qui les protége, seraient capables d’employer le fer ou le poison, comme ils ont employé les convulsions et les calomnies.

Ayant cherché en vain pendant plus de trois mois la citation du prétendu Chiniac, et ayant prié mes amis de chercher de leur côté, nous avons tous été forcés avec horreur de lire plus de quatre cents volumes contre le christianisme, tant en latin qu’en anglais, en italien, en français, et en allemand. Nous protestons devant Dieu que le blasphème en question n’est dans aucun de ces livres. Nous avons cru enfin qu’il pourrait se rencontrer dans le discours qui sert de préface à l’Abrégé de l’Histoire ecclésiastique. On prétend que cet Avant-Propos est d’un héros philosophe[5] né dans une autre communion que la nôtre : génie sublime, dit-on, qui a sacrifié également à Mars, à Minerve, et aux Grâces ; mais qui, ayant le malheur de n’être pas né catholique romain, et se trouvant sous le joug de la réprobation éternelle, s’est trop livré aux enseignements trompeurs de la raison, qui égare incontestablement quiconque n’écoute qu’elle. Je ne forme point de jugement téméraire : je suis loin de penser qu’un si grand homme ne soit pas chrétien. Voici les paroles de cette préface :

« L’établissement de la religion chrétienne a eu, comme tous les empires, de faibles commencements. Un Juif de la lie du peuple, dont la naissance est douteuse ; qui mêle aux absurdités d’anciennes prophéties hébraïques, des préceptes d’une bonne morale : auquel on attribue des miracles, et qui finit par être condamné à un supplice ignominieux, est le héros de cette secte. Douze fanatiques se répandent de l’orient jusqu’en Italie ; ils gagnent les esprits par cette morale si sainte et si pure qu’ils prêchaient ; et, si l’on excepte quelques miracles propres à ébranler les imaginations ardentes, ils n’enseignaient que le déisme. Cette religion commençait à se répandre dans le temps que l’empire romain gémissait sous la tyrannie de quelques monstres qui le gouvernèrent consécutivement. Durant ces règnes de sang, le citoyen préparé à tous les malheurs qui peuvent accabler l’humanité ne trouvait de consolation et de soutien contre d’aussi grands maux que dans le stoïcisme. La morale des chrétiens ressemblait à cette doctrine, et c’est l’unique cause de la rapidité des progrès que fit cette religion. Dès le règne de Claude, les chrétiens formaient des assemblées nombreuses, où ils prenaient des agapes, qui étaient des soupers en communauté. »

Ces paroles sont audacieuses, elles sont d’un soldat qui sait mal farder ce qu’il croit la vérité[6] ; mais, après tout, elles disent positivement le contraire du blasphème annoncé par Chiniac.

La religion chrétienne a eu de faibles commencements, et tout le monde en convient. Un Juif de la lie du peuple, rien n’était plus vrai aux yeux des Juifs. Ils ne pouvaient deviner qu’il était né d’une vierge et du Saint-Esprit, et que Joseph, mari de sa mère, descendait du roi David. De plus, il n’y a point de lie aux yeux de Dieu ; devant lui tous les hommes sont égaux.

Douze fanatiques se répandent de l’orient jusqu’en Italie. Le terme de fanatique parmi nous est très-odieux, et ce serait une terrible impiété d’appeler de ce nom les apôtres ; mais si, dans la langue maternelle de l’auteur, ce terme ne veut dire que persuadé, zélé, nous n’avons aucun reproche à lui faire ; il nous paraît même très-vraisemblable qu’il n’a nulle intention d’outrager ces apôtres, puisqu’il compare les premiers chrétiens aux respectables stoïciens. En un mot, nous ne faisons point l’apologie de cet ouvrage ; et dès que notre saint père le pape, juge impartial de tous les livres, aura condamné celui-ci, nous ne manquerons pas de le condamner de cœur et de bouche.

  1. Voyez la note, tome XXVI, page 567.
  2. Polier de Botens ; voyez tome XX, page 62.
  3. Jean, ch. xx, v. 17. (Note de Voltaire.)
  4. Les jansénistes ; voyez ci-après, chapitre xxxvi, page 291.
  5. Il avait paru un Abrégé de l’Histoire ecclésiastique de Fleury (par l’abbé de Prades), 1766, deux volumes in-8°, dont l’Avant-Propos est du roi de Prusse. Cet Avant-Propos n’a pas été admis dans les diverses éditions des Œuvres (primitives) de Frédéric II ; mais le tome VI et dernier d’un Supplément aux Œuvres posthumes comprend l’Abrégé lui-même et l’Avant-Propos. (B.)
  6. Vers de Racine, Britannicus, acte I, scène ii.