Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Femme

Éd. Garnier - Tome 19
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FEMME[1].
Physique et morale.

En général elle est bien moins forte que l’homme, moins grande, moins capable de longs travaux ; son sang est plus aqueux, sa chair moins compacte, ses cheveux plus longs, ses membres plus arrondis, les bras moins musculeux, la bouche plus petite, les fesses plus relevées, les hanches plus écartées, le ventre plus large. Ces caractères distinguent les femmes dans toute la terre, chez toutes les espèces, depuis la Laponie jusqu’à la côte de Guinée, en Amérique comme à la Chine.

Plutarque, dans son troisième livre des Propos de table, prétend que le vin ne les enivre pas aussi aisément que les hommes ; et voici la raison qu’il apporte de ce qui n’est pas vrai. Je me sers de la traduction d’Amyot[2].

« La naturelle température des femmes est fort humide, ce qui leur rend la charnure ainsi molle, lissée et luisante, avec leurs purgations menstruelles. Quand donc le vin vient à tomber en une si grande humidité, alors, se trouvant vaincu, il perd sa couleur et sa force, et devient décoloré et éveux ; et en peut-on tirer quelque chose des paroles mêmes d’Aristote : car il dit que ceux qui boivent à grands traits sans reprendre haleine, ce que les anciens appelaient amusizein, ne s’enivrent pas si facilement parce que le vin ne leur demeure guère dedans le corps ; ainsi étant pressé et poussé à force, il passe tout outre à travers. Or le plus communément nous voyons que les femmes boivent ainsi, et si est vraisemblable que leur corps, à cause de la continuelle attraction qui se fait des humeurs par contre-bas pour leurs purgations menstruelles, est plein de plusieurs conduits, et percé de plusieurs tuyaux et écheneaux, desquels le vin venant à tomber en sort vilement et facilement sans se pouvoir attacher aux parties nobles et principales, lesquelles étant troublées, l’ivresse s’en ensuit. »

Cette physique est tout à fait digne des anciens.

Les femmes vivent un peu plus que les hommes, c’est-à-dire qu’en une génération on trouve plus de vieilles que de vieillards. C’est ce qu’ont pu observer en Europe tous ceux qui ont fait des relevés exacts des naissances et des morts. Il est à croire qu’il en est ainsi dans l’Asie et chez les négresses, les rouges, les cendrées, comme chez les blanches. Natura est semper sibi consona.

Nous avons rapporté ailleurs[3] un extrait d’un journal de la Chine, qui porte qu’en l’année 1725 la femme de l’empereur Yong-tching ayant fait des libéralités aux pauvres femmes de la Chine qui passaient soixante et dix ans[4] on compta dans la seule province de Kanton, parmi celles qui reçurent ces présents, 98,222 femmes de soixante et dix ans passés, 40,893 âgées de plus de quatre-vingts ans, et 3,453 d’environ cent années. Ceux qui aiment les causes finales disent que la nature leur accorde une plus longue vie qu’aux hommes pour les récompenser de la peine qu’elles prennent de porter neuf mois des enfants, de les mettre au monde, et de les nourrir. Il n’est pas à croire que la nature donne des récompenses ; mais il est probable que le sang des femmes étant plus doux, leurs fibres s’endurcissent moins vite.

Aucun anatomiste, aucun physicien n’a jamais pu connaître la manière dont elles conçoivent. Sanchez a eu beau assurer « Mariam et Spiritum sanctum emisisse semen in copulatione, et ex semine amborum natum esse Jesum », cette abominable impertinence de Sanchez, d’ailleurs très-savant, n’est adoptée aujourd’hui par aucun naturaliste.

[5] Les émissions périodiques de sang qui affaiblissent toujours les femmes pendant cette époque, les maladies qui naissent de la suppression, les temps de grossesse, la nécessité d’allaiter les enfants et de veiller continuellement sur eux, la délicatesse de leurs membres, les rendent peu propres aux fatigues de la guerre et à la fureur des combats. Il est vrai, comme nous l’avons dit, qu’on a vu dans tous les temps et presque dans tous les pays des femmes à qui la nature donna un courage et des forces extraordinaires, qui combattirent avec les hommes, et qui soutinrent de prodigieux travaux ; mais, après tout, ces exemples sont rares. Nous renvoyons à l’article Amazones.

Le physique gouverne toujours le moral. Les femmes étant plus faibles de corps que nous ; ayant plus d’adresse dans leurs doigts, beaucoup plus souples que les nôtres ; ne pouvant guère travailler aux ouvrages pénibles de la maçonnerie, de la charpente, de la métallurgie, de la charrue ; étant nécessairement chargées des petits travaux plus légers de l’intérieur de la maison, et surtout du soin des enfants ; menant une vie plus sédentaire ; elles doivent avoir plus de douceur dans le caractère que la race masculine ; elles doivent moins connaître les grands crimes : et cela est si vrai que, dans tous les pays policés, il y a toujours cinquante hommes au moins exécutés à mort contre une seule femme[6].

Montesquieu, dans son Esprit des lois[7], en promettant de parler de la condition des femmes dans les divers gouvernements, avance que « chez les Grecs les femmes n’étaient pas regardées comme dignes d’avoir part au véritable amour, et que l’amour n’avait chez eux qu’une forme qu’on n’ose dire. » Il cite Plutarque pour son garant.

C’est une méprise qui n’est guère pardonnable qu’à un esprit tel que Montesquieu, toujours entraîné par la rapidité de ses idées, souvent incohérentes.

Plutarque, dans son chapitre de l’amour, introduit plusieurs interlocuteurs ; et lui-même, sous le nom de Daphneus, réfute avec la plus grande force les discours que tient Protogènes en faveur de la débauche des garçons.

C’est dans ce même dialogue qu’il va jusqu’à dire qu’il y a dans l’amour des femmes quelque chose de divin ; il compare cet amour au soleil, qui anime la nature ; il met le plus grand bonheur dans l’amour conjugal, et il finit par le magnifique éloge de la vertu d’Éponine.

Cette mémorable aventure s’était passée sous les yeux mêmes de Plutarque, qui vécut quelque temps dans la maison de Vespasien. Cette héroïne, apprenant que son mari Sabinus, vaincu par les troupes de l’empereur, s’était caché dans une profonde caverne entre la Franche-Comté et la Champagne, s’y enferma seule avec lui, le servit, le nourrit pendant plusieurs années, en eut des enfants. Enfin, étant prise avec son mari et présentée à Vespasien, étonné de la grandeur de son courage, elle lui dit : « J’ai vécu plus heureuse sous la terre dans les ténèbres, que toi à la lumière du soleil au faîte de la puissance. » Plutarque affirme donc précisément le contraire de ce que Montesquieu lui fait dire ; il s’énonce même en faveur des femmes avec un enthousiasme très-touchant.

Il n’est pas étonnant qu’en tout pays l’homme se soit rendu le maître de la femme, tout étant fondé sur la force. Il a d’ordinaire beaucoup de supériorité par celle du corps et même de l’esprit.

On a vu des femmes très-savantes comme il en fut de guerrières ; mais il n’y en a jamais eu d’inventrices.

L’esprit de société et d’agrément est communément leur partage. Il semble, généralement parlant, qu’elles soient faites pour adoucir les mœurs des hommes.

Dans aucune république elles n’eurent jamais la moindre part au gouvernement ; elles n’ont jamais régné dans les empires purement électifs ; mais elles règnent dans presque tous les royaumes héréditaires de l’Europe, en Espagne, à Naples, en Angleterre, dans plusieurs États du Nord, dans plusieurs grands fiefs qu’on appelle féminins.

La coutume qu’on appelle loi salique les a exclues du royaume de France ; et ce n’est pas, comme le dit Mézerai, qu’elles fussent incapables de gouverner, puisqu’on leur a presque toujours accordé la régence.

On prétend que le cardinal Mazarin avouait que plusieurs femmes étaient dignes de régir un royaume, et qu’il ajoutait qu’il était toujours à craindre qu’elles ne se laissassent subjuguer par des amants incapables de gouverner douze poules. Cependant Isabelle en Castille, Élisabeth en Angleterre, Marie-Thérèse en Hongrie, ont bien démenti ce prétendu bon mot attribué au cardinal Mazarin. Et aujourd’hui nous voyons dans le Nord une législatrice[8] aussi respectée que le souverain de la Grèce, de l’Asie Mineure, de la Syrie et de l’Égypte est peu estimé.

L’ignorance a prétendu longtemps que les femmes sont esclaves pendant leur vie chez les mahométans, et qu’après leur mort elles n’entrent point dans le paradis. Ce sont deux grandes erreurs, telles qu’on en a débité toujours sur le mahométisme. Les épouses ne sont point du tout esclaves. Le sura ou chapitre iv du Koran leur assigne un douaire. Une fille doit avoir la moitié du bien dont hérite son frère. S’il n’y a que des filles, elles partagent entre elles les deux tiers de la succession, et le reste appartient aux parents du mort ; chacune des deux lignes en aura la sixième partie ; et la mère du mort a aussi un droit dans la succession. Les épouses sont si peu esclaves qu’elles ont permission de demander le divorce, qui leur est accordé quand leurs plaintes sont jugées légitimes.

Il n’est pas permis aux musulmans d’épouser leur belle-sœur, leur nièce, leur sœur de lait, leur belle-fille élevée sous la garde de leur femme ; il n’est pas permis d’épouser les deux sœurs. En cela ils sont bien plus sévères que les chrétiens, qui tous les jours achètent à Rome le droit de contracter de tels mariages, qu’ils pourraient faire gratis.


POLYGAMIE.

Mahomet a réduit le nombre illimité des épouses à quatre. Mais comme il faut être extrêmement riche pour entretenir quatre femmes selon leur condition, il n’y a que les plus grands seigneurs qui puissent user d’un tel privilége. Ainsi la pluralité des femmes ne fait point aux États musulmans le tort que nous leur reprochons si souvent, et ne les dépeuple pas, comme on le répète tous les jours dans tant de livres écrits au hasard.

Les Juifs, par un ancien usage établi selon leurs livres depuis Lamech, ont toujours eu la liberté d’avoir à la fois plusieurs femmes. David en eut dix-huit ; et c’est depuis ce temps que les rabbins déterminèrent à ce nombre la polygamie des rois, quoiqu’il soit dit que Salomon en eut jusqu’à sept cents[9].

Les mahométans n’accordent pas publiquement aujourd’hui aux Juifs la pluralité des femmes : ils ne les croient pas dignes de cet avantage ; mais l’argent, toujours plus fort que la loi, donne quelquefois en Orient et en Afrique, aux Juifs qui sont riches, la permission que la loi leur refuse.

On a rapporté sérieusement que Lélius Cinna, tribun du peuple, publia, après la mort de César, que ce dictateur avait voulu promulguer une loi qui donnait aux femmes le droit de prendre autant de maris qu’elles voudraient. Quel homme sensé ne voit que c’est là un conte populaire et ridicule, inventé pour rendre César odieux ? Il ressemble à cet autre conte, qu’un sénateur romain avait proposé en plein sénat de donner permission à César de coucher avec toutes les femmes qu’il voudrait. De pareilles inepties déshonorent l’histoire, et font tort à l’esprit de ceux qui les croient. Il est triste que Montesquieu ait ajouté foi à cette fable.

Il n’en est pas de même de l’empereur Valentinien Ier, qui, se disant chrétien, épousa Justine du vivant de Severa sa première femme, mère de l’empereur Gratien. Il était assez riche pour entretenir plusieurs femmes.

Dans la première race des rois francs, Gontran, Cherebert, Sigebert, Chilpéric, eurent plusieurs femmes à la fois. Gontran eut dans son palais Venerande, Mercatrude et Ostregile, reconnues pour femmes légitimes. Cherebert eut Meroflède, Marcovèse et Théodogile.

Il est difficile de concevoir comment l’ex-jésuite Nonotte a pu, dans son ignorance, pousser la hardiesse jusqu’à nier ces faits, jusqu’à dire que les rois de cette première race n’usèrent point de la polygamie, et jusqu’à défigurer dans un libelle en deux volumes[10] plus de cent vérités historiques, avec la confiance d’un régent qui dicte des leçons dans un collége. Des livres dans ce goût ne laissent pas de se vendre quelque temps dans les provinces où les jésuites ont encore un parti ; ils séduisent quelques personnes peu instruites.

Le P. Daniel, plus savant, plus judicieux, avoue la polygamie des rois francs sans aucune difficulté ; il ne nie pas les trois femmes de Dagobert Ier ; il dit expressément que Théodebert épousa Deuterie, quoiqu’il eût une autre femme nommée Visigalde, et quoique Deuterie eût un mari. Il ajoute qu’en cela il imita son oncle Clotaire, lequel épousa la veuve de Clodomir son frère, quoiqu’il eût déjà trois femmes.

Tous les historiens font les mêmes aveux. Comment, après tous ces témoignages, souffrir l’impudence d’un ignorant qui parle en maître, et qui ose dire, en débitant de si énormes sottises, que c’est pour la défense de la religion ; comme s’il s’agissait, dans un point d’histoire, de notre religion vénérable et sacrée, que des calomniateurs méprisables font servir à leurs ineptes impostures !


De la polygamie permise par quelques papes et par quelques réformateurs.

L’abbé de Fleury, auteur de l’Histoire ecclésiastique, rend plus de justice à la vérité dans tout ce qui concerne les lois et les usages de l’Église. Il avoue que Boniface, apôtre de la basse Allemagne, ayant consulté, l’an 726, le pape Grégoire II pour savoir en quel cas un mari peut avoir deux femmes, Grégoire II lui répondit, le 22 novembre de la même année, ces propres mots : « Si une femme est attaquée d’une maladie qui la rende peu propre au devoir conjugal, le mari peut se marier à une autre ; mais il doit donner à la femme malade les secours nécessaires. » Cette décision paraît conforme à la raison et à la politique ; elle favorise la population, qui est l’objet du mariage.

Mais ce qui ne paraît ni selon la raison, ni selon la politique, ni selon la nature, c’est la loi qui porte qu’une femme séparée de corps et de biens de son mari ne peut avoir un autre époux, ni le mari prendre une autre femme. Il est évident que voilà une race perdue pour la peuplade, et que si cet époux et cette épouse séparés ont tous deux un tempérament indomptable, ils sont nécessairement exposés et forcés à des péchés continuels dont les législateurs doivent être responsables devant Dieu si...

Les décrétales des papes n’ont pas toujours eu pour objet ce qui est convenable au bien des États et à celui des particuliers. Cette même décrétale du pape Grégoire II, qui permet en certains cas la bigamie, prive à jamais de la société conjugale les garçons et les filles que leurs parents auront voués à l’Église dans leur plus tendre enfance. Cette loi semble aussi barbare qu’injuste : c’est anéantir à la fois des familles ; c’est forcer la volonté des hommes avant qu’ils aient une volonté ; c’est rendre à jamais les enfants esclaves d’un vœu qu’ils n’ont point fait ; c’est détruire la liberté naturelle ; c’est offenser Dieu et le genre humain.

La polygamie de Philippe, landgrave de Hesse, dans la communion luthérienne, en 1539, est assez publique[11]. J’ai connu un des souverains dans l’empire d’Allemagne, dont le père, ayant épousé une luthérienne, eut permission du pape de se marier à une catholique, et qui garda ses deux femmes.

Il est public en Angleterre, et on voudrait le nier en vain, que le chancelier Cowper épousa deux femmes qui vécurent ensemble dans sa maison avec une concorde singulière qui fit honneur à tous trois. Plusieurs curieux ont encore le petit livre que ce chancelier composa en faveur de la polygamie.

Il faut se défier des auteurs qui rapportent que dans quelques pays les lois permettent aux femmes d’avoir plusieurs maris. Les hommes, qui partout ont fait les lois, sont nés avec trop d’amour-propre, sont trop jaloux de leur autorité, ont communément un tempérament trop ardent en comparaison de celui des femmes, pour avoir imaginé une telle jurisprudence. Ce qui n’est pas conforme au train ordinaire de la nature est rarement vrai. Mais ce qui est fort ordinaire, surtout dans les anciens voyageurs, c’est d’avoir pris un abus pour une loi.

L’auteur de l’Esprit des lois prétend[12] que sur la côte de Malabar, dans la caste des Naïres, les hommes ne peuvent avoir qu’une femme, et qu’une femme au contraire peut avoir plusieurs maris ; il cite des auteurs suspects, et surtout Pirard. On ne devrait parler de ces coutumes étranges qu’en cas qu’on eût été longtemps témoin oculaire. Si on en fait mention, ce doit être en doutant : mais quel est l’esprit vif qui sache douter ?

« La lubricité des femmes, dit-il[13] est si grande à Patane que les hommes sont contraints de se faire certaines garnitures pour se mettre à l’abri de leurs entreprises. »

Le président de Montesquieu n’alla jamais à Patane. M. Linguet ne remarque-t-il pas très-judicieusement que ceux qui imprimèrent ce conte étaient des voyageurs qui se trompaient ou qui voulaient se moquer de leurs lecteurs ? Soyons juste, aimons le vrai, ne nous laissons pas séduire, jugeons par les choses et non par les noms.


Suite des réflexions sur la polygamie[14].

Il semble que le pouvoir, et non la convention, ait fait toutes les lois, surtout en Orient. C’est là qu’on voit les premiers esclaves, les premiers eunuques, le trésor du prince composé de ce qu’on a pris au peuple.

Qui peut vêtir, nourrir et amuser plusieurs femmes, les a dans sa ménagerie, et leur commande despotiquement.

Ben-Aboul-Kiba, dans son Miroir des fidèles, rapporte qu’un des vizirs du grand Soliman tint ce discours à un agent du grand Charles-Quint :

« Chien de chrétien, pour qui j’ai d’ailleurs une estime toute particulière, peux-tu bien me reprocher d’avoir quatre femmes selon nos saintes lois, tandis que tu vides douze quartauts par an, et que je ne bois pas un verre de vin ? Quel bien fais-tu au monde en passant plus d’heures à table que je n’en passe au lit ? Je peux donner quatre enfants chaque année pour le service de mon auguste maître ; à peine en peux-tu fournir un. Et qu’est-ce que l’enfant d’un ivrogne ? Sa cervelle sera offusquée des vapeurs du vin qu’aura bu son père. Que veux-tu d’ailleurs que je devienne quand deux de mes femmes sont en couches ? Ne faut-il pas que j’en serve deux autres, ainsi que ma loi me le commande ? Que deviens-tu, quel rôle joues-tu dans les derniers mois de la grossesse de ton unique femme, et pendant ses couches, et pendant ses maladies ? Il faut que tu restes dans une oisiveté honteuse, ou que tu cherches une autre femme. Te voilà nécessairement entre deux péchés mortels, qui te feront tomber tout raide, après ta mort, du pont aigu au fond de l’enfer.

« Je suppose que dans nos guerres contre les chiens de chrétiens nous perdions cent mille soldats : voilà près de cent mille filles à pourvoir. N’est-ce pas aux riches à prendre soin d’elles ? Malheur à tout musulman assez tiède pour ne pas donner retraite chez lui à quatre jolies filles en qualité de ses légitimes épouses, et pour ne pas les traiter selon leurs mérites !

« Comment donc sont faits dans ton pays la trompette du jour, que tu appelles coq, l’honnête bélier, prince des troupeaux, le taureau, souverain des vaches ? Chacun d’eux n’a-t-il pas son sérail ? Il te sied bien vraiment de me reprocher mes quatre femmes, tandis que notre grand prophète en a eu dix-huit, David le Juif autant, et Salomon le Juif sept cents de compte fait, avec trois cents concubines ! Tu vois combien je suis modeste. Cesse de reprocher la gourmandise à un sage qui fait de si médiocres repas. Je te permets de boire ; permets-moi d’aimer. Tu changes de vins, souffre que je change de femmes. Que chacun laisse vivre les autres à la mode de leur pays. Ton chapeau n’est point fait pour donner des lois à mon turban ; ta fraise et ton petit manteau ne doivent point commander à mon doliman. Achève de prendre ton café avec moi, et vas-t’en caresser ton Allemande, puisque tu es réduit à elle seule. »


Réponse de l’Allemand.

« Chien de musulman, pour qui je conserve une vénération profonde, avant d’achever mon café je veux confondre tes propos. Qui possède quatre femmes possède quatre harpies, toujours prêtes à se calomnier, à se nuire, à se battre : le logis est l’antre de la Discorde. Aucune d’elles ne peut t’aimer : chacune n’a qu’un quart de ta personne, et ne pourrait tout au plus te donner que le quart de son cœur. Aucune ne peut te rendre la vie agréable : ce sont des prisonnières qui, n’ayant jamais rien vu, n’ont rien à te dire. Elles ne connaissent que toi : par conséquent tu les ennuies. Tu es leur maître absolu : donc elles te haïssent. Tu es obligé de les faire garder par un eunuque, qui leur donne le fouet quand elles ont fait trop de bruit. Tu oses te comparer à un coq ! mais jamais un coq n’a fait fouetter ses poules par un chapon. Prends tes exemples chez les animaux ; ressemble-leur tant que tu voudras : moi, je veux aimer en homme ; je veux donner tout mon cœur, et qu’on me donne le sien. Je rendrai compte de cet entretien ce soir à ma femme, et j’espère qu’elle en sera contente. À l’égard du vin que tu me reproches, apprends que s’il est mal d’en boire en Arabie, c’est une habitude très-louable en Allemagne. Adieu. »


  1. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)

    — Voltaire eut toujours sur le cœur l’article Femme de Desmahis, qui avait paru dans l’Encyclopédie. « Il semble que cet article soit fait par le laquais de Gil Blas, » disait-il. Il écrivit donc celui-ci pour effacer le ridicule de l’autre dans les Questions sur l’Encyclopédie. (G. A.)

  2. Voltaire ne citait pas tout à fait le texte d’Amyot. Ce texte a été rétabli par des éditeurs qui m’ont précédé. (B.)
  3. Tome XI, page 169.
  4. Lettre très-instructive du jésuite Constantin au jésuite Souciet, dix-neuvième recueil. (Note de Voltaire.)
  5. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, on lisait ici en 1771 : « Les femmes sont la seule espèce femelle qui répande du sang tous les mois. On a voulu attribuer la même évacuation à quelques autres espèces, et surtout aux guenons ; mais le fait ne s’est pas trouvé vrai.

    « Ces émissions, etc. » (B.)

  6. Dans l’article Hommes, Voltaire établit la proportion de quatre sur mille.
  7. Livre VII, chapitre ix. Voyez l’article Amour socratique, dans lequel on a déjà indiqué cette bévue. (Note de Voltaire.)
  8. Catherine II.
  9. Selon les rabbins il était loisible à un Hébreu d’épouser jusqu’à quatre femmes. C’est justement le nombre permis dans les lois de Manou et dans le Koran. (G. A.)
  10. Erreurs de M. de Voltaire.
  11. Voltaire en a parlé dans l’Essai sur les Mœurs, chapitre cxxx, tome XII, page 297.
  12. Livre XVI, chapitre v. (Note de Voltaire.)
  13. Livre XVI, chapitre x. (Id.)
  14. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, 1771, ce morceau était intitulé Pluralité des femmes. (B.)


Félicité

Femme

Fermeté