Sur Mlle de Lenclos/Édition Garnier

SUR
Mlle DE LENCLOS
À M***
(1751)[1]

Je suis bien aise, monsieur, qu’un ministre du saint Évangile veuille savoir des nouvelles d’une prêtresse de Vénus. Je n’ai pas l’honneur d’être de votre religion, et je ne suis plus de l’autre ; mais j’ai voulu laisser passer le saint temps de Pâques avant de répondre à vos questions, jugeant bien que vous n’auriez pas voulu lire ma lettre pendant la semaine sainte.

Je vous dirai d’abord, en historiographe exact, que le cardinal de Richelieu eut les premières faveurs de Ninon, qui probablement eut les dernières de ce grand ministre. C’est, je crois, la seule fois que cette fille célèbre se donna sans consulter son goût. Elle avait alors seize à dix-sept ans[2]. Son père était un joueur de luth, nommé Lenclos[3]. Son instrument ne lui fit pas une grande fortune, mais sa fille y suppléa par le sien. Le cardinal de Richelieu lui donna deux mille livres de rentes viagères, qui étaient quelque chose dans ce temps-là. Elle se livra depuis à une vie un peu libertine, mais ne fut jamais courtisane publique. Jamais l’intérêt ne lui fit faire la moindre démarche. Les plus grands seigneurs du royaume furent amoureux d’elle ; mais ils ne furent pas tous heureux, et ce fut toujours son cœur qui la détermina. Il fallait beaucoup d’art, et être fort aimé d’elle, pour lui faire accepter des présents.

Dans le commencement de la régence d’Anne d’Autriche, elle fit un peu trop parler d’elle. On sait l’aventure du beau billet qu’a La Châtre : les Laïs et les Thaïs n’ont assurément rien fait ni rien dit de plus plaisant.

Une querelle entre deux de ses amants fut cause qu’on proposa à la reine de la faire mettre dans un couvent. Ninon, à qui on le dit, répondit qu’elle le voulait bien, pourvu que ce fût dans un couvent de cordeliers. On lui dit qu’on pourrait bien la mettre aux Filles repenties ; elle répondit que cela n’était pas juste, parce qu’elle n’était ni fille, ni repentie. Elle avait trop d’amis et était de trop bonne compagnie pour qu’on lui fît cet affront ; et enfin la reine, qui était très-indulgente, la laissa vivre à sa fantaisie. Elle donnait souvent chez elle des concerts. On y venait admirer son luth, son clavecin, et sa beauté. Huygens, ce philosophe hollandais qui découvrit en France une lune de Saturne[4], s’attacha aussi à observer Mlle Ninon de Lenclos. Elle métamorphosa un moment le mathématicien en galant et en poëte. Il fit pour elle ces vers, qui sont un peu géométriques :

Elle a cinq instruments dont je suis amoureux :
Les deux premiers, ses mains ; les deux autres, ses yeux ;
Pour le plus beau de tous, le cinquième qui reste,
            Il faut être fringant et leste.

Les plus beaux esprits du royaume et la meilleure compagnie se rendaient chez elle. On y soupait ; et, comme elle n’était pas riche, elle permettait que chacun y portât son plat. Saint-Évremond eut quelque temps ses bonnes grâces. On la quittait rarement ; mais elle quittait fort vite, et restait toujours l’amie de ses anciens amants. Elle pensa bientôt en philosophe, et on lui donna le nom de la moderne Leontium.

Sa philosophie était véritable, ferme, invariable, au-dessus des préjugés et des vaines recherches. Elle eut, à l’âge de vingt-deux ans, une maladie qui la mit au bord du tombeau. Ses amis déploraient sa destinée, qui l’enlevait à la fleur de son âge. « Ah dit-elle, je ne laisse au monde que des mourants. » Il me semble que ce mot est bien philosophique. Elle mérita les quatre vers que Saint-Évremond mit au bas de son portrait, et qui sont plus connus que tous les autres vers de cet auteur :

L’indulgente et sage nature
À formé l’âme de Ninon
De la volupté d’Épicure
Et de la vertu de Caton.

En effet, elle était digne de cet éloge. Elle disait qu’elle n’avait jamais fait à Dieu qu’une prière : « Mon Dieu, faites de moi un honnête homme, et n’en faites jamais une honnête femme. »

Les grâces de son esprit et la fermeté de ses sentiments lui firent une telle réputation que, lorsque la reine Christine vint en France, en 1654, cette princesse lui fit l’honneur de l’aller voir dans une petite maison de campagne où elle était alors.

Lorsque Mlle d’Aubigné (depuis Mme de Maintenon), qui n’avait alors aucune fortune, eut cru faire une bonne affaire en épousant Scarron, Ninon devint sa meilleure amie. Elles couchèrent ensemble quelques mois de suite : c’était alors une mode dans l’amitié. Ce qui est moins à la mode, c’est qu’elles eurent le même amant et ne se brouillèrent pas. M. de Villarceau quitta Mme de Maintenon pour Ninon. Elle eut deux enfants de lui. L’aventure de l’aîné est une des plus funestes qui soit jamais arrivée. Il avait été élevé loin de sa mère, qui lui avait été toujours inconnue. Il lui fut présenté, à l’âge de dix-neuf ans, comme un jeune homme qu’on voulait mettre dans le monde. Malheureusement, il en devint éperdument amoureux. Il y avait auprès de la porte Saint-Antoine un assez joli cabaret où, dans ma jeunesse, les honnêtes gens allaient encore quelquefois souper. Mlle de Lenclos, car on ne l’appelait plus alors Ninon, y soupait un jour avec la maréchale de La Ferté, l’abbé de Châteauneuf, et d’autres personnes. Ce jeune homme lui fit dans le jardin une déclaration si vive et si pressante que Mlle de Lenclos fut obligée de lui avouer qu’elle était sa mère. Aussitôt ce jeune homme, qui était venu au jardin à cheval, alla prendre un de ses pistolets à l’arçon de la selle, et se tua tout roide. Il n’était pas si philosophe que sa mère.

Son autre fils, nommé Laboissière, est mort tout doucement de sa belle mort, en 1732, à la Rochelle, où il était commissaire de marine. La mort tragique de son fils aîné rendit Mlle de Lenclos un peu plus sérieuse, mais ne l’empêcha pas d’avoir des amants. Elle regardait l’amour comme un plaisir qui n’engageait à aucuns devoirs, et l’amitié comme une chose sacrée. Elle aima quelques années, de très-bonne foi, le marquis de Sévigné, le fils de cette célèbre Mme de Sévigné dont nous avons des lettres charmantes. Elle le préféra au maréchal de Choiseul. Ce maréchal lui ayant fait un jour une longue énumération de ses bonnes qualités, comme si par là on se faisait aimer, elle lui répondit par ce vers de Corneille :


Ô ciel ! que de vertus vous me faites haïr !

(Pompée, dernier vers de l’acte III.)

Cependant elle était elle-même la personne qui avait le plus de vertu, à prendre ce mot dans le vrai sens, et cette vertu lui mérita le nom de la belle gardeuse de cassette.

Lorsque M. de Gourville, qui fut nommé vingt-quatre heures pour succéder à M. Colbert, et que nous avons vu mourir l’un des hommes de France le plus considéré ; lors, dis-je, que ce M. de Gourville, craignant d’être pendu en personne comme il le fut en effigie, s’enfuit de France en 1661, il laissa deux cassettes pleines d’argent, l’une à Mlle de Lenclos, l’autre à un dévot. À son retour, il trouva chez Ninon sa cassette en fort bon état[5] ; il y avait même plus d’argent qu’il n’en avait laissé, parce que les espèces avaient augmenté depuis ce temps-là. Il prétendit qu’au moins le surplus appartenait de droit à la dépositaire ; elle ne lui répondit qu’en le menaçant de faire jeter la cassette par les fenêtres. Le dévot s’y prit d’une autre façon : il dit qu’il avait employé son dépôt en œuvres pies, et qu’il avait préféré le salut de l’âme de Gourville à un argent qui sûrement l’aurait damné.

Le reste de la vie de Mlle de Lenclos n’a pas de grands événements ; quelques amants, beaucoup d’amis, une vie sédentaire, de la lecture, des soupers agréables : voilà tout ce qui compose la fin de son histoire.

Je ne dois pas oublier que Mme de Maintenon, étant devenue toute-puissante, se ressouvint d’elle, et lui fit dire que si elle voulait être dévote elle aurait soin de sa fortune. Mlle de Lenclos répondit qu’elle n’avait besoin ni de fortune, ni de masque. Elle resta chez elle, paisible avec ses amis, jouissant de sept à huit mille livres de rente, qui en valent quatorze d’aujourd’hui, et n’aurait pas voulu de la place de Mme de Maintenon, avec la gêne où cette place l’aurait condamnée. Plus heureuse que son ancienne amie, elle ne se plaignit jamais de son état, et Mme de Maintenon se plaignit quelquefois du sien.

Elle ne pouvait pas souffrir les ivrognes, qui étaient encore un peu à la mode de son temps. Chapelle, qui l’était, et qu’elle ne put corriger, fut exclu de sa maison, et devint son ennemi. Il jura que, pendant un mois entier, il ne se coucherait jamais sans être ivre, et sans avoir fait une chanson contre elle. Il tint parole. Voici une de ces chansons dont je me souviens :


Il ne faut pas qu’on s’étonne
Si parfois elle raisonne
De la sublime vertu
Dont Platon fut revêtu ;
Car, à bien compter son âge,
Elle doit avoir… vécu
Avec ce grand personnage.


Elle répondit à cela qu’elle aurait beaucoup mieux aimé coucher avec Platon qu’avec Chapelle.

Sa maison était sur la fin une espèce de petit hôtel de Rambouillet, où l’on parlait plus naturellement, et où il y avait un peu plus de philosophie que dans l’autre. Les mères envoyaient soigneusement à son école les jeunes gens qui voulaient entrer avec agrément dans le monde. Elle se plaisait à les former. Rémond, que nous avons vu introducteur des ambassadeurs, et qui prétendait être un grand platonicien, se vantait souvent de devoir à Mlle de Lenclos tout le mérite qu’il avait. En effet, il avait un mérite assez singulier. C’est sur lui que Périgny avait fait cette chanson :


De monsieur Rémond voici le portrait :
Il a tout à fait l’air d’un hareng sauret.

Il rime, il cabale,
Est homme de cour,
Se croit un Candale[6],
Se dit un Saucour[7].
Il passe en science
Socrate et Platon ;
Cependant il danse
Tout comme Balon[8].

De monsieur Rémond voici le portrait :
Il a tout à fait l’air d’un hareng sauret.


Quand on dit à Mlle de Lenclos que Rémond se vantait partout d’avoir été formé par elle, elle répondit qu’elle faisait comme Dieu, qui s’était repenti d’avoir fait l’homme.

Je suis hareng sauret comme M. Rémond ; mais, n’ayant pas été formé par Mlle de Lenclos, ce n’est pas elle qui s’est repentie de m’avoir fait.

L’abbé de Châteauneuf me mena chez elle dans ma plus tendre jeunesse. J’étais âgé d’environ treize ans[9]. J’avais fait quelques vers qui ne valaient rien, mais qui paraissaient fort bons pour mon âge. Mlle de Lenclos avait autrefois connu ma mère, qui était fort amie de l’abbé de Châteauneuf. Enfin on trouva plaisant de me mener chez elle. L’abbé était le maître de la maison : c’était lui qui avait fini l’histoire amoureuse de cette personne singulière ; c’était un de ces hommes qui n’ont pas besoin de l’attrait de la jeunesse pour avoir des désirs ; et les charmes de la société de Mlle de Lenclos avaient fait sur lui l’effet de la beauté. Elle le fit languir deux ou trois jours ; et enfin l’abbé lui ayant demandé pourquoi elle lui avait tenu rigueur si longtemps, elle lui répondit qu’elle avait voulu attendre le jour de sa naissance pour ce beau gala ; et ce jour-là elle avait juste soixante et dix ans[10]. Elle ne poussa guère plus loin cette plaisanterie, et l’abbé de Châteauneuf resta son ami intime. Pour moi, je lui fus présenté un peu plus tard ; elle avait quatre-vingt-cinq ans. Il lui plut de me mettre sur son testament ; elle me légua deux mille francs pour acheter des livres. Sa mort suivit de près ma visite et son testament[11].

L’abbé Testu[12], qu’on appelait Testu tais toi (pour le distinguer d’un autre, devenu un dévot à la mode), homme connu par beaucoup de bouquets à Iris, d’impromptus, de jouissances, et de psaumes paraphrasés, après avoir voulu être longtemps un agréable débauché, eut l’ambition de convertir Mlle de Lenclos à sa mort. « Il croit, dit-elle, que cela lui fera honneur, et que le roi lui donnera une abbaye ; mais s’il ne fait fortune que par mon âme, il court risque de mourir sans bénéfice. »

On a peu de lettres d’elle. Il y en a deux ou trois d’imprimées dans le recueil de Saint-Évremond. L’abbé de Châteauneuf en avait beaucoup ; mais en mourant il a brûlé tous ses papiers.

Quelqu’un a imprimé[13], il y a deux ans, des Lettres sous le nom de Mlle de Lenclos, à peu près comme dans ce pays-ci on vend du vin d’Orléans pour du Bourgogne. Si elle avait eu le malheur d’écrire ces Lettres, vous ne m’en auriez pas demandé une sur ce qui la regarde.

Au reste, j’apprends que l’on vient d’imprimer deux nouveaux Mémoires[14] sur la vie de cette philosophe. Si cette mode continue, il y aura bientôt autant d’histoires de Ninon que de Louis XIV. Je souhaite que ces Mémoires soient plus instructifs et plus édifiants que ceux que je viens de vous donner.

Dites, avec moi, un petit De profundis pour elle. J’ai l’honneur d’être, etc.

FIN DE LA LETTRE.
  1. Ce morceau fait partie du tome III des Nouveaux Mélanges philosophiques, historiques, critiques, etc, 1765. C’est donc par erreur que les éditeurs de Kehl l’ont daté de 1771. Des éditeurs modernes ont mis 1751, et avec raison, puisque c’est de 1751 qu’est un des ouvrages dont Voltaire parle comme venant de paraître. On peut encore, sur Ninon de Lenclos, voir, dans la Correspondance, le fragment de lettre du 15 avril 1752 ; dans le présent volume, page 497, le Dialogue entre madame de Maintenon et mademoiselle de Lenclos ; et, plus loin, le chapitre viii de la Défense de mon oncle. (B.)
  2. Elle était née en 1620 (le 10 novembre), et mourut en 1705 (le 17 octobre). Voyez les actes authentiques dans le Dictionnaire de Jal.
  3. Un petit gentilhomme habile à jouer du luth.
  4. Sa découverte du satellite de Saturne est de 1656.
  5. C’est ce qui a donné à Voltaire l’idée de sa comédie du Dépositaire ; voyez tome V du Théâtre.
  6. Le duc de Candale, fils du duc d’Épernon, le plus bel homme de son temps.
  7. Le marquis de Saucour passait pour l’homme le plus vigoureux, et son nom est passé en proverbe.
  8. Fameux danseur de l’Opéra.
  9. Onze ans au plus. Il était né le 21 novembre 1694, et Ninon mourut le 17 octobre 1705.
  10. Dans la lettre du 15 avril 1752, Voltaire dit, comme ici, soixante et dix ans : mais dans le chapitre viii de la Défense de mon oncle, et dans les Questions sur l’Encyclopédie (voyez tome XVIII, page 354), il dit soixante ans.
  11. Elle mourut à quatre-vingt-cinq ans moins un mois.
  12. Jacques Testu est mort le 26 juin 1706, huit mois après Ninon.
  13. Louis Damours, avocat, né à Angers, mort en 1788, est auteur des Lettres de Ninon de Lenclos au marquis de Sévigné, 1750, in-12 ; 1752, deux volumes in-12, plusieurs fois réimprimés.
  14. Mémoires sur la vie de Ninon de Lenclos (par Bret), 1750, in-12 ; et Mémoires et Lettres pour servir à l’histoire de la vie de mademoiselle de Lenclos (par Douxmenil), 1751, in-12.