Essai sur les mœurs/Chapitre 139

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CHAPITRE CXXXIX.

Des ordres religieux.

La vie monastique, qui a fait tant de bien et tant de mal, qui a été une des colonnes de la papauté, et qui a produit celui par qui la papauté fut exterminée dans la moitié de l’Europe, mérite une attention particulière.

Beaucoup de protestants et de gens du monde s’imaginent que les papes ont inventé toutes ces milices différentes en habit, en chaussure, en nourriture, en occupations, en règles, pour être dans tous les États de la chrétienté les armées du saint-siége. Il est vrai que les papes les ont mises en usage, mais ils ne les ont point inventées.

Il y eut chez les peuples de l’Orient, dans la plus haute antiquité, des hommes qui se retiraient de la foule pour vivre ensemble dans la retraite. Les Perses, les Égyptiens, les Indiens surtout, eurent des communautés de cénobites, indépendamment de ceux qui étaient destinés au culte des autels. C’est des Indiens que nous viennent ces prodigieuses austérités, ces sacrifices et ces tourments volontaires auxquels les hommes se condamnent, dans la persuasion que la Divinité se plaît aux souffrances des hommes. L’Europe en cela ne fut que l’imitatrice de l’Inde. L’imagination ardente et sombre des Orientaux s’est portée beaucoup plus loin que la nôtre. On ne voit point de moines chez les Grecs et chez les Romains ; tous les colléges de prêtres desservaient leurs temples auxquels ils étaient attachés. La vie monastique était inconnue à ces peuples. Les Juifs eurent leurs esséniens et leurs thérapeutes : les chrétiens les imitèrent.

Saint Basile, au commencement du IVe siècle, dans une province barbare vers la mer Noire, établit sa règle suivie de tous les moines de l’Orient : il imagina les trois vœux, auxquels les solitaires se soumirent tous. Saint Benedict, ou Benoît, donna la sienne au VIe siècle, et fut le patriarche des cénobites de l’Occident.

Ce fut longtemps une consolation pour le genre humain qu’il y eût de ces asiles ouverts à tous ceux qui voulaient fuir les oppressions du gouvernement goth et vandale. Presque tout ce qui n’était pas seigneur de château était esclave : on échappait, dans la douceur des cloîtres, à la tyrannie et à la guerre. Les lois féodales de l’Occident ne permettaient pas, à la vérité, qu’un esclave fût reçu moine sans le consentement du seigneur ; mais les couvents savaient éluder la loi. Le peu de connaissances qui restait chez les Barbares fut perpétué dans les cloîtres. Les bénédictins transcrivirent quelques livres. Peu à peu il sortit des cloîtres plusieurs inventions utiles. D’ailleurs ces religieux cultivaient la terre, chantaient les louanges de Dieu, vivaient sobrement, étaient hospitaliers ; et leurs exemples pouvaient servir à mitiger la férocité de ces temps de barbarie. On se plaignit que bientôt après les richesses corrompirent ce que la vertu et la nécessité avaient institué : il fallut des réformes. Chaque siècle produisit en tous pays des hommes animés par l’exemple de saint Benoît, qui tous voulurent être fondateurs de congrégations nouvelles.

L’esprit d’ambition est presque toujours joint à celui d’enthousiasme, et se mêle, sans qu’on s’en aperçoive, à la piété la plus austère. Entrer dans l’ordre ancien de saint Benoît ou de saint Basile, c’était se faire sujet ; créer un nouvel institut, c’était se faire un empire. De là cette multitude de clercs, de chanoines réguliers, de religieux, et de religieuses. Quiconque a voulu fonder un ordre a été bien reçu des papes, parce qu’ils ont été tous immédiatement soumis au saint-siége, et soustraits, autant qu’on l’a pu, à la domination de leurs évêques. La plupart de leurs généraux résident à Rome comme dans le centre de la chrétienté, et de cette capitale ils envoient au bout du monde les ordres que le pontife leur donne.

Mais ce qu’on n’a pas assez remarqué, c’est qu’il s’en est fallu peu que le pontificat romain n’ait été pour jamais entre les mains des moines. Ce dernier avilissement qui manquait à Rome ne fut pas à craindre lorsque Grégoire Ier fut élu pape par le clergé et par le peuple (590). Il est vrai qu’auparavant il avait été bénédictin, mais il y avait longtemps qu’il était sorti du cloître. Les Romains depuis s’accoutumèrent à voir des moines sur la chaire papale ; elle fut remplie par des dominicains et par des franciscains aux XIIIe et XIVe siècles, et il y en eut beaucoup au XVe. Les cardinaux, dans ces temps de troubles, d’ignorance, de fausse science, et de barbarie, avaient ravi au clergé et au peuple romain le droit d’élire leur évêque. Si ces moines papes avaient osé seulement mettre dans le collége des cardinaux les deux tiers de moines, le pontificat restait pour jamais entre leurs mains ; les moines alors auraient gouverné despotiquement toute la chrétienté catholique ; tous les rois auraient été exposés à l’excès de l’opprobre. Les cardinaux n’ont paru sentir ce danger que vers la fin du XVIe siècle, sous le pontificat du cordelier Sixte-Quint. Ce n’est que dans ce temps qu’ils ont pris la résolution de ne donner le chapeau de cardinal qu’à très-peu de moines, et de n’en élire aucun pour pape[1].

Tous les États chrétiens étaient inondés, au commencement du XVIe siècle, de citoyens devenus étrangers dans leur patrie, et sujets du pape. Un autre abus, c’est que ces familles immenses se perpétuent aux dépens de la race humaine. On peut assurer qu’avant que la moitié de l’Europe eût aboli les cloîtres, ils renfermaient plus de cinq cent mille personnes. Il y a des campagnes dépeuplées ; les colonies du nouveau monde manquent d’habitants ; le fléau de la guerre emporte tous les jours trop de citoyens. Si le but de tout législateur est la multiplication des sujets, c’est aller sans doute contre ce grand principe que de trop encourager cette multitude d’hommes et de femmes que perd chaque État, et qui s’engagent par serment, autant qu’il est en eux, à la destruction de l’espèce humaine, il serait à souhaiter qu’il y eût des retraites douces pour la vieillesse ; mais ce seul institut nécessaire est le seul qui ait été oublié. C’est l’extrême jeunesse qui peuple les cloîtres : c’est dans un âge où il n’est permis nulle part de jouir de ses biens qu’il est permis de disposer de sa liberté pour jamais.

On ne peut nier qu’il n’y ait eu dans le cloître de très-grandes vertus : il n’est guère encore de monastère qui ne renferme des âmes admirables, qui font honneur à la nature humaine. Trop d’écrivains se sont fait un plaisir de rechercher les désordres et les vices dont furent souillés quelquefois ces asiles de la piété. Il est certain que la vie séculière a toujours été plus vicieuse, et que les plus grands crimes n’ont pas été commis dans les monastères ; mais ils ont été plus remarqués par leur contraste avec la règle. Nul état n’a toujours été pur. Il faut n’envisager ici que le bien général de la société : il faut plaindre mille talents ensevelis, et des vertus stériles qui eussent été utiles au monde. Le petit nombre des cloîtres fit d’abord beaucoup de bien. Ce petit nombre proportionné à l’étendue de chaque État eût été respectable. Le grand nombre les avilit, ainsi que les prêtres, qui, autrefois presque égaux aux évêques, sont maintenant à leur égard ce qu’est le peuple en comparaison des princes.

Il est vrai qu’entre les anciens moines noirs et les nouveaux moines blancs il régnait une inimitié scandaleuse. Cette jalousie ressemblait à celle des factions vertes et bleues dans l’empire romain ; mais elle ne causa pas les mêmes séditions.

Dans cette foule d’ordres religieux, les bénédictins tenaient toujours le premier rang. Occupés de leur puissance et de leurs richesses, ils n’entrèrent guère au XVIe siècle dans les disputes scolastiques ; ils regardaient les autres moines comme l’ancienne noblesse voit la nouvelle. Ceux de Cîteaux, de Clervaux, et beaucoup d’autres, étaient des rejetons de la souche de saint Benoît, et n’étaient, du temps de Luther, connus que par leur opulence. Les riches abbayes d’Allemagne, tranquilles dans leurs États, ne se mêlaient pas de controverse, et les bénédictins de Paris n’avaient pas encore employé leur loisir à ces savantes recherches qui leur ont donné tant de réputation.

Les carmes, transplantés de la Palestine en Europe, au XIIIe siècle, étaient contents pourvu qu’on crût qu’Élie était leur fondateur.

L’ordre des chartreux, établi près de Grenoble à la fin du XIe siècle, seul ordre ancien qui n’ait jamais eu besoin de réforme, était en petit nombre ; trop riche, à la vérité, pour des hommes séparés du siècle, mais, malgré ces richesses, consacrés sans relâchement au jeûne, au silence, à la prière, à la solitude ; tranquilles sur la terre, au milieu de tant d’agitations dont le bruit venait à peine jusqu’à eux, et ne connaissant les souverains que par les prières où leurs noms sont insérés. Heureux si des vertus si pures et si persévérantes avaient pu être utiles au monde !

Les prémontrés, que saint Norbert fonda (1120), ne faisaient pas beaucoup de bruit, et n’en valaient que mieux.

Les franciscains étaient les plus nombreux et les plus agissants. François d’Assise, qui les fonda vers l’an 1210, était l’homme de la plus grande simplicité et du plus prodigieux enthousiasme : c’était l’esprit du temps ; c’était en partie celui de la populace des croisés ; c’était celui des Vaudois et des Albigeois. Il trouva beaucoup d’hommes de sa trempe, et se les associa. Les guerres des croisades nous ont déjà fait voir[2] un grand exemple de son zèle et de celui de ses compagnons, quand il alla proposer au Soudan d’Égypte de se faire chrétien, et que frère Gille prêcha si obstinément dans Maroc.

Jamais les égarements de l’esprit n’ont été poussés plus loin que dans le livre des Conformités de François avec le Christ, écrit de son temps, augmenté depuis, recueilli et imprimé enfin, au commencement du XVIe siècle, par un cordelier nommé Barthélemy Albizzi. On regarde, dans ce livre, le Christ comme précurseur de François, C’est là qu’on trouve l’histoire de la femme de neige que François fit de ses mains ; celle d’un loup enragé qu’il guérit miraculeusement, et auquel il fit promettre de ne plus manger de moutons ; celle d’un cordelier devenu évêque, qui, déposé par le pape, et étant mort après sa déposition, sortit de sa bière pour aller porter une lettre de reproche au pape ; celle d’un médecin qu’il fit mourir par ses prières dans Nocera, pour avoir le plaisir de le ressusciter par de nouvelles prières. On attribuait à François une multitude prodigieuse de miracles. C’en était un grand, en effet, qu’avait opéré ce fondateur d’un si grand ordre, de l’avoir multiplié au point que de son vivant, à un chapitre général qui se tint près d’Assise (1219), il se trouva cinq mille de ses moines. Aujourd’hui, quoique les protestants leur aient enlevé un nombre prodigieux de leurs monastères, ils ont encore sept mille maisons d’hommes sous des noms différents, et plus de neuf cents couvents de filles. On a compté, par leurs derniers chapitres, cent quinze mille hommes, et environ vingt-neuf mille filles : abus intolérable dans des pays où l’on a vu l’espèce humaine manquer sensiblement.

Ceux-là étaient ardents à tout : prédicateurs, théologiens, missionnaires, quêteurs, émissaires, courant d’un bout du monde à l’autre, et en tous lieux ennemis des dominicains. Leur querelle théologique roulait sur la naissance de la mère de Jésus-Christ.

Les dominicains assuraient qu’elle était née livrée au démon comme les autres ; les cordeliers prétendaient qu’elle avait été exempte du péché originel. Les dominicains croyaient être fondés sur l’opinion de saint Thomas ; les franciscains sur celle de Jean Duns, Écossais, nommé improprement Scot, et connu en son temps par le titre de Docteur subtil.

La querelle politique de ces deux ordres était la suite du prodigieux crédit des dominicains.

Ceux-ci, fondés un peu après les franciscains, n’étaient pas si nombreux ; mais ils étaient plus puissants, par la charge de maître du sacré palais de Rome, qui, depuis saint Dominique, est affectée à cet ordre, et par les tribunaux de l’Inquisition auxquels ces religieux président. Leurs généraux même nommèrent longtemps les inquisiteurs dans la chrétienté. Le pape, qui les nomme actuellement, laisse toujours subsister la congrégation de cet office dans le couvent de la Minerve des dominicains ; et ces moines sont encore inquisiteurs dans trente-deux tribunaux d’Italie, sans compter ceux du Portugal et de l’Espagne.

Pour les augustins, c’était originairement une congrégation d’ermites, auxquels le pape Alexandre IV donna une règle (1254). Quoique le sacristain du pape fût toujours tiré de leur corps, et qu’ils fussent en possession de prêcher et de vendre les indulgences, ils n’étaient ni si répandus que les cordeliers, ni si puissants que les dominicains ; et ils ne sont guère connus du monde séculier que pour avoir eu Luther dans leur ordre.

Les minimes ne faisaient ni bien ni mal. Ils furent fondés par un homme sans jugement, par ce Francesco Martorillo, que Louis XI priait de lui prolonger la vie. Ce Martorillo, ayant réglé en Calabre que ses moines mangeraient tout à l’huile, parce que l’huile y est presque pour rien, ordonna la même chose à ses moines établis par lui-même dans les climats septentrionaux de France où les oliviers ne croissent point, et où l’huile est quelquefois si chère que cette nourriture, ordonnée par la frugalité, est un luxe.

J’omets un grand nombre de congrégations différentes : car, dans ce plan général, je ne fais point passer en revue tous les régiments d’une armée. Mais l’ordre des jésuites, établi du temps de Luther, demande une attention distinguée. Le monde chrétien s’est épuisé à en dire du bien et du mal. Cette société s’est étendue partout, et partout elle a eu des ennemis. Un très-grand nombre de personnes pensent que sa fondation était l’effort de la politique, et que l’institut d’Inigo, que nous nommons Ignace, était un dessein formé d’asservir les consciences des rois à son ordre, de le faire dominer sur les esprits des peuples, et de lui acquérir une espèce de monarchie universelle.

Ignace de Loyola était bien éloigné d’une pareille vue, et ne fut jamais en état de former de telles prétentions : c’était un gentilhomme biscayen, sans lettres, né avec un esprit romanesque, entêté de livres de chevalerie, et disposé à l’enthousiasme. Il servait dans les troupes d’Espagne tandis que les Français, qui voulaient en vain retirer la Navarre des mains de ses usurpateurs, assiégeaient le château de Pampelune (1521). Ignace, qui alors avait près de trente ans, était renfermé dans le château. Il y fut blessé. La Légende dorée, qu’on lui donna à lire pendant sa convalescence, et une vision qu’il crut avoir, le déterminèrent à faire le pèlerinage de Jérusalem. Il se dévoua à la mortification. On assure même qu’il passa sept jours et sept nuits sans manger ni boire, chose presque incroyable, qui marque une imagination un peu faible et un corps extrêmement robuste. Tout ignorant qu’il était, il prêcha de village en village. On sait le reste de ses aventures ; comment il se fit chevalier de la Vierge après avoir fait la veille des armes pour elle ; comment il voulut combattre un Maure qui avait parlé peu respectueusement de celle dont il était chevalier, et comme il abandonna la chose à la décision de son cheval, qui prit un autre chemin que celui du Maure. Il prétendit aller prêcher les Turcs : il alla jusqu’à Venise ; mais, faisant réflexion qu’il ne savait pas le latin, langue pourtant assez inutile en Turquie, il retourna, à l’âge de trente-trois ans, commencer ses études à Salamanque.

L’Inquisition l’ayant fait mettre en prison parce qu’il dirigeait des dévotes, et en faisait des pèlerines, et n’ayant pu apprendre dans Alcala ni dans Salamanque les premiers rudiments de la grammaire, il alla se mettre en sixième dans Paris, au collége de Montaigu, se soumettant au fouet comme les petits garçons de sa classe[3]. Incapable d’apprendre le latin, pauvre, errant dans Paris, et méprisé, il trouva des Espagnols dans le même état ; il se les associa : quelques Français se joignirent à eux. Ils allèrent tous à Rome, vers l’an 1537, se présenter au pape Paul III, en qualité de pèlerins qui voulaient aller à Jérusalem, et y former une congrégation particulière. Ignace et ses compagnons avaient de la vertu ; ils étaient désintéressés, mortifiés, pleins de zèle. On doit avouer aussi qu’Ignace brûlait de l’ambition d’être chef d’un institut. Cette espèce de vanité, dans laquelle entre l’ambition de commander, s’affermit dans un cœur par le sacrifice des autres passions, et agit d’autant plus puissamment qu’elle se joint à des vertus. Si Ignace n’avait pas eu cette passion, il serait entré avec les siens dans l’ordre des théatins, que le cardinal Cajetan avait établi. En vain ce cardinal le sollicitait d’entrer dans cette communauté, l’envie d’être fondateur l’empêcha d’être religieux sous un autre.

Les chemins de Jérusalem n’étaient pas sûrs ; il fallut rester en Europe. Ignace, qui avait appris un peu de grammaire, se consacra à enseigner les enfants. Ses disciples remplirent cette vue avec un très-grand succès ; mais ce succès même fut une source de troubles. Les jésuites eurent à combattre des rivaux dans les universités où ils furent reçus ; et les villes où ils enseignèrent en concurrence avec l’université furent un théâtre de divisions.

Si le désir d’enseigner, que la charité inspira à ce fondateur, a produit des événements funestes, l’humilité par laquelle il renonça, lui et les siens, aux dignités ecclésiastiques est précisément ce qui a fait la grandeur de son ordre. La plupart des souverains prirent des jésuites pour confesseurs, afin de n’avoir pas un évêché à donner pour une absolution ; et la place de confesseur est devenue souvent bien plus importante qu’un siége épiscopal. C’est un ministère secret qui devient puissant à proportion de la faiblesse du prince.

Enfin Ignace et ses compagnons, pour arracher du pape une bulle d’établissement, fort difficile à obtenir, furent conseillés de faire, outre les vœux ordinaires, un quatrième vœu particulier d’obéissance au pape ; et c’est ce quatrième vœu, qui, dans la suite, a produit des missionnaires portant la religion et la gloire du souverain pontife aux extrémités de la terre. Voilà comme l’esprit du monde le moins politique donna naissance au plus politique de tous les ordres monastiques. En matière de religion, l’enthousiasme commence toujours le bâtiment ; mais l’habileté l’achève.

(1540) Paul III promulgua leur bulle d’institution, avec la clause expresse que leur nombre ne passerait jamais soixante. Cependant Ignace, avant de mourir, eut plus de mille jésuites sous ses ordres. La prudence gouverna enfin son enthousiasme : son livre des Exercices spirituels, qui devait diriger ses disciples, était à la vérité romanesque : il y représente Dieu comme un général d’armée, dont les jésuites sont les capitaines : mais on peut faire un très-mauvais livre, et bien gouverner. Il fut assisté surtout par un Lainez et un Salmeron, qui, étant devenus habiles, composèrent avec lui les lois de son ordre. François de Borgia, duc de Gandie, petit-fils du pape Alexandre VI, et neveu de César Borgia, aussi dévot et aussi simple que son oncle et son grand-père avaient été méchants et fourbes, entra dans l’ordre des jésuites, et lui procura des richesses et du crédit. François Xavier, par ses missions dans l’Inde et au Japon, rendit l’ordre célèbre. Cette ardeur, cette opiniâtreté, ce mélange d’enthousiasme et de souplesse, qui fait le caractère de tout nouvel institut, fit recevoir les jésuites dans presque tous les royaumes, malgré les oppositions qu’ils essuyèrent. (1561) Ils ne furent admis en France qu’à condition qu’ils ne prendraient jamais le nom de jésuites, et qu’ils seraient soumis aux évêques. Ce nom de jésuite paraissait trop fastueux : on leur reprochait de vouloir s’attribuer à eux seuls un titre commun à tous les chrétiens ; et les vœux qu’ils faisaient au pape donnaient de la jalousie.

On les a vus depuis gouverner plusieurs cours de l’Europe, se faire un grand nom par l’éducation qu’ils ont donnée à la jeunesse, aller réformer les sciences à la Chine, rendre pour un temps le Japon chrétien, et donner des lois aux peuples du Paraguai[4]. À l’époque de leur expulsion du Portugal, premier signal de leur destruction, ils étaient environ dix-huit mille dans le monde, tous soumis à un général perpétuel et absolu, liés tous ensemble uniquement par l’obéissance qu’ils vouent à un seul. Leur gouvernement était devenu le modèle d’un gouvernement monarchique. Ils avaient des maisons pauvres, ils en avaient de très-riches. L’évêque du Mexique, dom Jean de Palafox, écrivait au pape Innocent X, environ cent ans après leur institution : « J’ai trouvé entre les mains des jésuites presque toutes les richesses de ces provinces. Deux de leurs colléges possèdent trois cent mille moutons, six grandes sucreries dont quelques-unes valent près d’un million d’écus ; ils ont des mines d’argent très-riches ; leurs mines sont si considérables qu’elles suffiraient à un prince qui ne reconnaîtrait aucun souverain au-dessus de lui. » Ces plaintes paraissent un peu exagérées ; mais elles étaient fondées.

Cet ordre eut beaucoup de peine à s’établir en France, et cela devait être. Il naquit, il s’éleva sous la maison d’Autriche, alors ennemie de la France, et fut protégé par elle. Les jésuites, du temps de la Ligue, étaient les pensionnaires de Philippe II. Les autres religieux, qui entrèrent tous dans cette faction, excepté les bénédictins et les chartreux, n’attisaient le feu qu’en France ; les jésuites le soufflaient de Rome, de Madrid, de Bruxelles, au milieu de Paris. Des temps plus heureux ont éteint ces flammes.

Rien ne semble plus contradictoire que cette haine publique dont ils ont été chargés, et cette confiance qu’ils se sont attirée ; cet esprit qui les exila de plusieurs pays, et qui les y remit en crédit ; ce prodigieux nombre d’ennemis, et cette faveur populaire ; mais on avait vu des exemples de ces contrastes dans les ordres mendiants. Il y a toujours dans une société nombreuse, occupée des sciences et de la religion, des esprits ardents et inquiets qui se font des ennemis, des savants qui se font de la réputation, des caractères insinuants qui se font des partisans, et des politiques qui tirent parti du travail et du caractère de tous les autres.

Il ne faut pas sans doute attribuer à leur institut, à un dessein formé, général, et toujours suivi, les crimes auxquels des temps funestes ont entraîné plusieurs jésuites. Ce n’est pas certainement la faute d’Ignace si les pères Matthieu, Guignard, Guéret, et d’autres, cabalèrent et écrivirent contre Henri IV avec tant de fureur, et s’ils ont été enfin chassés de la France, de l’Espagne et du Portugal, et détruits par un pape cordelier, malgré le quatrième vœu qu’ils faisaient au saint siége ; de même que ce n’est pas la faute du fondateur des dominicains si un de leurs frères empoisonna l’empereur Henri VII en le communiant, et si un autre assassina le roi de France Henri III. On ne doit pas imputer davantage à saint Benoît l’empoisonnement du duc de Guienne, frère de Louis XI, par un bénédictin. Nul ordre religieux ne fut fondé dans des vues criminelles, ni même politiques.

Les pères de l’Oratoire de France, d’une institution plus nouvelle, sont différents de tous les ordres. Leur congrégation est la seule où les vœux soient inconnus, et où n’habite point le repentir. C’est une retraite toujours volontaire. Les riches y vivent à leurs dépens, les pauvres aux dépens de la maison. On y jouit de la liberté qui convient à des hommes. La superstition et les petitesses n’y déshonorent guère la vertu.

Il a régné entre tous ces ordres une émulation qui est souvent devenue une jalousie éclatante. La haine entre les moines noirs et les moines blancs subsista violemment pendant quelques siècles : les dominicains et les franciscains furent nécessairement divisés, comme on l’a remarqué[5] ; chaque ordre semblait se rallier sous un étendard différent. Ce qu’on appelle esprit de corps anime toutes les sociétés.

Les instituts consacrés au soulagement des pauvres et au service des malades n’ont pas été les moins respectables. Peut-être n’est-il rien de plus grand sur la terre que le sacrifice que fait un sexe délicat de la beauté et de la jeunesse, souvent de la haute naissance, pour soulager dans les hôpitaux ce ramas de toutes les misères humaines dont la vue est si humiliante pour l’orgueil humain, et si révoltante pour notre délicatesse. Les peuples séparés de la communion romaine n’ont imité qu’imparfaitement une charité si généreuse ; mais aussi cette congrégation si utile est la moins nombreuse.

Il est une autre congrégation plus héroïque : car ce nom convient aux trinitaires de la rédemption des captifs, établis vers l’an 1120 par un gentilhomme nommé Jean de Matha. Ces religieux se consacrent depuis six cents ans à briser les chaînes des chrétiens chez les Maures : ils emploient à payer les rançons des esclaves leurs revenus et les aumônes qu’ils recueillent, et qu’ils portent eux-mêmes en Afrique.

On ne peut se plaindre de tels instituts ; mais on se plaint en général que la vie monastique a dérobé trop de sujets à la société civile. Les religieuses surtout sont mortes pour la patrie : les tombeaux où elles vivent sont presque tous très-pauvres ; une fille qui travaille de ses mains aux ouvrages de son sexe gagne beaucoup plus que ne coûte l’entretien d’une religieuse. Leur sort peut faire pitié, si celui de tant de couvents d’hommes trop riches peut faire envie. Il est bien évident que leur trop grand nombre dépeuplerait un État. Les Juifs, pour cette raison, n’eurent ni esséniennes ni filles thérapeutes : il n’y eut aucun asile consacré à la virginité en Asie ; les Chinois et les Japonais seuls ont quelques bonzesses, mais elles ne sont pas absolument inutiles ; il n’y eut jamais dans l’ancienne Rome que six vestales, encore pouvaient-elles sortir de leur retraite au bout d’un certain temps pour se marier ; les temples eurent très-peu de prêtresses consacrées à la virginité. Le pape saint Léon, dont la mémoire est si respectée, ordonna (458), avec d’autres évêques, qu’on ne donnerait jamais le voile aux filles avant l’âge de quarante ans, et l’empereur Majorien fit une loi de l’État de cette sage loi de l’Église : un zèle imprudent abolit avec le temps ce que la sagesse avait établi.

Un des plus horribles abus de l’état monastique, mais qui ne tombe que sur ceux qui, ayant eu l’imprudence de se faire moines, ont le malheur de s’en repentir, c’est la licence que les supérieurs des couvents se donnent d’exercer la justice et d’être chez eux lieutenants criminels : ils enferment pour toujours dans des cachots souterrains ceux dont ils sont mécontents, ou dont ils se défient. Il y en a mille exemples en Italie, en Espagne ; il y en a eu en France : c’est ce que dans le jargon des moines ils appellent être in pace, à l’eau d’angoisse et au pain de tribulation.

Vous trouverez dans l’Histoire du Droit public ecclésiastique[6], auquel travailla M. d’Argenson[7], le ministre des affaires étrangères, homme beaucoup plus instruit et plus philosophe qu’on ne croyait ; vous trouverez, dis-je, que l’intendant de Tours délivra un de ces prisonniers, qu’il découvrit difficilement après les plus exactes recherches. Vous verrez que M. de Coislin, évêque d’Orléans, délivra un de ces malheureux moines enfermé dans une citerne bouchée d’une grosse pierre. Mais ce que vous ne lirez pas, c’est qu’on ait puni l’insolence barbare de ces supérieurs monastiques, qui s’attribuaient le droit de la puissance royale, et qui l’exerçaient avec tant de tyrannie[8].

La politique semble exiger qu’il n’y ait pour le service des autels, et pour les autres secours, que le nombre de ministres nécessaire : l’Angleterre, l’Écosse, et l’Irlande, n’en ont pas vingt mille. La Hollande, qui contient deux millions d’habitants, n’a pas mille ecclésiastiques ; encore ces hommes consacrés à l’église, étant presque tous mariés, fournissent des sujets à la patrie, et des sujets élevés avec sagesse.

On comptait en France, vers l’an 1700, plus de deux cent cinquante mille ecclésiastiques, tant séculiers que réguliers ; et c’est beaucoup plus que le nombre ordinaire de ses soldats. Le clergé de l’État du pape composait environ trente-deux mille hommes, et le nombre des religieux et des filles cloîtrées allait à huit mille : c’est de tous les États catholiques celui où le nombre des clercs séculiers excède le plus celui des religieux ; mais avoir quarante mille ecclésiastiques, et ne pouvoir entretenir dix mille soldats, c’est le sûr moyen d’être toujours faible.

La France a plus de couvents que toute l’Italie ensemble. Le nombre des hommes et des femmes que renferment les cloîtres montait en ce royaume à plus de quatre-vingt-dix mille au commencement du siècle courant ; l’Espagne n’en a environ que cinquante mille, si on s’en rapporte au dénombrement fait par Gonzalès d’Avila (1620) ; mais ce pays n’est pas à beaucoup près la moitié aussi peuplé que la France, et après l’émigration des Maures et des Juifs, après la transplantation de tant de familles espagnoles en Amérique, il faut convenir que les cloîtres en Espagne tiennent lieu d’une mortalité qui détruit insensiblement la nation.

Il y a dans le Portugal un peu plus de dix mille religieux de l’un et de l’autre sexe : c’est un pays à peu près d’une population égale à celle de l’État du pape, et cependant les cloîtres y sont plus peuplés.

Il n’est point de royaume où l’on n’ait souvent proposé de rendre à l’État une partie des citoyens que les monastères lui enlèvent ; mais ceux qui gouvernent sont rarement touchés d’une utilité éloignée, toute sensible qu’elle est, surtout quand cet avantage futur est balancé par les difficultés présentes.

Les ordres religieux s’opposent tous à cette réforme ; chaque supérieur qui se voit à la tête d’un petit État voudrait accroître la multitude de ses sujets ; et souvent un moine, que le repentir dessèche dans son cloître, est encore attaché à l’idée du bien de son ordre, qu’il préfère au bien réel de la patrie[9].



  1. Malgré cette résolution, inspirée par la politique, il y a eu dans ce siècle deux papes tirés des ordres religieux, Orsini (Benoît XIII), dominicain ; Ganganelli (Clément XIV), franciscain : tant les choses changent ! (Note de Voltaire.) — Pie VII (Grégoire-Louis-Barnabé Chiaramonte), né le 14 août 1740, élu pape le 14 mars 1800, mort le 20 août 1823, était bénédictin. (B.)
  2. Voyez chapitre lvii, tome XI, page 464.
  3. Le P. Bouhours, dans sa Vie de saint Ignace, dit que son héros fit ses humanités au collége de Montaigu, et sa philosophie au collége de Sainte-Barbe ; voyez le Petit Avis à un jésuite (Mélanges, année 1762), et dans le Dictionnaire philosophique, l’article Ignace de Loyola. (B.)
  4. Voyez le chapitre cliv, du Paraguai. (Note de Voltaire.)
  5. Chapitre cxxix.
  6. Tome Ier, page 399. (Note de Voltaire.)
  7. L’Histoire du Droit public ecclésiastique français, par M. D. B. (du Boullay, avocat), parut en 1737, 2 volumes in-8o ; une nouvelle édition augmentée fut publiée en 1750, 2 volumes in-4o ou 3 volumes in-12. (Voyez le n° 8023 de la seconde édition du Dictionnaire des ouvrages anonymes, par A.-A Barbier.) Dans son Dictionnaire philosophique, article Esclaves, 4e section, Voltaire dit que d’Argenson a eu la meilleure part au Droit public ecclésiastique. (B.)
  8. Le parlement de Paris punit en 1763 les moines de Clervaux d’une vexation semblable : il leur en coûta quarante mille écus. (Note de Voltaire.)
  9. Joseph II vient d’entreprendre cette réforme que, dans tous les États catholiques, les hommes éclairés, les bons citoyens, désiraient en vain depuis longtemps.

    Il a supprimé successivement un grand nombre de couvents des deux sexes, et quelques ordres entiers, en commençant par les plus inutiles. Il assure aux individus qui vivaient dans ces couvents une subsistance suffisante, en permettant à ceux qui voudraient se réunir librement de mener la vie commune sous l’inspection de l’évêque. Ce qui reste des biens de ces couvents est consacré à l’éducation publique, à des établissements utiles pour l’instruction et pour le soulagement du peuple.

    En même temps il a soustrait les moines, qu’il n’a pas cru devoir supprimer encore, à l’obéissance du pape, et à celle de tout supérieur étranger. Il a rétabli les évêques dans leurs anciens droits ; et en respectant la primauté du siége de Rome, regardée comme un dogme par l’Église catholique, il en a décliné la juridiction, que l’histoire prouve n’être qu’un établissement purement humain, qu’une suite de la faiblesse des princes et de la superstition des peuples.

    Il a rendu à tous ses sujets le droit de suivre le culte que leur prescrit leur conscience, en les assujettissant seulement à quelques sacrifices que l’amour de la paix rend nécessaires ; mais ces sacrifices ne sont une atteinte ni à la liberté de la conscience, ni à aucun autre droit des hommes.

    L’esclavage de la glèbe a été adouci, ou plutôt supprimé dans des pays immenses où, joint à l’intolérance, il avait empêché si longtemps les progrès de la population et de l’industrie. Ces changements heureux ont été l’ouvrage de la première année du règne de Joseph II ; et jamais aucun prince, ni ancien ni moderne, n’a montré au monde un plus courageux et plus éclairé restaurateur des droits de l’humanité et des lois de la justice. (K.)