Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Esclaves

Éd. Garnier - Tome 18
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ESCLAVES[1].

SECTION PREMIÈRE.

Pourquoi appelons-nous esclaves ceux que les Romains appelaient servi, et les Grecs δουλοι ? L’étymologie est ici fort en défaut, et les Bochart ne pourront faire venir ce mot de l’hébreu.

Le plus ancien monument que nous ayons de ce nom d’esclave est le testament d’un Ermangaut, archevêque de Narbonne, qui

        1. lègue à l’évêque Frédelon son esclave Anaph, Anaphum slavonium. Cet Anaph était bien heureux d’appartenir à deux évêques de suite.

Il n’est pas hors de vraisemblance que les Slavons étant venus du fond du Nord, avec tant de peuples indigents et conquérants, piller ce que l’empire romain avait ravi aux nations, et surtout la Dalmatie et l’Illyrie, les Italiens aient appelé schiavitù le malheur de tomber entre leurs mains, et schiavi ceux qui étaient en captivité dans leurs nouveaux repaires.

Tout ce qu’on peut recueillir du fatras de l’histoire du moyen âge, c’est que du temps des Romains notre univers connu se divisait en hommes libres et en esclaves. Quand les Slavons, Alains, Huns, Hérules, Lombards, Ostrogoths, Visigoths, Vandales, Bourguignons, Francs, Normands, vinrent partager les dépouilles du monde, il n’y a pas d’apparence que la multitude des esclaves diminua : d’anciens maîtres se virent réduits à la servitude ; le très-petit nombre enchaîna le grand, comme on le voit dans les colonies où l’on emploie les nègres, et comme il se pratique en plus d’un genre.

Nous n’avons rien dans les anciens auteurs concernant les esclaves des Assyriens et des Égyptiens.

Le livre où il est le plus parlé d’esclaves est l’Iliade. D’abord la belle Chryséis est esclave chez Achille, Toutes les Troyennes, et surtout les princesses, craignent d’être esclaves des Grecs, et d’aller filer pour leurs femmes.

L’esclavage est aussi ancien que la guerre, et la guerre aussi ancienne que la nature humaine.

On était si accoutumé à cette dégradation de l’espèce qu’Épictète, qui assurément valait mieux que son maître, n’est jamais étonné d’être esclave.

Aucun législateur de l’antiquité n’a tenté d’abroger la servitude ; au contraire, les peuples les plus enthousiastes de la liberté, les Athéniens, les Lacédémoniens, les Romains, les Carthaginois, furent ceux qui portèrent les lois les plus dures contre les serfs. Le droit de vie et de mort sur eux était un des principes de la société. Il faut avouer que, de toutes les guerres, celle de Spartacus est la plus juste, et peut-être la seule juste.

Qui croirait que les Juifs, formés, à ce qu’il semblait, pour servir toutes les nations tour à tour, eussent pourtant quelques esclaves aussi ? Il est prononcé dans leurs lois[2] qu’ils pourront acheter leurs frères pour six ans, et les étrangers pour toujours. Il était dit que les enfants d’Ésaü devaient être les serfs des enfants de Jacob. Mais depuis, sous une autre économie, les Arabes, qui se disaient enfants d’Ésaü, réduisirent les enfants de Jacob à l’esclavage.

Les Évangiles ne mettent pas dans la bouche de Jésus-Christ une seule parole qui rappelle le genre humain à sa liberté primitive, pour laquelle il semble né. Il n’est rien dit dans le Nouveau Testament de cet état d’opprobre et de peine auquel la moitié du genre humain était condamnée ; pas un mot dans les écrits des apôtres et des Pères de l’Église pour changer des bêtes de somme en citoyens, comme on commença à le faire parmi nous vers le XIIIe siècle. S’il est parlé de l’esclavage, c’est de l’esclavage du péché.

Il est difficile de bien comprendre comment, dans saint Jean[3] les Juifs peuvent dire à Jésus : « Nous n’avons jamais servi sous personne, » eux qui étaient alors sujets des Romains ; eux qui avaient été vendus au marché, après la prise de Jérusalem ; eux dont dix tribus, emmenées esclaves par Salmanazar, avaient disparu de la face de la terre, et dont deux autres tribus furent dans les fers des Babyloniens soixante et dix ans ; eux, sept fois réduits en servitude dans leur terre promise, de leur propre aveu ; eux qui dans tous leurs écrits parlaient de leur servitude en Égypte, dans cette Égypte qu’ils abhorraient, et où ils coururent en foule pour gagner quelque argent, dès qu’Alexandre daigna leur permettre de s’y établir. Le révérend P. dom Calmet dit qu’il faut entendre ici une servitude intrinsèque, ce qui n’est pas moins difficile à comprendre.

L’Italie, les Gaules, l’Espagne, une partie de l’Allemagne, étaient habitées par des étrangers devenus maîtres, et par des natifs devenus serfs. Quand l’évêque de Séville Opas et le comte Julien appelèrent les Maures mahométans contre les rois chrétiens visigoths qui régnaient delà les Pyrénées, les mahométans, selon leur coutume, proposèrent au peuple de se faire circoncire, ou de se battre, ou de payer en tribut de l’argent et des filles. Le roi Roderic fut vaincu : il n’y eut d’esclaves que ceux qui furent pris à la guerre ; les colons gardèrent leurs biens et leur religion en payant. C’est ainsi que les Turcs en usèrent depuis en Grèce. Mais ils imposèrent aux Grecs un tribut de leurs enfants, les mâles pour être circoncis et pour servir d’icoglans et de janissaires ; les filles, pour être élevées dans les sérails. Ce tribut fut depuis racheté à prix d’argent. Les Turcs n’ont plus guère d’esclaves pour le service intérieur des maisons que ceux qu’ils achètent des Circassiens, des Mingréliens et des Petits-Tartares.

Entre les Africains musulmans et les Européans chrétiens, la coutume de piller, de faire esclave tout ce qu’on rencontre sur mer a toujours subsisté. Ce sont des oiseaux de proie qui fondent les uns sur les autres. Algériens, Marocains, Tunisiens, vivent de piraterie. Les religieux de Malte, successeurs des religieux de Rhodes, jurent de piller et d’enchaîner tout ce qu’ils trouveront de musulmans. Les galères du pape vont prendre des Algériens, ou sont prises sur les côtes septentrionales d’Afrique. Ceux qui se disent blancs vont acheter des nègres à bon marché, pour les revendre cher en Amérique. Les Pensylvaniens seuls ont renoncé depuis peu solennellement à ce trafic, qui leur a paru malhonnête.


SECTION II[4].

J’ai lu depuis peu au mont Krapack, où l’on sait que je demeure, un livre fait à Paris, plein d’esprit, de paradoxes, de vues et de courage, tel à quelques égards que ceux de Montesquieu, et écrit contre Montesquieu[5]. Dans ce livre on préfère hautement l’esclavage à la domesticité, et surtout à l’état libre de manœuvre. On y plaint le sort de ces malheureux hommes libres, qui peuvent gagner leur vie où ils veulent, par le travail pour lequel l’homme est né, et qui est le gardien de l’innocence comme le consolateur de la vie. Personne, dit l’auteur, n’est chargé de les nourrir, de les secourir ; au lieu que les esclaves étaient nourris et soignés par leurs maîtres ainsi que leurs chevaux. Cela est vrai ; mais l’espèce humaine aime mieux se pourvoir que dépendre ; et les chevaux nés dans les forêts les préfèrent aux écuries.

Il remarque avec raison que les ouvriers perdent beaucoup de journées, dans lesquelles il leur est défendu de gagner leur vie ; mais ce n’est point parce qu’ils sont libres, c’est parce que nous avons quelques lois ridicules et beaucoup trop de fêtes.

Il dit très-justement que ce n’est pas la charité chrétienne qui a brisé les chaînes de la servitude, puisque cette charité les a resserrées pendant plus de douze siècles[6] ; et il pouvait encore ajouter que chez les chrétiens, les moines mêmes, tout charitables qu’ils sont, possèdent encore des esclaves réduits à un état affreux, sous le nom de mortaillables, de mainmortables, de serfs de glèbe.

Il affirme, ce qui est très-vrai, que les princes chrétiens n’affranchirent les serfs que par avarice. C’est en effet pour avoir l’argent amassé par ces malheureux qu’ils leur signèrent des patentes de manumission ; ils ne leur donnèrent pas la liberté, ils la vendirent. L’empereur Henri V commença ; il affranchit les serfs de Spire et de Vorms au xiie siècle. Les rois de France l’imitèrent. Cela prouve de quel prix est la liberté, puisque ces hommes grossiers l’achetèrent très-chèrement.

Enfin c’est aux hommes sur l’état desquels on dispute à décider quel est l’état qu’ils préfèrent. Interrogez le plus vil manœuvre, couvert de haillons, nourri de pain noir, dormant sur la paille dans une hutte entr’ouverte ; demandez-lui s’il voudrait être esclave, mieux nourri, mieux vêtu, mieux couché ; non-seulement il répondra en reculant d’horreur, mais il en est à qui vous n’oseriez en faire la proposition.

Demandez ensuite à un esclave s’il désirerait d’être affranchi, et vous verrez ce qu’il vous répondra. Par cela seul la question est décidée[7].

Considérez encore que le manœuvre peut devenir fermier, et de fermier propriétaire. Il peut même, en France, parvenir à être conseiller du roi, s’il a gagné du bien. Il peut être, en Angleterre, franc-tenancier, nommer un député au parlement ; en Suède, devenir lui-même un membre des états de la nation. Ces perspectives valent bien celle de mourir abandonné dans le coin d’une étable de son maître.


SECTION III[8].

Puffendorf dit[9] que l’esclavage a été établi « par un libre consentement des parties, et par un contrat de faire afin qu’on nous donne ».

Je ne croirai Puffendorf que quand il m’aura montré le premier contrat.

Grotius demande si un homme fait captif à la guerre a le droit de s’enfuir (et remarquez qu’il ne parle pas d’un prisonnier sur sa parole d’honneur). Il décide qu’il n’a pas ce droit. Que ne dit-il aussi qu’ayant été blessé il n’a pas le droit de se faire panser ? La nature décide contre Grotius.

Voici ce qu’avance l’auteur de l’Esprit des lois[10] après avoir peint l’esclavage des Nègres avec le pinceau de Molière :

« M. Perry dit que les Moscovites se vendent aisément ; j’en sais bien la raison, c’est que leur liberté ne vaut rien. »

Le capitaine Jean Perry, Anglais qui écrivait en 1714 l’État présent de la Russie, ne dit pas un mot de ce que l’Esprit des lois lui fait dire[11]. Il n’y a dans Perry que quelques lignes touchant l’esclavage des Russes ; les voici : « Le czar a ordonné que, dans tous ses États, personne à l’avenir ne se dirait son golup ou esclave, mais seulement raab, qui signifie sujet. Il est vrai que ce peuple n’en a tiré aucun avantage réel, car il est encore aujourd’hui effectivement esclave[12]. »

L’auteur de l’Esprit des lois ajoute que, suivant le récit de Guillaume Dampier, « tout le monde cherche à se vendre dans le royaume d’Achem ». Ce serait là un étrange commerce. Je n’ai rien vu dans le Voyage de Dampier qui approche d’une pareille idée. C’est dommage qu’un homme qui avait tant d’esprit ait hasardé tant de choses, et cité faux tant de fois[13].


SECTION IV[14].

Serfs de corps, serfs de glèbe, mainmorte, etc.

On dit communément qu’il n’y a plus d’esclaves en France, que c’est le royaume des Francs ; qu’esclave et franc sont contradictoires ; qu’on y est si franc que plusieurs financiers y sont morts en dernier lieu avec plus de trente millions de francs acquis aux dépens des descendants des anciens Francs, s’il y en a. Heureuse la nation française d’être si franche ! Cependant, comment accorder tant de liberté avec tant d’espèces de servitudes, comme, par exemple, celle de la mainmorte ?

Plus d’une belle dame à Paris, bien brillante dans une loge de l’Opéra, ignore qu’elle descend d’une famille de Bourgogne, ou du Bourbonnais, ou de la Franche-Comté, ou de la Marche, ou de l’Auvergne, et que sa famille est encore esclave mortaillable, mainmortable.

De ces esclaves, les uns sont obligés de travailler trois jours de la semaine pour leur seigneur ; les autres, deux. S’ils meurent sans enfants, leur bien appartient à ce seigneur ; s’ils laissent des enfants, le seigneur prend seulement les plus beaux bestiaux, les meilleurs meubles à son choix, dans plus d’une coutume. Dans d’autres coutumes, si le fils de l’esclave mainmortable n’est pas dans la maison de l’esclavage paternel depuis un an et un jour à la mort du père, il perd tout son bien, et il demeure encore esclave : c’est-à-dire que s’il gagne quelque bien par son industrie, ce pécule à sa mort appartiendra au seigneur.

Voici bien mieux : un bon Parisien va voir ses parents en Bourgogne ou en Franche-Comté, il demeure un an et un jour dans une maison mainmortable, et s’en retourne à Paris ; tous ses biens, en quelque endroit qu’ils soient situés, appartiendront au seigneur foncier, en cas que cet homme meure sans laisser de lignée.

On demande, à ce propos, comment le comté de Bourgogne eut le sobriquet de franche avec une telle servitude. C’est sans doute comme les Grecs donnèrent aux furies le nom d’Euménides, bons cœurs.

Mais le plus curieux, le plus consolant de toute cette jurisprudence, c’est que les moines sont seigneurs de la moitié des terres mainmortables.

Si par hasard un prince du sang, ou un ministre d’État, ou un chancelier, ou quelqu’un de leurs secrétaires, jetait les yeux sur cet article, il serait bon que dans l’occasion il se ressouvînt que le roi de France déclare à la nation, dans son ordonnance du 18 mai 1731, que « les moines et les bénéficiers possèdent plus de la moitié des biens de la Franche-Comté ».

Le marquis d’Argenson, dans le Droit public ecclésiastique, auquel il eut la meilleure part[15], dit qu’en Artois, de dix-huit charrues, les moines en ont treize.

On appelle les moines eux-mêmes gens de mainmorte, et ils ont des esclaves. Renvoyons cette possession monacale au chapitre des contradictions.

Quand nous avons fait quelques remontrances modestes sur cette étrange tyrannie de gens qui ont juré à Dieu d’être pauvres et humbles[16], on nous a répondu : Il y a six cents ans qu’ils jouissent de ce droit ; comment les en dépouiller ? Nous avons répliqué humblement : Il y a trente ou quarante mille ans, plus ou moins, que les fouines sont en possession de manger nos poulets ; mais on nous accorde la permission de les détruire quand nous les rencontrons.

N. B. C’est un péché mortel dans un chartreux de manger une demi-once de mouton ; mais il peut en sûreté de conscience manger la substance de toute une famille. J’ai vu les chartreux de mon voisinage hériter cent mille écus d’un de leurs esclaves mainmortables, lequel avait fait cette fortune à Francfort par son commerce. Il est vrai que la famille dépouillée a eu la permission de venir demander l’aumône à la porte du couvent, car il faut tout dire.

Disons donc que les moines ont encore cinquante ou soixante mille esclaves mainmortables dans le royaume des Francs. On n’a pas pensé jusqu’à présent à réformer cette jurisprudence chrétienne qu’on vient d’abolir dans les États du roi de Sardaigne ; mais on y pensera. Attendons seulement quelques siècles, quand les dettes de l’État seront payées.




  1. Les quatre sections de cet article ont paru dans les Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  2. Exode, chapitre xxi ; Lévitique, chapitre xxv, etc. ; Genèse, chapitres xxvii, xxxii. (Note de Voltaire.)
  3. Chapitre viii. (Note de Voltaire.)
  4. Voyez la note 2 de la page 599.
  5. Théorie des lois civiles, par M. Linguet. (K.)
  6. Voyez la section iii. (Note de Voltaire.)
  7. Il est très-possible qu’un homme préfère l’esclavage à la misère ; mais cette alternative n’est pas une condition nécessaire de la vie humaine. D’ailleurs on est souvent à la fois esclave et misérable. (K.)
  8. Voyez la note 2 de la page 599.
  9. Livre VI, chapitre iii. (Note de Voltaire.)
  10. Livre XV, chapitre vi. (Note de Voltaire.)
  11. Voltaire répète à peu près ce qu’il a dit dans le huitième entretien de l’A, B, C (voyez Mélanges, année 1768).
  12. Page 228, édition d’Amsterdam, 1717. (Note de Voltaire.)
  13. Voyez à l’article Lois les grands changements faits depuis en Russie. Voyez aussi quelques méprises de Montesquieu. (Note de Voltaire.) — Cette note de Voltaire existe dès 1771 telle qu’elle est ici. Plusieurs méprises de Montesquieu sont relevées dans des articles du Dictionnaire philosophique ; voyez Amour socratique, Argent, Femme, Inceste, etc., et surtout Lois (Esprit des) ; voyez aussi dans les Mélanges, année 1768, l’A, B, C (dialogue Ier); et année 1777, le Commentaire sur l’Esprit des lois.
  14. Voyez la note 2 de la page 599.
  15. Voyez le chapitre cxxxix de l’Essai sur les Mœurs, tome XII, page 315.
  16. Au roi en son conseil, pour les sujets du roi qui réclament la liberté en France ; contre des moines bénédictins devenus chanoines de Saint-Claude en Franche-Comté, 1760.

    Supplique des serfs de Saint-Claude : Requête au roi pour les serfs de Saint- Claude, 1777.


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