L’Encyclopédie/1re édition/GENÈVE

GENÈVE, (Hist. & Politiq.) Cette ville est située sur deux collines, à l’endroit où finit le lac qui porte aujourd’hui son nom, & qu’on appelloit autrefois lac Leman. La situation en est très-agréable ; on voit d’un côté le lac, de l’autre le Rhone, aux environs une campagne riante, des côteaux couverts de maisons de campagne le long du lac, & à quelques lieues les sommets toûjours glacés des Alpes, qui paroissent des montagnes d’argent lorsqu’ils sont éclairés par le soleil dans les beaux jours. Le port de Genève sur le lac avec des jettées, ses barques, ses marchés, &c. & sa position entre la France, l’Italie & l’Allemagne, la rendent industrieuse, riche & commerçante. Elle a plusieurs beaux édifices & des promenades agréables ; les rues sont éclairées la nuit, & on a construit sur le Rhone une machine à pompes fort simple, qui fournit de l’eau jusqu’aux quartiers les plus élevés, à cent piés de haut. Le lac est d’environ dix-huit lieues de long, & de quatre à cinq dans sa plus grande largeur. C’est une espece de petite mer qui a ses tempêtes, & qui produit d’autres phénomenes curieux. Voyez Trombe, Seiche, &c. & l’hist. de l’acad. des Sciences des années 1741 & 1742. La latitude de Geneve est de 46d. 12′. sa longitude de 23d. 45′.

Jules César parle de Genève comme d’une ville des Allobroges, alors province romaine ; il y vint pour s’opposer au passage des Helvétiens, qu’on a depuis appellés Suisses. Dès que le Christianisme fut introduit dans cette ville, elle devint un siége épiscopal, suffragant de Vienne. Au commencement du v. siecle, l’empereur Honorius la céda aux Bourguignons, qui en furent dépossédés en 534 par les rois francs. Lorsque Charlemagne, sur la fin du jx. siecle, alla combattre le roi des Lombards & délivrer le pape (qui l’en récompensa bien par la couronne impériale), ce prince passa à Genève, & en fit le rendez-vous général de son armée. Cette ville fut ensuite annexée par héritage à l’empire germanique, & Conrad y vint prendre la couronne impériale en 1034. Mais les empereurs ses successeurs occupés d’affaires très-importantes, que leur susciterent les papes pendant plus de 300 ans, ayant négligé d’avoir les yeux sur cette ville, elle secoüa insensiblement le joug, & devint une ville impériale qui eut son évêque pour prince, ou plûtôt pour seigneur, car l’autorité de l’évêque étoit tempérée par celle des citoyens. Les armoiries qu’elle prit dès-lors exprimoient cette constitution mixte ; c’étoit une aigle impériale d’un côté, & de l’autre une clé représentant le pouvoir de l’Eglise, avec cette devise, post tenebras lux. La ville de Genève a conservé ces armes après avoir renoncé à l’église romaine, elle n’a plus de commun avec la papauté que les clés qu’elle porte dans son écusson ; il est même assez singulier qu’elle les ait conservées, après avoir brisé avec une espece de superstition tous les liens qui pouvoient l’attacher à Rome ; elle a pensé apparemment que la devise post tenebras lux, qui exprime parfaitement, à ce qu’elle croit, son état actuel par rapport à la religion, lui permettoit de ne rien changer au reste de ses armoiries.

Les ducs de Savoie voisins de Genève, appuyés quelquefois par les évêques, firent insensiblement & à différentes reprises des efforts pour établir leur autorité dans cette ville ; mais elle y résista avec courage, soûtenue de l’alliance de Fribourg & de celle de Berne : ce fut alors, c’est-à-dire vers 1526, que le conseil des deux-cents fut établi. Les opinions de Luther & de Zuingle commençoient à s’introduire ; Berne les avoit adoptées ; Genève les goûtoit, elle les admit enfin en 1635 ; la papauté fut abolie ; & l’évêque qui prend toûjours le titre d’évêque de Genève sans y avoir plus de jurisdiction que l’évêque de Babylone n’en a dans son diocese, est résident à Annecy depuis ce tems-là.

On voit encore entre les deux portes de l’hôtel-de-ville de Genève, une inscription latine en mémoire de l’abolition de la religion catholique. Le pape y est appellé l’antechrist ; cette expression que le fanatisme de la liberté & de la nouveauté s’est permise dans un siecle encore à demi-barbare, nous paroît peu digne aujourd’hui d’une ville aussi philosophe. Nous osons l’inviter à substituer à ce monument injurieux & grossier, une inscription plus vraie, plus noble, & plus simple. Pour les Catholiques, le pape est le chef de la véritable église ; pour les Protestans sages & modérés, c’est un souverain qu’ils respectent comme prince sans lui obéir : mais dans un siecle tel que le nôtre, il n’est plus l’antechrist pour personne.

Genève pour défendre sa liberté contre les entreprises des ducs de Savoie & de ses évêques, se fortifia encore de l’alliance de Zurich, & sur-tout de celle de la France. Ce fut avec ces secours qu’elle résista aux armes de Charles Emmanuel & aux thrésors de Philippe II. prince dont l’ambition, le despotisme, la cruauté & la superstition, assûrent à sa mémoire l’exécration de la postérité. Henri IV. qui avoit secouru Genève de 300 soldats, eut bien-tôt après besoin lui-même de ses secours ; elle ne lui fut pas inutile dans le tems de la ligue & dans d’autres occasions : de-là sont venus les priviléges dont les Génevois joüissent en France comme les Suisses.

Ces peuples voulant donner de la célébrité à leur ville, y appellerent Calvin, qui joüissoit avec justice d’une grande réputation, homme de lettres du premier ordre, écrivant en latin aussi-bien qu’on le peut faire dans une langue morte, & en françois avec une pureté singuliere pour son tems ; cette pureté que nos habiles grammairiens admirent encore aujourd’hui, rend ses écrits bien supérieurs à presque tous ceux du même siecle, comme les ouvrages de MM. de Port-Royal se distinguent encore aujourd’hui par la même raison, des rapsodies barbares de leurs adversaires & de leurs contemporains. Calvin jurisconsulte habile & théologien aussi éclairé qu’un hérétique le peut être, dressa de concert avec les magistrats, un recueil de lois civiles & ecclésiastiques, qui fut approuvé en 1543 par le peuple, & qui est devenu le code fondamental de la république. Le superflu des biens ecclésiastiques qui servoient avant la réforme à nourrir le luxe des évêques & de leurs subalternes, fut appliqué à la fondation d’un hôpital, d’un collége & d’une académie : mais les guerres que Genève eut à soûtenir pendant près de soixante ans, empêcherent les Arts & le Commerce d’y fleurir autant que les Sciences. Enfin le mauvais succès de l’escalade tentée en 1602 par le duc de Savoie, a été l’époque de la tranquillité de cette république. Les Génevois repousserent leurs ennemis qui les avoient attaqués par surprise ; & pour dégoûter le duc de Savoie d’entreprises semblables, ils firent pendre treize des principaux généraux ennemis. Ils crurent pouvoir traiter comme des voleurs de grand-chemin, des hommes qui avoient attaqué leur ville sans déclaration de guerre : car cette politique singuliere & nouvelle, qui consiste à faire la guerre sans l’avoir déclarée, n’étoit pas encore connue en Europe, & eût-elle été pratiquée dès-lors par les grands états, elle est trop préjudiciable aux petits, pour qu’elle puisse jamais être de leur goût.

Le duc Charles Emmanuel se voyant repoussé & ses généraux pendus, renonça à s’emparer de Genève. Son exemple servit de leçon à ses successeurs ; & depuis ce tems, cette ville n’a cessé de se peupler, de s’enrichir & de s’embellir dans le sein de la paix. Quelques dissensions intestines, dont la derniere a éclaté en 1738, ont de tems en tems altéré legerement la tranquillité de la république ; mais tout a été heureusement pacifié par la médiation de la France & des Cantons confédérés ; & la sûreté est aujourd’hui établie au-dehors plus fortement que jamais, par deux nouveaux traités, l’un avec la France en 1749, l’autre avec le roi de Sardaigne en 1754.

C’est une chose très-singuliere, qu’une ville qui compte à peine 24000 ames, & dont le territoire morcelé ne contient pas trente villages, ne laisse pas d’être un état souverain, & une des villes les plus florissantes de l’Europe : riche par sa liberté & par son commerce, elle voit souvent autour d’elle tout en feu sans jamais s’en ressentir ; les évenemens qui agitent l’Europe ne sont pour elle qu’un spectacle, dont elle joüit sans y prendre part : attachée aux François par ses alliances & par son commerce, aux Anglois par son commerce & par la religion, elle prononce avec impartialité sur la justice des guerres que ces deux nations puissantes se font l’une à l’autre, quoiqu’elle soit d’ailleurs trop sage pour prendre aucune part à ces guerres, & juge tous les souverains de l’Europe, sans les flater, sans les blesser, & sans les craindre.

La ville est bien fortifiée, sur-tout du côté du prince qu’elle redoute le plus, du roi de Sardaigne. Du côté de la France, elle est presque ouverte & sans défense. Mais le service s’y fait comme dans une ville de guerre ; les arsénaux & les magasins sont bien fournis ; chaque citoyen y est soldat comme en Suisse & dans l’ancienne Rome. On permet aux Génevois de servir dans les troupes étrangeres ; mais l’état ne fournit à aucune puissance des compagnies avoüées, & ne souffre dans son territoire aucun enrôlement.

Quoique la ville soit riche, l’état est pauvre par la répugnance que témoigne le peuple pour les nouveaux impôts, même les moins onéreux. Le revenu de l’état ne va pas à cinq cents mille livres monnoie de France ; mais l’économie admirable avec laquelle il est administré, suffit à tout, & produit même des sommes en reserve pour les besoins extraordinaires.

On distingue dans Genève quatre ordres de personnes : les citoyens qui sont fils de bourgeois & nés dans la ville ; eux seuls peuvent parvenir à la magistrature : les bourgeois qui sont fils de bourgeois ou de citoyens, mais nés en pays étranger, ou qui étant étrangers ont acquis le droit de bourgeoisie que le magistrat peut conférer ; ils peuvent être du conseil général, & même du grand-conseil appellé des deux-cents. Les habitans sont des étrangers, qui ont permission du magistrat de demeurer dans la ville, & qui n’y sont rien autre chose. Enfin les natifs sont les fils des habitans ; ils ont quelques priviléges de plus que leurs peres, mais ils sont exclus du gouvernement.

A la tête de la république sont quatre syndics, qui ne peuvent l’être qu’un an, & ne le redevenir qu’après quatre ans. Aux syndics est joint le petit conseil, composé de vingt conseillers, d’un thrésorier & de deux secrétaires d’état, & un autre corps qu’on appelle de la justice. Les affaires journalieres & qui demandent expédition, soit criminelles, soit civiles, sont l’objet de ces deux corps.

Le grand-conseil est composé de deux cents cinquante citoyens ou bourgeois ; il est juge des grandes causes civiles, il fait grace, il bat monnoie, il élit les membres du petit-conseil, il délibere sur ce qui doit être porté au conseil général. Ce conseil général embrasse le corps entier des citoyens & des bourgeois, excepté ceux qui n’ont pas vingt-cinq ans, les banqueroutiers, & ceux qui ont eu quelque flétrissure. C’est à cette assemblée qu’appartiennent le pouvoir législatif, le droit de la guerre & de la paix, les alliances, les impôts, & l’élection des principaux magistrats, qui se fait dans la cathédrale avec beaucoup d’ordre & de décence, quoique le nombre des votans soit d’environ 1500 personnes.

On voit par ce détail que le gouvernement de Genève a tous les avantages & aucun des inconvéniens de la démocratie ; tout est sous la direction des syndics, tout émane du petit-conseil pour la délibération, & tout retourne à lui pour l’exécution : ainsi il semble que la ville de Genève ait pris pour modele cette loi si sage du gouvernement des anciens Germains ; de minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes, ita tamen, ut ea quorum penes plebem arbitrium est, apud principes prætractentur. Tacite, de mor. Germ.

Le droit civil de Genève est presque tout tiré du droit romain, avec quelques modifications : par exemple, un pere ne peut jamais disposer que de la moitié de son bien en faveur de qui il lui plaît ; le reste se partage également entre ses enfans. Cette loi assûre d’un côté l’indépendance des enfans, & de l’autre elle prévient l’injustice des peres.

M. de Montesquieu appelle avec raison une belle loi, celle qui exclut des charges de la république les citoyens qui n’acquittent pas les dettes de leur pere après sa mort, & à plus forte raison ceux qui n’acquittent pas leurs dettes propres.

L’on n’étend point les degrés de parenté qui prohibent le mariage, au-delà de ceux que marque le Lévitique : ainsi les cousins-germains peuvent se marier ensemble ; mais aussi point de dispense dans les cas prohibés. On accorde le divorce en cas d’adultere ou de désertion malicieuse, après des proclamations juridiques.

La justice criminelle s’exerce avec plus d’exactitude que de rigueur. La question, déjà abolie dans plusieurs états, & qui devroit l’être par-tout comme une cruauté inutile, est proscrite à Genève ; on ne la donne qu’à des criminels déjà condamnés à mort, pour découvrir leurs complices, s’il est nécessaire. L’accusé peut demander communication de la procédure, & se faire assister de ses parens & d’un avocat pour plaider sa cause devant les juges à huis ouverts. Les sentences criminelles se rendent dans la place publique par les syndics, avec beaucoup d’appareil.

On ne connoît point à Genève de dignité héréditaire ; le fils d’un premier magistrat reste confondu dans la foule, s’il ne s’en tire par son mérite. La noblesse ni la richesse ne donnent ni rang, ni prérogatives, ni facilité pour s’élever aux charges : les brigues sont séverement défendues. Les emplois sont si peu lucratifs, qu’ils n’ont pas de quoi exciter la cupidité ; ils ne peuvent tenter que des ames nobles, par la considération qui y est attachée.

On voit peu de procès ; la plûpart sont accommodés par des amis communs, par les avocats même, & par les juges.

Des lois somptuaires défendent l’usage des pierreries & de la dorure, limitent la dépense des funérailles, & obligent tous les citoyens à aller à pié dans les rues : on n’a de voitures que pour la campagne. Ces lois, qu’on regarderoit en France comme trop séveres, & presque comme barbares & inhumaines, ne sont point nuisibles aux véritables commodités de la vie, qu’on peut toûjours se procurer à peu de frais ; elles ne retranchent que le faste, qui ne contribue point au bonheur, & qui ruine sans être utile.

Il n’y a peut-être point de ville où il y ait plus de mariages heureux ; Genève est sur ce point à deux cents ans de nos mœurs. Les réglemens contre le luxe font qu’on ne craint point la multitude des enfans ; ainsi le luxe n’y est point, comme en France, un des grands obstacles à la population.

On ne souffre point à Genève de comédie ; ce n’est pas qu’on y desapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais ou craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation & de libertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne seroit-il pas possible de remédier à cet inconvénient, par des lois séveres & bien exécutées sur la conduite des comédiens ? Par ce moyen Genève auroit des spectacles & des mœurs, & joüiroit de l’avantage des uns & des autres : les représentations théatrales formeroient le goût des citoyens, & leur donneroient une finesse de tact, une délicatesse de sentiment qu’il est très-difficile d’acquérir sans ce secours ; la littérature en profiteroit, sans que le libertinage fît des progrès, & Genève réuniroit à la sagesse de Lacédémone la politesse d’Athenes. Une autre considération digne d’une république si sage & si éclairée, devroit peut-être l’engager à permettre les spectacles. Le préjugé barbare contre la profession de comédien, l’espece d’avilissement où nous avons mis ces hommes si nécessaires au progrès & au soûtien des Arts, est certainement une des principales causes qui contribue au déréglement que nous leur reprochons : ils cherchent à se dédommager par les plaisirs, de l’estime que leur état ne peut obtenir. Parmi nous, un comédien qui a des mœurs est doublement respectable ; mais à peine lui en sait-on quelque gré. Le traitant qui insulte à l’indigence publique & qui s’en nourrit, le courtisan qui rampe, & qui ne paye point ses dettes, voilà l’espece d’hommes que nous honorons le plus. Si les comédiens étoient non-seulement soufferts à Genève, mais contenus d’abord par des réglemens sages, protégés ensuite, & même considérés dès qu’ils en seroient dignes, enfin absolument placés sur la même ligne que les autres citoyens, cette ville auroit bientôt l’avantage de posséder ce qu’on croit si rare, & ce qui ne l’est que par notre faute, une troupe de comédiens estimable. Ajoûtons que cette troupe deviendroit bientôt la meilleure de l’Europe : plusieurs personnes pleines de goût & de disposition pour le théatre, & qui craignent de se deshonorer parmi nous en s’y livrant, accourroient à Genève, pour cultiver non-seulement sans honte, mais même avec estime, un talent si agréable & si peu commun. Le séjour de cette ville, que bien des François regardent comme triste par la privation des spectacles, deviendroit alors le séjour des plaisirs honnêtes, comme il est celui de la Philosophie & de la liberté ; & les étrangers ne seroient plus surpris de voir que dans une ville où les spectacles décens & réguliers sont défendus, on permette des farces grossieres & sans esprit, aussi contraires au bon goût qu’aux bonnes mœurs. Ce n’est pas tout : peu-à-peu l’exemple des comédiens de Genève, la régularité de leur conduite, & la considération dont elle les feroit joüir, serviroient de modele aux comédiens des autres nations, & de leçon à ceux qui les ont traités jusqu’ici avec tant de rigueur & même d’inconséquence. On ne les verroit pas d’un côté pensionnés par le gouvernement, & de l’autre un objet d’anathème ; nos prêtres perdroient l’habitude de les excommunier, & nos bourgeois de les regarder avec mépris ; & une petite république auroit la gloire d’avoir réformé l’Europe sur ce point, plus important peut-être qu’on ne pense.

Genève a une université qu’on appelle académie, où la jeunesse est instruite gratuitement. Les professeurs peuvent devenir magistrats, & plusieurs le sont en effet devenus, ce qui contribue beaucoup à entretenir l’émulation & la célébrité de l’académie. Depuis quelques années on a établi aussi une école de dessein. Les avocats, les notaires, les medecins, &c. forment des corps auxquels on n’est aggrégé qu’après des examens publics ; & tous les corps de métier ont aussi leurs réglemens, leurs apprentissages, & leurs chefs-d’œuvre.

La bibliotheque publique est bien assortie ; elle contient vingt-six mille volumes, & un assez grand nombre de manuscrits. On prête ces livres à tous les citoyens, ainsi chacun lit & s’éclaire : aussi le peuple de Genève est-il beaucoup plus instruit que par-tout ailleurs. On ne s’apperçoit pas que ce soit un mal, comme on prétend que c’en seroit un parmi nous. Peut-être les Génevois & nos politiques ont-ils également raison.

Après l’Angleterre, Genève a reçû la premiere l’inoculation de la petite vérole, qui a tant de peine à s’établir en France, & qui pourtant s’y établira, quoique plusieurs de nos medecins la combattent encore, comme leurs prédécesseurs ont combattu la circulation du sang, l’émétique, & tant d’autres vérités incontestables ou de pratiques utiles.

Toutes les Sciences & presque tous les Arts ont été si bien cultivés à Genève, qu’on seroit surpris de voir la liste des savans & des artistes en tout genre que cette ville a produits depuis deux siecles. Elle a eu même quelquefois l’avantage de posséder des étrangers célebres, que sa situation agréable, & la liberté dont on y joüit, ont engagés à s’y retirer ; M. de Voltaire, qui depuis trois ans y a établi son séjour, retrouve chez ces républicains les mêmes marques d’estime & de considération qu’il a reçûes de plusieurs monarques.

La fabrique qui fleurit le plus à Genève, est celle de l’Horlogerie ; elle occupe plus de cinq mille personnes, c’est-à-dire plus de la cinquieme partie des citoyens. Les autres arts n’y sont pas négligés, entr’autres l’Agriculture ; on remédie au peu de fertilité du terroir à force de soins & de travail.

Toutes les maisons sont bâties de pierre, ce qui prévient très-souvent les incendies, auxquels on apporte d’ailleurs un prompt remede, par le bel ordre établi pour les éteindre.

Les hôpitaux ne sont point à Genève, comme ailleurs, une simple retraite pour les pauvres malades & infirmes : on y exerce l’hospitalité envers les pauvres passans ; mais sur-tout on en tire une multitude de petites pensions qu’on distribue aux pauvres familles, pour les aider à vivre sans se déplacer, & sans renoncer à leur travail. Les hôpitaux dépensent par an plus du triple de leur revenu, tant les aumônes de toute espece sont abondantes.

Il nous reste à parler de la religion de Genève ; c’est la partie de cet article qui intéresse peut-être le plus les philosophes. Nous allons donc entrer dans ce détail ; mais nous prions nos lecteurs de se souvenir que nous ne sommes ici qu’historiens, & non controversistes. Nos articles de Théologie sont destinés à servir d’antidote à celui-ci, & raconter n’est pas approuver. Nous renvoyons donc nos lecteurs aux mots Eucharistie, Enfer, Foi, Christianisme, &c. pour les prémunir d’avance contre ce que nous allons dire.

La constitution ecclésiastique de Genève est purement presbytérienne ; point d’évêques, encore moins de chanoines : ce n’est pas qu’on desapprouve l’épiscopat ; mais comme on ne le croit pas de droit divin, on a pensé que des pasteurs moins riches & moins importans que des évêques, convenoient mieux à une petite république.

Les ministres sont ou pasteurs, comme nos curés, ou postulans, comme nos prêtres sans bénéfice. Le revenu des pasteurs ne va pas au-delà de 1200 liv. sans aucun casuel ; c’est l’état qui le donne, car l’église n’a rien. Les ministres ne sont reçus qu’à vingt-quatre ans, après des examens qui sont très-rigides, quant à la science & quant aux mœurs, & dont il seroit à souhaiter que la plûpart de nos églises catholiques suivissent l’exemple.

Les ecclésiastiques n’ont rien à faire dans les funérailles ; c’est un acte de simple police, qui se fait sans appareil : on croit à Genève qu’il est ridicule d’être fastueux après la mort. On enterre dans un vaste cimetiere assez éloigné de la ville, usage qui devroit être suivi par-tout. Voyez Exhalaison.

Le clergé de Genève a des mœurs exemplaires : les ministres vivent dans une grande union ; on ne les voit point, comme dans d’autres pays, disputer entr’eux avec aigreur sur des matieres inintelligibles, se persécuter mutuellement, s’accuser indécemment auprès des magistrats : il s’en faut cependant beaucoup qu’ils pensent tous de même sur les articles qu’on regarde ailleurs comme les plus importans à la religion. Plusieurs ne croyent plus la divinité de Jesus-Christ, dont Calvin leur chef étoit si zélé défenseur, & pour laquelle il fit brûler Servet. Quand on leur parle de ce supplice, qui fait quelque tort à la charité & à la modération de leur patriarche, ils n’entreprennent point de le justifier ; ils avouent que Calvin fit une action très-blâmable, & ils se contentent (si c’est un catholique qui leur parle) d’opposer au supplice de Servet cette abominable journée de la S. Barthélemy, que tout bon françois desireroit d’effacer de notre histoire avec son sang, & ce supplice de Jean Hus, que les Catholiques mêmes, disent-ils, n’entreprennent plus de justifier, où l’humanité & la bonne-foi furent également violées, & qui doit couvrir la mémoire de l’empereur Sigismond d’un opprobre éternel.

« Ce n’est pas, dit M. de Voltaire, un petit exemple du progrès de la raison humaine, qu’on ait imprimé à Genève avec l’approbation publique (dans l’essai sur l’histoire universelle du même auteur), que Calvin avoit une ame atroce, aussi-bien qu’un esprit éclairé. Le meurtre de Servet paroît aujourd’hui abominable ». Nous croyons que les éloges dûs à cette noble liberté de penser & d’écrire, sont à partager également entre l’auteur, son siecle, & Genève. Combien de pays où la Philosophie n’a pas fait moins de progrès, mais où la vérité est encore captive, où la raison n’ose élever la voix pour foudroyer ce qu’elle condamne en silence, où même trop d’écrivains pusillanimes, qu’on appelle sages, respectent les préjugés qu’ils pourroient combattre avec autant de décence que de sûreté ?

L’enfer, un des points principaux de notre croyance, n’en est pas un aujourd’hui pour plusieurs ministres de Genève ; ce seroit, selon eux, faire injure à la divinité, d’imaginer que cet Être plein de bonté & de justice, fût capable de punir nos fautes par une éternité de tourmens : ils expliquent le moins mal qu’ils peuvent les passages formels de l’Ecriture qui sont contraires à leur opinion, prétendant qu’il ne faut jamais prendre à la lettre dans les Livres saints, tout ce qui paroît blesser l’humanité & la raison. Ils croyent donc qu’il y a des peines dans une autre vie, mais pour un tems ; ainsi le purgatoire, qui a été une des principales causes de la séparation des Protestans d’avec l’Eglise romaine, est aujourd’hui la seule peine que plusieurs d’entr’eux admettent après la mort : nouveau trait à ajoûter à l’histoire des contradictions humaines.

Pour tout dire en un mot, plusieurs pasteurs de Genève n’ont d’autre religion qu’un socinianisme parfait, rejettant tout ce qu’on appelle mysteres, & s’imaginant que le premier principe d’une religion véritable, est de ne rien proposer à croire qui heurte la raison : aussi quand on les presse sur la nécessité de la révélation, ce dogme si essentiel du Christianisme, plusieurs y substituent le terme d’utilité, qui leur paroît plus doux : en cela s’ils ne sont pas orthodoxes, ils sont au-moins conséquens à leurs principes. Voyez Socinianisme.

Un clergé qui pense ainsi doit être tolérant, & l’est en effet assez pour n’être pas regardé de bon œil par les ministres des autres églises réformées. On peut dire encore, sans prétendre approuver d’ailleurs la religion de Genève, qu’il y a peu de pays où les théologiens & les ecclésiastiques soient plus ennemis de la superstition. Mais en récompense, comme l’intolérance & la superstition ne servent qu’à multiplier les incrédules, on se plaint moins à Genève qu’ailleurs des progrès de l’incrédulité, ce qui ne doit pas surprendre : la religion y est presque réduite à l’adoration d’un seul Dieu, du moins chez presque tout ce qui n’est pas peuple : le respect pour J. C. & pour les Ecritures, sont peut-être la seule chose qui distingue d’un pur déisme le christianisme de Genève.

Les ecclésiastiques font encore mieux à Genève que d’être tolérans ; ils se renferment uniquement dans leurs fonctions, en donnant les premiers aux citoyens l’exemple de la soûmission aux lois. Le consistoire établi pour veiller sur les mœurs, n’inflige que des peines spirituelles. La grande querelle du sacerdoce & de l’empire, qui dans des siecles d’ignorance a ébranlé la couronne de tant d’empereurs, & qui, comme nous ne le savons que trop, cause des troubles fâcheux dans des siecles plus éclairés, n’est point connue à Genève ; le clergé n’y fait rien sans l’approbation des magistrats.

Le culte est fort simple ; point d’images, point de luminaire, point d’ornemens dans les églises. On vient pourtant de donner à la cathédrale un portail d’assez bon goût ; peut-être parviendra-t-on peu-à-peu à décorer l’intérieur des temples. Où seroit en effet l’inconvénient d’avoir des tableaux & des statues, en avertissant le peuple, si l’on vouloit, de ne leur rendre aucun culte, & de ne les regarder que comme des monumens destinés à retracer d’une maniere frappante & agréable les principaux évenemens de la religion ? Les Arts y gagneroient sans que la superstition en profitât. Nous parlons ici, comme le lecteur doit le sentir, dans les principes des pasteurs génevois, & non dans ceux de l’Eglise catholique.

Le service divin renferme deux choses, les prédications, & le chant. Les prédications se bornent presqu’uniquement à la morale, & n’en valent que mieux. Le chant est d’assez mauvais goût, & les vers françois qu’on chante, plus mauvais encore. Il faut espérer que Genève se réformera sur ces deux points. On vient de placer un orgue dans la cathédrale, & peut-être parviendra-t-on à loüer Dieu en meilleur langage & en meilleure musique. Du reste la vérité nous oblige de dire que l’Être suprème est honoré à Genève avec une décence & un recueillement qu’on ne remarque point dans nos églises.

Nous ne donnerons peut-être pas d’aussi grands articles aux plus vastes monarchies ; mais aux yeux du philosophe la république des abeilles n’est pas moins intéressante que l’histoire des grands empires, & ce n’est peut-être que dans les petits états qu’on peut trouver le modele d’une parfaite administration politique. Si la religion ne nous permet pas de penser que les Génevois ayent efficacement travaillé à leur bonheur dans l’autre monde, la raison nous oblige à croire qu’ils sont à-peu-près aussi heureux qu’on le peut être dans celui-ci :

O fortunatos nimiùm, sua si bona norint ! (O)