Charlette/Texte entier

H. Simonis Empis, éditeur (p. 1-323).
CHARLETTE
À LA MÊME LIBRAIRIE
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
CAMILLE PERT

AMOUREUSES, roman

AMANTE, roman

Le FRÈRE, roman

LA CAMARADE, roman

Les FLORIFÈRES, roman

LEUR ÉGALE, roman

MARIAGE RÊVÉ, roman

Exemplaire N° 37
ÉMILE COLIN — IMPRIMERIE DE LAGNY
CAMILLE PERT

CHARLETTE

PARIS

H. SIMONIS EMPIS, ÉDITEUR

21, RUE DES PETITS-CHAMPS, 21


1901

Tous droits réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.

S’adresser, pour traiter, à M. H. Simonis Empis.
Il a été tiré, de cet ouvrage,


vingt exemplaires sur papier de Hollande.

CHARLETTE


I

« … Pourquoi suis-je ici ? À quoi bon m’avoir fait venir ?… » (Page 10.)

Le déclin d’un jour de novembre assombrissait graduellement Paris ; tandis que la circulation se faisait de plus en plus ardente, compacte, dans les rues boueuses.

Enfiévrée par la prochaine arrivée, Charlette se penchait sans cesse par la portière de la vieille voiture à galerie prise à la gare d’Orléans, se rasseyant brusquement près du fidèle Augustin pour bondir aussitôt, un flot de paroles pressées, folles, sortant de ses lèvres pleines, à la moue facilement esquissée de baby chagrin.

Brune à la chevelure légère, moutonnante, le visage rond au menton court, au teint de pêche velouté de fin duvet, de taille au-dessous de la moyenne, frêle et mignonne, Charlette paraissait à peine ses dix-sept ans frais éclos. Toute sa beauté résidait en ses grands yeux fauves aux pupilles ex-trêmement mobiles, tantôt points imperceptibles dans la prunelle claire, ou emplissant tout l’iris de leur noir insondable : yeux de gaîté, de souffrance, de passion, de sensibilité ou de colère farouche ; énigme et révélation de cette âme d’enfant dont la vie de femme allait commencer vraiment ce jour-là.

— Augustin, je te dis que sûrement nous approchons !… Je te le jure, je reconnais tout !… Ici, tiens, je suis passée avec maman un jour qu’il pleuvait, et, tout à l’heure, cette église, c’était celle où on a baptisé ce petit enfant, une fois où je portais une robe bleue… Oui, oui, nous arrivons !…

— Dame, à la fin, c’est à présumer, observa Augustin philosophiquement, en balançant son étrange petite tête ridée et trouée de marques de variole au-dessus de son corps ramassé et trapu.

Ancien ordonnance de feu le général Lemarday, le grand-père de Charlette du Jonquier, le brave garçon avait sauvé la vie de son chefen 1870, transportant au travers de la mitraille l’officier évanoui, blessé grièvement, le soignant ensuite et le cachant des ennemis au péril de ses jours. Depuis lors, il avait en quelque sorte fait partie de la famille, ayant suivi le général dans toutes ses garnisons, et, à la mort de celui-ci, étant devenu espèce de majordome du château du Mesnil, près de Beaupréau, où la veuve s’était retirée.

— Augustin, c’est ma bonne, avait coutume de dire Charlette, que l’excellent garçon adorait, et dont il s’était fait l’esclave et le mentor pendant les quatre années que la jeune fille venait de passer chez sa grand’mère. La générale, une ancienne mondaine fort coquette s’était, en vieillissant, plongée dans la dévotion, et s’occupait fort peu de sa petite-fille, tout à fait indifférente de l’éducation fantaisiste que donnait à celle-ci une succession d’institutrices mal choisies, indulgente à la quasi intimité de Charlette et de l’ancien soldat. — Camaraderie qui d’ailleurs se produit souvent dans les familles militaires entre les enfants et l’ordonnance, qui tient une place toute spéciale dans la maison.

La voiture débouchait sur le boulevard de Courcelles ; Charlette ne pouvant plus contenir sa joie, dansait sur les coussins usés.

— Voilà le parc Monceau !… Augustin, dans une minute nous serons rendus !… Quatre ans que je n’ai vu tout cela, crois-tu, et que je m’en souviens si bien ! Là, oh, tiens, c’est là ! Tu vois bien le gros marronnier derrière la grille ?… c’est là que je me suis fendu le front, tandis que le garde courait après moi parce que j’avais traversé la pelouse ! — Oh ! mon petit parc Monceau, que je t’aime !…

— Allons, mademoiselle, tâchez donc de vous calmer, morigéna le serviteur, autrement, votre maman vous croira folle.

— Maman ! s’exclama Charlette, une soudaine émotion brisant sa voix. Oh ! je vais la manger, sûr, en l’embrassant ! — Pense, qu’elle n’est pas venue au Mesnil cet automne… à peine à Pâques… oui, peu, si peu de jours, que ça ne compte pas… Alors, c’est vraiment près d’un an que je ne l’ai vue. Maman, ma petite maman !…

Elle riait, elle chantonnait, modulait « maman » de sa voix exquisement jeune, aux tonalités mélodieuses comme des résonnances de lames de cristal, sans se lasser de répéter ces syllabes qui, pour elle, étaient pour ainsi dire animées. Et, tout à coup, elle s’interrompit, essuyant ses yeux ruisselant de larmes de ses deux mains non gantées, où dix heures de trajet en chemin de fer avaient laissé de notables traces.

— Non, mais, je voudrais que vous auriez une glace !… s’écria Augustin indigné. Voilà que vous avez du charbon tout partout la figure ! — Elle va en faire une tête, votre maman, à vous voir si pareillement faite !…

L’effervescence de Charlette tomba.

— Je suis bien laide ? demanda-t-elle tout bas, d’un ton contrit.

L’autre ne put s’empêcher de sourire.

— Laide ?… Dame, je ne dirai pas…

— Sale ?

— Ah, oui, alors !… La jeune fille tira un mouchoir de sa poche, et frotta consciencieusement son visage.

— C’est parti ?

— Oui… Non, encore là à droite… Ah ! non, c’est vos petits signes…

Charlette éclata de rire, enfonçant le bout de son doigt dans sa joue veloutée.

— Mes quatre petits signes… la constellation de la Grande-Ourse, comme disait Samela !…

Et, prise d’une idée subite :

— Oh ! ce bon vieux cousin Samela !… Je vais le voir aussi, n’est-ce pas, Augustin ?

— Je le pense, mademoiselle.

— Je parie qu’on l’aura invité à dîner aujourd’hui !… Dis, crois-tu qu’on l’aura invité ? — Ah ! je voudrais tant le voir, je l’aime tant !

Augustin pencha sa figure hâlée hors de la portière, et reconnaissant que l’on arrivait, chercha son porte-monnaie au fond de ses énormes poches.

— Je l’aime tant ! grommela-t-il. C’est bon, mademoiselle, mais songez donc un peu que vous n’êtes plus un enfant, et tenez-vous un peu sérieusement… Il ne manquerait plus que vous sautiez au cou de M. Samela comme vous faisiez étant gamine !…

Charlette se rebiffa :

— Dis donc, tu es ma bonne, mais pas ma gouvernante, tu sais !… J’en ai eu trois, et elles m’ont assez embêtée !…

— Sans vous donner des manières, ça c’est vrai ! riposta le domestique avec son bon sourire de brave homme. Eh bien, descendez, ajouta-t-il, en ouvrant la portière du fiacre qui s’était arrêté au coin du boulevard de Courcelles et de la rue Legendre, devant un bel immeuble arrondissant ses vastes baies vitrées sur le carrefour du petit temple à colonnes où aboutissent les rues de Thann, de Phalsbourg et de Logelbach.

Toute pâle, Charlette ne bougeait plus, blottie dans la voiture comme un oiseau au fond de son nid.

— Augustin, j’ai peur, murmura-t-elle d’une voix faible. Il me semble qu’il y a un malheur à la maison… Quelque chose, je ne sais pas quoi… papa, maman… Oh ! j’aurais voulu les voir tout de suite… ensemble !…

Augustin eut malgré lui un coup d’œil furtif à la riche maison, aux pierres blanches rigides, aux fenêtres hermétiquement voilées de stores de soie et de dentelles. Et, lui qui savait tant de tristes secrets sur cette famille, sur la splendide Isabelle — ou plutôt Belle, comme chacun la nommait — la mère de Charlette ; lui qui savait pourquoi l’éminent marin Raoul de Jonquier avait brusquement abandonné sa carrière quatre ans auparavant, pourquoi la pauvre Charlette avait été reléguée à la campagne chez sa grand’mère maternelle ; il eut un serrement de cœur en songeant à l’avenir de cette frêle créature qui lui était si chère. Assombri, il paya le cocher, puis s’occupa de décharger les malles sans plus faire d’observations à la jeune fille.

Peu après, elle sortit doucement de la voiture, et suivit en silence son compagnon sous le porche.

L’appartement des du Jonquier était situé au rez-de-chaussée. Une femme inconnue à Charlette ouvrit.

— Ah ! c’est mademoiselle ! constata-t-elle d’une voix froide, en s’effaçant après avoir examiné les voyageurs.

Charlette fit quelques pas dans l’antichambre un peu sombre, très somptueuse.

— Maman ? fit-elle avec un élan.

— Madame n’est pas à la maison en ce moment.

Charlette s’arrêta.

— Maman n’est pas là ? balbutia-t-elle.

— Madame est sortie, comme d’habitude à cette heure-ci… Mais si mademoiselle veut se changer, voici sa chambre.

Et elle ouvrit une porte. Charlette n’eut pas un regard pour la pièce où elle entrait.

— Papa ? fit-elle brièvement, une étrange angoisse l’étreignant.

— Monsieur est chez son docteur. Mademoiselle sait que monsieur suit un traitement pour son foie ?

La jeune fille hocha lentement la tête. Oui, la santé de son père, les longs séjours aux eaux, voilà les raisons qu’on lui avait données lorsque, cet automne, sa mère n’était point venue au Mesnil, et quand, les années précédentes, elle s’y rendait seule…

Son cœur se gonfla soudain d’appréhension.

— Mon Dieu, il n’est pas plus mal ? jeta-t-elle avec une véhémence dont l’éclat dans la chambre muette la fit aussitôt rougir.

La femme de chambre la regarda avec surprise, et, se pinçant les lèvres avec un blâmé de ces manières campagnardes :

— Mais non, mademoiselle, seulement monsieur a naturellement besoin de se soigner.

Charlette se laissa tomber sur un siège et ne questionna plus. Pendant ce temps, Augustin dépo sait les malles sur le tapis du petit salon dont on avait fait une chambre en y dressant une couchette et en encombrant la fenêtre d’une toilette.

— Mademoiselle veut-elle que j’ouvre ses caisses ? demanda la camériste d’un ton froid, peu satisfaite qu’elle était de voir son service déjà très lourd auprès de madame du Jonquier, augmenté par celui de mademoiselle.

— Non, merci, dit Charlette en se levant, je les déferai moi même.

Et devinant l’appréhension de cette femme, aussi bien que désireuse de se débarrasser de sa présence, elle ajouta avec une hâte :

— J’ai l’habitude de m’habiller seule.

L’autre inclina la tête.

— Bien, mademoiselle.

Et, avant de sortir, rassérénée et comme consolante, elle dit :

— Madame ne tardera pas sans doute à rentrer, car il y a du monde à dîner ce soir.

Quand elle eut disparu, Augustin demeura immobile, indécis. Charlette se tourna lentement vers lui ; ses lèvres pâlies tremblèrent : puis, elle eut un geste imperceptible, et, essayant de sourire, elle lui dit avec douceur :

— Allez, mon cher Augustin.

Tout à coup, sans qu’elle en eut conscience, elle avait cessé de le tutoyer.

Augustin baissa la tête et sortit, bouleversé par le chagrin de son « trésor » comme il appelait Charlette en lui-même, empli d’un respect tout nouveau pour la figure féminine digne et touchante que la première déception amère — sinon le premier chagrin — avaient fait lever inopinément dans l’enfant qu’il bousculait naguère avec familiarité.

Restée seule, Charlette ne pleura point. Une sorte d’engourdissement lui était venu. Elle enleva son chapeau et se regarda dans la glace, se parlant tout haut comme il lui arrivait souvent dans la solitude du Mesnil.

— Est-ce moi ? Moi, Charlette ?… Pourquoi suis-je ici ?… À quoi bon m’avoir fait venir ?

Ensuite, elle se débarrassa de son vieux manteau aux fourrures minables, et s’assit sans rien examiner autour d’elle, indifférente à tout ce qui l’environnait, repassant les sentiments qui s’étaient pressés en elle depuis trois jours. Sa folie, son délire, lors. qu’elle avait reçu la lettre où sa mère, brièvement, sans aucune explication, la prévenait qu’on l’attendait à Paris et qu’Augustin l’y conduirait le surlendemain. Puis, son irruption chez madame Lemarday, qui repoussait l’étreinte et les baisers de la jeune fille d’un geste maussade. « Oui, oui, je sais, ta mère m’a écrit. » Cela et l’adieu glacé au départ, voilà tout ce que la petite-fille avait obtenu de l’ancienne pécheresse devenue bigote, et qui masquait ses égoïsmes d’un paravent d’austérité et de renoncement aux attachements terrestres.

D’ailleurs, la pauvre enfant s’était amplement dédommagée auprès d’Augustin, à l’oreille et au cœur complaisants. En avait-elle proféré de paroles enthousiastes, reconnaissantes, pour ses chers parents qui, enfin, la réclamaient ! En avait-elle ressassé des souvenirs, entassé des projets pour l’avenir !…

Et maintenant seulement, voici qu’elle se rappelait l’air contraint du serviteur, ses réticences, ses efforts pour empêcher l’enfant de s’élancer en de trop douces illusions.

D’ailleurs, elle ne pouvait tirer aucune conclusion certaine, sa raison, son imagination, son cœur se combattant en une mêlée indicible. Tantôt les mots « pas attendue, pas aimée, étrangère, intruse, » retentissaient en elle comme des coups de cloche, tantôt une honte lui venait de son enfantillage sans doute injuste. « Eh bien, quoi ?… Ses parents n’avaient pu la recevoir à son retour, quel mal y avait-il ?… Savaient-ils seulement l’heure exacte de son arrivée ? » Du reste, qu’importait que leur baiser fût donné une demi-heure, une heure plus tôt ou plus tard ?

Cela, elle se le répétait avec insistance, dépitée de constater combien peu elle se convainquait, combien peu elle arrivait à combler le grand vide, la meurtrissure douloureuse qui s’étaient faits en elle… désespérée de ne pouvoir réchauffer son cœur, qu’une goutte glacée semblait avoir atteint goutte implacable qui grandissait, s’élargissait.

Enfin, dans l’immobilité où elle se tenait et l’obscurité croissant autour d’elle, ses pensées se brouillèrent, sa tête se pencha, ses paupières lourdes se fermèrent…

Comme un enfant, son chagrin l’endormit.

II

« … Belle elle avait été, et ne serait que Belle toute sa vie… » (Page 22.)

La voix sonore de Belle du Jonquier tira Charlette de sa torpeur.

— Comment, elle dort !… Pas habillée, et il est près de sept heures !…

Et, tournant un bouton, elle fit jaillir l’électricité de deux appliques qui illuminèrent violemment la pièce, apparaissant grande, forte, la tournure élégante, de beaux traits harmonieux sous la superbe chevelure teinte en blond doré.

Charlette se jeta dans ses bras.

— Maman !

Belle répondit avec tendresse à son étreinte.

— Ma chérie.

Mais, aussitôt reprise de sa préoccupation :

— Mon Dieu, jamais tu ne seras prête !…

Les bras noués autour du cou de sa mère, Charlette se câlinait avec délices sur la poitrine savamment sanglée de la jolie femme.

— Qu’est-ce que cela fait ?… Oh ! je suis si contente, mère… petite mère chérie !…

Belle se débarrassa doucement de ces bras frêles qui résistaient.

— Voyons, Charlette, sois raisonnable.

Et, ses regards tombant sur la silhouette mignonne de sa fille debout devant elle, la tête un peu penchée, les yeux brillants et humides, la bouche esquissant un sourire qui pourrait bien finir par la crispation d’un sanglot, ses cheveux auréolant son visage pur d’une mousse lumineuse où la clarté se jouait — exquise statuette de l’adolescence — Belle eut un cri de déception.

— Mon Dieu, comme tu es petite !… Comme tu parais enfant !…

La marier, était-ce possible ? — Dire qu’elle avait rappelé Charlette, un projet plus qu’ébauché, un fiancé tout prêt ! — Et, un pli se creusant entre ses sourcils, Belle violemment contrariée s’écria :

— Mais, que m’a donc écrit ta grand’mère que pendant ces derniers mois tu t’étais énormément développée, que tu t’étais transformée !…

Charlette balbutia, s’excusant :

— Oui, maman, j’ai grandi, je t’assure… quatre centimètres au printemps, et puis six pendant l’été…

Belle haussa les épaules.

— Dix centimètres, la belle affaire !… Il t’en faudrait encore vingt !… Tiens, vois, tu me viens à l’épaule ! — Et puis, ce n’est pas ça, la taille encore ne ferait rien, mais tu es maigre, tu es chétive ! — C’est inconcevable la nature que tu as !… voilà quatre ans que je t’envoie à la campagne pour te fortifier, et rien, cela ne sert à rien !…

Cependant, l’heure sonnant à un cartel la rappela brusquement à elle.

— Voyons, le dîner !…

Et, prenant un parti :

— Ma chérie, pas coiffée, tes robes dans tes malles — si toutefois tu as quelque chose de présentable, ce dont je doute, — jamais tu ne pourras t’arranger ce soir. Tu dîneras seule, et demain, je verrai à te monter de ce qu’il te faudra.

— Oui, oui, acquiesça Charlette, soulagée de ne point paraître ce soir devant des étrangers.

Madame du Jonquier la considérait mieux.

— Si, c’est vrai, tu as changé… Tu es tout à fait gentille quand tu souris. Après tout, on arrivera peut-être, en t’étoffant. — Allons, je n’ai que le temps de m’apprêter, je me sauve !…

Charlette s’élança derrière elle, suppliant :

— Oh, maman, je veux te voir habiller, comme autrefois, dis ?

— Si cela t’amuse, concéda Belle complaisante, quoique avec un sourire soucieux, car elle songeait qu’après tous ces moments perdus à causer avec sa fille, Annette sa femme de chambre n’aurait plus le temps de la recoiffer en entier. Heureusement que ses ondulations étaient encore parfaites !…

À la porte du cabinet de toilette, Charlette eut un rappel soudain.

— Oh ! mais papa ! Je veux voir papa avant le dîner !.…

Belle se décontenança.

— Ton père… ton père… Oui, sans doute.

Puis, tâchant de rassembler ce qu’elle avait préparé, et qui lui était sorti de la tête :

— Écoute, Charlette, j’ai à te parler à ce sujet.

Comme la jeune fille hésitait à entrer, tentée de gagner le fumoir où, certainement, l’ancien marin se trouvait, sa mère la poussa avec impatience.

— Mais viens donc !… Crois-tu que j’ai du temps à perdre !…

Et, tout en parlant, elle dégrafa son corsage, sa Jupe, dénoua les rubans de son jupon de satin ; tandis qu’Annette préparait l’eau tiède pour les ablutions, ainsi que les pâtes, les parfums et les poudres.

— Oui, vois-tu, expliqua Belle très occupée à chercher une épingle dont la tête était invisible, il faut t’attendre à trouver ton père bien changé… de mine, et surtout de caractère… sa maladie, tu comprends ? — Tiens, pique ceci sur la pelote là-bas.

Et, Charlette s’éloignant, la mère continua plus allègrement, débarrassée des yeux interrogateurs et inquiets de son enfant.

— Ah ! ma chérie, j’ai bien souffert de son humeur !… Je m’y suis faite, et il faudra bien que tu t’y habitues. — En réalité, c’est beaucoup parce qu’il ne supporte plus personne autour de lui que je t’ai laissée si longtemps chez ta grand’mère,

— Mais enfin, fit Charlette avec un émoi, je verrai papa ?

Belle eut un mouvement d’humeur.

— Sans doute ! Mon Dieu, que tu es sotte !… Comment pourrais-tu vivre ici, ne serait-ce que huit jours, sans voir ton père ?

La jeune fille s’alarma soudain.

— Huit jours, maman ? gémit-elle plaintivement. Oh ! est-ce que tu veux me renvoyer dans huit jours ?.…

Cette fois, madame du Jonquier s’impatienta tout à fait.

— Pas du tout ! C’est à dire que tu resteras ce qu’il faudra. — Et puis, en voilà assez ! Tout ne dépend pas de moi ici… et avec un caractère comme celui de ton pauvre père !…

Un sourire illumina le sage de Charlette ; elle hocha la tête avec malice.

— Oh ! si cela dépend de papa !…

Elle se ressouvenait des baisers, des gâteries de son père, autrefois, lors des retours des lointaines croisières ; de ces regards si doux, si affectueux accompagnant les cabrioles de l’enfant ; de cette indulgence à la gaîté, aux jeux les plus bruyants…

— Oui, si cela dépend de papa, je resterai, répéta-t-elle à voix basse, confiante.

Et, poussée par une impulsion subite, elle courut à la porte, voulant rejoindre le marin tout de suite, obtenir sans retard la certitude d’être gardée au foyer paternel, ayant soif de caresses, d’étreintes autres que celles, si légères, reçues tout à l’heure de sa mère.

Belle bondit avec une promptitude que l’on n’aurait pas attendue de sa superbe prestance.

— Veux-tu bien rester ici !…

Et, avec plus d’alarme que d’autorité dans la voix :

— Je te défends de voir ton père ce soir !…

Charlette se rassit, interdite.

— Madame, votre eau refroidit, fit observer Annette en tendant l’éponge fine.

Immédiatement, Belle se plongea dans l’onde parfumée, en prenant grand soin de ne point mouiller ses cheveux, haut relevés au-dessus de son front joliment dessiné, et que ne striait aucune ride.

— Tu n’as pas à craindre un mauvais accueil de ton père, naturellement, murmura-t-elle en barbotant dans son eau. Mais sa santé l’oblige aux plus grands ménagements… toute émotion lui est défendue. Demain, quand tu le verras, dis-lui bonjour le plus simplement possible… ne parle que s’il t’interroge… tais-toi le plus que tu pourras. Surtout, ne pleure pas, et ne l’embrasse que s’il t’y encourage… Tu entends ?

— Oui, maman, répondit machinalement Charlette qui se sentait devenir stupide.

En ce moment, elle tressaillit et releva vivement la main qu’elle laissait pendre le long du fauteuil où elle était assise.

— Oh ! un chien ! fit-elle, sa figure mobile s’animant d’un sourire.

Un caniche d’une singulière couleur marron clair, presque mauve, sortait de dessous le fauteuil, après avoir léché les doigts de la jeune fille.

Belle apostropha la camériste.

— Comment, vous avez laissé entrer Plick ?…

Annette s’avança pour chasser l’animal.

— Je ne l’ai pas vu… Allons, sale bête !…

Mais, au lieu de fuir devant le tablier que la femme de chambre agitait avec menace, Plick se blottit contre Charlette, levant des yeux suppliants vers elle.

— Oh ! maman, s’écria-t-elle séduite, ne le renvoie pas… il est si joli !…

— Annette, ma poudre ! fit Belle, vivement occupée de l’opération délicate d’étendre également de la vaseline sur sa peau encore humide.

Ensuite, tandis qu’Annette s’empressait autour d’elle.

— Plick est affreux, mais tu verras Plock, son frère, c’est un amour ! — C’est Samela qui me les a donnés, il y a six mois, pas plus gros que des chats…

— Oh ! cousin Samela, il va bien ? interrompit Charlette. Il vient toujours ici ?

— Naturellement, il va bien… et qu’est-ce qu’on deviendrait sans Samela ? — Ma chère, j’ai su qu’il avait payé ces animaux cent francs pièce, ce qui est gentil pour lui, car, tu sais, sa peinture n’a guère enrichi le pauvre garçon ! Enfin, n’importe, j’ai soigné mes canichons, tu penses !… ils ont grossi, et, tandis que Plock prenait les proportions les plus parfaites et gardait une couleur incomparable — je compte l’exposer au printemps — Plick s’est dégingandé, son museau s’est allongé, son poil a semblé déteindre… et le voilà tel que maintenant… il me faite honte, on se moque de mon chien rose. — Je ne sais pourquoi je ne m’en suis pas déjà débarrassée.

Plick, comme s’il entendait qu’on le desservait auprès de Charlette s’ingéniait à la conquérir en la caressant doucement, ses regards humains guettant son arrêt dans les yeux de la jeune fille.

— Oui ! tu es un bon chien ! murmura-t-elle séduite.

Il la comprit, et fou de plaisir, poussa un bruyant aboi.

— Ah ! par exemple ! s’exclama Annette en expulsant l’animal.

— Annette, ma robe, ordonna Belle impatiente.

Et, la jupe et le corsage ajustés, elle sourit à l’admiration visible de sa fille.

Très décolletée dans sa robe de satin liberty orange pâle aux capricieux dessins blancs, savamment poudrederizée, l’éclat des yeux avivé, les lèvres un rien rougies, les dents étincelantes, Belle se montrait vraiment splendide. Elle était de celles qui, tout en paraissant leur âge, n’en offrent que les perfections. Certes on ne lui eût pas donné trente ans ; mais, en la regardant, il ne venait à l’idée de personne que quarante-quatre ans sont bien loin, hélas, de la jeunesse.

Bien que son esprit fut fort au-dessous de la moyenne ; pour tout ce qui la concernait elle-même, Belle faisait preuve d’une finesse, d’un tact surprenants. Il y avait en elle une merveilleuse élasticité pour s’adapter aux changements qu’apportent les années, et pour en revêtir successivement les charmes divers. Enfant, ç’avait été une créature exquise ; la jeune fille fut adorable ; la veuve séduisante ; la jeune femme affolante. Actuellement, revenue à une stricte sagesse, plutôt à cause de la secrète conviction que les passions usent la beauté que par un sincère retour vers la morale que sa frivolité ignorait, elle brillait d’un éclat incomparable de chair mûre sans apparente déchéance. On prévoyait en elle un automne admirable, et une vieillesse charmeuse. Sans doute, jusque dans la mort, elle demeurerait jolie, et défierait même la décomposition, par un de ces prodiges inexpliqués que l’on constate parfois en ouvrant d’anciennes tombes.

Du reste, Belle elle avait été, et ne serait que Belle toute sa vie, quoique les hasards de l’existence l’eussent faite épouse, amante, mère, presque en dehors d’elle-même. En effet, malgré des élans qui l’avaient trompée elle-même, elle n’avait jamais éprouvé de réel amour que pour sa propre personne, voué de culte qu’à sa beauté. Plus vaniteuse que sensuelle, et d’une vanité pour ainsi dire naïve, elle avait vécu en adoration devant sa belle chair, coupable inconsciente, semant des troubles, des désespoirs et des misères qu’elle aperçut à peine et qu’elle oublia aussitôt, en l’unique et éternelle préoccupation de sa beauté.

— Tiens, Charlette, attache ces perles à mon cou, fit-elle en souriant, comme accordant à sa fille la meilleure marque de tendresse qu’elle pût lui donner, en lui permettant de frôler sa douce peau satinée, d’une blancheur de lait.

Et, riant à l’image ravissante que lui renvoyait la glace, pendant que Charlette, les bras levés, attachait le collier, elle répéta, sans apercevoir les larmes coulant des yeux de sa fille :

— Ne sors pas de ta chambre ce soir… Demain, attends-moi pour voir ton père… et, rappelle-toi, pas de démonstrations !…

III

« … Samela, prononça-t-elle gravement,

tu ne veux pas dire que maman penserait à me marier malgré moi ?… »

(Page 35.)

Charlette était trop jeune pour que l’impression de tristesse, d’angoisse qui avait accompagné son retour à la maison pesât longtemps sur elle. Bien qu’une mélancolie, une méfiance du bonheur à venir s’enfonçât profondément en elle à partir de cette heure, à la surface elle recouvra son calme ; et, ce fut presque gaiment qu’elle dîna dans sa chambre, en compagnie de Plick, et servie par Augustin : l’animal et le serviteur s’efforçant de distraire leur jeune maitresse.

Les yeux enfin ouverts aux objets extérieurs, elle reconnut des meubles, des bibelots qui lui étaient familiers jadis, et son cœur naïf et sensible en éprouva un réconfort. Vaguement, il lui semblait que les êtres ne devaient point avoir tant changé, puisque les choses étaient restées semblables. Augustin achevait de faire disparaître les traces du repas, lorsqu’on frappa à la porte, et que, presque aussitôt, un visage d’homme à barbe noire semée de gris se montra.

Charlette sauta de sa chaise.

— Oh, Samela !…

Puis, mise en garde contre ses élans par les cruelles déceptions éprouvées naguère, elle recula, et dit plus tranquillement :

— C’est vous, bon ami ?…

Mais, Samela s’était rapproché avec vivacité, et, saisissant la jeune fille dans ses bras, il l’embrassa sur les deux joues.

— Ah ! ma petite, ma petite !… je suis joliment content de te voir ! cria-t-il avec une émotion.

Subitement, le cœur de Charlette fondit ; elle noua étroitement ses bras autour du cou de l’ami de son enfance, et sanglota si longtemps, si violemment, qu’il finit par s’en inquiéter.

— Voyons, voyons ! représenta-t-il en détachant les mains de la jeune fille, crispées sur son épaule.

Ce ne fut qu’à cet instant qu’il la contempla, avec une surprise.

— Oh ! tu es une jeune fille à présent, Charlette !… Je n’oserai plus te tutoyer… et je vais te demander pardon de t’avoir embrassée comme cela, sans façon !…

Mais, elle se serra contre lui, souriant et balbutiant au travers de ses larmes :

— Si, si, aime-moi toujours, mon bon Samela !… Je ne suis guère sérieuse, va, pour mon âge… et, auprès de toi, il me semble que je suis toujours la petite fille d’autrefois !…

Alors, comme le souvenir de la gaîté et des taquineries du peintre Samela lui rappelaient aussi les caresses plus sérieuses, mais bien autrement tendres de son père, ses sanglots redoublèrent.

Samela s’éloigna, parcourant la chambre, l’air soucieux.

— Pauvrette ! murmura-t-il avec une compassion émue, bien qu’il ne pût complètement démêler ce qui se passait en l’âme de la jeune fille.

Laid de visage, le front dégarni, les yeux trop rapprochés l’un de l’autre, le teint ingrat, le nez long, légèrement incliné à gauche, la barbe dure comme des soies de hérisson, un buste interminable joint à des jambes de nain, Édouard Samela était destiné à ne jamais jouer un rôle passionnel dans la vie, à n’être jamais que l’ami, le confident. À vrai dire, il avait aimé, passionnément aimé ; il était, malgré ses quarante-six ans, peut-être encore susceptible d’éprouver un romanesque et profond attachement. Cependant, durant le cours de son existence, aucune femme ne s’était aperçue et ne devait s’apercevoir de sentiments qu’une juste connaissance de sa disgrâce physique lui donnait la force de dissimuler.

Jadis, il s’était trouvé intimement mêlé aux faits qui avaient accompagné la naissance de Charlette ; et, même avant que la charmante nature tendre et primesautière de l’enfant l’eût conquis, il s’était intéressé à l’avenir, fatalement troublé, au bonheur précaire de la petite créature née d’un adultère dont le secret appartiendrait sans doute un jour ou l’autre au mari de Belle.

La catastrophe ne s’était produite qu’après de longues années d’illusion, mais elle n’en avait pas moins été terrible. Et, bien que quatre ans se fussent écoulés, apportant une apparence de calme, le peintre se demandait avec anxiété si les plaies, orgueilleusement cachées au monde, étaient suffisamment cicatrisées pour que la présence de la jeune fille ne les exaspérât pas de nouveau, et pour qu’elle ne devînt pas l’innocente victime des tourments qu’elle allait raviver.

Comment Raoul du Jonquier, malade, ulcéré d’âme et de corps, supporterait-il près de lui cette enfant qu’il avait prise autrefois dans une haine égale à la passion qu’il lui montrait lorsqu’il la croyait sa fille ? — Et, déjà, qu’avait-on dit, qu’avait-on fait à Charlette, pour qu’une pareille désolation la possédât ?…

Il cherchait vainement quelques phrases prudentes, discrètes, pour l’interroger, dépité de se sentir si inutilement ému, si gauche à soulager la peine de la pauvre petite, quand, tout à coup, un événement inattendu vint jeter une note comique sur cette scène et y mettre fin.

Longtemps, Plick, le caniche mauve, avait examiné avec un intérêt croissant sa jeune amie pleurant, le visage caché dans ses mains ; puis, énervé, gagné par la contagion, il se dressa sur ses pattes, leva la tête, et lança un long et lugubre hurlement. Ce fut un coup de théâtre. Instantanément, les sanglots de Charlette s’arrêtèrent ; elle découvrit ses yeux, considéra, surprise, l’animal qui dodelinait de la tête d’une façon impayable, recommençant à gémir en sourdine ; et, soudain, se renversant en arrière, elle partit d’un éclat de rire irrésistible.

— Oh ! Samela ! balbutia-t-elle, ce chien !… ce chien !…

Samela, enchanté, saisit le caniche et lui appliqua un bon baiser sur le museau.

— Ah, mon toutou, jamais tu n’as eu une meilleure idée !…

Et, rejetant l’animal, il s’assit auprès de Charlette.

— Ah çà, plus de larmes, hein ?

Elle secoua la tête et passa son mouchoir sur sa figure.

— C’est fini, je suis bonne, fit-elle, parodiant les paroles qu’elle avait coutume de dire dans sa toute petite enfance après les crises de colère qui la saisissaient parfois.

— C’est d’autant mieux, répondit Samela, que je viens te parler de choses sérieuses…

Elle l’interrompit d’un air enfant.

— Non, rien de sérieux ce soir… amuse-moi, je t’en prie !

Et, avec un reste de sanglot convulsif, malgré qu’elle sourit :

— J’en ai besoin.

— Tout ce que tu voudras ! s’empressa de répondre le peintre. Que faut-il que je te raconte ?…

— Qui est là à dîner ? demanda-t-elle, avec, pour la première fois, une curiosité des étrangers qui l’avaient séparée de sa mère.

— Un tas de gens. — D’abord, deux personnes qui sont le sujet sérieux dont j’ai à te parler.

Elle leva le doigt.

— Alors, chut ! Les autres ?

Il obéit.

— Le général Provost… Tu te le rappelles ?

Charlette fit un signe d’assentiment.

— Il bégaie et s’étouffe toujours en parlant ?

— Toujours. — Puis, deux Américains, le mari et la femme, qui sont quelque chose à l’ambassade des États-Unis.

— Connais pas.

— Ta mère s’est liée avec eux en Suisse, l’année dernière.

La jeune fille soupira :

— Ça doit être bien joli, la Suisse, Samela ?

Il eut un geste dubitatif.

— Peuh ! c’est des montagnes, voilà tout.

Et reprenant son énumération :

— Ensuite les Collard-Menier, mère et fils.

Charlette sourit.

— Alors on fera de la musique ?

Le peintre leva le doigt.

— Écoute !

En effet, les accords lointains d’un piano venaient de se faire entendre.

— Et, à présent, ajouta-t-il avec une grimace, le fils, qui étudie pour le Conservatoire, nous régale de son violon !…

— C’est tout, Samela ?

— Attends donc. — Ensuite, Jean Hallis…

La jeune fille le regarda avec un profond étonment.

— Hallis ?… Le romancier ?…

— Oui. — Mais, j’espère, fillette, que vous ne connaissez ses écrits sentimentaux et passionnés que par ouï-dire ?

— Moi ? s’écria Charlette avec animation. J’ai lu tous les romans de Jean Hallis !…

Samela fit entendre un sifflement.

— Mes compliments à tes institutrices !

Charlette rit.

— Ah ! mes gouvernantes, mon bon Samela ?… L’Allemande !… une brute qui ne parlait que de sa santé, et qui voulait me faire manger de l’oignon cru pour me donner de l’appétit ! — La première Anglaise était ivre la plupart du temps… la seconde ne faisait que lire des romans français, et pour ne pas que je la dénonce, elle me les prêtait !…

— Fort bien. — Et, qu’est-ce que mademoiselle comprenait aux romans de Hallis ?

Charlette rougit brusquement.

— Tu es bête, Samela, déclara-t-elle, je ne sais pas ce que j’y comprends, mais je trouve qu’il n’y a rien de si beau, de si émouvant !… Je les admire, et je les adore, voilà ! — Et, vraiment, il est là, ce soir ?…

— Lui-même, en chair et en os.

La jeune fille eut un éclat.

— Dieu !… et on m’a reléguée ici !…

— C’est vrai, au fait, pourquoi n’as tu pas dîné avec nous ? Tu n’as pas l’air si fatiguée que ta mère le disait…

Charlette se désola.

— Est-ce que je sais !… Je n’ai pas de robe ! — Surtout, c’est parce que j’ai beaucoup pleuré. — Mais, si j’avais su qu’il était là !…

Et, confidentiellement :

— Tu ne sais pas ? — Là-bas, je m’endormais tous les soirs en lisant un de ses romans, pour tâcher d’en rêver…

— Ça réussissait ?

— Non mais j’espérais toujours. — Tu penses comme cela aurait été joli si j’avais rêvé que j’étais une de ses héroïnes, et que j’aurais vécu leurs histoires ! C’est si bon de rêver en dormant !… On n’a plus cette bête de raison qui vous gâte tout quand on rêve éveillée…

Samela la regardait en souriant.

— Ah ! petite fille !…

Puis, plus sérieusement :

— Il y avait ce soir à table encore deux personnes… madame Lechâtelier et son fils, qui a vingt-huit ans, et qui est « dans les affaires ».

Sans relever le ton hostile avec lequel Samela soulignait la profession de l’inconnu, Charlette l’interrompit.

— Ça m’est égal… Parle-moi de mon romancier… Comment est-il ? Je suis sûre que je me le figure très bien…

Samela secoua la tête.

— À part son talent d’écrivain que je t’accorde, Hallis n’a rien d’intéressant, et je te préviens que c’est même un assez piètre monsieur, à mon avis.

— Réponds-moi ?… As-tu déjà songé parfois au mariage ?…

— Au mariage de qui ?

— Au tien. — Enfin, à ce que tu pourrais te marier un jour…

Charlette éclata de rire.

— Moi, Samela ?…

Il la contempla, une lueur de profonde pitié passant dans ses yeux.

— Pauvre enfant !

Puis, il reprit avec un véritable effort :

— Eh bien, malheureusement, on y songe pour toi… Et, c’est là le sujet dont je voulais t’entretenir. Je me mêle évidemment de ce qui ne me regarde pas, mais j’ai toujours fait ainsi dans ma vie…

Charlette avait cessé de rire.

— Voyons, tu dis des folies ?

Il secoua la tête.

— Tu as dix-sept ans, Charlette, c’est l’âge auquel ta mère s’est mariée…

Elle fit un grand geste.

— Oh, bien oui, mais, maman !…

Il continua sa pensée.

— C’est vrai, ce n’était pas une mauviette comme toi physiquement et moralement… Mais dame, que veux-tu, elle pense que, néanmoins, tu dois faire comme elle.

Cette fois, Charlette s’écria avec un effroi :

— Maman !… C’est réellement maman qui veut me marier ?

— Oui, et qui plus est, à ce jeune Lechâtelier qui est un vilain bonhomme — au moral, s’entend c’est pourquoi, comme je n’ai jamais cessé de penser à ma petite amie et de l’aimer, j’ai voulu lui dire bien vite et bien sérieusement, Charlette ne te laisse pas entortiller, crie non, et toujours non, quoi qu’on te dise, qu’on te raconte ou qu’on te promette !

Charlette s’était levée, et marchait à pas lents dans la chambre, songeant profondément. Lorsqu’elle s’arrêta devant son parent, il fut frappé de l’expression « femme. » de son regard naguère enfantin.

— Samela, prononça-t-elle gravement. Tu ne veux pas dire que maman penserait à me marier malgré moi, et à un vilain homme ?…

— Ma chérie, répondit Samela avec une émotion respectueuse, ta mère t’aime beaucoup, et tu sais que je l’aime trop moi-même pour jamais insinuer quoi que ce soit contre elle. Mais tu ne sais pas quelle espèce de démence saisit et aveugle toute mère lorsqu’il s’agit du mariage de sa fille. — Elle s’est entichée de cette famille Lechâtelier qui a su la circonvenir ; elle les croit dans une très belle situation, elle est convaincue que c’est une occasion inespérée pour toi, et qu’elle assurera ton bonheur. — Te forcer ?… Évidemment non… mais il y a tant de façons de t’étourdir, de te convaincre, de t’influencer. — Ainsi, il est probable qu’on mettra pour condition à ton séjour ici que tu accueilles poliment la cour de ce jeune cuistre…

Charlette eut un cri.

— Tu crois qu’on me renverrait ?…

Les mains jointes, crispées, elle se laissa tomber sur le petit canapé, près du peintre.

— Oh ! bon ami, si tu savais !… Je ne peux plus supporter d’être toute seule là-bas !… Je m’ennuie tant ! je suis si malheureuse !… Grand’mère ne m’aime pas… personne ne m’aime… C’est le désert, vois-tu ! — Et m’y renvoyer, à présent que j’ai eu l’espoir de rester ici… Oh ! ce serait affreux !…

Et, subitement, avec une ardeur :

— Mais, papa ? Est-ce que lui aussi veut ce mariage ?… Non, oh ! dis-moi que non ?

Samela se leva.

— Il connaît ce projet, mais, il ne s’en est pas autrement occupé.

— Eh bien, alors, il me défendra ?…

Samela hésita, et, avec une réserve :

— Ne compte pas sur ton père.

— Pourquoi ?

Il répondit évasivement, détournant ses regards :

— Il est bien changé.

Elle n’insista plus ; et, se renversa sur le dossier du meuble, appuyant sa tête avec une expression de lassitude qui émut Samela.

— Tu es fatiguée, tu as sommeil, ma pauvre petite ?

Elle eut un signe négatif, puis, après un silence, elle laissa tomber, d’un accent de détresse absolue :

— Oh ! Samela, c’est bien difficile, la vie !…

IV

« … Vous devez rester près de nous, Charlette, et vous resterez… » (Page 48.)

Le lendemain, Charlette, que ses habitudes campagnardes réveillaient de bonne heure, fut vite prête, et, poussée par son jeune appétit, elle se rendit à la salle à manger avec l’espoir d’obtenir son chocolat plus tôt que si elle l’avait attendu dans son lit.

Comme elle ouvrait la porte, elle tressaillit et demeura interdite sur le seuil, le cœur battant violemment, partagée entre le violent désir de se précipiter, et la crainte d’enfreindre les défenses qui lui avaient été faites la veille.

Raoul du Jonquier, assis à la table, lisait un journal en déjeunant. Au léger bruit de la porte, il leva la tête, et Charlette put voir avec émotion son visage rasé à l’ancienne mode maritime, décharné, pâli, ses yeux maladivement brillants dans l’orbite creuse et jaune.

Il y eut un moment de lourd malaise. Enfin, du Jonquier fit un faible geste.

— Approche, Charlette, prononça-t-il d’une voix légèrement tremblante, en détournant ses regards.

Elle avança, les jambes défaillantes.

— Oh ! papa, murmura-t-elle tout bas, d’un ton suppliant.

Il eut un frisson, mais ne leva pas les yeux, re- pliant distraitement le journal qu’il tenait.

— Assieds-toi, fit-il avec une précipitation. Tu te lèves de bonne heure à ce que je vois ?… Tu vas demander ton déjeuner.

Et, comme s’il eut eu hâte de mettre des étrangers entre eux, il frappa sur le timbre, montrant une grande irritation du léger retard du domestique.

— Le chocolat de mademoiselle, tout de suite !

Se tournant vers la jeune fille, il lui jeta un ardent coup d’œil furtif.

— C’est bien du chocolat que tu prends ?

— Oui papa, comme autrefois…

Elle avait à son insu appuyé sur ce dernier mot, ainsi qu’avec un vague reproche. Du Jonquier réprima un sursaut de souffrance, — physique ou morale, il n’eût su le dire lui-même.

Pourtant, peu à peu il reprenait possession de lui-même. Ce fut d’un ton posé qu’il la questionna :

— Tu as fait un bon voyage ?

— Oui papa, avec Augustin.

L’ombre d’un sourire vint aux lèvres du marin au souvenir de la silhouette falote de l’ancien soldat.

— Il va bien, le brave garçon ?

— Très bien.

Et, s’enhardissant, Charlette posa son beau regard attendri sur son père, considérant les cruels symptômes de maladie répandus sur les traits ravagés du malheureux.

— Et vous, père… votre santé ?

Il ne répondit pas à son interrogation, ses yeux cherchant ceux de Charlette, fixes et inquisiteurs.

— Pourquoi ne me tutoies-tu plus, Charlette ? fit-il lentement.

Elle devint pourpre, balbutiant :

— Moi, papa ?

Ce « vous » lui était échappé sans qu’elle s’en aperçût. Mais, à présent qu’elle y réfléchissait, il lui semblait que jamais plus elle ne pourrait employer l’affectueux et familier tutoiement de jadis envers cet homme qui, pourtant, éveillait en elle la plus profonde pitié, l’amour le plus tendre.

D’ailleurs, il n’insista pas, et, désormais, ce fut chose tacitement admise que seul il la tutoyât.

Le chocolat apporté, Charlette l’avala avec l’appétit que la jeunesse conserve même au milieu des angoisses les plus grandes. Du Jonquier avait, depuis longtemps, terminé son repas, et cependant, il demeurait immobile, muet, indécis. Enfin, il se leva, et parut prendre un parti.

— Que fais-tu, ce matin, Charlette ?

— Mais, rien, papa… je ne sais pas, j’attends maman.

Il hocha la tête, puis, après avoir hésité.

— Je marche tous les jours au Bois pendant une heure. Veux-tu m’accompagner ?

Elle bondit de joie, mais aussitôt, la contenance austère de son père la calma, et elle répondit doucement :

— Avec plaisir, papa.

Pourtant, la vivacité avec laquelle elle courut chercher une jaquette et un chapeau dénonçait aisément le bonheur que lui causait cette proposition.

Resté seul, l’ancien marin appuya ses mains sur sa poitrine, se tâtant avec appréhension, comme s’il se fût attendu à ressentir quelque douleur lancinante ; ensuite, d’un geste machinal, il chercha du tabac pour rouler une cigarette. Mais, c’était un soulagement défendu par sa maladie. Il dut se contenter de mâcher quelques bonbons dont il emplissait ses poches pour combler le désœuvrement que causait en lui la privation de fumer.

Devant le pare Monceau, du Jonquier fit signe à un fiacre arrêté qui attendait, et qui partit dans la direction du Bois, dès que le père et la fille furent montés.

Jusqu’au point du Bois où le marin donna le signal de l’arrêt, lui et Charlette n’échangèrent que des paroles insignifiantes. Pourtant la gêne avait en partie disparu entre eux ; ils s’entretenaient doucement, une sorte de torpeur mélancolique qui n’était pas sans charme, répandue sur eux.

Il avait à peine fait quelques pas dans l’allée solitaire, où le soleil clair de cette belle matinée d’hiver pénétrait aisément au travers des branches dépouillées, qu’il dit à Charlette, de son ton d’autorité triste :

— Raconte-moi ta vie au Mesnil ?

Elle demeura interdite pendant quelques instants, faisant de vains efforts pour se représenter distinctement cette suite confuse de jours uniformes, où le bien-être matériel, même les joies enfantines qu’elle avait goûtées, étaient comme endeuillées par le sentiment de l’isolement moral que sa nature aimante ressentait de façon si poignante. Puis, inhabile à faire sentir cette nuance, elle énuméra ses passe-temps monotones, relata des faits quelconques, de puériles aventures.

Du Jonquier ne l’écoutait guère. Perdu dans une rêverie qu’entretenait la voix douce de la jeune fille, il remuait avec précaution des douleurs anciennes, surpris de les trouver si éteintes et en même temps de garder son corps et son âme si affreusement meurtris. Ah ! où étaient les sursauts, les indignations, les révoltes de jadis en sa chair vigoureuse alors ?… Où était le temps où devant la révélation de la faute de Belle de cette femme toujours passionnément adorée où devant la certitude de l’adultère, il avait voulu la tuer et se suicider, puisque l’amant disparu, mort depuis longtemps, avait échappé à sa rage…

Où étaient les heures étranges et tumultueuses où envahi d’une démence, il était venu regarder dormir dans son lit cette enfant qu’il avait follement chérie… et qu’à cet instant ses doigts souhaitaient étrangler.

Heures, jours, mois, années épouvantables, et que pourtant aujourd’hui, il regrettait presque… en son effroi égoïste de sa déchéance physique, de son affaiblissement actuel, qui avait chassé de lui les souffrances et les haines en y substituant l’indicible terreur du néant !…

Il s’arrêta, l’œil hagard, traînant la jambe.

— Je suis las, Charlette…

Elle prit son bras et l’entraîna vers un banc.

— Venez, nous resterons ici très longtemps… jusqu’à ce que vous soyez tout à fait reposé. — Voyez comme c’est joli !…

Une paix mélancolique s’échappait des charmilles rousses dans l’étroit carrefour baigné de suave clarté ; là-haut, au milieu de la coupole bleu-pâle, un vol de corbeaux passait ; et, dans la tonalité grise des alentours, seuls, trois houx éclataient, d’un vert luisant.

Du Jonquier aspira la senteur des feuilles mortes avec une satisfaction animale.

— Cela donne l’illusion de la campagne.

Charlette joignit les mains.

— Oh ! papa, si vous veniez au Mesnil, je serais heureuse d’y retourner !…

Et, en son imagination de fillette romanesque, elle apercevait des jours exquis, dans cette jolie solitude des champs et des bois vendéens en compagnie de ce père chéri à qui ses soins rendraient la santé ; et dont elle pourrait reconquérir le cœur peu à peu… qui lui rendrait cette tendresse dont elle avait joui, et que l’absence et la maladie, sans doute, lui avaient volée.

Il la regarda fixement comme s’il lisait ses pensées, et secoua la tête avec lenteur. — Il ne guérirait pas, et n’aimerait plus… C’était fini de ses combats et de ses haines, mais l’amour avait fui également. Belle, et cette jeune créature qui se tenait là près de lui ne lui étaient plus rien… ni joie, ni torture — elles étaient sorties de sa vie.

Et tandis qu’elle s’efforçait de le distraire, de gagner son attention par des insignifiances tendrement dites, il ne suivait ses paroles qu’à la surface, se plongeant avec amertume dans le passé… Il évoquait les traits de Charlette lors de chacun de ses retours. Le baby tranquille, aux étonnants yeux fauves dont, à son arrivée du Pacifique, il avait baisé avec adoration les paupières de soie — la fillette espiègle, turbulente et câline, s’échappant sans cesse de ses bras, pour revenir aussitôt quérir un baiser…

Et, c’étaient aussi des souvenirs d’angoisse, lors d’une cruelle angine qu’elle avait eue, le rappel net des minutes pendant lesquelles le père affolé se penchait au-dessus du petit lit où elle semblait agoniser. — Le père !…

Il poussa un soupir inarticulé. Pour la première fois, le lâche souhait lui vint de n’avoir jamais été averti. — Ah ! pourquoi ne l’avait-on pas laissé dans sa stupide confiance !…

La voix grave de Charlette succédant à son gazouillement d’enfant aimante le tira tout à coup de sa torpeur.

— Père, j’ai quelque chose à vous dire — à vous demander, plutôt…

Un émoi secoua le corps délabré de l’ancien marin. Mon Dieu, qu’avait appris cette enfant, et quelle redoutable question allait-elle lui poser ?…

— Père, est-ce vrai que maman songe à me marier ?

Il passa la main sur son front, rentrant avec peine dans la vie, et les événements présents. Lorsqu’il se rappela nettement sa conversation récente avec Belle — celle-ci lui parlant de l’enfant dont depuis des années il défendait qu’on prononçât le nom, lui démontrant la nécessité de la rappeler près d’eux afin de profiter d’une occasion inespérée de l’éloigner pour toujours — ce fut d’une voix nette et plus dure qu’il répondit :

— En effet.

À cet accent, Charlette se sentit perdue ; pourtant, elle ajouta bravement :

— Et, vous approuvez ?…

— Je ne me suis mêlé de rien, fit-il les yeux fixés sur le sol.

Charlette eut un cri.

— Ah ! mon père, vous m’abandonnez !…

Il tressaillit, remué par ce vibrant reproche. Elle prit timidement sa main.

— Je suis trop jeune, mon père… laissez moi vivre encore un peu auprès de vous…

Il retira ses doigts avec une vivacité.

— Ici, jamais ! lança-t-il malgré lui, avec une acrimonie qui l’étonna lui-même.

Devenue mortellement pâle, elle recula sur le banc.

— Pourquoi ? enfin pourquoi ? proféra-t-elle les dents serrées.

Il se dressa.

— Demandez-le à votre mère !…

Mais, une faiblesse le prit soudain, qui le força à se rasseoir. Effrayée et repentante d’avoir provoqué cette scène, Charlette, d’un geste spontané, l’enlaça et l’embrassa tendrement.

— Oh, pardon, père ! Je vous tourmente, je vous ennuie !… Faites ce que vous voudrez… renvoyez-moi si vous ne m’aimez plus… Si je suis trop malheureuse, je mourrai, voilà tout !…

Quelques minutes silencieuses s’écoulèrent, tandis que Charlette ne cessait de baiser passionnément la main blanche et amaigrie de son père sans qu’il bougeât — les yeux fixés au loin, enseveli dans un monde de pensées. Tout le boubillonnement qui s’était fait inopinément en lui avait sombré ; à ce sentiment violent, le dernier peut-être qui dût jamais se faire jour en son être usé, succédait un regret, un vague remords d’avoir blessé une âme innocente, après tout…

Enfin, il parut se réveiller. De sa main libre, il releva et caressa le front de Charlette, la regardant en face et sans trouble pour la première fois…

— Écoutez, mon enfant, dit-il d’un accent de bonté. Vous souffrez de votre éloignement, c’est injuste… D’un autre côté, vous êtes loin, bien loin d’être mûre pour le mariage… Vous devez rester auprès de nous — et vous resterez.

Charlette l’écoutait, incrédule, retenant sa respiration.

— Alors, père ?…

Il se leva, s’appuyant sur sa canne.

— Je parlerai à ta mère, reprit-il, le ton plus bref. Il ne sera plus question de ce mariage qui était absurde… et, tu reprendras ta place à la maison.

Mais, comme Charlette inondée de joie allait s’élancer dans ses bras, il la prévint d’un geste lassé, et plus encore de son regard absent, où tout l’intérêt, même banal, qu’il avait paru éprouver un instant pour elle avait disparu.

— Chut ! ne parlons plus de rien, dit-il, de l’air soucieux et égoïste du malade qui s’observe. Toute cette matinée m’a brisé !…

V

En trois entrevues, je rendrais

cette petite éperdument amoureuse… »

(Page 69.)

Ce soir-là, Charlette devait assister à la première représentation d’une pièce de Jean Hallis. C’était son unique joie depuis son retour.

À part la courte sensation d’ivresse éprouvée lorsqu’il lui fut confirmé qu’on ne la renverrait plus au Mesnil, elle n’avait ressenti qu’ennui et déception. Les jours et les heures s’étaient passés pour elle en des alternatives de solitude et de bousculade où ne pouvait guère trouver place le sentiment de contentement qu’elle imaginait devoir goûter perpétuellement au « home » quand, au loin, elle rêvait d’y être de nouveau admise.

Sauf les jours où il y avait des invités, M. du Jonquier prenait ses repas à part, et il était interdit d’approcher du fumoir où il sommeillait ou souffrait seul, rigoureusement enfermé… Il n’avait plus proposé à Charlette de l’emmener au Bois, et la jeune fille n’osait solliciter de lui cette faveur qui l’eût ravie, car ses matinées étaient particulièrement tristes.

Belle, se levant tard, ne supportait pas qu’on fit le moindre bruit dans l’appartement pendant qu’elle reposait. Une toilette minutieuse, où elle n’admettait qu’Annette, la conduisait à onze heures, moment auquel elle quittait la maison pour n’y revenir que vers trois heures, déjeunant habituellement chez des amies, ou prenant une tasse de thé et quelques sandwichs en route, entre les multiples et, puériles occupations qui se disputaient ses journées. Ensuite, elle se rhabillait et repartait faire des visites jusqu’à l’heure du dîner, qui, trois ou quatre fois par semaine, était encore le signal d’une nouvelle toilette et d’un nouveau départ.

La plupart du temps, la mère laissait sa fille à la maison ; mais, lorsqu’elle emmenait Charlette, c’était pour celle-ci un véritable cauchemar que cette course à pied, en voiture, parfois en tramway, où Belle se lançait, pressée, haletante, consultant sans cesse un calepin rempli d’hiéroglyphes, n’ayant de paroles que pour de brèves instructions, ou pour se lamenter de tout ce qu’elle devrait laisser de côté sur son programme de la journée, toujours trop chargé. Essayages, emplettes de toutes sortes, expositions à visiter, mariages, enterrements, consultations chez le docteur, le dentiste, l’homme d’affaires car Belle tripotait avec ses revenus personnels conférences avec des intimes pour l’organisation d’une foule de projets toujours en train. C’était une liste interminable, d’une diversité et d’une monotonie sans pareilles.

Madame de Jonquier, comme beaucoup de Parisiennes, mettait sa gloire et son bonheur à posséder un cercle de relations le plus étendu possible. Peu difficile sur la qualité ou la nationalité de ses connaissances, les happant partout où elle les trouvait, c’était la quantité surtout qu’elle visait. Elle tenait une comptabilité de ses amitiés, et notait avec soin chaque nouvelle acquisition. C’était toujours avec une orgueilleuse satisfaction qu’elle passait en revue son carnet alphabétique bondé de noms et d’adresses, ou qu’elle plaçait négligemment à la portée des visiteurs un exemplaire du Tout-Paris, criblé des petites croix à l’encre rouge dont elle pointait ses connaissances.

À vrai dire, les relations intimes de Belle étaient fort restreintes. Bien qu’il n’y eut pas eu esclandre public, les orages du ménage du Jonquier n’avaient pu demeurer entièrement inaperçus du monde. Beaucoup de femmes rigides ou timorées avaient posé entre elles et Belle cette barrière imperceptible et insurmontable qui existe si souvent entre gens conservant pourtant de correctes relations de politesse.

L’expérience de la vie et du monde manquait à Charlette pour qu’elle pût remarquer le décousu des relations de sa mère, et pour qu’elle observât que les figures sans cesse revenues dans le kaléïdoscope de leurs jours étaient uniquement des étrangères, des artistes ou des mondaines ayant quelque fêlure dans leur situation, et non dans leur réputation, car Belle fuyait prudemment les femmes suspectes. Cependant, par instinct, la jeune fille se déplaisait dans le cercle de madame du Jonquier, parmi des gens d’origine, de pays différents, ou que l’on sentait pour ainsi dire en lutte perpétuelle avec le qu’en dira-t-on.

Une seule figure dans ce milieu demeurait sympathique et lumineuse pour Charlette. Celle de son ancien ami Samela. Encore, n’était-ce pas sans un étonnement chagrin qu’elle constatait l’espèce de sans gêne avec lequel Belle du Jonquier traitait l’artiste consciencieux mais sans renom, le cousin éloigné à la fortune modeste. Certes, si Samela eût disparu, son excellent visage, sa complaisance, ses services constants eussent manqué à l’insouciante amie, mais, abuser de sa bonté, de son dévouement, lui paraissait absolument naturel.

Aucune intimité n’existait entre madame du Jonquier et sa fille. Charlette ne jugeait pas encore sa mère, mais c’était avec un douloureux étonnement qu’elle cherchait sans la retrouver celle que, fillette, elle adorait Belle ayant extrêmement gâté le charmant baby d’autrefois.

Vis à vis de son père, la jeune fille devenait de plus en plus craintive. Il se passait des jours entiers sans qu’elle l’aperçût, et un mur s’élevait entre eux malgré la profonde pitié qu’inspirait le malade à Charlette et son ardent désir de lui témoigner son affection.

Maintenant qu’Augustin était reparti, Samela était le seul être auprès de qui la jeune fille se sentit complètement à l’aise et sûre d’une sympathie inébranlable. Mais bien que le peintre fût un visiteur assidu de la maison, les occasions de s’épancher près de lui semblaient encore trop rares à Charlette, dont le cœur se trouvait presque aussi vide et déçu que naguère lorsqu’elle était exilée au Mesnil.

Lorsque sa mère, après avoir hésité un peu sur les convenances à mener une jeune fille au Théâtre-Antoine, lui annonça qu’elle assisterait à la comédie de Jean Hallis, Charlette fut transportée de joie. Les œuvres de Hallis et quelques romans des auteurs contemporains formaient seuls la mince bibliothèque de madame de Jonquier. Pendant ses heures solitaires, Charlette avait donc repris, étudié, distillé jusqu’à la dernière goutte ces pages troublantes, insinuantes, caressantes, qui faisaient de l’adroit Hallis, sinon le plus célèbre romancier du moment, du moins l’écrivain le plus universellement aimé des femmes.

C’était le premier auteur qui eut fait vibrer l’imagination de la jeune fille. Trop pure pour analyser et comprendre la sensualité raffinée des œuvres de Hallis, elle était pourtant déjà trop femme pour n’en être pas obscurément effleurée. Il était le seul écrivain qui eût éveillé en elle la curiosité de l’homme qui avait tracé ces lignes, dépeint ces caractères, émis ces pensées. Et, actuellement, l’attente encore non réalisée de le voir lui-même ajoutait une vraie fièvre au romanesque intérêt que Charlette portait à un inconnu qui lui semblait néanmoins un ami de longue date.

Blottie dans le coin le plus obscur de l’avant-scène, doucement enivrée par la chaleur, la lumière, le bruissement de la foule, par tout ce qu’une salle de spectacle comble glisse d’indicible dans l’âme et les sens d’une jeune créature non familière à ce milieu, Charlette suivait avidement le premier acte. Absente de la loge, n’apercevant plus rien autour d’elle, captivée par la fiction de la scène, elle vivait le rêve de l’action, tressaillant à chaque péripétie, frémissant de tout son être aux paroles, à la douleur émouvante de l’héroïne. Celle-ci était une habile et touchante reconstitution modernisée de l’ancienne grisette. Pauvre petite amoureuse lâche et héroïque, abandonnée par l’ami ingrat et l’adorant quand même, se sacrifiant passionnément à lui jusqu’à la dernière minute, affolée de bonheur à ses retours irrésolus, lui pardonnant toutes ses défections. Ce thème qui devait se dérouler toujours le même pendant les trois actes était renouvelé par le talent de l’auteur à représenter l’amour sous toutes ses faces troublantes, ainsi que par le jeu exquis des comédiens qui, sans cesse, frôlaient l’indécence sans jamais y tomber. À la répétition générale, un critique avait formulé cette opinion sur la pièce : — une chambre à coucher, avec la censure assise sur la chaise-longue.

Lorsque le rideau tomba, Charlette poussa un profond soupir, comme si, pendant la demi-heure qui venait de s’écouler, elle n’avait point respiré. Et, ce fut avec une stupeur indignée qu’elle constata la calme insouciance de ses compagnons.

Bien en vue au bord de la loge, Belle ruisselante de paillettes sur sa robe blanche, un petit chapeau rose lui seyant à ravir, s’éventait lentement, examinant la salle, nommant les personnalités à Mmes William H. K. Potter et James Warnet, deux délicieuses Philadelphiennes dont sa collection venait de s’augmenter. Tout oreilles devant la précieuse énumération de Mme du Jonquier, les jeunes femmes poussaient de légères exclamations de plaisir à chaque nom connu ou célèbre.

Au fond, Samela, dans un anglais laborieux s’efforçait d’expliquer à M. William H. K. Potter, un petit homme rasé et solennel, la différence d’un théâtre subventionné et d’une scène libre, harcelé de questions sévèrement posées par son interlocuteur.

En ce moment, la porte s’ouvrit et laissa passer un homme de moyenne taille, mince, élégant, vêtu de noir avec une affectation de négligence. Ses cheveux bruns coupés courts, sa moustache peu épaisse, l’ovale maigre de son visage lui conservaient une apparence juvénile que démentaient un peu, à un examen plus rigoureux, la fatigue du teint pâli, les paupières alourdies, et le fin tissu de rides des tempes.

Belle se retourna, avec une exclamation de plaisir.

— Ah ! voilà ce cher auteur !… Venez qu’on vous félicite !… Ce premier acte est ravissant, délicieux !… Jamais vous n’avez rien fait de si frais, de si exquis !… et quelle originalité !…

Dans le brouhaha, l’émotion des Américaines, les présentations et les compliments qui suivirent, Charlette oubliée se dissimula de plus en plus dans l’ombre, singulièrement émue, dévorant la silhouette de Jean Hallis, qui faisait face à l’enthousiasme, aussi bien qu’à la fébrile coquetterie de ses admiratrices avec une simplicité et une indifférence parfaites.

Un peu plus tard, il se tourna vers Samela qui écoutait en souriant ce concert d’éloges, et le questionna.

— Cela vous plaît ?

— Ce sera un gros succès, se contenta de répondre le peintre.

L’autre eut un imperceptible sourire et n’insista pas. Puis, comme un souverain bénévole, il se soumit aux questions multiples, indiscrètes et saugrenues que lui posèrent tour à tour les deux Américaines et M. Potter, y répondant en un excellent anglais et avec un sérieux imperturbable.

Pourtant, comme la sonnette de l’entr’acte venait de se faire entendre, il se leva, malgré les protestations de Belle qui souhaitait garder dans sa loge l’auteur qu’elle avait eu soin de bien montrer tout à l’heure à la salle.

— Non, non, déclara-t-il avec fermeté. J’ai fait deux exceptions, uniquement en faveur de vous et de la chère grande artiste là-bas. — Il désignait l’avant-scène en face, où pendant le cours de l’acte, la tragédienne illustre avait épongé ostensiblement ses yeux à chaque passage touchant. — Maintenant, je disparais… Vous laissant la liberté de me siffler, ajouta-t-il avec son mince sourire, où la blague et l’indifférence étaient si intimement mêlées.

Cependant, au lieu de se diriger immédiatement vers la porte, à la stupéfaction et la confusion de Charlette, Hallis fonça résolument vers elle, au travers du chaos des chaises de velours.

— Mademoiselle, prononça-t-il à voix nette, incisive, plongeant ses regards aigus dans les veux que la jeune fille éperdue levait sur lui. Vous venez de me donner une jouissance rare… Je ne vous ai guère perdue de vue pendant le premier acte de ma pièce, et jamais je n’ai rencontré un spectateur — ni même une spectatrice — se donnant si entièrement à une de mes œuvres… L’auteur est touché, et vous remercie.

Lorsque Belle fit les présentations, il montra un profond étonnement.

— Comment, c’est votre fille ?

Jamais ensuite Charlette ne put se souvenir de ce qu’elle avait répondu ni de ce qui s’était passé jusqu’à ce que le lever du rideau fit rasseoir chacun et cesser les conversations. Alors seulement, elle s’aperçut que Jean Hallis avait disparu, et que la voix de l’actrice sur la scène la rappelait à l’étrange rêve qui l’avait ravie tout à l’heure.

Du fond de la baignoire où il se cachait, l’écrivain reporta ses regards sur le fin profil qui avait si complètement captivé son attention naguère.

Le corps mince de Charlette disparaissait entièrement dans l’ombre ; et, seul, se dessinait le contour rond, doucement coloré du visage, l’angle de l’œil aux longs cils noirs, la petite bouche sérieuse, dont l’émotion crispait parfois les coins profonds.

— Rare petite fille ! murmura-t-il lorsque, sa lorgnette braquée sur la jeune fille immobile, buvant le drame, comme transportée dans un autre monde, il constata que des larmes coulaient de ses yeux, roulaient sur ses joues, sans qu’elle songeât à faire disparaitre les traces de sa profonde émotion.

Dans l’opinion de beaucoup de gens, Hallis pas- sait pour un être cruel et immoral, à cause de plu- sieurs aventures passionnelles qui avaient fait plus ou moins de bruit, et dans lesquelles, en général, on trouvait qu’il avait tenu un vilain rôle, bien que ses admirateurs soutinssent qu’il n’avait fait que jouer son rôle de psychologue acharné à découvrir les secrets du cœur humain, véritable vivisecteur de la femme.

En réalité, Jean Hallis avait l’observation assez subtile, l’imagination assez féconde pour ne point devoir chercher des sujets de romans dans ses amours. Il cédait au besoin irrésistible, — lui, l’être factice, revenu de toutes les illusions, — de se plonger en des âmes neuves, naïves et spontanées. Cela lui était un bonheur immense, — moins pervers qu’on ne l’aurait cru — de conduire ses amoureuses par toutes les péripéties de la joie, de la passion, de la souffrance, de la douleur, du désespoir, afin de jouir, non pas précisément de leur torture — il n’avait rien de sadique — mais de l’intensité de leurs sensations, que son cœur et son être à lui étaient inaptes à ressentir.

Fils d’un modeste imprimeur libraire de Nevers, il avait seize ans lorsque son père mourut. Sa mère, dont le père avait été officier d’artillerie, se mit alors bravement à la tête du commerce, dont jus- que là elle s’était tenue à l’écart ; et, très vite, elle le poussa jusqu’au point de prospérité le plus élevé qu’il put atteindre en cette ville de médiocre importance.

À dix-huit ans, le jeune homme — de son nom véritable Robert Dalayrac — quittait le collège et déclarait sa vocation littéraire à sa mère. Bien que secrètement déçue qu’il refusât d’accomplir son rêve — l’École Polytechnique. — Madame Dalayrac lui promit son aide, un peu rassurée par l’énergie de Robert et l’exposition nette de ses projets élaborés et mûris depuis plus de deux ans.

Lors de son départ pour Paris, sa mère lui assurait un revenu suffisant pour vivre et lui donnait les deux lettres qu’il réclamait. La première était destinée à l’éditeur qui était dans les meilleurs termes avec la librairie de Nevers ; la seconde, adressée à une personnalité parisienne fort connue, ancienne amie de couvent de madame Dalayrac, grande dame d’origine polonaise, deux ou trois fois veuve de politiciens et d’artistes célèbres ; connue elle même par des écrits sensationnels, indiscrétions piquantes sur des cours d’Europe spirituelle — ment glanées lors des missions diplomatiques remplies à l’étranger par l’un de ses conjoints.

L’éditeur feuilleta le roman que lui apportait le jeune homme, constata qu’il ne renfermait pas de fautes de français, n’en connut jamais exactement le sujet ; et, par égard pour madame Dalayrac qui faisait d’excellentes affaires pour sa maison, il édita le volume qui, naturellement, et comme le prévoyait l’auteur lui-même, passa absolument inaperçu dans le flot de productions de la maison.

La grande dame examina Robert, le trouva joli garçon, parut s’intéresser à l’avenir du manuscrit qu’elle demanda à lire et ne parcourut même pas. Elle conseilla le pseudonyme de Jean Hallis. Et, comme quelque chose tirant à peu de conséquence, elle fit son amant du jeune auteur.

Mais, elle avait affaire à une nature inordinaire et singulièrement attachante. Très vite, le jeune homme prit dans le cœur pourtant blasé, et les sens pourtant usés de la dame une place que n’avaient jamais obtenue les favoris précédents. Il devait la garder pendant toute la vie de madame Ascani, et bien après que leurs relations eurent cessé.

Incapable d’une action vile, Jean Hallis possédait la force irrésistible que donnent une perspicacité naturelle et aiguë, un esprit net, calculateur, audacieux, une énergie permanente et égale, une volonté qui jamais ne fait défaut, une persévérance inlassable, et une modestie réelle, c’est-à-dire une connaissance sévère et complètement juste de lui-même.

Jusqu’à vingt-quatre ans, il fut l’amant de madame Ascani et de beaucoup d’autres, semblant n’exister que pour le monde, le flirt, et les jouissances sensuelles, ne publiant pas une ligne, ne gagnant pas un sou, se contentant — avec des miracles d’économie — de ce que lui envoyait madame Dalayrac, dévouée et confiante en l’avenir. C’était d’elle qu’il tenait sa volonté têtue.

Voulant peindre la vie, il avait voulu vivre auparavant. D’ailleurs, en cachette, il écrivait sans relâche, déchirant tous ses essais, s’étudiant, se préparant en sourdine, décidé à ne descendre dans l’arène que lorsqu’il serait sûr de lui, persuadé qu’aucun génie n’éclot sans études acharnées et sans habiles préparations.

Un soir, dans le salon de madame Ascani, le directeur d’un journal qu’on allait prochainement lancer se désolait du manque de jeunes talents inconnus, qui forçaient à remplir le « rez-de-chaussée » d’une feuille avec de la « reproduction si l’on voulait avoir une œuvre de quelque valeur sans y mettre des sommes folles. Hallis proposa un roman. Comme il se montrait peu difficile sur la rémunération, se contentant de poser d’adroites conditions pour l’avenir, et de s’assurer une solide réclame, le directeur enchanté ratifia toutes ses demandes.

Le lancement formidable du journal, son succès monstre, car il introduisait dans la presse une forme toute nouvelle alors, furent également un lancement et un succès pour le jeune auteur. Édité facilement dans une maison rivale de celle où il rappela qu’il avait débuté — ce qui tout de suite lui donna une valeur marchande — il obtint une critique pleine d’éloges, par ses relations littéraires et cinq ou six mille francs de publicité adroitement distribuée — somme prise sur le capital de madame Dalayrac. Le volume marqué de la « 8° édition » ne fut vendu en réalité qu’à sept ou huit cents exemplaires, et rapporta donc environ deux cents francs à Jean, ce qui eut épouvanté un naïf, mais qui parut à l’éditeur et à l’auteur intelligent une réelle réussite.

Pendant cinq ans, ce fut de la part du jeune homme une lutte tenace et audacieuse pour arriver à faire sortir de l’obscurité le nom qu’il avait choisi ; ce fut un mensonge énorme, persistant, une réclame de tous les instants, insinuante, spirituelle, ardente. Comme Jean était en même temps un travailleur, un esprit subtil, un connaisseur profond de ce qui séduit la femme — l’unique juge du romancier qu’en réalité, il possédait un peu de cette étincelle du génie qu’il dédaignait et méconnaissait en lui-même aussi bien que chez les autres, il était brillamment arrivé. Les fictions du début devinrent des vérités. Il fut lu, ses œuvres furent attendues avec impatience. Ses romans se vendaient un gros prix dans les revues et les journaux ; ses tirages en librairie étaient parmi les plus élevés. Un article de lui, dont il se montrait fort avare — peut-être pour ne pas les discréditer — représentait un billet de cinq cents francs. Une revue qui débutait avait payé 25, 000 francs la faveur de publier une œuvre inédite tacitement promise depuis longtemps à un grand périodique. Enfin, l’auteur touchant à ses quarante ans, l’Académie lui était assurée à bref délai.

Cependant, cette carrière établie, ces succès achetés à force de calculs et de mensonges pouvaient abuser la foule, et même la plupart de ses amis, mais ne trompaient pas Jean. Il n’était pas de la classe de ces écrivains qui, sincèrement, oublient tout ce que leur a coûté leur renommée, s’enorgueillissent naïvement d’éloges qu’ils ont payé, et s’attendrissent des triomphes longuement préparés.

Tout l’échafaudage dressé de ses propres mains lui demeurait visible, et, dans le flot des admirations qui maintenant coulait sans qu’il eût besoin de le provoquer ou de le solder, il n’apercevait, clair- voyant, que l’habitude contractée, l’intérêt caché, ou le snobisme.

Il avait voulu le triomphe, à tout prix, et l’avait conquis. Mais, il en jouissait sceptique, ulcéré, mesurant avec amertume le peu de valeur des gloires humaines qui ne sont élevées que sur d’habiles combinaisons, la vénalité des consciences et la bêtise du plus grand nombre.

Ce soir-là encore, parcourant d’un rapide coup d’œil la scène et la salle, il analysait sa pièce et les spectateurs. — Critique impitoyable, il jugeait « Petite amoureuse » une œuvre mièvre, d’une fausse originalité, mal bâtie scéniquement, dont tout le succès reposait sur le chatouillement inavouable des sensualités qu’elle éveillerait en les spectateurs, tout en conservant un style, une apparence assez chastes pour que l’hypocrisie du public put ne point s’en choquer. Il avait sciemment construit son drame ainsi, en connaissant tous les défauts artistiques, et passant outre, voulant le succès et l’argent moins par cupidité que pour satisfaire la seule ambition qu’il eut voir sa volonté s’accomplir. Il jouissait, non pas du succès précisément, car il en savait trop bien la source basse, mais d’avoir su nettement découvrir ce qui séduirait le public ; il savourait son pouvoir sur la masse, tout en le haïssant, sachant trop qu’il ne l’obtenait qu’en se faisant l’esclave de ses goûts, quels qu’ils fussent.

Quant à la foule des littérateurs, des artistes, des critiques, il fouillait aisément en l’âme de tous, et souriait avec dédain à chacun des applaudissements, à chacune des poignées de main. Ceux-là le pénétraient, le jugeaient plus ou moins justement, mais tous étaient forcément ses complices, pour des raisons différentes : vénalité, prudence ou indifférence. Il se savait toléré des uns à cause de son attitude impeccable, son attention à ne jamais manger le pain d’autrui, en empiétant dans la « spécialité » exploitée par l’un ou l’autre de ses confrères. Il était ménagé d’un grand nombre à charge de revanche, pouvant autant contre la réputation des autres que l’on pouvait contre lui. Beaucoup le craignaient, car il avait prouvé que, quoique n’’attaquant jamais, il avait la riposte prompte et cruelle. Enfin il tenait la plèbe littéraire par l’intérêt : tout écrivain arrivé traînant une suite de non-valeurs qui lui font cortège afin de se réclamer de lui et de refléter dans leur facettes complaisantes quelque chose de sa notoriété.

Mais, dans cette foule aux grimaces fausses, abandonné de tous et de lui-même, puisqu’il n’avait pas même l’illusion de cette gloire dont il évaluait à un centime près le prix en monnaie d’argent, de chair et d’âme, ce lui était — ainsi qu’il l’avait dit à Charlette — une jouissance rare, inouïe, de rencontrer une admiration sincère, une émotion véritable… un être conquis par la pensée, la création de l’écrivain.

Du reste, cette satisfaction ne devait pas être de longue durée dans l’esprit sceptique de Hallis.

— Bah ! se dit-il, c’est en somme la fille de Belle… Ses petits sens s’agitent à son insu, et c’est probablement moins ma prose qui l’émeut que la vue du beau garçon et de la jolie fille s’étreignant sur la scène !…

Cependant, comme même en admettant cette explication de l’émotion de Charlette, sa naïveté, et sa nature expansives étaient indéniables, Jean souhaita vivement se faire jouer par elle le spectacle d’une âme sincère aux prises avec la passion ; drame qui seul le tentait dans l’amour.

— En trois entrevues, je rendrais cette petite éperdûment amoureuse, réfléchissait-il. Et, si elle a déjà lu mes livres, ce doit être probablement fait.

En calculant ainsi, il ne cédait à nulle sotte vanité. Il avait mesuré depuis longtemps le peu de valeur de ce qui le rendait irrésistible pour toute femme, et il n’en tirait vis-à-vis de lui-même pas plus de gloire que de ses succès d’écrivain.

La pièce terminée, fuyant l’ovation préparée par de fidèles satellites, tout en satisfaisant suffisamment à ce que l’on attendait de lui, car il était passé maître à ménager les vanités et les susceptibilités, il tarda un peu à rejoindre les acteurs qui l’attendaient, afin de jeter un coup d’œil sur le départ de l’avant-scène qui l’avait tant occupé.

Au bras de Samela, Charlette marchait muette, un sourire vague aux lèvres, se laissant bousculer par la foule sans y prendre garde, toute au ravissement de naguère.

Hallis la détailla.

— En vérité, c’est encore une enfant, pensa-t-il. Elle est à peine jolie… et cependant, elle est exquise !…

Alors, chantonnant, allègre et rajeuni, il s’élança vers la scène, ayant fait instantanément une ample provision, pour les débiter largement, de ces compliments dont les artistes sont si avides, et qui les attachent à leur auteur, mieux encore que le succès de son œuvre.

VI

… Mon Dieu, que je l’aime ! se

répétait-elle, transportée, appliquant à ces mots un sens à la fois très naïf

et extrêmement profond… » (Page 84.)

Ému par l’abandon de Charlette, presque toujours seule dans l’appartement de la rue Legendre, Samela avait demandé à madame du Jonquier de lui confier la jeune fille pendant deux heures chaque jour, sous le prétexte de lui donner des leçons de dessin et d’aquarelle ; proposition que Belle accepta avec d’autant plus d’empressement que le peintre avait déclaré pouvoir se charger de prendre et de ramener Charlette quand le service d’Annette ne lui permettrait pas de sortir.

Ç’avait été une grande joie pour la jeune fille. Et, tandis que, pour la première fois, elle arpentait à pied le trajet du parc Monceau à l’avenue Victor Hugo où demeurait le peintre, celui-ci souriant et grondeur avait bien de la peine à retenir ses pas pressés qui volaient.

— Doucement ! répétait-il, te ciel poursuivie par les gendarmes, Charlette ?… ou bien t’imagines-tu courir derrière un cerceau ?.…

— Mais, Samela, c’est que j’ai hâte d’être arrivée… Sais-tu que j’adore dessiner ? — J’ai fait un peu d’aquarelle avec ma première Anglaise, et après, je barbouillais toute seule… Oui, ma foi, tant que j’ai eu des couleurs.

Et, subitement alarmée :

— Dis donc, je n’ai pas de boîte à couleurs ! Tu en demanderas à maman pour moi, n’est-ce pas ?

— Ne t’inquiète pas, tu auras ce qu’il te faudra.

Et, dans l’atelier, il goûta une joie toute paternelle aux gambades de Charlette lorsqu’il lui mit dans les mains les accessoires du dessin et de l’aquarelle, amoureusement choisis pour elle le jour précédent.

— Tu es bon, si bon, Samela !… Bon comme mon vieux Plick ! criait-elle en embrassant tour à tour le peintre et le caniche mauve qui, à présent, ne la quittait plus.

Quand elle eut longuement visité l’atelier, une immense pièce située au rez-de-chaussée, haute de huit mètres, où la chambre de l’artiste était perchée sur un plancher à mi-hauteur, Samela l’installa près de lui, un modèle devant elle. Et, tous deux commencèrent, elle à dessiner, lui à peindre un petit tableau déjà assez avancé.

Fils d’un riche industriel de l’Eure, Samela avait une sœur beaucoup plus âgée que lui, dont le mari, ingénieur distingué, avait pris de bonne heure dans la direction de l’usine la place qui eût dû être réservée au fils. De santé délicate pendant son enfance, travailleur indolent, ayant peu de dispositions pour le travail scientifique, Édouard montra très vite une rare inaptitude pour les affaires, et personne ne s’opposa à son désir d’étudier la peinture, bien que dès lors dans la famille on le traitât dédaigneusement de fainéant et de déclassé. À la mort de son père, le jeune homme eut la douleur de voir sa mère et sa sœur liguées avec son beau-frère pour le dépouiller de sa part légitime. Vivement atteint, il se retira, les laissant libres de se faire la part du lion. Après mille hésitations et une foule d’actes qu’il accepta et signa les yeux fermés, le peintre reçut une pension de huit mille francs par an, qui d’ailleurs, lui fut régulièrement payée, le capital restant engagé dans l’usine. Dans le monde des affaires, on estimait le bénéfice net annuel de l’usine Samela-Bertin à trois cent mille francs.

Jamais, même à sa petite amie Charlette, Samela n’ouvrait la bouche du chagrin que lui causait le manque de cœur des siens à son égard ; mais, il lui avait souvent parlé du profond déboire de son existence le talent, après lequel il avait couru inutilement pendant des années, et qu’il désespérait aujourd’hui d’atteindre.

— Quant à la célébrité, ma petite, il y a longtemps que j’en ai fait mon deuil. — C’est pour de plus malins que moi. — Mais, si j’avais produit une œuvre, si je croyais pouvoir en produire une un jour qui me contentât, moi et trois ou quatre personnes en qui j’ai confiance, je mourrais content. Mais, Samela, tu as fait des choses très bien disait Charlette un peu embarrassée, car son instinct artistique remarquablement développé · lui montrait l’indéniable médiocrité des œuvres de son ami.

Il secoua la tête.

— C’est propre, c’est consciencieux, comme on dit… Mais il n’y a rien ! rien ! — Je ne suis ni un vaniteux ni un ambitieux, ce n’est pas la gloire que je regrette, ni, certes, la fortune. — Cependant, c’est dur, je t’assure, quand on n’a eu qu’un but dans la vie, quand on s’y est donné tout entier comme moi, de le manquer, de se sentir condamné à la platitude éternelle ! — Condamné, comprends tu ?… à la perpétuelle déception après l’effort !… Ah ! j’en ai pourtant fait de l’ouvrage, donné des coups de collier ! — Parfois, j’espérais… à chaque toile que je commençais, je me disais — cette fois, c’est la bonne !… ce n’est pas possible que tout ce que j’ai là dans la tête, dans les yeux, ne sorte pas à la fin… Mon pinceau avait des ailes, et il me semblait que les couleurs s’étalaient d’elles-mêmes. — Et puis, quoi, l’accès d’enthousiasme passé… quand j’avais dormi, et que je revenais au matin examiner mon travail de la veille, refroidi, la cervelle saine, le jugement reconquis. — Ah ! nom d’un chien !… en ai-je crevé de ces barbouillages ratés !

— Tu aurais dû consulter des amis, Samela, tu étais peut-être trop sévère.

Il hocha la tête.

— Ne me crois pas plus héroïque que je n’étais. J’en ai amené, je t’en réponds, des malheureux devant mes croûtes ! — Et, je t’assure que pour me fortifier dans l’idée que je n’étais qu’un crétin, je n’avais qu’à voir leur air embarrassé… à entendre les banalités qu’on me débitait, par amitié ou par politesse ! — Enfin, quoi, c’est comme ça !… Maintenant je suis à peu près résigné… Je ne cesse pas de gâcher de la couleur parce que je ne sais pas ce que je deviendrais sans cela, mais, comme je n’espère plus grand chose, je n’ai plus de si grosses colères !.…

Le Peut-être, Samela, l’es-tu entêté dans un genre qui ne te convenait pas ?…

Il eut un geste d’impatience.

— Ah ! les genres !… je les ai tous essayés, et avec le même résultat ! — Non, ma petite, ce qu’il faut, c’est ce que je n’ai pas !… c’est cette étin- celle !… Ah ! cette étincelle que j’ai vue, tiens…

Il s’arrêta brusquement, une rougeur foncée montée à ses pommettes sous la barbe rude ; il resta un moment décontenancé, la voix lui faisant défaut dans la gorge. Il avait eu sur les lèvres le nom pourtant déjà lointain, effacé, de son ami, du jeune peintre qui hélas — hélas — promettait un génie, lui ! — Le véritable père de Charlette…

Enfin, il reprit péniblement, ayant à cœur de terminer sa phrase, comme si la jeune fille eût pu deviner l’allusion terrible qui avait failli lui échapper Cette étincelle que j’ai vue dans les essais de cent autres qui étaient doués…

Ensuite, tandis que Charlette, dessinant avec ardeur, s’absorbait dans son travail, Samela tomba en une profonde rêverie, posant distraitement de petites touches sur son tableau, un paysage d’Au- vergne, terne et exact, qu’il terminait d’après une étude faite l’été précédent.

C’était Samela qui, il y avait à peu près vingt ans, avait mis en rapports Pierre Besnard, son camarade admiré de l’Ecole des Beaux-arts et sa cousine Belle remariée alors au lieutenant de vaisseau du Jonquier. L’incomparable Belle qui faisait la pluie et le beau temps à Nice, pendant que son mari naviguait aux Antilles.

Comment et quand Pierre devint l’amant de Belle, que Samela avait toujours si passionnément et si discrètement adorée, il ne le sut qu’une grande année plus tard, lorsque, en un jour de détresse et de terreur, les amants le prirent pour confident. Belle était enceinte, le mari qu’on attendait depuis deux mois tardait à arriver, et il allait sans doute devenir impossible de lui attribuer la paternité de l’enfant du jeune peintre.

Celui-ci, violemment épris, et qui n’avait que vingt-trois ans, suppliait sa maîtresse de le suivre, de tout abandonner, lui jurant un avenir d’aisance, de gloire promesse que probablement il aurait tenue. Belle, égoïste et pratique, bien qu’affolée, refusait désespérément.

Avec un frisson intérieur, Samela revivait les heures tragiques et rapides du roman qui s’était joué alors, si lugubre, si poignant, qu’aujourd’hui, songeant à l’héroïne grasse, paisible, ayant si com. plètement oublié ces jours troublés, à son propre calme, il arrivait à douter de leur réalité…

C’était un soir, au bord de la Méditerranée. Comme ils faisaient parfois, en des jours plus tranquilles, les deux amis avaient loué une barque, où Belle les rejoignit furtivement. Au large, loin des espionnages, ils avaient encore une fois discuté les effrayantes éventualités, entassé les projets.

Une fois, dix fois, cent fois, Pierre supplia Belle de lui confier sa vie, de le laisser la prendre à jamais, l’emporter dans un lieu éloigné où ils se cacheraient… où ils élèveraient leur enfant. — Avec des sanglots, des gémissements, dans un état pitoyable, la jeune femme disait non, toujours non.

Enfin, le jeune peintre égaré, poussé à bout par cette résistance, se dressa, l’entoura de ses bras. « Veux-tu que nous mourions ensemble ? » Belle dit oui, la tête perdue, n’attachant certainement qu’un sens romanesque, vague, et nullement immédiat à ce mot… Mais lui, sincère, la croyant consentante, s’était élancé, l’attirant. — Ah ! le cri qu’elle poussa alors ! — Samela l’entendait encore, ce hurlement de bête que la malheureuse jeta, surprise par la chute, terrifiée par le froid de l’eau…

Fou, lui aussi, Samela s’était précipité et l’avait ramenée, mais seule.

Ses souvenirs l’oppressant trop, le peintre déposa sa palette, et se mit à marcher au travers de l’atelier, les mains derrière le dos, la tête baissée.

Oui, moins de vingt ans, et tout cela était si loin ! Ah ! le temps, les années… ce rouleau, ce cinématographe sans trêve qui passe… emportant les êtres et les choses… laminant les cœurs, effaçant les angoisses, les amitiés, les amours !…

Moins de vingt ans… et, malgré ses efforts, la silhouette de l’ami mort restait confuse devant ses yeux… et la Belle d’alors, si svelte, si jeune, si aveuglément admirée, lui paraissait une créature tout autre que l’amie d’aujourd’hui, toujours chère, certes, mais dont les défauts, le manque de cœur et d’esprit ne lui étaient plus voilés par la folie de l’amour dans la première jeunesse.

Moins de vingt ans, et nulle poussière ne demeurait plus de Pierre… le mari se mourait, rongé de désespoir, Belle n’était plus qu’une coquette sur le retour — et Charlette, cause du drame, était presque une femme, à la veille, elle aussi, de connaître les angoisses de la passion…

Il s’arrêta devant la jeune fille et la contempla longuement.

— Qu’as-tu donc, Samela ? demanda-t-elle avec tranquillité.

Il frotta son front et ses yeux, comme pour en chasser la vision qui le troublait.

— Rien… mon tableau m’ennuie.

Il allait reprendre sa promenade, songeur ; elle le rappela :

— Regarde mon dessin.

Il examina la feuille, s’y intéressant peu à peu. Et, avec un étonnement :

— Mais, sais-tu, petite fille, que ce n’est pas mal du tout ?…

Elle sourit ; et, quittant son tabouret, apporta avec mystère un carton dont elle s’était chargée en parant de chez elle.

— Comment trouves-tu ceci ? demanda-t-elle avec une anxiété où perçait l’espoir d’une approbation.

Samela prit l’aquarelle qu’elle lui tendait : une originale vue d’un coin de bois à l’automne.

— C’est toi qui as fait cela ? dit-il incrédule.

Elle eut un signe affirmatif.

— Tous les jours je travaillais dans le parc ou dans les champs… Mon Anglaise prétendait que ce que je faisais était d’un style déplorable, mais…

Samela l’interrompit :

— Ton Anglaise était idiote ! — C’est épatant, ces teintes rousses !… et comme c’est vigoureux et vrai ! — Mais, qui t’a appris à choisir des tons comme cela, ma petite ?…

Enchantée, Charlette tira encore du carton une demi-douzaine d’aquarelles soigneusement enveloppées de papier de soie.

— Voici ce que j’ai trouvé au Mesnil dans un vieil album… Ça m’a tant plu !… J’ai essayé de faire pareil.

Samela, à la vue des feuilles, était devenu mortellement päle. Il les toucha de doigts tremblants.

— Comment cela a-t-il pu se trouver là-bas ? murmura t-il à voix basse, pour lui-même.

Charlette, mise en gaité par les compliments, éclata de rire.

— Mais, mon pauvre Samela, ne vois-tu pas que ce sont des vues du Mesnil ? — C’est de quelque artiste en visite autrefois au château…

Il se détourna. En effet, Pierre avait fait un séjour de quelques semaines au Mesnil, avec lui.

— Tu les aimes ? questionna Charlette, en reprenant ses aquarelles qu’elle remit dans le carton avec un soin jaloux.

— C’est d’un véritable artiste, prononça-t il avec effort.

— N’est-ce pas ? J’ai cherché la signature, mais il n’y en à pas… Pourtant, je suis convaincue que c’est de quelqu’un de connu.

Samela avait repris sa palette et délayait distraitement des couleurs. Charlette se remit à son dessin avec une nouvelle ardeur.

— Dis, Samela, crois-tu que je puisse arriver à peindre très bien ? fit-elle tout à coup.

Il ne la regarda pas, plongé dans ses réflexions.

— Pourquoi non, petite ? dit-il après un silence.

Pendant de longs moments, il ne parlèrent plus. Le jour commençait à tomber, lorsque le carillon de la sonnette donnant directement dans l’atelier les {it tressaillir. Samela alla ouvrir, car il n’avait d’autre domestique qu’une femme de ménage qui nettoyait le matin.

Belle entra, avec un grand frou-frou de soie.

— Vous dessinez encore ? Vraiment, vous êtes enragés ! s’écria-t-elle de sa voix sonore, pleine de jeunesse et d’entrain.

Samela parut s’excuser.

— Nous allions plier bagages.

Charlette, descendue d’un bond de son tabouret, demeurait interdite, devenue subitement pourpre, puis toute pâle — les yeux attachés sur Jean — Hallis qui était entré silencieusement à la suite de madame du Jonquier. Celle-ci se retourna, expliquant :

— Notre ami Hallis est arrivé au moment où je quittais la maison pour venir prendre Charlette — Imaginez-vous Samela qu’il venait positivement pour ma fille ! — Oui, Charlette, tu peux être fière !… Remercie-le, au moins.

Complètement décontenancée, la jeune fille prononça des paroles inintelligibles.

Hallis voulut faire cesser son embarras, et sourit, tandis qu’il serrait la main du peintre.

— Madame votre mère veut vous faire enrager tout simplement, mademoiselle Charlette. Je suis venu lui apporter un exemplaire de ma pièce…

Belle l’interrompit.

— Oui, un volume pour moi, et un autre pour ma fille ! — Tu verras, Charlette, cette dédicace…

Et, affectant de gronder l’auteur :

— Je vous en veux, cher maître… Cette petite va se prendre au sérieux maintenant !

Le regard caressant du romancier effleura Charlette.

— Je serais désolé qu’elle s’imaginât être autre chose que ce que je la vois… une enfant exquise.

Charlette qui se remettait, sourit en silence, songeant avec ravissement au souvenir précieux de Hallis. Posséder un livre de lui !… qui ne serait qu’à elle, qu’elle seule couperait, feuilleterait ! Un livre qu’il avait choisi, apporté lui-même ! Mais, comment donc avait-il pu songer à lui faire cette immense joie ?…

Et, son regard reconnaissant chercha l’écrivain. Puis, comme celui-ci causait avec Samela en ce moment, elle l’étudia en toute liberté.

Il lui parut moins jeune que le soir de la représentation. Elle reconnut en lui des défauts. Deux rides barrant son front se creusaient profondément dès qu’il s’animait en parlant ; ses lèvres trop minces étaient étrangement décolorées ; dans l’ensemble de ses traits, on ne sait quoi de dur, d’amer était répandu, lorsque le charme de son sourire ou de son regard ne venait pas transformer sa physionomie.

Elle remarqua aussi une manie qu’il avait de perpétuellement agiter les doigts, de les occuper à pétrir, tortiller, déchirer n’importe quel objet tombant à sa portée.

Mais, ces imperfections, ces personnalités la captivèrent peut-être plus sûrement que la banalité de la beauté impeccable. Et, tandis qu’il parlait, ce fut en tressaillant qu’elle reconnut — imbue qu’elle était des œuvres de Hallis — certaines tournures de phrases, certains mots originaux qu’il affectionnait et qu’il employait volontiers dans ses romans aussi bien que dans la conversation. — En vérité, il était l’homme de ses livres qu’elle adorait ; il se levait de lui comme un fantôme, confusément fait de toutes les silhouettes d’hommes et de femmes évoluant dans ses pages, et dont il était l’âme charmeuse et mystérieuse…

Lorsque la voiture qui emmenait Belle et Charlette s’arrêta pour déposer Jean Hallis chez lui, avenue du Bois-de-Boulogne, l’écrivain, après avoir : serré la main de madame du Jonquier et écouté ses discours avec une scrupuleuse attention, toucha les doigts de la jeune fille.

— À bientôt ? murmura-t-il, tandis que leurs regards se mariaient pendant une seconde qui parut éternelle à Charlette.

Lui disparu, elle se rejeta au fond de la voiture, souriante et rêveuse, son cœur battant à coups précipités, essayant en vain d’analyser le bonheur singulier de l’heure qui venait de s’écouler.

— Mon Dieu, que je l’aime ! se répétait-elle, appliquant à ces mots un sens à la fois très naïf et extrêmement profond.

VII

Ne voyez-vous pas que c’est un

fiancé ?
Charlette sourit, son cœur bondissant de joie, car elle avait cru percevoir une jalousie dans les paroles de Hallis… »

(Page 99.)

Le dîner s’avançait. Au-dessus du bruit doux des conversations, l’éclat de rire des deux Américaines, mistresses Potter et Warnet retentissait parfois, étincelant comme les gouttes de rosée artificielle sur les pétales des fleurs emplissant les trois corbeilles basses qui garnissaient la table luxueusement servie.

Toilettes décolletées et habits noirs alternant formaient un ensemble harmonieux de beauté et de distinction parfaites ; sur tous les visages, une gaîté ou une paix insouciante régnait, quelles que fussent les préoccupations agitant au-dedans d’elles-mêmes ces douze personnes réunies par l’intérêt, le désœuvrement, l’habitude, le monotone roulement de la vie mondaine.

Béate et satisfaite, Belle, extrêmement jolie dans sa robe de satin blanc mat piquée de petites perles, ne parlait guère, soigneuse de ses devoirs subtils de maîtresse de maison qu’elle remplissait à mer- veille, ravie de la promesse que venait de lui faire Mrs. Potter d’amener à son prochain vendredi sept dames nouvellement débarquées des États-Unis ; fine fleur de la société de Philadelphie.

Auprès d’elle, Jean Hallis soutenait avec adresse l’admiration frénétique de sa voisine de droite, Mrs. Warnet, tandis que, du côté opposé, madame Collard-Menier, la musicienne mondaine par nécessité, entretenait une conversation animée en un anglais audacieux et déplorable avec M. William H.-K. Potter.

Raoul du Jonquier, que ces diners ranimaient, faisant revivre en lui pour quelques heures l’ancien officier de marine élégant et fêté, avait à ses côtés Mrs. Potter et madame Lechâtelier. Accaparé malgré lui par cette dernière, il essayait pourtant de reprendre l’attention de la belle Américaine, qui fuyait vers le romancier célèbre assis en face d’elle.

Eugène Lechâtelier avait été placé près de Charlette ; et, tout là-bas, Samela observait la table philosophiquement, peu troublé dans ses réflexions par le voisinage du fils Collard-Menier. Celui-ci, le nez dans son assiette, s’ennuyait ferme, bien que correctement. Il supputait avec mélancolie qu’entre son coucher probablement tardif, et son lever matinal pour se remettre à l’étude forcée de son violon, il aurait à peine cinq heures de sommeil.

Depuis le commencement du repas, Eugène Lechâtelier cherchait en vain à dérider Charlette, silencieuse et soucieuse, stimulé par les regards impérieux que lui lançait sa mère, singulièrement intimidé auprès de cette jeune fille si différente de la banalité mondaine qui lui était habituelle.

Blond, de taille moyenne, évidemment destiné à l’obésité, c’était un homme de trente ans, de physionomie incertaine, où une indécision, une timidité faisaient place parfois à un éclair dur et déterminé. — Toute sa nature était là. — Faiblesse ordinaire, et, par à coups, audace excessive, comme folie du péril. Deux fois déjà, en des entreprises imprudentes, il avait compromis la fortune que lui avait laissée son père, un sénateur enrichi dans les affaires que sa position lui permettait de soutenir ; deux fois aussi, il avait rétabli sa situation par des opérations heureuses. Il avait la réputation d’un pusillanime et d’un casse-cou. Les hommes sérieux s’écartaient de lui en haussant les épaules ; il était au contraire fort apprécié de tout ce qui barbote dans les affaires douteuses, ce qui le désolait, car il était honnête par goût, et il n’avait jamais rien risqué de scabreux que forcé par la nécessité, entraîné par les crises d’emballement de son malheureux caractère.

Il souhaitait vivement une alliance avec les du Jonquier que sa mère avait préparée ; peu lui importaient les bruits vagues sur la réputation de Belle ; la situation de l’ancien marin était honorable, les espérances magnifiques, et l’on parlait d’une dot de cinq cent mille francs.

Malgré que Charlette ne lui montrât aucune hostilité - elle croyait enterré le projet de mariage — sa façon de répondre par monosyllabes le déconcertait absolument. Enfin, il crut avoir découvert le joint lorsque sur une question quelconque qu’il avait jetée après tant d’autres, il la vit s’animer, et qu’elle lança avec vivacité.

— La campagne ?… non, je ne l’aime pas… J’y ai été trop abandonnée, mais, la vie de Paris m’est odieuse !…

Décidé à trouver tout charmant de Charlette, il ne releva point l’outrance de ces termes, qui pourtant le choquaient.

— Où donc voudriez-vous vivre, mademoiselle fit-il avec indulgence. Une ville de province a bien des désagréments, je crois…

— Au fond, dit Charlette, ce que je préférerais, c’est la campagne, mais alors, en famille, entourée…

Triomphant, convaincu maintenant qu’elle l’écoutait, Lechâtelier baissa la voix, et se mit à décrire les charmes d’une existence parisienne bien entendue : mari et femme partageant les mêmes goûts, jolie installation, train modéré, choix de connaissances judicieux, suivre le mouvement sans se laisser emporter par lui…

Mais, sans qu’il s’en aperçut, l’attention de Charlette avait fui. Malgré elle, ses regards désappointés, fièvreux, se tournaient vers Jean Hallis, dont elle n’avait pas rencontré les yeux une seule fois, et pour qui elle ne semblait plus exister.

Elle avait attendu ce diner, où elle savait revoir le romancier, avec une impatience folle ; les jours et les heures avaient passé, interminables, et pourtant sans durée appréciable, l’esprit de la jeune fille escomptant sans trêve la joie de le revoir, d’entendre sa voix charmeuse, de retrouver son regard…

Ce soir là, elle avait pris un soin inusité de sa toilette, et fait mille folies devant la glace, heureuse de se trouver si jolie, fière des compliments que sa mère, étonnée de sa coquetterie inordinaire, lui avait décernés. Il lui semblait que nulle robe ne pouvait être plus seyante que la sienne, en sa fausse simplicité de mousseline rayée d’entre deux de fines valenciennes. Elle passait les doigts sur ses épaules et ses bras nus avec une surprise ravie de leur blancheur mate aux lumières, de leur forme exquise malgré leur délicatesse…

Prête beaucoup trop tôt, elle courait dans l’appartement sombre, comme une ombre blanche légère ; puis, elle ouvrait brusquement l’électricité pour sourire à son image que, dans la clarté subite, les glaces lui renvoyaient ; refaisant ensuite l’obscurité, afin de mieux guetter aux fenêtres les lanternes des voitures qui s’arrêteraient : chantonnante, enivrée comme une abeille aux premiers rayons brûlants du printemps.

— Qu’as-tu ? lui demanda Samela, arrivé de bonne heure, et qui la suivait des yeux, avec un étonnement mêlé de quelque inquiétude.

Elle posa ses mains sur les épaules du peintre, et se dressant sur la pointe des pieds, tendit sa joue.

— J’ai que je t’aime bien, et que tu vas m’em- brasser…

Mais, avant qu’il eut pu poser ses lèvres sur le petit visage levé vers lui, elle était déjà repartie, saisie d’une autre idée, galopant jusqu’à la salle à manger pour examiner sa place, enchantée de la voir si près de l’écrivain, seulement séparée de son couvert par celui de Mrs. Warnet.

Lorsque Hallis, un des derniers arrivants, parut à la porte du salon, l’émotion de Charlette exagérée par ces longs moments d’attente fébrile, fut telle qu’elle dut s’enfuir pendant quelques instants.

Cependant, elle ne tarda pas à revenir, le cœur plus affermi, guettant un mot, un signe… se rapprochant sournoisement de celui qui pour elle emplissait seul la pièce.

Elle n’avait rencontré qu’un coup d’œil distrait, un salut banal. Il n’avait pas interrompu sa conversation, il ne s’était pas détourné quand elle avait reculé, stupéfaite de cet accueil. Il avait ri, parlé avec d’autres… Il avait agi, en un mot, comme s’il ne se doutait pas qu’une petite créature ardente et naïve pâlissait, rougissait non loin de lui, dévorée d’émoi, de déception, de jalousie…

À l’annonce du dîner, il avait offert son bras à Mrs. Warnet, splendidement belle en une robe de dentelles blanches qui, par une audacieuse supercherie, semblait posée à clair sur son corps admirable, et il s’était éloigné, souriant à la jeune femme qui lui murmurait des paroles adulatrices ; tandis que Charlette muette, pétrifiée, se laissait emmener par Eugène Lechâtelier.

Par hasard, cette indifférence de Jean pour elle n’était pas calculée. Accablé d’affaires et de soucis, il était venu ce soir-là chez madame du Jonquier particulièrement énervé, tout à fait désintéressé de l’intrigue qui le passionnait naguère. Sa vie était extraordinairement surchargée, et il fallait son esprit souple, son énergie, son incroyable faculté de travail pour soutenir tout ce qu’il entreprenait. En ce moment, après une journée de tracas, lassé. par une série d’efforts intellectuels, il ne demeurait plus en lui que la force de faire face aux nécessités de sa position d’écrivain, que la volonté suffisante pour jouer le rôle complexe du joli garçon, de l’homme aimable et du potentat de la littérature dans lequel il excellait, et qui l’amusait, lorsque ses nerfs n’avaient pas été mis à contribution auparavant.

Malgré son irritation, son écœurement, il se dominait superbement, se faisant charmeur et despote, amant irrésistible et souverain autoritaire, à qui tous les caprices sont permis, conquérant sans difficultés ces deux Américaines pour qui il était invité chez Belle et pour qui il venait.

Par l’entremise de madame du Jonquier qui recevait beaucoup d’étrangères et qui se servait de l’appât de sa célébrité pour attirer de nouvelles recrues, il s’était créé par ses relations personnelles une situation littéraire tout à fait exceptionnelle aux États-Unis, où il était aussi goûté et peut-être plus célèbre qu’à Paris. Chacune de ses admiratrices devenait un précieux instrument de réclame, qu’il cultivait avec soin et dont il se servait avec une virtuosité sans égale. Il était le premier auteur qui eût inventé de publier ses romans en anglais aux États-Unis un peu avant qu’ils parussent en France, faveur adroite qui le faisait porter aux nues au-delà de l’Atlantique.

Cependant, ce soir-là, il eut un soupir de soulagement lorsque la fin du diner le séparant pour un instant de la belle Américaine, lui donna un répit. Comme, accompagnant les autres hommes, il gagnait le fumoir, il aperçut soudain, dans l’ombre d’une portière, la silhouette pâle de Charlette, dont les grands yeux fixés sur lui le suivaient, emplis d’une interrogation timide et douloureuse. Un frisson passa dans tout son être avec le brusque rappel de son désir de naguère pour cette petite âme neuve…

Il ne s’arrêta pourtant point, mais l’éclair de son regard enfin retrouvé, son sourire avaient inondé le cœur de Charlette d’une joie délicieuse. En une seconde, elle avait tout pardonné, tout oublié ; son horizon assombri s’était illuminé ; elle ne savait plus rien des tourments qu’elle venait d’endurer.

D’un pied léger, elle se glissa dans le salon, et s’intéressa tout à coup à ce qui l’entourait.

Au milieu du salon clair, richement tendu de vieilles soieries à bouquets, Belle et les deux Américaines causaient debout, toutes trois en blanc, hardiment décolletées, formant un admirable groupe sous la clarté laiteuse de l’électricité enfermée en des globes dépolis en forme de glands qui s’échappaient des torsades Louis XVI de cuivre ciselé.

Déjà près du piano à queue, madame Collard-Menier préparait sa musique et celle de son fils. Femme d’un riche industriel qui, après un krach, s’était fait sauter la cervelle, elle se trouva subitement sans ressources, avec un fils encore enfant. Utilisant avec adresse une belle voix, un réel talent de piano, elle s’était imposée hardiment comme musicienne salariée dans le monde où elle trônait naguère, voilant farouchement ses blessures, niant les humiliations qu’elle recevait à tout moment.

Encore belle, toujours correctement vêtue de velours noir, lorsqu’elle causait et riait dans un salon, personne n’eut pu supposer qu’elle déjeunait d’un croissant, vivait dans un taudis et se levait à cinq heures du matin pour lessiver son linge et celui de son fils.

Au repos, quand elle ne s’observait point, ses dé- boires et ses luttes apparaissaient cruellement dans sa physionomie haineuse, sauvage, son visage in- quiet, à l’œil noir creusé, au nez aquillin, mince et impérieux.

— Si vous voulez, Belle, déclara-t-elle avec une décision, je réserverai les fragments des « Élégies pour la fin, et nous vous donnerons tout de suite la troisième sonate de Schumann… Mon fils devra vous quitter de bonne heure, il est attendu à l’ambassade d’Italie.

— Comme il vous plaira, répondit madame du Jonquier avec indifférence.

Bien qu’elle ne rémunérât point son amie, celle-ci venait cependant volontiers rue Legendre, les diners y étant excellents et les invités toujours nouveaux. Il était rare qu’elle quittât la maison sans emporter un ou deux engagements.

Madame Lechäâtelier était venue s’asseoir auprès de Charlette.

— Eh bien, chère enfant, vous sentez-vous tout à fait redevenue Parisienne ?

La jeune fille sourit.

— Je ne crois pas le devenir jamais, madame.

Habituellement, madame Lechâtelier lui inspirait une répugnance insurmontable ; mais, dans l’allégresse de ce moment, elle lui répondait volontiers.

Veuve à vingt-huit ans d’un pharmacien de petite ville, cette dame était entrée, pour gagner sa vie, comme femme de charge chez M, Lechâtelier, sénateur de son département, qui avait eu quelques rapports électoraux avec le défunt pharmacien. Au bout de trois ans, l’insinuante et rigoureusement irréprochable gouvernante était épousée et l’année suivante donnait un fils au sexagénaire enchanté. C’était à présent une femme de soixante-deux ans, ronde et poupine, ne paraissant point son âge, conservant de jolis cheveux cendrés, si discrètement teints que l’on aurait juré leur couleur naturelle. Ses yeux bleus fuyaient constamment le regard, et une obséquiosité déplaisante s’échappait de sa voix, de son attitude, de toute sa personne.

Elle reprit :

— Il me semblait que, tout à l’heure, mon fils vous avait un peu convertie ?… Il adore Paris, lui…

Charlette la regarda avec surprise.

Je ne crois pas que nous ayons parlé de cela, fit-elle, essayant en vain de se rappeler les paroles de son voisin de table.

Madame Lechâtelier n’insista pas ; et, caressant les boucles frisées de la nuque de la jeune fille :

Quels adorables cheveux vous avez ?

Et d’un ton de confidence :

— Évidemment, vous n’aurez jamais la superbe prestance, la beauté de votre mère… Mais, j’en sais qui vous trouvent infiniment plus jolie. Charlette eut un rire joyeux.

— Oh ! madame, je vous en prie, ne me faites pas de compliments ! — Je suis comme mon chien Plick… Quand on l’admire, il devient stupide et ne songe qu’à se cacher sous les meubles…

Madame Lechâtelier sourit avec complaisance.

— Où est-il donc votre favori ?

Charlette désigna d’un geste Plock, le hargneux frère de son ami qui, couché dans son panier doublé de satin rose, montrait les dents à quiconque l’approchait.

— Voilà un seigneur qui ne lui permettrait pas de laisser voir son nez ici !…

Madame Lechâtelier avait pris la petite main de Charlette dont elle caressait les doigts entre ses paumes replètes.

— Quand vous vous marierez, je suppose que vous emmènerez Plick ?…

Charlette, attentive à la porte qui s’ouvrait, et désappointée à la vue du jeune Collard-Menier qui entrait avec sa boîte à violon, murmura, distraite :

— Oh bien, dans ce temps, Plick n’existera peut- être plus…

— À quoi songez-vous donc, chère petite ? protesta vivement madame Lechâtelier, mais, l’année prochaine ou même avant, vous pouvez être mariée ! Cette fois, Charlette la regarda avec une méfiance ; cependant, la physionomie innocente de la dame la rassura un peu.

— Je n’ai pas l’âge de me marier, dit-elle avec une sécheresse.

Sans qu’elle s’en aperçut, Eugène s’était approché.

— Mère, je crois que tu oublies ce que tu avais à demander à mademoiselle Charlette ?…

Madame Lechâtelier eut un geste de désolation

— Ah ! ma mémoire ! — Ma chère enfant, il faut que vous me rendiez un service signalé, que vous me tiriez d’un véritable embarras. J’ai accepté de tenir un comptoir d’objets japonais à la vente de charité qui a lieu chez la comtesse de Lesguyon, de mardi en huit… Je comptais sur une de mes nièces pour m’aider, et voici qu’elle est prise de la scarlatine…

Comme Charlette se levait, très contrariée par l’offre qu’elle prévoyait, l’autre se hâta de terminer.

— J’ai naturellement l’approbation de votre mère, et je ne doute pas que vous consentiez à remplacer ma nièce…

Une rougeur de mécontentement monta aux joues de la jeune fille.

— Mais, madame…

Madame Lechâtelier appela Belle à la rescousse.

— N’est-ce pas, vous me donnerez votre fille mardi ?… pour ma vente de charité ?…

Madame du Jonquier jeta un coup d’œil rapide sur Charlette, et déclara avec une autorité brève :

— Sans doute, c’est déjà convenu.

Charlette s’éloigna brusquement, incapable de cacher son mécontentement.

La voix de Hallis la fit tressaillir.

— Où courez-vous ainsi, avec cet air boudeur ?

Elle releva la tête, ses traits soudain éclairés.

— Ce sont ces gens ! murmura-t-elle.

Le romancier tourna son regard perçant vers le groupe que la jeune fille venait de quitter.

— Il vous plaît, ce monsieur ? fit-il brièvement.

Elle retint un cri avec peine.

— Ah Dieu ! lui et sa mère me sont odieux.

— Prenez garde, alors.

Elle le considéra.

— Pourquoi ?

Il eut une vivacité :

— Ne voyez-vous pas que c’est un fiancé ?

Charlette sourit, son cœur bondissant de joie, car elle avait cru percevoir une jalousie dans les paroles de Hallis.

— Quelle folie ? murmura-t-elle.

Du reste, ils furent aussitôt séparés par Mrs. Potter qui réclamait le romancier. Tous les hommes étaient revenus du fumoir, on s’asseyait pour écouter le duo de piano et violon. Pendant tout le temps que le morceau dura, les Américaines causèrent avec Hallis, modérant à peine les éclats de leurs voix chantantes, tenant l’écrivain entre elles, sur un étroit canapé, le couvrant presque de leurs jupes, l’enveloppant des gestes de leurs bras nus. Mais à présent, Charlette n’était plus jalouse. Très sage, assise dans une vaste bergère, un peu à l’écart, elle s’éventait avec dignité, et, deux fois, elle sourit malicieusement, ayant rencontré le regard de Jean qui la cherchait.

Lorsque, la sonate terminée, on recommença à circuler, Samela rejoignit sa petite amie. Les alternatives de tristesse et de bonne humeur par où la jeune fille avait passé pendant la soirée ne lui avaient pas échappé, mais les causes lui en demeuraient lointaines.

— De quelle couleur sont les pensées de mademoiselle à cette heure ? fit-il en s’asseyant près d’elle.

Elle se pencha vers lui avec vivacité.

— Oh ! Samela, il faut que tu me sauves.

Et, rapidement, elle lui raconta sa conversation avec madame Lechâtelier.

— Tu comprends, termina-t-elle, que ce sera affreux de passer toute une journée avec elle à cette vente… et avec son fils, car je suis sûre qu’il y viendra ! Et tu vois ses histoires, de mon chien et de mon mariage ?… elle y pense toujours ! — Et maman qui dit que c’était convenu que j’aille avec elle !… On ne m’en avait pas du tout parlé tu sais ? Habitué à la façon de s’exprimer fantaisiste de Charlette, Samela n’avait pas envie de rire, pénétrant sous l’enfantin récit le sens sérieux de ce qui venait de se passer.

— Ce n’est pas bien de la part de ta mère, murmura-t-il. Elle m’avait dit formellement qu’elle renonçait à ce projet de mariage…

Charlette ! appela soudain Belle d’un ton impératif.

Elle n’était pas fort éloignée ; peut-être ses oreilles déliés avaient-elles saisi quelques mots. La jeune fille rougit et la rejoignit immédiatement.

À présent, madame Collard-Menier placée de biais auprès du piano, commençait un prélude brillant, se préparant à chanter. Hallis, au milieu du salon, installé dans un fauteuil profond, sa jolie tête fine appuyée au dossier du meuble, une lassitude ombrant ses yeux, commandait d’un geste le silence, déclarant qu’il adorait écouter la voix humaine en tout recueillement.

— Quelle délicieuse main a monsieur Hallis ! fit Mrs. Warnet à l’oreille de Belle, en un chuchotement que tout le monde entendit.

Assise sur un pouf bas, tout près du maître, le contemplant avec une adoration, mistress Potter se penchait, presque nue, étincelante de paillettes d’argent dessinant de capricieux méandres sur le tulle transparent de sa robe : semblant un merveilleux lis blanc et rose qui s’offrait.

Samela chercha des yeux le mari de cette belle créature, et l’aperçut, tout près de lui, nullement préoccupé de l’attitude languissante et provocante de sa femme auprès du romancier. Rencontrant les regards du peintre, l’Américain s’approcha, et, sortant avec difficulté tout ce qu’il possédait de français :

— Jolie musique, jolies femmes, jolie soirée, monsieur ! fit-il bref et solennel.

Samela s’inclina, dissimulant une envie de rire.

— En effet, monsieur.

L’étranger désigna du doigt Hallis, et proféra une série de mots incompréhensibles au-dessus desquels surnagea « Académie ».

— Oh ! certainement, répondit le peintre, il en sera bientôt.

— Combien de temps ? formula péniblement M. Potter.

Samela eut un geste évasif.

— Ah ! dame !…

Mais comme M. Potter répétait sa question plus impérativement, il répondit au hasard, sans hésiter.

— Sept mois.

L’autre compta sur ses doitgs, jetant un regard interrogateur à Samela.

— Parfaitement, c’est cela, fit celui-ci gravement.

William H. K. Potter lui serra la main avec gratitude.

— Merci, dit-il en s’éloignant.

Un peu plus tard, M. du Jonquier qui se retirait passa dans le petit salon devant Charlette qui grignotait un gâteau et buvait une tasse de thé en riant au récit que lui faisait Samela de sa conversation avec l’Américain. Il s’arrêta, et la contempla longuement.

— Tu es très jolie ce soir, Charlette, fit-il avec un léger sourire.

Elle rougit, toute confuse et heureuse. Depuis si longtemps son père paraissait l’oublier !

— Vous aimez ma robe ? dit-elle timidement.

Le sourire du marin s’accentua ; et s’adressant à Samela avec bonhomie :

— Est-elle femme déjà !… Leurs chiffons, elles sont toutes convaincues que c’est là l’important. Et, s’asseyant, il questionna Charlette, considérant sa séduisante jeunesse avec une bienveillance.

— Ça t’a amusée cette musique ?

Elle fit une moue.

— Et vous, père ?

— La voix de Mme Collard-Menier est belle, mais elle manque de fraîcheur.

Et aussitôt :

— Tu ne chantes pas, Charlette ?

Elle secoua la tête.

— Pourquoi n’as-tu pas joué de piano, ce soir ?

Charlette le regarda avec surprise.

— Mais, papa, je ne sais pas jouer.

Il parut mécontent.

— Comment, n’avais-tu pas commencé autrefois ?

Elle rappela ses souvenirs.

— Oui, un peu… mais je n’ai pas continué au Mesnil.

Et, s’excusant :

— Ce n’était pas la peine, je vous assure, je ne suis pas musicienne du tout…

Le marin flatta la joue de la jeune fille de la main.

— Allons, je crois que tu es un peu paresseuse ?…

Elle se récria.

— Oh ! père, ne croyez pas cela ! — La musique m’ennuie c’est vrai, mais je dessinerais ou je peindrais toute la journée !…

La figure du mari de Belle s’altéra.

— Tu peins ? fit-il frappé.

— Mais oui… et Samela est enchanté de mes progrès.

Le coude sur la table proche, du Jonquier appuya son front dans sa main, voilant son visage.

— Ah ! fit-il d’une voix étrange.

Charlette, qui ne s’apercevait pas de son émotion, allait continuer à parler de son occupation favorite ; Samela très troublé l’arrêta d’un signe.

— Chut !…

Son regard alla aux deux hommes ; et ne pouvant pénétrer ce qui se passait au fond de leurs âmes, elle crut que le peintre lui reprochait de fatiguer le malade par son verbiage, et se tut.

Au bout d’un instant, du Jonquier découvrit son visage pâle et creusé ; puis, il se leva.

— Vous êtes fatigué, père ? fit Charlette tendrement.

Il laissa tomber sur elle un regard glacé.

— Oui, en effet.

Et il sortit, sombre, traînant la jambe, sans qu’elle osât lui demander un baiser.

À peine eut-il disparu, qu’elle gagna la porte.

— Où vas-tu ? demanda Samela vivement.

Elle tourna vers lui ses yeux pleins de larmes.

— Si tu savais comme j’ai du chagrin !…

Comme elle soulevait la portière du vestibule qu’elle devait traverser pour regagner sa chambre, elle s’arrêta net : Hallis s’y trouvait, s’apprêtant à partir. Il eut un coup d’œil rapide de son côté et s’adressant immédiatement au domestique qui lui tendait son pardessus.

— Tenez, Ludovic, allez me chercher un paquet de cigarettes… des vizirs… vous les mettrez dans la voiture…

Et, dès que l’autre eut disparu, il vint à Charlette, baissant la voix, car dans le salon, on le croyait déjà parti.

— Eh bien, fit-il avec une ironie gaie, il n’est vraiment pas malheureux que vous veniez me dire adieu !

Elle essuya furtivement ses yeux.

— Vous partez déjà ?

Il saisit ses mains.

— Pourquoi pleurez-vous ?

Elle essaya de dérober son visage.

— Je ne pleure pas.

Il l’attira plus près de lui ; ses lèvres, son souffle presque contre la joue de la jeune fille, prononçant à voix basse, très douce.

— Petite créature méchante, capricieuse… qui paraît si gentille, si affectueuse… puis qui s’en- vole… qui se refuse…

Une émotion envahit Charlette.

— Oh ! fit-elle, la voix soudain changée, que vou- êtes injuste !…

Il tressaillit, la sentant très vibrante, très femme en cet instant.

— Alors, à votre avis, c’est à moi de vous demander pardon ?

Elle devint pourpre, essayant de dégager ses poignets qu’Hallis tenait toujours.

— Oui, certes, prononça-t-elle presque inintelligiblement.

Il la lâcha.

— Eh bien, je m’humilie, fit-il en souriant, la gardant sous son regard fixe.

Ensuite, après un prompt coup d’œil autour d’eux, il l’enlaça subitement, et, se penchant, appuya ses lèvres sur celles de la jeune fille éperdue, paralysée, la maintenant contre lui en un long et passionné embrassement.

Lorsqu’il l’abandonna, elle recula avec un léger gémissement ; puis, jetant un regard effrayé à l’écrivain, elle étendit les bras comme pour chercher un appui dans le vide, et s’enfuit précipitamment.

Pendant quelques secondes, Hallis resta immobile, savourant la fraîcheur d’émotion que cette scène venait de mettre en lui.

— Rare petite fille ! répéta-t-il ainsi que le premier jour où il avait aperçu Charlette.

VIII

« … Ce baiser d’amour, le premier

qu’elle eût reçu — qu’elle avait vu décrit et jamais imaginé — la laissait singulierement éperdue et terrifiée… »

(Page 109.)

Enfermée dans l’obscurité de sa chambre, Charlette s’était laissé tomber sur un canapé, ses deux mains couvrant son front brûlant, ses tempes où le sang battait un galop de fièvre.

Ce baiser d’amour, le premier qu’elle eût reçu, — qu’elle avait vu décrit et jamais imagine — la laissait singulièrement éperdue et terrifiée.

En son âme en désordre une révolte, une honte, une joie tumultueuse se heurtaient, dominées par l’effroi.

Jamais une parole grossière, un mot cru n’avaient effleuré la jeune fille, et elle demeurait véritablement ignorante des mystères essentiels de l’existence humaine. Cependant, ses lectures assidues de romans passionnés l’avaient jetée en une préoccupation continuelle de l’amour, qu’elle se figurait aussi faussement et aussi obscurément que le peut faire une âme neuve abreuvée de fictions, et que rien de la vie réelle n’est venu éclairer.

L’amour, pour elle, était synonyme de trouble, de délices, de crime, bien qu’elle fût incapable de formuler quels étaient ces troubles ni la nature du crime. Inopinément, le baiser, l’enlacement passionné de Hailis l’avaient précipitée dans l’action d’un de ces romans qu’elle adorait : c’était une joie intense pour elle, mais surtout la terreur du mystère, du défendu. Du reste, l’émotion qui la possédait était toute cérébrale ; ses sens demeurant absolument endormis, absents en son être encore enfant. | Vingt fois, cent fois, elle rappelait la scène qui venait de se passer. Sa brusque surprise — en plein chagrin — de rencontrer Hallis ; l’émotion que la voix de l’écrivain, sa question avaient mise en elle. — « Pourquoi pleurez-vous ? » avait-il dit. — Et, voici qu’à présent, elle ne comprenait plus pourquoi, elle avait nié. elle se dépitait d’avoir été si sotte, si gauche. — Elle se désolait, croyant à une sincère sympathie, d’y avoir si mal répondu. — Mon Dieu, s’il était ici, actuellement, s’il lui adressait encore ces paroles, quel bonheur, quel soulagement ce serait pour elle de se jeter dans ses bras, de lui confier tout ce que son cœur renfermait de peines, de tristesses, de froissements !…

Et, tandis que des larmes chaudes jaillissaient de ses paupières closes, elle murmurait faiblement, en un appel de tout son être affectueux, passionné, et privé de tendresse :

— Jean… Jean !…

Mais, elle frissonna tout à coup, revivant l’instant où les yeux étrangement fixes, dominateurs, de Hallis s’étaient emparés des siens ; puis s’approchant trop près, s’étaient comme fondus en elle, en l’enlacement de ses bras, en la caresse de ses lèvres…

Elle se souleva, affolée, fixant de ses pupilles dilatées les ténèbres faiblement éclaircies par des lueurs provenant de la rue. — Ah ! sûrement c’était mal, c’était criminel, un baiser, une étreinte pareils ! Et, devant elle, passait en désordre la multitude des amants et des amantes des fictions qui hantaient son esprit, tous unis en des embrassements semblables… tous entraînant à leur suite la douleur, le drame, le désespoir de leur faute d’aimer !

Aimer ! — Elle prononçait en elle : « Je l’aime et il m’aime » effrayée et quand même glorieuse. Aimer, c’était devenir femme, vivre, sortir enfin de la chrysalide où l’enfant est enfermé !…

Mais, un soudain sursaut de honte la faisait couvrir son visage de ses mains. — Honte, souffrance bizarre, inexplicable pour elle-même, au rappel de son abandon, de sa soumission à cet homme… Honte et impatience de ce baiser qu’elle n’avait ni prévu, ni permis, ni désiré… baiser qu’elle avait subi sans joie, pétrifiée, paralysée. — Honte et révolte du sang-froid de Hallis, de son geste hardi, brutal en son apparente douceur, de son sourire de vainqueur qui l’avait fait fuir, brûlante, blessée, avec un besoin de se cacher…

Elle se dressa, emplie du sentiment de sa faiblesse, de son ignorance de la vie et des êtres, se voyant nettement emportée dans un courant inconnu impétueux, sans défense, sans appui, cruellement isolée.

— Ah ! maman ! gémit-elle.

Et, soudain, les ténèbres où elle se trouvait lui devinrent insupportables, pareilles à une menace précise, un symbole matériel de son abandon.

Elle se précipita à tâtons vers le bouton de l’électricité, et fit jaillir la lumière, devant laquelle elle dut reculer, éblouie, ses yeux meurtris par Îles larmes douloureusement blessés, mais qui pourtant rassura pendant un instant sa détresse.

Cependant, le silence de la pièce, l’immobilité des choses qui l’environnaient la glacèrent de nouveau : elle courut à la porte, se glissa dans le corridor, — Ah ! que n’eût elle pas donné pour une sympathie, pour la caresse de bras maternels l’attirant, la réchauffant !…

Les voix des derniers invités qui se retiraient, le frôlement soyeux de la robe de sa mère la firent tressaillir d’espoir. — Elle souleva la portière qui la cachait, et parut, pâle et défaite.

Belle eut un sursaut.

— Dieu ! que tu m’as fait peur ! s’écria-t-elle avec mauvaise humeur.

Et, passant outre sans examiner le visage de son enfant, elle gagna sa chambre, tout en proférant une kyrielle de reproches.

— Pourquoi as-tu disparu ?… Comment n’es-tu pas venue, dire adieu à ces dames ? — C’est inconcevable !… Quand perdras-tu ces manières d’enfant gâtée ?…

Charlette la suivait, insensible à ces paroles qu’elle n’entendait que vaguement ; n’imaginant rien de ce qu’elle dirait tout à l’heure, ni de ce qui se passerait, mais certaine que de sa mère viendrait le soulagement de ses craintes, l’oubli de ses angoisses.

Dans la chambre, la présence d’Annette qui restait pour déshabiller sa maîtresse la déconcerta. Elle s’assit dans un coin, attendant avec obstination. Bientôt, sa mère et elle seraient seules… Alors, elle s’approcherait, jetterait ses bras au cou de Belle… Parler ? — Non, certes, elle ne le pourrait pas ; mais, est-ce que sa mère ne saurait point quand même la rassurer, la consoler ! — Son regard glissa vers le grand lit préparé pour la nuit. Si sa mère voulait, quelle joie ce serait de dormir là, dans ses bras, tout près de son cœur, blottie en l’abri suprême !…

Là-bas, madame du Jonquier bavardait, pendant qu’Annette la dégrafait prestement.

— Vous avez vu la fermeture du corsage de Mrs Warnet ?… C’est précisément ce que j’avais demandé pour ma dernière robe… Mais, Hennet est stupide… Il n’y a rien compris et m’a dit que c’était impossible. — Vraiment, ils deviennent tellement ineptes dans cette maison que je finirai par les quitter !…

La femme de chambre hocha la tête d’un air entendu.

— Si j’étais à la place de madame, cela aurait été fait dès la dernière jupe.

— Ah, oui, elle était réussie aussi celle-là ! — Cet entredeux en biais sur la hanche, et qui tirait ! — Savez-vous ce qu’Hennet a répondu aux re- proches que je lui faisais ?… « C’est que madame est un peu forte. » >

— En voilà une raison !…

— Oui ! — une raison de plus pour poser l’entredeux avec soin…

Au moment de passer dans son cabinet de toilette, madame du Jonquier aperçut Charlette.

— Comment, tu es là ? fit-elle en souriant. Qu’est-ce que tu fais ici ?… Va donc te coucher bien vite !…

Charlette supplia.

— Maman, je veux t’embrasser quand tu seras couchée !…

Belle haussa les épaules.

— Mon Dieu, que tu es sotte !

Et, dans le cabinet, elle recommença à causer avec Annette. Charlette s’installa auprès du lit, et patienta, le cœur douloureusement frappé par les voix insouciantes des deux femmes.

Enfin, Belle reparut, enveloppée d’un léger peignoir. Elle eut un regard circulaire, constata que rien ne lui manquait, et congédia la femme de chambre.

— C’est bien, Annette, vous pouvez vous en aller. — Charlette éteindra.

Et, se débarrassant de son vêtement, elle se glissa dans son lit et s’étendit avec béatitude.

— Ah ! dit-elle se bâillant, je meurs de sommeil !…

Puis, se tournant vers Charlette :

— À présent, embrasse-moi vite, et sauve-toi.

Le cœur de Charlette se mit à battre fortement dans sa poitrine ; elle se pencha, défaillante, et appuya sa joue sur l’oreiller, près du visage de Belle.

— Maman ! fit-elle en un élan timide.

Mais, madame du Jonquier se recula avec impatience.

— Ah ! Charlette, pas d’enfantillages !… Tu n’es plus un baby pour venir te faire câliner !… surtout à cette heure-ci et quand je tombe de fatigue ! — Tu es assez âgée pour songer un peu aux autres !…

La jeune fille se redressa, balbutiant :

— Maman, si tu voulais…

Belle, les yeux fermés, se nichait dans la toile fine bourrée de moelleux duvet.

— Va, dit-elle sans écouter. Va-t-en tout de suite, et éteins l’électricité, elle me brûle les yeux, même quand je les tiens fermés.

Charlette tenta un dernier effort.

— Maman, laisse-moi dormir près de toi… là, sur un fauteuil, si tu veux… j’ai peur dans ma chambre, toute seule…

Cette fois, Belle s’indigna.

— Ah ! c’est trop fort !… Tu deviens folle ? Peur ?… mais, tu retombes en enfance ?…

Puis, avec une sécheresse :

— Allons, en voilà assez !… Fais-moi le plaisir d’aller te coucher immédiatement.

Charlette recula.

— Bien, maman, je m’en vais, fit-elle, navrée.

Et elle sortit, obéissant à la dernière injonction de sa mère d’éteindre l’électricité.

Mais, dans le vestibule, elle ne put encore prendre sur elle de regagner sa chambre, et s’en fut au salon, où elle s’assit près d’une fenêtre qu’elle ouvrit, afin que la lumière des réverbères espacés sur le boulevard de Courcelles vint éclairer faiblement la pièce.

L’avenue déserte s’enfonçait dans l’ombre, avec ses maisons hautes et sombres, ses arbres dépouillés. En face, c’était la barre noire, compacte, du parc Monceau. Parfois, un fiacre passait, mettant son roulement monotone dans le silence mort, tandis que le trot du cheval claquait, inégal et las.

Cette tristesse de la nuit des villes oppressa Charlette plus encore que celle qui l’avait si souvent étreinte là-bas, au Mesnil, lorsque, pendant les tourmentes de l’hiver, le souffle du vert gémissait dans les vieilles cheminées du château, et mugissait en ployant les cimes des grands arbres, pareil au bruit de la mer déferlant sur une plage.

— Voilà, prononça-t-elle tout haut, en une espèce de désespoir froid. Ici et là-bas, je suis seule…

Soudain, l’égoïsme, le manque de cœur de Belle lui étaient apparus.

Sa mère ne l’aimait point, ne l’avait jamais aimée ! Jadis, elle avait joué de la jolie poupée qu’était l’enfant ; puis, vite lassée, elle l’avait rejetée. — Est-ce que si quelque chose était susceptible de faire vibrer ses fibres, elle eût pu exiler son enfant pendant quatre années ? — Non, elle n’était ni protectrice ni amie… les baisers de sa fille la trouvaient indifférente ou ennuyée… elle ne voyait ni ses chagrins ni ses angoisses. — Elle ne l’aimait point, et en vérité elle devait être incapable d’aimer !… Elle était toute à ses chiffons, à sa vie mondaine puérile, haletante et stupide !…

Et, dans un éclair, la jeune fille aperçut les causes de son rappel.

— Elle m’a fait revenir pour se débarrasser de moi, me donner au premier venu !…

Alors, une angoisse de l’avenir étreignit le cœur de la pauvre enfant.

— Ah ! qui me sauvera !… qui me défendra !…

Devant ses yeux, la triste silhouette de l’ancien marin passa. Elle secoua la tête, encore plus âprement désespérée.

— Père ! prononça-t-elle plaintivement. De celui-là aussi, elle était abandonnée sans retour ; elle le savait à présent, quoique ne pouvant expliquer ce détachement, car lui oh ! oui, lui, l’avait aimée autrefois avec tendresse, avec passion !…

Un souffle glacé venant de la fenêtre la fit fris- sonner.

Hallis ? — Oh ! non, une obscure divination lui répétait que ce n’était point de lui que viendraient le bonheur, la protection ! — Et pourtant, en son délaissement, c’était presque sauvagement qu’elle souhaitait sa présence. — S’il eût élé là, elle se fût abandonnée à lui, à son caprice, à sa volonté avec une sombre joie… préférant n’importe quels supplices à ce désert !.…

Un courant d’air faisant battre la croisée bruyamment la rappela à elle. Elle se hâta de fermer la fenêtre et rentra dans sa chambre.

Elle se déshabilla, passa un peignoir ; et, comme elle était glacée, elle vint s’asseoir sur le tapis, tout près de la cheminée, d’où s’échappait une haleine tiède des cendres encore rouges. Tandis qu’elle tendait vers le foyer ses mains tout engourdies, la caresse chaude et mouillée de son favori Plick passa rapidement sur sa joue, et l’animal vint se coucher contre elle.

Elle le flatta de la main.

— Oui, tu es bon, fit-elle avec une gravité d’enfant. Et, tu sais, tu es mon seul ami…

Alors, attirant un fauteuil, elle y appuya sa tête ; et, serrant son chien — cette ombre d’affection fidèle — sur sa poitrine, elle ferma les yeux, épuisée d’avoir tant songé, tant pleuré, tant remué de pensées de désespérance, s’abandonnant à une mélancolie vague, qui perdait de vue graduellement les choses, les faits et les personnes… les enveloppait d’une vapeur trouble de résignation désolée aux déchirements de la vie…

IX

« … À cette nouvelle inattendue du

départ de Hallis, Charlette s’était sentie frappée dune douleur aiguë, comprenant pour la première fois la place étrange que cet homme tenait

dans son âme… » (Page 130.)

Comme Belle se souciait peu de passer la journée entière à la vente de charité où elle ne jouait aucun rôle actif, ce fut Samela qui se chargea d’y conduire Charlette aussitôt après le déjeuner.

On était alors au 20 décembre ; un froid très vif avait gagné Paris, et depuis près de huit jours, une neige abondante tombait. Aux Champs-Élysées, au Cours-la-Reine, place de la Concorde, tout était blanc ; la circulation se faisait difficilement, et quelques traineaux apparaissaient.

L’hôtel Lesguyon, où avait lieu la vente, entouré d’un vaste jardin planté d’arbres centenaires, donnait sur le boulevard des Invalides.

En descendant de voiture, Charlette eut un cri d’admiration.

— Oh ! Samela, comme c’est joli !

Entre les grilles monumentales grand’ouvertes et le perron de l’hôtel drapé d’une marquise de velours vert au-dessus de laquelle courait une banderole blanche où était écrit en lettres pourpres « Œuvre des Missions catholiques », on avait ménagé un large espace fraîchement sablé ; mais à droite et à gauche les massifs de cèdres et de sapins chargés de neige, et les pelouses couvertes d’un épais tapis lisse et éblouissant avaient été scrupuleusement respectés.

Déjà, de nombreux allants et venants encombraient l’entrée ; et, le contraste était curieux de cette foule élégante et de ce cadre de campagne hivernale en plein Paris.

À droite, un petit rassemblement attira l’attention de la jeune fille.

— Tiens, des rennes…

C’était le « clou » de la vente. Deux Lapons, homme et femme, vêtus de leurs costumes nationaux, conduisaient un traîneau attelé de rennes, dans lequel plusieurs personnes pouvaient se placer pour faire le tour des massifs du parc. Deux jeunes gens, commissaires de la fête, spécialement attachés à cette attraction, appelaient le public à grands cris, affectant une voix de camelot.

— Cinq francs la place pour la promenade au Pôle-Nord !… c’est pour rien !… Arrivez, mesdames et messieurs !… profitez du moment, bientôt nous ne pourrons plus contenter nos clients !…

— Veux-tu faire un tour ? demanda Samela à Charlette en souriant.

Quelques semaines auparavant, elle eut accepté avec enthousiasme, elle fit un geste de détachement :

— Ce n’est pas la peine. D’ailleurs madame Lechâtelier doit s’impatienter…

Et, elle se dirigea vers le perron. Depuis le soir où elle avait supplié Samela de la débarrasser de la corvée de cette vente, elle n’avait plus manifesté aucun déplaisir de s’y rendre, et le peintre ne s’était pas offert pour essayer de persuader madame du Jonquier de l’en dispenser.

Chaque jour, Charlette passait plusieurs heures dans l’atelier de l’avenue Victor-Hugo, et son attitude, son changement intriguaient de plus en plus son ami.

Toujours aussi passionnée pour son travail, attentive aux conseils de Samela, elle causait volontiers avec lui de choses indifférentes, mais son expansion, son besoin de confidences avaient cessé, comme elle avait aussi brusquement perdu sa gaîté, son exubérance. Les éclats de rire et les larmes qui se succédaient si rapidement chez elle naguère, cette mobilité extrême des sentiments et des sensations qui persistaient en elle après l'enfance avaient fait place à un calme étrange, à une concentration en elle-même tout opposée à sa nature, qui inquiétait et peinait Samela. Pour des yeux indifférents, elle eût paru simplement plus parisianisée, plus jeune fille. Pour l'affection de son ami, une telle mélancolie, quelque chose comme un ressort brisé, apparaissaient si visiblement en elle, et elle évitait avec un tel soin de prononcer le nom de sa mère, qu'il se demandait avec effroi si Charlette n'avait pas reçu quelque révélation, quelque lueur terrible du passé…

Dans la galerie où ils étaient entrés, Charlette s'orienta.

— Voyons, madame Lechâtelier m'a dit que je la trouverais dans le salon à gauche.

Chacune des vastes pièces au rez-de-chaussée du spacieux hôtel datant de Louis XIV était décorée de façon à rappeler la contrée où les différentes missions étaient établies. Le vestibule, occupant une partie de la façade, long de quatorze mètres, réservé aux missions septentrionales, continuait l'aspect du jardin, avec ses murs revêtus de branches de sapins saupoudrées de neige artificielle. À l'une des extrémités, un diorama montrait un paysage du Groënland où, au premier plan, dans une hutte de neige, plusieurs mannequins représentant des naturels du pays écoutaient religieusement la parole d’un missionnaire habillé de peau, les pieds attachés aux immenses raquettes lui servant à parcourir les longues distances dans la neige. Un jeune prêtre assis à une table, distribuait des prospectus et saluait à chaque aumône glissée dans un délicieux petit navire-hôpital qui servait de tronc.

À l’autre extrémité de la galerie, sous une tente de Samoyèdes, un groupe de jeunes femmes élégantes vendaient des programmes, des exemplaires du journal « Les Missions », édition spéciale, timbrée des armes des Lesguyon.

Partout, entre les arbres verts, de miniscules échoppes renfermaient des vendeuses débitant des curiosités des contrées du nord, et des objets de piété fabriqués par des Esquimaux ou des Lapons convertis.

Par la grande baie centrale, on apercevait l’immense salon consacré aux missions africaines. Tout le milieu était occupé par une hutte de paille aux panneaux à jour laissant voir une école d’enfants nègres et une infirmerie, où des Sœurs de saint Vincent de Paul professaient et soignaient des malades. Parmi ces poupées rigides et d’exécution douteuse, des bonnes Sœurs en chair et en os circulaient, surveillant trois ou quatre petites négresses chétives qui, demi-nues, dans leurs oripeaux voyants, attiraient l’attention. Autour d’elles pleuvaient les aumônes qu’elles couraient ramasser, avec de légers cris gutturaux et des gestes simiesques.

Charlotte entra à gauche dans le salon rectangulaire opposé à la serre où étaient logées les Missions du Pacifique. Là, des essais de jonques, des comptoirs en forme de pagodes, une profusion de bannières et de portières en soie de Chine dénonçaient la salle réservée à l’Asie. La jeune fille ne tarda pas à découvrir la boutique de madame Lechâtelier, placée tout contre l’inévitable diorama des Missions, où, cette fois, l’admirable art chinois avait fourni des statues d’un réalisme saisissant : — Lépreux couverts de plaies hideuses que bandaient d’étonnantes religieuses au teint d’ivoire jauni, aux yeux un peu obliques, au sourire mystérieux ; tortionnaires effroyables, se penchant, le masque grimaçant, le sabre levé, au-dessus d’un missionnaire à genoux, le cou serré dans une cangue, son visage livide orné d’une barbe humaine où du véritable sang paraissait coagulé.

— Quel musée des horreurs ! fit Samela intéressé.

Autour de ces deux cases, la foule se pressait, et quatre Sœurs grises suffisaient à peine à recueillir sur les nattes du sol les sous qu’on y jetait — une pancarte en gros caractères annonçait qu on ne recevait que le billon : humilité qui triplait la recette.

Madame Lechâtelier eut une exclamation en apercevant Charlette.

— Ah, enfin, chère enfant !… Je commençais à ne plus savoir où donner de la tête !…

La jeune fille, constatant par un rapide coup d’œil qu’Eugène Lechâtelier n’était point là, soupira avec un soulagement, et murmura quelques excuses en se débarrassant de sa jaquette de martre.

Madame Lechâtelier examina avec approbation le costume de Charlette, en drap beige très clair, son chapeau tout en martre, orné de camélias roses.

— Vous êtes ravissante !… Rien ne vous va mieux que cette élégante simplicité.

Charlette n’eut pas besoin de répondre ; déjà, l’on assiégeait leur boutique : amies, connaissances de madame Lechâtelier ou de Belle qui s’arrêtaient, bavardaient, bousculaient tout l’étalage de brimborions pour emporter finalement un éventail ou un paquet de menus de quarante sous.

Pendant deux heures, la foule alla croissant, car l’œuvre était sympathique, on lui faisait énormément de réclame, et l’hôtel Lesguyon fréquenté par tout le faubourg Saint-Germain attirait un fretin considérable, heureux d’approcher de l’aristocratique société qui n’ouvrait volontiers ses portes qu’en ces occasions spéciales.

Comme Charlette harassée tombait sur une chaise en demandant grâce, madame Lechâtelier lui montra Belle qui arrivait, accompagnée de Mrs. Warnet et William Potter.

— Tenez, chère petite, vous devriez aller prendre une tasse de thé avec votre mère, cela vous remettra.

Peu après, assises à l’une des tables du bar chinois que tenaient une douzaine de jeunes femmes de la plus authentique noblesse, les quatre dames savouraient leur thé, parcourant des yeux l’assis- tance, saluant parfois d’un signe ou d’un sourire quelque figure amie.

Belle préoccupée questionna Charlette.

— Où est Eugène Lechâtelier ?

— Je ne sais pas, maman.

— Il est venu, cependant ?

— Non.

Belle s’étonna.

— Comment cela ?

Alors, Charlette que l’absence du jeune homme avait un peu déridée dit avec une innocence malicieuse :

— Il devait donc venir ?

Belle, très contrariée, ne jugea pas à propos de répondre. D’ailleurs, l’attention de Charlette fut subitement captée par une réflexion de Mrs. Potter.

— Je suis étonnée que nous n’apercevions pas M. Hallis.

— Hallis ? fit Belle distraite, avec une certaine brusquerie. Oh ! vous ne le verrez sûrement pas aujourd’hui.

Charlette écoutait, pâlie, son cœur battant plus vivement.

— Cependant, fit Mrs. Warnet avec surprise, il me semble que le maître ne doit pas manquer une fête si parisienne.

— Ne voit-il pas la noblesse ? demanda Mrs Potter avec une anxiété.

Madame du Jon quier, qui examinait la théière presque vide, y versa de l’eau chaude.

— Il serait venu probablement ici… s’il était à Paris.

— Est-il vraiment absent ? s’écrièrent les deux Américaines en chœur.

Les yeux ardents de Charlette se fixèrent sur sa mère.

— Il est à Constantinople, affirma Belle. Il est parti le lendemain du jour où vous avez dîné avec lui chez moi.

— Oh ! combien c’est regrettable ! s’exclama Mrs Potter en déchiquetant une tranche de plumcake avec mauvaise humeur.

Mistress Warnet ne dit rien, mais ses doigts battirent une marche furieuse sur le satin de sa robe, et ses beaux yeux bleus ne considérèrent plus la foule qu’avec dédain.

Charlette avait baissé la tête, craignant de laisser voir l’émotion qui l’avait saisie sans qu’elle pût la dominer. À cette nouvelle inattendue du départ de Hallis, elle s’était sentie frappée d’une douleur aiguë, comprenant pour la première fois la place étrange que cet homme tenait dans son âme.

Peu après, elle se leva.

— Je crains de manquer trop longtemps à madame Lechâtelier, murmura-t-elle.

Et, sans écouter la réponse de Belle, elle s’éloigna et regagna seule la petite boutique japonaise. Là, elle reprit sa place, soulagée d’avoir à s’occuper immédiatement de menues besognes, de devoir répondre à une quantité de banalités qui se croisaient de toutes parts. La vue d’’Eugène Lechâtelier enfin à son poste, et l’air rayonnant de la mère du jeune homme la laissèrent complètement indifférente, et elle ne sourcilla même pas en entendant la voix doucereuse de la vieille dame répondre à une amie :

— Mais oui, c’est un grand bonheur pour mon fils et moi d’avoir avec nous notre charmante Charlette… nous espérons bien la garder le plus longtemps possible.

Près de la jeune fille, Eugène devenu tout à coup familier lui faisait remarquer la façon « magistrale » avec laquelle il confectionnait un paquet, nouait la ficelle, et rejetait les ciseaux avec un grand bruit de ferraille.

— Ne dirait-on pas que je suis employé au Louvre ou au Bon-Marché, mademoiselle ?

Elle répondit sérieusement, la pensée bien loin :

— En effet.

Hallis parti ! — Sans un mot, sans avoir cherché à la revoir ! — Parti, insouciant, sans doute l’ayant oubliée… elle, qui pendant les dix jours qui venaient de s’écouler n’avait eu en elle, devant sa mémoire, devant ses yeux, que l’image de cet homme…

Elle avait cru le haïr ; cent fois, elle s’était persuadée d’avoir réussi à le chasser de son âme. Elle avait frémi de terreur à l’idée de le revoir, frissonné à chaque porte ouverte, à chaque passant croisé dans la rue, croyant sans cesse l’apercevoir… cruellement désappointée et pourtant soulagée de ce désappointement… souhaitant et craignant sa présence, appelant et repoussant le souvenir de cette minute où l’étreinte, le baiser d’amant de Jean l’avaient soudain arrachée à la paix de l’enfance. — Et voici qu’à la certitude qu’il était loin, très loin, pour un temps sans doute indéfini, à cette cruelle affirmation de son indifférence, elle sentait quelque chose s’écrouler en elle… Voici qu’elle s’apercevait que, seule, elle avait fait un rêve… voici qu’elle. devait reconnaître que son trouble, sa fièvre, son bouleversement n’avaient point été partagés !…

— Charlette, atteignez-moi ce petit bronze, je vous prie, dit madame Lechâtelier.

Elle tourna machinalement les yeux vers la vieille dame ; mais, son regard la dépassant devint soudain fixe, tandis que le sang montait violemment à ses joues.

— Quoi, madame ? balbutia-t-elle.

L’autre répéta sa question. Charlette vainquit sa sa torpeur et lui passa l’objet qu’elle demandait, se laissant tomber ensuite sur une chaise, ses jambes ne la soutenant plus.

À l’autre bout de la salle, elle avait aperçu Hallis, qui venait vers elle.

Il n’eut qu’un salut assez impertinent à madame Lechâtelier.

— Qu’avez-vous à me considérer ainsi ? jeta-t-il gaiement à Charlette.

Elle murmura, éperdue :

— Je croyais… on m’avait dit, — vous n’êtes pas parti ?

— Mais si, fit-il tranquillement. J’ai passé quelques jours à Constantinople, j’en suis revenu hier au soir… oh ! c’était une simple promenade… un renseignement à prendre.

Et, tout à coup :

— Il fait une chaleur étouffante ici, et tous ces objets dégagent une horrible odeur de Chinois !… Ne trouvez-vous pas ?

Puis, s’adressant à Madame Lechâtelier interdite :

— Je vous enlève mademoiselle Charlette pour quelques instants… j’ai quelque chose d’intéressant à lui montrer…

Comme la jeune fille se dirigeait vers le bar où sa mère et les Américaines se trouvaient encore, il la poussa légèrement dans une direction opposée, lui tendant sa jaquette de fourrures qu’il avait prise.

— Non, laissez donc Mrs William H. K. Potter dans son thé ! — Venez voir les rennes.

Charlette sourit, mise à l’aise par la familiarité amicale du romancier, le cœur épanoui du bonheur de l’avoir retrouvé.

— Je les ai déjà admirés — ils sont affreux.

Et, furtivement, elle examina son compagnon. Avec ses traits fins et énergiques, sa tournure svelte, la gaieté répandue sur son visage, rajeuni par l’exercice, la distraction de son voyage récent, le repos intellectuel de ces quelques jours, l’oubli de ses préoccupations et de ses soucis, il paraissait à peine trente ans.

En rencontrant son regard, le sourire, l’imperceptible frémissement de ses lèvres, un brusque rappel, une immense confusion la fit défaillir, une rougeur au front… il lui sembla sentir le bras de Hallis autour d’elle, son baiser dominateur…

Du reste, il paraissait désireux de faire oublier à la jeune fille ces souvenirs de leur dernière rencontre, l’étourdissant de paroles quelconques, de moqueries drôles prononcées à voix basse, sur les personnes qu’ils coudoyaient ou sur les diverses attractions devant lesquelles ils passaient.

Dans le jardin, la fraîcheur piquante de l’air charma Charlette.

— Oh ! comme il fait bon ! s’écria-t-elle en respirant avec délices.

Hallis l’emmena.

— Venez, je veux vous faire faire une course en traîneau.

Et, se frayant un passage parmi ceux qui regardaient revenir l’attelage des rennes à un petit trot paisible, il fit entrer Charlette dans l’enceinte réservée aux Lapons, tandis que les commissaires, qui le connaissaient s’empressaient autour de lui.

Mais Hallis, examinant le traîneau avec dédain, adressa quelques mots au Lapon.

La figure abrutie de l’homme s’éclaira, reconnaissant un idiome qui lui était familier. En un clin d’œil, il bouleversa l’agencement du véhicule, plaça un seul banc à l’arrière, y attacha une couverture en peau, puis, il assujettit l’unique guide de ses rennes, et s’accroupit à l’avant, faisant signe à la femme laponne de demeurer à terre.

Le romancier surveilla ces changements.

— Allons, cela peut marcher, maintenant.

Alors prenant la main de Charlette, il la fit asseoir dans le traîneau, se plaça à côté d’elle et fixa solidement la couverture de peau tannée qui les enveloppait jusqu’à la poitrine.

— Ne bougez plus, et n’ayez pas peur ! — Toi, tu peux partir, dit-il au Lapon, en ajoutant quelques mots en norvégien. L’homme sourit, inclina la tête et siffla ses rennes.

Les animaux partirent d’abord au petit trot, le traîneau s’éloigna, cahoté dans la neige durcie du sentier déjà tant de fois parcouru dans la journée. Mais, le sifflement de l’homme devint plus fort ; les rennes pressèrent le pas, puis se lancèrent à fond de train, tandis que le Lapon les dirigeait adroitement dans une allée de neige immaculée qui longeait le mur extrême de la propriété.

Charlette poussa un cri, amusée.

— Oh ! la neige !

Autour de leur course rapide, un nuage de poussière blanche, gelée, s’enlevait, chassé par les patins du traîneau, nuage opaque qui les enveloppait, les couvrait de fin duvet blanc glacé. Trois ou quatre fois, le traîneau fit le tour du parc, filant sans autre bruit que l’espèce de râle du conducteur excitant ses bêtes qui détalaient, l’emportant comme une plume.

— Oh ! encore ! encore un tour ! s’écriait Charlette, ravie que la neige s’amoncelât sur la couverture de peau, sur son chapeau, sur sa jaquette, jusque sur son visage.

Pendant un instant, ils passaient en vue de la foule emplissant la cour, on applaudissait, et bientôt le traîneau et ses voyageurs disparaissaient derrière les massifs.

À l’extrémité du parc, Charlette sentit tout à coup un bras l’entourer, le visage de Hallis se pencha vers elle :

— Charlette ? prononça-t-il passionnément, Elle voulait se dégager, tremblante, les lèvres serrées, mais une secousse du traîneau la rapprocha de l’écrivain. Une folie la gagna, leurs bouches se joignirent, ils burent pendant une seconde avec une ivresse inouïe, le givre glacé qui couvrait leurs lèvres…

D’ailleurs, aussitôt, il s’éloigna d’elle, et donna un ordre au Lapon qui ralentit l’allure de ses bêtes. Quelques instants plus tard, ils regagnaient le lieu du départ, aux acclamations des assistants.

Comme Charlette descendait, elle aperçut sa mère qui l’attendait, en compagnie d’Eugène Lechâtelier.

— Vous êtes absolument fous ! gronda Belle. Secoue ta jaquette, Charlette ! Mon Dieu, on dirait que vous vous êtes roulés dans la neige. Hallis, vous ne devriez pas encourager cette fillette à se livrer à de pareilles gamineries !

Hallis affecta une contrition.

— Hélas, madame, c’est moi le seul coupable ! je n’ai pu résister au plaisir de donner à mademoiselle Charlette un échantillon des courses que j’ai faites moi-même pendant l’hiver que j’ai passé en Norvège.

Madame du Jonquier parut s’adoucir.

— C’est bien, ne recommencez plus.

Mais, elle veilla à ce que Eugène reconduisit Charlette près de madame Lechâtelier. Et, le soir, pendant le diner, où la mère et le fils furent invités en toute intimité, la jeune fille dut subir la conversation de son voisin, ce qu’elle fit en toute distraction.

— Qu’a donc votre Charlette ? demanda madame Lechâtelier à Belle dans la soirée. Comme elle semble préoccupée !…

Madame du Jonquier haussa les épaules.

— Elle a besoin d’être mariée ! fit-elle avec une sécheresse, ayant fort bien remarqué le trouble de sa fille, lorsque celle-ci était descendue du traineau, ainsi que l’excitation joyeuse du romancier.

IV

« … Elle eut un long tressaillement,

ses yeux s’entr’ouvrirent, laissant couler deux grosses larmes.

— Oh ! vous ! fit-elle avec un reproche, une déception suprèmes… »

(Page 153.)

Charlette était seule absorbée dans une lecture, lorsque le domestique introduisit Jean Hallis. Elle se leva précipitamment, rejetant son livre sur une table. L’écrivain se pencha et examina le volume en souriant doucement :

— Vous lisiez un de mes romans ?.…

Elle se détourna, appuyant son front à la fenêtre dont le store était relevé, dérobant son visage troublé, incapable de prononcer une parole.

En cet instant, émue par la passion des lignes qu’elle venait de lire, bouleversée par l’apparition soudaine de Jean, s’il lui eût tendu les bras, elle s’y fût jetée, ses effrois, sa raison, sa volonté fondus en un souhait ardent de tendresse, d’amour.

Hallis hésita. Il apercevait son émoi, mais le pénétrait pas complètement. Malgré sa perspicacité aiguisée d’amant et de romancier, il était homme et ne parvenait pas à démêler le chaos de sentiments adorablement purs et de sensualité inconsciente qui se lève en une vierge que la passion commence à effleurer.

Elle eût été un peu moins innocente qu’il eût dû en cette minute se montrer prudent, de crainte de l’effaroucher. Telle qu’était Charlette, n’importe quel élan d’amour sincère l’eut conquise à jamais, l’eut faite, elle si seule, si abandonnée, esclave de celui vers qui s’élançait aveuglément sa nature aimante, son besoin d’adorer et d’être chérie.

Il crut se l’assurer en la tranquillisant ; d’ailleurs, il avait un projet qu’il tenait à réaliser. Des paroles quelconques firent oublier son émotion à Charlette, et, cinq minutes plus tard, tous deux causaient gaîment.

Que faites-vous ici toute seule ? demanda Hallis.

Elle désigna le roman abandonné, et avec une malice :

— Vous voyez, rien d’intéressant… je lisais.

Il sourit.

— Où est votre mère ?

Elle fit un geste d’ignorance.

— Je ne sais pas. — Quelle heure est-il ?

Et, elle s’empara de la montre que Hallis tirait, enfantinement heureuse de manier quelque chose appartenant à l’écrivain.

— Maman rentrera probablement dans une heure…

Comme elle rendait le bijou à Jean, leurs doigts se frôlèrent, il sentit les frisons de Charlette l’effleurer. Il sourit, persuadé cette fois qu’elle aurait reçu la caresse de ses lèvres sans résistance, que, même, elle l’appelait.

— Je croyais que vous alliez tous les jours à l’atelier de votre cousin ?

Elle eut un regret.

— Aujourd’hui, il y a eu un malentendu… Samela n’est pas venu me chercher, et je n’ai personne pour me conduire chez lui…

— Voulez-vous que je vous y mène ?… j’ai une voiture en bas.

Elle battit des mains, se levant aussitôt.

— Certes !…

Il la retint, comme elle courait déjà chercher son chapeau.

— Vous êtes bien pressée de me quitter !… Vous vous ennuyez donc avec moi ?

Elle lui jeta un regard vif, soudain très sérieuse.

— C’est moi plutôt, qui dois vous ennuyer, dit-elle avec une timidité.

Il l’attira.

— Pensez-vous réellement ce que vous dites ?

Elle attacha sur l’écrivain ses yeux sincères, où une profonde admiration se lisait.

— Oui, prononça-t-elle lentement, avec une expression chagrine. Comment une petite fille telle que moi pourrait-elle vous intéresser !…

Et, d’un geste spontané, elle se laissa glisser, presque agenouillée, sur un petit siège bas, près de Hallis.

— Vous ne pouvez vous imaginer combien je vous admire, fit-elle à voix basse, légèrement tremblante. Souvent, auprès de vous, quand vous vous montrez si bon, si gai… j’oublie qui vous êtes. Mais lorsque je reprends vos livres, j’ai peur et honte d’avoir osé vous traiter vous !… comme un ami…

Jean avait abandonné la main de la jeune fille, ses yeux inquisiteurs, glacés, sondant cette âme ingénue et enthousiaste qui se livrait. Enfin, ses traits se détendirent, il sourit.

— Alors, vraiment, vous ne vous doutiez pas que je suis venu, uniquement pour vous aujourd’hui ?…

Charlette bondit, rougissant.

— Non, fit-elle avec une précipitation.

Il essaya de reprendre sa main.

— Voyons, soyez aussi franche que tout à l’heure… Qu’avez-vous pensé en me voyant ?

Elle s’échappa.

— Je ne sais pas ! dit-elle avec impatience.

Hallis n’insista pas. Et, consultant sa montre :

— Mettez votre chapeau, je n’ai que le temps de vous déposer avenue Victor Hugo..

Lorsqu’elle revint, agrafant à la hâte sa jaquette de martre, Hallis l’examina attentivement.

— Pourquoi Samela ne fait-il pas votre portrait ? demanda-t-il soudain.

La figure de Charlette s’éclaira.

— Nous n’y avons jamais songé… C’est une très bonne idée !…

— J’y ai pensé plus d’une fois… et, la preuve en est que je vous ai rapporté un costume oriental qui fera de vous un petit modèle très passable…

Charlette rit.

— Oh ! je serais ridicule, affreuse !…

Il la considérait.

— Mais non, avec vos cheveux sombres et votre teint mat, vous deviendrez une turque très gentille. Si vous voulez, nous prendrons mes chiffons, et vous les essaierez chez Samela. Il nous dira si je me trompe.

Elle acquiesça, et tous deux gagnèrent la voiture.

Tandis qu’ils traversaient le parc Monceau au pas, Charlette tourna son doux regard ému vers l’écrivain.

— Alors, là-bas, vous avez un peu pensé à moi ?

Il eut une soudaice sécheresse.

— Oh ! ne vous montez pas la tête !… J’ai acheté ce costume par hasard… J’en ai d’ailleurs bien d’autres chez moi…

Elle se rejeta au fond de la voiture, singulièrement blessée, ne remarquant point la contradiction des paroles actuelles de Hallis et de celles qu’il avait prononcées auparavant. Jusqu’à la demeure de l’écrivain, ils ne parlèrent plus.

— Venez, fit-il avec une brusquerie, lorsque la voiture s’arrêta. Je ne puis vous laisser seule dans ce fiacre.

Et, pendant qu’elle descendait sans aucune objection, il s’étonna de la petite émotion sincère de regret et de honte qui l’avait saisi inopinément ; et, il la savoura.

— En vérité, je rajeunis, pensa-t-il.

Ils prirent l’ascenseur ; au second étage, Hallis arrêta et ouvrit la porte de l’appartement.

— Tiens, remarqua Charlette très tranquille, votre antichambre ressemble tout à fait à la nôtre…

Hallis la fit entrer dans son cabinet de travail, et la quitta aussitôt.

— Attendez-moi un instant.

Très vaste, la pièce montrait dans son ameublement un curieux mélange d’austérité et de recherche féminine. De vieilles tapisseries verdâtres tendaient Page:Pert - Charlette.djvu/157 Page:Pert - Charlette.djvu/158 Page:Pert - Charlette.djvu/159 Page:Pert - Charlette.djvu/160 Page:Pert - Charlette.djvu/161 Page:Pert - Charlette.djvu/162 Page:Pert - Charlette.djvu/163 Page:Pert - Charlette.djvu/164

Et, ses lèvres à l’oreille de la jeune fille inerte, pétrifiée, il continua avec une véhémence passionnée :

— N’avez-vous jamais compris ce que mes livres vous disaient ?… À présent, ne me comprenez-vous pas quand je vous dis que je vous adore !… Que je vous veux !…

Un peu haletant, il se redressa, étudiant avec avidité l’émotion de la jeune fille.

Immobile dans ses bras, elle ne se débattait point, n’essayait plus de fuir. Sa tête se renversait un peu, sans force, et de son visage décoloré, aux lèvres serrées, aux paupières closes, s’échappait l’expression d’une douleur poignante.

— Charlette ? prononça-t-il avec plus de douceur.

Elle eut un long tressaillement, ses yeux s’entr’ouvrirent, laissant couler deux grosses larmes.

— Oh ! vous ! fit-elle avec un reproche, une déception suprêmes.

Il la quitta aussitôt ; et, à pas lents, il sortit de la chambre, car il ne voulait d’elle que sa possession morale.

XI

« … Si je n’ai pas repoussé immédiatement

ce projet de mariage, c’est au contraire à cause de la façon particulière

dont il se présente… » (Page 160.)

C’était au printemps naissant. Déjà, les vieux peupliers, dont la rangée suivait le cours sinueux du ruisseau au bas du parc du Mesnil, se couvraient d’une verdure nouvelle, au travers de laquelle les rayons du soleil jouaient comme en des vitraux tendrement colorés ; et, là-bas, les immenses chênes et les ormes tordus qui garnissaient le flanc abrupt de la colline où s’élevait le château luisaient, tout rouges de sève, Entre leur branchage encore entièrement dépouillé saillissait le roc schisteux, grossièrement taillé, formant la base des quatre tourelles du château qui montaient, tant rocher que Page:Pert - Charlette.djvu/168 Page:Pert - Charlette.djvu/169 Page:Pert - Charlette.djvu/170 Page:Pert - Charlette.djvu/171 Page:Pert - Charlette.djvu/172 Page:Pert - Charlette.djvu/173 Page:Pert - Charlette.djvu/174 Page:Pert - Charlette.djvu/175 Page:Pert - Charlette.djvu/176 Page:Pert - Charlette.djvu/177 Page:Pert - Charlette.djvu/178 Page:Pert - Charlette.djvu/179 Page:Pert - Charlette.djvu/180 Page:Pert - Charlette.djvu/181 Page:Pert - Charlette.djvu/182

— Vous savez bien que je désire pour elle un autre mariage…

D’ailleurs, sans prêter plus d’attention aux paroles de Samela, elle se leva.

— Il doit être tard, et je vais à peine avoir le temps de m’habiller, — Puisque je ne puis éviter la visite de ce jeune homme, il faut que je le reçoive convenablement.

Et, riant avec une légèreté :

— Oh ! Samela, après tout, je ne sais pas si je ne désirerais pas ce mariage !… Rien que pour être à même de tourmenter cette de Boisdeloup qui est la bigote la plus ridicule et la provinciale la plus venimeuse qui se puisse voir !

Samela haussa les épaules avec découragement.

— Ah ! l’avenir de votre fille est en bonnes mains ! murmura-t-il, avec un dépit de sa sottise qui lui avait donné l’espoir de procurer un appui à Charlette en faisant intervenir Belle.

XII

« — Ah, Charlette, prononça-t-il, la

voix altérée, ne te marie pas à la légère !… et, si tu te maries, demeure

irréprochable !… » (Page 183.)

Lorsque Charlette entra dans le grand salon, après que le premier coup de déjeuner eut sonné, elle aperçut immédiatement Léon Bescherelle, le dos contre le jour, assis auprès de M. du Jonquier. Samela tout à fait à l’écart coupait les feuillets d’une revue sans se mêler à la conversation ; tandis que Belle, très élégante dans une robe de crêpe noir toute bouillonnée, parlait, animée ; la bonne mine du jeune homme semblant lui avoir fait perdre ses préventions de naguère.

Léon Bescherelle se tourna légèrement au bruit des pas de la jeune fille, et, elle rencontra pendant Page:Pert - Charlette.djvu/186 Page:Pert - Charlette.djvu/187 Page:Pert - Charlette.djvu/188 Page:Pert - Charlette.djvu/189 Page:Pert - Charlette.djvu/190 Page:Pert - Charlette.djvu/191 Page:Pert - Charlette.djvu/192 Page:Pert - Charlette.djvu/193 Page:Pert - Charlette.djvu/194 qui dominait en lui ; il s’était persuadé qu’il aurait pu aimer quand même l’enfant, la sachant issue d’un autre sang…

— Pourquoi l’ai-je quittée ?… Comment, elle née, ai-je pu partir ?… Comment ai-je pu me résoudre à la perdre de vue ?… Si tous les instants de son enfance s’étaient passés auprès de moi, si jour par jour, heure par heure, j’eusse suivi ce petit être, nos fibres eussent été si bien mêlées que rien n’aurait pu les détacher… non, pas même l’horrible certitude…

La voix douce de Charlette le tira de son rêve.

— Puis-je m’en aller, père ?

Il fixa ses yeux dans ceux de la jeune fille.

— Oui, va ! dit-il lentement, navré de ne plus trouver dans les regards de Charlette le désespoir, la révolte qu’il y avait vus quelques mois auparavant.

Il ne pouvait plus aimer cette enfant… et sa tendresse à elle aussi s’était lassée… tous deux étaient bien seuls, désormais séparés à jamais…

— Ah ! Charlette, prononça-t-il encore, la voix altérée, ne te marie pas à la légère !… et, si tu te maries, demeure irréprochable !…

Elle hésita sur le seuil, sentant que c’était bien le dernier adieu paternel ; puis, elle sortit, ne trouvant plus en son cœur mélancolique un élan de désespoir suffisant pour risquer de nouveaux déboires.

XIII

« J’ai confiance en l’avenir, prononça-t-elle

avec une ferveur émue… »

(Page 194.)

Quinze jours ne s’étaient pas écoulés qu’un nouveau deuil venait fondre au Mesnil. Raoul du Jonquier succombait, après une affreuse agonie de trente heures, terrassé soudain par le cancer au foie qui le rongeait depuis plusieurs années.

Cette disparition, le terrible passage de la mort dans une maison jetèrent Charlette dans un état d’effroi et de désespoir aigu d’où ne la tirèrent que l’affection dévouée de Samela et les attentions délicates et amicales du jeune Bescherelle, désormais son fiancé avoué.

En ces minutes d’angoisse qui séparent ou lient à jamais les êtres qui les supportent ensemble, le détachement de Charlette pour sa mère était devenu Page:Pert - Charlette.djvu/198 Page:Pert - Charlette.djvu/199 Page:Pert - Charlette.djvu/200 Page:Pert - Charlette.djvu/201 Page:Pert - Charlette.djvu/202 Page:Pert - Charlette.djvu/203 Page:Pert - Charlette.djvu/204 Page:Pert - Charlette.djvu/205 la maison… il n’y a pas un abri dans tout le parc

Il acquiesca.

— Oh ! il y a un certain nombre d’améliorations à faire, quoiqu’il faille se garder d’altérer le caractère général, que vos grands-parents ont eu le bon sens de conserver.

Arrivés au rocher, Charlette s’assit, et Léon attacha sa jument à des broussailles, puis vint s’assoir aux pieds de la jeune fille.

Tout près d’elle, mais sans oser même effleurer le bas de sa robe, il releva la tête vers elle.

— Charlette, je suis profondément heureux. Et vous ?

Un sourire léger effleura les lèvres de Charlette ; elle considéra l’éloignement paisible de la campagne printanière.

— J’ai confiance en l’avenir, prononça-t-elle avec une ferveur émue.

XIV

« … Encore une fois, le mariage

avait uni deux cœurs séparés, deux pensées inconnues, deux âmes étrangères !… »

Page 208.)

Le mariage avait été célébré dans la matinée, en une stricte intimité. Cependant la famille largement ramifiée des Bescherelle, les quelques amis intimes de Belle venus de Paris pour la cérémonie, avaient réuni une quarantaine de personnes autour de la table du déjeuner. — lequel s’éternisa, l’élément provincial dominant parmi les convives.

Vers quatre heures, madame du Jonquier, qui s’était éclipsée reparut en toilette de voyage, suivie de mesdames Lechâtellier et Collard-Menier, qui l’accompagnaient à Vichy. La première tenait à bien établir que le mariage de Charlette ne lui causait aucune déception, la seconde, aux abois, ayant eu Page:Pert - Charlette.djvu/208 Page:Pert - Charlette.djvu/209 Page:Pert - Charlette.djvu/210 Page:Pert - Charlette.djvu/211 Page:Pert - Charlette.djvu/212 Page:Pert - Charlette.djvu/213 Page:Pert - Charlette.djvu/214 Page:Pert - Charlette.djvu/215 Page:Pert - Charlette.djvu/216 Page:Pert - Charlette.djvu/217 Page:Pert - Charlette.djvu/218 Page:Pert - Charlette.djvu/219 lume qu’elle ouvrit au hasard — le cœur palpitant comme si, de ces feuillets, l’âme de Hallis elle-même allait s’échapper…

D’ailleurs, à peine avait-elle parcouru quelques lignes, qu’une phrase… une de ces phrases typiques de l’homme et de l’auteur la fit frémir de la tête aux pieds. Elle ferma violemment le livre, et, le jetant loin d’elle, se laissa tomber sur le canapé, la face dans les coussins, sanglotant follement.

— Oh ! Jean, Jean ! balbutiait-elle en une désespérance.

Pourtant, lorsque Léon rentra, elle avait essuyé ses yeux ; un masque impénétrable s’était posé sur son visage. À peine si un léger mouvement convulsif l’agitait parfois, indiquant les sanglots maîtrisés, mais demeurés en elle, tout proches.

Énamouré et heureux, le jeune mari n’aperçut rien. Et, plus tard, dans la nuit close, lorsque en la couche conjugale elle s’abandonna à ses baisers, muette, sans lutte, ni terreur, ni joie, il ne devina, ne pressentit, ne soupçonna rien…

Encore une fois, le mariage avait uni deux cœurs séparés, deux pensées inconnues, deux âmes étrangères !…

XV

« — Non, tu ne m’aimes pas, s’écria-t-il

avec une vivacité agressive. Je l’ai vu tout de suite !… J’espérais te conquérir, mais, de jour en jour, au contraire, je te sens plus froide, plus

lointaine !… » (Page 212.)

Des jours s’étaient écoulés, plus paisibles que Charlette ne l’eût pensé.

Au milieu des réalités pénibles du début de l’intimité conjugale, des détails un peu vulgaires de la promiscuité de la vie à deux, le rappel de Hallis n’était plus revenu troubler la jeune femme. Elle s’était habituée à subir sans bonheur, mais sans répulsion, la passion de son mari. Et, aux instants de simple camaraderie, elle sentait grandir en elle une profonde, sérieuse amitié pour lui.

— Tu es tout pour moi ! lui répétait-elle, plongeant ses yeux dans les yeux du jeune homme, Page:Pert - Charlette.djvu/222 Page:Pert - Charlette.djvu/223 Page:Pert - Charlette.djvu/224 Page:Pert - Charlette.djvu/225 Page:Pert - Charlette.djvu/226 Page:Pert - Charlette.djvu/227 Page:Pert - Charlette.djvu/228 Page:Pert - Charlette.djvu/229 loureuse, et devenait de jour en jour plus imaginaire, plus irréelle. Ses élans d’autrefois aussi bien que ses ressentiments s’étaient endormis. Hallis devenait pareil à un dieu proscrit, secrètement adoré, que l’on sait ne devoir jamais approcher et que l’on pare de qualités impunément. D’ailleurs, elle n’avait point encore osé reprendre un de ses livres qui demeuraient tentation constante sous ses yeux pendant les longues heures qu’elle passait dans la bibliothèque, son refuge favori.

Enfin, Léon se leva, étouffa un bâillement.

— Il est tard !…

Et, ils revinrent vers le château, les bras toujours unis, quoique de minute en minute plus conscients du désaccord de leurs âmes.

XVI

« … Voilà un jeune mari qui paraît

vouloir être maitre chez lui !… » (Page

231.)

Octobre s’avançait. — Après des matinées piquantes où la rosée abondante semait les herbes d’innombrables diamants éphémères, sous les rayons du soleil, des journées s’écoulaient, radieusement belles, encore assez longues, car aucun nuage ne venait obscurcir le couchant qui, longtemps après que l’astre avait disparu, envoyait de claires lueurs.

Assise sur le petit parapet du pont jeté sur le fossé semi-circulaire du château, Charlette attendait son mari avec un peu d’impatience. La voiture découverte était attelée depuis un quart d’heure, et Léon s’éternisait dans son cabinet avec Célestin Lenfant, cet avorton obséquieux et faux, clerc de Page:Pert - Charlette.djvu/232 Page:Pert - Charlette.djvu/233 Page:Pert - Charlette.djvu/234 Page:Pert - Charlette.djvu/235 Page:Pert - Charlette.djvu/236 Page:Pert - Charlette.djvu/237 Page:Pert - Charlette.djvu/238 Page:Pert - Charlette.djvu/239 Page:Pert - Charlette.djvu/240 Page:Pert - Charlette.djvu/241 Page:Pert - Charlette.djvu/242 que je n’ai pas touché à un crayon ni à un pinceau ? Mais, je vais m’y remettre puisque te voilà !… Oh ! nous abattrons de la besogne, la campagne est si jolie actuellement ! — Comme c’est bon à toi d’être venu tout de suite !…

— Dame, tu sais, avoua-t-il, j’attendais votre invitation, et je trouvais qu’elle tardait beaucoup pour mon envie de te voir !

Lorsque Léon entra, Charlette rose, animée, parlait, riait, complètement transfigurée. Le jeune homme stupéfait eut une exclamation jalouse :

— Jamais je ne t’ai vue ainsi !

Après le dîner, la soirée achevée, quand Samela fut retiré dans son appartement, il songea, un peu soucieux.

— Diable ! murmura-t-il, voilà un jeune mari qui paraît vouloir être maitre chez lui… et qui a l’air de trouver que je serais infiniment mieux dans mon atelier que dans sa seigneuriale demeure !

IV

Ah ! Samela, murmura-t-elle à

voix basse, que je me sens loin de

tous ces gens-là… » (Page 267.)

Charlette et Samela étaient encore occupés à peindre dans le parc, au pied des ruines du mou- lin, lorsque madame Bescherelle mère apparut dans une allée à quelque distance, se hâtant de les joindre.

— Voici madame Amélie, annonça le peintre à demi-voix, employant par imperceptible ironie l’appellation que la douairière aimait qu’on lui donnât, par vague réminiscence royale qui plaisait à son orgueil et surtout par dédain du nom roturier que lui avait laissé son mari.

Charlette releva la tête avec une contrariété.

— Comment déjà !… Quelle heure est-il donc ?

Samela fit un geste d’ignorance. Page:Pert - Charlette.djvu/246 Page:Pert - Charlette.djvu/247 Page:Pert - Charlette.djvu/248 Page:Pert - Charlette.djvu/249 Page:Pert - Charlette.djvu/250 Page:Pert - Charlette.djvu/251 Page:Pert - Charlette.djvu/252 Page:Pert - Charlette.djvu/253 Page:Pert - Charlette.djvu/254 Page:Pert - Charlette.djvu/255 Page:Pert - Charlette.djvu/256 Page:Pert - Charlette.djvu/257 Page:Pert - Charlette.djvu/258 Page:Pert - Charlette.djvu/259 Page:Pert - Charlette.djvu/260 Page:Pert - Charlette.djvu/261 Page:Pert - Charlette.djvu/262 Page:Pert - Charlette.djvu/263 Page:Pert - Charlette.djvu/264 Page:Pert - Charlette.djvu/265 Page:Pert - Charlette.djvu/266 Page:Pert - Charlette.djvu/267 Page:Pert - Charlette.djvu/268 Page:Pert - Charlette.djvu/269 Page:Pert - Charlette.djvu/270 Page:Pert - Charlette.djvu/271 Page:Pert - Charlette.djvu/272 Page:Pert - Charlette.djvu/273 Page:Pert - Charlette.djvu/274 Page:Pert - Charlette.djvu/275 Page:Pert - Charlette.djvu/276 Page:Pert - Charlette.djvu/277 Page:Pert - Charlette.djvu/278 pouilleux, galeux, teigneux !… pansements, bouillon, cataplasmes à discrétion !…

Mais le rapide coup d’œil angoissé de Charlette au groupe des hommes qui causaient là-bas avec animation autour de la table où étaient servis le café et les liqueurs, fit immédiatement tomber son enjouement.

- Oh ! Samela, murmura-t-elle à voix basse. Que je me sens loin de tous ces gens-là !…

XVIII

« … Les yeux des deux femmes se

rencontrèrent — ardents d’interrogation et de douleur, ceux de Charlette… inquiets, peu à peu troublés,

ceux de Belle… » (Page 286.)

En décembre, Léon annonça à sa femme qu’ils se rendraient à Paris la semaine suivante, ses affaires l’y appelant pour une huitaine de jours.

— Nous irons chez ta mère qui nous offre très gracieusement l’hospitalité, ajouta-t-il.

Dans un éclair brusque, Charlette revit l’appartement là-bas, les dîners intimes qu’elle savait que Belle avait déjà recommencé à donner… Hallis, que sans doute elle reverrait.

— Oh ! Léon, je t’en prie, n’y allons pas ! fit-elle avec un effroi.

Il la regarda, surpris et vexé.

— Moi qui comptais te faire un grand plaisir !…

Elle noua ses bras au cou du jeune homme, dePage:Pert - Charlette.djvu/282 Page:Pert - Charlette.djvu/283 Page:Pert - Charlette.djvu/284 Page:Pert - Charlette.djvu/285 Page:Pert - Charlette.djvu/286 Page:Pert - Charlette.djvu/287 Page:Pert - Charlette.djvu/288 Page:Pert - Charlette.djvu/289 Page:Pert - Charlette.djvu/290 Page:Pert - Charlette.djvu/291 Page:Pert - Charlette.djvu/292 Page:Pert - Charlette.djvu/293 Page:Pert - Charlette.djvu/294 Page:Pert - Charlette.djvu/295 Page:Pert - Charlette.djvu/296 Page:Pert - Charlette.djvu/297 Page:Pert - Charlette.djvu/298

— Non, mère, non, prononça-t-elle avec effort.

Belle frissonna.

— Bien, bien, fit-elle avec une précipitation. D’ailleurs, tu sonneras… Annette est à tes ordres.

Et, à pas rapides, sans regarder sa fille, elle gagna la porte, s’enfuit ; tandis que les sanglots de Charlette éclataient, profonds, déchirants…

XIX

« … Ah ! Samela, si je mourais, j’oublierais tout !… » (Page 298.)

Le lendemain matin, un léger bruit éveilla Léon. Il se souleva et aperçut Charlette habillée, mettant son chapeau.

— Où vas-tu ? s’écria-t-il avec inquiétude.

— Je retourne au Mesnil, fit-elle sans le regarder, la voix brève, sourde, imprégnée d’une inébranlable résolution.

Il sauta à bas du lit et se vêtit promptement.

— Je t’en supplie, écoute-moi, tu ne peux pas partir ainsi !…

Elle achevait de serrer de menus objets de toilette dans un sac de voyage.

— Si, prononça-t-elle avec une douceur obstinée. Page:Pert - Charlette.djvu/302 Page:Pert - Charlette.djvu/303 Page:Pert - Charlette.djvu/304 Page:Pert - Charlette.djvu/305 Page:Pert - Charlette.djvu/306 Page:Pert - Charlette.djvu/307 Page:Pert - Charlette.djvu/308 Page:Pert - Charlette.djvu/309

— Ah, Samela, si je mourais, j’oublierais tout, vois-tu !…

Il serra passionnément sur sa poitrine le corps frêle, amaigri, de son idole.

— Tu oublieras et tu vivras, mon aimée, mon enfant chérie !…

Le soir, elle consentait à essayer de dîner ; le lendemain, elle se levait un peu. Trois jours plus tard ils étaient en route.

XX

« … Avec la vie et ses forces recouvrées,

une ardeur s’infusait en ses veines, une soif de revanche de tout ce qu’elle avait souffert et subi… »

(Page 300.)

Sous le soleil du midi, Charlette renaquit. — Samela avait loué une petite villa au bord de la mer, dans un quartier paisible, assez éloigné du centre de Cannes. Du jardinet, entouré d’un petit mur de briques à hauteur d’appui, on embrassait la vue splendide du golfe Juan, de la mer pure sous le ciel radieux, avec sa ceinture de villas et de verdures où, çà et là, éclatait la note vive d’une façade couverte de clématites d’un violet profond, ou d’une allée de mimosas aux fleurs jaune d’or.

D’abord, la jeune femme n’avait pu que s’asseoir sur la terrasse, ravie, éblouie, tout de suite épuisée. Puis, ses forces étaient revenues ; elle avait essayé Page:Pert - Charlette.djvu/312 Page:Pert - Charlette.djvu/313 Page:Pert - Charlette.djvu/314 Page:Pert - Charlette.djvu/315 Page:Pert - Charlette.djvu/316 Page:Pert - Charlette.djvu/317 Page:Pert - Charlette.djvu/318 Page:Pert - Charlette.djvu/319 Page:Pert - Charlette.djvu/320 Page:Pert - Charlette.djvu/321 Page:Pert - Charlette.djvu/322

L’idée que Hallis viendrait, qu’elle devrait le revoir, l’entendre de nouveau, la poursuivait ainsi qu’un cauchemar.

Samela ne s’étonna ni ne questionna.

— Fais préparer tes malles, dit-il simplement. Si tu veux, nous pourrons prendre le premier train demain.

XXI

Écoute, Samela, ne crains plus

rien pour moi… Désormais, j’aurai

mon enfant à bercer… » (Page 317).

À la fin d’un serein jour d’été, le soleil se couchait derrière les grands bois du Mesnil, envoyant de glorieux rayons orangés dans le ciel d’un azur prononcé. Des files de petits nuages blancs arrondis demeuraient suspendus dans l’espace, légèrement ourlés d’or.

Tout au bout du parc, oubliant l’heure, Charlette, penchée sur son chevalet, travaillait avec ardeur, se hâtant d’achever une étude de fort belle venue. Elle était si absorbée qu’elle n’entendit point approcher Samela qui, arrivant de la gare, marchait avec précaution, afin de la surprendre.

Elle bondit et lui sauta au cou quand il révéla sa présence.

— Toi ! c’est toi, déjà !…

Le peintre la contempla avec bonheur.

— Quelle mine superbe ! Ah, ma petite, cela me fait du bien de te voir ainsi !…

Mais, tout heureuse, elle débarrassait un pliant.

— Assieds-toi, et raconte-moi !… j’ai tant de choses à te demander !

Samela sourit.

— C’est de toi, de vous plutôt, qu’il faut parler ! Voilà donc ton mari député ?

Charlette fit un geste d’insouciance.

— Oui, il est ravi. — Mon Dieu, je suis contente, en somme… À Paris, je pourrai te voir, et l’été, tu viendras ici… Léon aura tant de choses à faire… il sera enchanté que tu sois là pour t’occuper de moi. Maman va bien ?

— Je ne la vois plus ! Figure-toi qu’elle s’absorbe complètement dans son œuvre des Ambulancières… elle passe son temps à l’hôpital — fictif, rassure-toi ! — à organiser des conférences, à surveiller des cours où l’on apprend aux dames à faire des pansements selon la formule sur des mannequins… Tu sais qu’elle était présidente de la fête donnée au Continental pour l’œuvre ?…

— Oui… oh ! si je l’avais écoutée, je serais allée à Paris pour y assister.

Samela cherchait.

— Voyons, les nouvelles ? — Ton ex-fiancé, Eugène Lechâtelier, épouse une grosse dot… la fille de Valladin, le financier qui s’est si adroitement tiré du Panama, avec des millions intacts, et un nom à peine entamé… Sa femme et ses filles venaient quelquefois chez ta mère.

— Je vois cela… L’aînée était fort laide, la seconde gentille.

— C’est l’aînée qu’on lui donne, bien qu’il ait demandé la seconde… Ah ! j’oubliais ! Sais-tu comment est morte madame Collard-Menier ?

Charlette secoua la tête.

— Non… Maman m’a simplement parlé de son enterrement, il y a un mois environ.

— La pauvre femme s’est suicidée. — Après la mort de son fils, qui n’avait pu se rétablir de sa fièvre typhoïde, elle avait absolument perdu courage pour lutter et Dieu sait si la lutte était pénible ! Alors, un soir, elle a brûlé tout ce qu’elle possédait de papiers de famille, et a jeté jusqu’à sa bague de mariage, espérant mourir incognito ; ensuite, elle a allumé un réchaud de charbon… Sa concierge l’a trouvée morte le lendemain… C’est par hasard qu’elle savait l’adresse de ta mère… elle est venue raconter le drame… Isabelle et plusieurs de ses amies sont allées voir le corps et se sont cotisées pour l’enterrement. — Ta mère est revenue suffoquée de la pauvreté du taudis, et bouleversée par l’expression de haine et de désespoir qu’avait conservée la malheureuse femme jusque dans la mort…

Avant qu’il eût fini de parler, Charlette ne l’écoutait plus. Dès qu’il se tut, elle le regarda dans les yeux ; et, très calme :

— Parle-moi du mariage de Jean Hallis.

Samela rougit brusquement.

— Tu l’as vu raconté dans les journaux ?

— Oui.

Il hésita.

— Eh bien, mais, je suppose que je n’ai rien à te dire que tu ne saches ? — Sa femme est une Américaine de 19 ans, orpheline, possédant presque autant de millions que d’années. — Elle est du reste laide — ce qui est rare parmi ses compatriotes, et s’explique probablement par son ascendance portugaise. Elle est petite, noiraude, avec d’assez beaux yeux noirs, mais une mâchoire avancée, lourde. Elle adore son mari, et l’on dit que c’est elle qui a fait la demande.

Charlette eut un sourire froid.

— Ce doit être vrai… Il est bien trop habile pour ne pas s’être fait désirer.

Un silence suivit. Samela ne savait s’il devait poursuivre ou changer la conversation. Charlette s’absorbait dans une songerie. Enfin, elle secoua la tête, et, l’expression de gaîté sereine qui avait frappé son ami en arrivant reparut sur sa physionomie.

— Regarde mon tableau, Samela, je me dépêchais de le terminer pour ton arrivée.

— Oh ! je l’ai déjà inspecté, déclara le peintre satisfait. Tu fais des pas de géant… L’hiver prochain, je te présenterai chez Servan, il sera enchanté de te faire travailler.

Mais Charlette refusa.

— Non, non, Samela, je m’amuse, mais je ne veux pas me permettre de me livrer sérieusement à la peinture… telle que je me connais, cela m’absorberait trop…

— Quel mal y aurait-il ? fit Samela étonné.

Elle ne répondit pas.

Un quart d’heure plus tard, ils revenaient lentement vers le château. Au milieu de la vaste prairie où des pluies récentes avaient fait repousser tout un monde de fleurettes champêtres et de fines aiguilles vertes, Charlette s’arrêta. Et, avec le sourire mystérieux qu’elle avait eu déjà à plusieurs reprises :

— Écoute, Samela, dit-elle, ne crains plus rien pour moi… Désormais, j’aurai mon enfant à bercer.

Et ce fut alors seulement que le vieux garçon remarqua l’allure alourdie, la gravité, l’espèce de majesté répandue en les traits de la jeune mère.

FIN

TABLE



Page 10 « Pourquoi suis-je ici ?… À quoi bon m’avoir fait venir ?… »

Page 22 « … Belle elle avait été, et ne serait que Belle toute sa vie… »

Page 35 « … Samela, prononça-t-elle gravement, tu ne veux pas dire que maman penserait à me marier malgré moi ?… »

Page 48 « … Vous devez rester près de nous, Charlette, et vous resterez… »

Page 69 « … En trois entrevues, je rendrais cette petite éperdument amoureuse… »

Page 84 « … Mon Dieu, que je l’aime ! se répétait-elle, transportée, appliquant à ces mots un sens à la fois très naïf et extrêmement

profond… »

Page 99 « — Ne voyez-vous pas que c’est un fiancé ? Charlette sourit, son cœur bondissant de joie, car elle avait cru percevoir une jalousie dans les paroles de Hallis… »

Page 109 « … Ce baiser d’amour, le premier qu’elle eût reçu — qu’elle avait vu décrit et jamais imaginé — la laissait singulièrement éperdue et terrifiée… »

Page 130. À cette nouvelle inattendue du départ de Hallis, Charlette s’était sentie frappée d’une douleur aiguë, comprenant pour la première fois la place étrange que cet homme tenait dans son âme… »

Page 153 « … Elle eut un long tressaillement, ses yeux s’entr’ouvrirent, laissant couler deux grosses larmes. — Oh ! vous ! fit-elle avec un reproche, une déception suprêmes… »

Page 160 « … Si je n’ai pas repoussé immédiatement ce projet de mariage, c’est au contraire à cause de la façon particulière dont il se présente… »

Page 183 « — Ah, Charlette, prononça-t-il, la voix altérée, ne te marie pas à la légère !… et, si tu Le maries, demeure irréprochable ! … »

Page 194 « — J’ai confiance en l’avenir, prononça-t-elle avec une ferveur émue… »

Page 208 « … Encore une fois, le mariage avait uni deux cœurs séparés, deux pensées inconnues, deux âmes étrangères !… »

Page 212 « — Non, tu ne m’aimes pas, s’écria-t-il avec une vivacité agressive. Je l’ai vu tout de suite !… J’espérais te conquérir, mais, de jour en jour, au contraire, je te sens plus froide plus lointaine !… »

Page 231 « … Voilà un jeune mari qui paraît vouloir être maitre chez lui !… »

Page 267 « … Ah ! Samela, murmura-t-elle à voix basse, que je me sens loin de tous ces gens-là… »

Page 286 « … Les yeux des deux femmes se rencontrèrent — ardents d’interrogation et de douleur, ceux de Charlette… inquiets, peu à peu troublés, ceux de Belle… »

Page 298 « … Ah ! Samela, si je mourais, j’oublierais tout !… »

Page 300 « … Avec la vie et ses forces recouvrées, une ardeur s’infusait en ses veines, une soif de revanche de tout ce qu’elle avait souffert et subi… »

Page 317 « — Écoute, Samela, ne crains plus rien pour moi… Désormais, j’aurai mon enfant à bercer… »


ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-&-M.)