H. Simonis Empis, éditeur (p. 51-70).
◄  IV
VI  ►

V

En trois entrevues, je rendrais

cette petite éperdument amoureuse… »

(Page 69.)

Ce soir-là, Charlette devait assister à la première représentation d’une pièce de Jean Hallis. C’était son unique joie depuis son retour.

À part la courte sensation d’ivresse éprouvée lorsqu’il lui fut confirmé qu’on ne la renverrait plus au Mesnil, elle n’avait ressenti qu’ennui et déception. Les jours et les heures s’étaient passés pour elle en des alternatives de solitude et de bousculade où ne pouvait guère trouver place le sentiment de contentement qu’elle imaginait devoir goûter perpétuellement au « home » quand, au loin, elle rêvait d’y être de nouveau admise.

Sauf les jours où il y avait des invités, M. du Jonquier prenait ses repas à part, et il était interdit d’approcher du fumoir où il sommeillait ou souffrait seul, rigoureusement enfermé… Il n’avait plus proposé à Charlette de l’emmener au Bois, et la jeune fille n’osait solliciter de lui cette faveur qui l’eût ravie, car ses matinées étaient particulièrement tristes.

Belle, se levant tard, ne supportait pas qu’on fit le moindre bruit dans l’appartement pendant qu’elle reposait. Une toilette minutieuse, où elle n’admettait qu’Annette, la conduisait à onze heures, moment auquel elle quittait la maison pour n’y revenir que vers trois heures, déjeunant habituellement chez des amies, ou prenant une tasse de thé et quelques sandwichs en route, entre les multiples et, puériles occupations qui se disputaient ses journées. Ensuite, elle se rhabillait et repartait faire des visites jusqu’à l’heure du dîner, qui, trois ou quatre fois par semaine, était encore le signal d’une nouvelle toilette et d’un nouveau départ.

La plupart du temps, la mère laissait sa fille à la maison ; mais, lorsqu’elle emmenait Charlette, c’était pour celle-ci un véritable cauchemar que cette course à pied, en voiture, parfois en tramway, où Belle se lançait, pressée, haletante, consultant sans cesse un calepin rempli d’hiéroglyphes, n’ayant de paroles que pour de brèves instructions, ou pour se lamenter de tout ce qu’elle devrait laisser de côté sur son programme de la journée, toujours trop chargé. Essayages, emplettes de toutes sortes, expositions à visiter, mariages, enterrements, consultations chez le docteur, le dentiste, l’homme d’affaires car Belle tripotait avec ses revenus personnels conférences avec des intimes pour l’organisation d’une foule de projets toujours en train. C’était une liste interminable, d’une diversité et d’une monotonie sans pareilles.

Madame de Jonquier, comme beaucoup de Parisiennes, mettait sa gloire et son bonheur à posséder un cercle de relations le plus étendu possible. Peu difficile sur la qualité ou la nationalité de ses connaissances, les happant partout où elle les trouvait, c’était la quantité surtout qu’elle visait. Elle tenait une comptabilité de ses amitiés, et notait avec soin chaque nouvelle acquisition. C’était toujours avec une orgueilleuse satisfaction qu’elle passait en revue son carnet alphabétique bondé de noms et d’adresses, ou qu’elle plaçait négligemment à la portée des visiteurs un exemplaire du Tout-Paris, criblé des petites croix à l’encre rouge dont elle pointait ses connaissances.

À vrai dire, les relations intimes de Belle étaient fort restreintes. Bien qu’il n’y eut pas eu esclandre public, les orages du ménage du Jonquier n’avaient pu demeurer entièrement inaperçus du monde. Beaucoup de femmes rigides ou timorées avaient posé entre elles et Belle cette barrière imperceptible et insurmontable qui existe si souvent entre gens conservant pourtant de correctes relations de politesse.

L’expérience de la vie et du monde manquait à Charlette pour qu’elle pût remarquer le décousu des relations de sa mère, et pour qu’elle observât que les figures sans cesse revenues dans le kaléïdoscope de leurs jours étaient uniquement des étrangères, des artistes ou des mondaines ayant quelque fêlure dans leur situation, et non dans leur réputation, car Belle fuyait prudemment les femmes suspectes. Cependant, par instinct, la jeune fille se déplaisait dans le cercle de madame du Jonquier, parmi des gens d’origine, de pays différents, ou que l’on sentait pour ainsi dire en lutte perpétuelle avec le qu’en dira-t-on.

Une seule figure dans ce milieu demeurait sympathique et lumineuse pour Charlette. Celle de son ancien ami Samela. Encore, n’était-ce pas sans un étonnement chagrin qu’elle constatait l’espèce de sans gêne avec lequel Belle du Jonquier traitait l’artiste consciencieux mais sans renom, le cousin éloigné à la fortune modeste. Certes, si Samela eût disparu, son excellent visage, sa complaisance, ses services constants eussent manqué à l’insouciante amie, mais, abuser de sa bonté, de son dévouement, lui paraissait absolument naturel.

Aucune intimité n’existait entre madame du Jonquier et sa fille. Charlette ne jugeait pas encore sa mère, mais c’était avec un douloureux étonnement qu’elle cherchait sans la retrouver celle que, fillette, elle adorait Belle ayant extrêmement gâté le charmant baby d’autrefois.

Vis à vis de son père, la jeune fille devenait de plus en plus craintive. Il se passait des jours entiers sans qu’elle l’aperçût, et un mur s’élevait entre eux malgré la profonde pitié qu’inspirait le malade à Charlette et son ardent désir de lui témoigner son affection.

Maintenant qu’Augustin était reparti, Samela était le seul être auprès de qui la jeune fille se sentit complètement à l’aise et sûre d’une sympathie inébranlable. Mais bien que le peintre fût un visiteur assidu de la maison, les occasions de s’épancher près de lui semblaient encore trop rares à Charlette, dont le cœur se trouvait presque aussi vide et déçu que naguère lorsqu’elle était exilée au Mesnil.

Lorsque sa mère, après avoir hésité un peu sur les convenances à mener une jeune fille au Théâtre-Antoine, lui annonça qu’elle assisterait à la comédie de Jean Hallis, Charlette fut transportée de joie. Les œuvres de Hallis et quelques romans des auteurs contemporains formaient seuls la mince bibliothèque de madame de Jonquier. Pendant ses heures solitaires, Charlette avait donc repris, étudié, distillé jusqu’à la dernière goutte ces pages troublantes, insinuantes, caressantes, qui faisaient de l’adroit Hallis, sinon le plus célèbre romancier du moment, du moins l’écrivain le plus universellement aimé des femmes.

C’était le premier auteur qui eut fait vibrer l’imagination de la jeune fille. Trop pure pour analyser et comprendre la sensualité raffinée des œuvres de Hallis, elle était pourtant déjà trop femme pour n’en être pas obscurément effleurée. Il était le seul écrivain qui eût éveillé en elle la curiosité de l’homme qui avait tracé ces lignes, dépeint ces caractères, émis ces pensées. Et, actuellement, l’attente encore non réalisée de le voir lui-même ajoutait une vraie fièvre au romanesque intérêt que Charlette portait à un inconnu qui lui semblait néanmoins un ami de longue date.

Blottie dans le coin le plus obscur de l’avant-scène, doucement enivrée par la chaleur, la lumière, le bruissement de la foule, par tout ce qu’une salle de spectacle comble glisse d’indicible dans l’âme et les sens d’une jeune créature non familière à ce milieu, Charlette suivait avidement le premier acte. Absente de la loge, n’apercevant plus rien autour d’elle, captivée par la fiction de la scène, elle vivait le rêve de l’action, tressaillant à chaque péripétie, frémissant de tout son être aux paroles, à la douleur émouvante de l’héroïne. Celle-ci était une habile et touchante reconstitution modernisée de l’ancienne grisette. Pauvre petite amoureuse lâche et héroïque, abandonnée par l’ami ingrat et l’adorant quand même, se sacrifiant passionnément à lui jusqu’à la dernière minute, affolée de bonheur à ses retours irrésolus, lui pardonnant toutes ses défections. Ce thème qui devait se dérouler toujours le même pendant les trois actes était renouvelé par le talent de l’auteur à représenter l’amour sous toutes ses faces troublantes, ainsi que par le jeu exquis des comédiens qui, sans cesse, frôlaient l’indécence sans jamais y tomber. À la répétition générale, un critique avait formulé cette opinion sur la pièce : — une chambre à coucher, avec la censure assise sur la chaise-longue.

Lorsque le rideau tomba, Charlette poussa un profond soupir, comme si, pendant la demi-heure qui venait de s’écouler, elle n’avait point respiré. Et, ce fut avec une stupeur indignée qu’elle constata la calme insouciance de ses compagnons.

Bien en vue au bord de la loge, Belle ruisselante de paillettes sur sa robe blanche, un petit chapeau rose lui seyant à ravir, s’éventait lentement, examinant la salle, nommant les personnalités à Mmes William H. K. Potter et James Warnet, deux délicieuses Philadelphiennes dont sa collection venait de s’augmenter. Tout oreilles devant la précieuse énumération de Mme du Jonquier, les jeunes femmes poussaient de légères exclamations de plaisir à chaque nom connu ou célèbre.

Au fond, Samela, dans un anglais laborieux s’efforçait d’expliquer à M. William H. K. Potter, un petit homme rasé et solennel, la différence d’un théâtre subventionné et d’une scène libre, harcelé de questions sévèrement posées par son interlocuteur.

En ce moment, la porte s’ouvrit et laissa passer un homme de moyenne taille, mince, élégant, vêtu de noir avec une affectation de négligence. Ses cheveux bruns coupés courts, sa moustache peu épaisse, l’ovale maigre de son visage lui conservaient une apparence juvénile que démentaient un peu, à un examen plus rigoureux, la fatigue du teint pâli, les paupières alourdies, et le fin tissu de rides des tempes.

Belle se retourna, avec une exclamation de plaisir.

— Ah ! voilà ce cher auteur !… Venez qu’on vous félicite !… Ce premier acte est ravissant, délicieux !… Jamais vous n’avez rien fait de si frais, de si exquis !… et quelle originalité !…

Dans le brouhaha, l’émotion des Américaines, les présentations et les compliments qui suivirent, Charlette oubliée se dissimula de plus en plus dans l’ombre, singulièrement émue, dévorant la silhouette de Jean Hallis, qui faisait face à l’enthousiasme, aussi bien qu’à la fébrile coquetterie de ses admiratrices avec une simplicité et une indifférence parfaites.

Un peu plus tard, il se tourna vers Samela qui écoutait en souriant ce concert d’éloges, et le questionna.

— Cela vous plaît ?

— Ce sera un gros succès, se contenta de répondre le peintre.

L’autre eut un imperceptible sourire et n’insista pas. Puis, comme un souverain bénévole, il se soumit aux questions multiples, indiscrètes et saugrenues que lui posèrent tour à tour les deux Américaines et M. Potter, y répondant en un excellent anglais et avec un sérieux imperturbable.

Pourtant, comme la sonnette de l’entr’acte venait de se faire entendre, il se leva, malgré les protestations de Belle qui souhaitait garder dans sa loge l’auteur qu’elle avait eu soin de bien montrer tout à l’heure à la salle.

— Non, non, déclara-t-il avec fermeté. J’ai fait deux exceptions, uniquement en faveur de vous et de la chère grande artiste là-bas. — Il désignait l’avant-scène en face, où pendant le cours de l’acte, la tragédienne illustre avait épongé ostensiblement ses yeux à chaque passage touchant. — Maintenant, je disparais… Vous laissant la liberté de me siffler, ajouta-t-il avec son mince sourire, où la blague et l’indifférence étaient si intimement mêlées.

Cependant, au lieu de se diriger immédiatement vers la porte, à la stupéfaction et la confusion de Charlette, Hallis fonça résolument vers elle, au travers du chaos des chaises de velours.

— Mademoiselle, prononça-t-il à voix nette, incisive, plongeant ses regards aigus dans les veux que la jeune fille éperdue levait sur lui. Vous venez de me donner une jouissance rare… Je ne vous ai guère perdue de vue pendant le premier acte de ma pièce, et jamais je n’ai rencontré un spectateur — ni même une spectatrice — se donnant si entièrement à une de mes œuvres… L’auteur est touché, et vous remercie.

Lorsque Belle fit les présentations, il montra un profond étonnement.

— Comment, c’est votre fille ?

Jamais ensuite Charlette ne put se souvenir de ce qu’elle avait répondu ni de ce qui s’était passé jusqu’à ce que le lever du rideau fit rasseoir chacun et cesser les conversations. Alors seulement, elle s’aperçut que Jean Hallis avait disparu, et que la voix de l’actrice sur la scène la rappelait à l’étrange rêve qui l’avait ravie tout à l’heure.

Du fond de la baignoire où il se cachait, l’écrivain reporta ses regards sur le fin profil qui avait si complètement captivé son attention naguère.

Le corps mince de Charlette disparaissait entièrement dans l’ombre ; et, seul, se dessinait le contour rond, doucement coloré du visage, l’angle de l’œil aux longs cils noirs, la petite bouche sérieuse, dont l’émotion crispait parfois les coins profonds.

— Rare petite fille ! murmura-t-il lorsque, sa lorgnette braquée sur la jeune fille immobile, buvant le drame, comme transportée dans un autre monde, il constata que des larmes coulaient de ses yeux, roulaient sur ses joues, sans qu’elle songeât à faire disparaitre les traces de sa profonde émotion.

Dans l’opinion de beaucoup de gens, Hallis pas- sait pour un être cruel et immoral, à cause de plu- sieurs aventures passionnelles qui avaient fait plus ou moins de bruit, et dans lesquelles, en général, on trouvait qu’il avait tenu un vilain rôle, bien que ses admirateurs soutinssent qu’il n’avait fait que jouer son rôle de psychologue acharné à découvrir les secrets du cœur humain, véritable vivisecteur de la femme.

En réalité, Jean Hallis avait l’observation assez subtile, l’imagination assez féconde pour ne point devoir chercher des sujets de romans dans ses amours. Il cédait au besoin irrésistible, — lui, l’être factice, revenu de toutes les illusions, — de se plonger en des âmes neuves, naïves et spontanées. Cela lui était un bonheur immense, — moins pervers qu’on ne l’aurait cru — de conduire ses amoureuses par toutes les péripéties de la joie, de la passion, de la souffrance, de la douleur, du désespoir, afin de jouir, non pas précisément de leur torture — il n’avait rien de sadique — mais de l’intensité de leurs sensations, que son cœur et son être à lui étaient inaptes à ressentir.

Fils d’un modeste imprimeur libraire de Nevers, il avait seize ans lorsque son père mourut. Sa mère, dont le père avait été officier d’artillerie, se mit alors bravement à la tête du commerce, dont jus- que là elle s’était tenue à l’écart ; et, très vite, elle le poussa jusqu’au point de prospérité le plus élevé qu’il put atteindre en cette ville de médiocre importance.

À dix-huit ans, le jeune homme — de son nom véritable Robert Dalayrac — quittait le collège et déclarait sa vocation littéraire à sa mère. Bien que secrètement déçue qu’il refusât d’accomplir son rêve — l’École Polytechnique. — Madame Dalayrac lui promit son aide, un peu rassurée par l’énergie de Robert et l’exposition nette de ses projets élaborés et mûris depuis plus de deux ans.

Lors de son départ pour Paris, sa mère lui assurait un revenu suffisant pour vivre et lui donnait les deux lettres qu’il réclamait. La première était destinée à l’éditeur qui était dans les meilleurs termes avec la librairie de Nevers ; la seconde, adressée à une personnalité parisienne fort connue, ancienne amie de couvent de madame Dalayrac, grande dame d’origine polonaise, deux ou trois fois veuve de politiciens et d’artistes célèbres ; connue elle même par des écrits sensationnels, indiscrétions piquantes sur des cours d’Europe spirituelle — ment glanées lors des missions diplomatiques remplies à l’étranger par l’un de ses conjoints.

L’éditeur feuilleta le roman que lui apportait le jeune homme, constata qu’il ne renfermait pas de fautes de français, n’en connut jamais exactement le sujet ; et, par égard pour madame Dalayrac qui faisait d’excellentes affaires pour sa maison, il édita le volume qui, naturellement, et comme le prévoyait l’auteur lui-même, passa absolument inaperçu dans le flot de productions de la maison.

La grande dame examina Robert, le trouva joli garçon, parut s’intéresser à l’avenir du manuscrit qu’elle demanda à lire et ne parcourut même pas. Elle conseilla le pseudonyme de Jean Hallis. Et, comme quelque chose tirant à peu de conséquence, elle fit son amant du jeune auteur.

Mais, elle avait affaire à une nature inordinaire et singulièrement attachante. Très vite, le jeune homme prit dans le cœur pourtant blasé, et les sens pourtant usés de la dame une place que n’avaient jamais obtenue les favoris précédents. Il devait la garder pendant toute la vie de madame Ascani, et bien après que leurs relations eurent cessé.

Incapable d’une action vile, Jean Hallis possédait la force irrésistible que donnent une perspicacité naturelle et aiguë, un esprit net, calculateur, audacieux, une énergie permanente et égale, une volonté qui jamais ne fait défaut, une persévérance inlassable, et une modestie réelle, c’est-à-dire une connaissance sévère et complètement juste de lui-même.

Jusqu’à vingt-quatre ans, il fut l’amant de madame Ascani et de beaucoup d’autres, semblant n’exister que pour le monde, le flirt, et les jouissances sensuelles, ne publiant pas une ligne, ne gagnant pas un sou, se contentant — avec des miracles d’économie — de ce que lui envoyait madame Dalayrac, dévouée et confiante en l’avenir. C’était d’elle qu’il tenait sa volonté têtue.

Voulant peindre la vie, il avait voulu vivre auparavant. D’ailleurs, en cachette, il écrivait sans relâche, déchirant tous ses essais, s’étudiant, se préparant en sourdine, décidé à ne descendre dans l’arène que lorsqu’il serait sûr de lui, persuadé qu’aucun génie n’éclot sans études acharnées et sans habiles préparations.

Un soir, dans le salon de madame Ascani, le directeur d’un journal qu’on allait prochainement lancer se désolait du manque de jeunes talents inconnus, qui forçaient à remplir le « rez-de-chaussée » d’une feuille avec de la « reproduction si l’on voulait avoir une œuvre de quelque valeur sans y mettre des sommes folles. Hallis proposa un roman. Comme il se montrait peu difficile sur la rémunération, se contentant de poser d’adroites conditions pour l’avenir, et de s’assurer une solide réclame, le directeur enchanté ratifia toutes ses demandes.

Le lancement formidable du journal, son succès monstre, car il introduisait dans la presse une forme toute nouvelle alors, furent également un lancement et un succès pour le jeune auteur. Édité facilement dans une maison rivale de celle où il rappela qu’il avait débuté — ce qui tout de suite lui donna une valeur marchande — il obtint une critique pleine d’éloges, par ses relations littéraires et cinq ou six mille francs de publicité adroitement distribuée — somme prise sur le capital de madame Dalayrac. Le volume marqué de la « 8° édition » ne fut vendu en réalité qu’à sept ou huit cents exemplaires, et rapporta donc environ deux cents francs à Jean, ce qui eut épouvanté un naïf, mais qui parut à l’éditeur et à l’auteur intelligent une réelle réussite.

Pendant cinq ans, ce fut de la part du jeune homme une lutte tenace et audacieuse pour arriver à faire sortir de l’obscurité le nom qu’il avait choisi ; ce fut un mensonge énorme, persistant, une réclame de tous les instants, insinuante, spirituelle, ardente. Comme Jean était en même temps un travailleur, un esprit subtil, un connaisseur profond de ce qui séduit la femme — l’unique juge du romancier qu’en réalité, il possédait un peu de cette étincelle du génie qu’il dédaignait et méconnaissait en lui-même aussi bien que chez les autres, il était brillamment arrivé. Les fictions du début devinrent des vérités. Il fut lu, ses œuvres furent attendues avec impatience. Ses romans se vendaient un gros prix dans les revues et les journaux ; ses tirages en librairie étaient parmi les plus élevés. Un article de lui, dont il se montrait fort avare — peut-être pour ne pas les discréditer — représentait un billet de cinq cents francs. Une revue qui débutait avait payé 25, 000 francs la faveur de publier une œuvre inédite tacitement promise depuis longtemps à un grand périodique. Enfin, l’auteur touchant à ses quarante ans, l’Académie lui était assurée à bref délai.

Cependant, cette carrière établie, ces succès achetés à force de calculs et de mensonges pouvaient abuser la foule, et même la plupart de ses amis, mais ne trompaient pas Jean. Il n’était pas de la classe de ces écrivains qui, sincèrement, oublient tout ce que leur a coûté leur renommée, s’enorgueillissent naïvement d’éloges qu’ils ont payé, et s’attendrissent des triomphes longuement préparés.

Tout l’échafaudage dressé de ses propres mains lui demeurait visible, et, dans le flot des admirations qui maintenant coulait sans qu’il eût besoin de le provoquer ou de le solder, il n’apercevait, clair- voyant, que l’habitude contractée, l’intérêt caché, ou le snobisme.

Il avait voulu le triomphe, à tout prix, et l’avait conquis. Mais, il en jouissait sceptique, ulcéré, mesurant avec amertume le peu de valeur des gloires humaines qui ne sont élevées que sur d’habiles combinaisons, la vénalité des consciences et la bêtise du plus grand nombre.

Ce soir-là encore, parcourant d’un rapide coup d’œil la scène et la salle, il analysait sa pièce et les spectateurs. — Critique impitoyable, il jugeait « Petite amoureuse » une œuvre mièvre, d’une fausse originalité, mal bâtie scéniquement, dont tout le succès reposait sur le chatouillement inavouable des sensualités qu’elle éveillerait en les spectateurs, tout en conservant un style, une apparence assez chastes pour que l’hypocrisie du public put ne point s’en choquer. Il avait sciemment construit son drame ainsi, en connaissant tous les défauts artistiques, et passant outre, voulant le succès et l’argent moins par cupidité que pour satisfaire la seule ambition qu’il eut voir sa volonté s’accomplir. Il jouissait, non pas du succès précisément, car il en savait trop bien la source basse, mais d’avoir su nettement découvrir ce qui séduirait le public ; il savourait son pouvoir sur la masse, tout en le haïssant, sachant trop qu’il ne l’obtenait qu’en se faisant l’esclave de ses goûts, quels qu’ils fussent.

Quant à la foule des littérateurs, des artistes, des critiques, il fouillait aisément en l’âme de tous, et souriait avec dédain à chacun des applaudissements, à chacune des poignées de main. Ceux-là le pénétraient, le jugeaient plus ou moins justement, mais tous étaient forcément ses complices, pour des raisons différentes : vénalité, prudence ou indifférence. Il se savait toléré des uns à cause de son attitude impeccable, son attention à ne jamais manger le pain d’autrui, en empiétant dans la « spécialité » exploitée par l’un ou l’autre de ses confrères. Il était ménagé d’un grand nombre à charge de revanche, pouvant autant contre la réputation des autres que l’on pouvait contre lui. Beaucoup le craignaient, car il avait prouvé que, quoique n’’attaquant jamais, il avait la riposte prompte et cruelle. Enfin il tenait la plèbe littéraire par l’intérêt : tout écrivain arrivé traînant une suite de non-valeurs qui lui font cortège afin de se réclamer de lui et de refléter dans leur facettes complaisantes quelque chose de sa notoriété.

Mais, dans cette foule aux grimaces fausses, abandonné de tous et de lui-même, puisqu’il n’avait pas même l’illusion de cette gloire dont il évaluait à un centime près le prix en monnaie d’argent, de chair et d’âme, ce lui était — ainsi qu’il l’avait dit à Charlette — une jouissance rare, inouïe, de rencontrer une admiration sincère, une émotion véritable… un être conquis par la pensée, la création de l’écrivain.

Du reste, cette satisfaction ne devait pas être de longue durée dans l’esprit sceptique de Hallis.

— Bah ! se dit-il, c’est en somme la fille de Belle… Ses petits sens s’agitent à son insu, et c’est probablement moins ma prose qui l’émeut que la vue du beau garçon et de la jolie fille s’étreignant sur la scène !…

Cependant, comme même en admettant cette explication de l’émotion de Charlette, sa naïveté, et sa nature expansives étaient indéniables, Jean souhaita vivement se faire jouer par elle le spectacle d’une âme sincère aux prises avec la passion ; drame qui seul le tentait dans l’amour.

— En trois entrevues, je rendrais cette petite éperdûment amoureuse, réfléchissait-il. Et, si elle a déjà lu mes livres, ce doit être probablement fait.

En calculant ainsi, il ne cédait à nulle sotte vanité. Il avait mesuré depuis longtemps le peu de valeur de ce qui le rendait irrésistible pour toute femme, et il n’en tirait vis-à-vis de lui-même pas plus de gloire que de ses succès d’écrivain.

La pièce terminée, fuyant l’ovation préparée par de fidèles satellites, tout en satisfaisant suffisamment à ce que l’on attendait de lui, car il était passé maître à ménager les vanités et les susceptibilités, il tarda un peu à rejoindre les acteurs qui l’attendaient, afin de jeter un coup d’œil sur le départ de l’avant-scène qui l’avait tant occupé.

Au bras de Samela, Charlette marchait muette, un sourire vague aux lèvres, se laissant bousculer par la foule sans y prendre garde, toute au ravissement de naguère.

Hallis la détailla.

— En vérité, c’est encore une enfant, pensa-t-il. Elle est à peine jolie… et cependant, elle est exquise !…

Alors, chantonnant, allègre et rajeuni, il s’élança vers la scène, ayant fait instantanément une ample provision, pour les débiter largement, de ces compliments dont les artistes sont si avides, et qui les attachent à leur auteur, mieux encore que le succès de son œuvre.