H. Simonis Empis, éditeur (p. 71-84).
◄  V
VII  ►

VI

… Mon Dieu, que je l’aime ! se

répétait-elle, transportée, appliquant à ces mots un sens à la fois très naïf

et extrêmement profond… » (Page 84.)

Ému par l’abandon de Charlette, presque toujours seule dans l’appartement de la rue Legendre, Samela avait demandé à madame du Jonquier de lui confier la jeune fille pendant deux heures chaque jour, sous le prétexte de lui donner des leçons de dessin et d’aquarelle ; proposition que Belle accepta avec d’autant plus d’empressement que le peintre avait déclaré pouvoir se charger de prendre et de ramener Charlette quand le service d’Annette ne lui permettrait pas de sortir.

Ç’avait été une grande joie pour la jeune fille. Et, tandis que, pour la première fois, elle arpentait à pied le trajet du parc Monceau à l’avenue Victor Hugo où demeurait le peintre, celui-ci souriant et grondeur avait bien de la peine à retenir ses pas pressés qui volaient.

— Doucement ! répétait-il, te ciel poursuivie par les gendarmes, Charlette ?… ou bien t’imagines-tu courir derrière un cerceau ?.…

— Mais, Samela, c’est que j’ai hâte d’être arrivée… Sais-tu que j’adore dessiner ? — J’ai fait un peu d’aquarelle avec ma première Anglaise, et après, je barbouillais toute seule… Oui, ma foi, tant que j’ai eu des couleurs.

Et, subitement alarmée :

— Dis donc, je n’ai pas de boîte à couleurs ! Tu en demanderas à maman pour moi, n’est-ce pas ?

— Ne t’inquiète pas, tu auras ce qu’il te faudra.

Et, dans l’atelier, il goûta une joie toute paternelle aux gambades de Charlette lorsqu’il lui mit dans les mains les accessoires du dessin et de l’aquarelle, amoureusement choisis pour elle le jour précédent.

— Tu es bon, si bon, Samela !… Bon comme mon vieux Plick ! criait-elle en embrassant tour à tour le peintre et le caniche mauve qui, à présent, ne la quittait plus.

Quand elle eut longuement visité l’atelier, une immense pièce située au rez-de-chaussée, haute de huit mètres, où la chambre de l’artiste était perchée sur un plancher à mi-hauteur, Samela l’installa près de lui, un modèle devant elle. Et, tous deux commencèrent, elle à dessiner, lui à peindre un petit tableau déjà assez avancé.

Fils d’un riche industriel de l’Eure, Samela avait une sœur beaucoup plus âgée que lui, dont le mari, ingénieur distingué, avait pris de bonne heure dans la direction de l’usine la place qui eût dû être réservée au fils. De santé délicate pendant son enfance, travailleur indolent, ayant peu de dispositions pour le travail scientifique, Édouard montra très vite une rare inaptitude pour les affaires, et personne ne s’opposa à son désir d’étudier la peinture, bien que dès lors dans la famille on le traitât dédaigneusement de fainéant et de déclassé. À la mort de son père, le jeune homme eut la douleur de voir sa mère et sa sœur liguées avec son beau-frère pour le dépouiller de sa part légitime. Vivement atteint, il se retira, les laissant libres de se faire la part du lion. Après mille hésitations et une foule d’actes qu’il accepta et signa les yeux fermés, le peintre reçut une pension de huit mille francs par an, qui d’ailleurs, lui fut régulièrement payée, le capital restant engagé dans l’usine. Dans le monde des affaires, on estimait le bénéfice net annuel de l’usine Samela-Bertin à trois cent mille francs.

Jamais, même à sa petite amie Charlette, Samela n’ouvrait la bouche du chagrin que lui causait le manque de cœur des siens à son égard ; mais, il lui avait souvent parlé du profond déboire de son existence le talent, après lequel il avait couru inutilement pendant des années, et qu’il désespérait aujourd’hui d’atteindre.

— Quant à la célébrité, ma petite, il y a longtemps que j’en ai fait mon deuil. — C’est pour de plus malins que moi. — Mais, si j’avais produit une œuvre, si je croyais pouvoir en produire une un jour qui me contentât, moi et trois ou quatre personnes en qui j’ai confiance, je mourrais content. Mais, Samela, tu as fait des choses très bien disait Charlette un peu embarrassée, car son instinct artistique remarquablement développé · lui montrait l’indéniable médiocrité des œuvres de son ami.

Il secoua la tête.

— C’est propre, c’est consciencieux, comme on dit… Mais il n’y a rien ! rien ! — Je ne suis ni un vaniteux ni un ambitieux, ce n’est pas la gloire que je regrette, ni, certes, la fortune. — Cependant, c’est dur, je t’assure, quand on n’a eu qu’un but dans la vie, quand on s’y est donné tout entier comme moi, de le manquer, de se sentir condamné à la platitude éternelle ! — Condamné, comprends tu ?… à la perpétuelle déception après l’effort !… Ah ! j’en ai pourtant fait de l’ouvrage, donné des coups de collier ! — Parfois, j’espérais… à chaque toile que je commençais, je me disais — cette fois, c’est la bonne !… ce n’est pas possible que tout ce que j’ai là dans la tête, dans les yeux, ne sorte pas à la fin… Mon pinceau avait des ailes, et il me semblait que les couleurs s’étalaient d’elles-mêmes. — Et puis, quoi, l’accès d’enthousiasme passé… quand j’avais dormi, et que je revenais au matin examiner mon travail de la veille, refroidi, la cervelle saine, le jugement reconquis. — Ah ! nom d’un chien !… en ai-je crevé de ces barbouillages ratés !

— Tu aurais dû consulter des amis, Samela, tu étais peut-être trop sévère.

Il hocha la tête.

— Ne me crois pas plus héroïque que je n’étais. J’en ai amené, je t’en réponds, des malheureux devant mes croûtes ! — Et, je t’assure que pour me fortifier dans l’idée que je n’étais qu’un crétin, je n’avais qu’à voir leur air embarrassé… à entendre les banalités qu’on me débitait, par amitié ou par politesse ! — Enfin, quoi, c’est comme ça !… Maintenant je suis à peu près résigné… Je ne cesse pas de gâcher de la couleur parce que je ne sais pas ce que je deviendrais sans cela, mais, comme je n’espère plus grand chose, je n’ai plus de si grosses colères !.…

Le Peut-être, Samela, l’es-tu entêté dans un genre qui ne te convenait pas ?…

Il eut un geste d’impatience.

— Ah ! les genres !… je les ai tous essayés, et avec le même résultat ! — Non, ma petite, ce qu’il faut, c’est ce que je n’ai pas !… c’est cette étin- celle !… Ah ! cette étincelle que j’ai vue, tiens…

Il s’arrêta brusquement, une rougeur foncée montée à ses pommettes sous la barbe rude ; il resta un moment décontenancé, la voix lui faisant défaut dans la gorge. Il avait eu sur les lèvres le nom pourtant déjà lointain, effacé, de son ami, du jeune peintre qui hélas — hélas — promettait un génie, lui ! — Le véritable père de Charlette…

Enfin, il reprit péniblement, ayant à cœur de terminer sa phrase, comme si la jeune fille eût pu deviner l’allusion terrible qui avait failli lui échapper Cette étincelle que j’ai vue dans les essais de cent autres qui étaient doués…

Ensuite, tandis que Charlette, dessinant avec ardeur, s’absorbait dans son travail, Samela tomba en une profonde rêverie, posant distraitement de petites touches sur son tableau, un paysage d’Au- vergne, terne et exact, qu’il terminait d’après une étude faite l’été précédent.

C’était Samela qui, il y avait à peu près vingt ans, avait mis en rapports Pierre Besnard, son camarade admiré de l’Ecole des Beaux-arts et sa cousine Belle remariée alors au lieutenant de vaisseau du Jonquier. L’incomparable Belle qui faisait la pluie et le beau temps à Nice, pendant que son mari naviguait aux Antilles.

Comment et quand Pierre devint l’amant de Belle, que Samela avait toujours si passionnément et si discrètement adorée, il ne le sut qu’une grande année plus tard, lorsque, en un jour de détresse et de terreur, les amants le prirent pour confident. Belle était enceinte, le mari qu’on attendait depuis deux mois tardait à arriver, et il allait sans doute devenir impossible de lui attribuer la paternité de l’enfant du jeune peintre.

Celui-ci, violemment épris, et qui n’avait que vingt-trois ans, suppliait sa maîtresse de le suivre, de tout abandonner, lui jurant un avenir d’aisance, de gloire promesse que probablement il aurait tenue. Belle, égoïste et pratique, bien qu’affolée, refusait désespérément.

Avec un frisson intérieur, Samela revivait les heures tragiques et rapides du roman qui s’était joué alors, si lugubre, si poignant, qu’aujourd’hui, songeant à l’héroïne grasse, paisible, ayant si com. plètement oublié ces jours troublés, à son propre calme, il arrivait à douter de leur réalité…

C’était un soir, au bord de la Méditerranée. Comme ils faisaient parfois, en des jours plus tranquilles, les deux amis avaient loué une barque, où Belle les rejoignit furtivement. Au large, loin des espionnages, ils avaient encore une fois discuté les effrayantes éventualités, entassé les projets.

Une fois, dix fois, cent fois, Pierre supplia Belle de lui confier sa vie, de le laisser la prendre à jamais, l’emporter dans un lieu éloigné où ils se cacheraient… où ils élèveraient leur enfant. — Avec des sanglots, des gémissements, dans un état pitoyable, la jeune femme disait non, toujours non.

Enfin, le jeune peintre égaré, poussé à bout par cette résistance, se dressa, l’entoura de ses bras. « Veux-tu que nous mourions ensemble ? » Belle dit oui, la tête perdue, n’attachant certainement qu’un sens romanesque, vague, et nullement immédiat à ce mot… Mais lui, sincère, la croyant consentante, s’était élancé, l’attirant. — Ah ! le cri qu’elle poussa alors ! — Samela l’entendait encore, ce hurlement de bête que la malheureuse jeta, surprise par la chute, terrifiée par le froid de l’eau…

Fou, lui aussi, Samela s’était précipité et l’avait ramenée, mais seule.

Ses souvenirs l’oppressant trop, le peintre déposa sa palette, et se mit à marcher au travers de l’atelier, les mains derrière le dos, la tête baissée.

Oui, moins de vingt ans, et tout cela était si loin ! Ah ! le temps, les années… ce rouleau, ce cinématographe sans trêve qui passe… emportant les êtres et les choses… laminant les cœurs, effaçant les angoisses, les amitiés, les amours !…

Moins de vingt ans… et, malgré ses efforts, la silhouette de l’ami mort restait confuse devant ses yeux… et la Belle d’alors, si svelte, si jeune, si aveuglément admirée, lui paraissait une créature tout autre que l’amie d’aujourd’hui, toujours chère, certes, mais dont les défauts, le manque de cœur et d’esprit ne lui étaient plus voilés par la folie de l’amour dans la première jeunesse.

Moins de vingt ans, et nulle poussière ne demeurait plus de Pierre… le mari se mourait, rongé de désespoir, Belle n’était plus qu’une coquette sur le retour — et Charlette, cause du drame, était presque une femme, à la veille, elle aussi, de connaître les angoisses de la passion…

Il s’arrêta devant la jeune fille et la contempla longuement.

— Qu’as-tu donc, Samela ? demanda-t-elle avec tranquillité.

Il frotta son front et ses yeux, comme pour en chasser la vision qui le troublait.

— Rien… mon tableau m’ennuie.

Il allait reprendre sa promenade, songeur ; elle le rappela :

— Regarde mon dessin.

Il examina la feuille, s’y intéressant peu à peu. Et, avec un étonnement :

— Mais, sais-tu, petite fille, que ce n’est pas mal du tout ?…

Elle sourit ; et, quittant son tabouret, apporta avec mystère un carton dont elle s’était chargée en parant de chez elle.

— Comment trouves-tu ceci ? demanda-t-elle avec une anxiété où perçait l’espoir d’une approbation.

Samela prit l’aquarelle qu’elle lui tendait : une originale vue d’un coin de bois à l’automne.

— C’est toi qui as fait cela ? dit-il incrédule.

Elle eut un signe affirmatif.

— Tous les jours je travaillais dans le parc ou dans les champs… Mon Anglaise prétendait que ce que je faisais était d’un style déplorable, mais…

Samela l’interrompit :

— Ton Anglaise était idiote ! — C’est épatant, ces teintes rousses !… et comme c’est vigoureux et vrai ! — Mais, qui t’a appris à choisir des tons comme cela, ma petite ?…

Enchantée, Charlette tira encore du carton une demi-douzaine d’aquarelles soigneusement enveloppées de papier de soie.

— Voici ce que j’ai trouvé au Mesnil dans un vieil album… Ça m’a tant plu !… J’ai essayé de faire pareil.

Samela, à la vue des feuilles, était devenu mortellement päle. Il les toucha de doigts tremblants.

— Comment cela a-t-il pu se trouver là-bas ? murmura t-il à voix basse, pour lui-même.

Charlette, mise en gaité par les compliments, éclata de rire.

— Mais, mon pauvre Samela, ne vois-tu pas que ce sont des vues du Mesnil ? — C’est de quelque artiste en visite autrefois au château…

Il se détourna. En effet, Pierre avait fait un séjour de quelques semaines au Mesnil, avec lui.

— Tu les aimes ? questionna Charlette, en reprenant ses aquarelles qu’elle remit dans le carton avec un soin jaloux.

— C’est d’un véritable artiste, prononça-t il avec effort.

— N’est-ce pas ? J’ai cherché la signature, mais il n’y en à pas… Pourtant, je suis convaincue que c’est de quelqu’un de connu.

Samela avait repris sa palette et délayait distraitement des couleurs. Charlette se remit à son dessin avec une nouvelle ardeur.

— Dis, Samela, crois-tu que je puisse arriver à peindre très bien ? fit-elle tout à coup.

Il ne la regarda pas, plongé dans ses réflexions.

— Pourquoi non, petite ? dit-il après un silence.

Pendant de longs moments, il ne parlèrent plus. Le jour commençait à tomber, lorsque le carillon de la sonnette donnant directement dans l’atelier les {it tressaillir. Samela alla ouvrir, car il n’avait d’autre domestique qu’une femme de ménage qui nettoyait le matin.

Belle entra, avec un grand frou-frou de soie.

— Vous dessinez encore ? Vraiment, vous êtes enragés ! s’écria-t-elle de sa voix sonore, pleine de jeunesse et d’entrain.

Samela parut s’excuser.

— Nous allions plier bagages.

Charlette, descendue d’un bond de son tabouret, demeurait interdite, devenue subitement pourpre, puis toute pâle — les yeux attachés sur Jean — Hallis qui était entré silencieusement à la suite de madame du Jonquier. Celle-ci se retourna, expliquant :

— Notre ami Hallis est arrivé au moment où je quittais la maison pour venir prendre Charlette — Imaginez-vous Samela qu’il venait positivement pour ma fille ! — Oui, Charlette, tu peux être fière !… Remercie-le, au moins.

Complètement décontenancée, la jeune fille prononça des paroles inintelligibles.

Hallis voulut faire cesser son embarras, et sourit, tandis qu’il serrait la main du peintre.

— Madame votre mère veut vous faire enrager tout simplement, mademoiselle Charlette. Je suis venu lui apporter un exemplaire de ma pièce…

Belle l’interrompit.

— Oui, un volume pour moi, et un autre pour ma fille ! — Tu verras, Charlette, cette dédicace…

Et, affectant de gronder l’auteur :

— Je vous en veux, cher maître… Cette petite va se prendre au sérieux maintenant !

Le regard caressant du romancier effleura Charlette.

— Je serais désolé qu’elle s’imaginât être autre chose que ce que je la vois… une enfant exquise.

Charlette qui se remettait, sourit en silence, songeant avec ravissement au souvenir précieux de Hallis. Posséder un livre de lui !… qui ne serait qu’à elle, qu’elle seule couperait, feuilleterait ! Un livre qu’il avait choisi, apporté lui-même ! Mais, comment donc avait-il pu songer à lui faire cette immense joie ?…

Et, son regard reconnaissant chercha l’écrivain. Puis, comme celui-ci causait avec Samela en ce moment, elle l’étudia en toute liberté.

Il lui parut moins jeune que le soir de la représentation. Elle reconnut en lui des défauts. Deux rides barrant son front se creusaient profondément dès qu’il s’animait en parlant ; ses lèvres trop minces étaient étrangement décolorées ; dans l’ensemble de ses traits, on ne sait quoi de dur, d’amer était répandu, lorsque le charme de son sourire ou de son regard ne venait pas transformer sa physionomie.

Elle remarqua aussi une manie qu’il avait de perpétuellement agiter les doigts, de les occuper à pétrir, tortiller, déchirer n’importe quel objet tombant à sa portée.

Mais, ces imperfections, ces personnalités la captivèrent peut-être plus sûrement que la banalité de la beauté impeccable. Et, tandis qu’il parlait, ce fut en tressaillant qu’elle reconnut — imbue qu’elle était des œuvres de Hallis — certaines tournures de phrases, certains mots originaux qu’il affectionnait et qu’il employait volontiers dans ses romans aussi bien que dans la conversation. — En vérité, il était l’homme de ses livres qu’elle adorait ; il se levait de lui comme un fantôme, confusément fait de toutes les silhouettes d’hommes et de femmes évoluant dans ses pages, et dont il était l’âme charmeuse et mystérieuse…

Lorsque la voiture qui emmenait Belle et Charlette s’arrêta pour déposer Jean Hallis chez lui, avenue du Bois-de-Boulogne, l’écrivain, après avoir : serré la main de madame du Jonquier et écouté ses discours avec une scrupuleuse attention, toucha les doigts de la jeune fille.

— À bientôt ? murmura-t-il, tandis que leurs regards se mariaient pendant une seconde qui parut éternelle à Charlette.

Lui disparu, elle se rejeta au fond de la voiture, souriante et rêveuse, son cœur battant à coups précipités, essayant en vain d’analyser le bonheur singulier de l’heure qui venait de s’écouler.

— Mon Dieu, que je l’aime ! se répétait-elle, appliquant à ces mots un sens à la fois très naïf et extrêmement profond.