H. Simonis Empis, éditeur (p. 39-50).
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IV

« … Vous devez rester près de nous, Charlette, et vous resterez… » (Page 48.)

Le lendemain, Charlette, que ses habitudes campagnardes réveillaient de bonne heure, fut vite prête, et, poussée par son jeune appétit, elle se rendit à la salle à manger avec l’espoir d’obtenir son chocolat plus tôt que si elle l’avait attendu dans son lit.

Comme elle ouvrait la porte, elle tressaillit et demeura interdite sur le seuil, le cœur battant violemment, partagée entre le violent désir de se précipiter, et la crainte d’enfreindre les défenses qui lui avaient été faites la veille.

Raoul du Jonquier, assis à la table, lisait un journal en déjeunant. Au léger bruit de la porte, il leva la tête, et Charlette put voir avec émotion son visage rasé à l’ancienne mode maritime, décharné, pâli, ses yeux maladivement brillants dans l’orbite creuse et jaune.

Il y eut un moment de lourd malaise. Enfin, du Jonquier fit un faible geste.

— Approche, Charlette, prononça-t-il d’une voix légèrement tremblante, en détournant ses regards.

Elle avança, les jambes défaillantes.

— Oh ! papa, murmura-t-elle tout bas, d’un ton suppliant.

Il eut un frisson, mais ne leva pas les yeux, re- pliant distraitement le journal qu’il tenait.

— Assieds-toi, fit-il avec une précipitation. Tu te lèves de bonne heure à ce que je vois ?… Tu vas demander ton déjeuner.

Et, comme s’il eut eu hâte de mettre des étrangers entre eux, il frappa sur le timbre, montrant une grande irritation du léger retard du domestique.

— Le chocolat de mademoiselle, tout de suite !

Se tournant vers la jeune fille, il lui jeta un ardent coup d’œil furtif.

— C’est bien du chocolat que tu prends ?

— Oui papa, comme autrefois…

Elle avait à son insu appuyé sur ce dernier mot, ainsi qu’avec un vague reproche. Du Jonquier réprima un sursaut de souffrance, — physique ou morale, il n’eût su le dire lui-même.

Pourtant, peu à peu il reprenait possession de lui-même. Ce fut d’un ton posé qu’il la questionna :

— Tu as fait un bon voyage ?

— Oui papa, avec Augustin.

L’ombre d’un sourire vint aux lèvres du marin au souvenir de la silhouette falote de l’ancien soldat.

— Il va bien, le brave garçon ?

— Très bien.

Et, s’enhardissant, Charlette posa son beau regard attendri sur son père, considérant les cruels symptômes de maladie répandus sur les traits ravagés du malheureux.

— Et vous, père… votre santé ?

Il ne répondit pas à son interrogation, ses yeux cherchant ceux de Charlette, fixes et inquisiteurs.

— Pourquoi ne me tutoies-tu plus, Charlette ? fit-il lentement.

Elle devint pourpre, balbutiant :

— Moi, papa ?

Ce « vous » lui était échappé sans qu’elle s’en aperçût. Mais, à présent qu’elle y réfléchissait, il lui semblait que jamais plus elle ne pourrait employer l’affectueux et familier tutoiement de jadis envers cet homme qui, pourtant, éveillait en elle la plus profonde pitié, l’amour le plus tendre.

D’ailleurs, il n’insista pas, et, désormais, ce fut chose tacitement admise que seul il la tutoyât.

Le chocolat apporté, Charlette l’avala avec l’appétit que la jeunesse conserve même au milieu des angoisses les plus grandes. Du Jonquier avait, depuis longtemps, terminé son repas, et cependant, il demeurait immobile, muet, indécis. Enfin, il se leva, et parut prendre un parti.

— Que fais-tu, ce matin, Charlette ?

— Mais, rien, papa… je ne sais pas, j’attends maman.

Il hocha la tête, puis, après avoir hésité.

— Je marche tous les jours au Bois pendant une heure. Veux-tu m’accompagner ?

Elle bondit de joie, mais aussitôt, la contenance austère de son père la calma, et elle répondit doucement :

— Avec plaisir, papa.

Pourtant, la vivacité avec laquelle elle courut chercher une jaquette et un chapeau dénonçait aisément le bonheur que lui causait cette proposition.

Resté seul, l’ancien marin appuya ses mains sur sa poitrine, se tâtant avec appréhension, comme s’il se fût attendu à ressentir quelque douleur lancinante ; ensuite, d’un geste machinal, il chercha du tabac pour rouler une cigarette. Mais, c’était un soulagement défendu par sa maladie. Il dut se contenter de mâcher quelques bonbons dont il emplissait ses poches pour combler le désœuvrement que causait en lui la privation de fumer.

Devant le pare Monceau, du Jonquier fit signe à un fiacre arrêté qui attendait, et qui partit dans la direction du Bois, dès que le père et la fille furent montés.

Jusqu’au point du Bois où le marin donna le signal de l’arrêt, lui et Charlette n’échangèrent que des paroles insignifiantes. Pourtant la gêne avait en partie disparu entre eux ; ils s’entretenaient doucement, une sorte de torpeur mélancolique qui n’était pas sans charme, répandue sur eux.

Il avait à peine fait quelques pas dans l’allée solitaire, où le soleil clair de cette belle matinée d’hiver pénétrait aisément au travers des branches dépouillées, qu’il dit à Charlette, de son ton d’autorité triste :

— Raconte-moi ta vie au Mesnil ?

Elle demeura interdite pendant quelques instants, faisant de vains efforts pour se représenter distinctement cette suite confuse de jours uniformes, où le bien-être matériel, même les joies enfantines qu’elle avait goûtées, étaient comme endeuillées par le sentiment de l’isolement moral que sa nature aimante ressentait de façon si poignante. Puis, inhabile à faire sentir cette nuance, elle énuméra ses passe-temps monotones, relata des faits quelconques, de puériles aventures.

Du Jonquier ne l’écoutait guère. Perdu dans une rêverie qu’entretenait la voix douce de la jeune fille, il remuait avec précaution des douleurs anciennes, surpris de les trouver si éteintes et en même temps de garder son corps et son âme si affreusement meurtris. Ah ! où étaient les sursauts, les indignations, les révoltes de jadis en sa chair vigoureuse alors ?… Où était le temps où devant la révélation de la faute de Belle de cette femme toujours passionnément adorée où devant la certitude de l’adultère, il avait voulu la tuer et se suicider, puisque l’amant disparu, mort depuis longtemps, avait échappé à sa rage…

Où étaient les heures étranges et tumultueuses où envahi d’une démence, il était venu regarder dormir dans son lit cette enfant qu’il avait follement chérie… et qu’à cet instant ses doigts souhaitaient étrangler.

Heures, jours, mois, années épouvantables, et que pourtant aujourd’hui, il regrettait presque… en son effroi égoïste de sa déchéance physique, de son affaiblissement actuel, qui avait chassé de lui les souffrances et les haines en y substituant l’indicible terreur du néant !…

Il s’arrêta, l’œil hagard, traînant la jambe.

— Je suis las, Charlette…

Elle prit son bras et l’entraîna vers un banc.

— Venez, nous resterons ici très longtemps… jusqu’à ce que vous soyez tout à fait reposé. — Voyez comme c’est joli !…

Une paix mélancolique s’échappait des charmilles rousses dans l’étroit carrefour baigné de suave clarté ; là-haut, au milieu de la coupole bleu-pâle, un vol de corbeaux passait ; et, dans la tonalité grise des alentours, seuls, trois houx éclataient, d’un vert luisant.

Du Jonquier aspira la senteur des feuilles mortes avec une satisfaction animale.

— Cela donne l’illusion de la campagne.

Charlette joignit les mains.

— Oh ! papa, si vous veniez au Mesnil, je serais heureuse d’y retourner !…

Et, en son imagination de fillette romanesque, elle apercevait des jours exquis, dans cette jolie solitude des champs et des bois vendéens en compagnie de ce père chéri à qui ses soins rendraient la santé ; et dont elle pourrait reconquérir le cœur peu à peu… qui lui rendrait cette tendresse dont elle avait joui, et que l’absence et la maladie, sans doute, lui avaient volée.

Il la regarda fixement comme s’il lisait ses pensées, et secoua la tête avec lenteur. — Il ne guérirait pas, et n’aimerait plus… C’était fini de ses combats et de ses haines, mais l’amour avait fui également. Belle, et cette jeune créature qui se tenait là près de lui ne lui étaient plus rien… ni joie, ni torture — elles étaient sorties de sa vie.

Et tandis qu’elle s’efforçait de le distraire, de gagner son attention par des insignifiances tendrement dites, il ne suivait ses paroles qu’à la surface, se plongeant avec amertume dans le passé… Il évoquait les traits de Charlette lors de chacun de ses retours. Le baby tranquille, aux étonnants yeux fauves dont, à son arrivée du Pacifique, il avait baisé avec adoration les paupières de soie — la fillette espiègle, turbulente et câline, s’échappant sans cesse de ses bras, pour revenir aussitôt quérir un baiser…

Et, c’étaient aussi des souvenirs d’angoisse, lors d’une cruelle angine qu’elle avait eue, le rappel net des minutes pendant lesquelles le père affolé se penchait au-dessus du petit lit où elle semblait agoniser. — Le père !…

Il poussa un soupir inarticulé. Pour la première fois, le lâche souhait lui vint de n’avoir jamais été averti. — Ah ! pourquoi ne l’avait-on pas laissé dans sa stupide confiance !…

La voix grave de Charlette succédant à son gazouillement d’enfant aimante le tira tout à coup de sa torpeur.

— Père, j’ai quelque chose à vous dire — à vous demander, plutôt…

Un émoi secoua le corps délabré de l’ancien marin. Mon Dieu, qu’avait appris cette enfant, et quelle redoutable question allait-elle lui poser ?…

— Père, est-ce vrai que maman songe à me marier ?

Il passa la main sur son front, rentrant avec peine dans la vie, et les événements présents. Lorsqu’il se rappela nettement sa conversation récente avec Belle — celle-ci lui parlant de l’enfant dont depuis des années il défendait qu’on prononçât le nom, lui démontrant la nécessité de la rappeler près d’eux afin de profiter d’une occasion inespérée de l’éloigner pour toujours — ce fut d’une voix nette et plus dure qu’il répondit :

— En effet.

À cet accent, Charlette se sentit perdue ; pourtant, elle ajouta bravement :

— Et, vous approuvez ?…

— Je ne me suis mêlé de rien, fit-il les yeux fixés sur le sol.

Charlette eut un cri.

— Ah ! mon père, vous m’abandonnez !…

Il tressaillit, remué par ce vibrant reproche. Elle prit timidement sa main.

— Je suis trop jeune, mon père… laissez moi vivre encore un peu auprès de vous…

Il retira ses doigts avec une vivacité.

— Ici, jamais ! lança-t-il malgré lui, avec une acrimonie qui l’étonna lui-même.

Devenue mortellement pâle, elle recula sur le banc.

— Pourquoi ? enfin pourquoi ? proféra-t-elle les dents serrées.

Il se dressa.

— Demandez-le à votre mère !…

Mais, une faiblesse le prit soudain, qui le força à se rasseoir. Effrayée et repentante d’avoir provoqué cette scène, Charlette, d’un geste spontané, l’enlaça et l’embrassa tendrement.

— Oh, pardon, père ! Je vous tourmente, je vous ennuie !… Faites ce que vous voudrez… renvoyez-moi si vous ne m’aimez plus… Si je suis trop malheureuse, je mourrai, voilà tout !…

Quelques minutes silencieuses s’écoulèrent, tandis que Charlette ne cessait de baiser passionnément la main blanche et amaigrie de son père sans qu’il bougeât — les yeux fixés au loin, enseveli dans un monde de pensées. Tout le boubillonnement qui s’était fait inopinément en lui avait sombré ; à ce sentiment violent, le dernier peut-être qui dût jamais se faire jour en son être usé, succédait un regret, un vague remords d’avoir blessé une âme innocente, après tout…

Enfin, il parut se réveiller. De sa main libre, il releva et caressa le front de Charlette, la regardant en face et sans trouble pour la première fois…

— Écoutez, mon enfant, dit-il d’un accent de bonté. Vous souffrez de votre éloignement, c’est injuste… D’un autre côté, vous êtes loin, bien loin d’être mûre pour le mariage… Vous devez rester auprès de nous — et vous resterez.

Charlette l’écoutait, incrédule, retenant sa respiration.

— Alors, père ?…

Il se leva, s’appuyant sur sa canne.

— Je parlerai à ta mère, reprit-il, le ton plus bref. Il ne sera plus question de ce mariage qui était absurde… et, tu reprendras ta place à la maison.

Mais, comme Charlette inondée de joie allait s’élancer dans ses bras, il la prévint d’un geste lassé, et plus encore de son regard absent, où tout l’intérêt, même banal, qu’il avait paru éprouver un instant pour elle avait disparu.

— Chut ! ne parlons plus de rien, dit-il, de l’air soucieux et égoïste du malade qui s’observe. Toute cette matinée m’a brisé !…