H. Simonis Empis, éditeur (p. 13-23).
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II

« … Belle elle avait été, et ne serait que Belle toute sa vie… » (Page 22.)

La voix sonore de Belle du Jonquier tira Charlette de sa torpeur.

— Comment, elle dort !… Pas habillée, et il est près de sept heures !…

Et, tournant un bouton, elle fit jaillir l’électricité de deux appliques qui illuminèrent violemment la pièce, apparaissant grande, forte, la tournure élégante, de beaux traits harmonieux sous la superbe chevelure teinte en blond doré.

Charlette se jeta dans ses bras.

— Maman !

Belle répondit avec tendresse à son étreinte.

— Ma chérie.

Mais, aussitôt reprise de sa préoccupation :

— Mon Dieu, jamais tu ne seras prête !…

Les bras noués autour du cou de sa mère, Charlette se câlinait avec délices sur la poitrine savamment sanglée de la jolie femme.

— Qu’est-ce que cela fait ?… Oh ! je suis si contente, mère… petite mère chérie !…

Belle se débarrassa doucement de ces bras frêles qui résistaient.

— Voyons, Charlette, sois raisonnable.

Et, ses regards tombant sur la silhouette mignonne de sa fille debout devant elle, la tête un peu penchée, les yeux brillants et humides, la bouche esquissant un sourire qui pourrait bien finir par la crispation d’un sanglot, ses cheveux auréolant son visage pur d’une mousse lumineuse où la clarté se jouait — exquise statuette de l’adolescence — Belle eut un cri de déception.

— Mon Dieu, comme tu es petite !… Comme tu parais enfant !…

La marier, était-ce possible ? — Dire qu’elle avait rappelé Charlette, un projet plus qu’ébauché, un fiancé tout prêt ! — Et, un pli se creusant entre ses sourcils, Belle violemment contrariée s’écria :

— Mais, que m’a donc écrit ta grand’mère que pendant ces derniers mois tu t’étais énormément développée, que tu t’étais transformée !…

Charlette balbutia, s’excusant :

— Oui, maman, j’ai grandi, je t’assure… quatre centimètres au printemps, et puis six pendant l’été…

Belle haussa les épaules.

— Dix centimètres, la belle affaire !… Il t’en faudrait encore vingt !… Tiens, vois, tu me viens à l’épaule ! — Et puis, ce n’est pas ça, la taille encore ne ferait rien, mais tu es maigre, tu es chétive ! — C’est inconcevable la nature que tu as !… voilà quatre ans que je t’envoie à la campagne pour te fortifier, et rien, cela ne sert à rien !…

Cependant, l’heure sonnant à un cartel la rappela brusquement à elle.

— Voyons, le dîner !…

Et, prenant un parti :

— Ma chérie, pas coiffée, tes robes dans tes malles — si toutefois tu as quelque chose de présentable, ce dont je doute, — jamais tu ne pourras t’arranger ce soir. Tu dîneras seule, et demain, je verrai à te monter de ce qu’il te faudra.

— Oui, oui, acquiesça Charlette, soulagée de ne point paraître ce soir devant des étrangers.

Madame du Jonquier la considérait mieux.

— Si, c’est vrai, tu as changé… Tu es tout à fait gentille quand tu souris. Après tout, on arrivera peut-être, en t’étoffant. — Allons, je n’ai que le temps de m’apprêter, je me sauve !…

Charlette s’élança derrière elle, suppliant :

— Oh, maman, je veux te voir habiller, comme autrefois, dis ?

— Si cela t’amuse, concéda Belle complaisante, quoique avec un sourire soucieux, car elle songeait qu’après tous ces moments perdus à causer avec sa fille, Annette sa femme de chambre n’aurait plus le temps de la recoiffer en entier. Heureusement que ses ondulations étaient encore parfaites !…

À la porte du cabinet de toilette, Charlette eut un rappel soudain.

— Oh ! mais papa ! Je veux voir papa avant le dîner !.…

Belle se décontenança.

— Ton père… ton père… Oui, sans doute.

Puis, tâchant de rassembler ce qu’elle avait préparé, et qui lui était sorti de la tête :

— Écoute, Charlette, j’ai à te parler à ce sujet.

Comme la jeune fille hésitait à entrer, tentée de gagner le fumoir où, certainement, l’ancien marin se trouvait, sa mère la poussa avec impatience.

— Mais viens donc !… Crois-tu que j’ai du temps à perdre !…

Et, tout en parlant, elle dégrafa son corsage, sa Jupe, dénoua les rubans de son jupon de satin ; tandis qu’Annette préparait l’eau tiède pour les ablutions, ainsi que les pâtes, les parfums et les poudres.

— Oui, vois-tu, expliqua Belle très occupée à chercher une épingle dont la tête était invisible, il faut t’attendre à trouver ton père bien changé… de mine, et surtout de caractère… sa maladie, tu comprends ? — Tiens, pique ceci sur la pelote là-bas.

Et, Charlette s’éloignant, la mère continua plus allègrement, débarrassée des yeux interrogateurs et inquiets de son enfant.

— Ah ! ma chérie, j’ai bien souffert de son humeur !… Je m’y suis faite, et il faudra bien que tu t’y habitues. — En réalité, c’est beaucoup parce qu’il ne supporte plus personne autour de lui que je t’ai laissée si longtemps chez ta grand’mère,

— Mais enfin, fit Charlette avec un émoi, je verrai papa ?

Belle eut un mouvement d’humeur.

— Sans doute ! Mon Dieu, que tu es sotte !… Comment pourrais-tu vivre ici, ne serait-ce que huit jours, sans voir ton père ?

La jeune fille s’alarma soudain.

— Huit jours, maman ? gémit-elle plaintivement. Oh ! est-ce que tu veux me renvoyer dans huit jours ?.…

Cette fois, madame du Jonquier s’impatienta tout à fait.

— Pas du tout ! C’est à dire que tu resteras ce qu’il faudra. — Et puis, en voilà assez ! Tout ne dépend pas de moi ici… et avec un caractère comme celui de ton pauvre père !…

Un sourire illumina le sage de Charlette ; elle hocha la tête avec malice.

— Oh ! si cela dépend de papa !…

Elle se ressouvenait des baisers, des gâteries de son père, autrefois, lors des retours des lointaines croisières ; de ces regards si doux, si affectueux accompagnant les cabrioles de l’enfant ; de cette indulgence à la gaîté, aux jeux les plus bruyants…

— Oui, si cela dépend de papa, je resterai, répéta-t-elle à voix basse, confiante.

Et, poussée par une impulsion subite, elle courut à la porte, voulant rejoindre le marin tout de suite, obtenir sans retard la certitude d’être gardée au foyer paternel, ayant soif de caresses, d’étreintes autres que celles, si légères, reçues tout à l’heure de sa mère.

Belle bondit avec une promptitude que l’on n’aurait pas attendue de sa superbe prestance.

— Veux-tu bien rester ici !…

Et, avec plus d’alarme que d’autorité dans la voix :

— Je te défends de voir ton père ce soir !…

Charlette se rassit, interdite.

— Madame, votre eau refroidit, fit observer Annette en tendant l’éponge fine.

Immédiatement, Belle se plongea dans l’onde parfumée, en prenant grand soin de ne point mouiller ses cheveux, haut relevés au-dessus de son front joliment dessiné, et que ne striait aucune ride.

— Tu n’as pas à craindre un mauvais accueil de ton père, naturellement, murmura-t-elle en barbotant dans son eau. Mais sa santé l’oblige aux plus grands ménagements… toute émotion lui est défendue. Demain, quand tu le verras, dis-lui bonjour le plus simplement possible… ne parle que s’il t’interroge… tais-toi le plus que tu pourras. Surtout, ne pleure pas, et ne l’embrasse que s’il t’y encourage… Tu entends ?

— Oui, maman, répondit machinalement Charlette qui se sentait devenir stupide.

En ce moment, elle tressaillit et releva vivement la main qu’elle laissait pendre le long du fauteuil où elle était assise.

— Oh ! un chien ! fit-elle, sa figure mobile s’animant d’un sourire.

Un caniche d’une singulière couleur marron clair, presque mauve, sortait de dessous le fauteuil, après avoir léché les doigts de la jeune fille.

Belle apostropha la camériste.

— Comment, vous avez laissé entrer Plick ?…

Annette s’avança pour chasser l’animal.

— Je ne l’ai pas vu… Allons, sale bête !…

Mais, au lieu de fuir devant le tablier que la femme de chambre agitait avec menace, Plick se blottit contre Charlette, levant des yeux suppliants vers elle.

— Oh ! maman, s’écria-t-elle séduite, ne le renvoie pas… il est si joli !…

— Annette, ma poudre ! fit Belle, vivement occupée de l’opération délicate d’étendre également de la vaseline sur sa peau encore humide.

Ensuite, tandis qu’Annette s’empressait autour d’elle.

— Plick est affreux, mais tu verras Plock, son frère, c’est un amour ! — C’est Samela qui me les a donnés, il y a six mois, pas plus gros que des chats…

— Oh ! cousin Samela, il va bien ? interrompit Charlette. Il vient toujours ici ?

— Naturellement, il va bien… et qu’est-ce qu’on deviendrait sans Samela ? — Ma chère, j’ai su qu’il avait payé ces animaux cent francs pièce, ce qui est gentil pour lui, car, tu sais, sa peinture n’a guère enrichi le pauvre garçon ! Enfin, n’importe, j’ai soigné mes canichons, tu penses !… ils ont grossi, et, tandis que Plock prenait les proportions les plus parfaites et gardait une couleur incomparable — je compte l’exposer au printemps — Plick s’est dégingandé, son museau s’est allongé, son poil a semblé déteindre… et le voilà tel que maintenant… il me faite honte, on se moque de mon chien rose. — Je ne sais pourquoi je ne m’en suis pas déjà débarrassée.

Plick, comme s’il entendait qu’on le desservait auprès de Charlette s’ingéniait à la conquérir en la caressant doucement, ses regards humains guettant son arrêt dans les yeux de la jeune fille.

— Oui ! tu es un bon chien ! murmura-t-elle séduite.

Il la comprit, et fou de plaisir, poussa un bruyant aboi.

— Ah ! par exemple ! s’exclama Annette en expulsant l’animal.

— Annette, ma robe, ordonna Belle impatiente.

Et, la jupe et le corsage ajustés, elle sourit à l’admiration visible de sa fille.

Très décolletée dans sa robe de satin liberty orange pâle aux capricieux dessins blancs, savamment poudrederizée, l’éclat des yeux avivé, les lèvres un rien rougies, les dents étincelantes, Belle se montrait vraiment splendide. Elle était de celles qui, tout en paraissant leur âge, n’en offrent que les perfections. Certes on ne lui eût pas donné trente ans ; mais, en la regardant, il ne venait à l’idée de personne que quarante-quatre ans sont bien loin, hélas, de la jeunesse.

Bien que son esprit fut fort au-dessous de la moyenne ; pour tout ce qui la concernait elle-même, Belle faisait preuve d’une finesse, d’un tact surprenants. Il y avait en elle une merveilleuse élasticité pour s’adapter aux changements qu’apportent les années, et pour en revêtir successivement les charmes divers. Enfant, ç’avait été une créature exquise ; la jeune fille fut adorable ; la veuve séduisante ; la jeune femme affolante. Actuellement, revenue à une stricte sagesse, plutôt à cause de la secrète conviction que les passions usent la beauté que par un sincère retour vers la morale que sa frivolité ignorait, elle brillait d’un éclat incomparable de chair mûre sans apparente déchéance. On prévoyait en elle un automne admirable, et une vieillesse charmeuse. Sans doute, jusque dans la mort, elle demeurerait jolie, et défierait même la décomposition, par un de ces prodiges inexpliqués que l’on constate parfois en ouvrant d’anciennes tombes.

Du reste, Belle elle avait été, et ne serait que Belle toute sa vie, quoique les hasards de l’existence l’eussent faite épouse, amante, mère, presque en dehors d’elle-même. En effet, malgré des élans qui l’avaient trompée elle-même, elle n’avait jamais éprouvé de réel amour que pour sa propre personne, voué de culte qu’à sa beauté. Plus vaniteuse que sensuelle, et d’une vanité pour ainsi dire naïve, elle avait vécu en adoration devant sa belle chair, coupable inconsciente, semant des troubles, des désespoirs et des misères qu’elle aperçut à peine et qu’elle oublia aussitôt, en l’unique et éternelle préoccupation de sa beauté.

— Tiens, Charlette, attache ces perles à mon cou, fit-elle en souriant, comme accordant à sa fille la meilleure marque de tendresse qu’elle pût lui donner, en lui permettant de frôler sa douce peau satinée, d’une blancheur de lait.

Et, riant à l’image ravissante que lui renvoyait la glace, pendant que Charlette, les bras levés, attachait le collier, elle répéta, sans apercevoir les larmes coulant des yeux de sa fille :

— Ne sors pas de ta chambre ce soir… Demain, attends-moi pour voir ton père… et, rappelle-toi, pas de démonstrations !…