H. Simonis Empis, éditeur (p. 1-12).
II  ►

CHARLETTE


I

« … Pourquoi suis-je ici ? À quoi bon m’avoir fait venir ?… » (Page 10.)

Le déclin d’un jour de novembre assombrissait graduellement Paris ; tandis que la circulation se faisait de plus en plus ardente, compacte, dans les rues boueuses.

Enfiévrée par la prochaine arrivée, Charlette se penchait sans cesse par la portière de la vieille voiture à galerie prise à la gare d’Orléans, se rasseyant brusquement près du fidèle Augustin pour bondir aussitôt, un flot de paroles pressées, folles, sortant de ses lèvres pleines, à la moue facilement esquissée de baby chagrin.

Brune à la chevelure légère, moutonnante, le visage rond au menton court, au teint de pêche velouté de fin duvet, de taille au-dessous de la moyenne, frêle et mignonne, Charlette paraissait à peine ses dix-sept ans frais éclos. Toute sa beauté résidait en ses grands yeux fauves aux pupilles ex-trêmement mobiles, tantôt points imperceptibles dans la prunelle claire, ou emplissant tout l’iris de leur noir insondable : yeux de gaîté, de souffrance, de passion, de sensibilité ou de colère farouche ; énigme et révélation de cette âme d’enfant dont la vie de femme allait commencer vraiment ce jour-là.

— Augustin, je te dis que sûrement nous approchons !… Je te le jure, je reconnais tout !… Ici, tiens, je suis passée avec maman un jour qu’il pleuvait, et, tout à l’heure, cette église, c’était celle où on a baptisé ce petit enfant, une fois où je portais une robe bleue… Oui, oui, nous arrivons !…

— Dame, à la fin, c’est à présumer, observa Augustin philosophiquement, en balançant son étrange petite tête ridée et trouée de marques de variole au-dessus de son corps ramassé et trapu.

Ancien ordonnance de feu le général Lemarday, le grand-père de Charlette du Jonquier, le brave garçon avait sauvé la vie de son chefen 1870, transportant au travers de la mitraille l’officier évanoui, blessé grièvement, le soignant ensuite et le cachant des ennemis au péril de ses jours. Depuis lors, il avait en quelque sorte fait partie de la famille, ayant suivi le général dans toutes ses garnisons, et, à la mort de celui-ci, étant devenu espèce de majordome du château du Mesnil, près de Beaupréau, où la veuve s’était retirée.

— Augustin, c’est ma bonne, avait coutume de dire Charlette, que l’excellent garçon adorait, et dont il s’était fait l’esclave et le mentor pendant les quatre années que la jeune fille venait de passer chez sa grand’mère. La générale, une ancienne mondaine fort coquette s’était, en vieillissant, plongée dans la dévotion, et s’occupait fort peu de sa petite-fille, tout à fait indifférente de l’éducation fantaisiste que donnait à celle-ci une succession d’institutrices mal choisies, indulgente à la quasi intimité de Charlette et de l’ancien soldat. — Camaraderie qui d’ailleurs se produit souvent dans les familles militaires entre les enfants et l’ordonnance, qui tient une place toute spéciale dans la maison.

La voiture débouchait sur le boulevard de Courcelles ; Charlette ne pouvant plus contenir sa joie, dansait sur les coussins usés.

— Voilà le parc Monceau !… Augustin, dans une minute nous serons rendus !… Quatre ans que je n’ai vu tout cela, crois-tu, et que je m’en souviens si bien ! Là, oh, tiens, c’est là ! Tu vois bien le gros marronnier derrière la grille ?… c’est là que je me suis fendu le front, tandis que le garde courait après moi parce que j’avais traversé la pelouse ! — Oh ! mon petit parc Monceau, que je t’aime !…

— Allons, mademoiselle, tâchez donc de vous calmer, morigéna le serviteur, autrement, votre maman vous croira folle.

— Maman ! s’exclama Charlette, une soudaine émotion brisant sa voix. Oh ! je vais la manger, sûr, en l’embrassant ! — Pense, qu’elle n’est pas venue au Mesnil cet automne… à peine à Pâques… oui, peu, si peu de jours, que ça ne compte pas… Alors, c’est vraiment près d’un an que je ne l’ai vue. Maman, ma petite maman !…

Elle riait, elle chantonnait, modulait « maman » de sa voix exquisement jeune, aux tonalités mélodieuses comme des résonnances de lames de cristal, sans se lasser de répéter ces syllabes qui, pour elle, étaient pour ainsi dire animées. Et, tout à coup, elle s’interrompit, essuyant ses yeux ruisselant de larmes de ses deux mains non gantées, où dix heures de trajet en chemin de fer avaient laissé de notables traces.

— Non, mais, je voudrais que vous auriez une glace !… s’écria Augustin indigné. Voilà que vous avez du charbon tout partout la figure ! — Elle va en faire une tête, votre maman, à vous voir si pareillement faite !…

L’effervescence de Charlette tomba.

— Je suis bien laide ? demanda-t-elle tout bas, d’un ton contrit.

L’autre ne put s’empêcher de sourire.

— Laide ?… Dame, je ne dirai pas…

— Sale ?

— Ah, oui, alors !… La jeune fille tira un mouchoir de sa poche, et frotta consciencieusement son visage.

— C’est parti ?

— Oui… Non, encore là à droite… Ah ! non, c’est vos petits signes…

Charlette éclata de rire, enfonçant le bout de son doigt dans sa joue veloutée.

— Mes quatre petits signes… la constellation de la Grande-Ourse, comme disait Samela !…

Et, prise d’une idée subite :

— Oh ! ce bon vieux cousin Samela !… Je vais le voir aussi, n’est-ce pas, Augustin ?

— Je le pense, mademoiselle.

— Je parie qu’on l’aura invité à dîner aujourd’hui !… Dis, crois-tu qu’on l’aura invité ? — Ah ! je voudrais tant le voir, je l’aime tant !

Augustin pencha sa figure hâlée hors de la portière, et reconnaissant que l’on arrivait, chercha son porte-monnaie au fond de ses énormes poches.

— Je l’aime tant ! grommela-t-il. C’est bon, mademoiselle, mais songez donc un peu que vous n’êtes plus un enfant, et tenez-vous un peu sérieusement… Il ne manquerait plus que vous sautiez au cou de M. Samela comme vous faisiez étant gamine !…

Charlette se rebiffa :

— Dis donc, tu es ma bonne, mais pas ma gouvernante, tu sais !… J’en ai eu trois, et elles m’ont assez embêtée !…

— Sans vous donner des manières, ça c’est vrai ! riposta le domestique avec son bon sourire de brave homme. Eh bien, descendez, ajouta-t-il, en ouvrant la portière du fiacre qui s’était arrêté au coin du boulevard de Courcelles et de la rue Legendre, devant un bel immeuble arrondissant ses vastes baies vitrées sur le carrefour du petit temple à colonnes où aboutissent les rues de Thann, de Phalsbourg et de Logelbach.

Toute pâle, Charlette ne bougeait plus, blottie dans la voiture comme un oiseau au fond de son nid.

— Augustin, j’ai peur, murmura-t-elle d’une voix faible. Il me semble qu’il y a un malheur à la maison… Quelque chose, je ne sais pas quoi… papa, maman… Oh ! j’aurais voulu les voir tout de suite… ensemble !…

Augustin eut malgré lui un coup d’œil furtif à la riche maison, aux pierres blanches rigides, aux fenêtres hermétiquement voilées de stores de soie et de dentelles. Et, lui qui savait tant de tristes secrets sur cette famille, sur la splendide Isabelle — ou plutôt Belle, comme chacun la nommait — la mère de Charlette ; lui qui savait pourquoi l’éminent marin Raoul de Jonquier avait brusquement abandonné sa carrière quatre ans auparavant, pourquoi la pauvre Charlette avait été reléguée à la campagne chez sa grand’mère maternelle ; il eut un serrement de cœur en songeant à l’avenir de cette frêle créature qui lui était si chère. Assombri, il paya le cocher, puis s’occupa de décharger les malles sans plus faire d’observations à la jeune fille.

Peu après, elle sortit doucement de la voiture, et suivit en silence son compagnon sous le porche.

L’appartement des du Jonquier était situé au rez-de-chaussée. Une femme inconnue à Charlette ouvrit.

— Ah ! c’est mademoiselle ! constata-t-elle d’une voix froide, en s’effaçant après avoir examiné les voyageurs.

Charlette fit quelques pas dans l’antichambre un peu sombre, très somptueuse.

— Maman ? fit-elle avec un élan.

— Madame n’est pas à la maison en ce moment.

Charlette s’arrêta.

— Maman n’est pas là ? balbutia-t-elle.

— Madame est sortie, comme d’habitude à cette heure-ci… Mais si mademoiselle veut se changer, voici sa chambre.

Et elle ouvrit une porte. Charlette n’eut pas un regard pour la pièce où elle entrait.

— Papa ? fit-elle brièvement, une étrange angoisse l’étreignant.

— Monsieur est chez son docteur. Mademoiselle sait que monsieur suit un traitement pour son foie ?

La jeune fille hocha lentement la tête. Oui, la santé de son père, les longs séjours aux eaux, voilà les raisons qu’on lui avait données lorsque, cet automne, sa mère n’était point venue au Mesnil, et quand, les années précédentes, elle s’y rendait seule…

Son cœur se gonfla soudain d’appréhension.

— Mon Dieu, il n’est pas plus mal ? jeta-t-elle avec une véhémence dont l’éclat dans la chambre muette la fit aussitôt rougir.

La femme de chambre la regarda avec surprise, et, se pinçant les lèvres avec un blâmé de ces manières campagnardes :

— Mais non, mademoiselle, seulement monsieur a naturellement besoin de se soigner.

Charlette se laissa tomber sur un siège et ne questionna plus. Pendant ce temps, Augustin dépo sait les malles sur le tapis du petit salon dont on avait fait une chambre en y dressant une couchette et en encombrant la fenêtre d’une toilette.

— Mademoiselle veut-elle que j’ouvre ses caisses ? demanda la camériste d’un ton froid, peu satisfaite qu’elle était de voir son service déjà très lourd auprès de madame du Jonquier, augmenté par celui de mademoiselle.

— Non, merci, dit Charlette en se levant, je les déferai moi même.

Et devinant l’appréhension de cette femme, aussi bien que désireuse de se débarrasser de sa présence, elle ajouta avec une hâte :

— J’ai l’habitude de m’habiller seule.

L’autre inclina la tête.

— Bien, mademoiselle.

Et, avant de sortir, rassérénée et comme consolante, elle dit :

— Madame ne tardera pas sans doute à rentrer, car il y a du monde à dîner ce soir.

Quand elle eut disparu, Augustin demeura immobile, indécis. Charlette se tourna lentement vers lui ; ses lèvres pâlies tremblèrent : puis, elle eut un geste imperceptible, et, essayant de sourire, elle lui dit avec douceur :

— Allez, mon cher Augustin.

Tout à coup, sans qu’elle en eut conscience, elle avait cessé de le tutoyer.

Augustin baissa la tête et sortit, bouleversé par le chagrin de son « trésor » comme il appelait Charlette en lui-même, empli d’un respect tout nouveau pour la figure féminine digne et touchante que la première déception amère — sinon le premier chagrin — avaient fait lever inopinément dans l’enfant qu’il bousculait naguère avec familiarité.

Restée seule, Charlette ne pleura point. Une sorte d’engourdissement lui était venu. Elle enleva son chapeau et se regarda dans la glace, se parlant tout haut comme il lui arrivait souvent dans la solitude du Mesnil.

— Est-ce moi ? Moi, Charlette ?… Pourquoi suis-je ici ?… À quoi bon m’avoir fait venir ?

Ensuite, elle se débarrassa de son vieux manteau aux fourrures minables, et s’assit sans rien examiner autour d’elle, indifférente à tout ce qui l’environnait, repassant les sentiments qui s’étaient pressés en elle depuis trois jours. Sa folie, son délire, lors. qu’elle avait reçu la lettre où sa mère, brièvement, sans aucune explication, la prévenait qu’on l’attendait à Paris et qu’Augustin l’y conduirait le surlendemain. Puis, son irruption chez madame Lemarday, qui repoussait l’étreinte et les baisers de la jeune fille d’un geste maussade. « Oui, oui, je sais, ta mère m’a écrit. » Cela et l’adieu glacé au départ, voilà tout ce que la petite-fille avait obtenu de l’ancienne pécheresse devenue bigote, et qui masquait ses égoïsmes d’un paravent d’austérité et de renoncement aux attachements terrestres.

D’ailleurs, la pauvre enfant s’était amplement dédommagée auprès d’Augustin, à l’oreille et au cœur complaisants. En avait-elle proféré de paroles enthousiastes, reconnaissantes, pour ses chers parents qui, enfin, la réclamaient ! En avait-elle ressassé des souvenirs, entassé des projets pour l’avenir !…

Et maintenant seulement, voici qu’elle se rappelait l’air contraint du serviteur, ses réticences, ses efforts pour empêcher l’enfant de s’élancer en de trop douces illusions.

D’ailleurs, elle ne pouvait tirer aucune conclusion certaine, sa raison, son imagination, son cœur se combattant en une mêlée indicible. Tantôt les mots « pas attendue, pas aimée, étrangère, intruse, » retentissaient en elle comme des coups de cloche, tantôt une honte lui venait de son enfantillage sans doute injuste. « Eh bien, quoi ?… Ses parents n’avaient pu la recevoir à son retour, quel mal y avait-il ?… Savaient-ils seulement l’heure exacte de son arrivée ? » Du reste, qu’importait que leur baiser fût donné une demi-heure, une heure plus tôt ou plus tard ?

Cela, elle se le répétait avec insistance, dépitée de constater combien peu elle se convainquait, combien peu elle arrivait à combler le grand vide, la meurtrissure douloureuse qui s’étaient faits en elle… désespérée de ne pouvoir réchauffer son cœur, qu’une goutte glacée semblait avoir atteint goutte implacable qui grandissait, s’élargissait.

Enfin, dans l’immobilité où elle se tenait et l’obscurité croissant autour d’elle, ses pensées se brouillèrent, sa tête se pencha, ses paupières lourdes se fermèrent…

Comme un enfant, son chagrin l’endormit.