H. Simonis Empis, éditeur (p. 313-317).
◄  XX

XXI

Écoute, Samela, ne crains plus

rien pour moi… Désormais, j’aurai

mon enfant à bercer… » (Page 317).

À la fin d’un serein jour d’été, le soleil se couchait derrière les grands bois du Mesnil, envoyant de glorieux rayons orangés dans le ciel d’un azur prononcé. Des files de petits nuages blancs arrondis demeuraient suspendus dans l’espace, légèrement ourlés d’or.

Tout au bout du parc, oubliant l’heure, Charlette, penchée sur son chevalet, travaillait avec ardeur, se hâtant d’achever une étude de fort belle venue. Elle était si absorbée qu’elle n’entendit point approcher Samela qui, arrivant de la gare, marchait avec précaution, afin de la surprendre.

Elle bondit et lui sauta au cou quand il révéla sa présence.

— Toi ! c’est toi, déjà !…

Le peintre la contempla avec bonheur.

— Quelle mine superbe ! Ah, ma petite, cela me fait du bien de te voir ainsi !…

Mais, tout heureuse, elle débarrassait un pliant.

— Assieds-toi, et raconte-moi !… j’ai tant de choses à te demander !

Samela sourit.

— C’est de toi, de vous plutôt, qu’il faut parler ! Voilà donc ton mari député ?

Charlette fit un geste d’insouciance.

— Oui, il est ravi. — Mon Dieu, je suis contente, en somme… À Paris, je pourrai te voir, et l’été, tu viendras ici… Léon aura tant de choses à faire… il sera enchanté que tu sois là pour t’occuper de moi. Maman va bien ?

— Je ne la vois plus ! Figure-toi qu’elle s’absorbe complètement dans son œuvre des Ambulancières… elle passe son temps à l’hôpital — fictif, rassure-toi ! — à organiser des conférences, à surveiller des cours où l’on apprend aux dames à faire des pansements selon la formule sur des mannequins… Tu sais qu’elle était présidente de la fête donnée au Continental pour l’œuvre ?…

— Oui… oh ! si je l’avais écoutée, je serais allée à Paris pour y assister.

Samela cherchait.

— Voyons, les nouvelles ? — Ton ex-fiancé, Eugène Lechâtelier, épouse une grosse dot… la fille de Valladin, le financier qui s’est si adroitement tiré du Panama, avec des millions intacts, et un nom à peine entamé… Sa femme et ses filles venaient quelquefois chez ta mère.

— Je vois cela… L’aînée était fort laide, la seconde gentille.

— C’est l’aînée qu’on lui donne, bien qu’il ait demandé la seconde… Ah ! j’oubliais ! Sais-tu comment est morte madame Collard-Menier ?

Charlette secoua la tête.

— Non… Maman m’a simplement parlé de son enterrement, il y a un mois environ.

— La pauvre femme s’est suicidée. — Après la mort de son fils, qui n’avait pu se rétablir de sa fièvre typhoïde, elle avait absolument perdu courage pour lutter et Dieu sait si la lutte était pénible ! Alors, un soir, elle a brûlé tout ce qu’elle possédait de papiers de famille, et a jeté jusqu’à sa bague de mariage, espérant mourir incognito ; ensuite, elle a allumé un réchaud de charbon… Sa concierge l’a trouvée morte le lendemain… C’est par hasard qu’elle savait l’adresse de ta mère… elle est venue raconter le drame… Isabelle et plusieurs de ses amies sont allées voir le corps et se sont cotisées pour l’enterrement. — Ta mère est revenue suffoquée de la pauvreté du taudis, et bouleversée par l’expression de haine et de désespoir qu’avait conservée la malheureuse femme jusque dans la mort…

Avant qu’il eût fini de parler, Charlette ne l’écoutait plus. Dès qu’il se tut, elle le regarda dans les yeux ; et, très calme :

— Parle-moi du mariage de Jean Hallis.

Samela rougit brusquement.

— Tu l’as vu raconté dans les journaux ?

— Oui.

Il hésita.

— Eh bien, mais, je suppose que je n’ai rien à te dire que tu ne saches ? — Sa femme est une Américaine de 19 ans, orpheline, possédant presque autant de millions que d’années. — Elle est du reste laide — ce qui est rare parmi ses compatriotes, et s’explique probablement par son ascendance portugaise. Elle est petite, noiraude, avec d’assez beaux yeux noirs, mais une mâchoire avancée, lourde. Elle adore son mari, et l’on dit que c’est elle qui a fait la demande.

Charlette eut un sourire froid.

— Ce doit être vrai… Il est bien trop habile pour ne pas s’être fait désirer.

Un silence suivit. Samela ne savait s’il devait poursuivre ou changer la conversation. Charlette s’absorbait dans une songerie. Enfin, elle secoua la tête, et, l’expression de gaîté sereine qui avait frappé son ami en arrivant reparut sur sa physionomie.

— Regarde mon tableau, Samela, je me dépêchais de le terminer pour ton arrivée.

— Oh ! je l’ai déjà inspecté, déclara le peintre satisfait. Tu fais des pas de géant… L’hiver prochain, je te présenterai chez Servan, il sera enchanté de te faire travailler.

Mais Charlette refusa.

— Non, non, Samela, je m’amuse, mais je ne veux pas me permettre de me livrer sérieusement à la peinture… telle que je me connais, cela m’absorberait trop…

— Quel mal y aurait-il ? fit Samela étonné.

Elle ne répondit pas.

Un quart d’heure plus tard, ils revenaient lentement vers le château. Au milieu de la vaste prairie où des pluies récentes avaient fait repousser tout un monde de fleurettes champêtres et de fines aiguilles vertes, Charlette s’arrêta. Et, avec le sourire mystérieux qu’elle avait eu déjà à plusieurs reprises :

— Écoute, Samela, dit-elle, ne crains plus rien pour moi… Désormais, j’aurai mon enfant à bercer.

Et ce fut alors seulement que le vieux garçon remarqua l’allure alourdie, la gravité, l’espèce de majesté répandue en les traits de la jeune mère.

FIN