Toutoune et son amour/Texte entier
et
10 exemplaires sur papier du Japon
25 exemplaires sur papier de Hollande
tous numérotés à la presse
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays
Copyright by Albin Michel
1919
TOUTOUNE ET SON AMOUR
CHAPITRE PREMIER
PREMIERS SIGNES
Je suis toute petite. On m’a dit que j’avais deux ans et demi. Je sais que je me nomme Charlotte Villeroy, mais on m’appelle Toutoune, mot qui vient de toutou, parce que j’ai le museau d’un enfant de chien-loup.
Comme je joue depuis ce matin, et pour la première fois, avec les petits qui habitent l’appartement au-dessus du nôtre, et que ce sont deux garçons pas plus hauts que moi, en robe comme moi, ils m’ont demandé, voyant mes cheveux coupés et mes mouvements brusques, si j’étais un garçon ou une fille. J’ai répondu : « Sais pas. » Ils ont dit : « Va demander à ton père. » Et je suis descendue toute seule dans les escaliers, pour poser la question. Arrivée à notre porte, j’ai cogné, appelé, car la sonnette est trop haute. Ma bonne est venue m’ouvrir, tout effrayée. Mais je ne me suis pas arrêtée. J’ai couru, essoufflée, jusqu’au salon. Maman était au piano, et papa assis tout près d’elle. J’ai crié, dans mon langage d’alors :
— T’est-ce-t-il est, Toutoune, papa ? Une fille ou un narçon ? Les petits l’amis savent pas, et moi sais pas.
Papa et maman ont beaucoup ri. Papa m’a prise dans ses jambes. Il me regardait de tout près, d’un air si sérieux que j’avais peur. J’ai encore peur de papa maintenant. Il se moque de moi et me taquine.
Il m’a dit :
— Tu diras à tes petits l’amis que tu es un garçon encore pour trois ans, et que, dans trois ans, tu seras une fille.
J’étais déjà dans l’escalier. Je suis remontée très vite ; et, hors d’haleine, j’ai répété la chose aux garçons. Ils ont répondu : « Bien. Ça fait rien. On jouera tout de même avec toi. »
Voilà le premier fait qui m’ait frappée et qui soit resté net dans mon esprit. Le reste, en ce qui concerne cette toute première période de ma vie, se confond dans des nuées plus ou moins épaisses. Mais dès le berceau, je crois, j’ai senti et j’ai aimé le parfum que porte maman, j’ai discerné, de plus près, l’odeur différente de sa joue poudrée, j’ai compris la douceur des étoffes de ses corsages, et, surtout, j’ai vu, comme un trésor qui brille dans des ombres, la couleur de ses yeux laiteux, et ses cils brillants qu’on dirait toujours mouillés et collés par des larmes.
De cet appartement de Paris où j’avais alors le bonheur de vivre avec mes parents et où j’ai dû rester jusqu’à environ quatre ans, il ne m’est rien resté. Seul, le voyage qui nous ramena ici, au manoir, m’a laissé dans la mémoire quelque chose de saisissable. C’est si vague que j’ose à peine essayer d’en parler. Et pourtant c’est un charme. Cela se compose de bousculades et de bercements, d’étonnements et d’épouvantes, de lassitude longue et de distractions fantastiques. À un moment, cela je ne peux l’oublier, — j’étais sur les genoux de maman. Mon cœur était serré comme par une tristesse immense, et pourtant, c’était de la joie. Comme j’étais heureuse !
Ce n’était pas la première fois que maman me prenait sur ses genoux, bien sûr. Et pourtant, dans mon souvenir, c’est la première et l’unique fois. Son corsage, où je cachais ma tête, était peut-être en satin. C’était lisse. C’était chaud comme un édredon. C’était parfumé comme un sachet. Maman disait :
— Elle dort…
Je ne dormais pas. J’avais les yeux fermés pour être plus heureuse. Car d’habitude, maman ne s’occupait jamais de moi. Elle était toujours sortie avec papa, et moi toute seule avec la bonne, ou là-haut, chez les petits amis.
C’était la bonne qui m’habillait le matin et me couchait le soir. Je ne voyais maman que par apparitions. Quelquefois c’était dans le jour. Elle avait toujours un chapeau sombre et une longue voilette noire, derrière laquelle étaient ses yeux extraordinaires. Quelquefois, c’était la nuit. Elle devait rentrer du bal. Je me réveillais, et je la voyais penchée sur moi, brillante comme une fée. Mais toujours à côté d’elle il y avait mon père, silhouette sombre dont la présence me gênait. Puis ils disparaissaient tous deux, et j’étais longue à me remettre.
Dans ce voyage pour venir au manoir, il y a encore une sensation qui m’est restée : être assise au buffet, — je me souviens — de Serquigny. C’était sur une chaise bien trop haute pour moi. On avait entassé des coussins. Nous déjeunions tous les trois. Tout près de ma petite figure il y avait un huilier de cristal. Cela brillait et me fascinait. J’étais petite, petite, et plongée dans l’ignorance de tout, dans l’inconnu, dans une terreur sourde et constante, assez délicieuse.
Tout s’efface là. Un an, quand on est en bas âge, passe comme une éternité.
Je me revois très longtemps après, ici, au manoir d’où je ne suis pas sortie depuis. À cette époque, tout y est bien trop grand pour moi. Mais il y a maman dans la maison et dans le parc, et je la vois beaucoup plus souvent qu’à Paris. Je n’ai plus ma bonne, mais on m’a donnée à la mère Lacoste, qui était jadis la nourrice de maman, la même mère Lacoste qui dort dans la chambre à côté, ce soir.
…Et puis, il y a le jour où je me suis éveillée dans mon petit lit, et où la pauvre vieille est venue en pleurant me dire, mettant ses paroles à ma portée :
— Pâtie, maman. Pâtie… Loin… loin…
Partie ? Pendant que je dormais ?
Dès cette minute, la grande terreur sourde a cessé d’être délicieuse. Cependant je n’ai pas pleuré, pas questionné. On ne sait pas ce qu’il y a dans les enfants qui ne disent rien. La bonne femme a dû penser : « Trop petit… Ça ne comprend pas encore… » Et elle a continué de me soigner gentiment, de son mieux, comme elle le fait toujours, et j’ai été la petite fille sans parents qu’on a mise en nourrice. Seulement j’étais chez nous, chez moi.
Je ne sais pas comment c’est venu. Petit à petit j’ai su que le manoir de Gourneville nous appartenait, que c’était notre bien, une partie de la dot de maman, et ma dot future à moi. La mère Lacoste dit : « C’est ta légitime, ma Charlotte. »
J’ai su cela. J’ai su que papa et maman voyageaient en Algérie parce que papa est architecte et qu’il faut qu’il gagne beaucoup d’argent là-bas. C’est le pays de son père et de sa mère. C’est tout près d’eux qu’il habite avec maman, quand ils ne sont pas en tournée dans d’autres contrées de là-bas. Et j’ai longtemps cru que ce grand-père et cette grand’mère que j’avais en Algérie étaient des espèces de sauvages avec des anneaux dans le nez.
Papa et maman sont revenus, du reste. J’avais grandi. Ils ont ri en me voyant. Je devais alors avoir cinq ans à peu près. Mes cheveux, que la mère Lacoste avait laissés repousser, formaient déjà deux grosses nattes sur mon dos.
J’ai des cheveux épais comme l’herbe de juin, et qui seront très longs. Mais ils sont d’une couleur qui n’en est pas une. On ne sait pas si c’est blond, si c’est gris, si c’est jaune. Cela a plutôt la couleur du foin. C’est sec et lourd autour de ma figure, et ça ne frise pas. Mes joues sont à peu près de la même teinte, et j’ai toujours mon museau de chien-loup, encore plus chien-loup depuis que mes vraies dents sont sorties, toutes bousculées, aiguës, et trop blanches dans ma figure sans couleur. Mes yeux aussi sont d’une nuance à laquelle on ne donne pas de nom, copiée sur celle de mes cheveux et de mes joues.
Mon père, à ce premier retour, me dit, dès le soir de leur arrivée :
— Toutoune, pourquoi es-tu laide, ma fille ?
Et maman répondit :
— Elle ressemble à la vieille tante Dorothée comme si on la voyait. Franchement, c’est agaçant !
Tous deux eurent un fou-rire. Moi je n’étais pas fâchée. Je ne pouvais pas être fâchée. Maman était là.
Je n’avais jamais oublié ses yeux. Et pourtant j’en eus, dès l’instant où je les revis, une surprise inouïe. Je croyais les avoir inventés dans mon souvenir. On embrouille tout, quand on est si petit ; et j’avais eu déjà le temps de contrôler que bien des choses qui ne changent pas n’étaient plus les mêmes à mes regards, depuis que je grandissais.
Mais les yeux de maman…
Je me rendais compte aussi de ce qui m’avait échappé jusqu’ici.
Comme elle était grande, mince et souple ! Et comme elle était bien habillée ! Son parfum, qu’elle n’avait pas changé, qu’elle ne changera jamais, dit-elle, comme il me reprenait, comme il me bouleversait !
La présence de maman, c’est une griserie pour moi. Voilà. C’était déjà cela quand je n’avais que deux ans et demi.
Ils ne restèrent, à ce voyage-là, que quinze jours, s’occupant toujours très peu de moi, enfermés dans leur chambre ou se promenant ensemble dans le parc. C’était l’été. Comme j’aurais voulu donner la main à maman, dans la belle avenue de hêtres qu’on appelle la cour d’honneur ! Mais je me sentais de trop, et je restais dans mon coin, au jardin ou dans la salle à manger, toute seule, habituée.
Le jour qu’ils repartirent, je ne pleurai toujours pas. Leur départ me semblait naturel. Ce qui n’était pas naturel c’était qu’ils fussent là.
Et la vie reprit comme avant, un peu plus précise chaque jour, et, pour ainsi dire, solidifiée par les souvenirs plus exacts laissés par maman.
Il y a des enfants auxquels on fait des contes bleus pour les émerveiller. Le merveilleux de mon enfance, à moi, c’est maman. Ses visites sont des féeries. Elle vient, elle sent bon, elle est belle — puis elle disparaît pour longtemps, longtemps. Et moi je reste avec des traînées de lumière dans les yeux pendant des mois, attendant le retour miraculeux.
Ce soir, voilà — c’est comme hier et avant-hier… Je pleure. Cette fois-ci, je pleure.
Elle vient de passer un mois chez nous, avec papa. Ils sont repartis depuis quelques jours. C’était et c’est encore l’été. J’ai près de neuf ans maintenant. Tous les dix mois à peu près elle est arrivée comme cela, pour repartir. Je devrais m’y faire. Mais, cette fois-ci, je ne peux pas supporter le départ de maman. On souffre bien plus quand on est grande.
Elle me versait une goutte de son parfum dans mon mouchoir, le matin, quand j’entrais dans sa chambre. Elle me permettait d’y entrer…
Qu’il y avait de jolies choses qu’elle a remportées ! Des flacons, des boîtes, des brosses… On a refermé la porte jusqu’à ce qu’elle revienne…
— Au revoir, Toutoune !
Elle avait l’air si ravi de repartir avec papa pour ses pays sauvages que je n’ai pas pu pleurer sur le moment. D’ailleurs elle m’intimide tant que je m’en étouffe quand je suis près d’elle. Je ne peux pas lui parler. Je n’en ai même pas envie. Qu’est-ce que je lui dirais ? Et puis il y a toujours, toujours papa qui est là, qui me regarde avec son air moqueur. Ils sont comme des beaux étrangers dans la maison. Est-ce qu’on sait ?… Peut-être que je ne suis pas leur fille ? Ils disent cela comme le reste, pour s’amuser. Papa ne me parle que pour me raconter des blagues, et elle, elle rit.
La mère Lacoste, quand nous nous retrouvons seules dans la maison, me regarde avec un drôle d’air, et me dit en soupirant : « Mon por’tit bézot, on n’t’a pas fait grande révérence encô c’coup-ci… » Et puis elle se tait comme si elle en avait trop sur le cœur.
Les petites filles que je connais à la ville et ici, au village, ont des parents qui leur ressemblent. Elles ont des mères qui restent avec elles. Il est vrai que, ces mères-là, ce n’est pas maman. Elle est trop belle pour rester avec moi qui suis laide. On dit que papa est beau aussi. Moi, je ne vois pas cela. C’est un monsieur, voilà tout. Et je ne l’aime pas.
Mais maman !… Oh ! ma maman ! Ma maman, parfumée, ma maman aux yeux bleus, ma maman aux jolies robes douces, ma maman trop belle pour moi, ma maman, ma maman…
L’enfant nocturne sanglotait. Le petit lit était secoué. Dans la tête ronde aux deux grosses nattes couleur de foin, tout cela passait et repassait. C’était en désordre, non formulé, choses ressassées mais informes, car les enfants, même à eux-mêmes, ne savent pas dire.
Maintenant, elle sentait le sommeil venir. Sa maison, sa « légitime » était autour d’elle, vide, avec la lourde dormition de la vieille nourrice à côté, les ronflements, quelque part, de l’ancien douanier qui, les nuits, couchait en bas pour les garder toutes deux. Et, par delà les fenêtres à petits carreaux, il y avait le parc, puis la grande campagne normande, puis le ciel avec ses diamants, puis le monde. Et, tout au bout du monde, il y avait l’Algérie vers quoi se dirigeaient les absents, les parents coupables qui n’aimaient pas leur enfant parce qu’ils étaient trop amoureux, parce qu’ils préféraient leurs plaisirs, leurs voyages, leurs bals, le mouvement, la mondanité.
Charlotte Villeroy, le nez dans les larmes, a fermé ses yeux gonflés. Dormir, c’est bon, quand on a gros cœur.
La veilleuse, dont la toute petite flamme bouge toujours dans son huile, balance des fantômes lents à travers la chambre campagnarde qui sent un peu le champignon. Les grillons du dehors remplissent la nuit, gorgée des senteurs du dernier foin. Une vache meugle loin, dans les herbages. La grosse horloge d’en bas sonne quelque chose.
Et, roulée dans sa chemise de nuit enfantine, la pauvre Toutoune, jeune chien sans maître, s’endort enfin parmi ses cheveux et ses larmes, profondément.
II
UNE JOURNÉE D’ENFANT
Les rayons d’août sont à la fenêtre depuis plusieurs heures. Tous les coqs chantent, tous les chiens aboient, tous les grillons craquent, toutes les feuilles chauffent. La cloche du village sonne. Des voix parlent, ici et plus loin. Des essieux cognent au creux des routes. La grosse horloge d’en bas frappe sept coups retentissants. Ô réveil d’une petite fille dans la fraîcheur du matin d’été !
Toutoune se retourne dans son lit, se frotte les yeux, les ouvre, et ressuscite. La chambre, camaïeu rose et blanc qui s’éraille, meubles rustiques et vénérables, semble dire bonjour, de tout le sourire de ses fenêtres, illuminées derrière les rideaux tirés. Une ombre couleur de feuille est enfermée entre les murs, et baigne les choses. Toute la maison romanesque trempe dans une demi obscurité pareille, venue des arbres trop proches. La Normandie étouffe sous la verdure. Humidité, mélancolie, ses manoirs et ses fermes ont peine à voir le jour, à travers l’envahissement vert sombre.
— Qu’est-ce que j’ai ?
Le petit cœur se souvient. Endormie en pleurant… Comme c’est triste quand on n’a pas neuf ans.
La douleur d’un enfant, lorsqu’elle ne vient pas de quelque poupée cassée, a quelque chose de sacrilège. Douleur de grande personne, douleur qui n’êtes pas à l’échelle, est-ce que vous ne pourriez pas me laisser être de mon âge ? Quand je serai grande, qu’aura-t-on à m’offrir pour réparer cet irréparable : mon enfance attristée ?
Toutoune, assise contre l’oreiller, réalise que sa mère est partie, et ne reviendra pas avant de longs mois. La petite pâlotte baisse la tête. Ses deux grosses nattes, pareilles à de l’herbe séchée et tordue, pendent le long de sa figure mal équarrie où les yeux, avec leur regard malheureux, mettent un charme singulier.
Et, tout à coup, un petit plaisir traverse la grande souffrance sans paroles. Toutoune a fait un bond pour sauter du lit. Longue chemise de nuit blanche, elle traverse la chambre, pieds nus sur le glacial carreau rouge de l’ancien temps, et s’en va tirer de toutes ses forces le tiroir difficile de la commode Louis XVI.
Là dedans est caché le mouchoir sur lequel maman a versé la dernière goutte de parfum. Toutoune l’a caché sous des amas de choses, pour n’être pas tentée de le respirer trop souvent. Elle croit que respirer un parfum l’use. En laissant enfermé le mouchoir, l’odeur se conservera très longtemps, peut-être jusqu’au retour de l’absente.
Le tiroir enfin ouvert, l’enfant trouve son trésor. La voici qui plonge son museau de chien-loup dans le petit linge ensorcelé.
Parfum, parfum qui évoques, qui fais naître des apparitions derrière les paupières closes de l’extase, parfum, présence réelle, cruel parfum qui nous redonne tout un être, alors que nos pauvres bras ne serrent sur nos pauvres cœurs que du vide…
Les larmes aux yeux encore, la petite fille retourne à son lit, saute dedans d’un bond, renfonce sous les couvertures ses pieds refroidis, son corps étroit. Faisons semblant de dormir, car voici la mère Lacoste qui monte. Ce mouchoir, c’est un grand secret qu’il ne faut pas dire. C’est gentil d’avoir ce secret-là dans son âme…
— Bonjour, ma Charlotte !
La mère Lacoste porte avec soin le plateau de bois où fume le bol de café au lait, où le pain mollet, le beurre et le sucre s’échafaudent. Son profil de vieille Normande au beau nez, dessine sur le camaïeu ses lignes nettes. Elle est grande, osseuse, édentée, coiffée d’un bonnet blanc, respectable, propre, avec des petits yeux sérieux et réticents où veille la froideur moqueuse de la race, pour remettre chacun à sa place et repousser les familiarités.
Cette dignité naturelle, apanage de ceux de chez nous, sait quelquefois s’attendrir quand il le faut. Les vieux petits yeux dévisagent Toutoune, tandis que les mains serviables disposent le plateau sur le lit.
— Tu as bien reposé, mon bézot ?…
Un baiser effleure le petit front lisse. La mère Lacoste est aussi câline que peut l’être une vieille Normande, et sa grande pitié de la gamine délaissée qu’elle élève lui fait trouver des mots et des gestes d’aïeule. Mais elle a les doigts rugueux, sent un peu la lessive, et son humble camisole est dure sous la joue, quand elle dorlote ; et Toutoune ne sait pas elle-même à quel point elle souffre de ces choses. Les mains de Lacoste sur les siennes lui font éprouver une gêne qu’elle ignore être de la répulsion.
J’aime bien ma vieille nourrice, mais tous les enchantements qui viennent de maman, est-ce que je les subirais avec cette émotion, si je n’étais née sensitive ?
Après la toilette sommaire, campagnarde, que Mme Lacoste juge bien suffisante, voici l’enfant habillée. C’est une robe, ou plutôt une blouse de toile rude, envoyée de Paris, solide et simple, et dans le style qui convient à Toutoune ; ce sont des chaussettes de fil et de fortes bottines à lacets, tenue de plein air, tenue de liberté.
Huit heures. C’est le moment des devoirs et des leçons. Mlle Calpelle est chargée de l’instruction de la petite Villeroy. C’est la maîtresse d’école du village, lequel se compose de quatre maisons, d’une petite église, d’une petite mairie, et de grandes fermes dispersées au loin dans les profondeurs de la campagne.
Cette jeune fille vient deux fois par semaine, à cinq heures, donner sa leçon. Toutoune n’aime pas l’étude, et n’est point consciencieuse.
— Je vais aller apprendre mes leçons dehors, Nounou !
Mme Lacoste admire sans trop approuver. « Est bien du cassement de tête, tout ça ! »
Toutoune, le cartable sous le bras, toute petite entre les deux doubles rangées de hêtres de la cour d’honneur, a l’air de s’en aller à l’école. Mais l’école où elle va ne ressemble guère à celle du village. C’est le soleil et l’ombre, l’herbe et les branches, les grillons et les bourdons qui vont faire le cours. À cette école-là, Toutoune sera toute seule, ou, du moins, les petits chèvre-pieds qui sont ses camarades resteront invisibles.
Il s’agit de chercher la meilleure branche pour s’y asseoir, le livre à la main. Les grands hêtres de l’avenue ne se laissent pas faire. Mais il y a, dans le parc, un certain arbre qui a des bras de mère. Son corsage de mousse est presque aussi doux que ceux de maman.
Grimpée avec son livre, Toutoune a laissé son cartable au bas de l’arbre. Un temps. Il faut bien d’abord respirer, pour savoir quel goût a, ce matin, la nature. Et puis, entre les feuilles, un morceau du manoir se voit, et Toutoune contemple un peu « sa légitime ».
C’est un épais manoir Louis XIII, dont le grand toit simple d’ardoises descend très bas sur les fenêtres à petits carreaux. Une vigne vierge l’habille aux couleurs de la saison, vert sur vert.
« Je vois la fenêtre de ma chambre. Je vois la fenêtre de maman. Celle de Lacoste est cachée… »
Toutoune a tourné la tête. Voici là-bas un des bouts du parc. C’est une sorte de terrasse de terre qui donne sur la route et sur le plateau tout en moissons ; c’est une balustrade de pierre, prête à s’écrouler, quatre vieux vases de guingois, sur lesquels monte une mousse haute comme de l’herbe. Même dans la pierre il faut que la Normandie fasse pousser son éternel herbage.
— Je serais peut-être mieux près de la balustrade…
La pelouse à l’abandon, toute décoiffée, est agréable à traverser, dans l’ombre tremblante de ronds de soleil. Une fée a-t-elle laissé dans l’herbe la trace de ses petits pieds lumineux ? Les grillons s’exaspèrent, en bas, jusqu’au bout des horizons ; là-haut toutes les mouches du monde bourdonnent. Les arbres ronflent comme des ruches. L’air du matin porte une petite odeur spéciale qu’on ne retrouve jamais l’après-midi, les couleurs du matin ont des fraîcheurs, des scintillements qui passent avec la journée. Même les bruits sont différents.
Sur la route où ne passe presque jamais rien, Toutoune, arrivée à la balustrade, regarde comme les ombres des arbres sont longues. Il n’y a que le clair de lune qui fasse de si longues ombres. Un nuage tout rond et tout blanc, au-dessus de cet arbre tout rond et tout vert, a l’air de le copier dans le ciel. L’azur du mois d’août est déjà pâle de chaleur ; et pourtant il y avait encore un peu de rosée dans l’herbe, tout à l’heure, et il en reste sur les mottes de ce labour, entre les hautes récoltes.
« Huit heures trois quarts !… » annonce le petit clocher.
— Zut !… je n’ai pas ouvert mon arithmétique. Il n’est plus temps. Je vais commencer ma grammaire !
Toutoune n’a pas appris son arithmétique, mais elle a tout de même appris quelque chose.
Le déjeuner fini, la petite alla mettre son béret, et chercher sa bicyclette. Mme Lacoste ôtait le couvert.
Quand les parents n’étaient plus là, l’enfant prenait ses repas dans la cuisine avec sa nourrice, pour simplifier les choses, et parce que la salle à manger était trop grande pour elle toute seule.
Des habitudes paysannes lui étaient naturellement venues : couper son pain, mettre les bras sur la table, enfoncer la serviette dans son cou, manger avec bruit, tenir sa fourchette en l’air. Elle ne s’en rendait pas plus compte que de ses ongles mal soignés, et autres petites grossièretés de tous les jours.
Ayant sorti la bicyclette de sa niche, elle s’assit dessus pour se diriger vers le hasard.
Cette bicyclette, c’était le dernier cadeau de ses parents. Certes, ils n’étaient pas avares de leur argent. Ils ne l’étaient que de leur présence.
Toutoune volait à ras de terre, petit Mercure aux talons ailés. La bicyclette des enfants d’aujourd’hui remplace très bien la gouvernante du passé. Toutoune avait le droit de se promener seule dans la campagne, à des kilomètres autour du manoir. Mais il lui était défendu d’aller jusqu’à la ville. Scrupuleuse, elle suivait strictement les conditions du pacte.
Qu’il est enivrant de glisser sans bruit le long des routes et des chemins de l’été, d’être indépendante et rapide, de sentir multipliée la marche, d’avoir aux pieds, somme toute, les bottes de sept lieues du conte !
La grande campagne de Gourneville, avec ses vastes pièces de terre, sa route jaune qui se tord à travers, ses chemins creux qui se referment à mesure qu’on passe, ses carrefours solitaires veillés par quelque calvaire tragique, ses bois qui commencent là pour finir au bout du monde, ses prés riches de bestiaux, ses fermes cachées derrière les haies méfiantes, ses deux ou trois châteaux abandonnés et mystérieux, quelle belle promenade quotidienne !
Toutoune ne se lassait pas de cela, ne se lassait pas d’y être seule.
Elle n’y était pas seule, en vérité. Son imagination lui donnait une compagne.
— Si maman était avec moi sur sa bicyclette…
Ce thème en tête, elle vivait pour deux les belles heures agiles. Un peu plus haute que nature sur sa selle élastique, elle pouvait regarder par dessus les haies, découvrir des paysages par delà les « hauts bords », voir les vaches tachetées de roux et de blanc dans l’herbe tachetée d’ombre et de soleil, et ce bout d’infini qu’on découvre le long du chemin Saint-Pierre, monde bleu des côtes lointaines qui descendent jusqu’à l’embouchure de Seine, là où se niche la ville, avec son port trempé dans l’estuaire.
Elle revint par le village. On y rencontre des ânes avec leur bât, comme dans les livres de la Bibliothèque Rose, et parfois le berger avec son troupeau long d’au moins six mètres.
— Bonjour, berger !
— Bonjour Mam’zelle Villeroy !
Les deux chiens sont venus lécher les mains de la fillette. C’est Bergère et Capitaine. Et Toutoune voudrait bien les avoir pour amis d’enfance. Mais son père a la phobie des chiens, et les défend au manoir. C’est bien assez que Toutoune ait mérité son nom, par sa figure qui ressemble à celles de Bergère et de Capitaine.
Avant de reprendre le chemin de la maison, un petit tour à la ferme Lelandais. Encore une fois :
— Bonjour, Mam’zelle Villeroy !
Toutoune sait baratter le beurre, sait comment on fait le fromage de Pont-l’Evêque, comment se fabrique le boudin noir, comment se tue le porc annuel, comment se montent les meules de foin, comment se cueillent les pommes de l’automne, comment s’organise, tous les six mois, cette grande affaire : la lessive. Elle connaît les travaux terriens de toutes les saisons. Son enfance est nourrie de ces choses vigoureuses, de même qu’une plante est nourrie de bon terreau. Les humains sont bien plus végétaux qu’on ne croit. Une âme est un produit du sol, comme un arbre.
Mme Lelandais, fermière, raconte avec indignation une petite histoire qui lui est arrivée au marché de la ville, la semaine dernière.
— J’avais ma légume dans les paniers, et des bouquets de roses parmi. Une créature, qui devait venir de Trouville, m’en demande. Et la voilà qui te les prend un par un, pour les sentir, et les rejette après. « Madame, que j’y prêche, allez-vous finir d’prendre votre respire sur mes fleurs ? Est malaucœureux pour les autres acheteurs ! »
Que Toutoune comprend bien cette colère ! L’envie subite qu’elle a de son cher mouchoir secret lui fait précipiter sa visite.
— Au revoir, mère Lelandais !
— À la revoyure, mam’zelle Villeroy !
Elle revient à toutes pédales au manoir, à travers la campagne roulée dans l’embaumement immense de l’été. Voici poussée la vieille grille qui se rouille, et qu’on ne repeint jamais. Voici la cour d’honneur, le manoir tout au bout.
Le timbre de la bicyclette carillonne. La mère Lacoste, qui lavait dans un baquet, accourt :
— En retard, ma Charlotte ! Ta collation t’attend depuis plus d’un quart !
…Avant de manger son pain et son chocolat, elle monta vers le tiroir. Une bouffée de l’odeur sentimentale… vite !… vite !… en cachette…
Jusqu’à sept heures il va falloir encore travailler. Maintenant ce sont les devoirs qu’il faut faire. Problème… Analyse grammaticale… Narration… Tout cela doit être prêt d’ici lundi. Lundi, c’est dans deux jours… Quel dommage ! Le parc de cinq heures est si beau ! Impossible de travailler dehors. Dès qu’il s’agit d’écrire, c’est une telle complication !
« Où vais-je m’installer ? »
Il y avait la salle de billard, un beau billard dont nul ne se servait, témoin d’existences antérieures. Il y avait le grand salon, avec ses affreux rideaux de peluche bleue, ses têtes de cerf, ses collections de papillons, un vieux cor accroché… Passé, passé, charme des vieilles maisons démodées dont personne ne connaît bien l’histoire. Il y avait le fumoir et ses jolis fauteuils anciens.
Toutoune fut là-dedans avec son matériel scolaire. Elle ouvrit les livres et le cahier, trempa sa plume. Par quoi commencer ? L’analyse grammaticale l’ennuyait autant que le problème. Tout cela c’était un monde impénétrable, et dont l’énigme ne l’attirait pas du tout. Son entendement, devant cela, se fermait d’avance, comme une série de soupapes hermétiques. La nature, l’été, ces grands mystères l’ouvraient tout entière, la petite âme ; mais les secrets de l’arithmétique et de la grammaire, en quoi cela pouvait-il l’exalter ?
Sans chercher à rien comprendre, elle griffonnait n’importe quoi sur son cahier. Il s’agissait de passer le temps, le temps austère qui, de cinq à sept, l’asseyait devant la tâche quotidienne. Ainsi Mlle Calpelle ne pourrait pas, selon sa redoutable menace, écrire à Mme Villeroy pour se plaindre de son élève.
De toute sa mauvaise foi de paresseuse :
— J’ai fait ce que j’ai pu…
L’oreille au guet, elle reconnut le coup de sept heures au clocher, redit par la grosse horloge de la salle à manger. Les livres et le cahier refermés net, elle courut à clochepied jusqu’à la cuisine.
— Nounou, j’ai fini de travailler !
— Bien, mon Nenet ! T’es un p’tit ange du ciel !
Le malaise d’un léger remords passa sur le cœur de Toutoune. Elle ne se sentait pas très honnête. Mais un coup d’œil vers l’avenue la remit d’aplomb. Quelle bonne demi-heure avant le dîner, quelle récréation intense, dans la lumière rosée, où, déjà, se pressentait le long désespoir du couchant…
Dîner sans lampe, c’est un des signes les plus marquants de la longueur des jours d’août. La cuisine luisait de cuivres, belle dinanderie que Mme Lacoste faisait avec acharnement briller, selon des rites presque sacrés en Normandie. Toutoune racontait sa promenade sans événements, petite voix bavarde, enchaînait des niaiseries. Mais tout ce qu’elle ne pouvait pas dire, tout ce qui restait pour elle sans mots, admirations, rêveries, atmosphères respirées, couleurs, senteurs, bruits de l’été, tout cela, tragiquement, restait enseveli dans le silence impuissant de l’enfance.
Avant d’allumer la lampe, Lacoste ferma portes, volets, toutes les paupières de la maison. Toutoune, à cette heure-là, devenait triste jusqu’aux larmes.
Silencieuse, elle s’installa sous la lampe, à côté de la nourrice qui ravaudait ; et elle repassa ses leçons en pensant à autre chose. Puis, quand l’ancien douanier, qui venait de frapper, eût dit bonsoir et pris un verre de cidre avant de gagner le réduit qu’on lui donnait en bas :
— Allons, ma Charlotte !
Elles montèrent à la chambre. Encore fermer des volets, tirer des rideaux. La veilleuse est allumée. Toutoune est déjà dans son lit.
— N’oublie pas ta prière surtout !
La vieille se penche maternellement, embrasse les petites joues qui se tendent, machinales. Elle voudrait dire ce qu’il faut dire à ce fragile cœur délaissé.
— Ma Charlotte… commence-t-elle.
C’est une bien grande douceur d’avoir, dans sa vie, cette vieille femme attentive, affectueuse, et qui comprend bien des choses sans en avoir l’air. Mais la fillette peut-elle apprécier cela ? Cela c’est, pour elle, l’ordre naturel de l’existence. Cette enfant vit dans l’attente d’un miracle ; et, certes, la tendresse de Lacoste n’a rien de miraculeux.
Gâtée, assez autoritaire, sentant confusément son droit féodal, aidée dans ces instincts-là par l’esprit du pays qui est hiérarchique sans le savoir, et respectueux de l’ancien régime, Mlle Villeroy, propriétaire future du manoir de Gourneville, congédie un peu plus vite qu’il ne faudrait sa nourrice, par ces mots rapidement murmurés :
— Bonsoir, Nounou… J’ai bien sommeil !
Et, la lampe emportée aux mains de la vieille servante qui s’en va, Toutoune, dans le clair-obscur agité de la veilleuse, qui fait danser le camaïeu du bon vieux temps, recommence, les yeux grands ouverts, son pauvre petit songe, son pauvre petit songe.
III
ENDIMANCHEMENTS
Le clocher de Gourneville a trois cloches, comme les grandes églises. Ce matin, elles sonnent toutes trois à la volée, car c’est l’heure de la grand’messe. « Dimanche !… Dimanche !… » annonce le carillon à travers la campagne.
Les habitants sortent des quatre maisons du village ; et, dans les fermes lointaines, les carrioles sont attelées. Le clocher rassemble son troupeau. Les fermes se sont éloignées du village, par esprit d’indépendance paysanne. Elles gardent leurs distances. Elles vivent sur le vieil adage normand : Chacun cheuz sé.
Au manoir, Toutoune, entre les mains de la mère Lacoste, se laisse docilement endimancher. La nourrice lui a savonné la figure, avec la même ardeur qu’elle met à récurer les cuivres. Elle lui a également passé la brosse mouillée sur les cheveux. Le dimanche, il faut briller. Toutoune brille autant que la bassine à confitures. Son petit visage sans couleur est presque rouge sous le chapeau de village qui la coiffe, paille couleur de citron couverte de marguerites blanches et de nœuds roses. Deux rubans d’un bleu cru flottent au bout de ses nattes. Sa « belle robe », choisie en ville par la nourrice, est en broderie crème sur fond bleu de ciel. Des chaussettes blanches et des souliers jaunes terminent cet ensemble. Toutoune ainsi parée est véritablement un chien qu’on aurait déguisé, personnage des fables illustrées de La Fontaine.
La mère Lacoste l’enveloppe d’un regard complaisant. Cette toilette est riche, et digne d’une demoiselle.
— Maintenant, partons vite, sans ça, nous ne serons pas emmessées !
Mme Lacoste a mis son bonnet noir à brides et sa « taille » de cérémonie. Elle porte un gros livre de messe. Toutoune aussi.
Sur la route, échange de saluts avec les autres paroissiens. L’église, charmante vieillerie, s’élève dans un sombre jardin qui est le cimetière. Sous les arbres élégiaques, les tombes chevelues, avec leurs croix entremêlées, ont l’air d’être aussi venues à la messe.
Une petite église au milieu des espaces ruraux, une petite église, pierre sculptée et verre colorié, ombres et dorures, fleurs ferventes et précieuses cires, une petite église avec son clocher-fée au milieu des humbles toits de la vie agraire, semble vraiment le dernier refuge du merveilleux à l’agonie. Au bout des labours, au bout des chemins creux, voici l’encens et le latin, la musique vénérable, harmonium et plain-chant, et ces personnages rebrodés et dorés dont les mains consacrées appellent la divinité, suprême vestige, en pleine campagne de chez nous, de l’Orient miraculeux des rois mages.
Sans même chercher le sens de ce rapprochement, Toutoune, chaque fois qu’elle entrait dans le banc qui, depuis cent ans, était celui du manoir de Gourneville, se sentait saisie d’une sorte de joie sourde et lyrique. Des images confuses se formaient dans son esprit de petite fille. Elle se revoyait au temps des premiers vagissements de la pensée, quand le matin de Noël enveloppait la chambre de Paris d’une atmosphère enchantée.
L’Enfant Jésus dans la cheminée, les petits souliers débordants de paquets mystérieux, le sentiment d’un miracle accompli dans la nuit tandis qu’elle dormait, tout cela n’avait-il pas, jadis, ressemblé de très près à cette messe pleine de bercements et de scintillements, dont la longue liturgie, dont le parfum religieux l’enveloppaient ?
— Tu ne suis pas ta messe !… grondait tout bas Mme Lacoste en la poussant du coude.
La petite tête de chien déguisé replongeait dans le gros paroissien romain.
« Je me souviens bien de la nuit où j’ai surpris maman disposant les paquets dans mes bottines. J’ai bien compris, cette nuit-là, que l’Enfant Jésus, c’était maman. Mais je ne l’ai jamais dit à personne. Pourquoi ? »
La sonnette du petit clerc, impérieuse, faisait agenouiller tout le monde. Cela produisait, dans toute la nef, un bruit étouffé. Les petites filles de l’école chuchotaient. Toutoune se sentait d’une autre race qu’elles, une race qui avait son banc, orgueilleusement, tout près du chœur.
Au passage du pain bénit, une gourmandise mystique l’agitait. La messe est la satisfaction de quatre sens sur cinq : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût. Ces éléments païens, dans quel trouble peuvent-ils jeter les âmes !
Le sermon ânonnant, ennuyeux comme une leçon, faisait redescendre Toutoune de son langoureux paradis. La pauvre imagination, la piètre éloquence des prêtres de campagne et d’ailleurs, et cet esprit petit et politique qui les mène, quelle mesquine intrusion dans le grand charme des rites et canons hérités des siècles anciens, et chargés de toute la poésie du passé !
Toutoune, en sortant de l’église, ne savait plus où elle en était. Mme Lacoste lui ramenait en avant, d’un coup sec, son chapeau lourd et chaviré. De nombreuses voix villageoises saluaient encore.
— Bonjour Mam’zelle Villeroy !
Et l’enfant et sa nourrice rentraient au manoir, l’estomac creux, avec, aux tempes, la vague migraine des dimanches.
Le surlendemain de ce dimanche, Toutoune mit de nouveau sa belle robe et son beau chapeau. Mme Lacoste l’emmenait à la ville, dans la carriole du fermier. Elles y allaient de temps à autre, en vue de courses indispensables ; et c’était un grand plaisir pour la fillette.
La fermière et ses enfants, le valet qui conduisait, la nourrice, Mlle Villeroy, s’entassèrent.
Dans des cas semblables, on ajoute, au banc de la carriole, deux ou trois chaises de cuisine, sur lesquelles on s’installe tant bien que mal. Le banc avance et recule jusqu’à ce qu’on ait trouvé l’équilibre voulu.
— Y a trop de paquet derrière, disait le valet.
Enfin les brancards se trouvèrent à leur place le long des flancs du gros cheval pommelé, qui s’appelait naturellement Mouton, de même que toutes les juments de Normandie se nomment Bijou, et toutes les chattes Mousseline.
Le long des routes fraîches, sous le couvert des arbres épais, la carriole porta son monde. Toutes les têtes et tous les bustes oscillaient ensemble dans les tournants.
— J’vas en ville avec la pétite pour la chausser !… disait la mère Lacoste. Toutes ses câauchures sont en perdition.
La famille Lelandais, avec sourires discrets, répondit. Nulle familiarité ne naissait de ces voyages en commun. Ce n’est pas par esprit d’humilité que les Normands savent conserver leurs distances. Au contraire. Ces grands terriens ont en eux quelque chose de la morgue des hobereaux.
Du fond de la campagne, la grande route départementale descend jusqu’au cœur de la ville. Commencée en plein bois, elle va tout droit à la poissonnerie.
Dès qu’elle apercevait les premiers toits du petit port ardoisé, Toutoune battait des mains. Aller essayer des chaussures l’ennuyait énormément, mais elle savait que, pour finir, on irait faire un tour sur la jetée, et cette idée la transportait.
Le long de la jetée, il y a les barques à voiles, il y a le petit paquebot qui traverse tous les jours l’estuaire. Ce bateau, qui date des premiers temps de la vapeur, a deux grandes roues, une de chaque côté, qui font bouillonner l’eau verdâtre des bassins. Le cri de sa sirène déchire le cœur de Toutoune. Les odeurs du port et son va-et-vient, les vieilles maisons mirées profondément, les fumées, les bouées échouées, les pêcheurs en vareuse bleue, portant l’anneau d’or à l’oreille, tout cela parle de voyages, comme certains livres qui racontent les histoires des îles… Oh ! le cri de ce petit paquebot ! C’est comme cela que doit crier celui sur lequel maman s’embarque pour l’Algérie…
Une angoisse et un charme composent la nostalgie, cette chose qu’on aime et qui fait souffrir. Désir de partir, goût de rester, sanglot vers les absents, espoir qu’ils vont revenir, du trouble, du trouble, un trouble plus grand que celui du dimanche à la messe, les yeux qui ont envie de pleurer, la bouche qui voudrait sourire…
— Oh ! Maman !… Maman !…
Toutoune, les yeux remplis des couleurs de l’estuaire, sent vivre tout au fond d’elle les deux prunelles d’opale qu’elle a tant adorées déjà, qu’elle adorera toujours, si précieuses derrière la voilette noire qui les met en cage, tandis que le cher parfum sent bon tout autour du corsage lisse, sent bon et grise… grise…
Mme Lacoste, qui la tient par la main, veut lui faire remarquer des choses.
— Tu vois, s’il faisait plus clair, on voirait la jetée d’en face… Tu vois, ce que t’aperçois tout au bout de la côte, c’est le grand phare tournant… Tu vois…
Encore un bonheur avant de quitter la ville. Mme Lacoste a coutume de s’arrêter à l’hôtel de l’Écu d’argent, pour y faire goûter la petite, et prendre elle-même un café. Dans la salle basse et saure, aux fenêtres à guillotine pleines de barques et d’eau vaseuse, Toutoune voit dans l’ombre, au-dessus des petites tables où l’on s’assied pour boire, deux grandes gravures poussiéreuses, et qui se font pendant sur le mur noir de crasse.
Welcome et Farewell. C’est de l’anglais. On ne comprend pas. Mais cela représente une dame et sa petite fille, démodées toutes deux, habillées comme on l’était vers 1860, toutes petites toques et grosses coiffures dans un filet, robes compliquées et festonnées, bottines qui ne ressemblent pas à celles que Lacoste vient d’acheter pour Toutoune. Sur l’une des gravures, la dame fait des adieux, avec son mouchoir, à un bateau qui s’en va. Sa petite fille, debout sur un parapet, la tient en pleurant par le cou. Sur l’autre gravure, la dame est en deuil, la petite fille a grandi, le bateau s’approche…
— Oh ! maman !… Maman !… répète encore une fois, sans savoir pourquoi, l’enfant nostalgique.
Et elle sait que, passées les distractions du retour en carriole avec la famille Lelandais, elle retrouvera, parmi les brouillards de sa petite âme, ces deux gravures qui la font tant rêver, et ce cri du paquebot qui lui fait si mal, et l’eau glauque du port, et les toits vieillots, et l’odeur saumâtre, et les reflets, et les fumées, tout cela, tout cela dont le mystère la bercera, la tourmentera, la charmera, la harassera jusque dans son sommeil.
IV
IL ÉTAIT UNE FOIS
« La maman de ta maman ? Elle était très belle, oui. Je ne l’ai pas beaucoup connue, puisqu’elle est morte, malheureusement, après deux ans de ménage et que je ne faisais que d’entrer au service de la famille par mon mariage avec le garde-chasse. Mais tous les anciens du village te parleraient d’elle. Les beaux yeux qu’elle avait !… Comme ceux de ta mère, d’abord. Il y avait eu bien des histoires au manoir, à l’époque, vu que nos messieurs de Gourneville n’entendaient pas laisser une de leurs demoiselles épouser un fiancé sans noblesse. La mère de ta maman, Marie de Gourneville, avait fait caprice du côté de Rouen. M. Gautrin était un jeune homme de conduite, et riche. Il venait voir la famille le dimanche, dans sa voiture à grelots. Il faisait trois jours de voyage pour ça, et logeait en ville, à l’hôtel. Mais les parents ne voyaient pas ça d’un bon œil, à cause de son nom. Dans le temps, on avait des idées comme ça. Alors Mam’zelle de Gourneville, quand elle en a eu assez, elle est allée se jeter dans la grande mare de la ferme, que tu connais. Je t’aurais déjà conté tout ça, mon bézot, mais tu ne me demandais rien. Tu étais trop petite pour chercher la racine. Te voilà plus haute, à c’t’heure, et vieuillie. T’auras dix ans à la chandeleur.
« Donc ta grand’mère (puisque c’était ta grand’mère) s’étant noyée, comme je te dis, par désespoir d’amour, les parents, une fois repêchée, lui ont cédé. Queu belle noce au manoir ! Je m’en souviens comme d’hier. J’étais déjà d’âge, m’étant mariée tard. La traîne de la mariée était longue à recouvrir une acre ; le curé doyen était venu de la ville, et les invités suivaient tertous ; il y avait jusqu’à des messieurs de Paris, avec leurs dames à dix-huit volants. Tout ça pour voir mourir la petite femme deux ans après, en mettant au monde son poulot qu’était donc ta mère.
« Je venais d’avoir, à trente ans, un éfant qu’était venu mort. On m’a donné le poulot. C’est comme ça que j’ai été la nourrice de ta maman.
« La mort de Marie Gautrin avait bien contrarié la famille. Un des messieurs en est trépassé de chagrin sur le coup. Et puis, comme ta mère attrapait ses trois ans, et comme son père, M. Gautrin, s’était remarié d’une fille de Paris, on a mis la petite dans les mains de ses grands-parents, qu’étaient donc M. et Mme de Gourneville. Ceux-là l’ont gardée jusqu’à leur mort, qui n’a pas tardé ; et ta mère est passée à Mme Pierre de Gourneville, sa grand’tante, la tante Dorothée, qu’on l’appelait, qui te l’a expédiée dans un couvent de Paris. Aux vacances, elle venait queuquefois au manoir, mais pas souvent, parce que Mme Pierre de Gourneville préférait son château près Rouen. Et puis, presque tout l’été, ta mère le passait en Angleterre, dans une famille qu’était bien convenable. Ça fait qu’on ne la voyait presque pas. Elle était bien jolie itou, ta mère, oh oui ! À l’âge qu’elle a maintenant, une bonne pièce de trente-cinq ans, tu vois si elle est encore bien, ma Marie-Ange ! On ne croyait pas qu’elle se marierait. Mais au moment de coiffer sainte Catherine, voilà les amours qui parlent pour M. Villeroy, ton père. La vieuille tante de Gourneville a fait bien des hélas, car elle avait toujours espéré que Marie-Ange redeviendrait noble par épousailles. Mais elle a eu peur de la mare, et elle n’a pas essayé de dire non. Elle était pourtant guerrière. C’était une vieuille vivante, une Normande qu’avait pas froid à l’œil. Mais elle a donné consentement tout de suite, et voilà comment ta mère, Marie-Ange Gautrin, s’est mariée de Charles Villeroy. Moi qu’avais eu le malheur de veuver (puisque mon homme avait été tué à la guerre), et qu’avais pas eu d’autres éfants, je suis restée au service de ma Marie-Ange, et je l’ai suivie à Paris où tu es venue au monde. Dame, on ne t’attendait pas si tôt !… Tu n’avais pas deux ans que ton arrière grand’tante de Gourneville décédait, et laissait le manoir à ta mère, avec une bien grosse fortune. C’est comme ça que te voilà chez toi ici, ma Charlotte ; car le testament de défunte Mme de Gourneville expliquait comme ça que le manoir qu’elle donnait était pour toi plus tard. Ton papa et ta maman ont leu’z affaires de l’autre côté du monde, et ils ne tiennent pas tant que ça à la campagne. Alors, moi qui suis bientôt assez vieuille pour faire un mort, et qui n’ai jamais eu que les enfants des autres, me voilà chargée de remplacer ici ton père et ta mère, en attendant que ce soit leû fantaisie de revenî prendre leur particulier à Gourneville.
« …S’ils reviendront un jour pour de bon ?… Mais oui, ma Charlotte. Ils ne t’emmènent pas avec eux parce que ça ne vaut rien pour les éfants de courir le flot. Mais ils pensent bien à toi, va ! Tu vois bien que tu ne manques jamais de rien, que tu as des atours, et de l’instruction, et tout ce qu’il faut. Et moi qui ai connu toute la famille, je ne suis pas une étrangère auprès de toi. Je sais mieux te poulotter que d’aucunes qui auraient plus de façon que moi. Et puisque tu es montrée en même temps par Mamzelle Calpelle, tu deviendras une demoiselle aussi conséquente que d’autres. Et puis, ayant été élevée sur ton bien, tu l’aimeras comme l’aimaient tes anciens ; et tu seras une vraie Gourneville, marchez !
« Maintenant, voilà la sombreur qui tombe. Je commençons octobre, et les jours s’en vont du mauvais côté. Je vas allumer la lampe, et tu vas t’amuser avec ton beau livre d’images, que t’a envoyé ta maman, en attendant de travailler à tes écrits pour Mam’zelle Calpelle. Et si tu as froid, je ferai, dans la cheminée, une belle bourguelée de feu pour chauffer tes petits pieds.
« Pour qui que tu pleures, ma Charlotte ?… T’as de l’ennuyance de ta maman ? Tu ne sais pas ?… On ne sait pas toujours ce qu’on a. Mais tu es trop pétite pour connaître ça. Tiens ! voilà ton beau livre. Regarde les images… Regarde les images. Je dirai à la mère Lelandais qu’elle te rapporte de ville, demain matin, un gentil sucre d’orge. Là… c’est fini. Voilà tes yeux sequés. Regarde comme c’est joli ce qu’il y a dans ton livre. Lis, ma Charlotte, lis… Il était une fois… »
V
LA BELLE SURPRISE
Octobre promenait sa torche à travers bois. L’automne normande éclatait comme un incendie.
Sur le grand vert des prés, couleur exaspérée et claire, des feuilles de feu, toutes rondes, restaient posées au hasard de la chute. Et les branches des pommiers se tordaient au-dessus, empoisonnées par l’automne, en proie à toutes les chimies. Un ciel bas et gris traînait. Des flaques luisaient sur les routes.
Toutoune, en blouse tricotée de laine, des sabots aux pieds, prenait sa récréation de l’après-midi parmi ces beaux ravages. Elle marchait tout doucement, et comme au hasard ; mais elle savait bien où elle allait.
Passée la barrière de la ferme Lelandais, elle ne fut pas trouver la fermière à la laiterie ou du côté du potager. Elle laissa la maison à sa droite, prit le grand clos où sont les bestiaux ; et traversant les vaches rousses et blanches, elle se dirigea vers le fond, là où stagne, entourée d’un demi cercle d’arbres, la grande mare désordonnée, recouverte en partie d’une lisse couche verte, hérissée de roseaux, avec de grandes places dégagées où nagent les feuilles des nénuphars.
Les arbres, bouquets morts, commençaient à s’effeuiller sur l’eau trouble. Dans la boue épaisse du bord, le bétail avait laissé des empreintes fourchues.
Toutoune ne risqua pas ses petits sabots là-dedans. Elle alla plutôt du côté des branches qui surplombaient, à la découverte d’une fourche commode, pour y grimper et s’asseoir au-dessus de l’eau.
Ce fut avec peine qu’elle s’installa. Maintenant, accrochée parmi les lichens barbus et la mousse courte, elle passait sa tête entre les brindilles, et regardait l’eau compliquée.
« C’est là que Marie Gautrin, ma grand’mère, qui était alors une jeune fille de dix-huit ans et s’appelait Gourneville, était venue se jeter pour mourir… »
Toutoune rêvait en silence. Cette chose qu’elle ignorait trois jours auparavant, s’était passée il y avait longtemps, longtemps, alors que, dans le manoir dont le toit bleu s’apercevait au loin sous un morceau de vigne-vierge toute rouge, résidait la famille de Gourneville, — sa famille.
« Elle a dû chercher l’endroit le plus haut, comme moi. Moi, c’est pour regarder seulement. Elle, c’était pour se noyer. »
Un léger frisson courut dans le dos de la fillette. Elle serra plus fort, dans sa petite main délicate, la branche à laquelle elle se tenait. Et elle cherchait à se représenter Marie Gautrin, avec ses beaux yeux laiteux pareils à ceux de maman, et son habillement qui devait ressembler à ceux des deux dames qu’on voit sur les gravures de l’hôtel de l’Écu d’argent.
La couche verte de la mare, largement écartée à un endroit, semblait avoir été crevée par la chute de Marie Gautrin. Toutoune regarda longtemps cela. Puis elle dirigea ses yeux peureux vers le toit du manoir.
La famille de Gourneville… Il y avait des oncles, des tantes, le père, la mère, beaucoup de monde. C’était ceux-là, tous ceux-là qui, dans la maison, avaient laissé la trace de leurs existences. Dans la maison, il restait un charme. Étaient-ce les oncles, qui jouaient sur le grand billard dont personne ne se servait plus ?… Était-ce la grand’tante de Gourneville, qui, dans sa jeunesse, avait choisi la belle bergère et les jolis fauteuils du fumoir ? Était-ce pour les fiançailles de Marie Gautrin qu’on avait accroché dans le salon les affreux et adorables rideaux de peluche des fenêtres ?… Qui donc avait chassé les cerfs dont les têtes empaillées ornaient les murs ? Qui jouait de ce cor accroché ? Lequel des messieurs avait fait cette collection de papillons, encore si fraîche sous la vitre poussiéreuse ?
La nourrice ne savait pas les détails. Personne ne connaissait par le menu l’histoire de tout cela, tout cela qui serait un jour l’héritage de Toutoune, sa « légitime ».
Un amour plein d’orgueil fit battre le cœur de la petite. Comme elle remerciait la vieille dame de Gourneville, dernière du nom, qui, dans son testament, avait dit que le manoir devait revenir à Charlotte Villeroy !
Son regard redescendit vers la mare sinistre. Une horreur subite de la mort l’arracha de son arbre. Trébuchant sur ses sabots, elle retraversa l’herbage, sous les pommiers en décomposition. Il lui semblait qu’elle n’avait jamais bien regardé son paysage de tous les jours. Depuis les paroles de la nourrice, le passé dont jamais l’enfant ne s’était souciée, semblait envahir le manoir et ses dépendances, reprendre son immense place dans les pièces démodées, dans le parc à l’abandon, dans les prés restés les mêmes, sur les routes vides et fuyantes, sous le ciel changeant où se succédaient les couleurs des saisons.
De par la sorcellerie des mots, Toutoune, à présent, se sentait liée à son ascendance. Le mot Gourneville prenait, pour elle, un sens inconnu. Le manoir, qu’elle avait toujours aimé, devenait, pour la petite descendante, une maison hantée, hantée par l’esprit de la famille, demeure mystérieuse du bon vieux temps. Abandonnée des siens, l’enfant allait peu à peu faire la connaissance de l’âme de sa vieille maison, cette âme grand’mère qui nous accueille et nous berce quand nous n’avons personne pour nous aimer.
Une fraîcheur de nouveauté faisait briller les yeux singuliers de la petite fille sans beauté. Des curiosités inattendues lui venaient. Elle essaya tout à coup de courir, malgré ses sabots, pressée d’aller revoir, à l’un des bouts du parc, la balustrade familière qui dominait la route déserte.
Elle y arriva tout essoufflée, et se pencha comme pour voir quelque chose.
À cette même place, les messieurs et les dames de Gourneville s’étaient appuyés, causant entre eux ou rêvant devant la splendeur des labours étendus jusqu’à l’horizon. C’était sûrement là que Marie Gautrin s’accoudait, tout émue, dans l’attente de son amoureux, quand il arrivait de Rouen dans sa voiture à grelots, comme l’avait raconté la nourrice. C’était là que, dans l’ombre portée des vieux vases de guingois, elle avait longuement combiné son suicide, et pleuré les larmes de son amour contrarié.
L’après-midi, langoureusement, disposait ses ombres sous les arbres jaunes. Entre deux nuées, une nappe de soleil tombait sur les dorures d’octobre. Du roux pâle au rouge foncé, la gamme rutilante de l’automne montait et descendait les arbres et les haies. Des sureaux chargés de grains noirs et des ronces portant leurs mûres foncées, ornementaient la broussaille enflammée, buisson ardent au bord de la route. Et l’immensité violette des labours exhalait comme une vapeur mauve, montée de la terre pesante, humide et retournée.
Le clocher lointain sonna trois heures. Toutoune s’attardait dans ses songes, dans ses songes indécis d’enfant, incapable de classer, de composer les fantasmagories de l’imagination, de fixer les charmes de la sensibilité. Les enfants sentent sans analyser, et c’est pour eux un bienfait et un malaise. Ce n’est qu’à l’âge adulte que nous reprenons les brouillons de l’enfance pour en faire quelque chose, — quand nous n’avons pas tout oublié.
Toutoune entendit un grondement au tournant de la route, et se pencha plus encore pour voir ce phénomène : une automobile.
Même pendant la belle saison, il n’en passait jamais par là. Gourneville, comme beaucoup de coins normands, restait attardé dans les siècles d’avant le nôtre. Il est bien des terres de mon pays où l’on ne soupçonne même pas encore les traces de la Révolution.
C’était une belle limousine toute neuve, assez semblable, pour la forme et la couleur, à la voiture à grelots guettée jadis par Marie Gautrin. La science moderne a donné d’invisibles ailes aux berlines de nos grands’mères, et les promène sans chevaux sur les routes, voitures enchantées qu’une fée toucha de sa baguette.
Toujours en attente du merveilleux, la petite âme ne s’étonna pas trop. La limousine jaune et noire qui fonçait sur la route n’arrivait-elle pas du fond des songes, appelée par l’intense rêverie de Charlotte Villeroy ?
Elle va passer. Elle passe… Elle est passée…
Non ! Elle s’arrête !… Elle s’arrête à la grille du parc ! Une panne ?… Vite, courons voir !… Comme c’est amusant !…
Toutoune a pris ses sabots à la main pour courir plus vite, et bondit sur ses chaussons mous qui laissent les pieds sentir au passage tous les cailloux et toutes les bosses.
À la grille du parc, elle s’immobilise, intimidée. La limousine achève de stopper dans les feuilles mortes. La portière s’ouvre.
Toutoune, devenue toute pâle, pousse un grand cri.
— Maman !…
Derrière Mme Villeroy qui descend en riant, s’esquisse la silhouette de Charles Villeroy.
— Maman !… Papa !…
Ruée sur sa mère, la petite lui saute au cou, sa grande bouche montrant toutes ses dents de petit animal. On ne sait pas si elle rit ou sanglote. Penchée, la jeune mère se laisse bousculer un instant. Ses yeux d’opale s’égaient derrière la chère voilette noire, si longue, qui les met en cage, et tout son parfum est là, bien plus puissant que celui du mouchoir secret, et la douceur de ses fourrures enveloppe la petite fille ivre.
— Eh bien !… Voilà une surprise, Toutoune !… Et ton père ?… Tu n’embrasses pas ton père ?…
La grande moustache frôle les joues enfantines.
— Bonjour Toutoune ! Ça va bien ?… La mère Lacoste est à la maison ?…
Retournée à sa mère, la petite se cramponne à son bras. Mme Villeroy passe la petite porte de la grille rouillée, sa fille serrée contre elle. M. Villeroy, resté derrière, donne des ordres au chauffeur.
— Tu vois, Toutoune, nous avons une auto, maintenant ! C’est commode pour venir te voir ? Nous sommes partis de Paris ce matin.
— De Paris ?… fait Toutoune.
— Mais oui ! Nous y sommes rentrés depuis quatre jours. Nous n’avons pas écrit, puisque nous devions venir. Nous y passons l’hiver, cette année.
— Oh ! maman !… Mais tu ne vas pas repartir ce soir, dis ?…
Mme Villeroy, tout en avançant dans la cour d’honneur, l’enfant accrochée à ses fourrures, se mit à rire encore.
— Tu ne voudrais pas, Toutoune !… Nous resterons trois ou quatre jours ici. Nous sommes venus…
Elle ne cherche même pas à cacher son éclatant égoïsme :
— Nous sommes venus pour chercher quelques meubles qui ne font rien au manoir, et qui seront très bien à Paris. Nous avons pris le goût de la brocante, depuis quelque temps. Tu ne sais pas ce que ça veut dire… Mais tu ne peux pas te figurer comme c’est amusant ! C’est ton père qui a décidé de venir chercher les meubles…
Les enfants sentent sans analyser, et c’est pour eux un bienfait et un malaise… Toutoune ne sait pas pourquoi, tout à coup, elle baisse la tête sans plus avoir envie de rien dire.
Mme Villeroy continue, frivole et dégagée :
— Maintenant que je commence à mieux savoir, je m’aperçois comme l’appartement est mal arrangé. Je vais tout refaire… (c’est joli tout de même, ces couleurs d’automne…). Tu comprends, nous comptons recevoir beaucoup, cet hiver…
Elle se tourne vers l’enfant, la séduit d’un grand regard d’azur pâle derrière la longue voilette noire, et dit :
— Un jour, on viendra te chercher en auto pour t’emmener à Paris… Quand tout sera installé. Tu pourras bien prendre quinze jours de vacances ?… À ton âge, ça n’a pas d’importance.
— Oh maman !…
Toutoune illuminée, sent descendre en elle le miracle, le miracle toujours espéré.
Lacoste, tout au bout de la cour d’honneur, devant la porte du manoir, se fait un abat-jour de sa main pour chercher à comprendre ce qu’elle voit venir dans l’avenue.
Et comme une gamine, Mme Villeroy crie à tue-tête :
— Bonjour Nounou !
Ce furent trois jours de tohu bohu, d’emballages, de ravages dans la maison. Les beaux fauteuils et la bergère du fumoir, la petite table-bouillotte du salon, une pendule, un grand meuble marqueté, toutes les miniatures, le grand lit bateau de la chambre conjugale, même la commode de la chambre de Toutoune, tout cela remué, dérangé, arraché des vieux coins du passé, secoué par les mains du chauffeur et du maître, fut cloué, comme dans des cercueils, entre des planches. L’auto faisait sans cesse des voyages du manoir à la gare de la ville.
La nourrice hochait la tête, retenant des réflexions. Toutoune, fascinée, suivait partout sa mère, prise dans le remous de son parfum, sans même s’apercevoir qu’on pillait sa « légitime ». L’histoire de Marie Gautrin, les messieurs et les dames de Gourneville, tout était oublié. Maman était là, maman promettait de revenir chercher Toutoune en auto, maman riait, maman sentait bon…
— Vous comprenez, nounou, vous mettrez les meubles de jardin et les vieux rebuts du grenier à la place de tout ça… Au reste, tout ça, ce sont des vieilleries sans valeur. Ça m’amuse, c’est tout.
Mais l’auto vertigineuse repartie, emportant les deux voyageurs parmi des flots de paroles et des mouchoirs gentiment agités, la vieille femme, restée avec Toutoune sur le seuil silencieux, secoua lentement sa tête coiffée du bonnet blanc de sa longue servitude, et murmura, gronda plutôt :
— Est tes affaires qu’on t’emporte, ma Charlotte. Et défunte Mme de Gourneville aurait point aimé ça, marchez !
Mais la petite, redressée, indignée, véhémente, amoureuse :
— Puisque c’est à moi, c’est à maman ! Et elle peut bien tout prendre si ça l’amuse !
Cependant, lorsqu’elle rentra dans la maison et retrouva les vides poussiéreux laissés par les meubles emportés, un grand serrement de cœur l’avertit qu’il arrivait un malheur au manoir. Alors elle se dépêcha de dire tout haut, pour elle-même, et toute sa joie lui revint comme un flot impérieux :
— Maman viendra me chercher en auto pour m’emmener à Paris !
Elle devinait qu’elle allait maintenant vivre de cette promesse. Elle était encore trop petite pour s’apercevoir que ses parents la retrouvaient et la quittaient avec la désinvolture qu’on a pour des animaux, et qu’elle était vraiment pour eux, pauvre Toutoune, un petit chien.
VI
L’ATTENTE
Pendant plus de huit jours, elle vécut éblouie encore, parfumée encore. Triomphante, elle promenait son bonheur sur les routes tragiques de l’arrière-saison, au vol étincelant et silencieux de sa bicyclette.
Les leçons et les devoirs, bâclés plus encore que d’ordinaire, la faisaient pourtant souffrir plus que jamais. Une agitation heureuse l’empêchait de rester deux minutes en place. Et le sourire de ses dents de petit loup mettait une lueur dans son visage enfantin, si curieusement nuancé de beige, et qui semblait, en toutes lettres, avoir été passé dans la même teinture que ses deux grosses nattes sèches et que ses yeux bizarres.
Au manoir, Mme Lacoste réparait en bougonnant le désordre laissé par le passage pillard du papa et de la maman.
Une table de rotin remplaça bientôt la commode de Toutoune, un rocking-chair la bergère du fumoir. Retrouvées dans le grenier, quelques pauvres chaises, recouvertes d’un velours rouge mangé des vers et pisseux, prirent la place des délicats fauteuils, bois ouvragés et soies anciennes.
La pendule, le meuble de marqueterie et le lit bateau restèrent sans remplaçants. Une des tables rondes de l’office, sous un tapis moderne, fut mise dans le salon, à l’endroit de la table-bouillotte enlevée avec le reste.
« Ce sont des vieilleries sans valeur… »
Rapidement, les jours raccourcissaient. Toutoune, obligée de rentrer de bonne heure, s’impatientait dans la maison hermétique du soir, sous la grosse lampe triste.
— Maman va revenir me chercher !
Au bout de huit jours, elle commença d’abandonner ses courses à bicyclette, car les routes étaient défoncées par les averses nocturnes. Superstitieuse, elle prit peu à peu l’habitude de passer ses heures de liberté près de la balustrade de pierre, entre les vieux vases moussus, comme si le fait de s’y accouder eût dû lui ramener l’auto miraculeuse que ses songes avaient attirée une fois déjà, du fond des horizons silencieux. Et tandis que, la tête en avant, l’oreille tendue, elle regardait le tournant de la route, elle ne savait pas, la petite passionnée, qu’elle était pareille, à peu de choses près, à cette Marie Gautrin qui l’avait tant fait rêver.
Cependant, au crépuscule, elle rentrait chaque jour un peu moins triomphante.
— Il faut laisser à madame le temps d’arranger ses appartements de Paris… disait la nourrice, non sans ironie amère.
De grandes pluies diurnes vinrent enfin empêcher toute sortie. Ce fut derrière les petits carreaux du manoir que l’enfant dut guetter ce ronflement de moteur qui ne se faisait jamais entendre.
La sombre maison, dans le suprême désespoir de novembre, enveloppa d’une humidité suintante le chagrin commençant de la petite Villeroy. La nourrice, après l’avoir cherchée partout, la retrouvait dans sa petite chambre, collée à la fenêtre, et les yeux en larmes.
— Tu vas avoir froid, ma Charlotte !… Viens avec moi te chauffer en bas ! Tes poupées sont toutes seules, tu sais bien ! Viens ! Je te donnerai des petites chiffes pour les habiller. Et puis j’ai retrouvé ton jeu de cartes. Nous allons jouer à la bataille !
Or, comme un grand froid sec suivit les pluies, Lacoste disait, le soir, en fermant les volets :
— J’vois un cerne autour de la lune. Y va blanc-geler cette nuit. Ça commence à croûter.
Et les ténèbres de l’hiver descendirent sur la nature, comme un grand malheur irréparable.
Sous la lampe, allumée à trois heures, Toutoune, le front dans les mains entre ses nattes pendantes, tout en plongeant dans sa grammaire, tendait tout de même l’oreille sur les bruits possibles du dehors. Mais elle savait bien maintenant que c’était fini, que maman ne viendrait plus.
« Nous recevrons beaucoup cet hiver… »
Elle entendait encore la voix douce annonçant ces fêtes. Des images joyeuses passaient. Comme ils devaient rire, les yeux laiteux, au milieu des belles réunions de l’après-midi, pleines de mouvement et de bruit, comme elles devaient briller, la nuit, les robes de bal…
Mme Lacoste :
— Tout de maême ! Alle ne nous écrit pas souvent, ta maman, mon por’ tit quin !
Une lettre vint pourtant à la longue : « Nous sommes en bonne santé… J’espère que Toutoune est sage… Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, donc tout va bien au manoir… »
Il y avait diverses recommandations. Il y avait : « Nous embrassons Toutoune… » Et c’était tout. Pas une allusion au beau voyage promis.
Le charme, qui chaque jour avait décru, s’en alla tout entier après cette lettre-là. C’est alors que Toutoune, en rôdant par les pièces, connut enfin le dommage fait au manoir par le rapt des meubles chéris, arrachés de leurs places vénérables. Attardée devant la table de rotin, le rocking-chair, les pauvres chaises de velours rouge, elle sentit qu’il s’était fait là quelque chose qui n’était pas bien. Ces meubles sans valeur que ses parents avaient enlevés, elle les aimait, pourtant. Et le désastre de leur disparition lui faisait mieux comprendre encore celui de sa petite âme.
Les jours passaient l’un après l’autre. Avec les gelées, un peu de féerie était revenue sur la terre. Toutoune emmitouflée alla visiter les aspects nouveaux du dehors, les pommiers en sucre candi, l’herbe givrée, tous les clinquants de l’hiver.
Au bord de la mare prise d’un seul bloc, elle eut d’assez étranges petites pensées. Le spectre de Marie Gautrin venait peu à peu reprendre sa place au manoir, dans le parc, le long des prés, au tournant des routes. Les messieurs et les dames de Gourneville réapparurent dans les rêveries de l’enfant délaissée.
Mais la neige et ses amusements prodigieux finirent bien par forcer la petite figure à rire. Toutoune fit un bonhomme dans l’avenue de hêtre. Elle se battit à coups de grosses boules blanches avec le jeune valet de la ferme. Et même, sur la mare hantée, elle organisa des glissades.
Vigoureusement, le manoir d’hiver reprenait ainsi possession de sa frêle habitante, encore que le soir la vît, assise au coin de la grande cheminée de la cuisine, fixer sur les sept couleurs de la flamme un regard malheureux de Cendrillon.
Aux environs de la Noël, la nourrice fit atteler la carriole, et prit Toutoune avec elle pour des courses à la ville.
Les magasins brillaient de jouets, de sapins enguirlandés, de sabots en sucre et de petites bougies. Une animation générale courait les rues cabossées, parmi le froid qui faisait fumer les haleines.
En rentrant le soir, la mère Lacoste dit :
— C’est après demain dans la nuit que le petit Jésus va descendre…
Et sa voix et son air étaient si affirmatifs, que Toutoune fut prête à douter une fois de plus. Oui ou non avait-elle, jadis, à Paris, surpris sa mère plaçant dans les petits souliers nocturnes ces paquets pleins de jouets et de bonbons inattendus ?
Il y avait du merveilleux dans l’air. Toutoune se mit à croire à l’on ne sait quel miracle. Peut-être… peut-être, le matin de Noël… peut-être que maman allait venir ?
Mais la pauvre âme paysanne de Lacoste était si peu subtile que la bonne femme mit, dans le sabot soigneusement placé devant la cheminée, la poupée vue et longuement détaillée deux jours plus tôt en ville, au bazar de la Ménagère.
Assise dans son petit lit matinal, en développant le paquet qu’elle pouvait croire, à défaut de mieux, envoyé du moins par sa mère, Toutoune, froissée sans le savoir par un si grossier merveilleux, se mit brusquement à sangloter.
Et, comme la nourrice, qui n’y comprenait rien, demandait avec stupéfaction : « Qu’est-ce que t’as, ma Charlotte ?… » l’enfant, se laissant tomber dans l’oreiller, répondit de toute son âme qui se souvenait du beau Noël d’autrefois, à Paris, répondit, à travers les hoquets et les larmes, tandis que la poupée décevante lui tombait des mains, répondit ce petit mot douloureux, ce petit mot d’enfant, ce petit mot qui voulait tout dire…
— J’aimerais mieux maman… Oh !… J’aimerais mieux maman !…
VII
DU NOUVEAU
Les perce-neiges perçaient la neige. Elle était étendue sur toutes choses, et sa blancheur bleue remplaçait partout, avec une exactitude étrange, le vert touffu de l’été. Des herbages blancs, des branches blanches, un autre monde était né dans les mêmes paysages. Pouvait-on croire les prochaines violettes de mars en préparation là-dessous ?
Toutoune, résignée maintenant, avait adopté sa déception. La malheureuse âme humaine sait de bonne heure s’adapter aux tristesses dont la vie se charge de la gorger. L’enfant sans trop le savoir, attendait les joies du printemps pour la consoler. D’une année sur l’autre, surtout quand on est petit on oublie les enchantements des saisons. Comment le bois mort de l’hiver allait-il jamais pouvoir faire des feuilles ? Et par quel miracle lent les pommiers blancs de février allaient-ils devenir les pommiers blancs d’avril ?
La réverbération de la neige jetait une lumière froide jusqu’au fond des pièces du manoir. L’hiver était la seule saison où l’on y vit clair dans la demeure.
Près du feu qui ne cessait plus de flamboyer dans la grande cheminée de la cuisine, Toutoune, rentrée de ses courses et de ses jeux dehors, venait sécher ses chaussons sortis des sabots et réchauffer ses petites mains bleues. La nourrice lui avait installé, tout contre l’âtre, une petite table. Là dessus, Toutoune étudiait sans entrain, ou bien cousait pour ses poupées.
L’immense sabot de Noël envoyé en retard par sa mère, et qui était de bois colorié recouvert de mica scintillant, servait de boîte à ouvrage, maintenant qu’il était vide de ses bonbons. Un ours de peluche haut comme un enfant, un jeu de construction, considérable chose, une boîte à musique compliquée et riche, portant des personnages qui dansaient, toutes sortes d’autres jouets encore étaient arrivés au manoir, au moment du ier janvier, dans une caisse bourrée de copeaux, cadeaux des parents sans cœur à leur fille orpheline. Peut-être pensaient-ils qu’en dépensant tout à coup beaucoup d’argent pour elle, ils remplaçaient l’irremplaçable.
Toutoune venait d’imaginer une robe pour son ours, devenu tout de suite le favori. Les volets fermés à l’instant, la lampe allumée, supprimaient subitement tout ce qui traîne dans les maisons, entre chien et loup. Et l’intimité du soir était douce, si frileusement resserrée dans cette cuisine pittoresque, tandis que le grand hiver du dehors soufflait sous les portes comme une bête.
— Nourrice, dit Toutoune, tu vas me tailler la robe. Ce sera joli, n’est-ce pas, ce bout de velours noir ? Tu vois ?… Ça fera juste l’affaire. Et je mettrai, dans le bas et sur les manches, une garniture de dentelle…
Un coup dans la porte d’entrée.
— Oh mon Dieu !…
Toutoune est devenue blanche, la nourrice cramoisie. Qu’est-ce que c’est qu’on vient d’entendre ?… Elles sont seules dans le grand manoir, sans armes, loin de tout.
Les mains en suspension sur son ouvrage, la petite fille regarde, assise en face d’elle, la vieille qui tient ses ciseaux en l’air. Elles n’osent remuer ni l’une ni l’autre, et la même épouvante leur fait ouvrir la bouche toute grande.
Encore un coup sourd. Elles n’ont pas eu le temps de pousser leur seconde exclamation. La corne de l’automobile, impérieuse et pressée, semble, dehors, répéter avec agacement : « Mais voyons ! Ouvrez donc ! »
Le cri que lance Toutoune change de signification. Elle a bondi, jetant tout par terre :
— Maman !
— Ah !… par exemple !… fait la nourrice, qui court.
Vite, vite, ôtons les barres, tirons les verrous ! Toutoune tient le mieux qu’elle peut la grosse lampe, pour éclairer la vieille dont les mains tremblent.
Tout de même, avant d’ouvrir :
— Qui est là ?… demande la vieille.
Oh ! voix douce de maman derrière la porte !…
— C’est moi, Nounou ! N’ayez pas peur !
La lumière des phares aveugla soudain le vestibule. Arrêtée au bas du perron, en pleine neige, elle était donc venue jusque là sans être entendue, l’auto vertigineuse, l’auto plus belle que les carrosses des contes, l’auto qui ramenait maman !
Une longue silhouette enveloppée de zibelines, voilée d’écharpes, monta les marches. Passant la lampe à la mère Lacoste, Toutoune s’était précipitée dans le froid.
— Maman ! Maman !
Les mains accrochées, la tête dans la zibeline, dans les écharpes, dans le parfum, elle remonta les marches à reculons, faillit tomber dans le vestibule, se rattrapa, mêla sa petite voix folle aux exclamations. Et, sautillante, elle essayait d’embrasser encore, à travers les écharpes refermées, le visage frappé de froid qui brillait à travers.
Enfin, craintive, et regardant autour d’elle avec un calme subit :
— Et papa ?
Lacoste fit :
— Tiens ! C’est vrai !… Et Monsieur ?
La douce voix trembla.
— Je suis seule.
Un silence. Puis :
— Vite ! Vite !… Allons près du feu ! Je suis glacée… Il fait un froid… Le mécanicien va nous poser la valise dans le vestibule, et puis il retournera au garage de la ville…
La mère Lacoste éclairait. Mme Villeroy pénétra dans la cuisine, s’approcha rapidement du feu, tendit ses mains gantées, avança l’un de ses étroits pieds guêtrés. Elle frissonnait sous ses écharpes, qu’elle releva, d’un grand mouvement, sur son visage. Les yeux précieux apparurent. Illuminée par la flamme, la jeune femme avec le détail de ses élégances, fut debout toute devant Toutoune qui la regardait de bas en haut.
Elle avait jeté son grand manchon sur la table, parmi la couture. La mère Lacoste, à côté, replaça la lampe. Puis, rapprochée parlant entre ses dents :
— Monsieur est point là ? J’en reste jugée !…
Comme Mme Villeroy ne répondait rien :
— Est-y qu’ madame aurait eu des mots avec lui ?…
— Oh nounou !… Si vous saviez !…
Une montée subite de larmes déborda des prunelles laiteuses. Deux lourdes gouttes, suivies de plusieurs autres, serpentèrent sur les joues poudrées, cherchant la bouche qui tremblait nerveusement.
Mme Villeroy, rageuse frappa du pied.
La nourrice venait de saisir au bras la jeune femme.
— Madame !…
Toutoune sentit son cœur s’arrêter de battre. Maman qui pleurait !
Le mystère de la vie des grandes personnes épouvante et consterne les enfants. Ils savent d’avance qu’ils ne comprendront rien à ces drames qui se passent au-dessus de leur tête, dans un domaine ennuyeux, abstrait, qui n’est pas le leur, qui n’est pas le monde imagé, frais, le monde qu’habitent ces poupées qu’ils chargent de rêves, qu’animent ces jeux tout vibrants d’originalité.
Les grandes personnes ne jouent pas. Comme ce doit être triste ! Ce qui les amuse ou leur fait de la peine est absolument inintelligible. Les livres et les journaux qu’elles lisent sont plus arides que les grammaires et les arithmétiques, les conversations qui les intéressent sont tellement vides de sens, au point de vue enfantin, que, positivement, les petits ne les entendent pas.
Toutoune n’existait plus pour sa mère et la nourrice. Cependant, à cause de l’innocente présence, elles continuèrent à parler bas.
La petite fille ne chercha même pas à entendre. Cachée dans l’ombre de sa mère, — une ombre très noire à cause du feu, — debout contre la jeune femme debout, elle prit un bout d’écharpe qui traînait, et, le tenant contre sa bouche, elle pleura sans bruit, puisque maman pleurait.
— Si vous saviez, nounou !…
Comme elle était orpheline, elle aussi, tout à coup, se plaignant avec véhémence à cette vieille servante qui la tenait au bras !
Des mots parvinrent jusqu’à Toutoune enfouie dans l’écharpe et l’ombre.
— Il me trompe… J’ai découvert tout… Son cercle… Il est parti pour Londres avec elle. Elle veut le faire divorcer… On m’a tout dit… Il y a huit ans qu’il a des maîtresses… Il joue… Il fait des dettes…
Et ce mot revenait sans cesse, dans un sanglot : divorcer.
« Des maîtresses ?… » Toutoune évoqua Mlle Calpelle. Est-ce qu’on a des maîtresses quand on est un monsieur ?…
« Il joue… » À quoi pouvait-il jouer, M. Villeroy ?
Brusquement la jeune femme se retourna, saisit la petite aux épaules, et la serrant contre elle :
— Mais moi, j’ai ma fille ! Je vais la ramener à Paris ! Elle ne me quittera plus ! Quand il reviendra de Londres, il la trouvera. Ce sera bien fait ! Et puis, comme ça, on ne pourra pas clabauder. Vous pensez bien qu’ils vont chercher tout ce qu’ils pourront pour me mettre dans mon tort !
La nourrice répondit tout bas quelque chose. Mme Villeroy s’écria :
— Dès demain matin, Nounou ! Vous nous rejoindrez à Paris plus tard, si je vois que je peux y rester.
Toutoune avait bien compris cette fois. C’était son sort qui venait de se décider. Sa mère la reprenait. Elle allait désormais vivre avec sa mère, à Paris, et l’avoir pour elle toute seule. Quand papa reviendrait, on le chasserait. L’éternel intrus dont elle avait peur ne serait plus jamais, jamais là.
Elle leva la tête pour regarder, à travers ses larmes, le visage de sa mère. Elle leva la tête vers l’énigme de la vie. Et le bonheur descendit en elle si profondément que, pour le mieux sentir, la petite fille ferma les yeux.
Quand, le lendemain matin, ayant timidement frappé, Toutoune pénétra dans la chambre de sa mère, celle-ci, assise devant ses belles brosses, tous ses beaux bibelots devant elle, se retourna.
Un peu de feu dans la cheminée égayait la grande chambre où manquait le lit-bateau remplacé en hâte par une vieille ferraille du grenier.
Toutoune, prête à partir, sortait d’entre les mains de Lacoste, qui l’avait revêtue, pour aller à Paris, de sa robe des dimanches, laine verdâtre, de son manteau rouge qui était « en si belle marchandise », de sa fourrure grise achetée au bazar de la Ménagère, de son chapeau de satin bleu ciel à pompon de soie.
Le visage de Mme Villeroy, ravagé par une nuit de larmes, et dont les yeux cernés paraissaient plus pâles que jamais, manifesta tout à coup, à la vue de Toutoune ainsi parée, une brusque gaieté.
Avec un petit rire, elle dit :
— Ma pauvre fille !…
Et ce fut tout. Puis, sans lâcher sa houppe :
— Viens m’embrasser tout de même…
Lacoste entrait. Il y eut des piétinements et des paroles. Dehors, l’auto ronfla sous la fenêtre. Un grand battement de cœur secouait Toutoune. Mme Villeroy mettait son chapeau, disposait ses divines écharpes.
— J’y suis ! Descendons !
Au moment de refermer la portière de la limousine, Mme Lacoste dit, une fois encore :
— Au revoir ma Charlotte.
Et la petite vit soudain pleurer le vieux visage réticent. Des larmes dans les rides d’un tel masque, c’était terrible.
Saisie, la petite se rendit compte, seulement en cette minute, de la cruauté de son départ. Il y avait donc tout de même de la tristesse dans l’aventure magnifique ?… Oui, puisque la nounou pleurait comme cela, puisque maman, hier, avait sangloté…
Quand la voiture passa la grille du parc, collant sa tête à la vitre fermée, l’enfant put apercevoir une dernière fois son manoir, tout blanc dans le paysage tout blanc ; et le déchirement de tout son être fut tel qu’elle faillit jeter un grand cri. Mais, retombée contre sa mère, pelotonnée, le cœur gonflé d’exaltation, elle ne voulut pas admettre cette douleur qui venait de la poignarder. Maman était venue la chercher, maman l’emportait à Paris !
Heureuse et déchirée, ivre de joie et désolée, sentant à la fois tout cela se ruer en désordre dans son âme de petite fille, elle s’abandonna sans défense, et, dans le vertige de la course folle, se laissa silencieusement emporter vers sa destinée.
VIII
TOUTOUNE À PARIS
Les yeux dilatés, Toutoune regardait tout autour d’elle, encore sous le coup de cette montée en ascenseur qui l’avait saisie.
Au sortir de l’auto sombre, de la longue nuit noire, les clartés de l’électricité, dont l’appartement était inondé, la stupéfiaient avant toute chose ; car la lampe du manoir et les bougies qu’on y promenait, avaient habitué sa vue à la lumière restreinte et jaune de l’ancien temps.
Mme Villeroy, pendant un instant, regarda sa fille, et s’en amusa.
— Ça te plaît ici, Toutoune ?
La petite n’eut pas le temps de répondre. La femme de chambre noire et blanche entrait au salon.
— Le bain de madame est prêt.
— Vous direz à Juliette de s’occuper de la petite, Adèle.
Plantée là, toute seule au milieu des éblouissements, Toutoune, enveloppée par la tiédeur des radiateurs, n’osait plus faire un pas sur le tapis épais.
Le piano à queue, couvert d’une étoffe d’or, l’hypnotisa d’abord. Ensuite elle remarqua les fleurs des vases, chrysanthèmes grands comme des bouquets, roses blanches comme elle n’en avait jamais vu, même en juin, à Gourneville. Des tableaux, des objets, des livres précieux dans deux bibliothèques, ces rideaux de soie rose pâle qui tombaient de si haut, ce divan immense couvert de peaux de bête et de coussins extraordinaires, elle n’avait jamais imaginé pareil spectacle.
Comment ne s’était-elle pas souvenue de tout cela ? Maman avait dû changer d’appartement. Elle avait oublié de s’en informer.
Petite villageoise impressionnée, elle risqua tout de même un pas du côté du piano. Et, tout à coup, elle sursauta.
Devant la cheminée où flambait, malgré les radiateurs, un joli feu de bois emprisonné dans des revêtements de fonte noire compliqués de sujets Louis XV, elle venait de reconnaître, disposés en rond, à la place d’honneur, les fauteuils et la bergère du manoir, tels qu’ils avaient été pris, avec leur vieille soie déteinte à raies, et leurs petites fleurs effacées.
Un élan la jeta vers ces vieux amis-là. Pourtant elle retrouvait à peine leur physionomie, dans ces flots de lumière, parmi ces richesses. Étonnée qu’ils fissent si bonne figure là-dedans, elle se disposait à s’asseoir sur l’un d’eux…
— Ah !… fit-elle.
Sur la cheminée, la pendule de Gourneville la regardait avec son cadran rond comme la lune. Le sujet, les guirlandes, tout cela, nettoyé, brillait comme des merveilles. Et c’étaient, en effet, des merveilles. Mais Toutoune n’en savait rien.
Une personne, qui devait être Juliette, entra sans bruit, sur ces tapis feutrés qui faisaient qu’on marchait partout comme en rêve.
— Si mademoiselle veut venir…
Emmenée dans une chambre illuminée, Toutoune, parmi de nouveaux étonnements, fut dépouillée de son paletot rouge, de sa fourrure grise et de son chapeau bleu ciel. Elle vit sa petite malle ouverte, ses affaires sorties et posées sur le lit mousseux et blanc qui, probablement, serait le sien.
— Si mademoiselle veut se laver les mains…
Elle faillit dire : « Ce n’est pas la peine ! » À Gourneville, on se lavait les mains une fois par jour, et c’était tout.
Devant le beau lavabo, ses petites pattes dans la cuvette précieuse, elle eut le sentiment qu’il fallait dire quelque chose d’aimable à cette Juliette qui s’occupait d’elle.
Elle tourna son visage sans couleur, leva ses yeux drôles, et demanda :
— Vous êtes la bonne, vous ?
La fille eut un sourire que retenait le respect des maîtres.
— Je suis la fille de cuisine… dit-elle.
— Ah ?… dit Toutoune sans comprendre. Et l’autre bonne, qu’est-ce qu’elle est ?
— C’est la femme de chambre.
Puis :
— Il y a aussi le chef, et puis le maître d’hôtel, et puis le mécanicien, que mademoiselle connaît déjà.
— Tout ce monde-là pour deux personnes ?… remarqua Toutoune, qui s’apprivoisait vite.
La jeune fille se mit à rire. Mais elle reprit son sérieux, tout un protocole sur la figure.
— Mademoiselle changera-t-elle de robe pour dîner ?…
— Il y a donc du monde ?… dit Toutoune. J’ai déjà ma robe des dimanches.
— Toutoune ?…
La voix de maman appelait, du fond des clartés.
La petite s’élança.
— Par ici, mademoiselle, par ici !…
Guidée par la fille de cuisine, qui la laissa sur le seuil, elle se retrouva dans le salon, et resta pétrifiée d’admiration sur place. Sa mère, en tea-gown blanc, était debout au milieu, apparition enchanteresse.
— Mais entre donc, Toutoune ! Qu’est-ce que tu attends ?…
La petite mit un pied devant l’autre avec peine, fut enfin près de la cheminée, près de sa mère. Et, d’un geste gauche, étranglée d’émotion, elle tâchait, sans quitter des yeux Mme Villeroy, de s’asseoir, de s’enfoncer dans l’un des vieux fauteuils de Gourneville.
— Oh ! fais attention !… s’écria la jeune femme. Ne t’assieds pas là ! Tu vas m’abîmer ma soie ancienne. C’est très précieux, tu sais !
Toutoune se retourna. C’était bien un des fauteuils de Gourneville.
La femme de chambre apportait un mouchoir. Mme Villeroy se tourna vers elle, comme pour la prendre à témoin, comme pour s’excuser d’avoir pour enfant une petite fille comme cela, habillée comme cela.
— Elle est élevée par ma nourrice et à la campagne, dit-elle en manière d’explication.
Quand elles furent de nouveau seules :
— Viens ici, Toutoune.
Une belle main aux ongles pareils à des bijoux souleva la petite main jaune de Toutoune. Mme Villeroy, assise, examina les ongles douteux de l’enfant.
— Toutoune, il faudra apprendre à te laver, ma fille…
Un nouveau petit rire lui fit des yeux gais pendant un instant.
— Et puis il faudra que je t’habille. Nous irons faire des courses demain, toute la journée.
Un silence suivit, puis il y eut une ombre à la porte, et le maître d’hôtel annonça :
— Madame est servie…
Le beau couvert… Les fleurs… La salle à manger luisante… Les plats compliqués… Le service… Toutoune n’avait pas faim, non.
— Toutoune !… s’exclamait la voix douce avec tout un scandale dans l’inflexion.
Mme Villeroy poursuivait, à mesure qu’elle s’apercevait de ces choses :
— Mais voyons, mon chéri, est-ce qu’on met sa serviette comme ça ?… Est-ce qu’on tient sa fourchette en l’air ?… Est-ce qu’on pose ses bras sur la table ?… Est-ce qu’on mange la bouche ouverte ?… Est-ce qu’on fait un bruit pareil ?…
Sous le regard impassible du valet, statue noire devant le buffet, Toutoune, éperdue de honte, retenait une envie d’éclater en sanglots.
Mme Villeroy n’avait donc encore jamais remarqué comme était sa fille ? L’enfant regretta presque, pendant le temps que dura ce dîner terrible, la présence antipathique de son père. Quand il était là, sa femme ne regardait que lui, ne s’apercevait de rien. Maintenant, seule en présence de sa mère, dans un tel décor, Toutoune sentait avec force sa paysannerie de petite fille des champs, élevée par Mme Lacoste. Avec quelle humiliation amère elle souhaitait être, ce soir, attablée dans la cuisine du manoir, en face de la pauvre nourrice !
Après le dîner, retournée au salon avec la jeune femme, la petite, éperdue de timidité, n’osant pas s’asseoir, n’osant pas parler, n’osant pas regarder, n’osant même pas sentir le parfum qui venait à elle, essaya seulement de répondre sans trop bredouiller aux questions posées par la voix douce.
Au bout d’un moment, Mme Villeroy dit :
— Je vais lire les journaux. Toi, fais ce que tu voudras.
Et quand les yeux bleus et pâles furent absorbés dans la lecture, la petite, en se traînant, presque en rampant, fut s’asseoir sur un tabouret de pieds, devant le feu.
« Nounou… pensa-t-elle, qu’est-ce qu’elle fait ce soir, toute seule dans sa cuisine ?… »
Un grand étonnement triste lui venait de n’être pas heureuse, ce soir, après l’enivrement de ce départ. C’était donc là ce qu’elle avait, avec tant de fièvre, attendu depuis des mois, accoudée à la balustrade de Marie Gautrin, ou bien derrière les petits carreaux de sa chambre au camaïeu tout usé ?
La femme de chambre, encore une fois apparue, demanda d’une voix contenue :
— Faut-il coucher mademoiselle ?…
Mme Villeroy leva la tête un instant, au-dessus de son Figaro déplié.
— C’est ça. Couchez-la. Elle doit être fatiguée.
Elle tendit sa joue, distraitement :
— Bonsoir, Toutoune…
Et l’enfant, ayant effleuré peureusement la tempe aux beaux cheveux noirs bien lissés, suivit docilement Adèle, qui, sur le pas de la porte, s’effaça pour la laisser passer.
Elle s’était endormie instantanément, malgré tout, dans son lit raffiné. La surprise du réveil, le lendemain matin, ne dura pas longtemps. Et, tout de suite, le cœur se fit lourd dans la petite poitrine.
Vous m’avez emportée, toute grelottante de tendresse, vers mon rêve, mon grand rêve, mon long rêve d’enfant. Et voici que mon premier matin de joie est un matin désespéré. Oh ! dureté de ceux qui ne comprennent pas, qui ne sentent pas les enfants, qui ne se penchent pas sur leur petite âme sans paroles, éperdue, et sensitive jusqu’à la douleur…
Ce fut encore Adèle qui vint lui donner son déjeuner. Ce fut elle qui lui prépara ce tub mystérieux, qui la mit toute nue, la savonna, la frotta au gant de crin, l’habilla, lui fit ses nattes auxquelles elle mit d’autres nœuds.
Est-ce qu’à Paris on se lave souvent comme cela, tout entier, avec tant de savon ? Est-ce que cet effarant gant de crin et cette eau de Cologne sont toujours de la partie ?
— Mademoiselle n’ira pas trop du côté de la chambre de madame. Madame ne sonne qu’à dix heures.
Savait-elle seulement où se trouvait cette chambre ?
Elle resta dans la sienne, par prudence, et regarda derrière les rideaux. Elle était dans le quartier de l’Étoile, et l’ignorait profondément. Mais le bruit proche des Champs-Élysées la laissa pendant une demi-heure aux écoutes.
Sa fenêtre donnait sur une belle cour neuve. Elle s’ennuya longtemps à regarder cela.
Comme il faisait chaud, chez maman ! Elle ne comprenait pas ce qu’étaient les radiateurs. Sa robe verdâtre, sa belle robe des dimanches, l’étouffait. Alors, à Paris, c’était tous les jours dimanche ?
Ayant sauté d’un pied sur l’autre pendant un moment, elle eut l’idée d’aller s’arranger les ongles. Sa figure sans couleur ne rougissait jamais ; sans quoi elle se fut sentie pourpre de honte en pensant à tout ce qu’elle avait entendu la veille.
Enfin le carillon de la sonnerie électrique la fit sursauter. L’appartement s’anima de bruits de pas et de voix. La porte de la chambre s’ouvrit.
— Madame est réveillée, dit la femme de chambre, et demande mademoiselle.
Emmenée, Toutoune, les tempes battantes, fut introduite ; Mme Villeroy, couchée, téléphonait, un vague sourire aux lèvres, et ne regarda pas sa fille.
La conversation dura, réponses à des questions qu’on n’entendait pas. Toutoune, d’émotion, remuait ses épaules et piétinait sur place.
La chambre de maman, dans son désordre parfumé, la séduisait. Et qu’elle était belle, dans son lit brodé, dans sa chemise de nuit de batiste rose, dans ses dentelles, qu’elle était belle, maman, avec ses yeux d’opale occupés d’autre chose, avec sa natte noire tombée sur son épaule, qu’elle était belle, maman, qu’elle était inaccessible et captivante !
L’appareil enfin raccroché :
— Bonjour, Toutoune ! Eh bien !… Viens m’embrasser, ma fille !
Les yeux bleus avaient pleuré cette nuit.
— Allons ! grimpe ! Assieds-toi sur le lit ! Tu as bien dormi ?
Quand la petite fut là, dans la chaleur, dans la mollesse, dans la bonne odeur :
— Tu as été tubée ce matin, hein ? Adèle m’a raconté ça. Tu sais, Toutoune, il faut devenir une petite fille très soignée. Sans ça tu ressembleras à ton père. Il est désordre ! Il est négligé !… Si tu savais la peine que j’ai eue à le dresser !
Elle se tut, le regard plein de songe, en hochant la tête et se mordant la lèvre.
Toutoune avait tressailli. Ressembler à son père ?… Toute la rancune instinctive qu’elle nourrissait contre celui-là, qui lui avait, d’avance, volé sa mère, se réveillait en elle.
— Je vais m’occuper beaucoup de toi, maintenant, Toutoune. Cet après-midi, nous allons sortir. Je vais d’abord t’habiller. Plus tard, nous te trouverons un cours, ou un lycée… Tu verras ! Tu verras ce que je ferai de toi !
Le tourbillon de Paris autour de l’auto fut un étourdissement de toute la journée. À travers les magasins, dans les maisons de couture, la petite Villeroy suivit sa mère, la tête perdue, et comme retenant son haleine pour ne pas effaroucher le bonheur qui semblait enfin venir.
— Je n’aime pas le « tout fait », disait Mme Villeroy. Mais enfin tu ne peux pas rester une minute de plus fagottée comme ça…
Et Toutoune revint de ses courses, le soir, vêtue en petite Parisienne, sarrau de velours noir brodé, dans le haut, de couleurs bulgares, petit paletot sauvage de civette rayée, longues jambes noires, bonnet sombre d’où sortaient sa petite figure de bois, ses lourdes nattes, encore une fois changées de nœud.
Mme Villeroy jouait à la poupée. Toutoune transformée, elle se prit, lorsqu’elles se retrouvèrent, au retour, dans la voiture, à lui sourire gentiment. Elle commençait à reconnaître, en sa fille ainsi troussée, une petite volaille de sa race.
Débonnaire dans son inaccoutumance absolue de l’élégance, Toutoune se laissait faire sans essayer d’avoir aucune opinion. Tout ce qu’on lui mettait sur le dos lui semblait peut-être bien extravagant, mais elle se défendait de même le remarquer.
Lingerie, bas, gants, bottines, on avait acheté de tout. On avait commencé des commandes de robes, de chapeaux, de manteaux, avec une espèce de rage. Et c’était de la rage, en effet, qui guidait la mère, rage de penser à autre chose, et aussi d’organiser une sorte de vengeance vis-à-vis du mari volage qui trouverait, en rentrant au foyer, une nouvelle et attentive tendresse, la tendresse maternelle, remplaçant celle dont il se croyait si sûr.
Le soir, Mme Villeroy, surexcitée, se mit, après le dîner, au piano.
— Tu aimes la musique, ma fille ?
Elle avait décidément trouvé le joujou nouveau qui la distrairait de son chagrin.
Toutoune, hors d’elle à force de joie, écouta longtemps sa mère lui jouer les Novelettes de Schumann, les Mazurkas de Chopin, et aussi, pour l’amuser, la Boîte aux Joujoux de Claude Debussy.
— Je te ferai apprendre le piano aussi, tu verras !
Toutoune ne s’endormit que tard, accablée par trop de bonheur.
Les trois jours qui suivirent se passèrent en nouvelles courses.
Toutoune, bousculée par cette crise maternelle, ne trouvait jamais à placer un mot, un seul des mots qu’il eût fallu dire pour exprimer la passion qui lui faisait mal, et depuis si longtemps. Maman la fascinait et l’épouvantait. Et puis, comment reprendre pied au cours de ces journées hachées, de ces soirées trépidantes ?
Le quatrième jour :
— Tu n’as pas apporté tes joujoux ? Je vais t’en acheter d’autres, va, ma fille !
Le cinquième jour, elles allèrent chez le photographe à la mode. On y prit huit ou dix poses différentes, la mère et l’enfant joue à joue. L’attente des épreuves fit palpiter la petite.
Le sixième jour, Mme Villeroy sortit seule, invitée à un thé dansant. Toutoune passa son après-midi parmi ses jouets, et avec les bonnes. Elle attendait fiévreusement sa mère pour le dîner. Mais celle-ci téléphona qu’on la gardait chez ses amis, improvisation à la dernière minute.
La soirée de Toutoune fut désemparée. Seule devant le feu sur le tabouret de pieds, tandis que la femme de chambre somnolait ailleurs, elle s’aperçut tout à coup qu’elle n’avait même pas écrit un mot à la mère Lacoste.
Le lendemain, Mme Villeroy se mettant à table, déclara :
— Aujourd’hui, nous nous occuperons du cours d’éducation.
Mais elle se rappela que c’était « son jour ».
Toutoune parut au moment du thé.
— Elle ne vous ressemble pas !… dirent les dames avec toute une désapprobation dans la voix, et même quelques rires moqueurs.
Des messieurs plaisantèrent Mme Villeroy transformée en mère de famille.
— Ça ne vous va pas !…
Quelqu’un demanda :
— Votre mari construit-il beaucoup de maisons à Londres ?…
La rosserie ricanait sur les visages. Toutoune, encore maladroite, renversa les petits fours, que sa mère lui avait dit d’offrir, sur la robe d’une dame, qui fut tachée.
À table, Mme Villeroy, redevenue sombre, ne parla pas. Le joujou neuf était déjà cassé.
Cependant, un matin, comme l’enfant sortait de son tub, les épreuves du photographe arrivèrent, et la fillette, en les regardant, devint pâle de plaisir.
Nuageuse et retouchée, la figure de Toutoune, si tendrement posée contre celle de sa mère, avait l’air, presque jolie, de sourire dans l’idéal.
Quand elle fut dans la chambre de maman :
— Elles te plaisent ?… dit Mme Villeroy d’une voix morne. Alors je t’en ferai faire deux ou trois de chaque, et tu les prendras toutes si tu veux.
Et, sans encore remarquer les nuances d’un détachement aussi rapide que l’engouement qui l’avait précédé, Toutoune, une fois de plus depuis ces quinze jours enchantés, songea, dans sa petite âme épanouie :
— Tout ça c’est trop beau pour moi ! c’est trop beau pour moi !
Trop beau pour elle…
On sort de table. Toutoune est allée mettre son bonnet, son manteau sauvage. Le couturier a donné rendez-vous de très bonne heure.
Un coup de sonnette bouscule la maison. Des pas. Des voix. Une clameur. La porte du salon a claqué. Le bruit d’une dispute violente change en pierre le visage enfantin.
— Papa est revenu !
Seule dans sa petite chambre, essoufflée de terreur, elle se mord la main avec force, les yeux agrandis. Qu’est-ce qui va se passer, mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il faut faire ?…
Pendant un quart d’heure, l’enfant reste dans cet état, dans cette pose. Elle ne sait pas quel malheur a séparé ses parents. Elle sait seulement que papa est coupable et maman indignée, et que maman a dit qu’elle chasserait papa quand il reviendrait.
Un éclat de voix plus violent a fait bondir la petite. Sans savoir ce qu’elle va faire, elle se précipite, entre dans le salon. Elle a cru que maman était en danger.
Tous deux sont debout face à face, les yeux creux, la bouche tordue.
— Un goujat !… Un goujat !… Voilà tout ce que tu es !… crie Mme Villeroy, le visage tendu, pâle comme une morte.
M. Villeroy s’est retourné. Il regarde Toutoune entrer en courant, Toutoune qui crie et qui pleure, comme font tous les misérables enfants, quand la vie les jette parmi les scènes de leurs parents.
Il a bondi sur elle. Il la prend par les épaules et la repousse, en quelques bourrades, jusqu’à sa petite chambre où il l’enferme à clé.
Combien de temps resta-t-elle à donner des coups de pieds, à appeler, à sangloter derrière sa porte ?
La nuit était tombée. Toutoune, quand elle écoutait un instant, n’entendait plus rien. Un effroi glacial courait dans ses veines. Qu’était-il arrivé dans la maison ? Est-ce que papa…
La clé tourna dans la serrure. M. Villeroy, souriant, ouvrit la porte.
— Viens, Toutoune ta mère t’appelle.
La tête basse, la bouche béante d’étonnement, la fillette suivit son père. Il la conduisit, à travers l’appartement éclairé, jusqu’à la chambre de maman. Elle vit cette dernière installée dans un fauteuil, et fumant une cigarette. Elle s’était beaucoup poudrée pour essayer de cacher la trace de ses larmes. Et ses cheveux étaient lisses.
— Écoute, ma Toutoune, dit-elle tout doucement, maintenant que ton père est revenu, tu vas pouvoir retourner à Gourneville. Je ne suis plus toute seule, maintenant. Et Paris, tu sais, ce n’est pas du tout sain pour les petites filles. Nous allons envoyer une dépêche à la mère Lacoste, et elle viendra te chercher demain.
IX
LE RETOUR
La mère Lacoste avait voyagé toute la nuit, par des trains incommodes, pour arriver à l’aube à Paris.
Elle trouva Toutoune, dans sa petite chambre luxueuse, aux mains de la femme de chambre qui achevait de l’habiller. L’enfant avait fait ses adieux, la veille au soir, à ses parents.
Elle avait peu dormi. Outre le chagrin immense, mais encore informe, qui la bouleversait, elle était impressionnée d’avoir à se lever et partir en pleine nuit. Le jour ne paraît que tard, au mois de mars.
À la clarté brutale des ampoules, le visage de Lacoste, insolite, parut dans la porte. Il n’y eut pas beaucoup de paroles. On ne devait pas faire de bruit, de crainte d’éveiller la maison.
Dans l’auto qui les emportait vers la gare, la nourrice se préoccupa seulement de la valise et des paquets. Prendre le billet de Toutoune, trouver le quai voulu, faire porter les colis, quel affolement !
Installées et seules dans leur compartiment de premières, le train en marche, Mme Lacoste sembla, pour la première fois, revoir enfin Toutoune.
Elle l’enveloppa d’un coup d’œil rapide qui détaillait tout, le bonnet, le manteau de civette, les longs bas noirs sous la robe écourtée. Et, la main sur la bouche, elle eut cette exclamation normande qui signifie stupéfaction et moquerie :
— Hélâ !…
Puis, anxieuse :
— Est-ce qu’y t’ont mis tes autres hardes dans la valise, au moins ?
— Je ne sais pas… répondit Toutoune d’un air morne.
Et elle se tassa contre les capitons, le nez à la vitre.
Elle allait avoir le temps, maintenant, de digérer l’étourdissante aventure. Mais, avant toute chose, ce qu’elle sentait en elle, jusqu’au fond d’elle, c’était une obscure et vaste humiliation.
La nourrice, éreintée, s’endormit.
Le voyage se poursuivait. Le jour s’était levé lentement, aurore étouffée sous des nuages. La campagne commençait à changer d’aspect.
Réveillée au changement de train, la mère Lacoste se rendormit dans le nouveau wagon. On était maintenant en pleine Normandie.
En montant dans la carriole du fermier, conduite par le jeune valet, Toutoune ouvrit les narines. L’odeur de son pays commençait déjà.
La campagne fut bientôt gagnée. Alors l’enfant eut une émotion en voyant le premier printemps, petits bourgeons serrés, ciel clair, lumière fraîche.
L’air mouillé de la route l’éventait, au grand trot du cheval Mouton. C’était un accueil charmant, une surprise. Elle avait quitté la campagne en pleine neige. Sans transition, elle la retrouvait presque printanière. Les oiseaux chantaient si fort qu’on les entendait à travers le bruit de la carriole. Et ces petites voix étaient un délicieux rafraîchissement pour l’âme.
En passant la grille, en apercevant le manoir, Toutoune retint un sanglot.
— Tu dois avoir bien faim, mon bézot !… dit la mère Lacoste, comme elles entraient dans la cuisine.
Mais la fillette ne répondit rien. Elle était étrangement pressée de revoir sa demeure. Pendant que la nourrice allumait le feu, préparait le déjeuner, elle courut vite à travers tout le manoir.
Le petit relent de champignon qui traînait partout la surprit. On ne connaît pas l’odeur d’une maison quand on ne la quitte jamais. On n’en connaît pas non plus la couleur. Qu’il faisait sombre au manoir ! Toutoune remarqua comme la poussière régnait, comme les murs étaient crasseux. Les vieux rideaux de peluche du salon la stupéfièrent. Quinze jours de Paris l’avaient initiée déjà. L’ordre est une élégance. Toutoune avait fait connaissance avec l’élégance, et elle ne pouvait plus l’oublier.
Un coup d’œil vers le billard, les têtes de cerf, le cor de chasse, la collection de papillons… Elle se sentit attendrie par ces choses. On ne les lui avait pas prises, celles-là, comme sa bergère, ses fauteuils, sa pendule, sa table-bouillotte et le reste. En pensée, elle revit ces vieux meubles triomphant à Paris. Ils avaient une belle destinée, eux !
Un froid humide remplissait les pièces, dont presque tous les volets étaient fermés. La petite frissonnait. Elle avait fait connaissance également avec la tiédeur, certes.
Quand elle fut attablée devant la mère Lacoste, près du grand feu de la cuisine, elle fut frappée de la pauvreté du couvert, de la grossièreté de la table de bois sans nappe, et aussi des manières paysannes de la pauvre vieille. Le dos droit, les coudes au corps, sa serviette sur les genoux, elle exagérait la bonne tenue enseignée à Paris.
— Dès qu’il fera plus chaud, dit-elle, je mangerai dans la salle à manger.
Et Lacoste, sans répondre, l’enveloppa d’un regard un peu sournois.
Elles ne parlaient pas du séjour à Paris. Elles reprenaient la vie où elles l’avaient laissée. La nourrice sentait peut-être qu’il ne fallait rien dire à cette enfant mortifiée, qu’on lui renvoyait comme un paquet. Peut-être aussi son silence était-il une protestation contre tout ce qu’elle désapprouvait, sans vouloir en faire part à l’enfant pour ne pas l’animer contre ses parents.
Après le déjeuner, au lieu de courir dehors, Toutoune, laissant la vieille à ses occupations, retourna rôder dans la maison. Elle monta jusqu’au grenier. Elle savait bien ce qu’elle cherchait.
Quand elle redescendit à la cuisine, la vieille somnolait encore, le menton sur la poitrine, au-dessus d’un raccommodage. Pauvre nourrice ! Comme on l’avait fatiguée !
— Te voilà, ma Charlotte ?… dit-elle en s’éveillant.
— Nounou, s’écria la petite, j’ai trouvé dans le grenier un vieux bain de siège qui doit venir de la grand’tante de Gourneville. Tu vas me le descendre. Ça me servira de tub.
— Qu’est-ce que tu prêches ?… fit la vieille, interloquée.
Toutoune, avec quelque importance, donna des explications. Une surexcitation singulière faisait briller ses yeux. Mais la nourrice, quand elle eut compris, se frappa dans les mains d’indignation.
— Voilà ce qu’y t’ont appris à Paris !… Alors tu prétends te clapoter tous les matins, avec la froid qu’il fait ? Tu prendras la riême et la pulmonie, voilà tout !
Toutoune fut songeuse deux secondes, puis conclut :
— Je me tuberai devant le feu, dans la cuisine.
Les haussements d’épaules et les bougonnements ne la firent pas céder.
— Au lieu de nous éluger avec ton vieux potin de bain de siège, tu ferais mieux d’aller faire un court tour avant la soirante !… remarqua la mère Lacoste.
Et l’enfant, sur sa bicyclette, se retrouva jetée en pleins champs, comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé dans sa vie.
Elle avait ôté soigneusement sa jolie robe de velours, son bonnet, ses beaux bas, ses souliers de luxe. Avec un plaisir amer, elle retrouvait son costume de tricot, son paletot de tous les jours, son vieux béret. Somme toute, au manoir, elle était parfaitement indépendante, quoique encore si jeune. Après les mille petites contraintes de Paris, protocole, surveillance des femmes de chambre, remarques de maman, n’était-elle pas, ici, la châtelaine-enfant, qui donnait des ordres et qu’on respectait ?
Ce sentiment, mal démêlé parmi le chaos enfantin, lui fit un peu de bien. Il y avait une telle souffrance au fond d’elle ! Maintenant son cœur était serré, semblait-il, pour jusqu’à la fin de la vie.
« Ils m’ont renvoyée… »
Une honte sombre lui faisait baisser la tête. Comme son pauvre petit triomphe avait été vite rabattu ! Et dire qu’elle avait pu, pendant quinze jours, croire que l’intrus, en rentrant dans la maison de maman, n’y redeviendrait pas immédiatement le maître !
Elle n’en voulait pas à maman. Pourquoi ?… Mais elle discernait une douleur particulièrement lancinante, parmi le cauchemar de son malheur. Elle ne lui donnait pas de nom. Elle ne savait pas encore que la jalousie existe.
Les champs avaient à peu près gardé leur aspect d’hiver. Les pommiers frémissaient à peine, en attente de leurs fleurs. Mais, au retour, en passant au crépuscule du côté de la balustrade, Toutoune, parmi le bruit des oiseaux qui se couchaient, découvrit une violette. Et tout le printemps entra dans sa poitrine avec le petit parfum.
Elle s’accouda, triste geste familier. Dans l’ombre des vieux vases chavirés, elle revenait donc de son rêve, la petite fille !
Ses yeux fixèrent longtemps le tournant de la route.
— Ils m’ont renvoyée…
Le jour tombait vite. Poussant sa bicyclette, elle rentra doucement au manoir, gênée par sa violette qu’elle avait très peur d’abîmer.
— J’vas allumer la lampe…
Encore un malaise, encore une réadaptation à faire. Est-il possible que Toutoune, avant d’aller à Paris, n’ait jamais remarqué combien cette lampe était sinistre ?
Cette heure a toujours été la mauvaise heure. Le désespoir du petit cœur se fait tout à coup intolérable.
Toutoune regarde la mère Lacoste qui commence à coudre, les paupières baissées, les pieds au feu.
Deux pas hésitants, une tête qui tombe, qui tombe… Et, tout à coup, l’enfant se précipite. Les bras jetés sur les genoux de la nourrice, le visage caché contre le corsage dur, elle éclate en sanglots.
— Oh ! mon bézot !
La nourrice a pris la petite par les épaules, et, toujours enfouie, la serre avec force contre elle. Elle ne demande rien. Elle est vieille. Elle peut bien comprendre ce que c’est qu’un cœur qui crève.
Au bout d’un long silence, elle murmure simplement :
— Y-t’ont fait de la peine, à Paris, hein ?
Et les larmes qui se glissent enfin dans les rides du vieux visage tombent une à une sur la tête ronde, dans les cheveux couleur de foin de la petite désolée.
X
PRINTEMPS
Pommiers d’avril, miracle exact, luxe annuel de la campagne normande ; pommiers d’avril, forêt de corail blanc et rose au-dessus des herbages verts ; pommiers d’avril, fragilité suspendue dans l’air acide, fraîcheur immaculée éclose en plein ciel pâle ; pommiers d’avril, lustres éphémères, épanouissement rond sorti des branchages noirs de l’hiver ; pommiers d’avril, floraison sans feuilles, cages de fleurs où chantent les oiseaux de Dieu, pommiers d’avril, multipliez vos pétales, ouvrez vos milliers de petits cœurs, répandez votre frêle parfum, laissez au vent tomber votre neige, faites voler vos papillons légers ; pommiers d’avril, soyez plus beaux que jamais pour consoler une petite fille triste. Car l’âme d’une petite fille doit être pareille à vous, pommiers d’avril, et joyeusement s’ouvrir au soleil, de toutes ses petites fleurs immaculées.
Comme dans une serre précieuse, Toutoune passait sous les branches fleuries, et elle souriait. Le printemps était par trop adorable. Pouvait-elle ne pas le saluer de toute sa ferveur d’enfant chèvre-pied ?
Dès le matin, à peine éveillée, elle sentait que, dehors, des esprits mystérieux lui faisaient signe. Et, sitôt habillée, elle sortait, avec un besoin de courir.
Dès le premier pas dans l’avenue, elle se jetait sur la nature comme une petite brute. Il lui semblait qu’il fallait se dépêcher de tout regarder, de tout respirer, de tout écouter. Il y avait chaque matin des surprises nouvelles. Une allégresse grandissante s’exaltait, à mesure que les jours allongeaient. Aurore hâtive, couchant en retard, la nuit semblait reculer devant l’envahissement de la lumière. « Joie ! Joie !… » criaient le ciel et la terre. « Espoir ! Espoir !… » répétaient les feuilles commençantes.
Les marronniers du parc fulguraient déjà, de toutes leurs fleurs qui ressemblent à des flambeaux ; les lilas préparaient leurs belles grappes odoriférantes ; dans l’ombre mauve du sous-bois, des petites corolles s’ouvraient par terre, comme des yeux ; un bourdon passant jetait son étincelle et son ronflement de fronde ; les derniers bourgeons, roulés comme des cornets, se développaient, abandonnant tout ; des nuages de plus en plus lumineux parcouraient le ciel de plus en plus bleu ; l’air tiédissait, l’herbe montait ; et, tous à la fois, sans jamais s’arrêter, toujours plus fort, exaspérés de bonheur, étourdissants, fatigants, obsédants, les oiseaux chantaient.
— Vous ne travaillez plus du tout, disait Mlle Calpelle. Et pourtant, ces jours derniers, vous aviez fait beaucoup de progrès.
Mais Toutoune n’entendait même pas. Elle était reprise par la terre comme par un grand amour, un moment endormi.
Des progrès…
Pauvre petit visage, comme, retour de Paris, vous étiez sage au-dessus du livre ennuyeux, sous la lampe, devant le grand feu de la cuisine !
Travailler !… Toutoune avait essayé cela, vaillamment. Une arrière-pensée la dirigeait, du reste. On avait écrit à maman pour demander des leçons de piano. Il y en avait un vieux dans la salle à manger. Tous les huit jours, Toutoune allait en ville, au cours de Mme Crozot, s’étonnant beaucoup de ne pas jouer plus tôt les mazurkas de Chopin. Elle avait également, un jour, fait tout exprès un voyage en carriole avec Lacoste, pour aller chercher des modèles de broderie. Il les lui fallait tout de suite. N’avait-elle pas vu maman broder, à Paris ?
Chaque matin, malgré toutes oppositions, elle prenait son tub dans le bain de siège de la grand’tante ; depuis qu’il faisait moins froid, elle avait forcé la nourrice à la servir dans la salle à manger, à mettre une nappe sur la table, à dresser coquettement le couvert. Chaque jour, elle composait elle-même le petit bouquet qui fleurissait ses repas solitaires. Il faut bien, quand on est abandonnée, se raccrocher à quelque chose.
Toutoune était née courageuse. À défaut de la chère présence réelle, son instinct lui disait qu’il fallait, comme un trésor sacré, conserver les paroles du court enseignement maternel, qu’il fallait les suivre point par point, jalousement.
— Comme cela, je suis encore un tout petit peu à Paris…
Heureuse de voir la pauvre gamine s’amuser de ces changements, la nourrice cédait à tous les caprices nouveaux, bien qu’en maugréant un peu. Mais le jour que l’enfant parla de balayer et d’épousseter chaque matin toute la maison et de faire la lessive des murs, elle ne put s’empêcher, presque fâchée, de remarquer :
— Si tu continues, tu vas, à ton âge, devenir la copie de défunte Mme de Gourneville, qu’était veillatif comme un gendarme et mauvaise comme un vieux serpent. D’abord ton minois la porte déjà.
Or, le printemps avait passé, les velléités avaient disparu. Toutoune ne garda de son nouveau régime que les repas dans la salle à manger et le bain du matin.
Maman avait dit : « Il faut devenir une petite fille très soignée… Sans ça tu ressemblerais à ton père. »
Elle continua, malgré la transe panique qui la poussait dehors, à surveiller particulièrement ses ongles. Et, certes, ce sacrifice lui coûtait énormément. Mais les leçons !… Mais les devoirs !… Est-ce qu’on peut apprendre la grammaire quand il y a le printemps sur les routes ?… Même les séances de piano n’avaient plus aucun charme.
Une lettre de Mme Villeroy fut apportée, un matin, par le facteur. Elle ne disait rien de plus que d’ordinaire, cette lettre. Mais elle était accompagnée d’un petit paquet à l’adresse de Toutoune. Celle-ci le développa.
— Oh !… fit-elle.
C’étaient les photographies prises, à Paris, dans le bel atelier du photographe à la mode. Les six poses choisies étaient au complet. Il y en avait deux de chaque.
Nuageuse et retouchée, Toutoune presque jolie, Toutoune joue à joue avec sa mère, en plein idéal…
La fillette poussa d’abord des petits cris, comme font les enfants. Mais, un peu plus tard, quand elle eut fini de faire admirer ces portraits à la nourrice, elle les emporta dans sa chambre, et là, toute seule, elle les regarda longtemps avec des yeux consternés de femme.
En redescendant, elle dit :
— Nounou, je voudrais aller en ville, aujourd’hui, pour acheter un cadre.
On emporta les photographies. Le cadre choisi, la petite y glissa celle qu’elle aimait le mieux. Et le soir, en rentrant, elle posa cela sur sa table, à la tête de son lit.
Ironique portrait, image cruelle d’un bonheur qui n’avait pas duré !
Tandis que la fillette contemplait, toute l’amertume refoulée dans sa petite âme remontait avec force, empoisonnant le printemps, empoisonnant l’enfance.
Toutoune était née courageuse… Mais ce portrait, ce crève-cœur, c’était vraiment trop pour elle. Ce portrait la bafouait, ce portrait la détraquait.
Son exaltation printanière parut tomber peu à peu. Les bonds dans le parc, les longues sorties à bicyclette, toute cette danse du renouveau s’apaisa.
Les après-midi, la nourrice, en la cherchant, la retrouva plus d’une fois dans sa chambre, regardant toujours la fallacieuse photographie.
Quelque chose, oui, se brisait enfin dans la vie de cette petite fille de dix ans.
Un jour, comme, d’un geste devenu machinal, la vieille femme mettait le couvert dans la salle à manger :
— Nounou, déclara Toutoune d’une petite voix affaiblie de larmes, c’est fini, maintenant. Je ne veux plus manger toute seule. À partir de ce soir, tu me serviras dans la cuisine… comme avant.
XI
LE COUP DE FOUDRE
Juin… Il ne restait plus d’arbres fleuris que les sureaux chargés d’ombelles blanches. Mais les oiseaux chantaient toujours, et l’herbe des prés, pleine de cloches bleues, de grandes marguerites et de boutons d’or, montait si haut qu’elle rejoignait les branches des pommiers.
Une chaleur magnifique et normale régnait sur la nature. C’était un bel été qui s’annonçait.
Depuis quelque temps, des lettres de Mme Villeroy se succédaient.
« Nous allons revenir d’Alger… Nous sommes revenus d’Alger… »
Puis :
« Ne vous étonnez pas si vous ne recevez, ce mois-ci, que la moitié de la pension de Toutoune… »
Puis :
« Supprimez les leçons de piano… Serrez de près les dépenses… Nous passons une mauvaise période. Les affaires sont difficiles… »
Le jour de la Saint-Jean, ce fut une dépêche : « Arrivons demain pour vacances » suivie une heure plus tard par ce second télégramme : « Voyage remis. Préviendrons. »
À la première dépêche, Toutoune avait pâli. Mais la seconde ne l’étonna pas. Est-ce que, pour elle, la déception n’était pas une chose toute naturelle ?
Le mois de juin s’écoula sans autres nouvelles.
« Peut-être que maman et papa ne viendront même pas cette année… » songeait la fillette avec amertume.
Elle s’était couchée la veille, des larmes sur les joues, et son réveil avait été triste, comme il arrivait souvent. La mère Lacoste, après avoir desservi la table de leur déjeuner, dans la cuisine, achevait de ranger la vaisselle au fond du buffet. Elle allait prendre sa couture. Toutoune, indécise, pensait à sa bicyclette, et regardait son ours de peluche, en même temps qu’une envie lui venait d’aller tapoter le piano.
Le valet de ferme entra sans frapper dans la cuisine, le visage décomposé, les cheveux au vent.
— Ça y est ! dit-il. La guerre est déclarée.
Toutoune et la nourrice le regardaient.
Elles ne lisaient jamais de journaux. Les nouvelles du monde, avec des semaines de retard, parvenaient péniblement au manoir par les racontars du marché.
Il est bien des coins campagnards de France et d’ailleurs où la terrifiante annonce sera tombée comme cela, sans préparations, en plein quotidien paisible, comme une énorme pierre dans une petite mare endormie.
La mère Lacoste fit un pas vers le valet. Elle sembla presque menaçante.
— Qui qu’ça est qu’vous dites ?…
Alors ce garçon expliqua la chose comme il l’avait comprise. Sa bouche tremblait. Il avait tiré de sa poche son livret militaire.
— Je pars le douze !… répétait-il sans cesse.
L’histoire contemporaine, la carte de l’Europe, la diplomatie mondiale venaient d’entrer par la porte restée ouverte, emplissaient la cuisine sombre où les mouches bourdonnaient.
À mesure que le garçon parlait, le visage de la nourrice se creusait comme celui d’une agonisante. Elle put enfin articuler :
— La guerre !… Dieu du ciel !
Elle recula, baissant brusquement la tête. On eut dit qu’elle venait de recevoir le coup de la mort. D’une voix sourde et dramatique, elle gronda :
— Mal va !
Toutoune, alors, se jeta dans ses jambes, et, s’accrochant à elle, les joues entièrement décolorées :
— Et maman ?…
Le valet était reparti depuis longtemps. La mère Lacoste, assise contre la table, le front dans ses mains, s’abîmait dans un rêve épouvantable. Elle avait déjà vu la guerre, cette vieille femme. Elle y avait perdu son mari.
Terrifiée par cette attitude inattendue de sa nounou si droite et si froide, d’ordinaire, avec ses yeux dignes et railleurs, Toutoune, debout devant elle, mordant un bout de son sarrau, sanglotait.
L’église du village sonnait le tocsin. On entendait au loin quelques clameurs, une Marseillaise étouffée qui passait dans les labours.
Lentement, tout au milieu du tocsin, la bonne horloge du clocher, après avoir préludé par ses petites sonneries de tous les jours, articula : « Cinq heures ! »
Toutoune tressaillit et se retourna. Le postier venait d’entrer, tendant une dépêche. Toutoune la prit. L’homme était déjà dehors.
— Oh ! Nounou !… Vite ! Vite !… Ouvrons-la !
Elles déchiffrèrent ensemble : « Arriverai après-demain premier train, venez me chercher gare. »
C’était signé : « Madame. »
— Tu vois !… s’écria la mère Lacoste. Madame vient seule. C’est que monsieur va partir tout de suite !
Et Toutoune, à ces mots, resta sans parler, immobilisée à sa place, car trop de sentiments divers la bousculaient.
L’horreur directe de la catastrophe sonnée par le clocher, l’effroi confus, presque animal, de l’inconnu, s’illuminaient soudain de cette joie délirante : maman venant seule, M. Villeroy parti.
Le naïf, le péremptoire égoïsme des enfants vient surtout de leur ignorance, de l’impossibilité dans laquelle ils sont de réaliser une vue d’ensemble des événements. Il vient aussi de leur esprit trop mobile qui lâche étourdiment la première émotion pour la seconde, sans se donner le temps de réfléchir.
La voix claire de Toutoune sonna tout à coup dans la cuisine tragique où la foudre était tombée.
— Après-demain ?… fit-elle joyeusement. Alors nous avons le temps de nettoyer la maison !
Mais la mère Lacoste s’était redressée, violente.
— Tu n’as pas honte ?
Et l’enfant baissa la tête, écrasée par le regard de la vieille.
— Mon por’ bézot, reprit celle-ci plus doucement, t’es trop pétit. Tu ne peux pas comprendre. Mais est-ce que tu ne vois pas qu’ils vont te tuer ton père ?
Et Toutoune se mit à claquer des dents. Elle était dépassée par tout ce qui lui venait à l’esprit.
— Allons au village !… continua Lacoste en se levant.
Car, le 2 août 1914, un instinct unanime aura poussé les gens de tous les âges, de toutes les classes, de toutes les régions vers la rue, lieu public où se forme déjà l’esprit collectif de la race.
À travers l’aurore déjà chaude où la journée brûlante s’annonçait par une sorte de frémissement de l’air, la carriole de la ferme avait amené la vieille femme et la petite fille à la gare. C’était le fermier qui conduisait, puisque le valet, comme toute la jeunesse du pays, courait aux armes.
Toutoune, malgré la chaleur, avait mis sa robe de velours et son bonnet d’hiver, choisis à Paris par sa mère.
En traversant la ville, on avait respiré cette première bouffée d’héroïsme qui fit, aux premiers jours de la grande guerre, se lever d’un seul bond et en chantant toutes les communes, tous les villages, toutes les cités de France. On avait traversé la place où se faisait la réquisition des chevaux, reconnu la jeune jument Bijou tenue à la bride par la fermière et venue là, comme tant d’autres, appelée par son devoir de cheval-soldat.
À la gare, une agitation extrême régnait. Des garçons arrivaient à pied, en voiture, à bicyclette, à moitié vêtus en militaires. Des familles étaient réunies, et pleuraient.
— Votre train ?… répondirent les employés interrogés, il n’arrivera pas avant deux heures… s’il arrive !
Et, de nouveau, le cœur de Toutoune se remplit de peur, incommensurablement. Ainsi la guerre commençait tout de suite par de telles perturbations ? Elle atteignait aussi les habitudes quotidiennes, tout ce qui semblait établi par la même fatalité qui règle les saisons ?
Cramponnée à sa nourrice, l’enfant cherchait protection contre tout ce qui arrivait, contre les malheurs, contre la guerre.
Poussées par un flot de gens, elle se trouvèrent bientôt dans la salle d’attente. Le fermier les avait quittées pour veiller à son cheval, et faire son tour de ville.
Parmi les scènes d’adieu, les discours patriotiques, les nouvelles fausses répandues comme des traînées de poudre, elles passèrent là, stupéfaites et lasses, leur cinq heures et demie d’attente.
La mère Lacoste ne cessait d’échanger des propos avec des bonnes femmes de sa connaissance ou bien avec des gens de hasard. Tout le monde s’interpellait. Il y avait des discussions d’ordre militaire, quelques fanfaronnades, des silences graves, parfois des rires.
Au milieu de cette ruée de grandes personnes, la petite fille, à mesure que s’allongeaient les heures, sentait augmenter son affreuse angoisse, résumée maintenant par ce mot unique : « Maman ! »
Avec quelle adoration accrue par le danger universel elle la souhaitait là, sa mère !…
Il lui semblait, lorsqu’elle la verrait enfin apparaître à cette porte encore fermée qui donnait sur le quai, que tout serait fini, que tout irait bien, qu’il n’y aurait plus ni terreur ni malheur dans l’air, et que le grand cauchemar foudroyant serait du coup terminé.
Enfin, un grondement sourd, une clameur…
— Voilà le train !
Mue par un ressort, Toutoune s’était levée. La porte hermétique s’ouvrit. La nourrice se précipitait, entraînant la petite attachée à elle.
Des visages… Des visages… Pourquoi tant de monde ?
« Je ne vois pas maman !… Maman n’y est pas !… »
Tout à coup elle fut là, donnant son billet, parmi la cohue des autres voyageurs.
— Maman !
Elle embrassa d’abord Lacoste. Elle semblait égarée. La longue voilette relevée montrait ses cheveux décoiffés, ses yeux tragiques, ses joues poussiéreuses et pâles.
— Oh ! Toutoune !… Ton père est parti !
La petite, dans la bousculade, n’eut qu’un baiser rapide. Mme Villeroy s’était tournée vers une personne qui la suivait en silence, portant les valises.
— Ma femme de chambre.
Toutoune reconnut mal Adèle habillée en dame, cette Adèle de Paris qui lui donnait ses tubs.
Il y eut un brouhaha de paroles, tandis que les pas allaient vers la carriole, et cela continua pendant qu’on démarrait.
— Cinq heures et demie de retard !… Pas dormi… debout dans le fourgon à bagages… La Serbie… L’Autriche… Jusqu’à la dernière minute on n’y croyait pas… Où sont mes valises ?… Pas moyen de prendre de malles. Petite vitesse… L’auto ?… Mais nous ne l’avons plus depuis un mois… Tout va mal, très mal, nourrice. Je vous raconterai… Et la guerre par-dessus le marché ! … Mon personnel ? Parti, oui, avec le reste. Adèle m’a suivie. Elle a eu peur. Elle n’a pas de famille… N’est-ce pas, Adèle ?… Relever les affaires… La guerre… Non, je ne sais pas encore où on l’envoie. Il est parti pour son dépôt, dans le midi…
Au moment où la carriole quittait la ville, la jeune femme fut secouée par une crise de larmes.
— Revenir à Gourneville dans des conditions pareilles !
Mais Toutoune accepta ces pleurs sans pleurer elle-même. Un bonheur triomphal la soulevait, à mesure qu’on se rapprochait du manoir. Maman !… Elle rapportait maman à la maison pour elle tout seule, maman sans mari, sans appartement, sans domestiques, maman emprisonnée au manoir par la guerre.
Après cette journée-là, Mme Villeroy se coucha dès le dîner, entourée de la nourrice, de la femme de chambre et de Toutoune, les trois courant ça et là pour la mieux soigner.
Quand elle eût embrassé sa fille penchée sur le lit, et, d’une voix éteinte, dit au revoir à la nourrice :
— Madame, fit Adèle, faut-il mettre les fleurs sur le carré ?
Alors seulement la jeune femme vit la corbeille de fleurs, riche de roses, qui garnissait sa table, cette corbeille qu’avec tant d’émotion Toutoune avait, la veille au soir, cueillie et composée, en essayant d’imiter celles de Paris, de même que sans rien dire, elle avait fait le ménage, de la chambre et l’avait arrangée.
— Oh ! les belles roses !… murmura, du fond du lit, la voix languissante de Mme Villeroy.
Puis, d’une main exténuée envoyant un baiser :
— Merci bien, Nounou !
XII
AGITATIONS
Réveillée à l’aube, Toutoune, renonçant à son tub, se dépêcha de s’habiller. La première elle voulait se précipiter quand sa mère sonnerait. La maison était parfaitement silencieuse. La petite fille retenant son souffle, descendit les escaliers, et s’installa sur le coffre à linge, au premier, près de la porte de la chambre maternelle. Et elle attendit là, sans impatience, avec une âme de chien.
La belle aurore, traversant les verdures, passa par les petites vitres des fenêtres, et mit sur le carrelage rouge du palier une image lumineuse. Les voix d’oiseaux enchantaient les hêtres de l’avenue. Dans le silence rose, plein du crépitement des grillons les coqs se répondaient.
Toutoune, immobile, se sentait insolite à cette place, seule vivante du manoir endormi. Elle avait très faim.
Au bout de combien de temps entendit-elle le vieux douanier se lever et partir, puis, en haut dans les profondeurs des chambres, remuer la mère Lacoste ?
Celle-ci, quand elle descendit à son tour l’escalier, trouvant la petite assise sur le coffre, ne put retenir une exclamation de surprise. Mais, après quelques paroles étouffées, elle la laissa.
De nouveaux bruits campagnards, peu à peu, naissaient au loin. Toutoune examina longtemps sa corbeille de fleurs, posée à terre contre la porte de maman. En bas, la mère Lacoste fit manœuvrer la pompe de la citerne. Les mouches se mirent à bourdonner. Un soleil radieux se répandit partout, sous le ciel qui devenait magnifiquement bleu.
Ce fut à huit heures et demie que Mme Villeroy sonna. La petite bondit. Ayant frappé doucement, elle entra dans la chambre claire-obscure avec un tel battement de cœur qu’elle en eut la parole coupée.
— Qui est là ?… Comment ! C’est toi, Toutoune ?… Où est Adèle !…
Timide, l’enfant s’approcha du lit. Le parfum de maman entourait celle-ci comme d’un cercle magique.
— Le facteur est-il venu ? demanda Mme Villeroy redressée.
Un geste d’impatience la secoua.
— Mais enfin, où est Adèle ?
Elle sonna de nouveau, tirant par saccades nerveuses le vieux cordon suranné.
La femme de chambre montait en courant, un broc d’eau chaude aux mains.
— Adèle ! le courrier !…
— Il n’y a rien, Madame.
Une consternation abattit Mme Villeroy.
De nouveau blanche et noire comme à Paris, la femme de chambre ouvrait les rideaux, poussait les persiennes. Et devant la splendeur de l’avenue de hêtres apparue avec son soleil, son ciel et son herbe, elle sembla ne rien voir.
— Madame veut son déjeuner ?
— Non…, dit Mme Villeroy. Je ne peux pas manger…
Emportée par l’habitude, elle continua de sa voix triste :
— Préparez-moi mon bain.
Elle s’aperçut de ce qu’elle venait de dire, et haussa les épaules.
Toutoune, enfin put ouvrir la bouche. Elle allait, tout heureuse de faire plaisir, proposer le bain de siège de la tante de Gourneville. Mme Villeroy la coupa dans son élan.
— Toutoune, ma petite, il faut sortir, maintenant. Je vais commencer ma toilette.
Et le pauvre chien s’en alla, mis à la porte, ne sachant que faire de son âme.
Ce fut à table, pendant le déjeuner, que Toutoune s’aperçut vraiment que, pour sa mère, la vie présentement, ne comptait plus.
Elle avait beau s’appliquer à manger avec distinction, surveiller ses moindres gestes, Mme Villeroy ne s’en aperçut point, pas plus qu’elle n’avait vu les ongles immaculés des petites mains, pas plus qu’elle n’avait remarqué les fleurs disposées sur la nappe en touchantes petites guirlandes.
« Ton père !… » Ce mot revenait constamment.
Le père de Toutoune était lieutenant d’infanterie. Cela valait toujours mieux que d’être soldat. Le père de Toutoune avait un beau moral, mais il était parti triste à cause de sa femme et aussi des graves ennuis laissés derrière lui. Le père de Toutoune devait être à son dépôt déjà. Pourquoi n’avait-il pas écrit ni télégraphié ? Peut-être qu’il y aurait une lettre demain.
Lacoste dut comparaître et donner des précisions sur la distribution du courrier.
— Comment ! Jamais de journaux ? Alors et les nouvelles ? Surtout en ce moment !
Le déjeuner se termina, mais non cette conversation.
— Il faut absolument qu’on me trouve les journaux d’aujourd’hui.
Enfin, Lacoste retournée à sa cuisine pour déjeuner à son tour et servir Adèle, la petite se trouva seule avec sa mère.
Elle attendit, palpitante, quelque chose, elle ne savait quoi, mais quelque chose qui lui ferait plaisir.
Mme Villeroy prit une cigarette dans son petit sac et l’alluma.
— Ce que c’est humide ici, fit-elle.
Elle poursuivit, négligente :
— Si la guerre n’était pas arrivée, nous vendions cette vieille bicoque. J’étais sur le point de trouver un acquéreur.
Toutoune ne put se retenir. Est-ce qu’on se tait quand on vous arrache le cœur ?
— Oh ! cria-t-elle.
Et son petit visage fut tel qu’on eût cru qu’elle allait s’évanouir.
Mme Villeroy vit cela tout de même.
— Tu aimes beaucoup Gourneville ?… dit-elle presque affectueusement.
Toutoune avala deux fois sa salive et put enfin répondre d’une petite voix blanche :
— Oui…
Sa mère la considéra quelques instants, puis fit un geste évasif comme pour exprimer : « Je ne comprends pas… Mais enfin… »
Et Toutoune vit, sur la bouche chagrine, passer comme une courte gaieté.
— Après tout, ça ne m’étonne pas, tu ressembles tellement à la tante Dorothée !…
Elle reprit avec douceur :
— Eh bien ! Tu vois ?… Nous ne l’avons pas vendu, ton manoir ?
Comme Toutoune ne disait mot, elle conclut, rêveuse, parlant pour elle-même :
— Nous en avons tiré tout ce qu’il y avait de bon, en somme… Ces meubles, cette bergère, cette pendule, ces miniatures… oui !…
Fronçant les sourcils, sombrement :
— Et dire que tout ça est vendu !
Toutoune tressaillit si visiblement que Mme Villeroy, pour la seconde fois, fut étonnée. Est-ce qu’une enfant si petite pouvait comprendre ? Pour sauver ce qu’il y avait de délicat, d’inquiétant dans ce qu’elle venait d’avouer avec tant d’étourderie, la jeune femme se fit autoritaire pour déclarer :
— Il le fallait ! Ton père ne pouvait pas partir pour la guerre sans un peu d’argent liquide.
Un soupir profond la secoua.
— Moi, je n’ai plus, maintenant, que juste ce qu’il me faut pour vivre.
À présent, Toutoune était comme honteuse de ses divers mouvements. Elle avait semblé faire des reproches. Sa « légitime » écornée, menacée, elle l’aimait donc plus que maman ?
Toute mon âme fascinée se souleva pour crier : « Non !… Maman avant tout ! »
Mme Villeroy regardait la fumée de sa cigarette serpenter étroitement autour d’elle. Elle donna soudain un petit coup sur la table.
— Pas de lettre !… Pas de télégramme !… C’est trop horrible !…
S’adressant à la petite :
— Est-ce que les domestiques ont fini de déjeuner ? Va voir. Je voudrais parler à Nounou.
Toutoune se précipita. Servir maman, que c’était bon !
Quand Lacoste, mastiquant encore, fut là :
— Nounou, je veux aller en ville. Faites atteler la guimbarde d’hier. Il me faut des journaux. Ce n’est pas possible de vivre comme des sauvages, quand il arrive ce qui arrive. Franchement, on ne dirait pas qu’il y a la guerre, ici !
Son ton amer condamnait tout le monde.
La mère Lacoste, un peu rebiffée, pâle, expliqua que le fermier ne voulait plus donner sa carriole en ce moment. Il avait déjà bien de la peine à faire les courses du matin. Il le lui avait bien dit la veille. Il avait même été bien contrarié d’attendre cinq heures et demie en ville…
Elle ne continua pas. Brusquement, Mme Villeroy s’était mise à sangloter, vrai désespoir d’enfant.
La vieille femme, saisie, courut à elle avec une grande émotion.
Ma Marie-Ange !…
C’était donc vrai qu’elle s’appelait comme cela ? Papa disait toujours Minouche.
Comme une fillette, Mme Villeroy laissa tomber sa tête contre la poitrine de la vieille servante, cette poitrine qui l’avait nourrie. Emportée par son chagrin, en même temps que ce geste de gamine, elle retrouva le tutoiement d’autrefois.
— Oh Nounou ! Si tu savais !
Bouleversée, Toutoune les contemplait toutes deux. Elle réalisait tout à coup que sa mère, cette divinité redoutable, avait été, comme elle, une petite fille, une pauvre petite fille bercée par sa nourrice.
— J’ai trop de malheurs, nounou ! Je n’en peux plus, à la fin ! Cette guerre maintenant ! Charles parti !… Et puis… nous sommes… nous sommes ruinés, tu sais ! Et puis il m’a si odieusement trompée déjà ! J’ai peur qu’il ne recommence… Il y a une de ses…
Elle s’arrêta parce que la vieille regardait Toutoune.
À travers ses larmes, la jeune femme fit un signe.
— Va-t’en, mon chéri, sanglota-t-elle. Tu reviendras tantôt… Laisse-moi parler avec nounou.
Toujours de trop, Toutoune ! Consciencieusement, elle plia sa serviette avant de quitter la salle. Les deux attendaient en silence. Et la petite sentit comme elles étaient pressées de reprendre cette conversation qui ne la regardait pas.
Tristement elle s’en alla. Ses pas errants la conduisirent dehors. Elle suivit sans hâte la cour d’honneur, le menton bas, le regard perdu. Une chaleur cuisante grillait ses cheveux secs « J’ai oublié mon chapeau… »
Elle passa du côté de l’ombre, et se mit à compter les troncs des hêtres. On ne voulait pas d’elle. Alors elle s’en allait. Elle avait oublié que la guerre était déclarée.
Un clairon qui sonna trois notes fausses du côté du village le lui rappela brutalement. Et voici qu’en même temps une idée lui venait, audacieuse et ragaillardissante.
— Si j’allais à bicyclette jusqu’à la ville, pour rapporter un journal à maman ?
Elle savait bien qu’en temps normal c’était une chose absolument défendue. Mais est-ce qu’on était en temps normal ?
Elle hésita. Son cœur cognait. Une vague crainte la prenait, le sentiment d’un danger à courir. Aller en ville toute seule à bicyclette, quel événement ! Y aller parmi l’effervescence générale, quelle aventure plus grave encore !
— Tant pis !… J’irai !
Rebroussant chemin, elle courut vers les communs, vers le coin où sa machine était rangée. Elle prit son chapeau dans le couloir, quelques sous, enfourcha sa selle. Et ce fut avec une âme concentrée de petit héros, qu’arrivée à la bifurcation des routes, elle se lança résolument dans la grande descente prohibée.
De peur de les perdre, elle avait ficelé les deux minuscules feuilles volantes, seuls journaux de ces premiers jours de guerre, qu’elle avait trouvées en parcourant toutes les boutiques de la ville. Les douaniers l’avaient laissé partout passer sans papiers. Elle était l’enfant du pays.
En sueur, après la longue montée à pied de la côte, toute haletante, elle revint, à une allure de coureur cycliste, jusqu’à la porte du manoir.
Avec quelles mains tremblantes elle détacha ses journaux du guidon !
Elle se jeta dans la salle à manger. Personne. Le tapis était remis sur la table. Évidemment, depuis deux heures que la petite était partie, les confidences avaient eu le temps de se terminer.
Elle courut à la cuisine.
— Où est maman ?…
Adèle, seule présente et faisant bouillir de l’eau, répondit :
— Madame est dans le parc avec Mme Lacoste. Je dois aller l’avertir tout à l’heure pour le thé.
Elle les trouva toutes deux à la balustrade. Maman, les yeux rouges, était accoudée, romanesque comme le fantôme même de Marie Gautrin. La nounou, debout et droite, l’écoutait avec un visage ravagé.
— Te voilà, Toutoune !… cria la vieille femme. Je t’ai cherchée !… Où qu’t’étais donc ?…
La petite ne répondit pas. Elle ne pouvait pas reprendre haleine. Elle tendit à bout de bras les deux feuilles. Et son petit visage en transpiration souriait, d’un grand sourire aux dents aiguës.
Mme Villeroy, mollement, avança la main, tout en continuant la phrase commencée. Mais comprenant subitement :
— Des journaux !… Oh ! quelle chance !
Elle développa d’un geste vif pour lire les nouvelles, sans plus s’occuper de sa fille. Mais, la nounou s’étant exclamée, le geste s’arrêta court.
— Comment !… T’as été en ville toute seule pour chercher ça ?…
Un scandale mêlé d’admiration l’agitait.
— Oh madame !… Voyez la position !… Aller en ville sur son vélocipède, toute seule, sans demander avis à personne !… Mais ça n’a pas d’copie ! Avec la côte qu’il y a, et qu’est si brutale ?… Avec les rues, les voitures et tout ?… À ton âge ?
Toutoune, emportée par le lyrisme de l’aventure, osa, pour la première fois, dire quelque chose :
— C’était pour faire plaisir à maman !
Alors Mme Villeroy, qu’entraînait l’animation de la nourrice, attira brusquement la petite contre elle, se pencha, prit par ses deux nattes la bonne tête ronde, et dans l’ombre du chapeau de paille, embrassa la joue moite de sa fille. Puis, sans la lâcher, elle la regarda bien droit dans les yeux.
— Tu es gentille, toi !
Le ton dont elle prononça cela, c’était une accusation pour quelqu’un qui n’était pas gentil, lui. Un faible sanglot souligna son amer ressentiment. Elle se détourna, les yeux dans les mains, et se remit à pleurer. Les journaux tombèrent. La Nounou levait au ciel ses yeux consternés.
Toutoune, paralysée, ne pouvait se décider à sauter au cou de sa mère. Palpitante elle restait là, les paupières baissées, à recueillir, dans son petit cœur humble, la joie immense d’avoir été bien accueillie, d’avoir enfin, pour une fois, été récompensée de son zèle.
XIII
NOUNOU
Adèle, le lendemain matin, entra dans la chambre en même temps que Toutoune. Elle avait une mauvaise figure de servante fâchée.
— Madame ne m’avait pas dit, commença-t-elle sans préambule, que j’étais venue ici pour tout faire.
— Qu’est-ce qui vous prend ?… demanda Mme Villeroy. Et, d’abord, y a-t-il une lettre ?
— Non madame. Il n’y a rien, ou, pour mieux dire, je n’ai rien vu. Moi je ne connais pas les habitudes de la maison. Et comme Mme Lacoste n’est pas levée, je ne sais pas si le facteur est venu.
Elle enchaîna, sans laisser la place d’une réponse :
— Si elle croit que je ferai son ouvrage ici, elle se trompe !
Brusque, elle alla tirer les rideaux, ouvrit la fenêtre avec bruit, et donna deux coups de poing dans les persiennes.
— Qu’est-ce qui se passe encore ?… fit Mme Villeroy d’un air las.
Et, comme si elle rendait responsable Toutoune interloquée :
— Pourquoi n’est-elle pas levée à cette heure-ci ?… Qu’est-ce que ça veut dire ?…
— Sais pas… répondit la pauvre Toutoune…
— Est-ce qu’elle fait ça souvent ?
— Oh ! jamais !… se récria la petite.
— Alors, veux-tu aller t’informer ? Veux-tu aller voir ?… Si le service se détraque déjà, ce sera à devenir fou, vraiment !
Toutoune monta les marches deux à deux. C’était vrai qu’elle n’avait pas vu la nourrice ce matin. D’avance elle cria dans les escaliers :
— Nounou !… Nounou !… Mais descends donc ! Qu’est-ce que tu fais ?…
N’entendant rien, elle hésita. La mère Lacoste était sûrement en bas. Peut-être lavait-elle du linge dans la remise.
Par acquit de conscience, Toutoune ouvrit la porte de la chambre. La nourrice était dans son lit.
— Nounou ?…
Elle fit un pas, le cou tendu.
Bien enfoncée dans l’oreiller, sur le dos, les bras sous la couverture, la nourrice avait les yeux soigneusement fermés, le visage lisse et décharné, d’une pâleur incomparable et comme sublime, la bouche jetée un peu de travers, une mèche grise traversant son front.
Toutoune, immobile, regarda. Ses lèvres hermétiques ne pouvaient même pas formuler un mot. L’animal, en elle, comprenait avant l’humain. Sa petite main tâtonnante effleura le front… le front glacial… la mèche grise…
Un bond en arrière. Un instant encore d’immobilité… Et, sur la pointe du pied, se retournant pour voir encore, avec des yeux agrandis, pour voir non pas Nounou mais ce qu’il y avait dans le lit, Toutoune sortit de la pièce à pas de loup, descendit comme cela l’escalier, arriva jusqu’à la chambre de maman, jusqu’au bord des draps de maman.
Mme Villeroy n’a pas eu le temps de s’étonner. Toutoune, claquant des dents, se penche et dit tout bas, très bas :
— Maman… Maman…
La jeune femme, brusquement assise, fixe sa fille, l’empoigne aux épaules.
— Eh bien ?… Qu’est-ce que tu as ?… Toutoune ?…
Adèle s’est rapprochée.
La petite étend lentement le bras, et son index montre la porte.
— Toutoune ?… Mais voyons ! Réponds-moi !… Qu’est-ce que tu as vu là-haut ?… Est-ce que nourrice est malade ?… Est-ce que…
Toutoune desserre à peine les lèvres pour murmurer :
— J’ai peur…
— Allons voir… fait Mme Villeroy toute blanche.
Adèle a joint les mains. Mme Villeroy la regarde. Quelque chose leur dit qu’elles ont compris.
Elle saute du lit, passe son peignoir, et, jambes nues, suivie de la femme de chambre tremblante, la voilà qui court dans l’escalier. Derrière elles Toutoune fait quelques pas et s’arrête, enfonçant dans sa bouche le coin de son sarrau bleu.
Là-haut, un cri. Elles ont vu aussi.
Mme Villeroy reparaît sur le palier du dessus. Du haut des marches elle lance à Toutoune un regard terrifié. Puis, secouant largement la tête, les bras retombés :
— Quelle horreur !…
On la mit dans le petit cimetière aux arbres élégiaques, avec ceux de sa race, à deux pas du manoir, à deux pas de sa vie.
En revenant de l’enterrement, les gens du village et des fermes disaient :
— Est la guerre qui l’a tuée…
Et c’était la vérité.
Mais, tout de suite, ils ajoutaient :
— Vous avez vu qu’les Prussiens sont arrêtés à Liége ?…
Et des petits drapeaux belges ornaient la tête des chevaux et les carrioles.
Ceux qui seront morts en ces premiers jours de guerre n’auront été que des disparus sans importance. Au milieu de tant de tués, la mort naturelle, la mort des civils, était, alors, presque insignifiante.
Mme Villeroy tenant Toutoune par la main, dit en arrivant dans l’avenue de hêtres :
— Toujours pas de lettre !… Qu’est-ce qui arrive ?… Où est-il, mon Dieu !
Pour Toutoune, ensemble d’épouvantes, cette mort subite et ces nouvelles éclatantes jetées depuis trois jours par des voix de hasard, apprises en détail par le fermier retour de la ville, tout cela formait une atmosphère de catastrophes précipitées, quelque chose comme la fin du monde.
Serrée contre sa mère, tout le long de la cour d’honneur, elle sentit avec force la chère présence à ses côtés. Avoir sa mère, quelle sécurité parmi les dangers, quel bonheur ! Elle s’étonnait de ne pas pleurer sa nourrice. Le sentiment qui la dominait, c’était cela : Nounou lui avait fait peur. Dès l’instant qu’elle l’avait vue dans son lit, cadavre, elle avait cessé de la reconnaître. La bière, la messe, la fosse, elle n’avait pas réalisé toutes ces étrangetés.
Arrivée au manoir, Mme Villeroy se laissa tomber assise dans la salle à manger.
— Voilà… murmura-t-elle. Je n’ai plus personne, maintenant.
Elle cacha sa figure dans ses mains et se mit à pleurer doucement.
Toutoune, debout devant elle, la regardait. Toute son âme criait : « Je suis là, moi ! » Mais elle ne le dit pas.
Honteuse et repoussant l’instinct péremptoire, elle essayait de ne pas entendre sa pensée :
« Elle est à moi toute seule, maintenant… »
Adèle, depuis ces trois jours, faisait de son mieux pour assurer le service, comme on dit. Cette fille était trop heureuse d’être restée en place et aux mêmes gages, à une époque où les domestiques souffraient de la dureté déchaînée des patrons. Mais le résultat de ses efforts n’était que désorganisation.
Les repas en retard, composés de viandes brûlées et de légumes mal cuits, le ménage à l’abandon, la couture et le raccommodage délaissés, tout ce désordre n’apparut vraiment qu’après les humbles obsèques de Lacoste. L’énervement s’ajoutait, pour la mère de Toutoune, aux chagrins pesants, à l’anxiété lancinante.
— Je ne peux plus… Je ne peux plus vivre comme ça !… déclara-t-elle à déjeuner, au retour de l’enterrement, en repoussant son assiette où traînait quelque chose d’immangeable.
Et elle se remit à pleurer, une fois de plus, lamentable.
Maman malheureuse !
Devant cela, l’enfant sentit qu’il lui fallait vaincre son émotion paralysante, qu’il fallait essayer de parler, essayer d’agir.
Comme sa mère continuait à pleurer, le visage caché, les épaules secouées, la petite put enfin dire ce qu’elle avait envie de dire. Maman ne la regardait pas, elle n’était pas troublée par les yeux bleus.
Elle commença, d’une voix mal assurée :
— Maman… Si tu veux… Je connais une bonne femme, dans le village, qui pourrait peut-être faire la cuisine… Elle était cuisinière dans sa jeunesse… Elle me l’a raconté souvent…
Mme Villeroy ôta ses mains, et regarda sa fille, à travers des larmes, avec une expression de désolation définitive.
— Qu’est-ce que c’est que cette femme ?… sanglota-t-elle.
Puis, à bout de force, vaincue :
— Fais ce que tu voudras, Toutoune…
Et la petite, à ces mots, sentit brusquement que quelque chose d’immense se passait. Les situations se renversaient. C’était elle, Toutoune qui, tout à coup, devenait l’aînée, la grande personne, celle qui gâte l’autre et la protège.
Seule au manoir entre sa mère étrangère et cette femme de chambre de Paris, elle eut la révélation de son importance. Elle n’avait pas onze ans. Mais elle connaissait les aîtres et les choses, le pays et les gens. Elle était comme l’enfant clairvoyant qui dirige des aveugles.
« Fais ce que tu voudras… »
Sa mère ne savait pas qu’elle venait de l’investir d’un sacerdoce.
Le dos droit, le regard bien d’aplomb, la petite, sans ajouter une parole, se leva de table et sortit de la salle. Elle savait où elle allait. Il se produisait en elle comme un précipité chimique. Son petit caractère se précisait soudain, pratique et parfaitement autoritaire.
Elle alla chercher sa bicyclette et s’en fut droit au village chez la mère Fringard, sa connaissance.
« Fais ce que tu voudras… »
Trois quarts d’heure plus tard, Toutoune revenait au manoir. Elle chercha sa mère, la trouva dans sa chambre, assise devant sa glace, essayant, par dessus les ravages du chagrin de se refaire une figure, à l’aide de crème et de poudre de riz.
— Voilà, maman !… dit Toutoune, essoufflée mais sans hésiter une seconde. La mère Fringard va venir tout à l’heure. Elle fera le dîner ce soir. Elle viendra tous les jours de dix heures à midi et de cinq heures à sept heures. Tu lui donneras quarante francs par mois.
De surprise, Mme Villeroy se mit à rire.
— Toutoune ?… Non !… c’est vrai, ce que tu dis ?…
Toutoune était elle-même ébahie de son audace.
— Tu verras !… répondit-elle flegmatiquement.
Jusqu’à cinq heures, elle rôda, bien inquiète tout de même. La mère Fringard, après tout, n’avait peut-être pas pris au sérieux non plus les pourparlers d’une si petite bonne femme.
À cinq heures cinq, Toutoune se sentit pâlir. Mais, à cinq heures dix, la mère Fringard était là.
Ce fut Adèle qui vint prévenir. Mme Villeroy, dans le parc, lisait les journaux à l’ombre du grand chêne, à deux pas de Toutoune qui huilait sa machine.
— Madame, il y a une femme qui dit comme ça que madame lui a fait dire de venir trouver madame…
En se rendant au manoir, Mme Villeroy haussait presque les épaules. Les trouvailles de Toutoune ne lui inspiraient pas beaucoup de confiance, certes.
La petite, par une sorte de coquetterie, ne suivit pas sa mère. Elle attendit sous le chêne, avec calme, le résultat certain. Un quart d’heure plus tard, Mme Villeroy reparut, souriante.
— Eh bien, maman !
— Sais-tu que tu es épatante, Toutoune !
Elle raconta. Puis :
— C’est qu’elle a l’air de très bien connaître son affaire, tu sais !
Avec quel enjouement grave, avec quelle confiance elle parlait, Mme Villeroy ! Toutoune n’était plus une enfant. Toutoune n’était plus le chien transi qu’on met à la porte. Toutoune était une personne excessivement précieuse, qui connaissait les bonnes adresses. Son cœur était gonflé d’orgueil et de joie.
Au moment de préparer le dîner, la mère Fringard lui dépêcha la femme de chambre.
— Mademoiselle veut-elle nous dire où se trouve le plat à poisson, et aussi où on met la braise ?…
Le petite courut à la cuisine. Elle en savait les recoins, tous les mystères. N’y avait-elle pas vécu des mois, n’avait-elle pas vu par le menu les moindres gestes de Lacoste ?
Le dîner fit pousser un soupir de soulagement à Mme Villeroy.
— À la bonne heure !… dit-elle dès le potage.
Et, pour la première fois, elle remarqua les petites guirlandes de fleurs dont Toutoune n’avait cessé de garnir la nappe depuis son arrivée.
Après le dîner, la jeune femme traduisit par un mot l’état de son esprit.
— Si seulement j’avais une lettre de ton père !… soupira-t-elle.
Et cela voulait dire : « Comme tout irait bien, maintenant, si je n’étais inquiète ! »
Mais Toutoune était trop préoccupée de ses nouveaux devoirs de maîtresse de maison pour s’attarder à la conversation. On ne pouvait plus se passer d’elle. Avec l’exagération des enfants qui font de tout une espèce de jeu, Mlle Villeroy surveilla la femme de chambre qui rangeait l’argenterie, la mit au courant des secrets du buffet, lui recommanda, sur le ton même que prenait Lacoste pour parler de ces choses, de ne pas mettre les couteaux dans l’eau chaude.
— Mademoiselle s’y entend bien !… remarqua la fille, amusée.
Et Mme Villeroy, tout en allumant sa cigarette, acheva, non sans un peu de respect dans la voix :
— Décidément, Toutoune, tu ressembles tout à fait à la tante Dorothée.
Au moment d’aller se coucher, comme la petite venait embrasser sa mère, celle-ci se prit à examiner sa fille comme si elle ne l’avait jamais vue. Elle lui releva ses nattes, sans doute pour juger d’un effet de coiffure, pencha la tête de côté, puis dit d’un ton complaisant :
— Tu as de jolis yeux, Toutoune…
L’enfant sursauta, frappée au cœur. Elle comprit en cette minute que, jamais de sa vie, elle n’entendrait quelque chose de pareil. La gorge serrée, elle eut le désir d’exprimer un peu de son immense plaisir, un peu de son étonnement ravi. Mais reprise de timidité, hypnotisée de nouveau par les yeux bleus, elle ne fit entendre qu’une sorte de rire niais.
Cependant, quand elle fut dans son lit, elle se rendit compte qu’à cause de ce petit mot, ce petit mot bouleversant, elle n’allait pas dormir de la nuit.
« Tu as de jolis yeux, Toutoune… »
… Pauvre mère Lacoste, pauvre Nounou de tous les jours, dormez toute seule votre première nuit enterrée, sous les arbres élégiaques du petit cimetière.
XIV
ENCORE DU NOUVEAU
Le lendemain matin, levée de très bonne heure selon sa nouvelle habitude, elle alla trouver jusque dans sa chambre la servante qui commençait tout juste à s’habiller. Elle avait fait ses projets pendant cette nuit mal dormie.
— Adèle, dit-elle avec une autorité tranquille, et qui, déjà, ne la surprenait plus elle-même, vous donnerez à maman, quand elle voudra faire sa toilette, le bain de siège de ma tante de Gourneville. Ça peut très bien servir de tub. Je me suis savonnée dedans tous les jours depuis des mois. Je vous montrerai la place où on le met.
— Bien, mademoiselle !… dit la fille en riant.
— Ensuite, comme vous avez beaucoup de travail, je me suis dit que je pourrais bien vous aider. Je ferai les lits avec vous, et j’époussèterai les chambres quand vous les aurez balayées. Comme ça vous pourrez coudre un peu pour maman.
— Bien, mademoiselle !
Le petit rire souligna de nouveau ce qu’il y avait de comique dans ces ordres donnés par une morveuse.
— Maintenant, acheva Toutoune, je vais chercher des fleurs fraîches pour la corbeille de maman. Elle est fanée. Je m’en suis aperçue hier au soir.
Et, dans une pirouette, elle reprit l’escalier.
— Quelle chance que je sois en vacances !… se disait-elle.
À son réveil, maman se vit couverte de fleurs, et sourit. Comme c’était gentil d’être dorlotée par cette petite fille !
Mais, tout de suite, le regard d’opale s’assombrit.
— Le courrier ?…
— Le facteur n’est pas encore passé, dit Toutoune. Il n’est pas huit heures et demie.
C’était agréable, certes, d’avoir enfin la langue déliée, de pouvoir proférer tout de suite et tout simplement ce qui venait à l’esprit.
— Ne t’inquiète pas, maman. Je vais guetter l’avenue. Dès que le facteur viendra, je courrai. Et, s’il y a une lettre, je te l’apporterai.
L’entrée du bain de siège, péniblement apporté par Adèle, fit pouffer de rire, malgré ses tristesses, l’étonnée Mme Villeroy.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?…
— C’est pour ton tub, maman.
Et la jeune femme ne put s’empêcher, après avoir tant ri, de s’extasier un peu. Cette Toutoune, elle pensait décidément à tout.
Sur le palier, montant la faction tandis que sa mère, aux mains d’Adèle, faisait sa toilette, la petite surveillait l’avenue avec un regard de chasseur.
Le beau temps invétéré scintillait et chauffait, plein de bourdonnements et de murmures, fête ironique de la nature, tandis que le canon, depuis huit jours, tuait à l’horizon, très loin, quelque part.
La satisfaction installée dans la poitrine de Toutoune augmentait de minute en minute. Son bonheur enfin s’affirmait. Il était bien parti. D’autres projets travaillaient la petite tête. Gâter maman, lui faire la vie douce, ce serait un grand paradis où l’enfance de Toutoune, enfin, respirerait à l’aise. Depuis le temps qu’elle souffrait, cette petite ! C’était aujourd’hui seulement qu’elle commençait à comprendre la douleur dans laquelle jusqu’à présent, elle avait vécu.
Elle vit le facteur paraître tout au bout de la cour d’honneur, et fut en trois bonds dehors. Courant à toutes jambes, elle rejoignit cet homme.
— Vous avez une lettre ?…
— Oui, mademoiselle.
— Donnez vite !… cria Toutoune exaltée.
Quel bonheur de pouvoir l’apporter à maman ! Elle avait reconnu l’écriture. C’était bien une lettre de M. Villeroy.
— Pauvre Mme Lacoste !… commença le facteur en refermant sa boîte.
Mais Toutoune ne l’écouta pas. Elle avait déjà repris sa course vers le manoir. Elle n’avait positivement pas le temps de penser à la mort de Nounou.
Ce fut à coups de poing qu’elle cogna la porte de maman.
— Une lettre !… Une lettre !…
Un petit cri lui répondit. Adèle accourait. Toutoune entra dans la chambre parfumée, dont le parquet restait inondé tout autour du bain savonneux. Maman, dans son déshabillé clair, assise, commençait à se coiffer, car sa natte noire était défaite.
Elle arracha la lettre des doigts de Toutoune, la dépouilla de deux mains tremblantes, et ses yeux bleus commencèrent à lire, baissés, circulant vite sous les paupières foncées aux longs cils luisants.
Adèle continuait à réparer le désordre de la chambre. Elle fit signe à Toutoune : « Venez m’aider à vider le bain !… »
Quand ce fut fini, pressée, elle sortit de la chambre, et Toutoune resta seule avec maman, qui lisait toujours.
Le visage penché changeait d’expression, à mesure que la pensée de l’autre pénétrait, confiée aux fragiles pages blanches.
Tout à coup, les deux mains portant la lettre tombèrent sur les genoux, d’un mouvement sec. Maman releva la tête, trouva Toutoune, et dit :
— Il faut que je parte !
L’exclamation étouffée de Toutoune répondit. La petite venait de sentir le sang se glacer dans ses veines.
Les yeux soucieux mais étincelants, Mme Villeroy la considérait en pensant à autre chose. Elle parla plutôt à elle-même qu’à la petite :
— Voyons… Il y a un train à quatre heures… Mais il me faut des sauf-conduits. Je n’aurai pas le temps… Il faudra donc que je prenne l’autre train, à huit heures… Voyager la nuit, en ce moment, c’est terrible… Mais il le faut… Il le faut…
La voix de Toutoune, sans timbre, articula difficilement, naïvement :
— Papa est blessé ?…
Mme Villeroy qui se leva, répondit, l’esprit ailleurs :
— Mais non, mais non, mon petit…
Elle chercha, sur sa commode, l’indicateur des chemins de fer, et dit :
— Il est à Paris.
Et, comme si elle reprenait soudain connaissance, la main sur l’épaule de la petite :
— Écoute, Toutoune. Ton père est revenu à Paris pour des démarches, tu comprends ? Il a absolument besoin de moi…
Elle lâcha la petite épaule. Son regard se fit intense, affolé.
— Il m’appelle, tu comprends ?… Il… Il n’a plus d’argent, voilà. Et il a besoin de ma signature. Je ne peux pas ne pas aller à son secours. Alors je vais partir ce soir. Mais je reviendrai vite, je te le promets. Toi, tu vas rester ici avec Adèle… Elle est gentille, Adèle ?… Tu t’entends très bien avec elle… Tu soigneras la maison… Tu sais si bien t’y prendre !… Je raconterai à ton père comme tu es gentille pour moi… Il sera épaté, tu sais…
Elle tourna vivement la tête.
— Ah !… Voilà Adèle !… Adèle, je pars ! Monsieur est à Paris. Il m’appelle. Il faut absolument que…
Toutoune n’entendit pas la suite, car elle venait de quitter la chambre, pour ne pas faire voir qu’elle éclatait en sanglots.
Au retour de la gare, secouée dans la carriole au côté d’Adèle, dans la nuit tombée, elle regardait fixement les oreilles blanches du cheval Mouton, conduit par le fermier. Et elle avait la sensation extraordinaire qu’on avait vidé son petit corps, qu’on l’avait vidé de sa joie.
Quand Adèle tendit la clé pour ouvrir la porte de derrière qui donne sur la cuisine, l’enfant frissonna.
Une petite lampe, laissée sur la table de bois blanc, éclairait sinistrement.
Le silence de la maison était formidable.
Adèle referma la porte, la verrouilla, peureuse. Et Toutoune se vit avec cette étrangère dans cette cuisine de son enfance où sa petite vie triste avait tant soupiré, tant pleuré, parfois, contre le corsage dur de la mère Lacoste.
Alors, comme si elle venait d’apprendre à l’instant la nouvelle :
— Nounou est morte…
Un coup de couteau dans le cœur ne doit pas faire plus mal que certaines pensées qu’on a parfois. Toutoune, en chancelant, s’appuya contre la table. Une vague de désespoir la soulevait. Ce fut quelque chose de tellement insensé qu’elle se mit à trembler de tous ses membres.
Adèle avait haussé la petite lampe, et regardait tout autour d’elle, prête à l’épouvante. Des ombres épaisses se tassaient dans les recoins.
— Mademoiselle est bien sûre que le douanier couche ici ce soir ?… demanda-t-elle presque bas.
Toutoune ne répondit même pas.
La fille regarda l’horloge ronde.
— Il n’est pas neuf heures. Qu’est-ce qu’on va faire ?… Mademoiselle veut se coucher tout de suite ?… Moi j’irais coudre un peu dans ma chambre… Ici j’aurais peur… C’est trop grand… Et puis on n’entend rien… On est bien seul, à la campagne… Et puis, la nuit…
Avec son chapeau de dame, ses gants, certes, elle n’était pas d’ici, cette femme de chambre.
Il vint à Toutoune une envie passionnée, insupportable de voir Nounou, d’entendre Nounou. L’horreur et la révolte de la mort entraient en elle maintenant seulement, maintenant qu’elle était toute seule, encore une fois abandonnée, maintenant qu’elle avait besoin de sa vieille pour la soigner, pour la bercer, pour la consoler.
Un remords horrible lui venait de son indifférence. Comme elle l’avait lâchée, sa Nounou morte, comme elle l’avait misérablement lâchée pour maman ! Comme elle avait été dure pour elle pendant sa vie, trouvant tout naturel de l’avoir là près d’elle, d’être aimée par elle, embrassée par elle, couvée par elle, comme un pauvre petit poussin sans poule.
« Mon por’ bézot… »
Elle n’était même pas retournée sur la tombe depuis l’enterrement. Elle revit la morte dans son lit. Elle revit la bière. Elle revit la messe. Elle revit la fosse. Tout cela, qui ne l’avait pas atteinte, prenait tout à coup son vrai sens, tout cela qui eût dû, sur le moment, lui faire dresser les cheveux sur la tête…
Adèle acheva de ranger ce qu’elle rangeait dans le buffet.
— Mademoiselle se couche ?… fit-elle avec une nuance d’impatience. Moi, je monte.
Et la petite sentit passer quelque chose, une autorité qui ne demandait qu’à dominer la sienne. Elle était la demoiselle, et l’autre la bonne. Mais elle n’avait que dix ans et demi, et l’autre était une grande personne. Et on l’avait laissée toute seule en compagnie de cette subalterne inconnue, qui, livrée à elle-même, sans contrôle ni surveillance, avec une enfant à garder, n’allait pas tarder à traiter cette enfant autrement qu’en maître.
— Oui, je vais me coucher ! dit sèchement Toutoune. Allumez-moi une bougie.
Et son ton fit que l’autre répondit avec humilité :
— Bien, mademoiselle.
Toutoune se leva moins tôt. Pourquoi se lever ?
Adèle lui monta son café au lait, et posa le plateau sur le lit. Elle n’était pas coiffée, et en vieux caraco rose.
— Pourquoi vous n’êtes pas habillée ?… demanda la petite d’un air curieux.
La fille rougit. Elle pensa quelque chose comme : « Cette sale gosse, elle voit tout ! Et elle ira cafarder après ! »
— Mademoiselle m’excusera, répondit-elle. Je croyais que, Madame n’étant pas là, ça ne faisait rien.
Toutoune n’ajouta pas une remarque, mais elle dit froidement :
— Montez-moi mon tub et de l’eau chaude, s’il vous plaît.
— Comment ?… mademoiselle prend aussi des tubs, maintenant ?… bougonna la femme de chambre.
Elle sortit de la pièce d’un pas irrité qui signifiait, ou à peu près : « Ça n’est pas encore né que c’est déjà singe ! »
Et Toutoune sentit se dresser en elle, prête pour la lutte, l’âme même de Mme Dorothée de Gourneville, sa grand’tante, qui était « une vieuille vivante, une Normande qu’avait pas froid à l’œil. »
Aussitôt prête elle prit son chapeau, ses gants de fil, et fut, comme cérémonieuse, au cimetière. Elle avait entassé sur son bras toutes les fleurs cueillies la veille pour la corbeille de maman. Le symbole de ce geste ne se dégageait pas pour elle. Elle était trop petite. Mais elle savait bien qu’elle était, en allant vers Nounou, pleine de repentir et de chagrin, avec le cœur gros des plus mauvais jours.
Elle passa sous les arbres élégiaques, longea la petite église, belle vieillerie grise, trouva la terre fraîchement remuée qui, désormais, était Nounou, sa Nounou, si tendre à sa façon, et qui, d’avoir d’abord élevé maman, était un peu la grand’mère de Toutoune.
Elle s’agenouilla dans la terre, posa ses fleurs, et se mit à faire sa prière. Pourquoi s’agenouille-t-on devant eux comme si la mort les avait canonisés ?
Le signe de croix achevé, Toutoune, relevée, songea. Certes, elle lui rendait justice, à sa nourrice. Certes, elle lui demandait pardon… Pourquoi ne l’avait-elle pas mieux aimée de son vivant puisqu’elle l’aimait tant morte ?…
Rentrée au manoir, elle se demanda ce qu’elle allait faire jusqu’au déjeuner. Maman n’était pas là. Elle n’avait pas besoin d’aider au ménage.
Elle hésita longtemps, et finit par se diriger, d’un pas presque fatal, vers la balustrade de pierre, au bout du parc.
Encore fixer le tournant de la route. Encore attendre. Encore être la petite fille de Marie Gautrin, penchée vers le bruit, au loin, de la belle voiture à grelots…
Dans le soleil frais du matin, un nouveau spectre vient s’accouder près de la petite Villeroy. L’ombre de la pauvre Lacoste n’est-elle pas restée là, le long des vieux vases chavirés, l’ombre portée qu’elle projetait devant elle, il y a si peu de temps encore, quand Toutoune l’a trouvée en face de maman, ici même, écoutant les malheurs avec une vieille figure ravagée — une figure déjà frappée par la mort ?
Courses à bicyclette, nouvelles apprises au village… La guerre !
La guerre, la mort, l’absence.
Dix ans et demi. Une tristesse qui s’allonge avec la journée, qui, le soir, rentre au manoir où personne n’attend, où nul visage n’accueille, que celui, maussade et bas, d’une servante mécontente de son sort.
Une lettre de Mme Villeroy vint au bout de quelques jours. C’était la première fois que Toutoune recevait une lettre de sa mère. Elle mesura par là l’importance qu’elle avait prise, pauvre petite, en même temps que sa monstrueuse solitude.
« Ma chère Toutoune, comme j’ai bien fait de venir à Paris ! Ton père avait absolument besoin de moi. Il va peut-être être envoyé définitivement dans le midi. Je respire. Dès qu’il partira, je reviendrai. Nous sommes en train de bazarder l’appartement… »
Maman ne revenait pas encore… Toutoune ne croyait pas qu’elle reviendrait jamais. Toute la vie se défaisait. Un beau jour on recevrait un télégramme, et Toutoune, malheureux petit paquet, serait expédiée n’importe où, au hasard des événements. En pension, peut-être ?…
Cette pensée la déchirait. Elle se prenait à regarder de loin le toit de son manoir, apparu dans les détours. Il lui restait cela, cette tendresse-là. Vite, elle se dépêchait d’aimer de toutes ses forces sa demeure pleine de fantômes, ses paysages hantés, son enfance, sa triste enfance. Elle savait maintenant, comme il fallait aimer. Elle savait que les vieilles nourrices meurent, que les vieilles maisons se vendent.
En revenant de ses promenades, elle faisait, comme une petite femme, l’inspection de la maison. Adèle, qui cousait dans la salle à manger, suivait d’un œil haineux le manège de la gamine, petite espionne qui prenait des notes.
— Puisque la mère Fringard ne vient plus faire la cuisine, disait Toutoune, nous la prendrons deux fois par semaine pour faire le ménage à fond. Je viens d’aller au salon… Il y a une poussière !…
Adèle, furtivement, haussait les épaules. Elle avait compris, maintenant, que cette pérette ne se laisserait pas faire. Et, comme la plupart des domestiques, en même temps qu’elle en voulait à l’enfant des patrons, elle admirait d’être, à dix ans et demi, « une personne qui sait se faire servir ».
Le soir, remontée dans sa chambre, Toutoune regardait longuement la belle photographie posée sur sa table.
Joue à joue avec maman… Oui… Sur une image !
Pourquoi n’avait-elle pas aussi le portrait de la mère Lacoste ?
Vers le milieu d’août, une nouvelle lettre :
« Ton père est parti pour le midi. Ça y est. Moi, je reste encore à Paris pour finir d’arranger tout. Je te préviendrai dès que je verrai le moyen de revenir… »
Les premières petites dorures de septembre se laissaient déjà prévoir dans le vert plus rembruni de l’épaisse saison. Les jours raccourcissaient déjà. Les nouvelles de la guerre bouleversaient les gens. Il n’y avait plus de petits drapeaux aux carrioles. Le cœur serré, Toutoune attendait son destin comme on attend un malheur.
XV
L’ABANDONNÉE
Ne sachant ce qu’elle voyait remuer au bout de la cour d’honneur, elle clignait des yeux derrière sa fenêtre.
Elle venait de s’enfermer dans sa chambre, très fâchée contre Adèle, qui, dans son langage vulgaire de servante, venait fort grossièrement de lui répondre : « Après tout j’en ai assez de me laisser embêter toute la journée par une môme de votre âge. Fichez-moi la paix, vous entendez ?… Ou bien je vous plaque toute seule ici, et je retourne aussi à Paris, moi ! »
Le nez contre la vitre pour réfléchir à la situation, méditant la lettre qu’elle allait écrire à maman, Toutoune, les larmes aux yeux, regardait, maintenant, venir vers le manoir cette silhouette inattendue. Car c’était bien quelqu’un qui s’avançait dans l’avenue, un homme… un homme en képi… oui… le télégraphiste !…
Quels bonds dans l’escalier ! Quelle course dans l’avenue ! Une dépêche !… Est-ce un bonheur, est-ce un malheur ? Ce doit être un malheur, naturellement.
— Je crois qu’elle a été retardée, dit le télégraphiste. Vous ferez bien de vous en assurer, Mam’zelle Villeroy !
Dans sa précipitation, Toutoune n’arrive pas à déchirer le terrible papier bleu. Une angoisse remplit ses yeux d’enfant, pauvres yeux graves des petits qui sont entrés trop tôt dans la vie des grands.
Elle lit enfin :
« Arriverai demain train 4 heures tendresses. »
Le télégraphiste se penche.
— Elle doit être d’hier, cette dépêche, Mam’zelle Villeroy. Il y a tellement de retard, en ce moment… avec cette guerre…
Son doigt indique :
— Oui… Voyez-vous… Elle est d’hier…
— Alors ?… fait Toutoune.
Et, soudain, elle comprend :
— Alors c’est aujourd’hui que maman…
Sans achever sa phrase, elle se met à courir vers le manoir, brandissant sa dépêche.
— Adèle ! Adèle !… Maman arrive tout à l’heure… Oh ! mon Dieu !… Personne à la gare ! Pas de voiture… Qu’est-ce qu’on va faire ?
Oubliant ses griefs, elle dévore les yeux, cherchant un conseil, le visage abasourdi de la femme de chambre.
Celle-ci redevenue subitement protocolaire :
— Si mademoiselle prenait sa bicyclette ? Mademoiselle aurait peut-être le temps d’arriver jusqu’à la gare… Car d’ici qu’on prévienne les fermiers pour la carriole…
Toutoune frappe dans ses mains.
— C’est ça !… Quelle bonne idée ! Vite, mon chapeau ! Vite mes gants… Tant pis ! Je ne change pas de robe !…
Couchée sur le guidon, elle fendait, avec son visage tendu, l’air chaud et glissant de l’été. Le vertige de cette course lui donnait envie de crier. Maman revenue !… Elle n’avait pas le temps de se perdre dans les détails de sa joie. Elle allait, tout à l’heure, tout de suite, revoir maman. Elle ne serait plus toute seule, dans le manoir vide, avec la méchante Adèle.
La grande descente… Elle se rua dedans comme une folle, sans freins, de toute la vitesse de sa roue libre.
Elle prenait sa droite pour éviter une victoria qui montait. Une malle, une valise… Maman !…
— Toutoune !… cria Mme Villeroy.
La petite eut de la peine à freiner. La voiture s’était arrêtée. L’enfant jeta sa bicyclette à terre pour se précipiter plus vite.
— Maman ! Dépêche en retard… Reçue tout à l’heure… bicyclette… Quelle chance que tu aies trouvé une voiture !… Maman ! Maman…
— Toutoune !… cria Mme Villeroy.
Collée contre sa mère, remuante, ne se lassant pas d’embrasser le visage adoré, de respirer le parfum perdu, de se récrier, de rire de joie…
— Ma petite chérie !… dit Mme Villeroy, toute une affection dans la voix.
Il faut se remettre en route. Toutoune est allée ramasser sa machine. Et, suivant le pas du cheval, elle monte appuyée aux guidons, en continuant de loin la conversation.
— Adèle a été gentille ? demande enfin la mère.
Toutoune est généreuse. Le bonheur a tout emporté.
— Très gentille, maman !
Ô joies du retour ! Nous remercions presque notre longue souffrance, nous autres, pauvres amoureux des absents, nous la remercions d’avoir été le tremplin qui fait bondir si haut notre plaisir.
— Alors ça c’est bien passé pendant mon absence ?
Mme Villeroy, assise devant sa glace et tendant ses pieds à la femme de chambre qui la déchaussait, promena tout autour d’elle des yeux fatigués. Elle était comme vieillie, avec une pauvre bouche amère.
— C’est très propre ! Très bien entretenu !… À la bonne heure !…
— C’est que mademoiselle, dit la fille assez craintivement, est une maîtresse de maison à la hauteur…
Elle lança vers Toutoune un regard inquiet, vit qu’elle n’avait rien dit, qu’elle ne dirait rien, et, se décidant à sourire, elle fit une allusion discrète, explicative et reconnaissante.
— Mademoiselle ne sera pas commode pour ses domestiques, quand elle sera mariée… et elle aura bien raison !
« Oui, songea Toutoune, veillatif comme un gendarme et mauvaise comme un vieux serpent… »
— Puisque c’est grâce à toi, bravo, Toutoune !… dit Mme Villeroy d’un air las.
Ayant passé son beau déshabillé :
— Je vais me recoiffer un peu… Voilà près de seize heures que je voyage…
— Je peux descendre ? interrogea la femme de chambre. La mère Fringard doit être en bas, puisque mademoiselle l’a fait prévenir tout à l’heure.
— C’est ça, dit Mme Villeroy. Descendez…
Sitôt la porte refermée :
— Oh ! Toutoune !… Si tu savais !
La petite tressaillit. Sa mère venait de dire ce mot exactement sur le ton qu’elle avait eu, certain soir, alors que c’était Nounou la confidente, et Toutoune celle qu’on envoyait ailleurs.
La fillette se rapprocha vivement, et s’agenouillant devant sa mère :
— Quoi, maman ?… demanda-t-elle tout doucement.
Elle avait posé ses bras sur les genoux de belle étoffe souple ; et ses yeux regardaient avec une expression si profonde, indulgente et tendre, que Mme Villeroy, comme une enfant câlinée par sa mère, se mit à pleurer à chaudes larmes, sans honte et sans détour, tout simplement.
Encore pleurer ? toujours pleurer ? Qu’est-ce qu’on lui avait fait à la petite de Toutoune ? Une fois de plus elle se sentait la plus grande, la plus sérieuse, celle qui est là pour consoler les chagrins ; elle se sentait pareille, avec ses dix ans et demi, à la chère vieille nourrice qui la berçait, toute frêle et toute désolée, lors de son retour de Paris.
— Toutoune… Je ne peux pas te raconter… Tu es trop petite… Tu ne sais pas… Tu ne peux pas comprendre ces choses-là… Mais vois-tu… vois-tu…
Le spasme du chagrin la secoua plus fort.
— Vois-tu, mon chéri, ton père… ton père… oh ! quel goujat !…
— Maman… maman… répéta la petite avec de grosses larmes dans les yeux.
Mme Villeroy la regarda. Les prunelles laiteuses, pleines de drame, appelèrent au secours, silencieusement, avec l’éloquence d’un cri.
Alors Toutoune, n’en pouvant plus, se leva. Debout près de sa mère assise, elle la prit contre elle, et la tête lourde de désespoir se cacha contre la fragile épaule, et les mains tragiques s’appuyèrent sur l’étroite poitrine, emmêlées dans les deux nattes pendantes d’écolière.
Elle pleura longtemps comme cela, sans plus rien dire, abandonnée, en pleine confiance, en pleine tendresse. Soigneusement, Toutoune passait sa petite paume sur les cheveux noirs, les cheveux embaumés de maman. Et les larmes qui coulaient lentement sur ses joues rondes mouillaient peu à peu les cheveux bien-aimés.
Enfin Mme Villeroy releva la tête. De bas en haut elle enveloppa Toutoune d’un regard qui souriait tristement derrière les pleurs, et murmura, dans un geste de chatte caressante :
— Ça m’a fait du bien, Toutoune…
— Oh ! maman !
La petite s’était penchée. Passionnément elles s’étreignirent. Et elles restèrent ainsi, silencieuses, douces, joue à joue, comme sur la belle photographie.
— Maman, puisque te voilà prête, veux-tu que nous fassions une jolie promenade ?…
Toutoune était venue, à son réveil, lui jeter sur son lit les plus belles roses de la saison, ces remontantes de septembre qui, déjà, commençaient.
La main dans la main, elles s’en allèrent.
— Quel dommage que tu n’aies pas une bicyclette… disait la petite fille. Je te ferais voir des coins que tu ne connais pas, et que tu aimerais comme moi.
— Je n’ai plus beaucoup d’argent, maintenant, Toutoune, dit Mme Villeroy sourdement.
Mais, complaisante, elle ajouta :
— Je pourrais encore bien acheter ça tout de même… Seulement, voilà !… Je ne sais pas monter.
— Mais je t’apprendrai, maman ! Ce n’est pas difficile !…
Et les yeux rougis essayèrent de sourire.
L’après-midi, dans le parc, accoudée à la balustrade de pierre, Mme Villeroy, triste infiniment, regardait la route sans plus rien dire.
Toutoune se rapprocha, lui prit la main avec précaution, et commença presque tout bas :
— C’est ici que Marie Gautrin attendait son amoureux…
Mme Villeroy fit un mouvement de surprise.
— Comment sais-tu ça, Toutoune ?
Toujours à mi-voix, selon son instinct qui lui dictait de parler ainsi de ses spectres, l’enfant, par bribes, avec toute la naïveté charmante de son âge, répéta ce qu’elle avait appris de la bouche de la pauvre nourrice. Mme Villeroy l’écoutait, appuyée contre l’un des vieux vases, attentive, prise par la séduction de ces anciennes histoires si suavement rapportées.
Quand ce fut terminé, le crépuscule s’annonçait au bout des grands labours mauves.
— Nous irons voir la mare, maman, dis ?
— Oui, ma Toutoune, nous irons… Tu comprends ces choses-là, toi, au moins…
Les beaux yeux pâles rêvaient, rêvaient.
— Je croyais que plus jamais je ne les aimerais, ces choses-là. Il m’avait persuadée que c’était des imbécillités…
Un peu plus tard, elles revenaient au manoir en se donnant le bras…
— Quand j’étais petite…
À son tour la mère racontait. Toutoune, en extase, levait le menton, tout en marchant, pour l’écouter mieux.
— Ma Toutoune, murmura Mme Villeroy, comme cela t’intéresse !… Si tu savais !… Lui, quand je voulais lui raconter mes souvenirs d’enfance, il se mettait à siffler ! Oui !… Il appelait ça « mes vieilles rengaines… » Alors, à la longue je n’ai plus rien dit… Jamais… Jamais…
Toute la poésie froissée se réveillait en elle, à mesure que sa rancune augmentait.
— Quand il me voyait lire des vers, dit-elle sombrement, eh bien ! Il riait.
— Oh ! maman !… répondit naïvement Toutoune, il y en a, des vers, dans la bibliothèque du salon !… Ça s’appelle Lamartine, je crois. Je te les retrouverai ce soir !
L’enfant, après le dîner, s’efforça d’organiser une petite soirée. Sur le vieux piano de la salle à manger, maman, pour lui faire plaisir, joua d’un air résigné les mazurkas de Chopin. Toutoune avait apporté les Méditations, un volume mangé des rats.
— Et dire que j’avais Musset, Victor Hugo, Verlaine… soupira Mme Villeroy.
Le lendemain, elle resta couchée très tard. Devant la porte obstinément fermée, Toutoune rôda.
À table, Mme Villeroy dit :
— J’ai mal à la tête…
Le déjeuner fut muet. Remontée à sa chambre, la jeune femme referma sa porte, et se recoucha. Mais, le soir, Toutoune la vit, chancelante, apparaître dans le parc.
Elles allèrent à pas lents du côté des herbages.
Devant la mare de Marie Gautrin :
— Comme elle avait raison, ma mère !… fit Mme Villeroy pathétiquement. Elle aurait mieux fait d’y rester. Mon père s’est remarié tout de suite après sa mort, elle qui l’avait tant aimé, tant aimé !… C’est comme ça que sont les hommes.
Toutoune n’osait rien dire. Elle concentrait sa petite intelligence sur cette pensée : « Ne pas importuner maman. »
Les jours qui suivirent, Mme Villeroy, seule dans sa chambre, écrivit fiévreusement des lettres. Elle ne les envoyait pas, et finissait toujours par les déchirer. Ensuite, recouchée, elle pleurait.
Parfois, Toutoune, entrée sur la pointe du pied, lui apportait des fleurs. À travers les persiennes fermées, le soleil brûlant du dehors faisait mal à voir, comme dans les chambres des malades. Adèle, dans les couloirs, parlait tout bas.
C’est à table, à l’heure du déjeuner, qu’on apportait les journaux terribles de la guerre. Mme Villeroy jetait d’un air de sombre triomphe :
— Le gouvernement à Bordeaux !… Les Allemands à Bruxelles !…
Elle ajoutait désespérément :
— Que tout finisse !…
Ou bien :
— Je voudrais être dans le Nord pour qu’ils me fusillent !…
Un matin, pour la surprise de la maison, elle se leva tôt.
— Nous irons en ville aujourd’hui, déclara-t-elle, les dents serrées. Il faut que j’achète cette bicyclette.
Dès le soir, les leçons commencèrent.
Toutoune, trop faible, faisait des efforts inouïs pour soutenir sa mère. Il y eut une chute. Il y eut quelques pauvres rires.
— Je crois que ça va m’amuser un peu… dit la voix morne.
Et cela, en effet, l’amusa un peu.
Un jour, Toutoune annonça, surexcitée :
— Nous allons pouvoir faire notre première promenade !
Et, de ce jour, elles prirent l’habitude de sortir ensemble chaque après-midi.
— Comme c’est joli, ma Toutoune !… s’écriait Mme Villeroy. Et dire que j’aurais pu ne pas connaître tout ça !…
Ces promenades, tant de fois recommencées lors de son grand abandon, ce n’était donc pas en vain que la petite fille en avait, une à une, découvert les beautés…
Pédale contre pédale, sur les chemins ensorcelés déjà par la première automne, elles allaient, comme deux camarades. Et, quand le couchant était trop beau, tandis qu’elles contemplaient, arrêtées en silence, Mme Villeroy pleurait.
Un soir qu’elles étaient assises au pied d’un arbre, dans ce chemin Saint-Pierre d’où l’on voit l’estuaire et la ville, Mme Villeroy, qui n’avait pas desserré les lèvres de la journée, releva tout à coup son front bas. On eût dit que quelque chose, enfin, se déchirait en elle. Il y a des soirs où l’on ne peut plus garder un secret. Toutoune était bien trop petite, mais il n’y avait personne d’autre que Toutoune. Les sourcils froncés, l’orageuse jeune femme commença :
— Vois-tu, ce qu’il m’a fait, jamais, jamais je ne le lui pardonnerai !
Une branche de bruyère, qu’elle avait cueillie, s’agita dans sa main nerveuse. Elle fit un effort pour ravaler des larmes qui venaient, et, pendant un instant, sa bouche se tordit. Mais, ayant pu calmer son visage :
— Tu sais, je t’avais écrit qu’il partait pour le midi, n’est-ce pas, et que, moi, je rentrais au manoir ?… Eh bien ! à ce moment-là, je ne sais pas quel pressentiment m’a avertie. Alors, au lieu de revenir ici, je suis partie, moi aussi, pour le midi, sans le prévenir de mon arrivée. Je voulais voir, comprends-tu ?…
Les yeux pâles remontèrent dans la nacre. Après une agonie d’une seconde, Mme Villeroy reprit :
— Pense que je venais de lui donner ma signature, de sacrifier pour lui les derniers restes de ma fortune…
La branche de bruyère fouetta l’espace.
— C’est horrible !…
Elle se pencha pour mieux regarder Toutoune, pour mieux l’écraser de cette confidence disproportionnée.
— Vois-tu, ton père ne m’a épousée que pour mon argent. Je le vois bien, maintenant ! Moi, je l’aimais… Je l’aimais comme une folle. Je suis restée pendant des années magnétisée par lui, ne pouvant pas, ne voulant pas le voir tel qu’il était. Il m’avait tout fait, tu sais, tout ! Mais je l’aimais toujours. Je lui pardonnais, je l’excusais… Il est vaniteux, joueur, dépensier… presque malhonnête ! Car enfin il m’a dévoré ma dot sans scrupules, et, sans la guerre, il vendait encore ce pauvre vieux manoir, malgré le testament de tante Dorothée…
Son regard s’adressa plus directement à l’enfant.
— Il t’a volé tes meubles, ma Toutoune ! Oui ! Car c’est lui qui les a vendus. Et, tu sais, c’était des meubles qui valaient beaucoup, beaucoup d’argent… Moi, qu’est-ce que tu veux ?… J’ai été lâche à ce moment-là, comme toujours. Mais, au fond, je savais que ce n’était pas bien, ce que nous faisions-là !
Le petit visage, tendu d’attention, demandait la suite.
— Alors, voilà !… Il part donc pour le midi. Cinq jours après, je prends le train, et j’y arrive à mon tour, à l’improviste. Il était bien tranquille ! Il se croyait bien débarrassé de moi !… Et sais-tu ce que j’ai trouvé, dans ce midi où je l’avais fait partir, à force de démarches, pour l’empêcher d’aller à la guerre ?…
Elle s’interrompit. La branche de bruyère entre ses mains, était réduite en petits morceaux.
— Eh bien !… J’ai trouvé une femme, oui, sa nouvelle maîtresse. Et ils faisaient tous les deux une bombe scandaleuse, avec l’argent qu’il venait de me voler !
Toutoune, effarée, comprenait comme elle pouvait, avec son innocence de petite fille, le récit véhément de sa mère. Celle-ci ricanait, maintenant. Et ses yeux pâles s’étaient largement cernés.
— Voilà ton père !… conclut-elle.
Puis, dans un emportement qui fit gronder sa poitrine :
— Mais c’est fini ! Il m’en a trop fait. Non seulement je ne l’aime plus, mais je le hais !
Toutoune ne pouvait pas savoir que ce mot est encore de l’amour. Elle reçut cette nouvelle avec un frémissement. Maman l’avait donc enfin chassé de sa vie, l’intrus, le personnage noir, le voleur de son cœur, l’ennemi de l’enfance de Toutoune ?
Mme Villeroy semblait attendre quelque chose.
— Voilà !… répéta-t-elle.
Ne sachant comment répondre à toute la confiance dont sa mère venait de l’honorer, de l’écraser, Toutoune restait assise à sa place, comme interdite, et regardant par terre.
— Rentrons ! dit Mme Villeroy brusquement.
Elle s’était levée. Mais comme elle allait reprendre sa bicyclette, l’enfant, s’accrochant à l’épaule trop haute, la força de plier. Et, de toutes ses forces, puisqu’elle ne pouvait pas parler, elle embrassa, sous ses yeux cernés, le visage passionné, le visage pâle de colère qui se penchait vers elle.
— Maman, raconte-moi…
Les jours raccourcis les ramenaient de bonne heure au manoir. Octobre commençait.
Mme Villeroy, les yeux égarés dans un songe, revenait à elle.
— Quand j’étais petite…
Et c’étaient les souvenirs d’enfance, et c’étaient les rêves de l’adolescence, et c’étaient les désillusions de la jeunesse.
— Maman s’appelait Marie. Moi, on m’avait appelée Marie-Ange, à cause de mes yeux bleus… Ton père en avait fait Minouche. C’était tout lui, cela !
Sa Marie-Ange !… Toutoune la soignait, inlassablement inventive et fervente.
Maintenant c’était elle qui préparait le thé, tous les jours, à cinq heures, le napperon brodé, les fleurs, les tartines, un peu de feu dans la cheminée du petit salon…
Avec le geste même et l’intonation de la mère Lacoste :
— Je vais te faire une bourguelée pour chauffer tes petits pieds…
Pelotonnée, égoïste, Marie-Ange, tristement, se laissait faire. La plupart des femmes, après tout, ne veulent que cela : quelqu’un qui les adore, quelqu’un qui s’occupe d’elles.
À présent, elle acceptait sans étonnement que la maison fût dirigée par l’enfant, que la femme de chambre ne s’adressât qu’à elle pour le service, que la mère Fringard la consultât pour les menus. Avec son âme et sa figure de chien de berger, Toutoune n’était-elle pas d’avance la vieille fille entendue et sans beauté qui passerait son existence à gâter une mère jolie, mélancolique et frivole ?
— Tu t’ennuies, maman ?… murmurait Toutoune au bout de longs silences. Veux-tu que nous cousions un peu ?…
Et, pendant quelque temps, la mère se fit une distraction de tailler pour sa fille, dans des étoffes choisies à la ville, des petites robes à son goût. Elle lui fabriqua même deux ou trois chapeaux. Toutoune, ainsi parée, dans le banc des Gourneville, à la messe, était fière des regards d’admiration tournés vers l’élégante et jolie femme.
— Ça lui semble bon d’avoir sa mère !… disaient, à la sortie, les paroissiens.
Mlle Calpelle reparut un matin, les vacances terminées.
— Tiens, Toutoune ! Je vais t’aider à travailler ! D’abord, cela me remettra bien des choses dans la mémoire !
Arrivé le large hiver qui glace les maisons et détruit les chemins, un soir, un de ces soirs qui commencent à trois heures et demie, sous la lampe, parmi les chiffons et les livres de classe, Mme Villeroy, frileusement enfoncée dans le vilain fauteuil de cuir qu’on avait mis à la place de la belle bergère, dit lentement, gentiment, dit enfin cette petite parole :
— Toutoune, ma chérie, comme on est bien, ici !…
XVI
L’OMBRE DU MANOIR
Le printemps, coup de baguette magique, venait, en quelques jours de transformer une fois de plus la campagne. Un étonnement était dans l’air. Ni la nature, ni les humains ne semblent s’habituer à cette belle surprise de tous les ans.
Toutoune arrivait, le matin, jusqu’au lit de maman, avec une branche noire couverte d’étoiles blanches ou roses, une branche miraculée par la saison. L’amertume de la petite odeur remplissait la chambre, où l’autre parfum, celui de maman, était plus grave et plus sucré.
— Lève-toi vite, maman ! Si tu savais !… Les pommiers du grand herbage se sont mis en fleurs cette nuit !
— Tu ne veux pas que je lise les journaux, Toutoune ?
— Oh ! maman ! disait la petite d’un air triste, c’est toujours la même chose : situation inchangée…
Et cette réflexion d’enfant, c’était toute la guerre, à cette époque.
Belles courses ailées, les mains aux guidons, les joues flattées par l’air chargé de fleurs ; pluies de fleurs et de gouttes claires quand on passait sous les branches basses, stations en pleine herbe crue, parmi l’égosillement des petites gorges d’avril, têtes levées vers le premier azur traversé de nuées rondes et blanches, cueillette passionnée des secondes violettes, des primevères et des coucous ; retour en retard au manoir, avec des appétits aiguisés par la course ; devoirs et leçons négligés, école buissonnière de Toutoune et de sa Marie-Ange, charme, charme de la bonne campagne apaisante qui, pour ceux qui savent l’aimer et l’admirer, fait ses miracles au fond des plus petits coins, établit sa féerie jusqu’au plus haut des cieux.
— Il fait si chaud, aujourd’hui, maman… Si nous déjeunions dehors ?
On leur mit une petite table dans le quartier du maître hêtre, celui dont les dernières branches touchent les ardoises du toit. Le parc à l’abandon déferlait, océan vert tendre. Un merle soliste roulait des notes si fraîches que cela faisait presque mal.
Toutoune, plusieurs fois, s’interrompit de manger pour battre des mains.
— Maman !… Maman !… que c’est amusant !…
Comme Mme Villeroy venait d’allumer sa cigarette, un craquement dans l’allée inculte leur fit tourner à toutes deux la tête. Toutoune ne comprit pas immédiatement ce qu’elle voyait. Mais Mme Villeroy venait de se lever, renversant sa chaise, jetant sa cigarette.
— Toi !…
Ce grand militaire noir et rouge, qui s’avançait c’était donc… Oh !… c’était donc papa ?
Devant l’apparition, l’enfant frappée comme d’épouvante, avait mis son poing sur sa bouche. Restée assise à sa place, elle sentait qu’il lui était impossible de se lever, de dire une parole.
Il continuait d’avancer, comme si sa présence eût été toute simple parmi le petit charme de cette fin de déjeuner, parmi le printemps, parmi l’intimité tranquille de cette mère et de cette fillette, douce féminité réfugiée à l’abri du tapage masculin.
— Bonjour !… dit-il avec audace, en s’arrêtant à trois pas.
Un petit souffle d’air passa sur sa moustache tombante. Dans l’ombre du képi, les longs yeux noirs souriaient langoureusement.
Toutoune vit les lèvres de maman trembler sur des mots qui ne sortaient pas ; et elle était certainement aussi pâle que peut l’être une créature vivante.
— Eh bien !… personne ne me dit bonjour ?… demanda le bel officier.
Il fit un nouveau pas, regarda Toutoune :
— Tu ne me reconnais donc pas, ma fille ?
Mais Marie-Ange venait de bondir. Elle fut devant lui, très près de lui. Sa parole entrecoupée sembla, sur les moustaches soyeuses, passer comme le petit souffle d’air de tout à l’heure.
— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?… Comment oses-tu venir ici ?…
Il prit un air indulgent, avança les mains.
— Allons, Minouche… Allons !… Ne fais pas la méchante… : c’est ma première permission, et je viens te voir… Tu ne vas pas me recevoir comme ça !
Le rire court de Mme Villeroy déchira le printemps, le printemps où chantait ce merle soliste.
— Tu as besoin d’argent, n’est-ce pas ?…
Il était devenu pâle, lui aussi. Toutoune le vit mordre cette belle moustache, descendue comme celle des Gaulois.
Mme Villeroy regardant à son tour Toutoune :
— Je ne veux pas te dire ce que je pourrais te dire. Je respecte trop ma fille pour parler devant elle de tes saletés. Je respecte trop cette maison de mes parents pour…
— Tiens ! Tiens !… Voilà du nouveau, par exemple ! Minouche a pris sa bicoque au sérieux ! Minouche est devenue mère de famille !… C’est vraiment très drôle !…
Elle trépigna, les yeux clignés, les narines ouvertes.
— Va-t-en !… C’est la seule chose qui te reste à faire ! Va-t-en ! Et que jamais plus je n’entende parler de toi !…
Adèle qui venait, un plateau dans les mains, eut un petit cri de surprise en voyant son maître, puis s’esquiva prudemment.
— Tiens ! Tu as toujours Adèle ?… fit M. Villeroy d’un air qu’il voulait très naturel.
— Assez !…
Marie-Ange s’était dressée. Elle leva la main comme pour le souffleter. Il attrapa cette main au vol, et la maintint fortement par le poignet. Cela fit un ensemble de gestes assez brutal ; et Toutoune, terrifiée, se mit à crier et à pleurer, en se jetant sur sa mère.
— Va-t-en, Toutoune !… dit M. Villeroy tout en repoussant l’enfant de sa main restée libre.
Mais la petite, au contraire, s’accrocha plus sauvagement.
— Maman !… Maman !…
— Toutoune ne s’en ira pas !… cria la jeune femme. Elle restera là, avec moi. Elle sait ce que tu es, d’abord !
Il lâcha brusquement le poignet emprisonné, recula.
— Allons !… dit-il. Je vois que tu es devenue tout à fait ridicule.
Pivotant sur ses talons, il sifflota, revint, et, sur un ton péremptoire :
— Écoute !… Assez de bêtises comme ça. Je vais obtenir mon changement. On va m’envoyer dans peu de temps à Alger. Tu ne veux pas y revenir avec moi ?…
Une malice passait sur sa figure aux beaux traits. Il avait mis sa tête de côté. Sûr de lui, paisible, il était le séducteur qui reprend sa proie un instant libérée.
Marie-Ange avait croisé les bras, et elle le regardait en hochant de pitié la tête. Toutoune, toujours accrochée à elle, ne la quittait pas des yeux. Elle comprenait obscurément que c’était la suprême partie qui se jouait, bataille dont son pauvre petit bonheur était l’enjeu.
— Alger… continua-t-il comme s’il racontait une belle histoire à quelque enfant maussade. Alger… Les randonnées dans l’auto du colonel… Les salons du Gouverneur… La maison de mes parents, qui nous est ouverte, avec son luxe et son confort… Les promenades à cheval dans le Sahel… Le yacht du baron Lorge… La bonne petite vie d’autrefois, avec son Charles qui l’aimera bien… qui la câlinera bien…
Elle haussa furieusement les épaules.
— Ça ne sait même pas qu’il y a la guerre !
— La guerre ?… répliqua-t-il. Oh !… tu sais…
Puis, refaisant un pas vers elle :
— Eh bien ! Minouche ?… Ça ne te dit rien, tout ça ?
Peu à peu remplis d’une âme glaciale, les yeux pâles le dévisageaient. Devant eux, sans doute, une comparaison faisait miroiter sa double image. Marie-Ange revoyait sa première jeunesse trépidante, amoureuse, bousculée, banalisée, face à ses trente-cinq ans d’aujourd’hui, si poétiquement, si doucement bercés par l’amour adorable d’une petite fille, au fond du vieux manoir de la race, dans la paix et l’enchantement de la bonne campagne, consolatrice des cœurs affligés.
Le merle, dans le hêtre chanta : « Toutoune !… Toutoune ! » Tous les oiseaux du printemps continuèrent : « Reste ici ! Reste ici ! »
Mme Villeroy ne sut pas dire ce qu’il y avait de changé dans sa vie, et que sa jeunesse fatiguée avait maintenant compris autre chose que son premier passé de femme. Elle traduisit comme elle put ce qu’il y avait en elle de confus et d’irrévocable.
Calmée, très froide, elle articula lentement :
— C’est sans doute parce que ta maîtresse te trompe et parce que tu n’as plus le sou, que tu viens me chercher pour aller vivre, aux crochets de tes parents, avec le pauvre argent qui me reste ? Mais vois-tu, même si nous étions encore riches, même si je ne te méprisais pas comme je te méprise, la vie que tu m’offres ne serait plus possible. Je ne t’aime plus, comprends-tu ? C’est fini. Alors, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, ton Alger, tes autos, tes parties de plaisir ?… Ici, je suis chez moi, chez nous, avec ma fille. Malgré la guerre, nous sommes heureuses. Nous sommes bien… Alors laisse-moi tranquille, maintenant ! Va-t-en où tu voudras… Fais ce que tu voudras… Nous, nous restons toutes les deux au manoir… N’est-ce pas, Toutoune ?
Elle serra contre elle la fillette, qui la regardait tendrement. M. Villeroy, pendant une minute, les considéra sans parler. Elles étaient deux contre lui, maintenant, deux amies, deux douceurs alliées, deux poésies, deux femmes. Il était seul devant elles, avec son désordre, ses brutalités, ses égoïsmes, ses indélicatesses, ses vanités, son vacarme.
Âprement il murmura :
— C’est dit ?… Tu ne veux pas revenir ?…
Elle secoua la tête. Comme elle était calme ! Il vit, il sentit, il comprit que c’était vrai, qu’elle ne l’aimait plus.
Il essaya sa dernière chance. Il prononça le mot d’autrefois, le mot épouvantail.
— Le divorce, alors ?… siffla-t-il.
— Si tu veux… dit-elle simplement.
Il s’attarda quelques instants encore, prit le parti de hausser les épaules, montra ses dents magnifiques dans un petit rire, et conclut :
— C’est bon !… C’est bon !… Je t’écrirai… Je t’écrirai…
Puis, tournant enfin les talons, il s’en alla sans saluer, le long de l’allée herbue, et s’enfonça, noir et rouge, dans les profondeurs du printemps.
Quand il eut disparu, Mme Villeroy, tombant assise :
— Ah ! Toutoune !…
Elle avait ouvert les bras. La petite s’y précipita.
Pelotonnée contre sa mère, elle restait là, dans le recueillement de son triomphe. Celle qu’elle entourait de ses petites mains, c’était sa conquête, sa difficile et lente conquête, le prix de ses souffrances précoces, la récompense de ses larmes de femme sur des joues de petite fille, son amour.
L’ombre tournante de la maison, poussée par l’heure, s’était lentement transformée… Foncé sur le sol lumineux, le dessin du toit s’avançait, tout doux, vers Toutoune et son amour, comme si l’âme même du manoir de Gourneville, faite de tant de vies antérieures, eût voulu couvrir les deux descendantes, les envelopper de sa protection.
TABLE DES MATIÈRES