Albin Michel (p. 138-146).



X

PRINTEMPS


Pommiers d’avril, miracle exact, luxe annuel de la campagne normande ; pommiers d’avril, forêt de corail blanc et rose au-dessus des herbages verts ; pommiers d’avril, fragilité suspendue dans l’air acide, fraîcheur immaculée éclose en plein ciel pâle ; pommiers d’avril, lustres éphémères, épanouissement rond sorti des branchages noirs de l’hiver ; pommiers d’avril, floraison sans feuilles, cages de fleurs où chantent les oiseaux de Dieu, pommiers d’avril, multipliez vos pétales, ouvrez vos milliers de petits cœurs, répandez votre frêle parfum, laissez au vent tomber votre neige, faites voler vos papillons légers ; pommiers d’avril, soyez plus beaux que jamais pour consoler une petite fille triste. Car l’âme d’une petite fille doit être pareille à vous, pommiers d’avril, et joyeusement s’ouvrir au soleil, de toutes ses petites fleurs immaculées.


Comme dans une serre précieuse, Toutoune passait sous les branches fleuries, et elle souriait. Le printemps était par trop adorable. Pouvait-elle ne pas le saluer de toute sa ferveur d’enfant chèvre-pied ?

Dès le matin, à peine éveillée, elle sentait que, dehors, des esprits mystérieux lui faisaient signe. Et, sitôt habillée, elle sortait, avec un besoin de courir.

Dès le premier pas dans l’avenue, elle se jetait sur la nature comme une petite brute. Il lui semblait qu’il fallait se dépêcher de tout regarder, de tout respirer, de tout écouter. Il y avait chaque matin des surprises nouvelles. Une allégresse grandissante s’exaltait, à mesure que les jours allongeaient. Aurore hâtive, couchant en retard, la nuit semblait reculer devant l’envahissement de la lumière. « Joie ! Joie !… » criaient le ciel et la terre. « Espoir ! Espoir !… » répétaient les feuilles commençantes.

Les marronniers du parc fulguraient déjà, de toutes leurs fleurs qui ressemblent à des flambeaux ; les lilas préparaient leurs belles grappes odoriférantes ; dans l’ombre mauve du sous-bois, des petites corolles s’ouvraient par terre, comme des yeux ; un bourdon passant jetait son étincelle et son ronflement de fronde ; les derniers bourgeons, roulés comme des cornets, se développaient, abandonnant tout ; des nuages de plus en plus lumineux parcouraient le ciel de plus en plus bleu ; l’air tiédissait, l’herbe montait ; et, tous à la fois, sans jamais s’arrêter, toujours plus fort, exaspérés de bonheur, étourdissants, fatigants, obsédants, les oiseaux chantaient.

— Vous ne travaillez plus du tout, disait Mlle Calpelle. Et pourtant, ces jours derniers, vous aviez fait beaucoup de progrès.

Mais Toutoune n’entendait même pas. Elle était reprise par la terre comme par un grand amour, un moment endormi.

Des progrès…

Pauvre petit visage, comme, retour de Paris, vous étiez sage au-dessus du livre ennuyeux, sous la lampe, devant le grand feu de la cuisine !

Travailler !… Toutoune avait essayé cela, vaillamment. Une arrière-pensée la dirigeait, du reste. On avait écrit à maman pour demander des leçons de piano. Il y en avait un vieux dans la salle à manger. Tous les huit jours, Toutoune allait en ville, au cours de Mme Crozot, s’étonnant beaucoup de ne pas jouer plus tôt les mazurkas de Chopin. Elle avait également, un jour, fait tout exprès un voyage en carriole avec Lacoste, pour aller chercher des modèles de broderie. Il les lui fallait tout de suite. N’avait-elle pas vu maman broder, à Paris ?

Chaque matin, malgré toutes oppositions, elle prenait son tub dans le bain de siège de la grand’tante ; depuis qu’il faisait moins froid, elle avait forcé la nourrice à la servir dans la salle à manger, à mettre une nappe sur la table, à dresser coquettement le couvert. Chaque jour, elle composait elle-même le petit bouquet qui fleurissait ses repas solitaires. Il faut bien, quand on est abandonnée, se raccrocher à quelque chose.

Toutoune était née courageuse. À défaut de la chère présence réelle, son instinct lui disait qu’il fallait, comme un trésor sacré, conserver les paroles du court enseignement maternel, qu’il fallait les suivre point par point, jalousement.

— Comme cela, je suis encore un tout petit peu à Paris…

Heureuse de voir la pauvre gamine s’amuser de ces changements, la nourrice cédait à tous les caprices nouveaux, bien qu’en maugréant un peu. Mais le jour que l’enfant parla de balayer et d’épousseter chaque matin toute la maison et de faire la lessive des murs, elle ne put s’empêcher, presque fâchée, de remarquer :

— Si tu continues, tu vas, à ton âge, devenir la copie de défunte Mme de Gourneville, qu’était veillatif comme un gendarme et mauvaise comme un vieux serpent. D’abord ton minois la porte déjà.

Or, le printemps avait passé, les velléités avaient disparu. Toutoune ne garda de son nouveau régime que les repas dans la salle à manger et le bain du matin.

Maman avait dit : « Il faut devenir une petite fille très soignée… Sans ça tu ressemblerais à ton père. »


Elle continua, malgré la transe panique qui la poussait dehors, à surveiller particulièrement ses ongles. Et, certes, ce sacrifice lui coûtait énormément. Mais les leçons !… Mais les devoirs !… Est-ce qu’on peut apprendre la grammaire quand il y a le printemps sur les routes ?… Même les séances de piano n’avaient plus aucun charme.

Une lettre de Mme Villeroy fut apportée, un matin, par le facteur. Elle ne disait rien de plus que d’ordinaire, cette lettre. Mais elle était accompagnée d’un petit paquet à l’adresse de Toutoune. Celle-ci le développa.

— Oh !… fit-elle.

C’étaient les photographies prises, à Paris, dans le bel atelier du photographe à la mode. Les six poses choisies étaient au complet. Il y en avait deux de chaque.

Nuageuse et retouchée, Toutoune presque jolie, Toutoune joue à joue avec sa mère, en plein idéal…

La fillette poussa d’abord des petits cris, comme font les enfants. Mais, un peu plus tard, quand elle eut fini de faire admirer ces portraits à la nourrice, elle les emporta dans sa chambre, et là, toute seule, elle les regarda longtemps avec des yeux consternés de femme.

En redescendant, elle dit :

— Nounou, je voudrais aller en ville, aujourd’hui, pour acheter un cadre.

On emporta les photographies. Le cadre choisi, la petite y glissa celle qu’elle aimait le mieux. Et le soir, en rentrant, elle posa cela sur sa table, à la tête de son lit.

Ironique portrait, image cruelle d’un bonheur qui n’avait pas duré !

Tandis que la fillette contemplait, toute l’amertume refoulée dans sa petite âme remontait avec force, empoisonnant le printemps, empoisonnant l’enfance.

Toutoune était née courageuse… Mais ce portrait, ce crève-cœur, c’était vraiment trop pour elle. Ce portrait la bafouait, ce portrait la détraquait.

Son exaltation printanière parut tomber peu à peu. Les bonds dans le parc, les longues sorties à bicyclette, toute cette danse du renouveau s’apaisa.

Les après-midi, la nourrice, en la cherchant, la retrouva plus d’une fois dans sa chambre, regardant toujours la fallacieuse photographie.

Quelque chose, oui, se brisait enfin dans la vie de cette petite fille de dix ans.

Un jour, comme, d’un geste devenu machinal, la vieille femme mettait le couvert dans la salle à manger :

— Nounou, déclara Toutoune d’une petite voix affaiblie de larmes, c’est fini, maintenant. Je ne veux plus manger toute seule. À partir de ce soir, tu me serviras dans la cuisine… comme avant.