Albin Michel (p. 196-214).



XIV

ENCORE DU NOUVEAU


Le lendemain matin, levée de très bonne heure selon sa nouvelle habitude, elle alla trouver jusque dans sa chambre la servante qui commençait tout juste à s’habiller. Elle avait fait ses projets pendant cette nuit mal dormie.

— Adèle, dit-elle avec une autorité tranquille, et qui, déjà, ne la surprenait plus elle-même, vous donnerez à maman, quand elle voudra faire sa toilette, le bain de siège de ma tante de Gourneville. Ça peut très bien servir de tub. Je me suis savonnée dedans tous les jours depuis des mois. Je vous montrerai la place où on le met.

— Bien, mademoiselle !… dit la fille en riant.

— Ensuite, comme vous avez beaucoup de travail, je me suis dit que je pourrais bien vous aider. Je ferai les lits avec vous, et j’époussèterai les chambres quand vous les aurez balayées. Comme ça vous pourrez coudre un peu pour maman.

— Bien, mademoiselle !

Le petit rire souligna de nouveau ce qu’il y avait de comique dans ces ordres donnés par une morveuse.

— Maintenant, acheva Toutoune, je vais chercher des fleurs fraîches pour la corbeille de maman. Elle est fanée. Je m’en suis aperçue hier au soir.

Et, dans une pirouette, elle reprit l’escalier.

— Quelle chance que je sois en vacances !… se disait-elle.

À son réveil, maman se vit couverte de fleurs, et sourit. Comme c’était gentil d’être dorlotée par cette petite fille !

Mais, tout de suite, le regard d’opale s’assombrit.

— Le courrier ?…

— Le facteur n’est pas encore passé, dit Toutoune. Il n’est pas huit heures et demie.

C’était agréable, certes, d’avoir enfin la langue déliée, de pouvoir proférer tout de suite et tout simplement ce qui venait à l’esprit.

— Ne t’inquiète pas, maman. Je vais guetter l’avenue. Dès que le facteur viendra, je courrai. Et, s’il y a une lettre, je te l’apporterai.

L’entrée du bain de siège, péniblement apporté par Adèle, fit pouffer de rire, malgré ses tristesses, l’étonnée Mme Villeroy.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?…

— C’est pour ton tub, maman.

Et la jeune femme ne put s’empêcher, après avoir tant ri, de s’extasier un peu. Cette Toutoune, elle pensait décidément à tout.

Sur le palier, montant la faction tandis que sa mère, aux mains d’Adèle, faisait sa toilette, la petite surveillait l’avenue avec un regard de chasseur.

Le beau temps invétéré scintillait et chauffait, plein de bourdonnements et de murmures, fête ironique de la nature, tandis que le canon, depuis huit jours, tuait à l’horizon, très loin, quelque part.

La satisfaction installée dans la poitrine de Toutoune augmentait de minute en minute. Son bonheur enfin s’affirmait. Il était bien parti. D’autres projets travaillaient la petite tête. Gâter maman, lui faire la vie douce, ce serait un grand paradis où l’enfance de Toutoune, enfin, respirerait à l’aise. Depuis le temps qu’elle souffrait, cette petite ! C’était aujourd’hui seulement qu’elle commençait à comprendre la douleur dans laquelle jusqu’à présent, elle avait vécu.

Elle vit le facteur paraître tout au bout de la cour d’honneur, et fut en trois bonds dehors. Courant à toutes jambes, elle rejoignit cet homme.

— Vous avez une lettre ?…

— Oui, mademoiselle.

— Donnez vite !… cria Toutoune exaltée.

Quel bonheur de pouvoir l’apporter à maman ! Elle avait reconnu l’écriture. C’était bien une lettre de M. Villeroy.

— Pauvre Mme Lacoste !… commença le facteur en refermant sa boîte.

Mais Toutoune ne l’écouta pas. Elle avait déjà repris sa course vers le manoir. Elle n’avait positivement pas le temps de penser à la mort de Nounou.

Ce fut à coups de poing qu’elle cogna la porte de maman.

— Une lettre !… Une lettre !…

Un petit cri lui répondit. Adèle accourait. Toutoune entra dans la chambre parfumée, dont le parquet restait inondé tout autour du bain savonneux. Maman, dans son déshabillé clair, assise, commençait à se coiffer, car sa natte noire était défaite.

Elle arracha la lettre des doigts de Toutoune, la dépouilla de deux mains tremblantes, et ses yeux bleus commencèrent à lire, baissés, circulant vite sous les paupières foncées aux longs cils luisants.

Adèle continuait à réparer le désordre de la chambre. Elle fit signe à Toutoune : « Venez m’aider à vider le bain !… »

Quand ce fut fini, pressée, elle sortit de la chambre, et Toutoune resta seule avec maman, qui lisait toujours.

Le visage penché changeait d’expression, à mesure que la pensée de l’autre pénétrait, confiée aux fragiles pages blanches.

Tout à coup, les deux mains portant la lettre tombèrent sur les genoux, d’un mouvement sec. Maman releva la tête, trouva Toutoune, et dit :

— Il faut que je parte !

L’exclamation étouffée de Toutoune répondit. La petite venait de sentir le sang se glacer dans ses veines.

Les yeux soucieux mais étincelants, Mme Villeroy la considérait en pensant à autre chose. Elle parla plutôt à elle-même qu’à la petite :

— Voyons… Il y a un train à quatre heures… Mais il me faut des sauf-conduits. Je n’aurai pas le temps… Il faudra donc que je prenne l’autre train, à huit heures… Voyager la nuit, en ce moment, c’est terrible… Mais il le faut… Il le faut…

La voix de Toutoune, sans timbre, articula difficilement, naïvement :

— Papa est blessé ?…

Mme Villeroy qui se leva, répondit, l’esprit ailleurs :

— Mais non, mais non, mon petit…

Elle chercha, sur sa commode, l’indicateur des chemins de fer, et dit :

— Il est à Paris.

Et, comme si elle reprenait soudain connaissance, la main sur l’épaule de la petite :

— Écoute, Toutoune. Ton père est revenu à Paris pour des démarches, tu comprends ? Il a absolument besoin de moi…

Elle lâcha la petite épaule. Son regard se fit intense, affolé.

— Il m’appelle, tu comprends ?… Il… Il n’a plus d’argent, voilà. Et il a besoin de ma signature. Je ne peux pas ne pas aller à son secours. Alors je vais partir ce soir. Mais je reviendrai vite, je te le promets. Toi, tu vas rester ici avec Adèle… Elle est gentille, Adèle ?… Tu t’entends très bien avec elle… Tu soigneras la maison… Tu sais si bien t’y prendre !… Je raconterai à ton père comme tu es gentille pour moi… Il sera épaté, tu sais…

Elle tourna vivement la tête.

— Ah !… Voilà Adèle !… Adèle, je pars ! Monsieur est à Paris. Il m’appelle. Il faut absolument que…

Toutoune n’entendit pas la suite, car elle venait de quitter la chambre, pour ne pas faire voir qu’elle éclatait en sanglots.

Au retour de la gare, secouée dans la carriole au côté d’Adèle, dans la nuit tombée, elle regardait fixement les oreilles blanches du cheval Mouton, conduit par le fermier. Et elle avait la sensation extraordinaire qu’on avait vidé son petit corps, qu’on l’avait vidé de sa joie.

Quand Adèle tendit la clé pour ouvrir la porte de derrière qui donne sur la cuisine, l’enfant frissonna.

Une petite lampe, laissée sur la table de bois blanc, éclairait sinistrement.

Le silence de la maison était formidable.

Adèle referma la porte, la verrouilla, peureuse. Et Toutoune se vit avec cette étrangère dans cette cuisine de son enfance où sa petite vie triste avait tant soupiré, tant pleuré, parfois, contre le corsage dur de la mère Lacoste.

Alors, comme si elle venait d’apprendre à l’instant la nouvelle :

— Nounou est morte…

Un coup de couteau dans le cœur ne doit pas faire plus mal que certaines pensées qu’on a parfois. Toutoune, en chancelant, s’appuya contre la table. Une vague de désespoir la soulevait. Ce fut quelque chose de tellement insensé qu’elle se mit à trembler de tous ses membres.

Adèle avait haussé la petite lampe, et regardait tout autour d’elle, prête à l’épouvante. Des ombres épaisses se tassaient dans les recoins.

— Mademoiselle est bien sûre que le douanier couche ici ce soir ?… demanda-t-elle presque bas.

Toutoune ne répondit même pas.

La fille regarda l’horloge ronde.

— Il n’est pas neuf heures. Qu’est-ce qu’on va faire ?… Mademoiselle veut se coucher tout de suite ?… Moi j’irais coudre un peu dans ma chambre… Ici j’aurais peur… C’est trop grand… Et puis on n’entend rien… On est bien seul, à la campagne… Et puis, la nuit…

Avec son chapeau de dame, ses gants, certes, elle n’était pas d’ici, cette femme de chambre.

Il vint à Toutoune une envie passionnée, insupportable de voir Nounou, d’entendre Nounou. L’horreur et la révolte de la mort entraient en elle maintenant seulement, maintenant qu’elle était toute seule, encore une fois abandonnée, maintenant qu’elle avait besoin de sa vieille pour la soigner, pour la bercer, pour la consoler.

Un remords horrible lui venait de son indifférence. Comme elle l’avait lâchée, sa Nounou morte, comme elle l’avait misérablement lâchée pour maman ! Comme elle avait été dure pour elle pendant sa vie, trouvant tout naturel de l’avoir là près d’elle, d’être aimée par elle, embrassée par elle, couvée par elle, comme un pauvre petit poussin sans poule.

« Mon por’ bézot… »

Elle n’était même pas retournée sur la tombe depuis l’enterrement. Elle revit la morte dans son lit. Elle revit la bière. Elle revit la messe. Elle revit la fosse. Tout cela, qui ne l’avait pas atteinte, prenait tout à coup son vrai sens, tout cela qui eût dû, sur le moment, lui faire dresser les cheveux sur la tête…

Adèle acheva de ranger ce qu’elle rangeait dans le buffet.

— Mademoiselle se couche ?… fit-elle avec une nuance d’impatience. Moi, je monte.

Et la petite sentit passer quelque chose, une autorité qui ne demandait qu’à dominer la sienne. Elle était la demoiselle, et l’autre la bonne. Mais elle n’avait que dix ans et demi, et l’autre était une grande personne. Et on l’avait laissée toute seule en compagnie de cette subalterne inconnue, qui, livrée à elle-même, sans contrôle ni surveillance, avec une enfant à garder, n’allait pas tarder à traiter cette enfant autrement qu’en maître.

— Oui, je vais me coucher ! dit sèchement Toutoune. Allumez-moi une bougie.

Et son ton fit que l’autre répondit avec humilité :

— Bien, mademoiselle.

Toutoune se leva moins tôt. Pourquoi se lever ?

Adèle lui monta son café au lait, et posa le plateau sur le lit. Elle n’était pas coiffée, et en vieux caraco rose.

— Pourquoi vous n’êtes pas habillée ?… demanda la petite d’un air curieux.

La fille rougit. Elle pensa quelque chose comme : « Cette sale gosse, elle voit tout ! Et elle ira cafarder après ! »

— Mademoiselle m’excusera, répondit-elle. Je croyais que, Madame n’étant pas là, ça ne faisait rien.

Toutoune n’ajouta pas une remarque, mais elle dit froidement :

— Montez-moi mon tub et de l’eau chaude, s’il vous plaît.

— Comment ?… mademoiselle prend aussi des tubs, maintenant ?… bougonna la femme de chambre.

Elle sortit de la pièce d’un pas irrité qui signifiait, ou à peu près : « Ça n’est pas encore né que c’est déjà singe ! »

Et Toutoune sentit se dresser en elle, prête pour la lutte, l’âme même de Mme Dorothée de Gourneville, sa grand’tante, qui était « une vieuille vivante, une Normande qu’avait pas froid à l’œil. »

Aussitôt prête elle prit son chapeau, ses gants de fil, et fut, comme cérémonieuse, au cimetière. Elle avait entassé sur son bras toutes les fleurs cueillies la veille pour la corbeille de maman. Le symbole de ce geste ne se dégageait pas pour elle. Elle était trop petite. Mais elle savait bien qu’elle était, en allant vers Nounou, pleine de repentir et de chagrin, avec le cœur gros des plus mauvais jours.

Elle passa sous les arbres élégiaques, longea la petite église, belle vieillerie grise, trouva la terre fraîchement remuée qui, désormais, était Nounou, sa Nounou, si tendre à sa façon, et qui, d’avoir d’abord élevé maman, était un peu la grand’mère de Toutoune.

Elle s’agenouilla dans la terre, posa ses fleurs, et se mit à faire sa prière. Pourquoi s’agenouille-t-on devant eux comme si la mort les avait canonisés ?

Le signe de croix achevé, Toutoune, relevée, songea. Certes, elle lui rendait justice, à sa nourrice. Certes, elle lui demandait pardon… Pourquoi ne l’avait-elle pas mieux aimée de son vivant puisqu’elle l’aimait tant morte ?…

Rentrée au manoir, elle se demanda ce qu’elle allait faire jusqu’au déjeuner. Maman n’était pas là. Elle n’avait pas besoin d’aider au ménage.

Elle hésita longtemps, et finit par se diriger, d’un pas presque fatal, vers la balustrade de pierre, au bout du parc.

Encore fixer le tournant de la route. Encore attendre. Encore être la petite fille de Marie Gautrin, penchée vers le bruit, au loin, de la belle voiture à grelots…

Dans le soleil frais du matin, un nouveau spectre vient s’accouder près de la petite Villeroy. L’ombre de la pauvre Lacoste n’est-elle pas restée là, le long des vieux vases chavirés, l’ombre portée qu’elle projetait devant elle, il y a si peu de temps encore, quand Toutoune l’a trouvée en face de maman, ici même, écoutant les malheurs avec une vieille figure ravagée — une figure déjà frappée par la mort ?

Courses à bicyclette, nouvelles apprises au village… La guerre !

La guerre, la mort, l’absence.

Dix ans et demi. Une tristesse qui s’allonge avec la journée, qui, le soir, rentre au manoir où personne n’attend, où nul visage n’accueille, que celui, maussade et bas, d’une servante mécontente de son sort.

Une lettre de Mme Villeroy vint au bout de quelques jours. C’était la première fois que Toutoune recevait une lettre de sa mère. Elle mesura par là l’importance qu’elle avait prise, pauvre petite, en même temps que sa monstrueuse solitude.

« Ma chère Toutoune, comme j’ai bien fait de venir à Paris ! Ton père avait absolument besoin de moi. Il va peut-être être envoyé définitivement dans le midi. Je respire. Dès qu’il partira, je reviendrai. Nous sommes en train de bazarder l’appartement… »

Maman ne revenait pas encore… Toutoune ne croyait pas qu’elle reviendrait jamais. Toute la vie se défaisait. Un beau jour on recevrait un télégramme, et Toutoune, malheureux petit paquet, serait expédiée n’importe où, au hasard des événements. En pension, peut-être ?…

Cette pensée la déchirait. Elle se prenait à regarder de loin le toit de son manoir, apparu dans les détours. Il lui restait cela, cette tendresse-là. Vite, elle se dépêchait d’aimer de toutes ses forces sa demeure pleine de fantômes, ses paysages hantés, son enfance, sa triste enfance. Elle savait maintenant, comme il fallait aimer. Elle savait que les vieilles nourrices meurent, que les vieilles maisons se vendent.

En revenant de ses promenades, elle faisait, comme une petite femme, l’inspection de la maison. Adèle, qui cousait dans la salle à manger, suivait d’un œil haineux le manège de la gamine, petite espionne qui prenait des notes.

— Puisque la mère Fringard ne vient plus faire la cuisine, disait Toutoune, nous la prendrons deux fois par semaine pour faire le ménage à fond. Je viens d’aller au salon… Il y a une poussière !…

Adèle, furtivement, haussait les épaules. Elle avait compris, maintenant, que cette pérette ne se laisserait pas faire. Et, comme la plupart des domestiques, en même temps qu’elle en voulait à l’enfant des patrons, elle admirait d’être, à dix ans et demi, « une personne qui sait se faire servir ».

Le soir, remontée dans sa chambre, Toutoune regardait longuement la belle photographie posée sur sa table.

Joue à joue avec maman… Oui… Sur une image !

Pourquoi n’avait-elle pas aussi le portrait de la mère Lacoste ?

Vers le milieu d’août, une nouvelle lettre :

« Ton père est parti pour le midi. Ça y est. Moi, je reste encore à Paris pour finir d’arranger tout. Je te préviendrai dès que je verrai le moyen de revenir… »

Les premières petites dorures de septembre se laissaient déjà prévoir dans le vert plus rembruni de l’épaisse saison. Les jours raccourcissaient déjà. Les nouvelles de la guerre bouleversaient les gens. Il n’y avait plus de petits drapeaux aux carrioles. Le cœur serré, Toutoune attendait son destin comme on attend un malheur.