Albin Michel (p. 179-195).



XIII

NOUNOU


Adèle, le lendemain matin, entra dans la chambre en même temps que Toutoune. Elle avait une mauvaise figure de servante fâchée.

— Madame ne m’avait pas dit, commença-t-elle sans préambule, que j’étais venue ici pour tout faire.

— Qu’est-ce qui vous prend ?… demanda Mme Villeroy. Et, d’abord, y a-t-il une lettre ?

— Non madame. Il n’y a rien, ou, pour mieux dire, je n’ai rien vu. Moi je ne connais pas les habitudes de la maison. Et comme Mme Lacoste n’est pas levée, je ne sais pas si le facteur est venu.

Elle enchaîna, sans laisser la place d’une réponse :

— Si elle croit que je ferai son ouvrage ici, elle se trompe !

Brusque, elle alla tirer les rideaux, ouvrit la fenêtre avec bruit, et donna deux coups de poing dans les persiennes.

— Qu’est-ce qui se passe encore ?… fit Mme Villeroy d’un air las.

Et, comme si elle rendait responsable Toutoune interloquée :

— Pourquoi n’est-elle pas levée à cette heure-ci ?… Qu’est-ce que ça veut dire ?…

— Sais pas… répondit la pauvre Toutoune…

— Est-ce qu’elle fait ça souvent ?

— Oh ! jamais !… se récria la petite.

— Alors, veux-tu aller t’informer ? Veux-tu aller voir ?… Si le service se détraque déjà, ce sera à devenir fou, vraiment !

Toutoune monta les marches deux à deux. C’était vrai qu’elle n’avait pas vu la nourrice ce matin. D’avance elle cria dans les escaliers :

— Nounou !… Nounou !… Mais descends donc ! Qu’est-ce que tu fais ?…

N’entendant rien, elle hésita. La mère Lacoste était sûrement en bas. Peut-être lavait-elle du linge dans la remise.

Par acquit de conscience, Toutoune ouvrit la porte de la chambre. La nourrice était dans son lit.

— Nounou ?…

Elle fit un pas, le cou tendu.

Bien enfoncée dans l’oreiller, sur le dos, les bras sous la couverture, la nourrice avait les yeux soigneusement fermés, le visage lisse et décharné, d’une pâleur incomparable et comme sublime, la bouche jetée un peu de travers, une mèche grise traversant son front.

Toutoune, immobile, regarda. Ses lèvres hermétiques ne pouvaient même pas formuler un mot. L’animal, en elle, comprenait avant l’humain. Sa petite main tâtonnante effleura le front… le front glacial… la mèche grise…

Un bond en arrière. Un instant encore d’immobilité… Et, sur la pointe du pied, se retournant pour voir encore, avec des yeux agrandis, pour voir non pas Nounou mais ce qu’il y avait dans le lit, Toutoune sortit de la pièce à pas de loup, descendit comme cela l’escalier, arriva jusqu’à la chambre de maman, jusqu’au bord des draps de maman.

Mme Villeroy n’a pas eu le temps de s’étonner. Toutoune, claquant des dents, se penche et dit tout bas, très bas :

— Maman… Maman…

La jeune femme, brusquement assise, fixe sa fille, l’empoigne aux épaules.

— Eh bien ?… Qu’est-ce que tu as ?… Toutoune ?…

Adèle s’est rapprochée.

La petite étend lentement le bras, et son index montre la porte.

— Toutoune ?… Mais voyons ! Réponds-moi !… Qu’est-ce que tu as vu là-haut ?… Est-ce que nourrice est malade ?… Est-ce que…

Toutoune desserre à peine les lèvres pour murmurer :

— J’ai peur…

— Allons voir… fait Mme Villeroy toute blanche.

Adèle a joint les mains. Mme Villeroy la regarde. Quelque chose leur dit qu’elles ont compris.

Elle saute du lit, passe son peignoir, et, jambes nues, suivie de la femme de chambre tremblante, la voilà qui court dans l’escalier. Derrière elles Toutoune fait quelques pas et s’arrête, enfonçant dans sa bouche le coin de son sarrau bleu.

Là-haut, un cri. Elles ont vu aussi.

Mme Villeroy reparaît sur le palier du dessus. Du haut des marches elle lance à Toutoune un regard terrifié. Puis, secouant largement la tête, les bras retombés :

— Quelle horreur !…

On la mit dans le petit cimetière aux arbres élégiaques, avec ceux de sa race, à deux pas du manoir, à deux pas de sa vie.

En revenant de l’enterrement, les gens du village et des fermes disaient :

— Est la guerre qui l’a tuée…

Et c’était la vérité.

Mais, tout de suite, ils ajoutaient :

— Vous avez vu qu’les Prussiens sont arrêtés à Liége ?…

Et des petits drapeaux belges ornaient la tête des chevaux et les carrioles.

Ceux qui seront morts en ces premiers jours de guerre n’auront été que des disparus sans importance. Au milieu de tant de tués, la mort naturelle, la mort des civils, était, alors, presque insignifiante.

Mme Villeroy tenant Toutoune par la main, dit en arrivant dans l’avenue de hêtres :

— Toujours pas de lettre !… Qu’est-ce qui arrive ?… Où est-il, mon Dieu !

Pour Toutoune, ensemble d’épouvantes, cette mort subite et ces nouvelles éclatantes jetées depuis trois jours par des voix de hasard, apprises en détail par le fermier retour de la ville, tout cela formait une atmosphère de catastrophes précipitées, quelque chose comme la fin du monde.

Serrée contre sa mère, tout le long de la cour d’honneur, elle sentit avec force la chère présence à ses côtés. Avoir sa mère, quelle sécurité parmi les dangers, quel bonheur ! Elle s’étonnait de ne pas pleurer sa nourrice. Le sentiment qui la dominait, c’était cela : Nounou lui avait fait peur. Dès l’instant qu’elle l’avait vue dans son lit, cadavre, elle avait cessé de la reconnaître. La bière, la messe, la fosse, elle n’avait pas réalisé toutes ces étrangetés.

Arrivée au manoir, Mme Villeroy se laissa tomber assise dans la salle à manger.

— Voilà… murmura-t-elle. Je n’ai plus personne, maintenant.

Elle cacha sa figure dans ses mains et se mit à pleurer doucement.

Toutoune, debout devant elle, la regardait. Toute son âme criait : « Je suis là, moi ! » Mais elle ne le dit pas.

Honteuse et repoussant l’instinct péremptoire, elle essayait de ne pas entendre sa pensée :

« Elle est à moi toute seule, maintenant… »

Adèle, depuis ces trois jours, faisait de son mieux pour assurer le service, comme on dit. Cette fille était trop heureuse d’être restée en place et aux mêmes gages, à une époque où les domestiques souffraient de la dureté déchaînée des patrons. Mais le résultat de ses efforts n’était que désorganisation.

Les repas en retard, composés de viandes brûlées et de légumes mal cuits, le ménage à l’abandon, la couture et le raccommodage délaissés, tout ce désordre n’apparut vraiment qu’après les humbles obsèques de Lacoste. L’énervement s’ajoutait, pour la mère de Toutoune, aux chagrins pesants, à l’anxiété lancinante.

— Je ne peux plus… Je ne peux plus vivre comme ça !… déclara-t-elle à déjeuner, au retour de l’enterrement, en repoussant son assiette où traînait quelque chose d’immangeable.

Et elle se remit à pleurer, une fois de plus, lamentable.

Maman malheureuse !

Devant cela, l’enfant sentit qu’il lui fallait vaincre son émotion paralysante, qu’il fallait essayer de parler, essayer d’agir.

Comme sa mère continuait à pleurer, le visage caché, les épaules secouées, la petite put enfin dire ce qu’elle avait envie de dire. Maman ne la regardait pas, elle n’était pas troublée par les yeux bleus.

Elle commença, d’une voix mal assurée :

— Maman… Si tu veux… Je connais une bonne femme, dans le village, qui pourrait peut-être faire la cuisine… Elle était cuisinière dans sa jeunesse… Elle me l’a raconté souvent…

Mme Villeroy ôta ses mains, et regarda sa fille, à travers des larmes, avec une expression de désolation définitive.

— Qu’est-ce que c’est que cette femme ?… sanglota-t-elle.

Puis, à bout de force, vaincue :

— Fais ce que tu voudras, Toutoune…

Et la petite, à ces mots, sentit brusquement que quelque chose d’immense se passait. Les situations se renversaient. C’était elle, Toutoune qui, tout à coup, devenait l’aînée, la grande personne, celle qui gâte l’autre et la protège.

Seule au manoir entre sa mère étrangère et cette femme de chambre de Paris, elle eut la révélation de son importance. Elle n’avait pas onze ans. Mais elle connaissait les aîtres et les choses, le pays et les gens. Elle était comme l’enfant clairvoyant qui dirige des aveugles.

« Fais ce que tu voudras… »

Sa mère ne savait pas qu’elle venait de l’investir d’un sacerdoce.

Le dos droit, le regard bien d’aplomb, la petite, sans ajouter une parole, se leva de table et sortit de la salle. Elle savait où elle allait. Il se produisait en elle comme un précipité chimique. Son petit caractère se précisait soudain, pratique et parfaitement autoritaire.

Elle alla chercher sa bicyclette et s’en fut droit au village chez la mère Fringard, sa connaissance.

« Fais ce que tu voudras… »

Trois quarts d’heure plus tard, Toutoune revenait au manoir. Elle chercha sa mère, la trouva dans sa chambre, assise devant sa glace, essayant, par dessus les ravages du chagrin de se refaire une figure, à l’aide de crème et de poudre de riz.

— Voilà, maman !… dit Toutoune, essoufflée mais sans hésiter une seconde. La mère Fringard va venir tout à l’heure. Elle fera le dîner ce soir. Elle viendra tous les jours de dix heures à midi et de cinq heures à sept heures. Tu lui donneras quarante francs par mois.

De surprise, Mme Villeroy se mit à rire.

— Toutoune ?… Non !… c’est vrai, ce que tu dis ?…

Toutoune était elle-même ébahie de son audace.

— Tu verras !… répondit-elle flegmatiquement.

Jusqu’à cinq heures, elle rôda, bien inquiète tout de même. La mère Fringard, après tout, n’avait peut-être pas pris au sérieux non plus les pourparlers d’une si petite bonne femme.

À cinq heures cinq, Toutoune se sentit pâlir. Mais, à cinq heures dix, la mère Fringard était là.

Ce fut Adèle qui vint prévenir. Mme  Villeroy, dans le parc, lisait les journaux à l’ombre du grand chêne, à deux pas de Toutoune qui huilait sa machine.

— Madame, il y a une femme qui dit comme ça que madame lui a fait dire de venir trouver madame…

En se rendant au manoir, Mme Villeroy haussait presque les épaules. Les trouvailles de Toutoune ne lui inspiraient pas beaucoup de confiance, certes.

La petite, par une sorte de coquetterie, ne suivit pas sa mère. Elle attendit sous le chêne, avec calme, le résultat certain. Un quart d’heure plus tard, Mme Villeroy reparut, souriante.

— Eh bien, maman !

— Sais-tu que tu es épatante, Toutoune !

Elle raconta. Puis :

— C’est qu’elle a l’air de très bien connaître son affaire, tu sais !

Avec quel enjouement grave, avec quelle confiance elle parlait, Mme Villeroy ! Toutoune n’était plus une enfant. Toutoune n’était plus le chien transi qu’on met à la porte. Toutoune était une personne excessivement précieuse, qui connaissait les bonnes adresses. Son cœur était gonflé d’orgueil et de joie.

Au moment de préparer le dîner, la mère Fringard lui dépêcha la femme de chambre.

— Mademoiselle veut-elle nous dire où se trouve le plat à poisson, et aussi où on met la braise ?…

Le petite courut à la cuisine. Elle en savait les recoins, tous les mystères. N’y avait-elle pas vécu des mois, n’avait-elle pas vu par le menu les moindres gestes de Lacoste ?

Le dîner fit pousser un soupir de soulagement à Mme Villeroy.

— À la bonne heure !… dit-elle dès le potage.

Et, pour la première fois, elle remarqua les petites guirlandes de fleurs dont Toutoune n’avait cessé de garnir la nappe depuis son arrivée.

Après le dîner, la jeune femme traduisit par un mot l’état de son esprit.

— Si seulement j’avais une lettre de ton père !… soupira-t-elle.

Et cela voulait dire : « Comme tout irait bien, maintenant, si je n’étais inquiète ! »

Mais Toutoune était trop préoccupée de ses nouveaux devoirs de maîtresse de maison pour s’attarder à la conversation. On ne pouvait plus se passer d’elle. Avec l’exagération des enfants qui font de tout une espèce de jeu, Mlle Villeroy surveilla la femme de chambre qui rangeait l’argenterie, la mit au courant des secrets du buffet, lui recommanda, sur le ton même que prenait Lacoste pour parler de ces choses, de ne pas mettre les couteaux dans l’eau chaude.

— Mademoiselle s’y entend bien !… remarqua la fille, amusée.

Et Mme Villeroy, tout en allumant sa cigarette, acheva, non sans un peu de respect dans la voix :

— Décidément, Toutoune, tu ressembles tout à fait à la tante Dorothée.

Au moment d’aller se coucher, comme la petite venait embrasser sa mère, celle-ci se prit à examiner sa fille comme si elle ne l’avait jamais vue. Elle lui releva ses nattes, sans doute pour juger d’un effet de coiffure, pencha la tête de côté, puis dit d’un ton complaisant :

— Tu as de jolis yeux, Toutoune…

L’enfant sursauta, frappée au cœur. Elle comprit en cette minute que, jamais de sa vie, elle n’entendrait quelque chose de pareil. La gorge serrée, elle eut le désir d’exprimer un peu de son immense plaisir, un peu de son étonnement ravi. Mais reprise de timidité, hypnotisée de nouveau par les yeux bleus, elle ne fit entendre qu’une sorte de rire niais.

Cependant, quand elle fut dans son lit, elle se rendit compte qu’à cause de ce petit mot, ce petit mot bouleversant, elle n’allait pas dormir de la nuit.

« Tu as de jolis yeux, Toutoune… »

… Pauvre mère Lacoste, pauvre Nounou de tous les jours, dormez toute seule votre première nuit enterrée, sous les arbres élégiaques du petit cimetière.