Albin Michel (p. 215-239).



XV

L’ABANDONNÉE


Ne sachant ce qu’elle voyait remuer au bout de la cour d’honneur, elle clignait des yeux derrière sa fenêtre.

Elle venait de s’enfermer dans sa chambre, très fâchée contre Adèle, qui, dans son langage vulgaire de servante, venait fort grossièrement de lui répondre : « Après tout j’en ai assez de me laisser embêter toute la journée par une môme de votre âge. Fichez-moi la paix, vous entendez ?… Ou bien je vous plaque toute seule ici, et je retourne aussi à Paris, moi ! »

Le nez contre la vitre pour réfléchir à la situation, méditant la lettre qu’elle allait écrire à maman, Toutoune, les larmes aux yeux, regardait, maintenant, venir vers le manoir cette silhouette inattendue. Car c’était bien quelqu’un qui s’avançait dans l’avenue, un homme… un homme en képi… oui… le télégraphiste !…

Quels bonds dans l’escalier ! Quelle course dans l’avenue ! Une dépêche !… Est-ce un bonheur, est-ce un malheur ? Ce doit être un malheur, naturellement.

— Je crois qu’elle a été retardée, dit le télégraphiste. Vous ferez bien de vous en assurer, Mam’zelle Villeroy !

Dans sa précipitation, Toutoune n’arrive pas à déchirer le terrible papier bleu. Une angoisse remplit ses yeux d’enfant, pauvres yeux graves des petits qui sont entrés trop tôt dans la vie des grands.

Elle lit enfin :

« Arriverai demain train 4 heures tendresses. »

Le télégraphiste se penche.

— Elle doit être d’hier, cette dépêche, Mam’zelle Villeroy. Il y a tellement de retard, en ce moment… avec cette guerre…

Son doigt indique :

— Oui… Voyez-vous… Elle est d’hier…

— Alors ?… fait Toutoune.

Et, soudain, elle comprend :

— Alors c’est aujourd’hui que maman…

Sans achever sa phrase, elle se met à courir vers le manoir, brandissant sa dépêche.

— Adèle ! Adèle !… Maman arrive tout à l’heure… Oh ! mon Dieu !… Personne à la gare ! Pas de voiture… Qu’est-ce qu’on va faire ?

Oubliant ses griefs, elle dévore les yeux, cherchant un conseil, le visage abasourdi de la femme de chambre.

Celle-ci redevenue subitement protocolaire :

— Si mademoiselle prenait sa bicyclette ? Mademoiselle aurait peut-être le temps d’arriver jusqu’à la gare… Car d’ici qu’on prévienne les fermiers pour la carriole…

Toutoune frappe dans ses mains.

— C’est ça !… Quelle bonne idée ! Vite, mon chapeau ! Vite mes gants… Tant pis ! Je ne change pas de robe !…


Couchée sur le guidon, elle fendait, avec son visage tendu, l’air chaud et glissant de l’été. Le vertige de cette course lui donnait envie de crier. Maman revenue !… Elle n’avait pas le temps de se perdre dans les détails de sa joie. Elle allait, tout à l’heure, tout de suite, revoir maman. Elle ne serait plus toute seule, dans le manoir vide, avec la méchante Adèle.

La grande descente… Elle se rua dedans comme une folle, sans freins, de toute la vitesse de sa roue libre.

Elle prenait sa droite pour éviter une victoria qui montait. Une malle, une valise… Maman !…

— Toutoune !… cria Mme Villeroy.

La petite eut de la peine à freiner. La voiture s’était arrêtée. L’enfant jeta sa bicyclette à terre pour se précipiter plus vite.

— Maman ! Dépêche en retard… Reçue tout à l’heure… bicyclette… Quelle chance que tu aies trouvé une voiture !… Maman ! Maman…

— Toutoune !… cria Mme Villeroy.

Collée contre sa mère, remuante, ne se lassant pas d’embrasser le visage adoré, de respirer le parfum perdu, de se récrier, de rire de joie…

— Ma petite chérie !… dit Mme Villeroy, toute une affection dans la voix.

Il faut se remettre en route. Toutoune est allée ramasser sa machine. Et, suivant le pas du cheval, elle monte appuyée aux guidons, en continuant de loin la conversation.

— Adèle a été gentille ? demande enfin la mère.

Toutoune est généreuse. Le bonheur a tout emporté.

— Très gentille, maman !

Ô joies du retour ! Nous remercions presque notre longue souffrance, nous autres, pauvres amoureux des absents, nous la remercions d’avoir été le tremplin qui fait bondir si haut notre plaisir.


— Alors ça c’est bien passé pendant mon absence ?

Mme Villeroy, assise devant sa glace et tendant ses pieds à la femme de chambre qui la déchaussait, promena tout autour d’elle des yeux fatigués. Elle était comme vieillie, avec une pauvre bouche amère.

— C’est très propre ! Très bien entretenu !… À la bonne heure !…

— C’est que mademoiselle, dit la fille assez craintivement, est une maîtresse de maison à la hauteur…

Elle lança vers Toutoune un regard inquiet, vit qu’elle n’avait rien dit, qu’elle ne dirait rien, et, se décidant à sourire, elle fit une allusion discrète, explicative et reconnaissante.

— Mademoiselle ne sera pas commode pour ses domestiques, quand elle sera mariée… et elle aura bien raison !

« Oui, songea Toutoune, veillatif comme un gendarme et mauvaise comme un vieux serpent… »

— Puisque c’est grâce à toi, bravo, Toutoune !… dit Mme Villeroy d’un air las.

Ayant passé son beau déshabillé :

— Je vais me recoiffer un peu… Voilà près de seize heures que je voyage…

— Je peux descendre ? interrogea la femme de chambre. La mère Fringard doit être en bas, puisque mademoiselle l’a fait prévenir tout à l’heure.

— C’est ça, dit Mme Villeroy. Descendez…

Sitôt la porte refermée :

— Oh ! Toutoune !… Si tu savais !

La petite tressaillit. Sa mère venait de dire ce mot exactement sur le ton qu’elle avait eu, certain soir, alors que c’était Nounou la confidente, et Toutoune celle qu’on envoyait ailleurs.

La fillette se rapprocha vivement, et s’agenouillant devant sa mère :

— Quoi, maman ?… demanda-t-elle tout doucement.

Elle avait posé ses bras sur les genoux de belle étoffe souple ; et ses yeux regardaient avec une expression si profonde, indulgente et tendre, que Mme Villeroy, comme une enfant câlinée par sa mère, se mit à pleurer à chaudes larmes, sans honte et sans détour, tout simplement.

Encore pleurer ? toujours pleurer ? Qu’est-ce qu’on lui avait fait à la petite de Toutoune ? Une fois de plus elle se sentait la plus grande, la plus sérieuse, celle qui est là pour consoler les chagrins ; elle se sentait pareille, avec ses dix ans et demi, à la chère vieille nourrice qui la berçait, toute frêle et toute désolée, lors de son retour de Paris.

— Toutoune… Je ne peux pas te raconter… Tu es trop petite… Tu ne sais pas… Tu ne peux pas comprendre ces choses-là… Mais vois-tu… vois-tu…

Le spasme du chagrin la secoua plus fort.

— Vois-tu, mon chéri, ton père… ton père… oh ! quel goujat !…

— Maman… maman… répéta la petite avec de grosses larmes dans les yeux.

Mme Villeroy la regarda. Les prunelles laiteuses, pleines de drame, appelèrent au secours, silencieusement, avec l’éloquence d’un cri.

Alors Toutoune, n’en pouvant plus, se leva. Debout près de sa mère assise, elle la prit contre elle, et la tête lourde de désespoir se cacha contre la fragile épaule, et les mains tragiques s’appuyèrent sur l’étroite poitrine, emmêlées dans les deux nattes pendantes d’écolière.

Elle pleura longtemps comme cela, sans plus rien dire, abandonnée, en pleine confiance, en pleine tendresse. Soigneusement, Toutoune passait sa petite paume sur les cheveux noirs, les cheveux embaumés de maman. Et les larmes qui coulaient lentement sur ses joues rondes mouillaient peu à peu les cheveux bien-aimés.

Enfin Mme Villeroy releva la tête. De bas en haut elle enveloppa Toutoune d’un regard qui souriait tristement derrière les pleurs, et murmura, dans un geste de chatte caressante :

— Ça m’a fait du bien, Toutoune…

— Oh ! maman !

La petite s’était penchée. Passionnément elles s’étreignirent. Et elles restèrent ainsi, silencieuses, douces, joue à joue, comme sur la belle photographie.

— Maman, puisque te voilà prête, veux-tu que nous fassions une jolie promenade ?…

Toutoune était venue, à son réveil, lui jeter sur son lit les plus belles roses de la saison, ces remontantes de septembre qui, déjà, commençaient.

La main dans la main, elles s’en allèrent.

— Quel dommage que tu n’aies pas une bicyclette… disait la petite fille. Je te ferais voir des coins que tu ne connais pas, et que tu aimerais comme moi.

— Je n’ai plus beaucoup d’argent, maintenant, Toutoune, dit Mme Villeroy sourdement.

Mais, complaisante, elle ajouta :

— Je pourrais encore bien acheter ça tout de même… Seulement, voilà !… Je ne sais pas monter.

— Mais je t’apprendrai, maman ! Ce n’est pas difficile !…

Et les yeux rougis essayèrent de sourire.

L’après-midi, dans le parc, accoudée à la balustrade de pierre, Mme Villeroy, triste infiniment, regardait la route sans plus rien dire.

Toutoune se rapprocha, lui prit la main avec précaution, et commença presque tout bas :

— C’est ici que Marie Gautrin attendait son amoureux…

Mme Villeroy fit un mouvement de surprise.

— Comment sais-tu ça, Toutoune ?

Toujours à mi-voix, selon son instinct qui lui dictait de parler ainsi de ses spectres, l’enfant, par bribes, avec toute la naïveté charmante de son âge, répéta ce qu’elle avait appris de la bouche de la pauvre nourrice. Mme Villeroy l’écoutait, appuyée contre l’un des vieux vases, attentive, prise par la séduction de ces anciennes histoires si suavement rapportées.

Quand ce fut terminé, le crépuscule s’annonçait au bout des grands labours mauves.

— Nous irons voir la mare, maman, dis ?

— Oui, ma Toutoune, nous irons… Tu comprends ces choses-là, toi, au moins…

Les beaux yeux pâles rêvaient, rêvaient.

— Je croyais que plus jamais je ne les aimerais, ces choses-là. Il m’avait persuadée que c’était des imbécillités…

Un peu plus tard, elles revenaient au manoir en se donnant le bras…

— Quand j’étais petite…

À son tour la mère racontait. Toutoune, en extase, levait le menton, tout en marchant, pour l’écouter mieux.

— Ma Toutoune, murmura Mme Villeroy, comme cela t’intéresse !… Si tu savais !… Lui, quand je voulais lui raconter mes souvenirs d’enfance, il se mettait à siffler ! Oui !… Il appelait ça « mes vieilles rengaines… » Alors, à la longue je n’ai plus rien dit… Jamais… Jamais…

Toute la poésie froissée se réveillait en elle, à mesure que sa rancune augmentait.

— Quand il me voyait lire des vers, dit-elle sombrement, eh bien ! Il riait.

— Oh ! maman !… répondit naïvement Toutoune, il y en a, des vers, dans la bibliothèque du salon !… Ça s’appelle Lamartine, je crois. Je te les retrouverai ce soir !

L’enfant, après le dîner, s’efforça d’organiser une petite soirée. Sur le vieux piano de la salle à manger, maman, pour lui faire plaisir, joua d’un air résigné les mazurkas de Chopin. Toutoune avait apporté les Méditations, un volume mangé des rats.

— Et dire que j’avais Musset, Victor Hugo, Verlaine… soupira Mme Villeroy.

Le lendemain, elle resta couchée très tard. Devant la porte obstinément fermée, Toutoune rôda.

À table, Mme Villeroy dit :

— J’ai mal à la tête…

Le déjeuner fut muet. Remontée à sa chambre, la jeune femme referma sa porte, et se recoucha. Mais, le soir, Toutoune la vit, chancelante, apparaître dans le parc.

Elles allèrent à pas lents du côté des herbages.

Devant la mare de Marie Gautrin :

— Comme elle avait raison, ma mère !… fit Mme Villeroy pathétiquement. Elle aurait mieux fait d’y rester. Mon père s’est remarié tout de suite après sa mort, elle qui l’avait tant aimé, tant aimé !… C’est comme ça que sont les hommes.

Toutoune n’osait rien dire. Elle concentrait sa petite intelligence sur cette pensée : « Ne pas importuner maman. »

Les jours qui suivirent, Mme Villeroy, seule dans sa chambre, écrivit fiévreusement des lettres. Elle ne les envoyait pas, et finissait toujours par les déchirer. Ensuite, recouchée, elle pleurait.

Parfois, Toutoune, entrée sur la pointe du pied, lui apportait des fleurs. À travers les persiennes fermées, le soleil brûlant du dehors faisait mal à voir, comme dans les chambres des malades. Adèle, dans les couloirs, parlait tout bas.

C’est à table, à l’heure du déjeuner, qu’on apportait les journaux terribles de la guerre. Mme Villeroy jetait d’un air de sombre triomphe :

— Le gouvernement à Bordeaux !… Les Allemands à Bruxelles !…

Elle ajoutait désespérément :

— Que tout finisse !…

Ou bien :

— Je voudrais être dans le Nord pour qu’ils me fusillent !…

Un matin, pour la surprise de la maison, elle se leva tôt.

— Nous irons en ville aujourd’hui, déclara-t-elle, les dents serrées. Il faut que j’achète cette bicyclette.

Dès le soir, les leçons commencèrent.

Toutoune, trop faible, faisait des efforts inouïs pour soutenir sa mère. Il y eut une chute. Il y eut quelques pauvres rires.

— Je crois que ça va m’amuser un peu… dit la voix morne.

Et cela, en effet, l’amusa un peu.

Un jour, Toutoune annonça, surexcitée :

— Nous allons pouvoir faire notre première promenade !

Et, de ce jour, elles prirent l’habitude de sortir ensemble chaque après-midi.

— Comme c’est joli, ma Toutoune !… s’écriait Mme Villeroy. Et dire que j’aurais pu ne pas connaître tout ça !…

Ces promenades, tant de fois recommencées lors de son grand abandon, ce n’était donc pas en vain que la petite fille en avait, une à une, découvert les beautés…

Pédale contre pédale, sur les chemins ensorcelés déjà par la première automne, elles allaient, comme deux camarades. Et, quand le couchant était trop beau, tandis qu’elles contemplaient, arrêtées en silence, Mme Villeroy pleurait.

Un soir qu’elles étaient assises au pied d’un arbre, dans ce chemin Saint-Pierre d’où l’on voit l’estuaire et la ville, Mme Villeroy, qui n’avait pas desserré les lèvres de la journée, releva tout à coup son front bas. On eût dit que quelque chose, enfin, se déchirait en elle. Il y a des soirs où l’on ne peut plus garder un secret. Toutoune était bien trop petite, mais il n’y avait personne d’autre que Toutoune. Les sourcils froncés, l’orageuse jeune femme commença :

— Vois-tu, ce qu’il m’a fait, jamais, jamais je ne le lui pardonnerai !

Une branche de bruyère, qu’elle avait cueillie, s’agita dans sa main nerveuse. Elle fit un effort pour ravaler des larmes qui venaient, et, pendant un instant, sa bouche se tordit. Mais, ayant pu calmer son visage :

— Tu sais, je t’avais écrit qu’il partait pour le midi, n’est-ce pas, et que, moi, je rentrais au manoir ?… Eh bien ! à ce moment-là, je ne sais pas quel pressentiment m’a avertie. Alors, au lieu de revenir ici, je suis partie, moi aussi, pour le midi, sans le prévenir de mon arrivée. Je voulais voir, comprends-tu ?…

Les yeux pâles remontèrent dans la nacre. Après une agonie d’une seconde, Mme Villeroy reprit :

— Pense que je venais de lui donner ma signature, de sacrifier pour lui les derniers restes de ma fortune…

La branche de bruyère fouetta l’espace.

— C’est horrible !…

Elle se pencha pour mieux regarder Toutoune, pour mieux l’écraser de cette confidence disproportionnée.

— Vois-tu, ton père ne m’a épousée que pour mon argent. Je le vois bien, maintenant ! Moi, je l’aimais… Je l’aimais comme une folle. Je suis restée pendant des années magnétisée par lui, ne pouvant pas, ne voulant pas le voir tel qu’il était. Il m’avait tout fait, tu sais, tout ! Mais je l’aimais toujours. Je lui pardonnais, je l’excusais… Il est vaniteux, joueur, dépensier… presque malhonnête ! Car enfin il m’a dévoré ma dot sans scrupules, et, sans la guerre, il vendait encore ce pauvre vieux manoir, malgré le testament de tante Dorothée…

Son regard s’adressa plus directement à l’enfant.

— Il t’a volé tes meubles, ma Toutoune ! Oui ! Car c’est lui qui les a vendus. Et, tu sais, c’était des meubles qui valaient beaucoup, beaucoup d’argent… Moi, qu’est-ce que tu veux ?… J’ai été lâche à ce moment-là, comme toujours. Mais, au fond, je savais que ce n’était pas bien, ce que nous faisions-là !

Le petit visage, tendu d’attention, demandait la suite.

— Alors, voilà !… Il part donc pour le midi. Cinq jours après, je prends le train, et j’y arrive à mon tour, à l’improviste. Il était bien tranquille ! Il se croyait bien débarrassé de moi !… Et sais-tu ce que j’ai trouvé, dans ce midi où je l’avais fait partir, à force de démarches, pour l’empêcher d’aller à la guerre ?…

Elle s’interrompit. La branche de bruyère entre ses mains, était réduite en petits morceaux.

— Eh bien !… J’ai trouvé une femme, oui, sa nouvelle maîtresse. Et ils faisaient tous les deux une bombe scandaleuse, avec l’argent qu’il venait de me voler !

Toutoune, effarée, comprenait comme elle pouvait, avec son innocence de petite fille, le récit véhément de sa mère. Celle-ci ricanait, maintenant. Et ses yeux pâles s’étaient largement cernés.

— Voilà ton père !… conclut-elle.

Puis, dans un emportement qui fit gronder sa poitrine :

— Mais c’est fini ! Il m’en a trop fait. Non seulement je ne l’aime plus, mais je le hais !

Toutoune ne pouvait pas savoir que ce mot est encore de l’amour. Elle reçut cette nouvelle avec un frémissement. Maman l’avait donc enfin chassé de sa vie, l’intrus, le personnage noir, le voleur de son cœur, l’ennemi de l’enfance de Toutoune ?

Mme Villeroy semblait attendre quelque chose.

— Voilà !… répéta-t-elle.

Ne sachant comment répondre à toute la confiance dont sa mère venait de l’honorer, de l’écraser, Toutoune restait assise à sa place, comme interdite, et regardant par terre.

— Rentrons ! dit Mme Villeroy brusquement.

Elle s’était levée. Mais comme elle allait reprendre sa bicyclette, l’enfant, s’accrochant à l’épaule trop haute, la força de plier. Et, de toutes ses forces, puisqu’elle ne pouvait pas parler, elle embrassa, sous ses yeux cernés, le visage passionné, le visage pâle de colère qui se penchait vers elle.

— Maman, raconte-moi…

Les jours raccourcis les ramenaient de bonne heure au manoir. Octobre commençait.

Mme Villeroy, les yeux égarés dans un songe, revenait à elle.

— Quand j’étais petite…

Et c’étaient les souvenirs d’enfance, et c’étaient les rêves de l’adolescence, et c’étaient les désillusions de la jeunesse.

— Maman s’appelait Marie. Moi, on m’avait appelée Marie-Ange, à cause de mes yeux bleus… Ton père en avait fait Minouche. C’était tout lui, cela !

Sa Marie-Ange !… Toutoune la soignait, inlassablement inventive et fervente.

Maintenant c’était elle qui préparait le thé, tous les jours, à cinq heures, le napperon brodé, les fleurs, les tartines, un peu de feu dans la cheminée du petit salon…

Avec le geste même et l’intonation de la mère Lacoste :

— Je vais te faire une bourguelée pour chauffer tes petits pieds…

Pelotonnée, égoïste, Marie-Ange, tristement, se laissait faire. La plupart des femmes, après tout, ne veulent que cela : quelqu’un qui les adore, quelqu’un qui s’occupe d’elles.

À présent, elle acceptait sans étonnement que la maison fût dirigée par l’enfant, que la femme de chambre ne s’adressât qu’à elle pour le service, que la mère Fringard la consultât pour les menus. Avec son âme et sa figure de chien de berger, Toutoune n’était-elle pas d’avance la vieille fille entendue et sans beauté qui passerait son existence à gâter une mère jolie, mélancolique et frivole ?

— Tu t’ennuies, maman ?… murmurait Toutoune au bout de longs silences. Veux-tu que nous cousions un peu ?…

Et, pendant quelque temps, la mère se fit une distraction de tailler pour sa fille, dans des étoffes choisies à la ville, des petites robes à son goût. Elle lui fabriqua même deux ou trois chapeaux. Toutoune, ainsi parée, dans le banc des Gourneville, à la messe, était fière des regards d’admiration tournés vers l’élégante et jolie femme.

— Ça lui semble bon d’avoir sa mère !… disaient, à la sortie, les paroissiens.

Mlle Calpelle reparut un matin, les vacances terminées.

— Tiens, Toutoune ! Je vais t’aider à travailler ! D’abord, cela me remettra bien des choses dans la mémoire !

Arrivé le large hiver qui glace les maisons et détruit les chemins, un soir, un de ces soirs qui commencent à trois heures et demie, sous la lampe, parmi les chiffons et les livres de classe, Mme Villeroy, frileusement enfoncée dans le vilain fauteuil de cuir qu’on avait mis à la place de la belle bergère, dit lentement, gentiment, dit enfin cette petite parole :

— Toutoune, ma chérie, comme on est bien, ici !…