Albin Michel (p. 240-252).



XVI

L’OMBRE DU MANOIR


Le printemps, coup de baguette magique, venait, en quelques jours de transformer une fois de plus la campagne. Un étonnement était dans l’air. Ni la nature, ni les humains ne semblent s’habituer à cette belle surprise de tous les ans.

Toutoune arrivait, le matin, jusqu’au lit de maman, avec une branche noire couverte d’étoiles blanches ou roses, une branche miraculée par la saison. L’amertume de la petite odeur remplissait la chambre, où l’autre parfum, celui de maman, était plus grave et plus sucré.

— Lève-toi vite, maman ! Si tu savais !… Les pommiers du grand herbage se sont mis en fleurs cette nuit !

— Tu ne veux pas que je lise les journaux, Toutoune ?

— Oh ! maman ! disait la petite d’un air triste, c’est toujours la même chose : situation inchangée

Et cette réflexion d’enfant, c’était toute la guerre, à cette époque.

Belles courses ailées, les mains aux guidons, les joues flattées par l’air chargé de fleurs ; pluies de fleurs et de gouttes claires quand on passait sous les branches basses, stations en pleine herbe crue, parmi l’égosillement des petites gorges d’avril, têtes levées vers le premier azur traversé de nuées rondes et blanches, cueillette passionnée des secondes violettes, des primevères et des coucous ; retour en retard au manoir, avec des appétits aiguisés par la course ; devoirs et leçons négligés, école buissonnière de Toutoune et de sa Marie-Ange, charme, charme de la bonne campagne apaisante qui, pour ceux qui savent l’aimer et l’admirer, fait ses miracles au fond des plus petits coins, établit sa féerie jusqu’au plus haut des cieux.

— Il fait si chaud, aujourd’hui, maman… Si nous déjeunions dehors ?

On leur mit une petite table dans le quartier du maître hêtre, celui dont les dernières branches touchent les ardoises du toit. Le parc à l’abandon déferlait, océan vert tendre. Un merle soliste roulait des notes si fraîches que cela faisait presque mal.

Toutoune, plusieurs fois, s’interrompit de manger pour battre des mains.

— Maman !… Maman !… que c’est amusant !…

Comme Mme Villeroy venait d’allumer sa cigarette, un craquement dans l’allée inculte leur fit tourner à toutes deux la tête. Toutoune ne comprit pas immédiatement ce qu’elle voyait. Mais Mme Villeroy venait de se lever, renversant sa chaise, jetant sa cigarette.

— Toi !…

Ce grand militaire noir et rouge, qui s’avançait c’était donc… Oh !… c’était donc papa ?

Devant l’apparition, l’enfant frappée comme d’épouvante, avait mis son poing sur sa bouche. Restée assise à sa place, elle sentait qu’il lui était impossible de se lever, de dire une parole.

Il continuait d’avancer, comme si sa présence eût été toute simple parmi le petit charme de cette fin de déjeuner, parmi le printemps, parmi l’intimité tranquille de cette mère et de cette fillette, douce féminité réfugiée à l’abri du tapage masculin.

— Bonjour !… dit-il avec audace, en s’arrêtant à trois pas.

Un petit souffle d’air passa sur sa moustache tombante. Dans l’ombre du képi, les longs yeux noirs souriaient langoureusement.

Toutoune vit les lèvres de maman trembler sur des mots qui ne sortaient pas ; et elle était certainement aussi pâle que peut l’être une créature vivante.

— Eh bien !… personne ne me dit bonjour ?… demanda le bel officier.

Il fit un nouveau pas, regarda Toutoune :

— Tu ne me reconnais donc pas, ma fille ?

Mais Marie-Ange venait de bondir. Elle fut devant lui, très près de lui. Sa parole entrecoupée sembla, sur les moustaches soyeuses, passer comme le petit souffle d’air de tout à l’heure.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?… Comment oses-tu venir ici ?…

Il prit un air indulgent, avança les mains.

— Allons, Minouche… Allons !… Ne fais pas la méchante… : c’est ma première permission, et je viens te voir… Tu ne vas pas me recevoir comme ça !

Le rire court de Mme Villeroy déchira le printemps, le printemps où chantait ce merle soliste.

— Tu as besoin d’argent, n’est-ce pas ?…

Il était devenu pâle, lui aussi. Toutoune le vit mordre cette belle moustache, descendue comme celle des Gaulois.

Mme Villeroy regardant à son tour Toutoune :

— Je ne veux pas te dire ce que je pourrais te dire. Je respecte trop ma fille pour parler devant elle de tes saletés. Je respecte trop cette maison de mes parents pour…

— Tiens ! Tiens !… Voilà du nouveau, par exemple ! Minouche a pris sa bicoque au sérieux ! Minouche est devenue mère de famille !… C’est vraiment très drôle !…

Elle trépigna, les yeux clignés, les narines ouvertes.

— Va-t-en !… C’est la seule chose qui te reste à faire ! Va-t-en ! Et que jamais plus je n’entende parler de toi !…

Adèle qui venait, un plateau dans les mains, eut un petit cri de surprise en voyant son maître, puis s’esquiva prudemment.

— Tiens ! Tu as toujours Adèle ?… fit M. Villeroy d’un air qu’il voulait très naturel.

— Assez !…

Marie-Ange s’était dressée. Elle leva la main comme pour le souffleter. Il attrapa cette main au vol, et la maintint fortement par le poignet. Cela fit un ensemble de gestes assez brutal ; et Toutoune, terrifiée, se mit à crier et à pleurer, en se jetant sur sa mère.

— Va-t-en, Toutoune !… dit M. Villeroy tout en repoussant l’enfant de sa main restée libre.

Mais la petite, au contraire, s’accrocha plus sauvagement.

— Maman !… Maman !…

— Toutoune ne s’en ira pas !… cria la jeune femme. Elle restera là, avec moi. Elle sait ce que tu es, d’abord !

Il lâcha brusquement le poignet emprisonné, recula.

— Allons !… dit-il. Je vois que tu es devenue tout à fait ridicule.

Pivotant sur ses talons, il sifflota, revint, et, sur un ton péremptoire :

— Écoute !… Assez de bêtises comme ça. Je vais obtenir mon changement. On va m’envoyer dans peu de temps à Alger. Tu ne veux pas y revenir avec moi ?…

Une malice passait sur sa figure aux beaux traits. Il avait mis sa tête de côté. Sûr de lui, paisible, il était le séducteur qui reprend sa proie un instant libérée.

Marie-Ange avait croisé les bras, et elle le regardait en hochant de pitié la tête. Toutoune, toujours accrochée à elle, ne la quittait pas des yeux. Elle comprenait obscurément que c’était la suprême partie qui se jouait, bataille dont son pauvre petit bonheur était l’enjeu.

— Alger… continua-t-il comme s’il racontait une belle histoire à quelque enfant maussade. Alger… Les randonnées dans l’auto du colonel… Les salons du Gouverneur… La maison de mes parents, qui nous est ouverte, avec son luxe et son confort… Les promenades à cheval dans le Sahel… Le yacht du baron Lorge… La bonne petite vie d’autrefois, avec son Charles qui l’aimera bien… qui la câlinera bien…

Elle haussa furieusement les épaules.

— Ça ne sait même pas qu’il y a la guerre !

— La guerre ?… répliqua-t-il. Oh !… tu sais…

Puis, refaisant un pas vers elle :

Eh bien ! Minouche ?… Ça ne te dit rien, tout ça ?

Peu à peu remplis d’une âme glaciale, les yeux pâles le dévisageaient. Devant eux, sans doute, une comparaison faisait miroiter sa double image. Marie-Ange revoyait sa première jeunesse trépidante, amoureuse, bousculée, banalisée, face à ses trente-cinq ans d’aujourd’hui, si poétiquement, si doucement bercés par l’amour adorable d’une petite fille, au fond du vieux manoir de la race, dans la paix et l’enchantement de la bonne campagne, consolatrice des cœurs affligés.

Le merle, dans le hêtre chanta : « Toutoune !… Toutoune ! » Tous les oiseaux du printemps continuèrent : « Reste ici ! Reste ici ! »

Mme Villeroy ne sut pas dire ce qu’il y avait de changé dans sa vie, et que sa jeunesse fatiguée avait maintenant compris autre chose que son premier passé de femme. Elle traduisit comme elle put ce qu’il y avait en elle de confus et d’irrévocable.

Calmée, très froide, elle articula lentement :

— C’est sans doute parce que ta maîtresse te trompe et parce que tu n’as plus le sou, que tu viens me chercher pour aller vivre, aux crochets de tes parents, avec le pauvre argent qui me reste ? Mais vois-tu, même si nous étions encore riches, même si je ne te méprisais pas comme je te méprise, la vie que tu m’offres ne serait plus possible. Je ne t’aime plus, comprends-tu ? C’est fini. Alors, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, ton Alger, tes autos, tes parties de plaisir ?… Ici, je suis chez moi, chez nous, avec ma fille. Malgré la guerre, nous sommes heureuses. Nous sommes bien… Alors laisse-moi tranquille, maintenant ! Va-t-en où tu voudras… Fais ce que tu voudras… Nous, nous restons toutes les deux au manoir… N’est-ce pas, Toutoune ?

Elle serra contre elle la fillette, qui la regardait tendrement. M. Villeroy, pendant une minute, les considéra sans parler. Elles étaient deux contre lui, maintenant, deux amies, deux douceurs alliées, deux poésies, deux femmes. Il était seul devant elles, avec son désordre, ses brutalités, ses égoïsmes, ses indélicatesses, ses vanités, son vacarme.

Âprement il murmura :

— C’est dit ?… Tu ne veux pas revenir ?…

Elle secoua la tête. Comme elle était calme ! Il vit, il sentit, il comprit que c’était vrai, qu’elle ne l’aimait plus.

Il essaya sa dernière chance. Il prononça le mot d’autrefois, le mot épouvantail.

— Le divorce, alors ?… siffla-t-il.

— Si tu veux… dit-elle simplement.

Il s’attarda quelques instants encore, prit le parti de hausser les épaules, montra ses dents magnifiques dans un petit rire, et conclut :

— C’est bon !… C’est bon !… Je t’écrirai… Je t’écrirai…

Puis, tournant enfin les talons, il s’en alla sans saluer, le long de l’allée herbue, et s’enfonça, noir et rouge, dans les profondeurs du printemps.

Quand il eut disparu, Mme Villeroy, tombant assise :

— Ah ! Toutoune !…

Elle avait ouvert les bras. La petite s’y précipita.

Pelotonnée contre sa mère, elle restait là, dans le recueillement de son triomphe. Celle qu’elle entourait de ses petites mains, c’était sa conquête, sa difficile et lente conquête, le prix de ses souffrances précoces, la récompense de ses larmes de femme sur des joues de petite fille, son amour.

L’ombre tournante de la maison, poussée par l’heure, s’était lentement transformée… Foncé sur le sol lumineux, le dessin du toit s’avançait, tout doux, vers Toutoune et son amour, comme si l’âme même du manoir de Gourneville, faite de tant de vies antérieures, eût voulu couvrir les deux descendantes, les envelopper de sa protection.