Albin Michel (p. 7-21).



CHAPITRE PREMIER

PREMIERS SIGNES


Je suis toute petite. On m’a dit que j’avais deux ans et demi. Je sais que je me nomme Charlotte Villeroy, mais on m’appelle Toutoune, mot qui vient de toutou, parce que j’ai le museau d’un enfant de chien-loup.

Comme je joue depuis ce matin, et pour la première fois, avec les petits qui habitent l’appartement au-dessus du nôtre, et que ce sont deux garçons pas plus hauts que moi, en robe comme moi, ils m’ont demandé, voyant mes cheveux coupés et mes mouvements brusques, si j’étais un garçon ou une fille. J’ai répondu : « Sais pas. » Ils ont dit : « Va demander à ton père. » Et je suis descendue toute seule dans les escaliers, pour poser la question. Arrivée à notre porte, j’ai cogné, appelé, car la sonnette est trop haute. Ma bonne est venue m’ouvrir, tout effrayée. Mais je ne me suis pas arrêtée. J’ai couru, essoufflée, jusqu’au salon. Maman était au piano, et papa assis tout près d’elle. J’ai crié, dans mon langage d’alors :

— T’est-ce-t-il est, Toutoune, papa ? Une fille ou un narçon ? Les petits l’amis savent pas, et moi sais pas.

Papa et maman ont beaucoup ri. Papa m’a prise dans ses jambes. Il me regardait de tout près, d’un air si sérieux que j’avais peur. J’ai encore peur de papa maintenant. Il se moque de moi et me taquine.

Il m’a dit :

— Tu diras à tes petits l’amis que tu es un garçon encore pour trois ans, et que, dans trois ans, tu seras une fille.

J’étais déjà dans l’escalier. Je suis remontée très vite ; et, hors d’haleine, j’ai répété la chose aux garçons. Ils ont répondu : « Bien. Ça fait rien. On jouera tout de même avec toi. »

Voilà le premier fait qui m’ait frappée et qui soit resté net dans mon esprit. Le reste, en ce qui concerne cette toute première période de ma vie, se confond dans des nuées plus ou moins épaisses. Mais dès le berceau, je crois, j’ai senti et j’ai aimé le parfum que porte maman, j’ai discerné, de plus près, l’odeur différente de sa joue poudrée, j’ai compris la douceur des étoffes de ses corsages, et, surtout, j’ai vu, comme un trésor qui brille dans des ombres, la couleur de ses yeux laiteux, et ses cils brillants qu’on dirait toujours mouillés et collés par des larmes.

De cet appartement de Paris où j’avais alors le bonheur de vivre avec mes parents et où j’ai dû rester jusqu’à environ quatre ans, il ne m’est rien resté. Seul, le voyage qui nous ramena ici, au manoir, m’a laissé dans la mémoire quelque chose de saisissable. C’est si vague que j’ose à peine essayer d’en parler. Et pourtant c’est un charme. Cela se compose de bousculades et de bercements, d’étonnements et d’épouvantes, de lassitude longue et de distractions fantastiques. À un moment, cela je ne peux l’oublier, — j’étais sur les genoux de maman. Mon cœur était serré comme par une tristesse immense, et pourtant, c’était de la joie. Comme j’étais heureuse !

Ce n’était pas la première fois que maman me prenait sur ses genoux, bien sûr. Et pourtant, dans mon souvenir, c’est la première et l’unique fois. Son corsage, où je cachais ma tête, était peut-être en satin. C’était lisse. C’était chaud comme un édredon. C’était parfumé comme un sachet. Maman disait :

— Elle dort…

Je ne dormais pas. J’avais les yeux fermés pour être plus heureuse. Car d’habitude, maman ne s’occupait jamais de moi. Elle était toujours sortie avec papa, et moi toute seule avec la bonne, ou là-haut, chez les petits amis.

C’était la bonne qui m’habillait le matin et me couchait le soir. Je ne voyais maman que par apparitions. Quelquefois c’était dans le jour. Elle avait toujours un chapeau sombre et une longue voilette noire, derrière laquelle étaient ses yeux extraordinaires. Quelquefois, c’était la nuit. Elle devait rentrer du bal. Je me réveillais, et je la voyais penchée sur moi, brillante comme une fée. Mais toujours à côté d’elle il y avait mon père, silhouette sombre dont la présence me gênait. Puis ils disparaissaient tous deux, et j’étais longue à me remettre.

Dans ce voyage pour venir au manoir, il y a encore une sensation qui m’est restée : être assise au buffet, — je me souviens — de Serquigny. C’était sur une chaise bien trop haute pour moi. On avait entassé des coussins. Nous déjeunions tous les trois. Tout près de ma petite figure il y avait un huilier de cristal. Cela brillait et me fascinait. J’étais petite, petite, et plongée dans l’ignorance de tout, dans l’inconnu, dans une terreur sourde et constante, assez délicieuse.

Tout s’efface là. Un an, quand on est en bas âge, passe comme une éternité.

Je me revois très longtemps après, ici, au manoir d’où je ne suis pas sortie depuis. À cette époque, tout y est bien trop grand pour moi. Mais il y a maman dans la maison et dans le parc, et je la vois beaucoup plus souvent qu’à Paris. Je n’ai plus ma bonne, mais on m’a donnée à la mère Lacoste, qui était jadis la nourrice de maman, la même mère Lacoste qui dort dans la chambre à côté, ce soir.

…Et puis, il y a le jour où je me suis éveillée dans mon petit lit, et où la pauvre vieille est venue en pleurant me dire, mettant ses paroles à ma portée :

— Pâtie, maman. Pâtie… Loin… loin…

Partie ? Pendant que je dormais ?

Dès cette minute, la grande terreur sourde a cessé d’être délicieuse. Cependant je n’ai pas pleuré, pas questionné. On ne sait pas ce qu’il y a dans les enfants qui ne disent rien. La bonne femme a dû penser : « Trop petit… Ça ne comprend pas encore… » Et elle a continué de me soigner gentiment, de son mieux, comme elle le fait toujours, et j’ai été la petite fille sans parents qu’on a mise en nourrice. Seulement j’étais chez nous, chez moi.

Je ne sais pas comment c’est venu. Petit à petit j’ai su que le manoir de Gourneville nous appartenait, que c’était notre bien, une partie de la dot de maman, et ma dot future à moi. La mère Lacoste dit : « C’est ta légitime, ma Charlotte. »

J’ai su cela. J’ai su que papa et maman voyageaient en Algérie parce que papa est architecte et qu’il faut qu’il gagne beaucoup d’argent là-bas. C’est le pays de son père et de sa mère. C’est tout près d’eux qu’il habite avec maman, quand ils ne sont pas en tournée dans d’autres contrées de là-bas. Et j’ai longtemps cru que ce grand-père et cette grand’mère que j’avais en Algérie étaient des espèces de sauvages avec des anneaux dans le nez.

Papa et maman sont revenus, du reste. J’avais grandi. Ils ont ri en me voyant. Je devais alors avoir cinq ans à peu près. Mes cheveux, que la mère Lacoste avait laissés repousser, formaient déjà deux grosses nattes sur mon dos.

J’ai des cheveux épais comme l’herbe de juin, et qui seront très longs. Mais ils sont d’une couleur qui n’en est pas une. On ne sait pas si c’est blond, si c’est gris, si c’est jaune. Cela a plutôt la couleur du foin. C’est sec et lourd autour de ma figure, et ça ne frise pas. Mes joues sont à peu près de la même teinte, et j’ai toujours mon museau de chien-loup, encore plus chien-loup depuis que mes vraies dents sont sorties, toutes bousculées, aiguës, et trop blanches dans ma figure sans couleur. Mes yeux aussi sont d’une nuance à laquelle on ne donne pas de nom, copiée sur celle de mes cheveux et de mes joues.

Mon père, à ce premier retour, me dit, dès le soir de leur arrivée :

— Toutoune, pourquoi es-tu laide, ma fille ?

Et maman répondit :

— Elle ressemble à la vieille tante Dorothée comme si on la voyait. Franchement, c’est agaçant !

Tous deux eurent un fou-rire. Moi je n’étais pas fâchée. Je ne pouvais pas être fâchée. Maman était là.

Je n’avais jamais oublié ses yeux. Et pourtant j’en eus, dès l’instant où je les revis, une surprise inouïe. Je croyais les avoir inventés dans mon souvenir. On embrouille tout, quand on est si petit ; et j’avais eu déjà le temps de contrôler que bien des choses qui ne changent pas n’étaient plus les mêmes à mes regards, depuis que je grandissais.

Mais les yeux de maman…

Je me rendais compte aussi de ce qui m’avait échappé jusqu’ici.

Comme elle était grande, mince et souple ! Et comme elle était bien habillée ! Son parfum, qu’elle n’avait pas changé, qu’elle ne changera jamais, dit-elle, comme il me reprenait, comme il me bouleversait !

La présence de maman, c’est une griserie pour moi. Voilà. C’était déjà cela quand je n’avais que deux ans et demi.

Ils ne restèrent, à ce voyage-là, que quinze jours, s’occupant toujours très peu de moi, enfermés dans leur chambre ou se promenant ensemble dans le parc. C’était l’été. Comme j’aurais voulu donner la main à maman, dans la belle avenue de hêtres qu’on appelle la cour d’honneur ! Mais je me sentais de trop, et je restais dans mon coin, au jardin ou dans la salle à manger, toute seule, habituée.

Le jour qu’ils repartirent, je ne pleurai toujours pas. Leur départ me semblait naturel. Ce qui n’était pas naturel c’était qu’ils fussent là.

Et la vie reprit comme avant, un peu plus précise chaque jour, et, pour ainsi dire, solidifiée par les souvenirs plus exacts laissés par maman.

Il y a des enfants auxquels on fait des contes bleus pour les émerveiller. Le merveilleux de mon enfance, à moi, c’est maman. Ses visites sont des féeries. Elle vient, elle sent bon, elle est belle — puis elle disparaît pour longtemps, longtemps. Et moi je reste avec des traînées de lumière dans les yeux pendant des mois, attendant le retour miraculeux.

Ce soir, voilà — c’est comme hier et avant-hier… Je pleure. Cette fois-ci, je pleure.

Elle vient de passer un mois chez nous, avec papa. Ils sont repartis depuis quelques jours. C’était et c’est encore l’été. J’ai près de neuf ans maintenant. Tous les dix mois à peu près elle est arrivée comme cela, pour repartir. Je devrais m’y faire. Mais, cette fois-ci, je ne peux pas supporter le départ de maman. On souffre bien plus quand on est grande.

Elle me versait une goutte de son parfum dans mon mouchoir, le matin, quand j’entrais dans sa chambre. Elle me permettait d’y entrer…

Qu’il y avait de jolies choses qu’elle a remportées ! Des flacons, des boîtes, des brosses… On a refermé la porte jusqu’à ce qu’elle revienne…

— Au revoir, Toutoune !

Elle avait l’air si ravi de repartir avec papa pour ses pays sauvages que je n’ai pas pu pleurer sur le moment. D’ailleurs elle m’intimide tant que je m’en étouffe quand je suis près d’elle. Je ne peux pas lui parler. Je n’en ai même pas envie. Qu’est-ce que je lui dirais ? Et puis il y a toujours, toujours papa qui est là, qui me regarde avec son air moqueur. Ils sont comme des beaux étrangers dans la maison. Est-ce qu’on sait ?… Peut-être que je ne suis pas leur fille ? Ils disent cela comme le reste, pour s’amuser. Papa ne me parle que pour me raconter des blagues, et elle, elle rit.

La mère Lacoste, quand nous nous retrouvons seules dans la maison, me regarde avec un drôle d’air, et me dit en soupirant : « Mon por’tit bézot, on n’t’a pas fait grande révérence encô c’coup-ci… » Et puis elle se tait comme si elle en avait trop sur le cœur.

Les petites filles que je connais à la ville et ici, au village, ont des parents qui leur ressemblent. Elles ont des mères qui restent avec elles. Il est vrai que, ces mères-là, ce n’est pas maman. Elle est trop belle pour rester avec moi qui suis laide. On dit que papa est beau aussi. Moi, je ne vois pas cela. C’est un monsieur, voilà tout. Et je ne l’aime pas.

Mais maman !… Oh ! ma maman ! Ma maman, parfumée, ma maman aux yeux bleus, ma maman aux jolies robes douces, ma maman trop belle pour moi, ma maman, ma maman…

L’enfant nocturne sanglotait. Le petit lit était secoué. Dans la tête ronde aux deux grosses nattes couleur de foin, tout cela passait et repassait. C’était en désordre, non formulé, choses ressassées mais informes, car les enfants, même à eux-mêmes, ne savent pas dire.

Maintenant, elle sentait le sommeil venir. Sa maison, sa « légitime » était autour d’elle, vide, avec la lourde dormition de la vieille nourrice à côté, les ronflements, quelque part, de l’ancien douanier qui, les nuits, couchait en bas pour les garder toutes deux. Et, par delà les fenêtres à petits carreaux, il y avait le parc, puis la grande campagne normande, puis le ciel avec ses diamants, puis le monde. Et, tout au bout du monde, il y avait l’Algérie vers quoi se dirigeaient les absents, les parents coupables qui n’aimaient pas leur enfant parce qu’ils étaient trop amoureux, parce qu’ils préféraient leurs plaisirs, leurs voyages, leurs bals, le mouvement, la mondanité.

Charlotte Villeroy, le nez dans les larmes, a fermé ses yeux gonflés. Dormir, c’est bon, quand on a gros cœur.

La veilleuse, dont la toute petite flamme bouge toujours dans son huile, balance des fantômes lents à travers la chambre campagnarde qui sent un peu le champignon. Les grillons du dehors remplissent la nuit, gorgée des senteurs du dernier foin. Une vache meugle loin, dans les herbages. La grosse horloge d’en bas sonne quelque chose.

Et, roulée dans sa chemise de nuit enfantine, la pauvre Toutoune, jeune chien sans maître, s’endort enfin parmi ses cheveux et ses larmes, profondément.