Albin Michel (p. 55-61).



IV

IL ÉTAIT UNE FOIS


« La maman de ta maman ? Elle était très belle, oui. Je ne l’ai pas beaucoup connue, puisqu’elle est morte, malheureusement, après deux ans de ménage et que je ne faisais que d’entrer au service de la famille par mon mariage avec le garde-chasse. Mais tous les anciens du village te parleraient d’elle. Les beaux yeux qu’elle avait !… Comme ceux de ta mère, d’abord. Il y avait eu bien des histoires au manoir, à l’époque, vu que nos messieurs de Gourneville n’entendaient pas laisser une de leurs demoiselles épouser un fiancé sans noblesse. La mère de ta maman, Marie de Gourneville, avait fait caprice du côté de Rouen. M. Gautrin était un jeune homme de conduite, et riche. Il venait voir la famille le dimanche, dans sa voiture à grelots. Il faisait trois jours de voyage pour ça, et logeait en ville, à l’hôtel. Mais les parents ne voyaient pas ça d’un bon œil, à cause de son nom. Dans le temps, on avait des idées comme ça. Alors Mam’zelle de Gourneville, quand elle en a eu assez, elle est allée se jeter dans la grande mare de la ferme, que tu connais. Je t’aurais déjà conté tout ça, mon bézot, mais tu ne me demandais rien. Tu étais trop petite pour chercher la racine. Te voilà plus haute, à c’t’heure, et vieuillie. T’auras dix ans à la chandeleur.

« Donc ta grand’mère (puisque c’était ta grand’mère) s’étant noyée, comme je te dis, par désespoir d’amour, les parents, une fois repêchée, lui ont cédé. Queu belle noce au manoir ! Je m’en souviens comme d’hier. J’étais déjà d’âge, m’étant mariée tard. La traîne de la mariée était longue à recouvrir une acre ; le curé doyen était venu de la ville, et les invités suivaient tertous ; il y avait jusqu’à des messieurs de Paris, avec leurs dames à dix-huit volants. Tout ça pour voir mourir la petite femme deux ans après, en mettant au monde son poulot qu’était donc ta mère.

« Je venais d’avoir, à trente ans, un éfant qu’était venu mort. On m’a donné le poulot. C’est comme ça que j’ai été la nourrice de ta maman.

« La mort de Marie Gautrin avait bien contrarié la famille. Un des messieurs en est trépassé de chagrin sur le coup. Et puis, comme ta mère attrapait ses trois ans, et comme son père, M. Gautrin, s’était remarié d’une fille de Paris, on a mis la petite dans les mains de ses grands-parents, qu’étaient donc M. et Mme de Gourneville. Ceux-là l’ont gardée jusqu’à leur mort, qui n’a pas tardé ; et ta mère est passée à Mme Pierre de Gourneville, sa grand’tante, la tante Dorothée, qu’on l’appelait, qui te l’a expédiée dans un couvent de Paris. Aux vacances, elle venait queuquefois au manoir, mais pas souvent, parce que Mme Pierre de Gourneville préférait son château près Rouen. Et puis, presque tout l’été, ta mère le passait en Angleterre, dans une famille qu’était bien convenable. Ça fait qu’on ne la voyait presque pas. Elle était bien jolie itou, ta mère, oh oui ! À l’âge qu’elle a maintenant, une bonne pièce de trente-cinq ans, tu vois si elle est encore bien, ma Marie-Ange ! On ne croyait pas qu’elle se marierait. Mais au moment de coiffer sainte Catherine, voilà les amours qui parlent pour M. Villeroy, ton père. La vieuille tante de Gourneville a fait bien des hélas, car elle avait toujours espéré que Marie-Ange redeviendrait noble par épousailles. Mais elle a eu peur de la mare, et elle n’a pas essayé de dire non. Elle était pourtant guerrière. C’était une vieuille vivante, une Normande qu’avait pas froid à l’œil. Mais elle a donné consentement tout de suite, et voilà comment ta mère, Marie-Ange Gautrin, s’est mariée de Charles Villeroy. Moi qu’avais eu le malheur de veuver (puisque mon homme avait été tué à la guerre), et qu’avais pas eu d’autres éfants, je suis restée au service de ma Marie-Ange, et je l’ai suivie à Paris où tu es venue au monde. Dame, on ne t’attendait pas si tôt !… Tu n’avais pas deux ans que ton arrière grand’tante de Gourneville décédait, et laissait le manoir à ta mère, avec une bien grosse fortune. C’est comme ça que te voilà chez toi ici, ma Charlotte ; car le testament de défunte Mme de Gourneville expliquait comme ça que le manoir qu’elle donnait était pour toi plus tard. Ton papa et ta maman ont leu’z affaires de l’autre côté du monde, et ils ne tiennent pas tant que ça à la campagne. Alors, moi qui suis bientôt assez vieuille pour faire un mort, et qui n’ai jamais eu que les enfants des autres, me voilà chargée de remplacer ici ton père et ta mère, en attendant que ce soit leû fantaisie de revenî prendre leur particulier à Gourneville.

« …S’ils reviendront un jour pour de bon ?… Mais oui, ma Charlotte. Ils ne t’emmènent pas avec eux parce que ça ne vaut rien pour les éfants de courir le flot. Mais ils pensent bien à toi, va ! Tu vois bien que tu ne manques jamais de rien, que tu as des atours, et de l’instruction, et tout ce qu’il faut. Et moi qui ai connu toute la famille, je ne suis pas une étrangère auprès de toi. Je sais mieux te poulotter que d’aucunes qui auraient plus de façon que moi. Et puisque tu es montrée en même temps par Mamzelle Calpelle, tu deviendras une demoiselle aussi conséquente que d’autres. Et puis, ayant été élevée sur ton bien, tu l’aimeras comme l’aimaient tes anciens ; et tu seras une vraie Gourneville, marchez !

« Maintenant, voilà la sombreur qui tombe. Je commençons octobre, et les jours s’en vont du mauvais côté. Je vas allumer la lampe, et tu vas t’amuser avec ton beau livre d’images, que t’a envoyé ta maman, en attendant de travailler à tes écrits pour Mam’zelle Calpelle. Et si tu as froid, je ferai, dans la cheminée, une belle bourguelée de feu pour chauffer tes petits pieds.

« Pour qui que tu pleures, ma Charlotte ?… T’as de l’ennuyance de ta maman ? Tu ne sais pas ?… On ne sait pas toujours ce qu’on a. Mais tu es trop pétite pour connaître ça. Tiens ! voilà ton beau livre. Regarde les images… Regarde les images. Je dirai à la mère Lelandais qu’elle te rapporte de ville, demain matin, un gentil sucre d’orge. Là… c’est fini. Voilà tes yeux sequés. Regarde comme c’est joli ce qu’il y a dans ton livre. Lis, ma Charlotte, lis… Il était une fois »