Albin Michel (p. 102-125).



VIII

TOUTOUNE À PARIS


Les yeux dilatés, Toutoune regardait tout autour d’elle, encore sous le coup de cette montée en ascenseur qui l’avait saisie.

Au sortir de l’auto sombre, de la longue nuit noire, les clartés de l’électricité, dont l’appartement était inondé, la stupéfiaient avant toute chose ; car la lampe du manoir et les bougies qu’on y promenait, avaient habitué sa vue à la lumière restreinte et jaune de l’ancien temps.

Mme Villeroy, pendant un instant, regarda sa fille, et s’en amusa.

— Ça te plaît ici, Toutoune ?

La petite n’eut pas le temps de répondre. La femme de chambre noire et blanche entrait au salon.

— Le bain de madame est prêt.

— Vous direz à Juliette de s’occuper de la petite, Adèle.

Plantée là, toute seule au milieu des éblouissements, Toutoune, enveloppée par la tiédeur des radiateurs, n’osait plus faire un pas sur le tapis épais.

Le piano à queue, couvert d’une étoffe d’or, l’hypnotisa d’abord. Ensuite elle remarqua les fleurs des vases, chrysanthèmes grands comme des bouquets, roses blanches comme elle n’en avait jamais vu, même en juin, à Gourneville. Des tableaux, des objets, des livres précieux dans deux bibliothèques, ces rideaux de soie rose pâle qui tombaient de si haut, ce divan immense couvert de peaux de bête et de coussins extraordinaires, elle n’avait jamais imaginé pareil spectacle.

Comment ne s’était-elle pas souvenue de tout cela ? Maman avait dû changer d’appartement. Elle avait oublié de s’en informer.

Petite villageoise impressionnée, elle risqua tout de même un pas du côté du piano. Et, tout à coup, elle sursauta.

Devant la cheminée où flambait, malgré les radiateurs, un joli feu de bois emprisonné dans des revêtements de fonte noire compliqués de sujets Louis XV, elle venait de reconnaître, disposés en rond, à la place d’honneur, les fauteuils et la bergère du manoir, tels qu’ils avaient été pris, avec leur vieille soie déteinte à raies, et leurs petites fleurs effacées.

Un élan la jeta vers ces vieux amis-là. Pourtant elle retrouvait à peine leur physionomie, dans ces flots de lumière, parmi ces richesses. Étonnée qu’ils fissent si bonne figure là-dedans, elle se disposait à s’asseoir sur l’un d’eux…

— Ah !… fit-elle.

Sur la cheminée, la pendule de Gourneville la regardait avec son cadran rond comme la lune. Le sujet, les guirlandes, tout cela, nettoyé, brillait comme des merveilles. Et c’étaient, en effet, des merveilles. Mais Toutoune n’en savait rien.

Une personne, qui devait être Juliette, entra sans bruit, sur ces tapis feutrés qui faisaient qu’on marchait partout comme en rêve.

— Si mademoiselle veut venir…

Emmenée dans une chambre illuminée, Toutoune, parmi de nouveaux étonnements, fut dépouillée de son paletot rouge, de sa fourrure grise et de son chapeau bleu ciel. Elle vit sa petite malle ouverte, ses affaires sorties et posées sur le lit mousseux et blanc qui, probablement, serait le sien.

— Si mademoiselle veut se laver les mains…

Elle faillit dire : « Ce n’est pas la peine ! » À Gourneville, on se lavait les mains une fois par jour, et c’était tout.

Devant le beau lavabo, ses petites pattes dans la cuvette précieuse, elle eut le sentiment qu’il fallait dire quelque chose d’aimable à cette Juliette qui s’occupait d’elle.

Elle tourna son visage sans couleur, leva ses yeux drôles, et demanda :

— Vous êtes la bonne, vous ?

La fille eut un sourire que retenait le respect des maîtres.

— Je suis la fille de cuisine… dit-elle.

— Ah ?… dit Toutoune sans comprendre. Et l’autre bonne, qu’est-ce qu’elle est ?

— C’est la femme de chambre.

Puis :

— Il y a aussi le chef, et puis le maître d’hôtel, et puis le mécanicien, que mademoiselle connaît déjà.

— Tout ce monde-là pour deux personnes ?… remarqua Toutoune, qui s’apprivoisait vite.

La jeune fille se mit à rire. Mais elle reprit son sérieux, tout un protocole sur la figure.

— Mademoiselle changera-t-elle de robe pour dîner ?…

— Il y a donc du monde ?… dit Toutoune. J’ai déjà ma robe des dimanches.

— Toutoune ?…

La voix de maman appelait, du fond des clartés.

La petite s’élança.

— Par ici, mademoiselle, par ici !…

Guidée par la fille de cuisine, qui la laissa sur le seuil, elle se retrouva dans le salon, et resta pétrifiée d’admiration sur place. Sa mère, en tea-gown blanc, était debout au milieu, apparition enchanteresse.

— Mais entre donc, Toutoune ! Qu’est-ce que tu attends ?…

La petite mit un pied devant l’autre avec peine, fut enfin près de la cheminée, près de sa mère. Et, d’un geste gauche, étranglée d’émotion, elle tâchait, sans quitter des yeux Mme Villeroy, de s’asseoir, de s’enfoncer dans l’un des vieux fauteuils de Gourneville.

— Oh ! fais attention !… s’écria la jeune femme. Ne t’assieds pas là ! Tu vas m’abîmer ma soie ancienne. C’est très précieux, tu sais !

Toutoune se retourna. C’était bien un des fauteuils de Gourneville.

La femme de chambre apportait un mouchoir. Mme Villeroy se tourna vers elle, comme pour la prendre à témoin, comme pour s’excuser d’avoir pour enfant une petite fille comme cela, habillée comme cela.

— Elle est élevée par ma nourrice et à la campagne, dit-elle en manière d’explication.

Quand elles furent de nouveau seules :

— Viens ici, Toutoune.

Une belle main aux ongles pareils à des bijoux souleva la petite main jaune de Toutoune. Mme Villeroy, assise, examina les ongles douteux de l’enfant.

— Toutoune, il faudra apprendre à te laver, ma fille…

Un nouveau petit rire lui fit des yeux gais pendant un instant.

— Et puis il faudra que je t’habille. Nous irons faire des courses demain, toute la journée.

Un silence suivit, puis il y eut une ombre à la porte, et le maître d’hôtel annonça :

— Madame est servie…

Le beau couvert… Les fleurs… La salle à manger luisante… Les plats compliqués… Le service… Toutoune n’avait pas faim, non.

— Toutoune !… s’exclamait la voix douce avec tout un scandale dans l’inflexion.

Mme Villeroy poursuivait, à mesure qu’elle s’apercevait de ces choses :

— Mais voyons, mon chéri, est-ce qu’on met sa serviette comme ça ?… Est-ce qu’on tient sa fourchette en l’air ?… Est-ce qu’on pose ses bras sur la table ?… Est-ce qu’on mange la bouche ouverte ?… Est-ce qu’on fait un bruit pareil ?…

Sous le regard impassible du valet, statue noire devant le buffet, Toutoune, éperdue de honte, retenait une envie d’éclater en sanglots.

Mme Villeroy n’avait donc encore jamais remarqué comme était sa fille ? L’enfant regretta presque, pendant le temps que dura ce dîner terrible, la présence antipathique de son père. Quand il était là, sa femme ne regardait que lui, ne s’apercevait de rien. Maintenant, seule en présence de sa mère, dans un tel décor, Toutoune sentait avec force sa paysannerie de petite fille des champs, élevée par Mme Lacoste. Avec quelle humiliation amère elle souhaitait être, ce soir, attablée dans la cuisine du manoir, en face de la pauvre nourrice !

Après le dîner, retournée au salon avec la jeune femme, la petite, éperdue de timidité, n’osant pas s’asseoir, n’osant pas parler, n’osant pas regarder, n’osant même pas sentir le parfum qui venait à elle, essaya seulement de répondre sans trop bredouiller aux questions posées par la voix douce.

Au bout d’un moment, Mme Villeroy dit :

— Je vais lire les journaux. Toi, fais ce que tu voudras.

Et quand les yeux bleus et pâles furent absorbés dans la lecture, la petite, en se traînant, presque en rampant, fut s’asseoir sur un tabouret de pieds, devant le feu.

« Nounou… pensa-t-elle, qu’est-ce qu’elle fait ce soir, toute seule dans sa cuisine ?… »

Un grand étonnement triste lui venait de n’être pas heureuse, ce soir, après l’enivrement de ce départ. C’était donc là ce qu’elle avait, avec tant de fièvre, attendu depuis des mois, accoudée à la balustrade de Marie Gautrin, ou bien derrière les petits carreaux de sa chambre au camaïeu tout usé ?

La femme de chambre, encore une fois apparue, demanda d’une voix contenue :

— Faut-il coucher mademoiselle ?…

Mme Villeroy leva la tête un instant, au-dessus de son Figaro déplié.

— C’est ça. Couchez-la. Elle doit être fatiguée.

Elle tendit sa joue, distraitement :

— Bonsoir, Toutoune…

Et l’enfant, ayant effleuré peureusement la tempe aux beaux cheveux noirs bien lissés, suivit docilement Adèle, qui, sur le pas de la porte, s’effaça pour la laisser passer.

Elle s’était endormie instantanément, malgré tout, dans son lit raffiné. La surprise du réveil, le lendemain matin, ne dura pas longtemps. Et, tout de suite, le cœur se fit lourd dans la petite poitrine.

Vous m’avez emportée, toute grelottante de tendresse, vers mon rêve, mon grand rêve, mon long rêve d’enfant. Et voici que mon premier matin de joie est un matin désespéré. Oh ! dureté de ceux qui ne comprennent pas, qui ne sentent pas les enfants, qui ne se penchent pas sur leur petite âme sans paroles, éperdue, et sensitive jusqu’à la douleur…

Ce fut encore Adèle qui vint lui donner son déjeuner. Ce fut elle qui lui prépara ce tub mystérieux, qui la mit toute nue, la savonna, la frotta au gant de crin, l’habilla, lui fit ses nattes auxquelles elle mit d’autres nœuds.

Est-ce qu’à Paris on se lave souvent comme cela, tout entier, avec tant de savon ? Est-ce que cet effarant gant de crin et cette eau de Cologne sont toujours de la partie ?

— Mademoiselle n’ira pas trop du côté de la chambre de madame. Madame ne sonne qu’à dix heures.

Savait-elle seulement où se trouvait cette chambre ?

Elle resta dans la sienne, par prudence, et regarda derrière les rideaux. Elle était dans le quartier de l’Étoile, et l’ignorait profondément. Mais le bruit proche des Champs-Élysées la laissa pendant une demi-heure aux écoutes.

Sa fenêtre donnait sur une belle cour neuve. Elle s’ennuya longtemps à regarder cela.

Comme il faisait chaud, chez maman ! Elle ne comprenait pas ce qu’étaient les radiateurs. Sa robe verdâtre, sa belle robe des dimanches, l’étouffait. Alors, à Paris, c’était tous les jours dimanche ?

Ayant sauté d’un pied sur l’autre pendant un moment, elle eut l’idée d’aller s’arranger les ongles. Sa figure sans couleur ne rougissait jamais ; sans quoi elle se fut sentie pourpre de honte en pensant à tout ce qu’elle avait entendu la veille.

Enfin le carillon de la sonnerie électrique la fit sursauter. L’appartement s’anima de bruits de pas et de voix. La porte de la chambre s’ouvrit.

— Madame est réveillée, dit la femme de chambre, et demande mademoiselle.

Emmenée, Toutoune, les tempes battantes, fut introduite ; Mme Villeroy, couchée, téléphonait, un vague sourire aux lèvres, et ne regarda pas sa fille.

La conversation dura, réponses à des questions qu’on n’entendait pas. Toutoune, d’émotion, remuait ses épaules et piétinait sur place.

La chambre de maman, dans son désordre parfumé, la séduisait. Et qu’elle était belle, dans son lit brodé, dans sa chemise de nuit de batiste rose, dans ses dentelles, qu’elle était belle, maman, avec ses yeux d’opale occupés d’autre chose, avec sa natte noire tombée sur son épaule, qu’elle était belle, maman, qu’elle était inaccessible et captivante !

L’appareil enfin raccroché :

— Bonjour, Toutoune ! Eh bien !… Viens m’embrasser, ma fille !

Les yeux bleus avaient pleuré cette nuit.

— Allons ! grimpe ! Assieds-toi sur le lit ! Tu as bien dormi ?

Quand la petite fut là, dans la chaleur, dans la mollesse, dans la bonne odeur :

— Tu as été tubée ce matin, hein ? Adèle m’a raconté ça. Tu sais, Toutoune, il faut devenir une petite fille très soignée. Sans ça tu ressembleras à ton père. Il est désordre ! Il est négligé !… Si tu savais la peine que j’ai eue à le dresser !

Elle se tut, le regard plein de songe, en hochant la tête et se mordant la lèvre.

Toutoune avait tressailli. Ressembler à son père ?… Toute la rancune instinctive qu’elle nourrissait contre celui-là, qui lui avait, d’avance, volé sa mère, se réveillait en elle.

— Je vais m’occuper beaucoup de toi, maintenant, Toutoune. Cet après-midi, nous allons sortir. Je vais d’abord t’habiller. Plus tard, nous te trouverons un cours, ou un lycée… Tu verras ! Tu verras ce que je ferai de toi !

Le tourbillon de Paris autour de l’auto fut un étourdissement de toute la journée. À travers les magasins, dans les maisons de couture, la petite Villeroy suivit sa mère, la tête perdue, et comme retenant son haleine pour ne pas effaroucher le bonheur qui semblait enfin venir.

— Je n’aime pas le « tout fait », disait Mme Villeroy. Mais enfin tu ne peux pas rester une minute de plus fagottée comme ça…

Et Toutoune revint de ses courses, le soir, vêtue en petite Parisienne, sarrau de velours noir brodé, dans le haut, de couleurs bulgares, petit paletot sauvage de civette rayée, longues jambes noires, bonnet sombre d’où sortaient sa petite figure de bois, ses lourdes nattes, encore une fois changées de nœud.

Mme Villeroy jouait à la poupée. Toutoune transformée, elle se prit, lorsqu’elles se retrouvèrent, au retour, dans la voiture, à lui sourire gentiment. Elle commençait à reconnaître, en sa fille ainsi troussée, une petite volaille de sa race.

Débonnaire dans son inaccoutumance absolue de l’élégance, Toutoune se laissait faire sans essayer d’avoir aucune opinion. Tout ce qu’on lui mettait sur le dos lui semblait peut-être bien extravagant, mais elle se défendait de même le remarquer.

Lingerie, bas, gants, bottines, on avait acheté de tout. On avait commencé des commandes de robes, de chapeaux, de manteaux, avec une espèce de rage. Et c’était de la rage, en effet, qui guidait la mère, rage de penser à autre chose, et aussi d’organiser une sorte de vengeance vis-à-vis du mari volage qui trouverait, en rentrant au foyer, une nouvelle et attentive tendresse, la tendresse maternelle, remplaçant celle dont il se croyait si sûr.

Le soir, Mme Villeroy, surexcitée, se mit, après le dîner, au piano.

— Tu aimes la musique, ma fille ?

Elle avait décidément trouvé le joujou nouveau qui la distrairait de son chagrin.

Toutoune, hors d’elle à force de joie, écouta longtemps sa mère lui jouer les Novelettes de Schumann, les Mazurkas de Chopin, et aussi, pour l’amuser, la Boîte aux Joujoux de Claude Debussy.

— Je te ferai apprendre le piano aussi, tu verras !

Toutoune ne s’endormit que tard, accablée par trop de bonheur.

Les trois jours qui suivirent se passèrent en nouvelles courses.

Toutoune, bousculée par cette crise maternelle, ne trouvait jamais à placer un mot, un seul des mots qu’il eût fallu dire pour exprimer la passion qui lui faisait mal, et depuis si longtemps. Maman la fascinait et l’épouvantait. Et puis, comment reprendre pied au cours de ces journées hachées, de ces soirées trépidantes ?

Le quatrième jour :

— Tu n’as pas apporté tes joujoux ? Je vais t’en acheter d’autres, va, ma fille !

Le cinquième jour, elles allèrent chez le photographe à la mode. On y prit huit ou dix poses différentes, la mère et l’enfant joue à joue. L’attente des épreuves fit palpiter la petite.

Le sixième jour, Mme Villeroy sortit seule, invitée à un thé dansant. Toutoune passa son après-midi parmi ses jouets, et avec les bonnes. Elle attendait fiévreusement sa mère pour le dîner. Mais celle-ci téléphona qu’on la gardait chez ses amis, improvisation à la dernière minute.

La soirée de Toutoune fut désemparée. Seule devant le feu sur le tabouret de pieds, tandis que la femme de chambre somnolait ailleurs, elle s’aperçut tout à coup qu’elle n’avait même pas écrit un mot à la mère Lacoste.

Le lendemain, Mme Villeroy se mettant à table, déclara :

— Aujourd’hui, nous nous occuperons du cours d’éducation.

Mais elle se rappela que c’était « son jour ».

Toutoune parut au moment du thé.

— Elle ne vous ressemble pas !… dirent les dames avec toute une désapprobation dans la voix, et même quelques rires moqueurs.

Des messieurs plaisantèrent Mme Villeroy transformée en mère de famille.

— Ça ne vous va pas !…

Quelqu’un demanda :

— Votre mari construit-il beaucoup de maisons à Londres ?…

La rosserie ricanait sur les visages. Toutoune, encore maladroite, renversa les petits fours, que sa mère lui avait dit d’offrir, sur la robe d’une dame, qui fut tachée.

À table, Mme Villeroy, redevenue sombre, ne parla pas. Le joujou neuf était déjà cassé.


Cependant, un matin, comme l’enfant sortait de son tub, les épreuves du photographe arrivèrent, et la fillette, en les regardant, devint pâle de plaisir.

Nuageuse et retouchée, la figure de Toutoune, si tendrement posée contre celle de sa mère, avait l’air, presque jolie, de sourire dans l’idéal.

Quand elle fut dans la chambre de maman :

— Elles te plaisent ?… dit Mme Villeroy d’une voix morne. Alors je t’en ferai faire deux ou trois de chaque, et tu les prendras toutes si tu veux.

Et, sans encore remarquer les nuances d’un détachement aussi rapide que l’engouement qui l’avait précédé, Toutoune, une fois de plus depuis ces quinze jours enchantés, songea, dans sa petite âme épanouie :

— Tout ça c’est trop beau pour moi ! c’est trop beau pour moi !


Trop beau pour elle…

On sort de table. Toutoune est allée mettre son bonnet, son manteau sauvage. Le couturier a donné rendez-vous de très bonne heure.

Un coup de sonnette bouscule la maison. Des pas. Des voix. Une clameur. La porte du salon a claqué. Le bruit d’une dispute violente change en pierre le visage enfantin.

— Papa est revenu !

Seule dans sa petite chambre, essoufflée de terreur, elle se mord la main avec force, les yeux agrandis. Qu’est-ce qui va se passer, mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il faut faire ?…

Pendant un quart d’heure, l’enfant reste dans cet état, dans cette pose. Elle ne sait pas quel malheur a séparé ses parents. Elle sait seulement que papa est coupable et maman indignée, et que maman a dit qu’elle chasserait papa quand il reviendrait.

Un éclat de voix plus violent a fait bondir la petite. Sans savoir ce qu’elle va faire, elle se précipite, entre dans le salon. Elle a cru que maman était en danger.

Tous deux sont debout face à face, les yeux creux, la bouche tordue.

— Un goujat !… Un goujat !… Voilà tout ce que tu es !… crie Mme Villeroy, le visage tendu, pâle comme une morte.

M. Villeroy s’est retourné. Il regarde Toutoune entrer en courant, Toutoune qui crie et qui pleure, comme font tous les misérables enfants, quand la vie les jette parmi les scènes de leurs parents.

Il a bondi sur elle. Il la prend par les épaules et la repousse, en quelques bourrades, jusqu’à sa petite chambre où il l’enferme à clé.

Combien de temps resta-t-elle à donner des coups de pieds, à appeler, à sangloter derrière sa porte ?

La nuit était tombée. Toutoune, quand elle écoutait un instant, n’entendait plus rien. Un effroi glacial courait dans ses veines. Qu’était-il arrivé dans la maison ? Est-ce que papa…

La clé tourna dans la serrure. M. Villeroy, souriant, ouvrit la porte.

— Viens, Toutoune ta mère t’appelle.

La tête basse, la bouche béante d’étonnement, la fillette suivit son père. Il la conduisit, à travers l’appartement éclairé, jusqu’à la chambre de maman. Elle vit cette dernière installée dans un fauteuil, et fumant une cigarette. Elle s’était beaucoup poudrée pour essayer de cacher la trace de ses larmes. Et ses cheveux étaient lisses.

— Écoute, ma Toutoune, dit-elle tout doucement, maintenant que ton père est revenu, tu vas pouvoir retourner à Gourneville. Je ne suis plus toute seule, maintenant. Et Paris, tu sais, ce n’est pas du tout sain pour les petites filles. Nous allons envoyer une dépêche à la mère Lacoste, et elle viendra te chercher demain.