Principes de la science sociale - Tome 3

Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (Tome 3p. T).


PRINCIPES
DE LA
SCIENCE SOCIALE
PAR
M. H.-C. CAREY
(De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS
PAR
MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE


TOME TROISIÈME


PARIS
LIBRAIRIE DE GUILLAUMIN ET Cie
Éditeurs du Journal des Économistes, de la Collection des principaux Économistes
du Dictionnaire de l’Économie politique, du Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, etc.
RUE RICHELIEU, 14
1861




PRINCIPES
DE LA
SCIENCE SOCIALE



CHAPITRE XXXVIII.

DE LA PRODUCTION ET DE LA CONSOMMATION.

§ 1. — Chaque acte de consommation est aussi un acte de production, d’où il suit que l’une est la mesure de l’autre.

En se faisant un arc, Crusoé soumet à son service la force d’élasticité, une grande force qui existe à perpétuité dans la nature, et toujours prête à se livrer aux mains de l’homme. Son canot lui soumet une autre force importante, le pouvoir que l’eau possède de porter ; la voile qu’il ajuste lui livre une troisième force, le pouvoir que le vent possède de pousser en avant. Chaque force qu’il ajoute à la sienne ajoute à ses moyens de subsistances tout en lui épargnant du travail. Plus tard, nous le voyons se servir de son bâton pour creuser des trous dans le sol afin de sa procurer l’assistance de certaines propriétés de la terre et de l’atmosphère ; et voici que la terre lui rend cinq, dix et même quinze grains en échange d’un seul grain qu’il lui avait confié.

Ces grains, dans l’état où il les obtient, lui laissent à désirer ; ce n’est point encore un aliment pour l’homme. Pour qu’ils le deviennent ils devront d’abord être convertis en farine, et pour ce faire, il appelle à son service une autre force de la nature, celle de la pesanteur. Cependant il n’a point encore produit l’objet cherché, ou l’aliment. C’est à peine si la farine le satisfait plus que n’avait fait le blé ; il s’aidera d’une autre force, la friction. Deux morceaux de bois sec frottés vivement l’un contre l’autre lui donnent la chaleur, le feu ; dès lors il produit le pain, l’objet utile, la richesse, qui correspond au besoin.

Et cependant quel est le but définitif de tous ces travaux ? Pourquoi ce temps ? cette intelligence dépensés à construire l’arc, le canot, à pratiquer les trous dans la terre, à prendre le poisson, moudre le grain et modifier l’un et l’autre pour les transformer en un aliment réel ? Ce but est d’entretenir dans sa propre personne la force musculaire, ce qu’il ne peut faire qu’en décomposant la matière que la nature avait composée auparavant. Il l’introduit dans son estomac, où elle est soumise à l’action d’autres forces naturelles et préparée pour entrer de nouveau dans la composition du poisson, du gibier, du blé, du seigle, des fruits ou de la pomme de terre. Nous avons là un cercle sans fin ; mais parmi toutes ces opérations, à laquelle devrons-nous appliquer le terme production ? Où la production finit-elle, et où trouverons-nous que commence la consommation ?

Le canot est consommé à produire le poisson, l’arc à produire le gibier, l’air et le sol à produire le blé, le blé à produire la farine, la farine à produire le pain, et enfin le pain à produire l’homme. À son tour, après qu’il a été lui-même consommé à produire toutes ces choses, il passe dans le sol à l’état de cadavre, c’est-à-dire tout prêt à fournir sa part de matériaux qui viendront se constituer de nouveau en gibier, poisson, blé, seigle, pommes de terre. On nous dit : Tel homme est un producteur de coton, tel autre produit la cotonnade, laquelle passe à un troisième qui la teint ; à vrai dire, tous les hommes se sont distribué les tâches d’un même travail, soumettre au service de l’homme les forces de la nature ; en contraignant ce qui existe dans le sol et dans l’atmosphère à prendre telle forme qui offrira la protection cherchée contre le froid de l’hiver.

Autre exemple. On dit : Tel homme est un producteur de charbon, tandis qu’il ne fait que le déplacer, transportant au sommet du puits ce qui se trouvait au fond. En cela il n’a fait qu’un simple pas vers le but pour lequel le charbon est recherché. L’homme a besoin d’une force. Cette force s’obtient par le mouvement, et celle-ci exige la chaleur. La chaleur s’obtient en consommant le charbon ; L’acte de consommation devient un acte de production. Cette chaleur est consommée dans l’acte de consommer l’eau et de produire de la chaleur. Après quoi la chaleur est consommée à produire de l’eau, et ainsi de l’un à l’autre, dans un cercle sans fin, où production et consommation font si bien partie et complément l’une de l’autre, que la distinction entre les deux a cessé d’exister.

Continuons : Tel homme produit le charbon, l’autre le minerai de fer ; il faudra qu’il y ait consommation des deux avant que l’un et l’autre réunis puissent commander ces services de la nature que l’on obtient à l’aide d’une barre de fer. Ils sont consommés mais au lieu d’une barre malléable, nous n’avons encore qu’une masse brillante de métal, d’une utilité faible. C’est elle qui, consommée, nous donnera la barre. De celle-ci, consommée à son tour, nous tirerons des morceaux propres à faire des couteaux. Cependant, avant d’obtenir le couteau, il aura fallu consumer d’autre fer à produire de l’acier ; et ce n’est qu’après avoir consommé les deux, fer et acier, que nous trouverons à leur place un paquet de couteaux et de fourchettes. Voilà autant d’actes de consommation qui sont parties et combinaisons de parties d’un grand acte de production.

En faisant des trous dans la terre avec son bâton, Crusoé obtient du blé. En consommant le blé, il acquiert une force musculaire qui le met en état d’obtenir une bêche. Il consomme la bêche à faire ses trous plus profonds, et rend ainsi la terre apte à consommer une quantité plus notable des éléments dont l’atmosphère est chargée ; elle lui donne en retour plus de blé, et, mieux nourri, il acquiert plus de force. Plus il consomme de blé, plus il a d’éléments du blé à restituer à la terre ; d’où s’accroît l’aptitude du sol à consommer d’autres éléments, et par conséquent à produire plus de subsistance. Ce sont là autant de simples actes de mouvement dont chacun est nécessaire pour la production de l’autre. L’homme cependant ne peut pas créer l’existence du mouvement. Tout ce qu’il peut, c’est de combiner les forces de la nature de manière à les faire servir à ses desseins. Elles consentent à le servir s’il se met lui-même dans les conditions d’être servi. Les eaux du Niagara et les immenses couches houillères de l’Ouest sont prêtes à lui fournir leur aide ; il ne lui faut qu’être induit à se rendre capable de les soumettre à sa domination et d’ajouter ainsi à sa richesse.

§ 2. — Produire c’est approprier les forces de la nature au service de l’homme. Pour arriver à commander à la nature, l’homme doit se mettre d’abord en état de commander aux pouvoirs latents que lui-même possède. Identité des lois physiques et sociales.

Pour qu’il se rende capable de commander aux forces de la nature, il faut que ses propres facultés latentes soient stimulées vers l’action, résultat qui ne s’obtient que par l’association et la combinaison avec ses semblables. Le solitaire Crusoé fera un arc ; mais lorsqu’il tente d’abattre un arbre et de construire un canot, il ne réussit pas. Sa force est impuissante à construire un batardeau, faute duquel l’eau qui descend de la colline reste aussi peu utilisée qu’avant son arrivée dans l’île. Faute de pouvoir convertir le minerai en fer et le fer en instruments, il aurait pu être entouré de houille et de fer et néanmoins périr par le manque d’une hache ou d’une bêche. Forcé d’appliquer son travail à toutes sortes d’objets, il est incapable d’acquérir le contrôle parfait des facultés qu’il possède le mieux. À l’arrivée de Vendredi commence la division du travail ; chacun prend la partie pour laquelle il a le plus d’aptitude. Plusieurs voisins surviennent, on fait de nouvelles divisions dû travail, et, d’année en année, il devient de plus en plus évident que chacun, sans exception, a son individualité distincte, qui le rend propre à faire telle ou telle chose mieux que les autres membres de la petite communauté.

L’individualité ainsi développée, le commerce éclot et la société est formée, chaque acte de commerce consistant dans la consommation de deux efforts de pouvoir physique ou intellectuel, et la production de deux résultats qui, à leur tour, sont consommés. Plus la consommation est instantanée, plus l’activité redoublera, plus il y aura tendance à l’accroissement de force et à la continuité de mouvement.

Dans le monde matériel, production et consommation ne font que deux parties d’une même opération. Oxygène et hydrogène sont consommés à produire l’eau, et l’eau est consommée à reproduire ses éléments. Dans les deux cas, il y a mouvement produit, fournissant une force qui se mesurera par la vitesse du mouvement. Il en est ainsi dans le monde physiologique. La vie est un cercle constant de production et de consommation, la santé et la vigueur sont en rapport avec la rapidité de la digestion. — Il en est ainsi dans le monde social, la force y est en rapport avec la circulation des efforts physiques et intellectuels des individualités dont il se compose. La-circulation est-elle rapide ; la force est grande, la circulation lente ne met en jeu que peu de force. À l’appui de cette assertion, le lecteur peut comparer Sparte l’indolente avec Athènes si animée, — la Turquie, l’Italie ou le Portugal avec l’Allemagne du nord. — L’Inde et ses cent vingt millions d’habitants, avec la France et ses trente-six millions ; l’État de la Caroline avec celui de Massachusetts.

Produire, c’est approprier à l’usage de l’homme les forces de la nature. Plus l’appropriation s’étend, et plus augmente sa richesse ; la richesse consistant dans le pouvoir de commander leur service.

Plus ces forces sont appropriées dans cette direction, plus la matière tend d’elle-même à revêtir d’autres formes de plus en plus élevées qui se terminent en celle de l’homme.

Plus les hommes se multiplient, plus augmente la force d’association, plus est rapide le développement individuel de faculté, et plus l’homme acquiert de pouvoir sur la nature. Ce pouvoir à son tour est suivi de facilité plus grande de combinaison, de capacité plus grande de comprendre ses forces admirables, avec un accroissement correspondant du pouvoir de l’homme pour la soumettre à son service. À chaque pas dans cette direction, les utilités latentes de la matière vont se développant de plus en plus, d’où résulte un abaissement de valeur de toutes les utilités qui correspondent aux besoins de l’homme, et de l’accroissement de sa propre valeur comparée à la leur. La richesse tend, conséquemment, à augmenter avec une vitesse constamment accélérée. À chaque degré d’augmentation, la production et la consommation se succèdent plus vite, et le pouvoir de progresser en augmente encore.

§ 3. — L’homme est l’objet final de toute production. La demande amène l’offre. Plus les hommes sont nombreux et plus augmente le pouvoir de combinaison, plus s’accroît la demande.

L’objet final de toute production est l’homme fait à l’image et ressemblance de son Créateur ; il est doué de facultés qui peuvent lui assurer l’empire sur le monde matériel ; et, pour leur développement, le commerce avec ses semblables lui a été imposé comme une des conditions de son existence. Ce commerce consiste dans l’échange de l’effort physique et intellectuel parmi les hommes, chacun avec chacun des autres. L’homme qui possède la force des bras cherche l’échange avec celui qui possède la vitesse des pieds ; et celui qui a pris du poisson cherche l’échange avec le voisin qui a dépensé son temps à prendre des lapins. Dans l’enfance de la société, cependant, le commerce est très-limité ; les facultés humaines, soit physiques ou intellectuelles, restent latentes, attendant la demande, précisément comme c’est le cas pour les forces naturelles qui abondent tellement. La force existe partout, susceptible d’être mise à contribution pour les desseins de l’homme ; mais la houille et le minerai, l’élasticité et la vapeur attendent qu’il daigne venir les développer.

Partout, dans le monde social comme dans le monde physique, c’est la demande qui fait naitre l’offre. Le colon solitaire qui a pris autant d’oiseaux qu’il en peut consommer n’est point excité à de nouveaux efforts, et ses facultés restent sans emploi. Le sauvage de l’Ouest cache le produit de sa chasse, tandis que le paysan de Castille dépose son grain dans des silos, attendant la demande. Tous les deux perdent leurs jours dans l’oisiveté parce que les producteurs des utilités contre lesquelles ils échangeraient volontiers leurs produits sont à une telle distance qu’il est difficile de commercer avec eux.

Le paysan russe qui, faute de pouvoir envoyer son blé au marché lointain, ne peut se procurer le drap pour habiller lui et sa famille, perd la force pour laquelle il n’y a pas de demande. La population de la Caroline s’enrichit dans les saisons où sa terre reste comparativement improductive ; tandis qu’elle est appauvrie par les saisons de grande fertilité, la majeure partie des produits s’en allant à payer l’emmagasinage, les commissions et le fret. Pour elle, par conséquent, un effort inusité qui se traduirait en une augmentation de récolte serait une cause de perte et non de profit. Il en est de même pour les facultés intellectuelles, qui ne sont jamais à l’état de demande chez un peuple complétement absorbé dans le labeur des champs. Leibnitz et Newton, Watt et Fulton auraient vécu et seraient morts inconnus, misérables conducteurs de bétail, si la destinée les eût fait naitre dans les Pampas de Buénos-Ayres ou dans les plaines d’Afrique. Pour que, dans la Caroline ou dans la Russie, l’homme doué de force physique ou intellectuelle soit incité à produire, il faudrait qu’existât auprès de lui cette demande de la faculté individuelle qui favorise l’association et donne naissance au commerce ; les cardeurs de laine et les tisserands prenant leur place à côté des planteurs de coton et des semeurs de blé, comme le conseille Adam Smith. Les denrées premières et les utilités achevées se rapprocheraient, les premières acquérant la valeur pour s’échanger contre les métaux précieux, et les seconds la perdant. Le fermier et le planteur s’enrichissant, l’agriculture deviendrait une science, la terre et le travail seraient en hausse, le drap et le fer iraient en baisse, effets inévitables de la demande de main-d’œuvre et de ses produits succédant plus vite à la production.

§ 4. — La production s’accroît à mesure que décroît le pouvoir du trafiquant et de l’agent de transport. Cette décroissance est une conséquence de la diversité dans la demande pour les pouvoirs de l’homme.

Dans le monde physique, moins il y a de frottement plus on obtient d’effet d’une force donnée. Il en est de même dans le monde social ; la force croît en raison de chaque diminution de frottement, et elle décroit pour peu que celui-ci augmente. Ici le frottement résulte de la nécessité d’employer le négociant et le transporteur, agents dont les profits augmentent à chaque temps d’arrêt de la circulation, tandis qu’ils diminuent à mesure qu’elle devient plus rapide. Pauvreté et esclavage envahissent sans s’arrêter les pays où le frottement augmente, par exemple, dans l’Irlande, l’Inde et la Jamaïque. La richesse et la liberté sont en progrès continu là où il diminue, par exemple en France, en Danemark et dans l’Allemagne du nord.

Les agents de trafic et de transport n’ajoutent point à la quantité des utilités à consommer. Le charretier qui transporte les produits de la ferme ne donne rien en échange pour la part que lui et ses chevaux consomment sur la grande route ; tandis que s’il était, lui et eux, employé à fournir d’autres utilités, la production serait accrue, et le pouvoir de consommation le serait aussi. Le négociant établi au port d’embarquement, le capitaine du navire et son équipage, le négociant étranger et l’entrepreneur de roulage qui transporte le produit jusqu’au lieu de consommation, tous prélèvent leur part et ne donnent rien en retour. Sur le lieu de la production, le blé nourrirait et le drap habillerait autant de monde que sur le lieu de la consommation. Plus les échanges sont directs et plus la consommation suit instantanément la production, avec une augmentation considérable de force.

Pour les hommes qui vivent du négoce et du transport, un accroissement de vitesse de circulation n’est nullement désirable ; la diminution de frottement serait suivie d’une perte de force en eux-mêmes. Il y a un siècle, le peuple de l’Inde transformait son coton en drap ; le métier à tisser fonctionnait tout près du champ où le coton avait poussé. Aujourd’hui, au contraire, des années s’écoulent entre la production du coton et du riz et leur consommation, sous forme d’étoffe, sur le même lieu, et pendant tout ce temps ils ont été assujettis à des charges pour fret, emmagasinage et commissions. Les négociants et les transporteurs se sont enrichis ; mais le producteur du riz ne peut se procurer des chemises, et souvent le producteur du coton meurt de faim faute d’une poignée de riz. Plus le propriétaire d’esclaves réussit à prévenir toute communication avec le monde par d’autre intermédiaire que lui, et plus il est maitre de déterminer quelle sera sa propre part de coton et de riz, et ce qu’il abandonnera pour être partagé entre les travailleurs.

Plus le commerçant réussit à forcer de recourir au marché sur lequel il fait la loi et plus il y aura tendance à accaparer des masses de produits « sous la main, » et plus augmentera son pouvoir de déterminer la quantité de tissu ou de fer qu’il consent à fournir en échange de telle quantité de blé, de coton ou de sucre. Plus le négociant réussit à prévenir les rapports entre les producteurs du blé et du sucre, plus s’élèvera parmi eux la demande pour des vaisseaux et plus augmente son pouvoir de déterminer quelle part lui sera allouée de la cargaison pour la transporter au marché. Moins il y a d’activité dans une société, plus il s’écoule de temps entre la production et la consommation, et plus augmente le pouvoir du soldat, du propriétaire d’esclaves, du négociant et de l’armateur. Voilà comment ils occupent une position si importante dans toutes les sociétés où, faute de, diversité d’emploi, il y a peu de développement, d’individualité parmi ceux qui travaillent ou ceux qui vivent par le travail des autres.

L’ilote ne pouvait exister ailleurs qu’à Sparte, où la loi s’opposait à ce qu’aucune association se formât dans la population. L’es- clave nègre de la Caroline ne peut continuer à exister que dans une population purement agricole. En Italie l’esclavage naquit de ce fait que, d’année en année et de siècle en siècle, le commerce intérieur s’en alla déclinant et qu’il y eut diminution constante dans la vitesse avec laquelle la consommation suivit la production. L’esclavage au Mexique continuera aussi longtemps que l’absence de toute diversité d’emplois continuera à causer un intervalle aussi grand que celui actuel entre la production du pouvoir pour le travail et l’existence d’une demande pour la production de l’effort humain. Il en est ainsi à la Jamaïque et à la Trinité, en Afrique, dans l’Inde, au Portugal et en Turquie, et dans tout pays, ou par une cause quelconque, la charrue et le métier à tisser trouvent obstacle à prendre leur place naturelle Tune à côté de l’autre. L’homme recherche le commerce qui n’est qu’un autre mot pour exprimer l’association avec ses semblables. Ce point obtenu, il progresse dans son pouvoir de soumettre à son service les grandes forces de la nature, avec développement continu de l’individualité, augmentation continue de vitesse dans la circulation sociétaire, ainsi que de la force et de l’influence de la communauté.

Plus est grand le pouvoir exercé par le soldat et le négociant, plus la civilisation sera lente et plus vous aurez de gens enrayant les rouages du commerce. Tout ce qui tend à augmenter leur nombre ou leur force, tend à diminuer l’utilité des matières premières et à détruire la valeur de la terre et du travail. Tout ce qui tend à diminuer leur nombre ou leur pouvoir tend à produire l’effet contraire ; la valeur de l’homme s’élevant rapidement comme une conséquence de l’accroissement de vitesse avec laquelle la consommation suit la production.

Le négociant et le transporteur sont une nécessité de la société à son premier âge, alors que le frottement est toujours considérable. Le frottement accru grandit leur pouvoir, d’où il résulte que, tout en dissipant passivement leurs propres forces, ils sont invariablement engagés à sacrifier activement celles de la communauté en masse. Partout où leur pouvoir est le plus complet, se trouve le plus de frottement entre le producteur et le consommateur, la plus grande dissipation de force physique et intellectuelle, et le commerce le moins considérable, comme on le voit dans les pays que nous avons cités.

§ 5. — Le pouvoir-travail est l’utilité la plus périssable de toutes. Elle périt si la demande ne suit pas instantanément sa production.

L’utilité à la disposition de tous les hommes, sur l’échange de laquelle ils comptent pour se procurer les nécessités et les conforts divers de la vie, est l’effort des muscles ou de l’intelligence, ou la force-travail. De toutes c’est la plus sujette à périr, perdue pour toujours si elle n’est pas mise en usage, autrement dit, si elle n’est pas consommée avec profit à l’instant même de la production. De toutes c’est aussi celle qui supporte le moins d’être transportée ; elle périt par le fait même du déplacement. L’homme qui est éloigné de sa ferme ou de sa boutique d’un mille seulement sacrifie dix ou vingt pour cent de sa force pour se rendre sur le lieu de son travail quotidien. Triplez et quadruplez la distance, la perte se monte si haut que le travail appliqué à produire ne suffit plus pour fournir le combustible qui doit entretenir l’action de son système, et la machine doit s’arrêter, son propriétaire périr par faute de nourriture. Mettez ensemble le producteur et le consommateur, et la consommation instantanée fait l’instantanée production, toute la force fournie par l’aliment se trouve ainsi économisée. La société tend alors à prendre d’elle-même sa forme naturelle, il y a diminution continue dans la proportion de ceux qui vivent d’appropriation, augmentation continue dans la proportion de ceux qui travaillent à ajouter à sa quantité, ou à la qualité des richesses demandées pour l’usage de l’homme.

La quantité produite d’effort humain dépend de la demande qui est fait de cette production, et la demande dépend de même du pouvoir qu’ont les autres de produire des utilités ou objets livrables en échange, faisant ainsi demande de consommation. Le tout ne formant qu’un simple cercle, plus le mouvement est rapide, plus il y aura nécessairement d’incitation à produire l’effort, et plus s’accroîtra le pouvoir de tous de consommer les utilités ou objets à la production desquels l’effort doit être appliqué.

Production et consommation n’étant donc que des mesures l’une de l’autre, toutes deux doivent s’accroître à chaque accroissement du chiffre d’hommes qui pourront tirer leur subsistance d’une surface donnée de territoire. Ce nombre augmente à mesure que l’homme se rend de plus en plus apte à diriger les forces de la nature, et à soumettre à la culture les sols plus riches, chaque degré de progrès étant marqué par un accroissement du pouvoir d’association, accompagné du développement rapide des facultés qui le distinguent de la brute. Ce nombre diminue au contraire lorsque l’homme renonce à l’effort appliqué à maîtriser la nature, et s’adonne, soit comme soldat, ou commerçant ou transporteur, à acquérir du pouvoir sur ses semblables ; chaque pas dans cette voie est marqué en outre par un déclin du développement de ses facultés, et lui-même, tombant à la condition des animaux de proie, est poussé à vivre des dépouilles d’autrui.

Prenons Athènes après la bataille de Salamine ; nous voyons diminution de population et de richesse par suite des ravages des armées persanes, et en même temps que la consommation a diminué, nous voyons diminué aussi le pouvoir de production. Des complaisants serviles grossissent la suite de personnages tels que Thémistocle et Cimon, Alcibiade et Périclès, tandis qu’à peu d’exécutions près les citoyens se consacrent à l’administration des affaires d’autrui, fonctionnant comme juges et jurés, et recevant en compensation de ce service une obole par jour. Plus tard nous les voyons recevoir des distributions gratuites de blé envoyé de loin par des États inquiets de s’assurer leur protection contre d’autres, encore plus rapaces même que les Athéniens. Le paupérisme devenant ainsi un privilège de liberté, des milliers de citoyens, jusqu’alors réputés libres, sont réduits à la servilité ; c’est un pas fait pour réduire aussi à l’esclavage le corps entier des artisans, dont l’industrie avait fait la prospérité d’Athènes.

Le pouvoir d’association volontaire, qui a décliné graduellement va être aboli ; un corps d’hommes intermédiaires est investi légalement du monopole de l’échange entre les producteurs de souliers, de bottes, de vêtements, et ceux qui ont besoin de les consommer. La production diminue constamment et avec elle le pouvoir de consommation, jusqu’à ce qu’enfin les plus riches sols sont abandonnés. Ceux qui restent occupés sont cultivés par des hordes d’esclaves.

Dans l’Italie comme dans la Grèce, l’époque de la gloire la plus brillante fut aussi celle de la plus grande mise et dégradation, le pouvoir producteur ayant constamment diminué. À mesure que la domination s’étend, la propriété territoriale se concentre dans la main de quelques hommes qui sont riches aux dépens de multitudes dont la condition est tout autre, jusqu’au jour où, à la fin de la guerre punique, la fleur de la race latine semble avoir entièrement disparu. Nous trouvons à sa place des esclaves, ayant pour maîtres des négociants, par l’entremise desquels les travailleurs sont forcés d’opérer tous leurs échanges. Comme conséquence nécessaire, le nombre d’aspirants à consommer grossit avec une vitesse qui correspond à celle de l’affaiblissement des pouvoirs producteurs chez ceux qui sont requis de produire. Tous ceux qui réclament le droit d’être libres affluent dans la grande cité centrale pour y être amusés et nourris. Le paupérisme à l’intérieur va croissant à mesure que grandit la domination au dehors ; les distributions gratuites de vivres ayant suivi de très-près la destruction de Carthage, la soumission du littoral de la Méditerranée et l’élévation des Scipions au rang distingué qu’ils ont depuis occupé dans des livres qui passent pour de l’histoire. Comme les grands personnages se multiplient et que la terre est de plus en plus accaparée, le nombre des esclaves augmente et n’est plus dans la même proportion avec celui des hommes qui prétendent rester libres, et qui, réduits de plus en plus à la misère et dégradés, finissent par former cette misérable populace qui se tient prête en toute occasion, pourvu qu’elle obtienne une part dans le pillage, à prêter son appui à un Marius ou à un Sylla, un Pompée ou un César, un Tibère ou un Néron, un Caligula ou un Domitien.

Passons aux Pays-Bas du moyen âge. Nous voyons un accroissement soutenu de population, accompagné d’un développement d’individualité supérieur à presque tout ce qu’on connaît en Europe. Le pouvoir constamment croissant de combinaison marcha de compagnie avec l’aptitude constamment croissante de réduire les forces de la nature au service de l’homme, aptitude signalée dans la culture appliquée aux riches sols qui, du temps de César, étaient couverts de marécages et de forêts. Nulle part, en Europe, la consommation ne suivit plus vite la production, et nulle part une population semblable ne déploya une égale puissance, à l’intérieur et au dehors.

Si nous jetons les yeux sur la France, leur voisine immédiate, nous y verrons la marche des choses tout à fait inverse. Depuis l’époque de Charlemagne jusqu’à la Révolution de 89, elle abonde en vagabonds errants, nobles pairs et pauvres, hommes dont la main est hostile à tout prochain, tandis que toute main d’homme se lève contre eux. À l’intérieur son histoire est un long récit de la guerre civile la plus incessante, tandis qu’au dehors elle est la constante perturbatrice de la paix publique. Nulle part, en Europe, la centralisation n’a été plus intense, et nulle part ses conséquences d’arrêter la circulation de la société n’ont été plus également et plus désastreusement manifestées. Toujours avide de domination au dehors, à l’intérieur elle a constamment dissipé la force qui, convenablement appliquée, eût fait d’elle un jardin capable de nourrir abondamment une population trois fois plus nombreuse que celle actuelle.

§ 6. — La déperdition de travail est une des conditions d’une société à sa naissance et d’une population disséminée. Erreurs de M. Malthus et de ses disciples.

Une perte incessante de travail étant essentiellement attachée à l’état d’enfance d’une société et à une population disséminée, rien ne met mieux en évidence l’avantage de l’accroissement de richesse et de population que la manière égale dont le travail est réparti pendant le cours de l’année. Là où la population entière se borne à gratter la terre pour lui demander sa nourriture, le temps de la moisson réclame un grand nombre de bras dont les services cessent d’être demandés après cette époque. À mesure que naissent les différents métiers, l’atelier absorbe le travail qui auparavant était perdu et la circulation de la société devient plus régulière en même temps qu’elle met le fermier en état d’accroître sa culture qui jusqu’alors avait pour limite la quantité de main-d’œuvre dont il pouvait disposer aux jours de la moisson, comme c’est encore le cas dans les États planteurs.

En Angleterre, à la fin du quatorzième siècle, pour moissonner 200 acres, on employait, dans une première journée, 250 faucilleurs et metteurs en meules, et 200 dans une seconde journée. On cite un autre exemple de 212 travailleurs loués pour une journée à fauciller et lier le blé de 13 acres et l’avoine d’un acre. Calculons le rapport à 12 boisseaux[1], nous avons 212 travailleurs opérant la moisson de 168 boisseaux de grain, une tâche qui maintenant s’exécute facilement par un seul ouvrier.

Les salaires des moissonneurs étaient alors, dans la première semaine d’août, de 2 deniers par tête et par jour, et le reste du mois 3 deniers sans nourriture. Les javeleurs et les faneurs étaient au même prix. Si nous estimions le salaire à un penny pour tout le cours de l’année, nous ferions erreur ; l’emploi des bras n’était qu’accidentel, laissant sans la moindre demande une large portion de la force-travail.

À l’appui de ceci, nous pouvons citer l’Irlande actuelle, qui se trouve dans les mêmes conditions où se trouvait l’Angleterre alors que celle-ci exportait la laine et importait le drap. Dans un recueil de pièces relatives à ce pays, publié il y a quelque vingt ans par ordre du gouvernement, le prix moyen du blé pour deux ans est calculé à 52 sh. 6 d. le quarter et le salaire d’un journalier ordinaire à 8 d. ce qui lui permet d’acheter à peu près un boisseau et demi de blé par le travail d’une semaine. À la même date cependant que ces pièces officielles, nous avons le rapport d’un voyageur anglais de la plus haute intelligence qui visitait l’Irlande pour étudier la condition de la population ouvrière. Il nous apprend que 10 d. par jour sans nourriture est le taux le plus élevé des salaires ; et que souvent 6 d. sont volontiers acceptés ; mais que, dans la pratique la plus usuelle, c’est 6 deniers avec la nourriture[2].

C’est peu de chose, et pourtant cela donne 3 sh. par semaine et la nourriture. L’écrivain qui étudiera ces questions à des siècles de distance trouvera le fait difficile à concilier avec le tableau, que l’on s’est accordé à tracer au public anglais, d’un peuple qui meurt de faim par millions. En examinant la chose de plus près cependant il trouverait que l’emploi n’a été, comme règle, qu’occasionnel et que tandis que dans une localité les soixante-dix pour cent de la population n’étaient point constamment employés, sur tel autre point on pouvait louer « deux centaines de journaliers au prix de 4 d., même pour un service purement temporaire, » et que le travailleur n’avait pas en moyenne pour l’entretenir lui et sa famille plus de 4 d. Résumant le résultat de ses observations notre voyageur, et on ne peut le soupçonner d’aucune disposition à exagérer en mal les conditions du travailleur, conclut que dans un pays où le travail continu n’existe pas pour la moitié de la population, on serait dans le faux si on calculait qu’en moyenne le travailleur touche un salaire pendant plus d’une moitié de l’année. Dans cette demi-année on ne peut pas évaluer ce salaire à plus de 8 d. pendant quatre mois et pour les autres deux mois, les semailles et la moisson, à plus d’un shilling. Les 104 jours de travail à 8 d. donnent 3 1. 9 s. 4 d. ; et en ajoutant les 52 jours à 1 sh. on a 64. 1 sh. 4 d. pour le total du salaire moyen du travailleur dans son année. Cette somme divisée par 365, le nombre de jours pendant lesquels il doit s’entretenir lui et sa famille, ne donne pas par jour quatre pence, « j’ai la parfaite conviction, ajoute-t-il, que si l’on additionnait tous les salaires annuels des travailleurs de l’Irlande et qu’on divisât la somme par le nombre des travailleurs, le calcul donnerait un chiffre au-dessous de quatre pence par jour. L’étude la plus exacte qui ait été faite mettrait donc en lumière le fait que la moyenne du salaire annuel du travailleur ne dépasse pas 6 1. 1 s. 4 d. par année, sur lesquels 35 s. serviront à payer le loyer de sa chaumière : il ne reste pas plus de 4 1. 6 s. 4 d. pour la nourriture et le vêtement, et ce dernier est nécessairement plus cher qu’en Angleterre, puisque toute la laine d’Irlande doit passer par les usines anglaises avant d’arriver sous forme de drap au consommateur irlandais ; et que le commerce très-borné du pays induit le négociante réclamer une forte part du prix du drap en échange de ses services. L’écrivain dont nous parlons voudrait trouver dans ces faits une explication de la contradiction apparente, et nous y trouvons la clef de ce qui a induit en erreur tant d’économiste au sujet des salaires dans le quatorzième et le quinzième siècles. L’emploi était temporaire au dernier points comme on peut voir par le grand nombre de bras requis pour un petit travail de moisson. Le salaire d’un seul jour devait fournir les moyens de vivre beaucoup de jours, sinon beaucoup de semaines. L’emploi devenu permanent, le salaire s’abaisse à l’excès. En 1444, alors que le journalier ordinaire recevait, calcule-t-on, deux picotins de blé par jour, le salaire annuel était 15 sh. avec le vêtement qui représentait 3 sh. 4 d., le manger et le boire. Le drap à l’usage des paysans se vendait alors 2 sh. l’aune, le total des salaires n’excédant pas neuf aunes de drap, et sa propre nourriture. Comment trouvait-il le moyen de supporter une famille, s’il était assez infortuné pour en avoir une ?

Le pouvoir de l’homme pour se servir des grandes forces de la nature n’étant encore qu’à son enfance, il était réduit à cultiver les plus pauvres sols, ceux qui payent le moins bien le travail. La population étant nécessairement très-disséminée, il y avait peu de pouvoir d’association ou de combinaison. Le travail n’étant point demandé, la force fournie par la consommation d’aliments se perdait en très-grande partie sans donner de résultat. La consommation suivait lentement la production ; tout le monde faisant le métier de cultivateur, chacun avait des peaux ou de la laine à vendre ; ceux qui avaient du drap à offrir en échange étaient rares.

M. Malthus et son école ayant commis une erreur grave en omettant de signaler le fait que là on la population est disséminée il y a peu de commerce, et que dans de telles conditions il n’y a pas de demande soutenue du travail de l’homme, nous ayons jugé nécessaire de donner cette explication des causes qui les ont embarrassés, afin de convaincre le lecteur que la vraie manière d’aborder la question du pouvoir de production est de prendre la consommation actuelle telle qu’elle se montre dans les documents contemporains sur la condition du peuple et ses salaires actuellement payés pour emploi continu.

§ 7. — Salaire et pouvoir producteur de l’Angleterre à différentes époques.

Dans la période qui suivit la conquête normande on exporta en Irlande un tel nombre de serfs anglais que le marché en fut encombré. Jusqu’au règne du roi Jean l’Écosse ne comptait peut-être pas un seul cottage où l’on n’en rencontrât.

Dans ce dernier royaume un serf ne pouvait acheter sa liberté avec son propre pécule, tout ce qu’il pouvait acquérir appartenait de droit à son maître. À la fin du treizième siècle, un serf avec sa famille se vendait 13 sh. 4 d. En Angleterre un peu de poisson, du hareng pour l’ordinaire, un morceau de pain, un peu de bière formaient la pitance distribuée pendant la moisson, d’où l’on peut conclure comment le mercenaire vivait le reste de l’année. La viande et le fromage étaient des mets recherchés qui n’entraient point dans sa consommation. Une évaluation de la propriété personnelle à Colchester, la dixième ville et l’une des plus florissantes de l’Angleterre, révèle la condition des marchands et des artisans de cette époque, et nous permet de nous faire une idée de celle du journalier ordinaire. Dans la plupart des maisons en chaudron de cuivre, de la valeur de 1 à 3 schellings, paraît avoir été le seul ustensile culinaire. La garniture d’une échoppe de savetier est évaluée 7 schellings ; une boutique de charcutier contient en denrée une valeur de 1 livre 18 schellings ; une autre une valeur de 1 livre, l’équivalent peut-être de deux quarters de blé. En général, chaque famille est pourvue de sa petite provision d’orge et d’avoine. Le seigle était peu en usage et le blé fort rare. Quelques familles possèdent une vache ou deux, d’autres, en plus grand nombre, nourrissent des porcs, deux ou trois suffisent à gagner le salaire pour l’année. De la faible provision de combustible on peut conclure que peu de maisons avaient des cheminées. Dans une autre évaluation, en l’année 1301, il est rare que le mobilier d’une maison dépasse la valeur de 20 schellings. Le pain, le lait, la bière, tel est le régime quotidien des bourgeois. En 1339, il est fait mention du don d’une nief (ou serve femelle) avec toute sa famille, tout ce qu’elle possède ou pourra acquérir par la suite. En 1351, sous Édouard III, nous trouvons le Statut des laboureurs, par lequel le salaire des faneurs et javeleurs est fixé à 1 penny par semaine, payable soit en monnaie, soit en grains à raison de 10 deniers le boisseau ; le cultivateur qui les emploie peut opter. Cette clause, qui lui garantit l’option, se comprendra facilement lorsqu’on voit que dans le XIVe siècle le prix du blé variait de 2 schellings à 4 livres le quarter. Pendant les cours élevés le journalier était payé en argent, qui ne lui procurait pas sa subsistance, et lors des prix avilis il recevait du blé, qui ne lui permettait pas d’acheter du drap. Personne n’eût songé à quitter son village en quête d’un travail d’été, s’il eût trouvé à s’employer pour un salaire supérieur, à l’exception des gens du comté de Strafford ou Lancastre et peu d’autres localités. Les journaliers devaient jurer deux fois l’an d’observer les règlements. Le contrevenant était mis aux ceps pour trois jours ou même davantage. En 1360, le statut des journaliers fut confirmé par le parlement, la peine de l’emprisonnement fut renforcée, on y ajouta la marque au front par un fer rouge. Le maître avait l’option d’engager à la journée ou pour l’année entière, mais le journalier était tenu de donner son travail à ce taux, soit au jour, soit à l’année.

Les maîtres profitaient largement de l’option, comme le montre ce fait cité plus haut de 250 faucilleurs employés à couper 200 acres de grain. Le maître avait la faculté de forcer les gens à s’engager pour l’année, sans être lui-même forcé de contracter de la sorte ; il ne consultait là-dessus que son propre intérêt. La moisson faite, les bras ne trouvaient plus d’emploi. Le résultat, nous le voyons par ce fait, que « plusieurs s’armaient de gourdins et vagabondaient de village en village par couples ou par bandes de trois ou quatre, et que le plus grand nombre devenaient d’insolents vauriens et infestaient le royaume par leurs maraudages. » En 1338, les salaires furent réglés à nouveau, ceux d’un conducteur de charrue furent taxé à 7 schellings pour l’année avec la nourriture, mais sans l’habillement ou autre fourniture quelconque. L’argent du salaire pouvait ainsi acheter sept aunes de drap grossier, dont le prix était taxé à 1 schelling l’aune. Eden, qui a écrit le livre d’où nous tirons ces détails, dit qu’on peut se faire une idée de la mauvaise culture de cette époque et conséquemment de la misère des laboureurs d’après le minime rendement de la terre arable qui, pour l’ordinaire, ne dépassait pas cinq à six boisseaux de grains.

Le chiffre de la population d’alors, au-dessous de deux millions et demi, n’aurait permis l’association qu’à un faible degré. Les forces du sol étaient aussi grandes qu’aujourd’hui, ainsi que les forces d’intelligence des hommes qui l’exploitaient, mais, des deux parts, elles étaient à l’état latent, attendant un accroissement du nombre de ces derniers pour produire la diversité d’utilités sans laquelle il ne peut exister de combinaison d’action, ni d’échange. À mesure cependant que les bourgs et les villes s’étaient formés, l’emploi du travail avait été peu à peu se diversifiant et le commerce s’était accru. Ces règlements ne font que mettre en évidence la nécessité que les grands propriétaires fonciers éprouvaient de forcer les journaliers à accepter une rémunération de leurs services moindre que celle qu’ils auraient obtenue ailleurs. L’insurrection de Watt-Tyler suivit de très-près les mesures régulatrices. Elle échoua, mais le langage tenu alors par la population ouvrière vis-à-vis de ceux qui la gouvernaient, montre l’importance du changement qui était en train de s’accomplir. Un demi-siècle après un autre acte du Parlement fixa les salaires de l’ouvrier de la campagne à 15 schellings avec le manger et le boire, et en allouant de plus pour l’habillement 3 schellings 4 deniers. Mais l’acte fut à son tour suivi de l’insurrection dans laquelle Jack Cade se distingua si fort. Vinrent les guerres de la Rose d’York ; nous y voyons le peuple prendre généralement parti pour la maison d’York, comme opposée aux grands propriétaires, dont jusqu’alors les terres avaient été cultivées par des hommes chez qui le commerce, de l’un à l’autre, était maintenu par l’intermédiaire de leurs maîtres.

La destruction de richesse et de population causée par ces guerres étaient peu favorable aux intérêts du commerce ; cependant une succession de lois relatives au travail forcé montre la difficulté constamment croissante que rencontraient les propriétaires à s’assurer les services de la population sous un système si proche parent du servage. En 1496, un nouveau statut fixa les gages annuels à 16 shellings 8 deniers, et de plus 4 schellings pour l’habillement, mesure si efficace que vingt ans après on jugea nécessaire de punir d’emprisonnement le refus de travail. Tout vagabond « ayant ses membres au complet et valide » devait être attaché derrière une charrette et fouetté jusqu’au sang. Combien ces vagabonds étaient nombreux et combien grande la difficulté d’obtenir l’emploi régulier de la main-d’œuvre, sous le conclurons de ce fait que, sur une population qui ne dépassait pas trois millions, le règne d’Henri VIII ne compte pas moins que soixante-douze mille exécutions de voleurs « grands et petits. » Les rapines commises par le nombre infini des bandits, des vagabonds, des gens inoccupés, n’étaient plus tolérables pour les malheureux habitants des campagnes, obligés de faire sentinelle auprès de leurs étables, de leurs pâturages, de leurs bois, de leurs champs.

Au commencement du règne d’Édouard VI de nouvelles lois sont rendues pour supprimer la « fainéantise et le vagabondage. » Il y est dit : « Que tout homme ou femme, en état de pouvoir travailler, qui refusera de le faire et aura passé trois jours dans la fainéantise, sera marqué sur la poitrine avec un fer rouge de la lettre V et adjugé, en qualité de serf, pendant deux ans à la personne qui se portera accusateur contre un tel fainéant. » Plus loin, il est dit que le maître « nourrira son serf avec du pain, de l’eau et tout mets de rebut qu’il jugera convenable ; » qu’il pourra contraindre son serf à travailler par les coups, la chaîne ou tout autre traitement, lui imposant n’importe quelle tâche (fût-ce la plus vile) à sa volonté. De plus « si le serf s’évade de la maison du maître pendant l’espace de quatorze jours, il deviendra son serf pour la vie, et sera marqué de la lettre S au front ou sur la joue. » La seconde évasion est punie de mort. Une clause suivante du même statut porte que « dans le cas où personne ne se porterait demandeur d’un tel fainéant, ou de tels fainéants, les justices de paix devront procéder à des enquêtes, et que tout individu reconnu pour avoir vagabondé l’espace de trois jours sera marqué sur la poitrine avec un fer rouge de la lettre V. » Le maître est autorisé à mettre un anneau de fer au cou, au bras ou à la jambe du serf, pour aider à mieux le reconnaître et s’assurer de sa personne. Telle était la condition du peuple à une époque où les partisans de la doctrine Ricardo-Malthusienne l’ont supposé vivant à peu de chose près comme vivaient les paysans du nord de l’Angleterre au siècle dernier, comme vivent les paysans d’Écosse aujourd’hui.

On lit dans un écrivain du règne d’Élisabeth, alors que la population ne devait pas dépasser le chiffre de 3 millions et demi : « Le pain, dans tout le royaume, se fait avec telle ou telle espèce de grains dont la culture domine dans la localité ; néanmoins la classe aisée a généralement la provision de blé pour fournir à sa table, tandis que sa domesticité et les voisins pauvres doivent se contenter de seigle et d’orge ; et même en temps de disette plusieurs se nourrissent d’un pain fait avec des fèves, des pois, des criblures de grain ou toute autre substance à laquelle on mêle un peu de grain ; triste expédient auquel on recourt d’autant plus vite que l’on est plus pauvre et moins en état de se procurer mieux. » Et il ajoute : « Je n’affirmerai pas que l’expédient est mis en pratique aussi souvent dans les années d’abondance que dans celles de disette ; mais si j’avais à fournir les preuves, cela me serait facile. » Et plus loin : « L’artisan et l’ouvrier sont réduits à se contenter d’avoine, fèves, pois, criblures, ivraie, lentilles. »

En énumérant les désordres du royaume, un éminent lord justicier du Somershire raconte, en 1596 : « qu’on a exécuté dans une année quarante condamnés pour brigandages, vols et autres crimes ; qu’on a brûlé le poing à trente-cinq, que trente-sept ont subi la peine du fouet, et que vingt-trois prévenus ont été acquittés, et que, nonobstant un tel nombre de mises en jugement, l’action de la justice n’atteignait pas la cinquième partie des crimes qui se commettaient dans le comté. Les magistrats étaient contenus par la crainte qu’inspiraient les sociétés et les menaces de leurs affiliés. » Sir Francis Éden ajoute, et fort judicieusement, « que la cause probable de ces désordres est dans la difficulté de trouver de l’emploi pour l’excédant des bras que la culture ne peut occuper. »

C’était là en effet la cause réelle de la difficulté. L’Angleterre continuait encore à être une nation purement agricole, exportant des subsistances et important tout produit d’industrie manufacturière de la population riche des contrées qui bordent le Rhin. Elle avait alors peu de pouvoir d’association, peu de développement d’individualité, et peu de pouvoir dans sa population pour s’aider des précieux trésors de houille et de minerai qui gisaient sous ses pieds. Tant que manquent les usines, l’agriculture ne progresse que peu ; ce qui explique pourquoi le paysan anglais était mal veto, mal logé, et mangeait « de l’orge et du seigle, du pain noir, et le préférait au pain blanc, comme tenant plus longtemps à l’estomac et se digérant moins vite, tandis que les riches et les grands seigneurs vivaient dans des maisons sans vitres aux fenêtres, et que, dans le salon de la reine, on étendait du jonc au lieu de tapis. »

La culture, en grande partie, était confinée sur les sols les plus pauvres dont le rendement allait constamment diminuant, par suite de la nécessité d’envoyer leurs produits sur un marché éloigné. La fourniture d’aliments progressait peu, la circulation sociale languissait, la consommation étant lente à suivre la production. La population, cependant, augmentait peu à peu avec une force croissante de combinaison, laquelle force se manifeste par ce fait que depuis lors on ne rencontre plus dans la législation aucun acte du parlement imposant au travailleur l’obligation de travailler à un taux fixé.

An commencement du XVIIIe siècle, nous trouvons une population d’environ cinq millions ; elle a à peine plus que doublé dans l’espace de plus de trois siècles. Avec l’accroissement en nombre, il y avait eu accroissement du pouvoir de disposer des services de la nature, suivi d’un accroissement matériel dans la quantité des utilités à la disposition du travailleur. Et cependant même encore les modes d’emploi ne sont que peu multipliés. On continue à produire du grain pour l’exportation. La production du fer est très-grossière ; la plus grande partie de la demande est servie par le nord et l’est de l’Europe. La consommation est par conséquent très-faible ; elle reste ainsi jusqu’à peu près le milieu du siècle, époque où l’on applique la houille à fondre le minerai, l’homme acquérant ainsi de la force à un degré jusqu’alors inconnu. Vient la machine à vapeur, et au fur et à mesure que s’accroît la force, le producteur et le consommateur sont rapprochés de plus en plus l’un de l’autre. Le grain cesse d’aller au dehors, l’engrais cesse d’être perdu pour la terre sur laquelle il a poussé. La demande des services de l’homme devenant plus régulière, le capital grossit rapidement avec un accroissement correspondant de population, qui, pour la seconde partie du siècle, est quatre fois plus grand que celui de la première. La matière a donc revêtu par degrés la forme la plus élevée, celle de l’homme, avec un accroissement constant dans le pouvoir d’association, dans le développement des différentes facultés des hommes pris individuellement et dans la vitesse avec laquelle la consommation suit la production.

§ 8. — Salaire et production de la population de l’Écosse dans le passé et au temps présent.

Alors que la population de l’Écosse était au-dessous d’un million d’âmes, et par conséquent n’avait qu’un faible pouvoir de combinaison, quelle était sa condition ? Elle ne comptait pas moins que deux mille mendiants allant de porte en porte. L’homme y était l’esclave de la nature, et dans un état si déplorable, que Flechter de Saltoum ne voyait d’autre remède que de le faire l’esclave de l’homme. C’est une idée qu’a reproduite de nos jours, à propos du peuple anglais, un des écrivains anglais les plus distingués[3].

Les famines étaient alors fréquentes et sévères, étendant leurs ravages sur tout le pays. De 1693 à 1700, période qu’on a qualifiée « la plaie des sept années, » le mal fut si grand que des paroisses entières furent à peu près dépeuplées. Les famines de 1740 à 1782-83 furent remarquablement terribles ; grand nombre d’individus périrent de besoin[4]. On raconte que des fermiers eurent recours à l’expédient de saigner leur bétail « pour se nourrir de ce sang. » Et même, sans remonter au delà de soixante-dix ou quatre-vingts ans, la condition du paysan était telle qu’en s’imposant les plus rudes privations, à peine pouvait-il fournir à son existence sans acquitter la moindre rente au propriétaire du sol. Il était vêtu de l’étoffe la plus grossière ; son mobilier, ses outils de jardinage étaient pour l’ordinaire faits de sa main ; il vivait de la récolte du champ, généralement de l’avoine, des légumes, du lait. S’il ajoutait par hasard quelque peu de viande, c’était quelque pauvre animal, le rebut du troupeau, indigne d’aller figurer au marché[5]. L’état de la campagne était primitif au delà de ce qui se peut imaginer. Les terres de la meilleure qualité restaient en friche, ou cultivées sans aucun soin. L’éducation, les manières, l’habillement, le mobilier, la table de la noblesse étaient moins distingués, moins convenables, moins somptueux que parmi le vulgaire des fermiers de nos jours. Le peuple vêtu de l’étoffe la plus grossière, famélique et faisant la plus maigre chère, vivait dans de misérables huttes pêle-mêle avec le bétail.

Il n’y a pas un siècle, le chiffre des bœufs abattus pour la fourniture de villes telles que Glascow ou Édimbourg, était bien faible. L’usage était, dans chaque famille, d’acheter en novembre ce qu’on appellerait aujourd’hui une chétive bête à demi maigre, vache ou bœuf ; on salait cette carcasse et c’était la seule viande de boucherie dont on goûtât pendant tout le cours de l’année[6].

Avec plus de population et de richesse, on est arrivé à appliquer la culture à de meilleurs sols. Les professions ont été se multipliant, et s’est accrue la vitesse avec laquelle la consommation et la production se succèdent l’une à l’autre. Le résultat se manifeste par ce fait, que l’agriculture produit six fois davantage, tandis que la population a seulement doublé. De sorte qu’en moyenne chaque individu a trois fois plus qu’auparavant.

§ 9. — Plus le mouvement sociétaire est continu et régulier, plus il résulte instantanéité de la demande et économie du travail. Cette continuité est la preuve d’une civilisation réelle. La diversité de professions est indispensable à son existence. Déperdition de pouvoir, et pauvreté qui s’ensuit chez toutes les nations exclusivement agricoles.

Société ou commerce consiste en un échange de services. Parfois le service est direct ; par exemple : porter un fardeau pour quelqu’un. D’autre fois le service est indirect ; par exemple : transformer de la laine en drap. Sous cette dernière forme, l’homme qui a besoin d’un habit achète la laine et le travail qui a été dépensé à opérer la transformation.

Le pouvoir d’accomplir le service est la conséquence d’une consommation d’un capital sous forme d’aliments ; ce capital, s’il n’est employé à l’instant même, est perdu pour toujours. Moins vite la demande suit l’offre et plus il y aura déperdition de pouvoir. Plus la demande est instantanée, plus il y aura économie de pouvoir, et plus sera grande la somme de force.

Parmi les signes certains de civilisation, nous devons donc placer au premier rang cette continuité de mouvement de société qui permet à tous de trouver demande pour leurs forces physiques et intellectuelles ; et au premier rang parmi les nations du monde nous placerons la société dans laquelle la circulation rapide produit cet effet.

Pour qu’il se produise la diversité des emplois est la seule et indispensable condition. Sans elle il ne peut exister ni régularité dans la demande, ni continuité de mouvement, ni économie de l’effort humain, — ni augmentation de force. On en a la preuve dans ce rapide aperçu de l’histoire d’Angleterre, dans le mouvement de Sparte comparé à celui d’Athènes, dans celui de la France du moyen-âge comparée aux Pays-Bas, et dans celui de chaque nation du monde, selon qu’elle progresse ou décline en richesse, en force et en population.

Si nous prenons les différentes nations à l’époque présente pour les comparer l’une à l’autre, nous arrivons au même résultat que nous avons constaté en parcourant les différentes époques de l’histoire d’Angleterre. Dans l’Inde la demande du travail n’existe pas, et le peuple se vend volontiers pour être esclave à l’île Maurice. L’Irlande présente le tableau d’une constante déperdition de la force-travail ; les effets s’en manifestent par le vagabondage incessant d’une population malheureuse à la recherche d’un salaire de moissonneur, par l’émigration, par les famines et les maladies contagieuses. Il en est de même en Portugal et en Turquie, où il y a abondance de forces physiques et intellectuelles, sans que la demande y existe pour elles ; — de même à la Jamaïque, au Mexique, au Brésil, à Buenos-Ayres ; tous pays où vous trouvez un état de faits qui répond à celui que nous avons observé dans les premières époques de l’histoire anglaise, — le travailleur y étant le pur esclave de l’homme qui possède la terre, ou de celui qui fournit la nourriture et le vêtement à ceux par qui elle est cultivée[7].

D’autre part prenons la France et l’Europe du Nord en général, nous trouvons un état de choses bien différent. La continuité de circulation s’établit chaque jour davantage. La demande de l’effort humain suit de plus en plus la force-travail qu’elle produit. La faculté physique et intellectuelle se développe de plus m plus, et est de plus en plus économisée, et la force s’accroît de jour en jour.

À quelle cause rapporter ces différences ?

La réponse est dans le fait que les pays cités en premier lieu prennent exemple sur l’Angleterre, adoptant pour guides ces économistes qui enseignent que la rémunération du travail agricole tend à diminuer, — qu’en conséquence l’agriculture est la profession la moins profitable, — que la part proportionnelle afférente au propriétaire tend à s’accroître et celle allouée au travailleur à diminuer ; — la tendance vers un état d’esclavage allant croissant à mesure que la matière tend de plus en plus à revêtir la forme la plus élevée qu’elle peut prendre, celle de l’homme.

Les autres pays ont pris exemple sur la France — adoptant la politique de Colbert, qui vise à placer l’agriculture au premier rang — et pour cela imagine des mesures qui tendent à accroître le prix de la terre et du travail, tout en diminuant celui des utilités nécessaires pour la consommation du propriétaire et de l’ouvrier rural.

Si nous venons à l’Angleterre elle-même, nous nous trouvons dans la patrie des philosophes à qui le monde doit la théorie de l’excès de population, inventée tout exprès dans le but d’expliquer l’énorme déperdition de force qui résulte du manque de continuité dans la demande de cette force. Une fois c’est le maître d’usine qui ferme ses portes dans le dessein de faire baisser le prix de main-d’œuvre et des Denrées premières ; tandis qu’une autre fois des grèves prolongées portent à la fois la ruine chez l’ouvrier et chez celui qui l’emploie. La centralisation commerciale atteint là son point de perfection, et la centralisation et la stabilité sont entièrement incompatibles l’une à l’autre[8].


Considérons les États-Unis : la déperdition de la force-travail s’y montre plus grande qu’en aucun autre pays civilisé. La somme employée n’est pas même un tiers de la capacité d’effort produite. La consommation ne suivant que lentement la production, les marchés du monde entier sont toujours inondés de farine, de coton, de riz, de tabac ; d’où il suit que le pouvoir qu’ont ces utilités de commander l’or, l’argent, le plomb, le fer, le cuivre, l’étain, ou toute autre des productions métalliques de la terre diminue constamment — tandis que, dans l’ordre naturel des choses, il devrait constamment s’accroître.

Voulons-nous voir la déperdition la plus complète de force, considérons les années qui closent la période de libre échange qui suivit la cessation de la grande guerre européenne, alors que les ateliers se fermèrent partout, que les femmes et les enfants.périssaient faute de pain ; — considérons la périorale de libre commerce en 1842, alors que la demande de travail cessa complètement ; — considérons les années 1850-51, avant l’énorme importation de l’or californien, ou enfin la période actuelle, où la circulation est graduellement et constamment décroissante, où la production de nourriture et de vêtement va diminuant dans son rapport avec le chiffre de la population, et où le paupérisme suit une marche ascendante qu’on ne lui avait point encore connue.

Voilà ce qui est, et il en sera de même partout. Voyons l’Espagne ; nous y trouvons, en changeant de localité, les mêmes différences qu’aux États-Unis en changeant d’époque. Dans les provinces Basques fonctionnent deux cents usines à fer, et d’autres fabriques font une large demande de travail. Partout où le regard se porte, il reconnaît les caractères irrécusables d’une industrie riante et honnête, des villes et des villages qui s’améliorent et s’étendent, des routes bien entretenues, des ponts bien construits et des mines bien exploitées. Pour contraste frappant, voici l’Aragon, un pays purement agricole où la demande du travail n’existe pas. Il tire du dehors toutes les utilités achevées, il exporte des matières premières et des hommes[9].

L’homme qui doit porter son travail ou ses produits à un marché éloigné doit payer les frais de déplacement, et si la distance est telle qu’il y ait perte du tout dans l’opération, il aime mieux perdre sur place que perdre sur les grands chemins. Le transport d’un boisseau de blé, de pommes de terre ou de turneps, sur une route ordinaire dans ce pays, est d’un cent[10] par mille. Il s’ensuit qu’en saison ordinaire les deux dernières denrées ne peuvent se présenter sur un marché éloigné de trente milles, et le blé ne peut couvrir les frais d’une distance de cent milles. C’est encore pis pour le travail, cette utilité qui est absorbée dans l’action même du transport. En Biscaye, l’homme qui a le travail à vendre est tout proche de celui qui a besoin de l’acheter, en même temps que le producteur de pommes de terre a un consommateur sous sa main, d’où résulte la vitesse avec laquelle la consommation et la production se succèdent l’une à l’autre. Aragon et Valence ne présentent pas de débouchés, et il en résulte le manque de mouvement dans la société, la faible valeur de l’homme et la grande valeur des utilités achevées de toute sorte.

§ 10. — La continuité dans la demande du travail et le développement de commerce se trouveront dans les pays où s*opérera le plus de rapprochement entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées.

Continuité dans la demande de travail, — vitesse dans la circulation des services, — commerce croissant ; ce sont là tout autant d’expressions différentes de la même idée. Pour les trouver il but s’adresser au pays, ou localités de pays, où les denrées premières et les utilités achevées tendent le plus à se rapprocher, — les premières entrant en hausse avec augmentation soutenue dans le prix du travail de la terre et de ses produits à l’état brut, — les dernières tombant en baisse avec augmentation soutenue de la faculté pour le travailleur de se procurer les nécessités, les conforts et même les agréments de la vie. Nous rendrons la chose plus sensible au lecteur par ce diagramme.

À la gauche il n’existe pas et il ne peut exister de commerce, le trafic étant là le maître, et l’agriculture n’existant pas encore. Sur la droite, le commerce est rapide, le travail et la terre obtenant un prix élevé, tandis que les utilités achevées sont à bon marché.

Nous voyons la même chose dans toutes les régions du monde, lorsque nous passons d’États et de provinces qui sont exclusivement agricoles à ceux où l’emploi se diversifie, — où la circulation gagne en vitesse — et où l’agriculture devient une science. N’importe où tombera votre regard, vous trouverez la manifestation du fait que n’importe où tombera votre regard, vous trouverez la manifestation du fait que le progrès de la civilisation est en raison directe de la vitesse avec laquelle la consommation suit la production, et que dans le monde social ainsi que dans le monde physique la plus grande somme de force correspond à la continuité la plus parfaite du mouvement.

§ 11. — Plus la matière tend à revêtir sa forme la plus élevée, plus il s’ensuivra continuité et régularité dans le mouvement sociétaire, et économie de force.

La production consiste dans l’application des forces de la nature au service de l’homme.

Le pouvoir de commander ces forces résulte de la coopération ; et plus est parfaite la force d’association, plus s’étendra ce pouvoir. Pour que les hommes soient aptes à s’associer, il faut qu’il y ait différence, résultant de la diversité d’emploi.

Plus il existe de différences et plus la facilité de coopération augmentera et plus la consommation sera prompte à suivre la production.

Plus la matière tend à revêtir sa plus haute forme, celle de l’homme, et plus augmentera le pouvoir de maintenir le commerce ; moins il y aura déperdition de la force qui résulte de la consommation de nourriture, et plus s’accroîtra le pouvoir de chaque individu de produire quelque chose à échanger contre ce dont il a besoin, — offrant ainsi aux autres une incitation à exercer leur force musculaire ou intellectuelle.

Plus il y aura de forces fonctionnant, plus la circulation deviendra rapide et plus le pouvoir de production et d’épargne tiendra à s’accroître.

§ 12. — Erreurs des économistes modernes sur le travail productif et non productif. Tout travail est productif qui tend à mettre l’homme plus parfaitement en mesure d’approprier à son service les forces de la nature, — la richesse consistant dans l’existence de ce pouvoir d’appropriation. Plus s’accroît le pouvoir de l’homme sur la nature, plus est rapide le progrès d’accumulation.

La tendance de l’économie politique moderne a été de changer complètement le sens du mot richesse, limitant de plus en plus son application à ces utilités matérielles qui peuvent se vendre et s’acheter, limitant aussi la science elle-même à l’étude des actes qui comprennent la vente, d’une part, et de l’autre l’achat. Cela provient de ce qu’aucun des maîtres de la science n’a convenablement établi la différence entre les deux classes bien tranchées entre lesquelles surtout se divise la société, — les uns désirant opérer des échanges avec leurs semblables et entretenir ainsi commerce, tandis que les autres désirent opérer des échanges pour eux-mêmes et exercer la profession de marchand.

L’extension de la première classe, nous l’avons vu, tend à amener la parfaite fermeté dans le mouvement de la société, tandis que l’extension de l’autre tend nécessairement à produire ce qu’on appelle les encombrements, — le négociant y trouvant du profit par les variations qu’ils causent dans le prix du travail et des utilités, ce qui lui permet d’acheter à bon marché et de vendre cher. Il en est résulté que plusieurs économistes de l’école moderne se sont imaginé que, dans ce cas, la difficulté de vendre était la conséquence d’un excès de production, tandis que la cause réelle doit s’attribuer aux obstacles qui entravent la circulation. Faute d’avoir entrevu cette vérité le successeur de J.-B. Say enseigne qu’on ne doit plus, comme à l’époque d’Adam Smith, s’occuper exclusivement d’accélérer la production ; il faut s’occuper aujourd’hui de la gouverner, en la restreignant dans de sages limites. « Il ne s’agit plus, ajoute-t-il, d’une richesse absolue, mais relative ; l’humanité demande qu’on cesse de sacrifier au progrès de l’opulence générale les grandes masses de populations qui n’en peuvent profiter. Excès de population, excès de production marchent ici en se donnant la main, combinant leur effort pour produire ce qu’on qualifie parfaitement de « science fatale. »

De l’omission que nous venons de signaler il est résulté une différence considérable dans le vrai sens du mot production, dont on n’a jamais donné une définition claire et précise. Presque tous les économistes en limitent l’application à l’action de l’homme appliquée à quelqu’une des choses matérielles qui peuvent devenir objet d’achat et de vente, ce qui à son tour tend à confirmer la limitation de la science dans l’étude des lois qui gouvernent les hommes dans l’acte d’acheter et de vendre, laissant complètement en dehors cette immense part de transactions de l’humanité dans lesquelles les échanges s’accomplissent sans l’intermédiaire du marchand.

On a émis bien des opinions sur la division de la société en classes productives et improductives. Smith, Say et autres (comme nous l’avons dit)[11] ne placent la richesse que dans les objets matériels ; cependant ils ne peuvent nier que l’habileté de l’artisan, l’intelligence de l’ouvrier, la science du professeur, ne constituent une part, et la plus importante de la richesse d’une nation. Parmi les plus récents écrivains de l’école moderne on compte M. J.-S. Mill, dont la doctrine à ce sujet se trouve résumée dans le lissage suivant ; le lecteur y verra qu’il regarde comme non productif tout effort humain qui, bien que procurant à la société un avantage durable, n’aboutit pas à créer de la richesse matérielle.

« Dans le langage de l’économie politique tout travail est dit improductif quand il se traduit par une jouissance immédiate sans accroissement dans la masse des moyens de jouissances permanentes. De la même manière, il faut encore appeler improductif le travail même qui confère un profit permanent grand ou petit quand ce profit n’est pas accompagné d’une augmentation de produit matériel. Le travail qui consiste à sauver la vie d’un ami n’est pas un travail productif, à moins que cet ami ne soit un travailleur productif, produisait plus qu’il ne consomme. Aux yeux d’un homme religieux, sauver une âme est certes un service bien plus important que sauver une vie ; mais il ne s’ensuit pas que cet homme doive appeler le missionnaire ou l’ecclésiastique, travailleurs productifs, à moins que, comme les missionnaires du Sud l’ont fait quelquefois, cet ecclésiastique, ce missionnaire n’enseignent à leurs ouailles les arts de la civilisation en même temps que les doctrines religieuses, il est évident que plus une nation entretient de missionnaires et d’ecclésiastiques, moins elle a de produits destinés à l’entretien des autres citoyens, à la jouissance et à la consommation du reste de la nation tandis qu’au contraire plus elle dépense pour l’entretien d’agriculteurs et de manufacturiers pourvu qu’elle le fasse judicieusement, plus il lui restera de produits destinés à la satisfaction d’autres besoins. Tout égal d’ailleurs, une nation perd de sa masse de produits par les uns elle l’augmente par les autres[12]. »

La vérité étant simple, ce sont en général les idées amples qui sont vraies. Les idées complexes peuvent être en général regardées comme l’inverse de la vérité ; nous en avons la preuve à chaque pas que nous faisons dans la voie du savoir, — le progrès humain étant toujours, dis-je, à la recherche de termes qui, en raison de leur parfaite simplicité, suffisent pour couvrir tous les faits. Ce n’est point ici le cas. Le missionnaire est producteur « s’il ajoute les arts de la civilisation aux doctrines de la religion. » C’est-à-dire s’il apporte à la population des îles du Sud les charrues, herses et les autres instruments qui les mettront à même d’augmenter la quantité des produits matériels. Si au contraire il reste chez lui, se contentant de travailler à produire parmi ses ouailles un sentiment plus élevé de leur responsabilité vis-à-vis de leurs semblables et de leur Créateur, on doit le classer parmi les non-producteurs, quand bien même ses efforts auraient pour résultat de rendre sobre, industrieuse, économe, la petite communauté où avant son arrivée régnaient la turbulence, la paresse et la dissipation. Le travail de sauver la vie à un homme est improductif, tandis que celui consacré à augmenter le nombre des porcs ou rendre la pêche plus abondante, sera classé parmi les travaux productifs. Le tailleur qui fait un habit est producteur parce qu’il faudra du temps pour user l’habit, tandis que la société ne gagne rien au travail d’un Talma, d’une Rachel dont les produits son consommés aussitôt qu’émanés ; et cependant l’effet de ce travail est d’améliorer très-fort le goût de leur auditoire — et de contribuer à accroître la force d’association. Le peintre est producteur lorsqu’il fait un tableau ; il cesse de l’être lorsqu’il enseigne à des centaines d’élèves à produire des œuvres égales à la sienne. Lord Mansfield eût été producteur s’il eût fait des souliers, il s’est contenté de fonder un système de lois commerciales, il doit être regardé comme improducteur ; — Fourcroy et Chaptal, Davy et Berzélius sont des non-producteurs, — ils n’ont créé qu’une science ; mais le pharmacien que leurs découvertes ont mis à même de fabriquer une poudre de Seidlitz est un producteur. Watt, qui nous a appris à nous servir de la vapeur, et Fulton, qui nous a appris à en faire un agent de transport, sont des non-producteurs ; mais le fabricant de machines et de vaisseaux à vapeur est un producteur. Plus une nation entretient de missionnaires, plus elle entretient de Fourcroys, de Chaptals, de Watts ou de Fultons, et moins, nous affirme-t-on, il lui restera à dépenser pour d’autres choses, tandis que plus elle convertit sa population en purs agriculteurs et fabricants, « plus elle aura pour chacun des autres besoins. » Tel est le résultat étrange auquel le caractère grossièrement matérialiste des doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne a conduit un écrivain qui tient, à si juste titre, un rang très-élevé parmi les économistes de l’Europe.

Le travail est productif s’il tend à développer chez l’homme le pouvoir de diriger pour son service les forces de la nature, — c’est-à-dire le pouvoir de constituer la richesse. Et c’est le résultat des efforts du missionnaire, dans sa patrie ou au loin, des efforts de l’homme qui sauve la vie de son voisin, des efforts de Watt, de Fulton, de Fourcroy et de Berzélius, et plus une nation entretiendra de tels hommes, plus certainement elle aura « de quoi fournir à d’autres dépenses, » — la consommation deviendra plus prompte à suivre la production, et se développera davantage le pouvoir d’accumulation.


CHAPITRE XXXIX.

DE L’ACCUMULATION

§ 1. — Le pouvoir d’accumulation dans le monde naturel et dans le monde social est en raison de la circulation.

La consommation et la production sont toujours égales. Comment, va-t-on se demander, pourra-t-il y avoir accumulation ? Puisque c’est la demande qui stimule l’offre, plus il y aura application du stimulant et plus s’accroîtra le développement des facultés humaines, — plus s’accroîtra le pouvoir de consacrer le temps et l’intelligence à la construction de machines nécessaires pour soumettre à l’usage de l’homme les forces inépuisables de la nature qui partout l’entourent, attendant qu’il y ait demande de leurs services. L’arc et le canot soumettent à Crusoé certaines de ces forces et dans ce pouvoir il trouve la richesse. Les instruments qui loi ont servi à l’acquérir constituent autant de parties de son capital.

Au commencement de son séjour dans l’île, la nourriture était rare, et même une fois acquise il trouvait de la difficulté à la préparer pour la consommation. Il n’avait conséquemment que peu de loisir pour fabriquer des arcs, des flèches, des canots, ou tout autre appareil pour appeler la nature à son aide. Ce premier pas fut, comme c’est l’ordinaire, d’une difficulté extrême. Une fois accompli cependant, chacun de ceux qui suivirent furent de plus en plus faciles. La nourriture lui coûtant maintenant moins d’efforts, sa valeur diminue comparée à celle du travail, laquelle, de son côté, augmente dans la comparaison, et en même temps plus s’accroît la valeur de ce dernier, plus s’accroît la proportion disponible pour la construction d’appareils qui assureront encore plus de pouvoir sur les services de la nature. Mieux vêtu, mieux logé, la dépense de forces physiques est moindre en même temps que la nourriture abonde au point de le mettre en état maintenant de réparer cette dépense et même de fournir à une dépense qui serait plus considérable.

Les besoins de l’homme et ses forces sont ainsi deux termes qui sont toujours en raison inverse l’un de l’autre, et marchent toujours dans des directions opposées. Les deux combinés donnent une quantité constante, — l’un représentant le pouvoir de la nature sur l’homme, et l’autre le pouvoir de l’homme pour soumettre et diriger les forces de la nature. Plus s’élèvera le moment (comme on dit en statique) acquis par l’un et moindre sera la résistance de l’autre ; d’où il suit que le mouvement de la société est toujours un mouvement à vitesse constamment croissante, — soit qu’elle progresse dans le sens de la civilisation comme c’est le cas pour le nord de l’Europe en général ; ou qu’elle marche dans la direction contraire comme c’est le cas pour la Grande-Bretagne et les États-Unis.

Mieux logé, Crusoé travaille avec plus de continuité, son pouvoir d’accumuler s’en accroît. La pluie, l’extrême chaleur le forçaient naguère à se réfugier dans une grotte privée de jour ; désormais il peut, au logis, travailler sans interruption à l’heure du grand soleil et quand il pleut. Il continue dans cette voie et il se trouve que chaque addition à son capital n’a été qu’un instrument pour acquérir un capital nouveau et plus considérable ; en même temps que s’est abaissée la valeur de toutes les accumulations précédentes, et que s’est élevée la proportion de temps et d’intelligence à donner à la construction d’instruments qui permettront un nouveau développement de pouvoirs.

Dans le monde physique que voyons-nous ? Le pouvoir d’accumulation y est en raison directe de la vitesse de la circulation. Pour qu’il y ait mouvement, il faut la chaleur, et comme la chaleur la plus forte se trouve entre les tropiques, c’est aussi là que se rencontre la vie la plus luxuriante, végétale et animale, — à côté de la succession la plus rapide de composition et de décomposition, de production et de consommation, connue dans le monde matériel.

Passons aux zones glaciales ; chaleur, force, mouvement tout en décroissance jusqu’à ce qu’enfin on ne rencontre plus que le lichen dans le règne végétal et l’ours dans le règne animal. En concordance avec l’accroissement de population et de richesse la société montre un accroissement rapide de mouvement et de force, en même temps que s’accroît la promptitude avec laquelle la consommation suit la production et que s’accroît le pouvoir d’accumulation à quoi correspond une baisse dans la valeur de tout le capital qui a été accumulé. À chaque pas dans une direction contraire, nous voyons décliner le mouvement et la force, un affaiblissement du pouvoir d’accumulation, une hausse dans la valeur de toutes les accumulations précédentes ; c’est le spectacle que nous présentent la Turquie, la Perse et l’Inde, et toutes les sociétés du monde qui sont en décadence.

§ 2. — Le capital est l’instrument à l’aide duquel l’homme est en état d’approprier à son service les forces naturelles. Le pouvoir d’association s’accroît d’autant que l’homme acquiert plus d’empire sur l’instrument. Il décroît d’autant que l’instrument prend d’empire sur l’homme.

Qu’est-ce cependant que le capital ? Pour réponse nous renvoyons le lecteur au précédent chapitre, au cercle de production et de consommation : L’aliment consommé pour produire l’homme, l’homme produisant l’arc et le canot, ceux-ci produisant l’aliment, et l’aliment entretenant et développant les pouvons physique et intellectuel de l’homme. Pour qu’il ait mens sana, il faut en premier lieu corpus sanum. Les misérables Esquimaux tous absorbés à la recherche de l’aliment, ne donnent que peu de temps au développement des facultés qui distinguent l’homme de la brute dont il doit commander les services ; — aussi restent-ils très-peu au-dessus d’elle.

L’aliment consommé par Crusoé était un capital, le résultat d’un effort physique et intellectuel. A-t-il cessé d’être un capital ? Certainement non. Au contraire, il a assumé une donne plus élevée, celle de force physique et intellectuelle. Il reparaît sous la forme d’un arc, à la construction de laquelle cette force a été appliquée. Il reparaît de nouveau sous la forme d’un plus grand approvisionnement d’aliments de meilleure qualité — et, en permettant à l’homme de donner plus de temps et d’intelligence à l’étude de la nature et de ses forces, il favorise l’accumulation ultérieure de capital sous la forme de cette intelligence plus haute qui sert à l’homme à forcer l’eau et le vent de faire son travail, et à acquérir cette domination sur la nature qui constitue la richesse. Le capital est l’instrument qui sert à acquérir cette domination. Il existe à un moment sous la forme d’aliment, à un autre sons celle de forme musculaire et intellectuelle, à un troisième moment sous celle d’arcs, de flèches, de canots, de navires, de champs, de maisons, de hauts-fourneaux et d’usines. Chaque augmentation de pouvoir sur l’instrument est suivi d’un accroissement correspondant du pouvoir de l’homme pour l’association, du développement de ses facultés individuelles, et de son pouvoir pour un progrès ultérieur. Chaque augmentation du pouvoir de l’instrument sur lui est suivie d’effets contraires, — le pouvoir d’association décline et il y a diminution constante de la vitesse de mouvement, du développement d’individualité, et du pouvoir d’accumulation ultérieure.

§ 3. — La proportion du capital mobile, relativement au capital fixe, va décroissant — et cette décroissance est un signe de civilisation en progrès. Le commerce se développe avec ce changement relatif.

Le sauvage vit errant sur d’immenses surfaces qui suffisent à peine à le nourrir, même à l’aide de l’arc et du canot. Un autre progrès de la société consiste à apprivoiser le bœuf ; on emploie la vache à convertir l’herbe en un aliment pour la consommation de l’homme. Comme le sauvage cependant, le pasteur vit errant, changeant de lieu avec son troupeau dès que l’herbe commence à manquer. Son capital consiste en tentes, bétail grand et petit, et autres utilités mobiles parmi lesquelles les plus importantes sont les armes qui servent à sa défense. Enfin, cependant il acquiert le pouvoir de contraindre la nature à faire le travail qu’il lui impose ; il devient laboureur et dès lors il trouve plus que par le passé une demande continue pour ses facultés. Forcé pourtant de cultiver les sols les plus pauvres, et de se tenir toujours en garde contre les attaques de ses semblables, nous le voyons presque partout occuper les pays montagneux et se donner beaucoup de peine qui n’est que peu récompensée. Avec le temps néanmoins — et ses instruments se perfectionnant — il se trouve en état d’aborder la culture de sols plus riches — dont le rendement paye mieux son travail. La dépense de ses forces que demande son entretien présant va diminuant constamment, tandis que d’un autre côté vont s’accroissant la proportion de travail qu’il peut appliquer à préparer la terre pour l’usage futur, et la vitesse avec laquelle son capital augmente.

Le rapport qui existait entre le capital mobile et le capital fixe tend désormais à diminuer de jour en jour. Le pouvoir de combinaison s’accroissant, la personne et la propriété étant mieux gail a moins à se servir de la lance et de l’épée. Les sols plus riches produisant largement, il est moins dépendant de ses troupeaux. Les échanges sur place devenant plus nombreux, puisqu’il a appelé près de lui le tailleur et le cordonnier, il a moins besoin de chevaux. Le fileur, le tisserand, le mineur et le fondeur de minerais s’étant rapprochés de lui, il est moins dépendant des navires et du roulage. En devenant capables de commander les services de la nature, il est moins dépendant des chances et des variations du temps, et moins dans l’obligation de conserver de grandes masses de grains comme approvisionnement contre les mauvaises récoltes. Chacun de ces changements étant l’occasion d’une nouvelle demande adressée à ses facultés intellectuelles, celles-ci y répondent par une offre toujours croissante ; d’où résulte un accroissement de la force et de la promptitude dans l’application de cette force. La circulation devenant plus continue, la chaux et le granit sont tirés des carrières, on exploite les mines de houille et de métaux. La maison de pierre remplace la primitive cabane, le chemin de fer remplace la route à barrière qui avait remplacé le sentier du sauvage.

Tout progrès ayant désormais le caractère de la durée, la proportion de travail de la société requise pour ne pas la laisser périr va diminuant constamment, tandis que s’accroît la proportion de ce travail applicable à découvrir de plus en plus les trésors cachés de la terre. On extrait la houille, le fer, la chaux, la marne, le plomb, l’étain, le cuivre, de localités où leur existence n’avait point été jusqu’alors soupçonnée. On emploie le moellon et le granit à construire des bâtiments pour recevoir des machines qui font en une semaine ce qui dans les premiers âges eût demandé des siècles, — et ce sont elles qui extraient la houille et le minerai, et qui fabriquent le fer. Pour construire des fourneaux on utilise l’argile réfractaire, d’où il suit que le fer va diminuant de valeur et que s’accroît la valeur de l’homme. La terre aussi acquiert constamment de la valeur[13], — le rapport du capital fixe de la société à celui du capital mobile va croissant constamment avec accroissement de la tendance de l’activité à se localiser et de la tendance de la société à atteindre ces proportions qui combinent la puissance avec la rapidité de mouvement.

Dans la population plus nombreuse nous trouvons accroissement de pouvoir de combinaison, et accroissement de commerce. Les rouets cèdent la place au métier à filer, qui est la combinaison de centaines de rouets pour la confection de l’étoffe ; tandis que les machines à blanchir et à imprimer font autant de besogne qu’en faisaient dix mille hommes alors que l’étoffe se blanchissait aux rayons du soleil, et que la couleur ne s’appliquait qu’à la main. Là, comme partout, l’association tend au développement de l’individualité, — lequel, à son tour, facilite l’association, avec accroissement constant dans l’appréciation des bénéfices résultant de la combinaison.

Dans les premiers âges de la société la force des membres constitue le seul droit à la distinction. Les êtres faibles de bras, les faibles de sexe tombent dans l’esclavage, comme on le voit encore de nos jours chez les tribus sauvages et chez les peuples qui ne sont que purement agriculteurs. Le capital, cependant, s’accumulant, et l’homme acquérant le pouvoir de commander les services de la nature, les doigts de la femme et les facultés par lesquelles elle se distingue de l’homme sont utilisées, et la placent de plus en plus sur le pied d’égalité avec le sexe fort. Plus se perfectionne la diversité des professions, plus il y aura tendance à l’égalité entre les sexes, entre la force physique et la faiblesse physique de la race humaine. Plus est rapide l’accroissement du pouvoir sur la nature, — plus s’accroîtra la tendance à cette diversité, — plus se perfectionnera le pouvoir d’association, — et plus on arrivera à l’égalité de position. Le capital est donc le grand niveleur.

Plus s’accroît la tendance vers l’égalité, plus le mouvement social acquerra en continuité et en vitesse, et plus s’accroîtra le pouvoir d’accumuler. Le capital grossi produit plus de mouvement, et c’est ainsi que l’on voit l’homme se mouvoir avec une force constamment accélérée. Dans les premiers âges de la société, l’imprimerie n’existait pas ; les livres étaient rares et chers, — les étudiants devaient venir de loin, s’ils voulaient se familiariser avec les enseignements d’un Platon, d’un Aristote, d’un moine Bacon, ou d’un Abeilard. La science, communiquée par eux, flottait à l’entour du monde ; des siècles s’écoulaient avant qu’elle pût être fixée de manière à servir aux progrès de l’humanité. Aujourd’hui au contraire, l’imprimerie a amené partout une égalité qu’on aurait eu peine à imaginer. Aujourd’hui que tout le monde lit, les découvertes d’Aragon, de Faraday ou d’Ehrenberg ne sont pas plutôt annoncées dans leur patrie que déjà les ailes du vent les transportent sur toute la surface du globe, jusque dans les contrées les plus lointaines où elles viennent servir comme de base à de nouvelles recherches ; tendant ainsi à mettre en tous lieux l’homme à même d’acquérir un degré de plus de pouvoir sur les diverses forces de la nature — et développant en même temps la tendance vers une plus complète égalité.

La tendance au progrès est en raison de la proportion croissante du capital fixe comparé au capital mobile. À chaque nouveau développement des forces de la nature, — à chaque nouveau marais drainé, à chaque nouveau et plus puissant sol soumis à la culture, — à chaque nouvelle mine et chaque nouveau lit de marne ou de chaux exploité, — à chaque nouvelle application de la force de l’eau au service du travailleur — l’attraction locale s’accroît et l’attraction centrale diminue ; et à chaque pas dans cette voie, le lieu qu’on habite a plus en plus de charmes, — la famille est apte à graviter autour de son propre centre, — l’individualité se développe de plus en plus dans la ville ou dans la commune, — la continuité de mouvement s’établit entre tous les différents groupes, avec accroissement de force en eux, et dans la communauté supérieure dont ils ne sont que des parties.

§ 4. — La centralisation élève la proportion du capital mobile — et ce changement est un signe de civilisation en progrès. Exemples que fournit l’histoire. Augmentation du capital mobile dans tous les pays actuels de libre-échange.

La centralisation tend à accroître la proportion du capital mobile et à diminuer la proportion du capital fixe. Le grand propriétaire foncier, s’il dispose d’une force musculaire, contraint le faible à travailler pour lui ; et le droit d’agir ainsi il le regarde comme une propriété susceptible d’être achetée et vendue. Dès hommes, des femmes, des enfants sont réduits à l’état de meubles ; et c’est alors que la valeur de la terre tombe presque à rien, comme c’est le cas dans l’Inde, la Jamaïque, la Virginie, la Caroline. Dans tous ces pays les produits du travailleur ont à passer par les mains du marchand de services humains ou du marchand d’utilités avant d’être distribués, — tandis que de son côté le travailleur est obligé de les envoyer à un marché lointain avant de pouvoir les échanger. Dans un tel état de choses, presque toute la propriété est mobile.

Le chef guerrier impose à ses sujets de lourdes taxes qui sont appliquées à l’entretien de ses armées, de sa famille et au sien propre. La totalité passe des provinces lointaines dans son trésor central, où elle reste sous la forme de capital non fixé ; tandis que si son peuple n’avait point à acquitter de telles taxes, la presque totalité de ce capital se serait fixée sous la forme d’améliorations dans les petites fermes.

Le marchand crée des obstacles à tous les échanges qui ne passent pas par lui. — Plus il sépare le consommateur et le producteur, plus il s’écoule de temps entre la production des utilités et de leur consommation, et plus s’accroît la proportion du capital flottant comparée au capital fixé. Plus il y aura de coton, de grains, de sucre emmagasinés et attendant la demande, plus s’accroîtra sa part dans le prix de leur vente, et plus il pourra acheter de vaisseaux et de canons qui lui permettront d’imposer ses prétentions ; mais plus tombera la valeur de la terre en proportion de ces exigences.

L’homme qui émigre pour l’ouest achète de la terre bon marché, mais ses chevaux, son bétail, son chariot, son mobilier lui ont coûté cinq fois davantage. Le marché étant loin où envoyer ses produits, il paye le service d’autres chevaux, de charrettes, baquets, navires ; — la dépense de tout ce capital circulant se monte si haut que sa terre continue à ne valoir que peu. Le serrurier, le charpentier, le meunier, le fileur, le tisserand, viennent s’établir à côté de lui, et dès lors il a un marché plus immédiat pour ses produits, — ce qui donne à sa ferre une valeur qui représente trois fois le capital mobile[14].

L’Orient, dans les premiers âges, nous présente de pesantes caravanes traversant des contrées où abondent toutes les richesses métalliques de la terre, qui restent sans valeur. L’Afrique, à tous les âges, nous présente des files d’esclaves et des convois de chameaux chargés de poudre et d’ivoire, venant de contrées plus montagneuses et plus pauvres tandis que les sols les plus riches restent inoccupés et en friche. À Cuba, au Brésil, à la Caroline, la fortune du planteur a presque tout entière le caractère mobile ; — elle consiste en esclaves, en objets mobiliers et en produits bruts à différents degrés de préparation pour un marché lointain.

La première et la plus belle époque de l’Attique est marquée par une tendance chaque jour croissante à développer les richesses métalliques de la terre, d’où résulte la proportion décroissante du capital mobilier comparé au capital fixe. Plus tard, toutes les activités de la communauté s’adonnent à augmenter le nombre de vaisseaux, la quantité d’armes et autres objets de propriété mobilière — d’où résulte que l’homme retourne à l’esclavage et la valeur de la terre retombe à ce qu’elle était à l’époque la plus ancienne de la Grèce.

Aux premiers temps de l’Italie, la propriété principale de la Campagna (la campagne de Rome) consistait dans ses terres, son peuple était alors heureux et libre. De siècle en siècle l’aristocratie de la cité centrale s’engage dans la voie d’accroître la proportion du capital mobilier, jusqu’à ce qu’enfin les esclaves constituent à peu près tout le capital de la société — et la terre a perdu sa valeur.

Tyr et Carthage, Venise et Gênes consacrent leur activité à acquérir de la propriété mobilière ; et à mesure qu’elle s’accroît, le peuple est de plus en plus enchaîné et l’État va s’affaiblissant. L’Espagne a fait de même : chassant la population qui cultivait ses meilleures terres, elle a appliqué ses forces à créer des flottes, des armées, à avoir des armes, des canons, et pendant ce temps la terre a décliné au point de n’avoir presque plus de valeur.

De tous les pays de l’Europe, la France est certainement celui dont la politique durant une longue suite de siècles s’est montrée, la plus hostile à l’accroissement de la valeur de la terre, ou à la fixation du capital sous une forme quelconque. La preuve en est dans ce fait qu’au commencement du XVIIIe siècle le chiffre du revenu territorial n’était que de 850.000.000 de francs. Supposons le capital représenter 20 fois le revenu, il sera de 17.000.000.000[15] ; ajoutons les maisons dans les villes et les bourgs et tout le reste de la propriété fixée, la somme totale n’atteint pas 4 milliards de livres sterling. — En 1821, elle s’élève à 39.514.000.000 de francs, elle a un peu plus que doublé en cent vingt ans. Depuis le progrès acquiert une rapidité étonnante ; une évaluation faite en l’état n’a pas donné moins que 83.744.000.000 de francs, c’est-à-dire le double du chiffre de l’année 1821, le quadruple du chiffre des premières années du XVIIIe siècle. Mettons pour la propriété mobilière le chiffre de 2 milliards de livres sterling, — nous ne pouvons nous tromper de beaucoup, — la propriété mobilière, est dans le rapport de 1 à 8 avec la propriété fixe, tandis que jadis ce rapport était de 1 à 2 ou même 2 1/2[16].

Le capital de l’Angleterre, à l’époque des Plantagenets, ne consistait guère qu’en troupeaux de grand et petit bétail. Faute de débouchés à portée, les produits s’accumulaient dans une partie du royaume, tandis que dans l’autre on mourait de faim. La terre et l’homme valaient peu, mais le drap était cher. — Aujourd’hui la valeur de la propriété foncière est probablement trois fois plus grande que celle du capital flottant, résultat obtenu en dépit de la politique basée sur l’idée que des vaisseaux, des charrois et tout l’outillage du négoce donnent de plus beaux bénéfices que la terre et l’outillage de la production[17].

La politique des États-Unis, en général a été hostile à la création de capital fixe, et cela par la raison que partout elle a tendu à l’épuisement du sol à l’abandon de la terre, et à la dispersion de la population.

De temps à autre on a construit des usines et des fourneaux, foreuse des puits de mines ; mais en général ils n’ont fait que ruiner ceux à qui la société était redevable de ces travaux. Aucun pays n’a appliqué un capital si considérable au développement scolastique de la faculté humaine ; mais dans aucune société civilisée on n’a montré plus de détermination obstinée de prévenir l’application des facultés ainsi développées à tout autre objet que le barreau, la médecine, les théories, le trafic.

Les conséquences se manifestent dans ce fait que la propriété non fixée est à celle fixée dans le rapport de 3 à 5, — c’est-à-dire dans une proportion plus forte que chez toute autre nation qui peut se prétendre civilisée[18].

Un autre résultat c’est l’existence dans toute la nation d’une grande masse d’intelligence à demi-développée, n’attendant que la pratique pour exceller dans toutes les directions ; mais qui, en raison de la politique du pays, est tenue à l’état flottant toujours prête pour n’importe quel emploi, au dehors ou sur place, qui donne à ceux en qui elle réside, la nourriture et le vêtement : ce qui explique comment Mexico, la Californie, les Indes Occidentales et l’Amérique Centrale, ont été et sont le théâtre de tant d’entreprises dignes de pirates[19].

Le premier désir et le plus grand besoin de l’homme est de s’associer avec ses semblables. Plus se perfectionne la facilité de coopération, plus se développent les facultés individuelles et plus s’accroît le pouvoir de soumettre au service de l’homme les grandes forces dont il est partout entouré ; plus s’accroît la tendance à passer des sols pauvres à ceux de qualité supérieure, et de la simple appropriation des matériaux qui se trouvent à la surface de la terre à l’exploitation de la bouille, du fer, cuivre et autres métaux, de la chaux, de la marne et des autres trésors que recèle le sein de la terre, plus le travail obtiendra de rémunération ; moins il s’écoulera de temps entre la production et la consommation, et plus seront rapides les accumulations de la société, en même temps que s’accroîtra constamment dans ces accumulations la proportion du capital fixé au capital flottant. À chaque pas dans cette direction, le pouvoir du soldat et du trafiquant tend à diminuer, tandis que chez ceux qui vivent par le travail du corps ou de l’intelligence, s’accroît le pouvoir de décider pour qui ils travailleront et quelle sera leur rémunération ; — liberté et commerce grandissant de concert. Tel est le cours des choses, dans les pays qui prennent exemple sur la France ; c’est exactement le contraire dans ceux qui prennent exemple sur l’Angleterre.

§ 5. — La proportion du capital fixe s’élève à mesure qu’il s’opère rapprochement entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées. — Elle s’abaisse avec l’écart entre ces prix.

La civilisation croît en raison de la proportion accrue du capital fixe comparé au capital flottant.

Cette proportion tend à croître en raison de la rapidité de circulation, — production et consommation se suivant de plus près l’une l’autre.

La circulation croit en rapidité à mesure que les prix des utilités tendent de plus en plus à se rapprocher, — la valeur |du travail, celle de la terre et des produits bruts se mettant en hausse et celle des produits achevés baissant d’autant.

À l’appui de ceci, nous reproduisons le diagramme déjà donné deux fois, dans l’intention de faire remarquer l’universalité de l’application du principe simple qu’il met en relief.

À gauche il n’y a que du capital flottant. Sur la droite le capital fixe est au capital flottant comme 5 ou 6 est à 1. À gauche, c’est à peine s’il existe une circulation, tandis qu’à droite la circulation est rapide, formant la demande pour la plus grande partie de la force physique et intellectuelle qui est produite. À gauche vous trouvez la barbarie, à droite la civilisation. Il en sera de même si l’on compare les Highlands avec le Yorkshire, — Auvergne avec Normandie, — Caroline avec Massachusets, — Irlande avec France, — ou Turquie avec le nord de l’Allemagne.

§ 6. — Erreurs des économistes modernes qui voient dans l’épargne la cause de l’accroissement du capital.

On nous dit cependant, et la doctrine vient de haut lieu, que c’est par l’épargne seule que les fortunes se fondent et s’accroissent. « Un éminent économiste anglais nous affirme avec pleine assurance : que tout capital est le produit de l’épargne, c’est-à-dire de l’abstention de consommer présentement, dans le but d’un bien dans l’avenir » et que par conséquent « l’accroissement du capital dépend de deux choses : la quotité du fonds sur lequel on peut épargner et l’intensité des dispositions qu’on se sent pour le faire[20]. »

S’il en était ainsi, les pays où l’épargne est le plus pratiquée devraient nous présenter le plus rapide accroissement de capital ; et pourtant c’est précisément là qu’il met le plus de temps à croître. Le journalier irlandais est connu pour ses habitudes d’épargne, ainsi que les naturels de l’Inde et les Lapons ; et pourtant ce n’est pas chez eux que nous rencontrerons nu rapide accroissement de capital. Reportons-nous à l’histoire de l’Angleterre et de l’Écosse, nous voyons partout chaque famille épargnant une provision d’aliments à cause de la grande incertitude s’il en viendra d’autres. Dans l’Inde les princes épargnent des sommes énormes en espèces qu’ils entassent dans leur trésor, afin de pourvoir aux débits qui peuvent survenir dans leurs revenus. Remontons à l’histoire sainte, nous voyons l’épargne pratiquée sur une si large échelle qu’une nation est nourrie pendant sept années de disette avec l’épargne réalisée pendant sept précédentes années d’abondance. Dans tous ces exemples, cependant, le fait lui-même de recourir à l’épargne nous révèle l’absence de cette régularité dans la production qui est indispensable pour assurer le constant et régulier mouvement de la machine sociale. Le paysan de Castille épargne sa subsistance et l’enfouit dans un silo ; le sauvage de l’Ouest dépose le surplus de son gibier dans une cache afin de pourvoir au cas où la chasse serait malheureuse lorsqu’il reviendra dans ces parages. La maîtresse de maison épargne de l’eau dans une citerne lorsqu’elle craint que l’eau vienne à manquer, elle n’y songe pas lorsqu’on a forcé la rivière qui se rend dans l’Océan à passer à travers sa propriété et les propriétés voisines.

C’est là où la circulation fait le plus défaut qu’on a le plus recours à l’épargne, et là aussi se rencontre la déperdition la plus grande.

Chaque acte d’association est un acte de commerce, impliquant production et consommation de deux services, dont aucun n’eût été produit si la demande n’eût surgi. À chaque accroissement du pouvoir de s’associer et d’entretenir commerce, la demande tend de plus en plus à suivre de près le pouvoir d’accomplir le service, — le pouvoir étant ainsi économisé.

Les différentes facultés des individus sont de la sorte stimulées à l’action, en même temps que s’accroît le pouvoir sur les forces toujours gratuites de la nature ; et c’est dans l’accroissement de ce que nous trouvons la richesse de la société dont ils sont les membres. Là où l’épargne est te plus pratiquée, la société est stagnante, — les facultés restant à l’état latent faute de demande pour leur emploi, comme on le voit lorsque le manque de sécurité amène un temps d’arrêt dans la circulation. Chacun se montre soucieux d’épargner d’où suit dans de telles circonstances une déperdition universelle de la force-travail. Que la circulation se rétablisse, le capital grossit rapidement, — la demande de service physique ou intellectuel suivant instantanément le pouvoir de l’accomplir. Les facultés qui étaient restées latentes sont de nouveau stimulées à l’action, chaque accroissement dans la demande qui s’adresse à elles étant suivi d’un accroissement de l’offre, et d’un accroissement qui y correspond, de la valeur de l’homme, de son effort pour acquérir plus d’empire sur la nature, et de l’accroissement du capital.

L’établissement d’un chemin de fer enfante un accroissement de capital, parce qu’en diminuant la déperdition qui résulte des transports d’un lieu à l’autre, il donne de la valeur à la terre. Le moulin à farine a le même effet, il enrichit le fermier puisqu’il diminue la déperdition qui résulte des changements de lieu et de formes. L’usine à laine contribue beaucoup à l’accroissement du capital, puisqu’elle permet aux fermiers voisins d’envoyer leur laine au marché sous forme de drap. Un puits de mine que l’on ouvre, un haut-fourneau que l’on construit, donnent à la ronde de la valeur à la terre et au travail, puisqu’ils contribuent à accroître la rapidité de circulation, et amènent une économie de l’effort humain. Le capital croit en raison de la circulation — qui elle-même existe en raison de la diversité des emplois. Du manque de cette diversité provient la déperdition du capital en Irlande, en Turquie, en Portugal, et c’est à son existence et non à l’épargne qu’est dû l’accroissement de capital dans l’Angleterre du passé et dans le nord de l’Allemagne du présent.

§ 7. — Cet accroissement est dû à l’économie de l’effort humain. Cette économie résulte de la diversité d’emplois, qui est une conséquence de la combinaison d’action. Déperdition de pouvoir humain dans tous les pays qui se guident sur l’Angleterre. Résistance au système anglais et ses effets.

On nous dit néanmoins que l’Inde, l’Irlande, le Brésil, les États-Unis et d’autres pays manquent de capital, et que sans capital il est absurde d’essayer de convertir leur blé et leur laine en drap, ou leur charbon et leur minerai en fer. Ce sont cependant les manufactures qui amènent l’accroissement de capital, en facilitant, comme elles font, le développement des pouvoirs de l’homme, en développant chez lui l’aptitude à former combinaison avec ses semblables pour économiser la force qui résulte de la consommation du capital sous forme d’aliments.

Chaque acte de l’action combinée a pour objet et pour effet une épargne de l’effort de l’homme, qui est lui-même un capital. Ici quelques individus s’entendent pour drainer un champ ; là pour creuser un puits, construire un moulin, ouvrir une mine ; toutes opérations qui exigent un capital, c’est-à-dire l’application d’une certaine quantité de travail, exactement d’après le même principe que le fermier laboure et ensemence son champ, calculant que ce travail lui fera retour avec un intérêt pour l’emploi. Crusoé se construisant une échelle de corde calculait qu’il lui serait plus avantageux de dépenser quelques heures, en d’autres termes un petit capital, que de dépenser pendant toute l’année une heure par jour à gravir le rocher qui lui servait d’habitation.

« Quel est, dit l’auteur d’un livre petit mais excellent que nous avons déjà cité, quel est le but, quel est le résultat de toute dépense primitive, de toute avance de capital quelle qu’elle soit ? C’est partout et toujours de supprimer, au moyen d’une quantité finie de travail une fois fait, une certaine portion du travail courant et des frais annuels qui se représentait périodiquement et indéfiniment[21] ; c’est d’exonérer, au moyen d’un sacrifice momentané, tout l’avenir de la production. Chaque intervention du capital a nécessairement pour effet de diminuer l’effort habituel, le travail périodique et la difficulté répétée d’un service. Ainsi voilà un village situé à un kilomètre de la rivière. Chaque fois qu’un habitant veut boire, il faut qu’il fasse un kilomètre pour cela. Point de dépense capitale, mais aussi effort et travail périodiques portés au maximum. On imagine de fait quelques vases en terre et en bois et l’on va chercher chaque jour sa provision d’eau. Voilà le capital qui apparaît dans le travail une fois fait du vase. Voilà aussi l’effort et le travail habituels diminués dans la proportion d’un seul voyage à la rivière, au lieu de trois, de cinq, dix, etc., suivant la capacité du vase. Quelqu’un construit un tonneau, une voiture, y attelle un âne ou un bœuf et porte de l’eau dans le village. Nouveau sacrifice de capital, mais en revanche (et y compris l’entretien et le renouvellement du véhicule et du moteur) économie sur la peine et la difficulté habituelle, économie prouvée puisqu’on achète l’eau au porteur plutôt que de l’aller chercher. Enfin on fait un aqueduc ; c’est une énorme mise de fonds, et la peine à prendre pour avoir de l’eau est de cette fois annulée, pour ainsi dire ; le capital a presque supprimé tout travail. Et la preuve que toutes ces interventions successives du capital ont été économie de force, de temps et d’argent, c’est que toutes ces dépenses capitales ont été soldées par la valeur de l’eau, et qu’en définitive, vases, voitures et constructions payés et entretenus, le prix de l’eau a constamment baissé. »

L’auteur aurait pu ajouter que : « la consommation s’est tellement accrue, qu’une seule famille consomme aujourd’hui plus que le village n’eût produit jadis. »

Dans ce passage, M. de Fontenay n’a nullement eu en vue la question de protection des droits du commerce d’un côté et de ceux du trafic de l’autre ; mais c’est le caractère des propositions qui sont vraies, qu’elles se montrent vraies dans tous les temps et dans tous les lieux. Le grand objet de l’homme étant d’acquérir le pouvoir sur la nature, plus il en acquiert, moindre est la valeur des utilités qui servent à ses besoins, plus grande est la sienne propre, et plus s’accroît sa consommation.

Pour acquérir le pouvoir il faut l’association et la combinaison d’effort. Nous avons vu que l’obstacle à l’association se trouve dans la nécessité des changements de lieu ; plus nous atténuerons l’obstacle, et plus s’accroîtra, non-seulement le pouvoir actuel de l’homme, mais aussi sa capacité pour de nouveaux et plus importants efforts. La source est éloignée, il appelle à son aide, et, dans une succession régulière, diverses forces de la nature — passant du creux de sa main à la cruche, au tonneau, au chariot ; et le coût et la valeur de l’eau vont constamment en baissant. Vient le jour où il construit un aqueduc dès lors la force de gravitation est à son service, la valeur disparaît et l’eau est à aussi bon marché que l’air.

Le sentier dû sauvage est mauvais, l’homme prend la résolution, une fois pour toutes, de faire une route ; celle-ci le met en état, une fois pour toutes, de faire une route à barrières (une voie macadamisée] laquelle contribue si bien à l’accroissement de ses forces que nous le trouvons dès lors, une fois pour toutes, employant du travail présent par millions à construire un canal. Cette fois encore nous trouvons qu’il n’y a que le premier pas qui coûte — le canal réalise une telle économie de travail qu’il a très-largement les moyens de construire un chemin de fer qui le transporte lui et sa marchandise à si bon marché, que sa terre et son travail en acquièrent une valeur triple.

L’école est loin, ses enfants sont exposés à manquer d’instruction ou doivent dépenser beaucoup de temps pour y aller. Il voit qu’autour de lui abondent les matériaux dont on bâtit les maisons ; il propose à ses voisins de donner, une fois pour toute, leur temps pour en construire une. Ils économisent par là le travail qui était nécessaire pour amener leurs enfants au lieu où l’instruction se donnait et dès lors le prix de l’instruction s’abaisse et dix fois plus d’enfants en pourront profiter.

Le marché est loin, il est condamné à subir des frais de transport pour sa laine et son blé qu’il veut échanger contre du drap. Il regarde autour de lui et voit que la nature lui fournit les mêmes forces précisément que celles dont se servent les fabricants qui sont loin. Le bois ou la houille donneront autant de chaleur, le minerai donnera du fer d’égale force. Il propose à ses voisins de s’unir et de construire, une fois pour toutes, un haut-fourneau par lequel passeront ce minerai et cette houille ; les ouvriers du haut-fourneau consommeront le blé qui maintenant se porte au marché qui est si loin — on aura mis un terme, une fois pour toutes, à la nécessité de ces transports.

Le fer obtenu, notre homme suggère à ses voisins que la vapeur filerait et tisserait le coton auprès d’eux tout aussi bien qu’elle le fait ailleurs ; que la pierre, le bois, la chaux abondent, enfin tout ce qu’il faut pour économiser le travail quotidien du transport ; ils n’ont, une fois pour toutes, qu’à s’unir pour construire un bâtiment et tirer de l’étranger quelques machines et la science de s’en servir. Bientôt il leur dit : « L’occupation nous manque à nous-mêmes la moitié du temps, nos enfants n’en ont aucune. Trop faibles pour le travail des champs, ils trouveraient dans les opérations d’une usine quelques tâches moins rudes. U y a plus : les intelligences de notre population ne sont pas développées ; faisons qu’on les forme et bientôt, avec des mécaniciens éclos parmi nous, peut-être serons-nous en état d’en remontrer à ceux chez qui nous devons aujourd’hui aller chercher la science. Nous laissons se perdre chaque jour les forces de la terre et de l’air faute de quelques machines qui nous mettraient à même de les employer, nous perdons les facultés de notre population parce qu’il n’existe pas de demande pour elles ; nous perdons notre temps et notre propre avoir, faute de combinaison ; nous perdons la plus grande partie des produits de notre terre à nourrir des chevaux et des hommes pour porter le reste au marché et le sol s’épuise par suite de la grande distance de ce marché. Unissons-nous donc une fois pour toutes pour mettre un terme à toute cette déperdition. Chaque pas que nous ferons dans cette direction sera une raison de plus pour induire les charpentiers les maçons, les imprimeurs, les maîtres d’école à venir parmi nous. — Ils consommeront les subsistances qu’aujourd’hui nous devons porter au marché lointain — à chaque pas les facultés de notre population se développeront davantage — et nous serons de plus en plus en mesure d’améliorer les divers procédés par lesquels on commande à la vapeur et aux autres forces de la nature — chaque pas sera suivi d’un accroissement de commerce entre nous-mêmes, tandis que déclinera notre dépendance du trafiquant, et que s’accroîtra notre pouvoir de commander ses services en cas de besoin. Plus il y aura diversité d’emploi parmi nous, plus le mouvement de la machine sociétaire gagnera en vitesse, plus il y aura économie de travail, plus s’abaissera la valeur des utilités et plus la valeur de l’homme s’élèvera.

C’est là le but auquel tendait Colbert, à qui la France est redevable du système suivi depuis avec persévérance. À ce système, elle a dû « de s’être couverte elle-même de machines et d’usines — elle a dû que ses houillères, ses hauts-fourneaux, ses ateliers de toute espèce ont pris un développement énorme et sans rapport avec ce qui existait il y a quatre-vingt ans, » — que la valeur foncière s’est considérablement élevée — que le pouvoir du travailleur de commander l’offre de l’aliment a doublé, s’il n’a pas triplé — et que la nation elle-même est devenue si puissante.

En opposition complète avec ce système, comme le lecteur peut le voir, se trouve la doctrine qui sert de base au système qui ferait de la Grande-Bretagne l’aide du monde entier — le système, pour le maintien duquel on enseigne que partout l’homme commence par cultiver les meilleures terres, d’où suit que toutes les vieilles sociétés sont forcées de recourir aux plus pauvres, et de la demande de travail va diminuant chaque jour. Aux fermiers, aux planteurs du Brésil et des États-Unis, il dit : « Cultivez vos riches sols et laissez-nous sur nos sols pauvres. Le travail est chez nous à bas prix, nous pouvons fabriquer à meilleur marché que vous. Donc, ne construisez pas, une fois pour toutes, des usines et des hauts-fourneaux ; continuez d’année en année à dépenser votre travail à produire à l’aveugle ; continuez à épuiser votre terre ; continuez à n’avoir parmi vous aucune combinaison d’effort et vous deviendrez riches. Le jour arrivera cependant où vous serez forcés de cultiver les sols pauvres et alors vous serez troublés par l’excès de population. Les salaires s’abaissant, « vous serez alors à même accumuler le capital nécessaire pour entrer en concurrence avec nous, » c’est-à-dire que « plus vous deviendrez pauvres et plus votre force ira en augmentant. »

Telle est la doctrine de l’école qui prend pour base l’idée que le trafic doit être la principale poursuite de l’homme, l’idée de laquelle le système est parti pour aller si loin. Partout les faits sont là pour constater que l’homme commence toujours par les terres les plus pauvres — que c’est seulement après accroissement du pouvoir d’association et de combinaison que les sols les plus riches sont exploités ; que pour qu’il y ait combinaison il faut la diversité d’emplois qui tend à développer les qualités individuelles, et que là où n’existe pas cette diversité, l’homme a beau faire, il n’arrive qu’à épuiser la terre cultivée la première — à la voir diminuer de valeur, tandis que s’élève la valeur de toutes les utilités dont il a besoin — et à devenir lui-même esclave de la nature et de ses semblables. C’est sous ce système que l’Irlande perd, par semaine, plus de travail qu’il n’en faudrait, appliqué une fois pour toutes, pour lui créer l’outillage qui la mettrait à même d’avoir un marché domestique pour toute sa production alimentaire et tout son travail — que le Portugal et la Turquie perdent par jour plus de force musculaire et intellectuelle qu’il n’en faudrait, appliquée une fois pour toutes, pour leur créer l’outillage qui fabriquerait tout le drap de leur consommation — que la Jamaïque a été épuisée — et que l’Inde a vu sa population condamnée à l’oisiveté, bien qu’elle ait le désir de trouver emploi ; à abandonner ses riches sols et à se retirer sur les sols pauvres ; à abandonner des cités où vivaient par centaines de mille des hommes pauvres, mais industrieux et heureux ; à renoncer aux avantages du commerce pour subir tout ensemble la dépendance des chances du négoce.

En prenant exemple sur la France, la population du nord de l’Europe s’est généralement protégée elle-même contre ce système. Il en est résulté : que les prix des matières premières et celui des utilités achevées ont été constamment se rapprochant — que l’or s’y porte rapidement — que la circulation sociétaire s’y accélère — que la proportion du capital fixé au capital flottant s’accroît constamment, — tous phénomènes qui sont les preuves d’une civilisation en progrès, conséquence de la résolution, une fois pour toutes, de faire toutes les avances nécessaires pour amener le consommateur à côté du producteur, et délivrer le fermier de la taxe ruinante du transport.

Guidés ou gouvernés par l’Angleterre, l’Irlande, la Turquie, le Portugal et les États-Unis ont refusé de faire l’effort, une fois pour toutes, qui les affranchirait de cette taxe oppressive et qui revient chaque jour. Le résultat se manifeste par ces faits : que les prix des matières premières et des utilités achevées vont constamment s’écartant l’un de l’autre — que l’or s’écoule au dehors — que la circulation s’alanguit — et que la proportion du capital flottant comparé au capital fixé s’accroît constamment — tous phénomènes qui sont les symptômes d’une civilisation qui décline.

§ 8. — Erreurs d’Adam Smith, au sujet de l’origine du capital.

L’industrie générale de la société, dit Adam Smith, « ne peut jamais aller au delà de ce que peut en employer le capital de la société. De même que le nombre d’ouvriers que peut occuper un particulier doit être dans une proportion quelconque avec son capital, de même le nombre de ceux qui peuvent aussi constamment tenir occupés tous les membres qui composent une grande société, doit être dans une proportion quelconque avec la masse totale des capitaux de cette société, et ne peut jamais excéder cette proportion. Il n’y a pas de règlement de commerce qui soit capable d’augmenter l’industrie d’un pays au delà de ce que le capital de ce pays en peut entretenir : tout ce qu’il peut faire, c’est de faire prendre à une portion de cette industrie une direction autre que celle qu’elle aurait prise sans cela, et il n’est pas certain que cette direction artificielle promette d’être plus avantageuse à la société que celle que l’industrie aurait suivie de son plein gré.[22] »

On trouverait difficilement dans la Richesse des nations un passage plus propre à conduire à de faux raisonnements, et c’est probablement pourquoi il est si souvent cité. Il roule tout entier comme ou voit, sur le mot capital ; mais à quel genre de capital se rapporte-t-il ? Certainement ce n’est ni à la terre ni à ses améliorations, ce qui constitue une si large part de la richesse accumulée d’une nation. Ce n’est pas non plus à la force-travail produite journellement et qui résulte d’une consommation quotidienne d’aliments ; et cependant des millions de machines humaines capables de l’effort physique et intellectuel, sont tout aussi bien un capital que les centaines de machines qui digèrent la houille et produisent la vapeur. Ce n’est pas non plus l’argent, puisqu’il forme toujours, d’après Adam Smith, la partie qui donne le moins de profit, most improfitable, du capital d’une nation, et qu’il n’importe nullement qu’il soit en quantité grande ou petite, ce qui ne serait pas le cas si l’industrie générale de la société dépendait aucunement de lui. Ce ne seront ni les maisons, ni les usines, ni les navires ; lesquels objets n’emploient pas l’industrie, mais ne font que mettre l’homme à même de profiter des forces diverses de la nature. Il ne reste donc, pour être rangé sous ce terme copiai, que l’insignifiante quantité d’utilités qui ne sont encore qu’à l’état transitoire, produites et cependant non consommées : le coton, la laine, le lin, les chiffons, la houille et autres — dont la valeur totale, dans toute société bien organisée et en voie de progrès, ne dépasse pas trois pour cent de la valeur de la terre, du travail et des autres agents employés à les produire ; tandis que dans les sociétés rétrogrades, elle est toujours en une proportion très-forte. Plus le consommateur est près du producteur, moins cela aura lieu, et plus rapide sera la tendance à une production nouvelle et accrue — plus sera faible la proportion de ce capital comparée à la masse totale — plus il y aura tendance à ce que s’élève la valeur du travail et de la terre, comme on le voit dans tous les pays en progrès. Plus le consommateur sera loin du producteur, plus on verra de produits du travail attendre la consommation — moindre sera la tendance à l’accroissement de la production — et plus sera forte la proportion de ce genre de capital comparée à la masse totale, comme il arrive dans la Virginie, la Jamaïque, l’Irlande, l’Inde, la Turquie et les autres pays qui déclinent. Partout où l’association existe, la consommation est rapide, et à mesure que s’accroît la première, la seconde suit de plus près la production, et s’accroît chaque jour, chaque heure le pouvoir d’accumuler. Pour devenir aptes à s’associer cependant, les hommes doivent posséder le pouvoir d’accroître leur approvisionnement de cette machine de composition, décomposition et recomposition qu’on appelle monnaie ; et ils ne peuvent l’avoir que si la balance du commerce avec les autres pays les met à même de l’acheter.

Selon À. Smith[23], « L’épargne et non l’industrie est la cause immédiate de l’accroissement du capital, » —erreur essentielle qu’ont reproduite la plupart des économistes depuis lors jusqu’à nos jours. L’idée qui prévaut généralement parmi eux est contenue dans cette courte sentence : « Les fortunes ne se forment et ne s’augmentent que par l’épargne[24]. » Ces mots résument les idées qui ont cours parmi les portions dégradées de la race humaine.

L’homme cherche le pouvoir de dominer et de diriger les forces de la nature ; et c’est précisément lorsqu’il acquiert ce pouvoir que les fortunes grossissent rapidement, et que le sentiment mesquin dont il est question vient à cesser. Arkwright, Watt ont acquis un pouvoir qui leur a valu d’amasser des fortunes — et qui, en même temps, a doublé la valeur des terres de la Grande-Bretagne. Est-ce là un résultat de l’épargne ? Chaptal, Fourcroy et Berthollet réussissent à dominer les grandes forces de la nature ; par là ils mettent leurs compatriotes à même d’améliorer leurs procédés de transformation ; par là ils contribuent largement au grand accroissement du capital foncier en France, dont nous avons parlé ailleurs. Est-ce là un résultat de la disposition à l’épargne ? More s’empare du pouvoir de diriger l’électricité, il acquiert une fortune ; mais y a-t-il là odeur de parcimonie ? Fulton enseigne aux hommes une application de la vapeur, qui peut les soulager de la taxe oppressive du transport — par là il ajoute d’incalculables millions à la valeur de la terre ; mais trouvons-nous là une manifestation de l’esprit de parcimonie ? Scott et Goethe ont possédé le pouvoir d’instruire et d’amuser leurs compatriotes. Ce fut là on capital qui leur servit à acquérir la fortune. La richesse consistant dans le pouvoir de diriger les forces de la nature, plus ce pouvoir augmente, plus la parcimonie — ce sentiment de l’esclave — tend à disparaître du nombre des qualités de cet être fait à l’image de sou Créateur, qui s’appelle l’homme.

Parmi les hommes, les uns cherchent le pouvoir en question dans des vues purement égoïstes. D’autres, à l’exemple du marquis de Worcester, de Franklin, Washington, Humboldt, Davy, Berzelius, le cherchent avec un vif désir de rendre service à leurs semblables. Les premiers sont parcimonieux de leurs instructions envers le monde ; les autres sont ouverts et libres comme l’air qu’ils respirent. La différence qui existe entre eux est très-bien établie dans le passage suivant de saint Bernard, que nous recommandons à l’attention du lecteur.

« Il y a ceux qui veulent savoir dans le seul but de savoir, c’est une basse curiosité. Il y a ceux qui veulent savoir, afin d’être connus ; c’est une basse curiosité. Il y a aussi ceux qui veulent savoir dans le but de faire trafic de leur savoir pour de l’argent, pour des honneurs, c’est une basse vénalité. Mais il y a celui qui veut savoir dans le but d’édifier, et c’est de la charité. Il y a même celui qui veut savoir dans le but d’être vérifié, et c’est là de la sagesse. De tous il n’y a que les deux derniers qui ne pervertissent pas le but réel du savoir, qui est d’être bon et de faire le bien[25]. »

Et ceci peut s’appliquer aussi bien à ceux qui cherchent la richesse matérielle qu’à ceux qui sont engagés dans la poursuite de la richesse intellectuelle. La première classe grandit rapidement sous le système qui vise à l’extension de l’empire du Négoce. Voulons-nous que s’augmente la seconde : cherchons-en les moyens dans le développement du domaine du commerce.

§ 9. — Inconséquences des économistes anglais.

La doctrine que c’est à l’épargne qu’il faut rapporter tout l’accroissement de capital, conduit parfois à des résultats si étranges que, pour convaincre d’erreur ceux qui l’enseignent, il suffit de les renvoyer à leurs propres écrits. M. Mill affirme à ses lecteurs « que la plus grande partie de la richesse qui existe aujourd’hui en Angleterre a été produite par les mains de l’homme dans l’espace des douze derniers mois, » et il ajoute : « Il n’existait, dix ans auparavant, qu’une très-faible proportion du capital productif actuel du pays ; à peine une partie, excepté les bâtiments de ferme, les comptoirs, et quelques navires et machines ; et même dans beaucoup de cas, cela n’eût pas survécu autant si l’on n’avait consacré un nouveau travail pendant ce temps à les réparer. »

La première remarque à faire est l’emploi des mots que nous avons mis en italique, richesse et capital — comme étant synonymes — et cependant, tandis qu’il n’est personne, à commencer par l’auteur lui-même qui ne regarde le grand propriétaire foncier comme on homme riche, il semblerait parfaitement clair que M. Mill ne regarde pas la terre ou les améliorations qui y sont incorporées, et qui résultent de milliers d’années d’exploitation — comme constituant une partie de la richesse nationale.

Laissant de côté la terre ses fossés, son drainage et les routes, il nous suffira du reste pour traiter la question. Les bâtiments, avons-nous vu, viennent en tète de la richesse. Leur valeur, à part l’outillage qu’ils renferment, a été calculée en 1842 à 625.000 livres sterling. La propriété aujourd’hui assurée contre l’incendie représente 870.000.000 livres sterling — l’assurance est rarement effectuée sur plus de la moitié de la valeur — nous pouvons donc porter au double ce chiffre élevé pour obtenir le chiffre réel. La somme totale de la valeur produite par le travail de la population anglaise ne peut représenter plus de 25 livres sterling par tête, soit pour 2l.000.000 de têtes, 525.000.000 livres sterling, comme le fonds total sur lequel l’épargne peut s’exercer ; et cependant on nous affirme que la plus grande partie de la richesse qui existe aujourd’hui en Angleterre a été produite pendant les douze derniers mois. N’est-il pas évident qu’il y a là quelque grosse méprise ? Sur ces 525.000.000 livres sterling, toute la population de la Grande-Bretagne a dû se nourrir et se vêtir ; et pourtant le capital représenté par l’épargne d’une seule année se compterait par presque des milliers de millions.

Les différentes parties du système qui conduit à des résultats si extraordinaires sont donc incompatibles entre elles. La terre ne doit point être considérée comme une richesse, bien que le travail qu’on y a incorporé pendant une longue suite d’années l’ait rachetée de la condition d’une lande stérile, et l’art élevée au premier rang parmi les sols productifs du royaume. Cependant, lorsqu’une partie de cette terre devient des turneps, ceux-ci sont de la richesse ; s’ils nourrissent des porcs ou des bœufs, ils continuent à être de la richesse. Une autre part est convertie en moissons on en machines à vapeur, c’est aussi de la richesse. Que les turneps soient transformés en de la chair humaine, en hommes, ils cessent d’être de la richesse — et les économistes, l’un et tous, s’unissent pour presser leurs compatriotes d’accroître leur richesse en la transformant en bœufs, plutôt que de s’appauvrir en la transformant en un surcroît d’hommes, de femmes et d’enfants. L’homme qui a fait venir un boisseau de pommes de terre ajoute à la richesse du pays ; mais il n’en est pas de même de celui qui enseigne à ses semblables à doubler la production de leur travail par un accroissement du pouvoir de la machine à vapeur — ses travaux ne prenant pas la forme matérielle exigée pour qu’ils soient rangés sous ce titre : « Abstention de consommer sur l’heure dans le but d’un bien à venir. L’enfant qui convertit le coton en laine est un producteur de richesse ; mais l’inventeur du chemin de fer n’aurait pas plus droit à ce titre que Fulton, qui enseigna au monde l’application de la vapeur à la navigation ; ou Morse, qui le premier employa l’électricité à faire la tâche de dix mille hommes ou chevaux. Aux services de tels hommes la Grande-Bretagne doit que ses terres ont accru en valeur pendant le dernier siècle — ce qui a rendu la généralité des propriétaires beaucoup plus riche que par le passé ; et pourtant ni ce surcroît de valeur, ni le travail des hommes à qui il est dû, n’entre dans la catégorie de la richesse.

En quoi donc consiste la richesse ? « Tout ce qui n’est pas fourni gratuitement par la nature est richesse, » dit M. Mill. L’air, quoique la plus absolue de nos utilités, n’est pas richesse, parce qu’on l’obtient sans effort[26] la richesse devrait donc se mesurer en croissant à mesure qu’on s’éloigne du point de gratuité parfaite, qui a toujours été le cas de l’air. Elle devrait diminuer à mesure qu’on s’en rapproche — et les hommes devenir moins riches à mesure qu’ils deviennent aptes à économiser le travail exigé pour commander les services de la vapeur, de l’électricité, de la pesanteur ; d’après quoi, pouvoir et richesse seraient deux termes toujours mobiles aux deux extrémités de l’échelle de proportion. La preuve que cela n’est pas résulte de ce fait que les hommes et les nations croissent en richesse, selon qu’ils croissent en pouvoir de disposer des services de la chaleur et de la vapeur aussi facilement qu’ils ont l’usage de l’air, c’est-à-dire gratuitement. Conduits par leurs instincts naturels dans le droit chemin, ils sont arrivés à la croyance, si généralement exprimée que « la richesse est le pouvoir. » C’est le contraire, cependant, qui serait la vérité, si les enseignements ricardo-malthusiens avaient le moindre fondement sur lequel reposer, et si l’on voyait l’accroissement de la richesse marcher de compagnie avec la nécessité constamment croissante de recourir aux terres de moins en moins productives.

§ 10. — L’augmentation de capital suit le développement des centres locaux, avec accroissement constant du pouvoir de production, et de la vitesse de circulation. Sommaire des définitions données dans cet ouvrage.

La difficulté principale que la science a rencontrée à combattre a été le manque de définitions nettes et distinctes des termes en usage. M. Mill, avons-nous vu, emploie richesse et capital comme synonymes, en même temps qu’il exclut les plus importants articles de la richesse d’une nation ; cependant il dit ailleurs que, si l’on avançait le capital nécessaire pour toutes les améliorations connues et consacrées sur la terre des États-Unis on en retirerait un grand bénéfice. Ceci soulève une question : Le capital ainsi employé ne cesserait-il pas, à son point de vue, d’être soit richesse, soit capital ? Exclure de ces deux catégories tout le travail qui a été incorporé à la terre pendant les derniers mille ans semblerait impliquer l’exclusion également de toute dépense du même genre pour tous les temps à venir.

Les définitions que nous allons donner ici, étant, nous en avons la conviction, universellement vraies, embrasseraient tout l’ensemble des principes, et feraient disparaître les difficultés qui jusqu’ici ont été an obstacle presque insurmontable à ce que le vrai sens des termes soit bien clair pour tout écrivain qui les emploie. Nous dirons :

L’utilité est la mesure du pouvoir de l’homme sur la nature.

La valeur est la mesure du pouvoir de la nature sur l’homme — de la résistance qu’elle présente à l’accomplissement de ses désirs.

La richesse consiste dans le pouvoir de disposer des services toujours gratuits de la nature.

La production consiste dans l’application de ces forces au service de l’homme.

Le capital est l’instrument qui sert à accomplir cette tâche, n’importe sous quelle forme il existe : terre et ses amendements, navires, wagons, routes, maisons, églises, machines à vapeur, charrues, développement intellectuel, livres ou grains.

Le négoce consiste à effectuer des échanges pour autrui — à lui servir d’instrument.

Le commerce consiste dans l’échange des services, des produits on des idées par les hommes et avec leurs semblables.

À mesure que grandit le pouvoir d’association, l’utilité s’accroît et la valeur décroît en proportion.

À mesure que la valeur des utilités décroit, il y a accroissement de la valeur de l’homme, avec un développement continu d’individualité et un accroissement continu de sécurité pour la jouissance des droits attachés à la personne et à la propriété.

À mesure que s’accroît la sécurité, les hommes et le capital tendent à se fixer de plus en plus ; et il y a diminution continue dans la proportion d’hommes et de capital restant à l’état flottant.

À mesure que les hommes et le capital tendent à se fixer, et à mesure que les forces latentes de la nature tendent à être de plus en plus développées, s’accroît la tendance à la création de localités centrales, et à l’établissement du même système magnifique qui maintient l’ordre de l’univers dont la terre forme une partie.

À mesure que s’accroît le nombre des localités centrales et leur pouvoir d’attraction, le pouvoir d’association tend à un accroissement continu. À chaque pas dans cette voie la nécessité des services du négociant diminue ; il y a accroissement dans le pouvoir de production, le capital grossit et circule plus rapidement, l’accroissement du commerce y correspond.


CHAPITRE XL.

DE LA CIRCULATION.

§ 1. — La division de la terre est une conséquence de l’accroissement du pouvoir de combinaison parmi les hommes.

Tout en possédant beaucoup de terre, notre colon des premiers âges ne possédait pas la richesse — n’ayant aucunement de ce capital matériel et fort peu de ce capital intellectuel indispensables pour appliquer à son service les forces de la nature. Elle était puissante pour résister à ses efforts et il était faible. Ce qui le tenait, pour pourvoir à sa subsistance, dans la dépendance complète de sa libéralité envers lui. Monarque de tout ce qu’il avait sous les yeux, il demeurait esclave d’elle, dénué qu’il était du pouvoir qui résulte de la combinaison avec d’autres de ses semblables. Plus son territoire était grand, moindre était nécessairement le pouvoir d’association, et plus grands étaient les obstacles à ce qu’il pût acquérir la richesse et le pouvoir.

Un jour enfin il découvre qu’il a un voisin, il reconnaît que sa femme et lui ne sont pas les seuls occupants, qu’il n’est pas l’unique propriétaire — il ne possède que la moitié. Voilà ses possessions diminuées. Est-il, lui ou son voisin, plus pauvre qu’auparavant ? Au contraire, ils sont plus riches tous les deux — ils ont gagné l’accroissement du pouvoir résultant de l’aptitude à combiner leurs efforts pour vaincre la résistance qui jusqu’ici s’était montrée supérieure à leurs efforts isolés. Chacun d’eux tire profit des qualités distinctives de l’autre. L’un excelle à prendre le poisson, l’autre à prendre les oiseaux ou les lapins, les voici tous deux à même de se procurer une nourriture plus abondante.

Leurs fils grandissent, la terre est de nouveau divisée et de beaucoup s’accroît la force. Le nombre allant croissant il faut diviser encore—la terre décroit dans son rapport avec la population, tandis que la richesse et le pouvoir vont constamment s’accroissant. La consommation dès lors suit d% plus près la production, l’individualité va se développant de plus en plus — et le pouvoir d’accumuler grandit.

§ 2. — Faible circulation tant de la terre que de l’homme dans le premier âge d’une société. Le capital mobile est en forte proportion relativement au capital fixé.

Aux premiers âges de la société, la terre est complètement sans valeur. Les hommes chassent ou pêchent — leur unique propriété consiste en arcs, flèches, fourrures et quelques aliments qu’ils auront épargnés pendant l’été comme provision contre les besoins de l’hiver. Plus tard nous les trouvons à l’état de pasteurs — leurs troupeaux sont nombreux et constituent leur seule richesse. La terre est encore sans valeur ; on n’hésite pas à l’abandonner dès que la pâture y est épuisée. La société n’est encore que l’esclave de la nature ; de circulation volontaire il n’en existe pas — chaque membre se trouve forcé de se mouvoir quand les autres se meuvent ; de là ces émigrations prodigieuses dont l’histoire grecque et romaine fit mention.

C’est dans cette condition de la société que la centralisation existe au plus haut degré — les quelques hommes doués de la force musculaire ou intellectuelle exerçant une influence sans bornes sur la masse flottante dont se compose la société. Pauvre et souvent dénuée de subsistances, elle est toujours prête à suivre des chefs tels que Brennus ou Vercingetorix, Tamerlan ou Bajazet, Gengiskan ou Nadir-Shah — se prêtant avec joie à arrêter la circulation sociale chez d’autres plus avancés qu’eux-mêmes en richesse et en puissance.

Plus tard ils cherchent à obtenir par la culture des masses plus fortes d’aliments. On commence à estimer quelque peu la terre, et la proportion de la propriété mobile à celle fixée tend à diminuer quelque peu. On voit de petites communautés s’approprier la terre et se la partager pour une occupation temporaire : cela se pratiquait dans la Gaule à l’époque de César ; la même chose a existé dans l’Inde. Elle existe encore aujourd’hui, nous l’avons déjà mentionné, sous le système communiste, qui prévaut en Russie. Communisme et demi-barbarie cheminent donc ensemble — produisant précisément le système tout récemment prêté au peuple de France par des philosophes qui regardent l’association et l’individualité comme des principes qui s’excluent l’un l’autre[27].

En principe cependant les hommes doués de la force musculaire s’étaient constitués propriétaires de grands espaces de terre, contraignant les faibles de corps ou d’intelligence à y dépenser leur travail et leur abandonnant en retour une portion du produit, tout juste ce qu’il fallait pour maintenir l’esclave en état de travailler. Dans cette condition barbare de la société la richesse est mobilière — elle se compte par têtes de bêtes de somme appelées hommes, femmes et enfants, comme c’est aujourd’hui le cas à la Caroline, au Brésil, à Cuba. La terre, tenue par vastes domaines, ne trouve pas à circuler et a peu de valeur. L’homme lui-même, étant une propriété, n’a pas le droit de circuler parmi ses semblables. D’abord la loi l’attache à la terre, il est adscriptus glebœ — cependant, plus tard, il lui est permis d’acheter et de vendre, excepté de la terre — pour ce faire il circule, seulement en vertu d’un permis spécial délivré par son maître ; par exemple, dans l’Angleterre sous les Normands, et de nos jours en Russie et à la Caroline.

La population et la richesse augmentant, la diversité de profession s’établissant, le pouvoir d’association s’accroît, et les diverses facultés de l’homme se développent davantage ; le serrurier, le charpentier, le cordonnier, le fabricant et le négociant viennent ensemble former le noyau de la ville future — et c’est alors que la terre se divise, soit pour être tenue en propriété absolue, soit sous la condition d’une rente annuelle servie au propriétaire, comme compensation pour son usage.

À mesure que s’accroît la ville, la terre se divise de plus en plus — à chaque maison qui se bâtit s’attache un droit à l’occupation exclusive du sol sur lequel elle repose. Avec la richesse et la puissance qui grandissent, la propriété et la personne acquièrent plus de sécurité, et il y a accroissement continue de la valeur de la terre et de la liberté de l’homme, tandis que décroît d’une manière continue la valeur de la propriété matérielle qui naguère était estimée comme la seule richesse. L’esprit acquérant par degrés le pouvoir sur la matière, la force intellectuelle prend le pas sur celle qui n’est que musculaire — et l’homme est moins l’esclave de la nature et de ses semblables. Les villes deviennent dès lors des places de refuge — pour les hommes qui avaient été tenus en esclavage, et qui cherchent dans l’association avec leurs semblables le libre exercice des facultés qui les distinguent de la brute.

À chaque degré du progrès, l’individualité se développe davantage — les hommes qui n’avaient eu jusqu’alors d’autre occupation que le labourage deviennent charpentiers, maçons, meuniers, et circulent l’un chez l’autre, affranchis de l’obligation de demander la permission de leurs maîtres. Les divers produits de la terre sont de plus en plus utilisés, la valeur des utilités décroît, tandis que s’élève celle de la terre et de l’homme — l’esclave devenant libre et son ancien maître le propriétaire devenant riche — et la belle harmonie des lois naturelles s’établissant de la sorte :

§ 3. — La vitesse de circulation croît en raison directe de la tendance du capital à passer à l’état fixe et immobilier. Exemples fournis par l’histoire.

La circulation devient plus rapide à mesure que l’homme acquiert plus de liberté. L’homme acquiert plus de liberté à mesure que la terre se divise davantage. La terre se divise à mesure que la richesse s’accumule et que la terre elle-même acquiert de la valeur. La rapidité de circulation est par conséquent en raison directe de la tendance du capital à se fixer et s’immobiliser.

Pour nous en convaincre, considérons l’Angleterre à l’époque de Cœur de Lion, alors que les serfs étaient à peu près la seule propriété. Gurth jouit du privilège de circuler parmi ses semblables, en considération de ce qu’il porte un collier attestant qu’il est le serf-né de Cédric de Rotherwood. Cédric lui-même mange sur une table formée d’ais à peine ébauchés, dans une chambre à demi pleine de fumée, protégée contre la pluie par un toit assez semblable à ceux des plus pauvres porcheries modernes — de quelques planches grossières que recouvre un chaume[28].

Les clauses des anciens baux nous montrent combien peu la terre avait de valeur ; nous y voyons qu’on en obtenait l’usage moyennant une rente annuelle qui aujourd’hui nous semble tout à fait insignifiante. À mesure que s’accroît la population, les villes se multiplient et s’agrandissent ; elles acquièrent la puissance de protéger ceux qui viennent y chercher un asile. La terre prend constamment de la valeur — la richesse allant de la sorte en croissant, à mesure que diminue le rapport de proportion entre la terre et l’homme. La division suit constamment pas à pas la richesse. — Le chiffre des propriétaires modernes était calculé, à l’époque de Smith, être d’au moins 200.000, et la propriété moyenne n’était que de 150 acres. En ajoutant ceux qui ont obtenu des droits permanents sur les terrains des villes et des cités, nous aurions un chiffre double, — ce qui donnerait un propriétaire pour chaque lot de 75 acres, et, plus d’un propriétaire sur cinq mâles adultes ; tandis qu’à l’époque des Plantagenets les descendants des chevaliers normands tenaient des manoirs qu’ils comptaient par centaines et le clergé était le plus grand propriétaire.

Il s’en est suivi un développement considérable de la circulation de la propriété foncière. Tant que celle-ci demeura dans les mains du clergé ou des grands barons, la circulation ne pouvait exister. Dès qu’elle sortit de leurs mains, soit par des partages durables entre des héritiers ou des acquéreurs, ou par la garantie de baux à long terme, elle devint un objet susceptible d’être vendu et acheté promptement.

La circulation des services devint également plus rapide. Tant que la terre continua à être ainsi close, il ne se pouvait faire que de rares échanges sans l’intervention de ses propriétaires comme receveurs de la rente ou comme possesseurs de la terre et du serf qui l’occupait. La terre se divisant, la classe des propriétaires libres grandit en nombre et en importance, — les tenanciers s’affranchissant par degrés de la nécessité de payer la rente pour l’usage de la terre employée à produire le grain, aussi bien que de l’obligation de ne s’adresser qu’au moulin et au four du maître pour changer le grain enfariné et la farine en pain. L’ouvrier des villes échangea directement ses services avec les ouvriers ses frères, désormais libres comme lui. Les obstacles à la circulation de la terre, du travail et de ses produits, diminuant constamment, le mouvement social gagna de jour en jour en rapidité, — tandis que s’accrut la tendance au développement des trésors cachés de la terre, et à la création de foyers locaux d’activité, qui devaient plus tard neutraliser les effets centralisateurs des grandes propriétés foncières et des grandes cités négociantes.

D’une époque à l’autre, nous voyons se développer une tendance à la division croissante et ainsi à la circulation plus active, de la propriété fixée. Les actionnaires de la compagnie des Indes sont, de fait, propriétaires de tout le territoire de l’Hindostan, le droit à une part de ce territoire se transfère par une simple entrée dans les livres de la compagnie et par la délivrance d’un nouveau certificat. Les routes à taxe et les chemins de fer d’Angleterre sont aussi bien propriété fixée que la terre sur laquelle ils sont construits, et cependant ils sont divisibles en actions minimes, dont la propriété se transfère comme s’il s’agissait d’un sac de farine. Les mines s’exploitent avec des frais énormes, c’est de même une propriété en actions transférables. Jusqu’ici la circulation anglaise a été partout retardée par le maintien d’un système de responsabilités qui sentit la barbarie et qui datent des vieux temps ; mais l’opinion générale a récemment trouvé à s’exprimer, dans la clause d’un acte du parlement, en vertu de laquelle on peut construire usines, comptoirs, hauts-fourneaux, ou créer toute sorte quelconque de propriété fixée, et diviser cette propriété entre des milliers d’actionnaires, — ce qui la rend circulable dans la société aussi facilement que la balte de coton et le billet au porteur. Chaque pas de plus dans cette voie de progrès élève nécessairement la proportion de la propriété fixée, et ajoute aux facilités de commerce.

§ 4. — Plus la circulation s’accélère, plus s’accroît la tendance à la création de centres locaux, au développement d’individualité et à ce que la société prenne sa forme naturelle.

Nos conclusions peuvent se résumer dans les propositions suivantes :

Que dès la première époque de la société toute la propriété est mobile, la terre étant entièrement dénuée de valeur.

Que, de ce qui est regardé comme propriété, la plus grande partie consiste en hommes, femmes et enfants à qui est refusé le pouvoir de décider eux-mêmes pour qui ils travailleront ou quelle sera leur rémunération.

Que, à mesure que la richesse et la population augmentent, les professions se diversifient, — et s’accroît le pouvoir de soumettre à la culture les sols plus riches.

Que la terre acquérant alors de la valeur, elle se|divise, — son pouvoir de circulation croissant en raison géométrique, tandis que le pouvoir de division procède en raison arithmétique.

Que l’homme acquiert de la valeur à mesure que les denrées premières delà terre en perdent[29]. — La proportion de la propriété s’élève, comparée à la propriété mobile, marchant d’un pas continu avec la liberté progressive de l’homme, et avec l’accroissement de rapidité dans la circulation sociétaire.

Qu’ainsi plus il y a de capital fixé, plus rapide est la circulation de la propriété de toute sorte, soit en terre ou en ses produits ; plus est grand le pouvoir d’association, plus rapide est le développement d’individualité, et plus grand est le pouvoir de progresser ultérieurement.

Qu’à chaque accroissement de la rapidité de circulation, l’attraction locale devient de plus en plus complète, et s’accroît l’individualité des familles, des bourgs, des villes, des cités, tandis que vont en déclinant les forces centralisatrices qui avaient auparavant contrarié l’action sociétaire.

Et que, à chaque tel accroissement, la communauté tend de plus en plus à prendre elle-même cette forme naturelle dans laquelle la force et la beauté s’harmonisent au plus haut degré, en même temps que s’accroît sa propre individualité et son pouvoir de s’associer avec d’autres communautés dans les termes de stricte égalité.

§ 5. — La circulation se ralentit quand la terre se consolide et quand s’élève la proportion du capital mobile. Phénomènes que présentent à l’observateur la Grèce, l’Italie et l’Espagne.

La marche des choses par nous décrite étant la marche naturelle, la vérité de nos propositions se prouve par l’histoire de chacune des sociétés du monde chez lesquelles la richesse et la population ont été en progrès soutenu, et par la raison que dans toutes le pouvoir d’association a eu son développement soutenu. Les effets contraires se manifestent dans celles où la population a diminué comme nous l’allions voir.

Solon pourvoit au partage de la terre entre les héritiers mâles ; il assure ainsi la rapidité de circulation, et, par suite, l’élévation de la proportion de la propriété immobilière, comparée à la propriété mobile, se manifeste dans de larges affranchissements d’esclaves, tandis que la valeur de la terre s’élève. La circulation de la terre et de ses produits, — celle des hommes et de leurs services, — gagne en rapidité d’année en année jusqu’à l’époque des guerres persiques, — et l’accroissement de l’action locale est continu. — À partir de cette époque, cependant, le rapport change, la proportion delà propriété mobile s’élève, jusqu’à ce qu’enfin nous trouvons la terre consolidée avec Hérode Atticus, à peu près seul propriétaire et seul améliorateur d’une contrée labourée par des esclaves. — La circulation a cessé d’exister.

Lycurgue se propose d’assurer à chaque Spartiate une portion égale de terre. La guerre et le négoce produisent l’effet contraire. Le nombre des esclaves augmente, mais la terre perd sa valeur foncière, et elle finit par se consolider dans les mains de quelques grandes familles. — La circulation cessant, tout pouvoir a disparu.

Rome, à l’époque de Servius, offre le_spectacle d’un corps nombreux de petits propriétaires — cultivant la terre qu’ils possèdent.

Plus tard — nous trouvons des palais possédés par les Scipions et les Pompées — la terre s’étant consolidée et les petits propriétaires ayant disparu. La propriété fixée est en baisse continue, tandis que le nombre des esclaves grossit, et que les banquiers progressent en richesse et en pouvoir. La circulation, cependant, a presque cessé — la guerre et le négoce ayant accompli leur œuvre.

Dans l’Italie du moyen âge, nous voyons accroissement soutenu dans la diversité des professions, — dans la valeur de la terre et dans la rapidité de circulation. Cependant la guerre et le négoce deviennent les occupations principales, et par suite les populations entières sont de nouveau réduites à demander au travail rural le seul emploi de leurs facultés, tandis que s’élève la proportion du capital flottant au capital fixé, La terre, perdant de jour en jour de sa valeur, finit par se consolider de nouveau. — la Campana, qui jadis a pu s’enorgueillir de ses trente cités florissantes, est aujourd’hui aux mains de deux cent cinquante propriétaires ; et la Sicile, dont les cités rivalisèrent en civilisation avec les plus brillantes cités de la Grèce, est la propriété de quelques grande familles, et est occupée par une population qui sait à peine ce que c’est que commerce.

L’Espagne nous présente un pays qui, pendant des siècles, a marché dans la voie d’accroître la proportion du capital mobile aux dépens du capital fixé. À.partir de l’expulsion des Mores, population éclairée, honnête et industrieuse, — chez laquelle les professions étaient plus diversifiées que chez aucune autre population d’Europe, — la terre a constamment perdu de sa valeur et s’est consolidée. — Les deux tiers sont devenus la propriété de quelques grandes familles ou du clergé. La circulation de la terre, du travail ou de leurs produits, a cessé presque entièrement ; le paysan d’Andalousie périt faute de subsistances, tandis que les silos de Castille regorgent de grains qui manquent d’un marché. La Biscaye seule nous offre un spectacle différent ; — il y a diversité de professions, la terre est aux mains de petits propriétaires, — et la circulation est rapide. C’est aussi la tendance qui se manifeste par tout le royaume, — depuis la sécularisation et la vente des biens du clergé, — le nombre des petits propriétaires s’est beaucoup accru, la terre a gagné en valeur, la culture obtient plus de produits et la circulation est plus rapide[30]. La proportion du capital fixé au capital mobile s’élève constamment en même temps que se développe l’individualité et que se prépare un progrès ultérieur.

§ 6. — La circulation s’accélère d’autant que les emplois se diversifient et que la terre se divise.

Nulle part dans le nord de l’Europe les professions ne se sont diversifiées d’aussi bonne heure que dans les contrées du nord de la France et de la Belgique. Nulle part la culture n’a passé d’aussi bonne heure des sols pauvres aux sols riches ; nulle part il n’a existé une si grande tendance à la division de la terre, et par conséquent nulle part la circulation ne fut si rapide ou la force si grande.

Parmi les nations de l’Europe le Danemark, avec les duchés ses annexes, est celle dont l’histoire nous montre le mieux la division de la terre comme une conséquence de l’accroissement de richesse et de population. Le fermier et l’artisan y ont trouvé place à côté l’un de l’autre, et la terre affranchie de la taxe oppressive de transport y gagne promptement en valeur. La proportion du capital fixé s’y accroît constamment ainsi que la rapidité de la circulation sociétaire.

L’effet admirable de la division de la propriété se manifeste pleinement en Prusse par le résultat de l’abolition des baux à perpétuité et leur conversion en franches tenures moyennant indemnité au propriétaire, calculée sur le pied de vingt-cinq années d’intérêt pour le rachat. Les grands propriétaires étaient écrasés de dettes, leurs biens criblés d’hypothèques, ce qui formait obstacle à toute amélioration. Dans la seule Poméranie les charges s’élevaient à 24.000.000 de dollars. Les paysans tenanciers une fois libres, sur payement de la somme stipulée, les petits propriétaires jouirent d’un crédit qui avait été refusé aux grands. Tous les autres obstacles à la libre disposition de la terre par vente, donation ou testament ayant aussi disparu, le résultat a été qu’en Prusse la richesse et la population progressât d’une manière inconnue à presque toute l’Europe continentale[31].

Entrant dans la même voie, l’Autriche émancipe les paysans de la Bohème, de la Moravie, de la Hongrie, de la Servie. — La population de serf qui occupe le sol est transformée en propriétaires libres à des conditions analogues à celles qui ont réglé le changement en Prusse. Qu’en résultera-t-il ? La terre et le travail circulant désormais librement, la proportion du capital filé an capital flottant doit rapidement s’élever.

§ 7. — Plus la propriété obtient sécurité, plus s’accroît la tendance à ce qu’elle se fixe et que la terre se divise. Phénomène social que présente la France.

Plus s’accroît la sécurité offerte à la propriété et plus celle-ci tend à se fixer d’une manière durable ; moindre est la sécurité, plus le capital tend à rester mobile et flottant. De tous les pays de l’Europe, la France a le plus travaillé à prévenir l’existence de ce sentiment de sécurité extérieure ou intérieure qui est indispensable pour assurer la conversion du capital mobile en capital fixe et développer la rapidité de circulation. À partir de l’époque de Pépin et de Charlemagne, ses armées ont envahi tour à tour l’Espagne, les Pays-Bas, la Hollande, l’Italie et l’Allemagne ; et sa dépense folle de richesse en Asie dans le cours du moyen âge s’est renouvelée de nos jours presque sur la même échelle dans les campagnes de Russie, d’Égypte et en Algérie.

C’est surtout à elle que l’Europe fut redevable de cette perfection de l’anarchie qu’on a nommé le système féodal, dont toutes les tendances étaient pour la consolidation de la terre, le développement de l’esclavage et la suppression de la circulation sociétaire. La terre n’ayant que très-peu de valeur, les changeurs de monnaie, tant royal que plébéien, régnaient souverainement. La propriété du royaume presque entière avait le caractère mobilier. À la fin du dix-septième siècle, la terre était consolidée au point d’être en presque totalité dans les mains de l’Église et de quelques grands seigneurs, — ne payant aucune taxe et se partageant entre eux toutes les fonctions qui donnaient l’argent et le pouvoir, — et absorbant ainsi tous les impôts payés par la petite part de population qui cultivait ses propres terres ou exerçait quelque autre travail. La consolidation était la conséquence infaillible d’un système tel que celui de Louis XIV, qui chassait par centaines de mille la population la plus active et la plus industrieuse en même temps qu’il entretenait continuellement la guerre au dehors, — levant d’incessantes contributions d’hommes et des impôts si exorbitants que plus de la moitié de la production du sol passait à les acquitter. Dans de telles conditions la circulation n’existait qu’à peine, la terre demeurait en friche tandis que la population mourait de faim faute de trouver à vendre son travail.

Vint la Régence. Elle enfanta le projet du Mississippi, projet qui fut peut-être la première suggestion des grands avantages résultant de l’accroissement de facilité du transfert de la propriété foncière. Le système fit banqueroute, — tout en ruinant bien des gens il en enrichit d’autres — et opéra de nombreux transferts de la propriété immobilière. « Le mutations innombrables qui s’effectuèrent sons l’influence du système commencèrent le morcellement de la propriété dont la France a tiré de si grands avantages. L’esprit d’entreprise s’empara de toutes les classes de la société et la puissance de l’association, inconnue jusqu’alors, se révéla par des combinaisons neuves et hardies dont nos opérations actuelles de crédit ne sont que des imitations[32]. »

D’autres circonstances cependant, que M. Blanqui passe sous silence, eurent encore bien plus de part à ces changements. Le système de Colbert, mis énergiquement en pratique, développa de plus en plus la diversité des professions, et ce fut elle par conséquent elle qui amena la division de la terre et l’amélioration de l’agriculture[33]. La production s’accrut et la population des campagnes, dit M. de Jonnès, « qui, sous le grand roi, ne mangeait de pain que trois jours par semaine, et seulement deux jours sur ces trois jours sous le règne dé Louis XV, recueillit l’heureux effet du progrès sous Louis XVI ; elle put manger du pain pendant les trois-quarts de l’année. » — Et cela malgré un système d’impôts écrasants dont l’histoire n’offre point d’autre exemple chez une société aspirant à être libre. Sur douze parts des produits de la terre, près de sept et demi allaient au roi et trois et demi au propriétaire du sol. — Il ne restait qu’un douzième pour les services de l’homme par qui la production s’était opérée. Environ un tiers du sol était dans les mains de petits propriétaires, et ils portaient le fardeau de ces charges exorbitantes qui ont tant contribué à amener la révolution. Tout pesant qu’il était, il ne représente qu’une partie des maux résultant d’un système qui tendait à anéantir toute circulation[34].

La Révolution balaya le clergé et la noblesse, et leur propriété, qui formait les deux tiers du royaume, fut divisée. Les monopoles des corporations eurent bientôt le même sort, et les obstacles à la circulation disparurent en grande partie. Les heureux résultats de ce changement se manifestent par ces faits : que, nonobstant un énorme écoulement d’argent et d’hommes, la population des campagnes a augmenté dans l’espace des vingt-deux années suivantes de trente-trois et un tiers pour cent, — en même temps que la rémunération du travail s’élevait ; — le salaire moyen annuel de la famille agricole en 1788 était calculé à 161 francs, il s’élève aujourd’hui à 400 francs, et le prix du blé n’a augmenté que de trente pour cent ; Ses membres mangent du pain chaque jour de l’année, et ce qui leur reste pour les autres dépenses représente les deux tiers du salaire annuel de 1788[35]. Voilà les avantages résultant de la facilité accrue de circulation.

Les usines pendant ce même espace de temps se sont multipliées, — les professions ont été se diversifiant de plus en plus. — La guerre — faisant obstacle à toute relation avec l’Angleterre — a opéré comme système de protection pour l’ouvrier français et a amené le consommateur à côté du producteur ; — par là celui-ci s’est trouvé affranchi de la taxe oppressive de transport qui constitue l’obstacle principal à la circulation. Depuis lors, la loi de l’État a continué le système si bien commencé par Colbert, — et il en résulte que le prix de la terre et du travail va aujourd’hui s’accroissant plus rapidement que dans aucun autre pays du monde.

La libre circulation de l’un et de l’autre cependant rencontre encore de nombreux obstacles — qui tous résultent d’une centralisation politique portée à l’excès, laquelle exige l’entretien d’armées et de flottes qui absorbent une grande portion des impôts. On ne peut vendre ni hypothéquer la terre sans admettre le gouvernement comme partner dans l’opération, — et sans lui payer une part des revenus. — L’octroi entrave la circulation entre les villes et la campagne, tandis qu’à l’intérieur les anciens négociants et les capitalistes jouissent de monopoles qui leur permettent d’emplir leur bourse, aux dépens à la fois du producteur et du consommateur. De là la difficulté, que déplorent si vivement les économistes français, de trouver des consommateurs pour les choses produites ; comme si chaque individu n’était pas apte, sous un système qui donne rapidité à la consommation, à être pour les autres un consommateur en raison de sa propre production tout entière. Aussi la nécessité d’émigrations fréquentes et lointaines continue-t-elle, — et c’est spécialement pour les obtenir qu’on presse le gouvernement d’adopter de nouveau la politique du traité d’Éden de 1786, qui arrêta la circulation et par suite amena la Révolution.

Lorsque la loi vint établir le partage de succession entre les enfants on s’empressa de dire que le pays allait devenir une immense garenne, — que la population allait pulluler avec une rapidité qui réprimerait tout pouvoir d’accumulation. Au rebours de la prédiction, le chiffre s’est élevé mais lentement, — la division n’a pas marché beaucoup plus vite. Il y a quarante ans le chiffre des parcelles, en y comprenant les terrains dans les bourgs et villes était de 10.083.751. Vingt ans après, il s’élevait à 10.893.583, — ce qui donne un accroissement d’environ huit pour cent qu’il faut rapporter en grande partie à l’agrandissement des bourgs et villes, c’est-à-dire aux terrains des maisons bâties. Quatre ans après, en 1842, le chiffre est 11.511.841, ce qui donne un accroissement considérable, lequel est suivi précisément de toutes les circonstances qu’amène partout ailleurs la division, — une grande hausse dans le prix de la terre et du travail.

La circulation gagne constamment en rapidité, et il y a un accroissement extraordinaire dans la production agricole. Depuis trente ans surtout, dit un économiste distingué, la France a réalisé des progrès d’une admirable rapidité. Sur tous les points de son territoire la population s’est accrue, les villes ont grandi[36] et partout se sont répandus l’activité et le bien-être. Qu’en est-il résulté ? C’est que de nouveaux besoins, en sollicitant les efforts du travail agricole, sont venus en modifier la direction et les formes. Ce ne sont pas seulement les racines et les plantes légumineuses et potagères qu’il a fallu multiplier afin de satisfaire aux exigences croissantes de la consommation ; les produits destinés aux usages industriels ont rencontré des demandes plus nombreuses et plus soutenables. C’est là ce qui a tant accru la sphère de la petite culture. Plus les plantes sarclées, plus les végétaux dont la délicatesse et le prix élevé imposent beaucoup de soins et de main-d’œuvre ont pris place à côté des anciennes productions, plus la petite culture a reçu d’encouragements, plus elle a enrichi ceux qui subsistaient, et il est vrai de dire qu’elle a marché du même pas que l’aisance et la création des arts manufacturiers.»

La première et la plus oppressive de toutes les taxes étant celle du transport, la tendance de l’agriculture à progresser est toujours en raison directe de l’affranchissement de la terre à ce sujet, — lequel affranchissement ne s’opère que par la création d’un marché tout voisin.

§ 8. — Tendance de la politique anglaise à favoriser le développement des proportions du capital mobile aux dépens de celui qui est fixé. Ralentissement de circulation dans tous les pays soumis à cette politique.

À l’époque d’Alfred, la succession du propriétaire foncier, en Angleterre, se partageait par portions égales entre les enfants. La conquête normande amena le droit exclusif de primogéniture — et au bout d’un demi-siècle la circulation de la propriété foncière avait à peu près cessé. Cependant, dès que la richesse et la population commencent à se développer, nous la voyons se rétablir par degrés ; — parfois nous suivons sa trace sous la forme d’actes du Parlement ; d’autres fois dans l’adoption de certaines règles de tribunaux pour faciliter l’abolition des substitutions — dont nous pouvons peut-être saisir le résultat dans le nombre de petits propriétaires que l’on comptait à l’époque d’Adam Smith.

Jusqu’alors cependant presque toutes les tendances anglaises avaient été pour faire disparaître les obstacles qui s’opposaient à la circulation domestique — en laissant intact le droit des citoyens de quitter le royaume jusqu’à peu d’années avant la publication de la Richesse des nations. À partir de cette époque, cependant, toutes les tendances prennent une direction opposée. — La prohibition de l’émigration est suivie de différentes lois qui interdisent aux mécaniciens de fournir aux nations étrangères un outillage qui pût servir à mettre leurs produits en état de circuler chez elles-mêmes, affranchis de l’obligation d’être apportés aux usines anglaises ou de passer par les mains de marchands anglais ou d’ouvriers anglais. On se proposait d’arrêter la circulation au dehors en arrêtant la circulation intérieure ; et, autant que cela se puisse faire à l’aide des lois humaines, la fin du siècle vit l’opération accomplie.

Soixante-dix ans auparavant, la guerre de 1756 s’était terminée par le traité de Paris ; — elle avait dans son cours établi le pouvoir de l’Angleterre dans l’Inde, doublé l’hypothèque sur la terre et sur le travail du royaume, — et porté le chiffre de la dette nationale de 72 à 146 millions livres sterling. La classe des porteurs d’annuités s’était accrue dans le rapport naturel avec le nombre accru de généraux, d’amiraux et de négociants, — tous gens qui désirent que le travail soit à vil prix et que l’homme, ait peu de valeur. Tous aussi tirèrent profit pour le moment de l’arrêt de la circulation ; — plus le mouvement sociétaire est lent et plus s’accroît la proportion de leurs revenus comparés à celui de la société en masse. La nouvelle dette augmenta de beaucoup le montant déclaré saisissable dans le trajet du producteur au consommateur—et par là s’accrut la proportion du capital flottant au capital fixé, au désavantage à la fois de la terre et du travail.

Survint la guerre de 1793, la fin du siècle vit doubler de nouveau le montant de ce qui est déclaré saisissable, — l’intérêt de la dette ayant grossi et passé du chiffre de 10.000.000 de livres à celui de 20.000.000 de livres. Ce fut alors que l’effet du manque de circulation du travail et de ses produits se manifesta par un accroissement du paupérisme, le manque de subsistances, la consolidation de la terre et l’invention de la monstrueuse, antichrétienne et non philosophique doctrine de l’excès de population. La production de grains, de pommes de terre, de turneps ne croissant qu’en proportion arithmétique, tandis que l’homme se multiplie, selon M. Malthus, en proportion géométrique, il lui sembla que les guerres, les pestes et les famines doivent être un effet de la prévision du Créateur pour corriger ce premier besoin de la nature de l’homme qui le porte à s’associer à l’autre sexe et à contracter ce devoir qui, par-dessus tous les autres, tend à développer les meilleurs sentiments du cœur car il implique la nécessité de pourvoir au soutien d’une femme et d’enfants.

MM. Malthus et Ricardo ont mis en commun leur effort pour établir ce fait que la masse d’aliments serait toujours en raison inverse de la population — abondante quand le chiffre de population est faible, et rare quand le chiffre est élevé. Une population disséminée pourrait, à ce qu’ils enseignent, cultiver les plus riches sols, les marais et les relais de fleuve ; mais une population nombreuse doit recourir aux sols pauvres, — par conséquent ceux des régions montagneuses. Le pouvoir de faire des épargnes et par là d’accumuler un capital doit constamment diminuer, et des milliers d’individus se trouver nécessairement réduits « à mourir de faim. La stérilité constamment croissante de la terre étant l’obstacle contre lequel l’homme trouve partout à lutter, il s’ensuit fatalement que d’année en année il est de plus en plus esclave de la nature et de ses semblables. » En suivant cette vue on en viendrait presque à affirmer que le capital et le travail employés au transport des marchandises « et à les diviser en minimes portions pour les adapter aux besoins du consommateur sont réellement aussi productifs que s’ils étaient employés dans l’agriculture et les manufactures[37], » et — peut-être en effet davantage, les terres de meilleure qualité étant bientôt épuisées, — « tandis que des machines et des vaisseaux à vapeur, le dernier sera tout aussi efficace pour produire de l’utilité et épargner du travail. »

Nous avons ici la glorification du négoce, l’obstacle qui entrave la voie du commerce, et, du moment que cette doctrine est reçue dans l’école anglaise, comment nous étonner de voir que chacun des pas qui suivent tend dans la même direction : accroître la puissance du négoce et bientôt arrêter la circulation ?

Depuis lors jusqu’à aujourd’hui, l’histoire d’Angleterre n’est qu’une suite non interrompue d’efforts pour accroître la proportion du capital flottant au capital fixé, ce qui est précisément le symptôme d’une civilisation en déclin. Plus on aura besoin de navires, — plus le roulage transportera de marchandises, — plus il s’écoulera de temps entre la production et la consommation — et plus sera lente, par conséquent, la circulation entre le producteur de l’aliment et celui qui demande à le manger, — plus il en adviendra, nous assure-t-on, de prospérité pour tous. Comme résultat infaillible la terre se consolidera de plus en plus, — le petit propriétaire disparaîtra et sera remplacé par le mercenaire, — le négociant et le rentier deviendront de plus en plus les maîtres de la population, — l’état de guerre deviendra la condition plus habitude de la société. La nécessité d’arrêter, dans son trajet vers le consommateur, la propriété produite et, par conséquent, de pourvoir à l’entretien de flottes et d’armées, deviendra d’année en année plus urgente[38].

Que le rapport du capital fixé s’élève, et le pouvoir d’association s’accroît, ainsi que le développement de l’individualité, et la rapidité du mouvement de la machine sociétaire, — dont la base s élargit en même temps que le sommet gagne en élévation. Que s’élève, au contraire, le rapport du capital flottant, l’effet inverse est produit : le pouvoir d’association décline, la base de la société se rétrécit, le mouvement perd en vitesse et le pouvoir d’accumuler diminue. De fréquentes révolutions monétaires amènent l’incertitude dans la demande de travail et des produits du travail, ce qui enrichit encore plus les riches, tandis que ceux qui ont de la force musculaire ou intellectuelle à vendre manquent de pain. À aucune époque il n’y a eu de si grandes fortunes individuelles que de nos jours ; jamais les ouvriers anglais n’ont plus complètement échoué que dans leurs dernières tentatives pour obtenir un accroissement de salaire, qui corresponde au prix plus élevé qu’ils payent pour les différentes nécessités de la vie. L’inégalité croît de jour en la séparation entre les classes supérieures et celles inférieures de la société devient plus complète à mesure que la terre se consolide davantage et qu’elle est de plus en plus grevée d’hypothèques, de substitutions, de constitutions de rente. La politique du pays étant basée sur l’avilissement du prix des matières premières, et ces matières étant toujours à vil prix dans les pays à l’état de barbarie, le lecteur voit tout d’abord que chaque pas dans cette voie conduit à la barbarie. Il était donc tout naturel que le pays qui suit une telle politique fût appelé à donner naissance aux doctrines antichrétiennes et extravagantes de l’école Ricardo-Malthusienne.

§ 9. — La circulation s’accélère en raison de la tendance au rapprochement entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées. Cette tendance s’accroît dans tous les pays qui se guident d’après Colbert et la France ; elle décline dans tous ceux qui suivent les doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne.

La voie de la civilisation est celle où l’on a pour but le rapprochement mutuel des prix respectifs des matières premières et des utilités achevées, — qui est toujours accompagné d’une élévation dans le prix du travail et de la terre, — une élévation dans le rapport du capital fixé au capital flottant — et un accroissement dans la rapidité de la circulation. D’après quoi une politique basée sur l’avilissement du prix des matières premières à fournir aux manufactures, — l’alimentation, la laine et le travail[39], doit tendre à la barbarie et à l’esclavage, comme le lecteur peut s’en assurer par le diagramme suivant :

En allant de haut en bas, nous trouvons élévation continue dans les prix de la terre et du travail, - diminution dans la nécessité des services du négociant, — diminution dans la part des produits du travail qui lui est assignée comme rémunération de ses services, — extension de la culture sur les sols plus riches, — activité incessante de circulation, — accroissement du pouvoir de l’homme — le propriétaire libre prenant la place qui fut occupée d’abord par l’être, misérable esclave de la nature et de ses semblables. C’est le mouvement en avant de l’être fait à l’image de son Créateur et doué des facultés qui distinguent l’homme.

Rebroussons de bas en haut, nous trouvons l’inverse : la terre dont la valeur décroît, — le négociant qui prélève une part plus forte, la terre qui se consolide, — la circulation en déclin, — l’homme de plus en plus esclave, — la population libre disparaissant par degrés, à mesure que s’abaisse le rapport du capital fixé au capital flottant qui sert d’instrument au négociant. C’est le mouvement à reculons de l’animal humain dont il est question dans l’école Ricardo-Malthusienne ; celui qu’il faut nourrir, — qui procrée — et qui a besoin que le fouet du collecteur d’impôts le stimule au strict exercice des facultés dont il a été doué[40].

Le premier représente la marche de toutes les sociétés anciennes et modernes, à mesure que la circulation gagne en rapidité et qu’elles ont grandi en civilisation, en richesse et en puissance réelles. Le dernier représente la marche de toutes celles qui ont décliné, — chez lesquelles la terre s’est consolidée, — la circulation s’est ralentie et l’homme a marché vers l’esclavage.

Si nous regardons à l’entour de nous, à l’époque actuelle, nous trouvons dans les pays dont la politique est en harmonie avec celle de Colbert, et qui, par conséquent, prennent exemple sur la France, tous les phénomènes ci-dessus mentionnés : — division de la terre, — rapport croissant de la propriété fixée, — circulation qui gagne en vitesse — et l’homme qui gagne en liberté. Prenons maintenant l’Irlande, l’Inde, la Jamaïque, le Portugal et la Turquie, — les pays qui suivent la direction indiquée par les économistes de l’Angleterre, — nous trouvons les phénomènes contraires : — la terre qui perd en valeur, — la propriété fixée dont la proportion décroît, — la circulation qui se ralentit — et l’homme qui perd de sa liberté chaque jour. Dans les premiers l’homme croit en individualité, et la société croit en force et en puissance. Dans les derniers l’esprit humain tourne au rachitisme, et les sociétés s’affaiblissent, et la paralysie s’étend sur elles d’année en année.

Devant tous ces faits, nous sommes amenés d’une manière irrésistible à conclure que le progrès des sociétés vers la richesse, la force et la puissance, et le progrès de leurs membres en moralité, intelligence et bonheur, est en raison inverse de la proportion de la terre occupée à la population occupante, —— la tendance à la civilisation étant en raison directe du pouvoir d’association et de combinaison. Et c’est la conclusion à laquelle les penseurs avaient été généralement amenés il y a déjà un siècle. Jusque-là on avait regardé l’accroissement de richesse et de force comme inséparablement lié à l’accroissement de population. — Toute l’Europe s’accordait à croire avec Adam Smith que le signe le plus certain de la prospérité d’un pays était l’accroissement du nombre d’habitants[41]. Le docteur Smith, en conséquence, regardait, comme avantageux à un pays, « que le travail y fût libéralement rémunéré ». — En même temps, dans le cours de son ouvrage, il dénonce le système basé sur l’idée d’avilir le prix des produits bruts de la terre, et par là de conduire à l’esclavage l’homme par le travail de qui ces produits s’obtiennent.

Tenant l’agriculture en haute estime, et la regardant comme la plus noble des professions, ce qu’elle est en effet, il ne sympathisait nullement avec ceux de ses contemporains qui cherchaient à fonder le négoce par des mesures qui conduisent à sacrifier les intérêts à la fois de l’artisan et du laboureur. Cherchons-nous une énergique dénonciation de toutes les doctrines anglaises modernes concernant la terre et le travail, lisons la Richesse des nations, un ouvrage capital, dont l’école Malthusienne a pris soin d’adopter tout ce qu’il peut contenir d’erreurs, en rejetant toutes les vérités.

§ 10. — Tendance du système colonial anglais à produire arrêt de circulation. Ses effets manifestés dans le passé et dans le présent des Etats-Unis.

En allant de haut en bas du diagramme ci-dessus, la circulation gagne en vitesse, — la terre se divise, — l’homme gagne en liberté à mesure que les prix se rapprochent de plus en plus. Prenons dans l’autre sens : la terre se consolide, — l’homme perd de sa liberté à mesure que les prix présentent plus d’écart entre eux, — à mesure que le négociant gagne en pouvoir aux dépens des deux. Les phénomènes que nous présentent les États-Unis appartiennent à la dernière classe, — tendance vers la consolidation de la terre, vers l’extension de l’esclavage, l’avilissement du prix de toutes les matières premières, comparé à celui des produits métalliques de la terre. Quelle est la cause ? nous allons la chercher.

Le système colonial avait pour objet d’arrêter la circulation parmi les colons, dans le but de les forcer à exporter les matières premières, et à les recevoir de l’importation sous la forme de drap et de fer. Franklin comprit fort bien qu’un tel système aboutissait à anéantir la valeur de la terre et de l’homme ; aussi disait-il, en 1771 : « Il est bien connu et l’on comprend que partout où s’établit une manufacture qui emploie un nombre de bras, elle élève la valeur des terres dans tout son voisinage, tant par une demande plus forte et sous la main des produits de la terre, que par l’argent qu’elle attire dans la localité. » Et il ajoute : « Il semble donc que ce soit l’intérêt de tous nos fermiers et propriétaires d’encourager notre industrie naissante de préférence à l’industrie étrangère, importée chez nous des pays lointains. » Et c’était alors l’opinion la plus généralement dominante dans le pays ; ce fut elle qui décida le mouvement révolutionnaire, bien plus que la taxe sur le thé, ou l’impôt du timbre.

L’indépendance conquise, la nécessité de se soumettre au système disparut. Et cependant l’habitude de la soumission, en se continuant, eut pour résultat qu’à de légères exceptions près, la politique du pays prit pour but d’assurer les marchés accoutumés pour les matières premières, — manière d’agir qui aboutit fatalement à l’épuisement de la terre, la dispersion de la population, et l’arrêt de la circulation sociétaire. En dépit de cette politique, certaines fabrications prirent lentement racine dans le Nord ; mais, dans les États du Sud, tout essai de ce genre a échoué. Les lois prohibitives ayant réussi à prévenir l’introduction de tout art mécanique, ces États présentèrent partout une faible population, disséminée sur de vastes surfaces, hors d’état de combiner leurs travaux, et épuisant toute leur énergie dans l’effort pour atteindre un marché. La Virginie, le plus considérable de ces États, comprenait 40.000.000 d’acres, et sa population n’était que de 600.000 âmes. Le pouvoir de combiner n’existant pas, on ne pouvait extraire la houille, filer la laine, tisser le drap. Considérant que moins le produit demandé à la terre aurait de volume, moins il coûterait à transporter, le planteur se trouva limité à la plus épuisante de toutes les récoltes, — le tabac. En fait, il vécut sur la vente du sol lui-même, et non sur le produit de son travail. Ils s’appauvrirent, lui et sa terre, et il lui fallut se transporter, lui et les siens, sur des sols plus éloignés, ce qui augmenta d’autant la taxe du transport, et diminua d’autant la rapidité de circulation.

La culture, commençant toujours par s’attaquer aux sols plus pauvres, et les plus riches sols attendant l’accroissement de richesse et de population, ceux-ci sont demeurés intacts. C’est ce qui permet à un Virginien distingué d’affirmer que ses compatriotes trouveraient de grands avantages à imaginer quelque autre système qui s’appliquât aux sols riches, tout en réparant ceux qui sont épuisés. Il en propose un dont les résultats pécuniaires pourraient s’élever, rien que pour la Virginie, à 500.000.000 dollars, — sans compter ce qu’il y aurait de puissance physique, intellectuelle et morale, et le surcroît de revenu qu’il créerait à la République. Il ajoute : « Celle-ci profitera grandement de l’amélioration de l’une, et la dernière en étendue, de ses grandes divisions territoriales, qui était la plus pauvre par sa constitution naturelle, et surtout par une longue culture épuisante, — sa meilleure population étant partie, ou sur le point de partir, le reste tombant dans l’apathie et la dégradation, n’ayant plus d’autre espoir que celui dont chacun parle, d’émigrer d’un pays ruiné, et de renouveler l’œuvre de destruction sur les terres fertiles les plus à l’ouest[42].

La Caroline du Nord est riche en terres non drainées et en friche, où abondent la houille et le fer. Sa superficie dépasse celle de l’Irlande, et pourtant sa population n’est que de 868.000 âmes ; — elle ne s’est accrue que de 130.000 âmes en vingt ans. Dans la Caroline du Sud, les choses ont eu exactement le même cours que dans la Virginie ; cependant cet État, au rapport du gouverneur Seabrook, a des millions d’acres de terre en friche d’une puissance peu commune, qui semblent inviter la population des États planteurs à venir y exercer leurs forces, « Il n’est peut-être pas ajoute-t-il, une seule plante utile à l’homme que ce territoire ne puisse produire. » La marne et la chaux y abondent, des millions d’acres de riches pâturages restent à l’état de nature ; les paroisses du littoral ont d’inépuisables trésors en marais salants, prairies salées, et chaux de coquillages. » Et cependant la tendance à abandonner la terre a été telle, que, dans la période de 1820 à 1840, la population blanche n’a augmenté que de 1.000 âmes, et la population noire de 12.000 ; tandis que l’augmentation naturelle aurait dû être d’au moins 150.000 âmes.

En admettant que la Virginie, à la fin de la révolution, comptât 600.000 âmes, elle devrait avoir aujourd’hui, — sans tenir aucun compte de l’immigration, — 4.000.000 âmes, soit une âme pour dix acres ; et pour quiconque peut apprécier les grands avantages de cet État, il est capable d’en entretenir le triple[43]. Néanmoins, la population totale, en 1856, ne dépassait pas 1.424.000 âmes, — l’augmentation, en vingt ans, n’ayant été que de 200.000, tandis qu’elle eût dû monter à 1.200.000. Qu’est devenue toute cette population ? Vous la retrouvez parmi les milliers d’habitants actuels d’Alabama, de Mississippi, de la Louisiane, du Texas et d’Arkansas. Si vous demandez pourquoi ils sont là, la réponse est simple, a Ils empruntaient à la terre sans jamais lui rien rendre ; elle les a chassés. »

Les hommes, en s’associant et en combinant leurs efforts, sont aptes à mettre en activité tous les immenses et divers pouvoirs de la terre:— plus l’association sera nombreuse, plus la terre acquerra de valeur, et plus le travail sera demandé, — plus leurs prix s’élèveront, — et plus l’homme gagnera en liberté. Qu’ils viennent, au contraire, à s’isoler, la valeur de la terre tend à décroître, le travail perd en valeur, et l’homme perd en liberté. Veut-on remonter à la cause finale de l’existence domestique de la traite d’esclaves, on n’a, ce nous semble, qu’à remonter aux causes qui ont épuisé la terre. En les cherchant, nous trouvons dans les livres des écrivains anglais « que le système d’agriculture qui coïncide d’ordinaire avec l’emploi du travail-esclave, est essentiellement épuisant; — et pour conclusion : que l’esclavage était la cause du déclin de l’agriculture. Comme d’habitude, cependant, il y a en interversion de la cause et l’effet. — C’est l’agriculture en déclin qui fait que s’étend l’esclavage. Pour en avoir la preuve, il suffit de considérer l’Irlande, la Turquie, le Portugal, ou tout autre pays dans lequel la diversité de professions n’a pu éclore ou a cessé d’exister, par suite d’un système tendant à séparer le consommateur du producteur. Dans tout pays de ce genre, — la circulation étant nécessairement lente, il est tout à fait impossible qu’il y ait santé physique, comme il arriverait pour le corps humain dans une condition semblable. Plus la circulation est rapide, et plus il se trouvera toujours de santé dans tous deux.

Ce n’est pas l’esclavage qui produit l’épuisement du sol ; mais l’épuisement du sol qui fait que l’esclavage continue. Le peuple anglais s’est élevé de l’esclavage à la liberté à mesure que la terre a été rendue plus productive, — une plus grande population trouvant dès lors à subsister sur la même surface de territoire ; et c’est à mesure que la terre a gagné en valeur qu’ils ont gagné en liberté. Il en a été de même chez tout peuple capable d’acquitter ses dettes envers la terre nourricière, pour avoir eu le marché sous sa main. Il n’est pas, au contraire, de pays dans le monde où les hommes aient été dénués du pouvoir d’améliorer leur terre sans que l’esclavage n’y soit maintenu, — devenant de plus en plus intense à mesure que la terre s’est épuisée de plus en plus. C’est à l’état d’isolement qui s’y est perpétué qu’il faut attribuer la pauvreté et la faiblesse de la partie sud de l’Union.

À la fin de la révolution, les nouveaux États à esclaves comptaient une population de 1.600.000 âmes, répandue sur 120.000.000 acres de territoire, soit quatre-vingt acres par tète. En 1850, les chiffres étaient : 8.500.000 âmes, sur un territoire de plus de 1.000.000.000 acres, — soit de plus décent acres par tète. Comme la circulation y languit à un degré à peine concevable, la production totale est insignifiante, ainsi qu’on le voit par l’estimation, pour 1850, qu’a donnée un journal du Sud tout à fait honorable.
Coton 105.600.000 dollars  
Tabac 15.000.000
Riz 3.000.000
Pour avitailler la marine 2.009.000
Sucre 12.396.150
Chanvre 695.840 138.691.990 [44]
--------------
Ajoutons pour nourriture une égale somme de 138.691.990
Et pour tous autres produits 22.616.020
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Nous avons pour total 300.000.000

Pour l’ensemble de toute la production d’une population de huit millions et demi d’âmes, soit 35 dollars par tête. Prenons maintenant pour la production totale de l’Union le chiffre de 3.600.000.000, nous avons pour la population du Nord dont le chiffre est 14.500.000 âmes, une production de 3.000.000.000 dollars, soit près de sept fois autant par tète. Dans Tune de ces populations, — qui n’a d’autre travail que celui d’épuiser le sol et qui vit sur la vente du sol lui-même, la circulation est lente et il y a déperdition de travail. Dans l’autre la circulation est quelque peu plus rapide, — le travail est à un certain point économisé.

Plus la circulation est lente et plus il y a tendance à l’esclavage ; ce qui explique le développement que prend l’esclavage. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que le planteur fût poussé à payer ses dettes à la terre, ce qu’il ne peut tant qu’il devra recourir à un marché lointain. Toute évidente que soit cette vérité, les Anglais distingués félicitent leurs concitoyens de mettre en œuvre le système du libre échange, de détruire les manufactures indigènes de la Caroline et des autres États du sud, en les forçant ainsi à exporter le coton à l’état de denrée brute. Il n’y a que peu d’années, la Géorgie promettait de devenir un des principaux foyers du monde pour les manufactures du colon. En ce moment elle arrive si rapidement à exporter sa population ; qu’à côté de tous les avantages naturels, cette population ne s’est accrue, dans les cinq dernières années, que de 3 %. De là l’existence d’un commerce domestique d’esclaves qui blesse les sentiments de tout chrétien ; et de là, la discorde entre les parties nord et sud de l’Union.

Que l’esclavage, avec ses conséquences : la violation des droits des parents et des enfants, sa tendance naturelle à tout oubli de la sainteté du lien du mariage, provienne de l’épuisement de la terre, il n’y a pas à en douter. Que celui-ci à son tour provienne de la nécessité de dépendre des marchés lointains, cela est tout aussi certain. L’homme qui doit aller au loin avec ses produits, ne peut cultiver les pommes de terre, le foin et les turneps. Il doit récolter des denrées moins encombrantes, le blé, le coton, — il enlève à son sol tous les éléments dont elles sont composées, et puis l’abandonne[45]. Forcé ainsi de jouer son existence sur le succès d’un seul genre de récolte, il se trouve dans la privation complète du pouvoir de s’associer avec ses semblables pour des opérations de drainage, ou pour tout autre qui l’assurerait contre les risques qui naissent de la variation du temps. Tant qu’il n’est lui-même que l’esclave de la nature, la conséquence fatale pour le travailleur est d’être partout l’esclave de son semblable.

Plus le planteur est dans la dépendance des marchés étrangers, et plus sa production tend à décroître en quantité, — et le prix tend à s’avilir, — et plus il y a tendance à l’épuisement du sol, à l’expulsion de la population, et au décroissement de rapidité de circulation.

Ce que nous venons de constater pour les États du Sud est généralement vrai pour toute l’Union. Au commencement du siècle, sa population totale était de 5.300.000 âmes, — ce qui donne le chiffre moyen de 6.47 par mille carré. Un demi-siècle après, le chiffre a quadruplé, — il monte à 23.190.000 âmes. Le territoire cependant s’étant accru dans la même proportion, la densité de population n’a que peu changé, — elle est de 7.90 par mille. Dans la première période, le territoire occupé s’étendait peu au-delà de la chaîne des Alliganys, — le territoire non occupé se trouvant dans la même proportion à peu près qu’aujourd’hui. Si l’on tient compte de la faible différence qui peut exister, la densité de population n’est certainement pas moitié plus forte qu’il y a un siècle. La poli tique du gouvernement ayant adopté le système d’exporter ses denrées premières, — d’épuiser le sol, — disséminer la population, — amoindrir le pouvoir d’association, — dépendre de plus en plus de la navigation, du roulage » des wagons et des machines des chemins de fer, on en voit les résultats dans ces faits : que la population rurale d’un état comme New-York, avec tous ses immenses avantages est en déclin ; que la terre s’y consolide de plus en plus ; que le pouvoir d’y entretenir des écoles et des églises s’affaiblit, — par suite de la centralisation qui s’accroît constamment, tandis que diminue constamment la rapidité de la circulation sociétaire, et que s’accroissent constamment aussi le paupérisme et la criminalité. Telles sont les conséquences nécessaires d’un système qui s’oppose au développement des arts mécaniques, et entrave ainsi le développement des forces de la terre et de l’homme qui la cultive. L’Ohio, un État qui, il y a un demi-siècle était un désert, suit rapidement la même direction, par la raison qu’avec des richesses considérables en houille et en charbon au sein de son territoire, la population est forcée de s’adresser au dehors pour le drap et le fer, — et qu’elle les paye par la vente de tous les éléments du sol qui entrent dans la composition de ses denrées premières.

§ 11. — Élévation dans les États-Unis de la proportion du capital mobile, et ralentissement de circulation qui en est résulté. Ils tombent de jour en jour davantage sous la dépendance de l’impulsion du trafiquant.

À chaque nouveau pas vers la dispersion, la population tombe de plus en plus dans la dépendance de l’homme du négoce, et nécessairement s’accroît la proportion du capital mobile au capital fixé. Toutes les tendances du système des États-unis étant dans cette direction, la population devient d’année en année plus nomade, d’où il suit que le capital mobile comparé à la masse entière, y est, nous l’avons déjà vu, dans une proportion plus grande que chez aucun autre peuple qui prétend passer pour civilisé. Cette voie aboutit à la circulation lente, la démoralisation, l’esclavage et la barbarie. Pour que la circulation soit rapide, il faut que les hommes se rapprochent de plus en plus, — que la terre soit amendée, — que les sols fertiles soient soumis à la culture ; or, pour tout cela il faut la diversité des professions qui tend au développement des pouvoirs de l’HOMME.

Comme la tendance générale de la politique des gouvernants de l’Union a été tout juste au rebours, nous voyons le monde scandalisé d’entendre répéter chaque jour que a la société libre a fait faillite, qu’elle est une chimère, » — et que la forme la plus parfaite de société est celle où le travailleur est l’esclave de celui qui vit par le trafic exercé sur les produits de la sueur et du travail d’autres êtres créés comme lui à l’image de leur Créateur, et ayant un droit égal au sien de réclamer la libre application de leurs forces de la manière qui peut sembler la plus convenable pour les mettre en état de s’entretenir eux, leurs femmes et leurs enfants. La croyance que l’esclavage est d’origine divine doit naître et se fortifier dans toute société ou le trafic acquiert du pouvoir aux dépens du commerce.

§ 12. — Plus la circulation s’accélère, plus il y a de force produite. Accroissement de force dans tous les pays qui suivent l’enseignement de Colbert ; déclin dans tous ceux qui adoptent les doctrines de l’école anglaise.

Plusieurs écrivains, tant Anglais que Français, ont nié les avantages qui découlent de la division de la terre. — Les progrès de l’agriculture, nous disent-ils, montrent le bénéfice à tirer de sa consolidation. La question roule sur une coquille de noix. Le meilleur système est celui qui développe le mieux la rapidité de circulation, — car il est celui qui donne la plus grande somme de force. Sur la terre divisée, chaque petite ferme devient un fond d’épargne pour le travail, applicable à l’instant avec profit. Sur la terre consolidée, le journalier remplace le petit propriétaire avec une perte continue de force. — En effet, nous avons dès lors le travailleur donnant au cabaret un temps qu’il aurait donné à sa petite ferme ; — le grand fermier épargnant sur le produit de ses récoltes de quoi acquitter son fermage ; — et le maître dépensant son revenu à acheter des chevaux et des chiens, tandis que sa terre reste improductive faute d’amendements. Dans ces circonstances la circulation perd de jour en jour en vitesse, et la force décline. La terre se consolide dans l’Inde, en Irlande, à la Jamaïque, au Portugal, en Turquie, les plus faibles sociétés du monde. Elle se divise de plus en plus, et la circulation gagne en vitesse en France, en Belgique, au Danemark, en Suède, en Allemagne, en Russie, les sociétés de l’Europe qui sont en progrès. Jusqu’à ce que l’on ait démontré qu’il existe une loi pour l’Angleterre et une autre loi pour tout le reste du monde, il faut admettre que plus est rapide la circulation de la propriété fixée, et plus la force sera grande.

§ 13. — Désaccord entre Adam Smith et les économistes anglais modernes. L’un regarde le commerce comme le serviteur de l’agriculture, les autres visent à faire du trafic le maître du mouvement sociétaire.

On nous dit : sans capital point de progrès possible. Mais, est-ce que ce capital qui est si fort exigé ? Le petit propriétaire se nourrit lui et sa famille, — il consomme du capital. L’acte de produire devient, chez lui, un acte de consommation — c’est un fond pour reconstruire le capital musculaire et intellectuel, résultat de la consommation précédente. « Cet ordre de choses qui est en général établi par la nécessité, quoique certains pays puissent faire exception, se trouve en tout pays fortifié par le penchant naturel de l’homme. Si ce penchant naturel n’eût jamais été contrarié par les institutions humaines, nulle part les villes ne se seraient accrues au-delà de la population que pouvait soutenir l’état de culture et d’amélioration du territoire dans lequel elles étaient situées[46]. On aurait vu partout l’artisan et le laboureur se placer auprès l’un de l’autre là où la nourriture était à bon marché, il y eût eu économie de force et capital créé, « tandis que la beauté de la campagne, les plaisirs de la vie champêtre, la tranquillité d’esprit dont on espère y jouir, et l’état d’indépendance qu’elle procure réellement, partout où l’injustice des hommes ne vient pas s’y opposer, auraient présenté ces charmes plus ou moins séduisants pour tout le monde. » De la sorte chaque lieu sur la terre eût été un marché pour les produits de la terre. « Le marché domestique le plus important de tous, celui qui donne le plus de profits à égalité du capital employé, — celui qui a créé la plus grande demande de travail, car il crée la plus grande offre de choses à échanger et accroît ainsi la circulation, — n’en serait pas arrivé à être considéré ainsi qu’il l’est aujourd’hui comme subsidiaire au commerce étranger[47]. » Voilà ce qu’enseigne Adam Smith ; aussi est-il impossible de lire son livre sans un sentiment d’admiration pour l’homme qui a vu si nettement et de si bonne heure, la politique la plus propre à développer la prospérité, la moralité, la force et l’indépendance tant chez l’homme que chez les nations. Convaincu de l’avantage qui résulte de la division de la terre, il indique nettement la marche pour atteindre le but. « Sympathisant avec le petit propriétaire, qui est familier avec chaque partie de son petit domaine, qui le voit avec l’affection qu’inspire naturellement la propriété, surtout la petite, et qui fait sa joie de la cultiver et même de l’orner, il ne pouvait manquer de sentir, que le petit propriétaire est, de tous les améliorateurs, le plus industrieux, le plus intelligent et celui qui réussit le mieux[48]. » Il aurait dû ajouter, celui à qui le monde est le plus redevable quant à la création de capital.

Supposer que la terre demande le capital est une erreur. La terre est la grande donatrice, — tout ce qu’elle demande en retour c’est que l’homme, quand il en a fini avec ses dons, les lui restitue, et par là, la mette en état de se montrer encore plus libérale à la première occasion. Le tenancier anglais ne peut améliorer sa terre comme il le ferait, si elle lui appartenait. Il lui faut mettre de côté la rente à servir au propriétaire. C’est ce temps d’arrêt de la circulation qui induit le dernier à s’imaginer qu’il donne à la terre lorsqu’il y fait des amendements, tandis que c’est constamment la terre qui est libérale envers lui. Si le tenancier avait été le propriétaire de la machine maltraitée, il lui aurait donné le double, sans la débiter, — au contraire, en la créditant — de la part qu’il retient pour sa consommation personnelle. Lorsqu’un propriétaire anglais parle de dépenser cinq ou dix livres par acre, cela sonne bien, cela semble énorme ; mais, comme d’ordinaire, la grandeur réelle est en raison inverse de l’apparence. L’homme qui cultive sa propre terre y applique le double — en agissant d’année en année insensiblement ; et la terre devient deux fois plus productive dans on cas que dans l’autre. La nature accomplit toutes ses opérations lentement, sans bruit, mais d’une manière continue ; plus l’homme imite son exemple et plus il a raison. L’homme qui amende sa propre terre agit avec un long levier, qui exige peu de force ; le maître du tenancier travaille avec un court levier — qui exige beaucoup plus de force pour produire le même effet…

Le système entier du docteur Smith vise à accroître le pouvoir d’entretenir commerce en développant chez l’homme le pouvoir de satisfaire l’instinct naturel qui le pousse à s’associer à ses semblables. Le système de ceux qui sont venus après lui vise, ainsi qu’on le voit, à accroître la nécessité du négoce et à diminuer le pouvoir de combinaison entre les hommes. Dans l’école de l’un le commerce est regardé comme le serviteur de l’agriculture. Dans l’autre école le trafic est le maître. Dans les sociétés qui suivent la première voie, la distribution de ce qui provient du travail devient de jour en jour plus équitable et l’homme gagne en liberté ; dans celles qui suivent l’autre voie, elle devient moins équitable et l’homme marche à l’esclavage.

§ 14. — Plus la circulation s’accélère, plus l’équité règle la distribution. Identité des lois physique et sociale.

Dans le monde physique, il faut le mouvement pour engendrer la force. Le mouvement lui-même est une conséquence de la chaleur. Il en doit être ainsi dans le monde sociétaire, — car la loi physique et la loi sociale ne font qu’une seule et même loi. D’où Tient cependant la chaleur à laquelle ce monde sociétaire doit son mouvement et sa force ? La réponse se trouve dans l’importante vérité, qu’on vient de constater tout récemment, que le mouvement engendre la chaleur, comme à son tour la chaleur engendre le mouvement[49].

Plus il y a mouvement, plus il y a chaleur ; et plus il y a chaleur, plus il y a vitesse et force. Voulons-nous voir l’application de ce principe si simple à la science sociale ? Revenons au diagramme donné ci-dessus. Nous trouvons à la gauche absence totale de mouvement, de chaleur et de force. À mesure que nous avançons vers la droite, nous voyons accroissement de tout cela jusqu’à ce qu’enfin, arrivant aux États de la New-England, nous trouvons plus de mouvement et de chaleur que dans toute autre partie du continent occidental, et une plus grande somme de force. Traversons l’Atlantique, nous trouvons la combinaison du tout dans la France et dans l’Allemagne, tandis qu’au Portugal et en Turquie il n’existe ni mouvement, ni chaleur, ni force. Comparons l’Auvergne avec la Normandie, — les hautes terres de l’Écosse avec les basses terres, — ou Castille et Aragon avec la Biscaye, nous obtenons précisément le même résultat : circulation lente, chaleur et force à peine appréciables dans les premiers ; tandis que le tout abonde dans les autres. La raison nous sera facile à comprendre après la lecture des quelques lignes que nous allons citer au sujet des propriétés latentes de la matière.

« Toute molécule de matière, ou tout groupe de corps, liés ensemble n’importe comment, qui est en mouvement, ou peut entrer en mouvement sans assistance extérieure, possède ce qu’on appelle l’énergie mécanique. L’énergie de mouvement peut s’appeler « énergie dynamique » ou énergie actuelle. « L’énergie de la matière an repos, en vertu de laquelle elle peut être mise en mouvement, est appelée énergie potentielle ; ou généralement le pouvoir moteur existant parmi les différentes molécules de matière, en terme de leurs positions relatives, est appelé énergie potentielle. Voici quelques exemples propres à montrer l’usage de ces expressions et à faire comprendre les idées de quantité d’énergie, et de conversions et transformations. Une pierre suspendue, un réservoir élevé d’eau a une énergie potentielle. Que la pierre vienne à tomber, son énergie potentielle est convertie en énergie actuelle pendant sa descente ; elle existe entièrement comme énergie actuelle de son propre mouvement au moment où elle va frapper le sol, et elle est transformée en chaleur au moment où elle vient se poser sur le sol. Lorsque l’eau coule dans un canal en pente, son énergie potentielle se convertit graduellement en chaleur par le frottement de ses molécules l’une sur l’autre, et le fluide s’échauffe d’on degré Fahrenheit par chaque fois 722 pieds de chute. Deux parcelles de matière à distance l’une de l’autre ont une énergie potentielle de gravitation ; mais il y a aussi une énergie potentielle dans les molécules contiguës d’un ressort que l’on bande ou dans la corde élastique que l’on tend. Il y a énergie potentielle de la force électrique dans toute distribution d’électricité, ou parmi tout poupe de corps électrisés. Il y a énergie potentielle de la force magnétique, entre les différentes molécules de l’acier magnétique ; ou entre les différents aciers magnétiques, ou entre un aimant et un corps de toute substance conductrice ou non conductrice du fluide magnétique. Il y a énergie potentielle de la force chimique entre deux substances qui ont ce qu’on appelle de l’affinité l’une pour l’autre ; par exemple entre le combustible et l’oxygène, entre nos aliments et l’oxygène, entre le zinc dans une batterie galvanique et l’oxygène. Il y a énergie potentielle de la force chimique entre les différents ingrédients de la poudre à canon et du coton-poudre. Il y a énergie potentielle de ce qu’on peut appeler la force chimique parmi les molécules du phosphore doux qui subit la transformation amorphe en phosphore rouge ; et parmi les molécules du soufre lorsqu’il passe de la cristallisation en prismes à celle en octaèdres[50] »

L’énergie potentielle existe partout dans la nature et attend le commandement de l’homme. Pour la développer il commence par résoudre les composés en leurs différentes parties, — individualisant leurs éléments divers et par là produisant mouvement, chaleur et force. Plus que partout ailleurs du monde matériel, l’énergie potentielle se trouve dans l’homme, — l’être placé à la tête de la nature et doué de pouvoirs qui lui permettent de la diriger dans ses opérations de manière à développer les forces latentes qui abondent tellement partout. Cependant son énergie comme celle de la matière organique existe à l’état latent, il lui faut pour qu’elle se développe chaleur et mouvement. Pour qu’il puisse y avoir mouvement, il faut que s’effectue dans la société la même décomposition que l’homme cherche à opérer dans l’eau lorsqu’il veut obtenir de la vapeur. Cette décomposition résulte de la combinaison de l’homme avec ses semblables, — l’individualité croissant toujours en raison directe de l’aptitude de chaque homme, pris un à un, à appliquer sa personne dans la direction la mieux calculée pour mettre en action l’énergie potentielle dont il est doué. Pour que naisse la combinaison et que l’individualité se développe, il faut la différence de profession, — l’artisan venant prendre place à côté du laboureur.

Partout dans le monde, le développement de l’énergie humaine est en raison de l’existence de ces diversités nécessaires pour constituer une société parfaite qui fasse un corps et exerce au loin dans le monde cette individualité complète, qui caractérise l’HOMME proprement constitué, — la rapidité de circulation étant en un rapport qui correspond au développement de la puissance humaine. « Plus un être est parfait, dit Goethe, et plus il offre de diversité dans ses parties[51]. » En Irlande, dans l’Inde, en Turquie, au Portugal, à la Jamaïque, et à la Caroline, toutes les parties se ressemblent ; d’où il suit que l’énergie potentielle reste latente, — que la circulation est lente, que la population reste dans l’esclavage. En France, en Espagne, dans l’État de Massachusetts, il y a diversité grande, d’où suit : un développement croissant de jour en jour des forées de la population, — une circulation qui gagne en rapidité, — une population qui gagne en liberté.

Dans le monde physique, la vitesse accélérée de mouvement donne lieu à une distribution plus parfaite de la force parmi les différentes parties, — produit plus de santé, plus de manifestation de force. Il en est de même, dans le corps social, comme nous aurons occasion de le voir. — La distribution des produits du travail s’y rencontre plus équitable, et l’action sociétaire plus saine, en raison directe de l’accroissement de vitesse de la circulation. Regardez partout où il vous plaira, et vous trouverez dans tout l’univers la manifestation de ces grandes lois établies pour régir la matière sous toutes ses formes, — chaleur, mouvement et force se rencontrant partout en raison directe du développement d’individualité et du pouvoir d’association et de combinaison.

Si cependant nous revenons à MM. Malthus et Ricardo, nous trouvons le contraire. — Chez eux l’homme devient de plus en plus esclave de la nature, à mesure qu’il grandit en pouvoir de combinaison avec ses semblables, — et la distribution s’empreint de plus d’inégalité et d’injustice à mesure que les sociétés grandissent en richesse.


CHAPITRE XLI.

DE LA DISTRIBUTION.


I. — Des salaires, — du profit, — et de l’intérêt.

§ 1. — Salaires, profits, intérêt. Large quote-part assignée an capital dans le premier âge des sociétés.

Le capital — l’instrument à l’aide duquel l’homme acquiert le pouvoir d’approprier à son service les forces de la nature, est un résultat de l’accumulation d’efforts intellectuels et physiques du passé. Avant d’être abattu, l’arbre possédait déjà tout ce qui le rendait propre à servir aux desseins de Crusoé, mais cela à l’état latent ; et la situation se prolongea pendant des années d’un effort constant, mais inefficace de celui-ci, pour acquérir le pouvoir de diriger les qualités de l’arbre vers le but de le porter sur l’eau.. La fibre nécessaire pour son arc avait possédé de tout temps la capacité de rendre service ; mais sans un exercice de cet effort intellectuel dont l’homme seul est capable, l’arc n’eut point été fait, — les propriétés du bois et de la fibre continuant à rester latentes. Une fois fait, grande était sa valeur, — car il avait coûté un travail sérieux, — faible était son utilité, car il ne se prêtait qu’à une faible besogne.

Vendredi n’avait pas de canot, et n’avait pas acquis le capital intellectuel nécessaire pour produire un tel instrument. Si Crusoé en eût possédé un et que Vendredi eût désiré l’emprunter, le premier eût pu répondre : « Pour trouver beaucoup de poisson, il faut s’éloigner un peu du rivage, il est rare dans notre voisinage immédiat. Sans le secours de mon canot, vous vous donnerez beaucoup de mal pour obtenir à peine de quoi subsister, tandis qu’avec lui, eu une demi-heure, vous prendrez assez de poissons pour suffire à nous deux. Donnez-moi les trois quarts de ce que vous prendrez, vous aurez le reste pour votre usage. Voilà qui vous assure une ample nourriture, — et vous laisse encore beaucoup de temps pour l’employer à vous faire une meilleure habitation et à mieux vous vêtir. »

Bien qu’elle pût sembler dure. Vendredi eût accepté l’offre. — Il eût gagné un profit — à l’aide du capital de Crusoé, tout en payant cher pour l’usage. La réflexion cependant l’eût bientôt conduit à voir que s’il pouvait devenir lui-même propriétaire d’un canot, il garderait tout le produit — et que sa nourriture qui lui coûtait aujourd’hui douze heures de travail ne lui en coûterait plus que trois. Stimulé par cette idée, et désireux d’utiliser le temps et la force déjà économisés, il traite en outre avec Crusoé pour l’usage de sa hache, — laquelle lui sert avec le temps à devenir possesseur d’un canot. Tous les deux sont maintenant capitalistes et leurs conditions se sont beaucoup rapprochées, malgré les avances qu’ait pu faire Crusoé. D’abord sa richesse était 10, et celle de Vendredi 0 ; le premier possède aujourd’hui 40, mais le dernier a acquis 5 ou même 10. La tendance à l’égalité est donc ainsi une conséquence naturelle de l’accroissement de la richesse, qui met l’homme à même de substituer la force intellectuelle à celle qui n’est que musculaire. Quelque accroissement de son pouvoir sur la nature n’est qu’une préparation pour se mouvoir et progresser dans la même direction. — Les forces qui naguère faisaient obstacle à sa marche viennent graduellement se concentrer sous sa main et l’aider à en soumettre d’autres, dont le pouvoir plus grand opposait à ses efforts plus de résistance. En ceci donc, comme en toutes ch oses c’est le premier pas qui coûte le plus et qui produit le moins.

Partout le même spectacle : celui de l’homme passant des plus faibles aux plus énergiques instruments de production, — le pauvre colon employant volontiers le charbon de bois à la production du fer, bien qu’il ait autour de lui la houille qui lui rendrait trois fois plus de service en échange d’un travail moindre de moitié. Plus est grande la capacité de rendre service et plus elle s’accompagne d’une résistance à surmonter, qu’il s’agisse de commander aux services soit des hommes, soit des choses. Les lois de la nature sont, comme nous le voyons, d’une vérité universelle — également applicables à l’homme et aux forces données pour son usage par le Créateur.

§ 2. — Le taux de quote-part du capitaliste baisse d’autant que le coût de reproduction diminue.

L’arc a amené, avec lui un pouvoir sur la nature, le premier effet se manifeste dans le pouvoir accru de Vendredi pour avoir la direction de sa propre personne. Ayant du loisir, il le consacre à construire un canot — à l’aide du sel il acquiert plus de loisir encore. Il remploie à faire une hache et une voile. Puis il arrive à pouvoir construire une maison, — car la quantité de travail nécessaire pour reproduire le capital existant et lui donner un développement nouveau, diminue à chaque pas fait en avant. — Les accumulations anciennes tendent constamment à décroître en valeur — tandis que la valeur du travail va constamment croissant en proportion. Il a fallu plus de peine pour imaginer et faire la hache de caillou que pour celle d’airain qui est venue ensuite — et cependant la dernière est un outil bien plus efficace. La hache de caillou a cessé d’avoir aucune valeur, et cependant, dans les premiers âges, ses services étaient estimés valoir les trois quarts de ceux de l’homme qui l’employait. Lorsque vint la hache de fer et d’acier et qu’on l’eût reconnue encore plus efficace, celle d’airain, son tour perdit en valeur. À mesure qu’on acquiert un outil d’un meilleur usage et cela en échange de moins de peine que n’en a coûté celui moins bon, — la valeur des anciens outils décroit de plus en plus. L’intelligence ayant conquis l’empire sur la matière, les grandes forces naturelles se concentrent sous la main de l’homme qui désormais délaisse les premiers outils, — s’il en conserve quelques spécimens, c’est par simple curiosité comme preuve de l’infériorité de ses prédécesseurs qui n’eurent rien que leurs mains pour travailler.

Se mesurant d’après ses produits et ses outils, l’homme s’attribue chaque accroissement d’utilité dans les objets matériels qui l’entourent. Plus s’accroît cette utilité, plus s’élève sa propre valeur, tandis que diminue celle des choses dont il a besoin. À mesure que le coût de la reproduction diminue constamment, il grandit lui-même constamment, — chaque réduction dans la valeur du capital actuel s’ajoutant ainsi à la valeur de l’HOMME.

§ 3. — Loi générale de distribution. La part du travailleur augmente à la fois dans le taux de proportion et en quantité ; celle du capitaliste augmente en quantité et le taux de proportion diminue. Tendance de cette loi à produire l’égalité dans la condition de l’humanité. Son harmonie et sa beauté.

Bien qu’elle ne débitât pas très-vite la besogne, la hache de pierre avait rendu un très-grand service à son propriétaire. Il lui parut évident que l’homme à qui il la prêtait devait lui en payer largement l’usage ; et l’on comprend que celui-ci le pouvait bien faire. Coupant avec elle plus de bois en un jour qu’il n’en eût coupé en un mois sans elle, il eût trouvé avantage à s’en servir, même s’il eût dû ne lui rester qu’un dixième des produits du travail. En obtenant de garder le quarts il trouve une bonne augmentation de son salaire, malgré la forte proportion réclamée comme profit par son voisin le capitaliste.

On invente la hache d’airain, qui fait bien plus de besogne. On demande à son propriétaire de la prêter, — on l’engagea considérer que non-seulement le travail est beaucoup plus productif que par le passé, mais qu’en outre il en coûte moins de travail pour produire une hache, — le capital perdant ainsi de son pouvoir, sur le travail, à mesure que grandit le pouvoir du travail pour la reproduction du capital. Ce propriétaire se borne à demander les deux tiers du prix de l’outil plus efficace — en disant au coupeur de bois. « Vous pourrez faire deux fois plus de besogne, avec cette hache, que vous n’en faites avec la hache de caillou de notre voisin. Si je vous permets de garder un tiers du bois coupé, votre salaire se trouvé encore doublé. L’arrangement se conclut, et voici les résultats comparés de la première et de la nouvelle distribution.


___________ Total de la
production  
Part du
travailleur  
Part du
capitaliste
1re 4 1 3
2me 8 2.66 5.33

La rémunération du travail a plus que doublé, puisqu’il obtient une proportion plus forte dans une quantité qui s’est accrue. La part du capitaliste n’a pas tout à fait doublé, il reçoit une proportion diminuée de cette même quantité accrue. La situation du travailleur qui d’abord était comme un est à trois, est maintenant comme un est à deux, — en outre son pouvoir d’accumuler s’est accru et il est sur la voie de devenir lui-même un capitaliste. Grâce à la substitution de la force intellectuelle à celle qui n’est que musculaire, la tendance à l’égalité commence à se développer.

Vient l’invention de la hache de fer qui donne lieu à une nouvelle distribution — le coût de reproduction ayant de nouveau diminué tandis que le travail a encore pris plus de valeur comparée au capital. Avec le nouvel outil on débite deux fois plus de besogne qu’avec celui d’airain ; et cependant le propriétaire est forcé de se contenter de la moitié du produit.

Voici les chiffres comparés des différents modes de distribution :

______ Total de
production
Travailleur   Capitaliste
1er   4 1 3
2me   8 2.66 5.33
3me 16 8 8

Vient la hache de fer à tranchant d’acier ; le produit double de nouveau, avec diminution du coût de reproduction. Le capitaliste est forcé d’abaisser ses prétentions, — et la distribution s’établit ainsi :

______ Total de
production
Travailleur   Capitaliste
4me 32 19.20 12.90

La part du travailleur s’est accrue, et le produit étant bien plus considérable, il lui revient beaucoup. La part du capitaliste a diminué en proportion ; — mais le produit étant bien plus considérable cette proportion, quoique réduite, donne une augmentation de quantité. Tous les deux ont tiré grand profit d’améliorations successives. Chaque pas de plus dans cette voie donne un résultat analogue : la part proportionnelle du travailleur croit à chaque fois que l’effort devient de plus en plus productif ; — la part proportionnelle du capitaliste décroit constamment en même temps que s’augmente la quantité de la production et que croit la tendance à l’égalité parmi les différentes parties dont la société est composée. Plus le progrès est rapide, plus s’accroît la tendance de l’intellect à acquérir pouvoir sur la matière ; — car la valeur de l’homme comparé au capital s’élève, et celle du capital comparé à l’homme va diminuant. Dans le cours naturel des choses, les travailleurs du présent tendent donc à acquérir du pouvoir aux dépens des accumulations du passé, — et cette tendance existe partout en raison directe de la rapidité de circulation et de l’accroissement qui en résulte dans le pouvoir d’accumulation.

Telle est la grande loi qui régit la distribution des produits du travail, la plus belle peut-être des lois inscrites dans le livre de la science — puisque c’est elle qui établit une harmonie parfaite des intérêts réels et vrais parmi les différentes classes de l’humanité. Bien plus, elle établit ce fait : quelque oppression qui ait pesé sur les masses tombées aux mains de quelques maîtres ; — quelque considérables qu’aient pu être les accumulations par suite de l’exercice du pouvoir d’appropriation ; — quelque frappantes que soient les distinctions qui existent parmi les hommes, — il suffit, pour établir partout l’égalité parfaite devant la loi et pour amener l’égalité dans la condition sociale généralement d’adopter un système qui tende à porter au plus haut degré le pouvoir d’association et le développement d’individualité, — et ce système consiste à observer strictement le respect des droits d’autrui, en assurant ainsi le maintien de la tranquillité, et facilitant le développement de richesse et de population au dehors et à l’intérieur. Plus vite l’homme grandit en pouvoir sur la nature, et mieux il tend à fonder le pouvoir de diriger sa propre personne, — la richesse et le pouvoir marchant ainsi de conserve.

§ 4. — Application universelle de la loi ci-exposée.

La loi que nous venons de donner, à propos du capital converti en haches, est également vraie pour les capitaux de toute autre espèce ; le lecteur le reconnaîtra sans peine. La maison qu’il habite date de très-loin ; elle a coûté beaucoup plus de travail qu’il n’en faudrait aujourd’hui, avec les inventions nouvelles de faire les parquets, de fabriquer la brique et tant d’autres appareils qui épargnent le travail, pour en construire une autre bien supérieure tant en apparence qu’en confortable ; et cette révolution a amené une telle baisse dans la valeur des maisons précédentes, qu’il ne trouverait pas aujourd’hui à vendre la sienne la moitié du travail qu’elle a coûté. S’il lui fallait la prendre à bail, il ne donnerait pas la moitié du loyer qu’on en a payé dans le principe ; et cependant, en raison de l’accroissement de son pouvoir sur la nature, ses propres forces tant physiques qu’intellectuelles lui assureraient une rémunération deux fois plus forte que celle acceptée autrefois. Une preuve de l’avilissement de valeur des vieilles maisons, c’est qu’on les condamne partout comme indignes d’occuper plus longtemps le terrain.

Il en est de même pour l’argent. Brutus prêtait le sien à raison de presque 50 % d’intérêt ; et à l’époque de Henri VIII le taux légal était de dix. Depuis lors il a constamment baissé ; — 4 % est si bien le taux établi, que la propriété s’évalue régulièrement sur le pied de vingt-cinq fois la rente. Et néanmoins les forces de l’homme ont grandi au point que l’homme qui touche un vingt-cinquième peut se procurer deux fois plus d’utilité et de confort que par le passé avec son dixième. Cette baisse opérée dans le prix de l’usage du capital nous fournit la plus haute preuve de la condition améliorée de l’homme. Il est évident que le travail présent devient chaque jour plus productif, — que la valeur de toutes les utilités, en la mesurant sur le travail, est constamment en baisse ; — que le travailleur progresse, en comparaison du capitaliste, — que s’accroît pour lui la facilité de devenir capitaliste — et que s’opère de plus en plus le développement de l’HOMME.

Le taux de l’intérêt dans les pays purement agricoles est toujours élevé, — parce que l’argent y a toujours tendance à aller au dehors. Les quelques mains qui peuvent commander les services de cet instrument le plus puissant, — celui qui met son possesseur à même de choisir parmi les utilités du marché, — ne se désaisissent de cet avantage que si on leur rend une somme plus forte. Le négociant aussi doit avoir de larges profits, — puisqu’il doit renoncer à l’intérêt élevé qu’il pourrait toucher en prêtant son argent, même dans le cas où il n’a pas lui-même à payer un tel intérêt. Bien que les proportion soient élevées, le chiffre touché est peu considérable. — On trouve peu à prêter, et la quantité d’utilités qui se puisse vendre est faible. Avec l’accroissement de richesse et de population, la proportion s’abaisse — et l’intérêt tombe à 5 ou 6 % ; mais le négociant trouve un surcroît d’affaires, si bien que celui qui gagnait à peine sa vie lorsqu’il avait 50 %, s’enrichit avec 10 % ; et son voisin qui opère sur une plus grande échelle fait fortune en se contentant de 1 %. —— Tous obtiennent un bénéfice constamment croissant à mesure qu’ils se contentent de retenir une proportion décroissante de la propriété qui passe par leurs mains.

Il en est de même pour les manufactures. Le tisserand isolé, avec son simple métier, devait avoir la moitié du produit de son travail, autrement il n’eût pu vivre. Viennent l’accroissement de richesse et la facilité accrue de combinaison, des milliers de métiers réunis reçoivent l’impulsion de la vapeur, — et le travail devient tellement productif, qu’un. dixième ou même un vingtième de la production paye largement le capital employé.

Le canot ne porte qu’une faible charge, l’homme qui le conduit prélève une large proportion pour son travail. Le navire qui porte des milliers de tonneaux nous est un bel exemple du pouvoir de l’association ; une douzaine d’hommes font avec lui ce qui exigerait des milliers d’hommes réduits à se servir de canots ; qu’en résulte-t-il ? Le propriétaire du navire est mieux rémunéré avec un vingtième de la cargaison que ne l’eussent été les propriétaires des canots si on leur eût abandonné en payement la cargaison entière. Les propriétaires des chemins de fer s’enrichissent avec 1 % des marchandises transportées ; tandis que les rouliers ne trouvent qu’à vivre en prenant 10 %. Le propriétaire des premières machines à moudre le grain devait retenir une large proportion du produit de son travail, tandis que le propriétaire du grand moulin à farine s’enrichit en retenant des parties du grain qui seraient perdues, n’était la facilité avec laquelle la production et la consommation se suivent l’une l’autre à cette époque de la société où le besoin d’un tel moulin se fait sentir. Plus s’accélère la circulation, plus décroîtra toujours la part proportionnelle du capitaliste, — et plus tendront à diminuer les frais de reproduction de l’outillage dans lequel est placé son capital. La somme par lui touchée en fin de compte sera plus considérable, — le travail devenant chaque jour plus productif et le prix de revient des utilités achevées diminuant constamment.

§ 5. — La quote-part du travail augmente à mesure qu’il s’opère rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées.

Plus le prix des matières premières et celui des utilités achevées se rapprochent l’un de l’autre, plus s’abaisse nécessairement la proportion des produits du travail qui peut être demandée sous la forme de profits, d’intérêts, de fret ou de rentes, comme on peut s’en assurer par le diagramme que nous reproduisons ici :

Sur la gauche, la proportion de la part que s’attribue le négociant est forte, et en fin de compte le profit est si mince que la profession nourrit peu de monde. — Le taux de l’intérêt serait d’au moins cent pour cent qu’un capitaliste n’y ferait point de placements. Le fret absorbe une telle proportion dans les profits que le laboureur est l’esclave du négociant, et la terre est sans valeur. La rente qu’on demanderait pour un domaine qui aurait été soumis à la culture et sur lequel un homme pourrait travailler avec sécurité serait telle qu’elle absorberait presque tout le produit. Profits, intérêts, frais et rentes, tout serait élevé dans la proportion, mais parfaitement insignifiant quant au montant réel.

Marchons à l’est et arrivons aux plaines du Kansas. Le négociant y reçoit davantage, en quantité, quoique beaucoup moins en proportion de l’affaire convenue. 40, 50 ou 60 % par année y étant le taux ordinaire d’intérêt, l’homme qui bâtit une maison ou un magasin prétend à une rente calculée à peu près sur ce taux. La terre et le travail ont gagné en valeur, en comparaison de la région plus à l’ouest, en même temps que les utilités ont baissé de prix, — laissant un moindre proportion des produits du travail absorbé par les mains de l’homme qui se place entre le producteur et le consommateur.

À mesure qu’on avance vers l’est, la part de l’homme intermédiaire baisse de plus en plus, — cela accompagné d’une élévation correspondante de la valeur de la terre et du travail, — et d’un abaissement correspondant du taux du profil et de l’intérêt, — jusqu’à ce qu’enfin dans l’État de Massachusetts nous trouvons le producteur et le consommateur si bien rapprochés l’un de l’autre, que sur le total de la production, la proportion que les négociants se partagent soit en argent soit en marchandise est très-faible, et cependant c’est là que les fortunes s’accumulent plus rapidement que dans aucune autre contrée du monde de l’Ouest.

Et dans ce pays même, si nous pénétrons dans les différentes couches de la société, nous retrouverons le même phénomène que nous avons observé à l’ouest du diagramme. Plus un homme est pauvre et plus le prêteur exige de lui un taux élevé d’intérêt ; plus petit sera son logement, plus le loyer exigé sera cher comparé à son salaire et plus le propriétaire tirera profit du capital employé[52].

§ 6. — Cette tendance se rencontre dans toutes les contrées où les emplois se diversifient de plus en plus. L’inverse se rencontre dans tous les pays qui adoptent les doctrines de l’école anglaise.

Le phénomène de distribution que présentent toutes les sociétés en progrès, si l’on monte l’échelle, correspond exactement à celui qui s’observe si l’on passe des montagnes de l’Ouest où la population est rare et la terre sans valeur, aux Massachusetts où la population est compacte et la terre d’un haut prix.

La terre et le travail, nous le voyons, croissent constamment en valeur à mesure que diminue la proportion attribuée au négociant, au roulage, au marchand, au vendeur d’argent et au propriétaire, — le prix des denrées premières s’élevant et fournissant le signe le plus évident d’une civilisation qui progresse. L’homme devient libre à mesure que la circulation gagne en vitesse et que la terre gagne en valeur et se divise, — tous profitant ainsi par l’aptitude accrue de commander les semences de la nature.

La même chose exactement se présente aujourd’hui en Finance, en Allemagne, en Danemark, en Suède et en Russie. — la quote-part du propriétaire, le taux du profit, l’intérêt pour l’usage de l’argent s’abaissent à mesure que la terre gagne en valeur et que l’homme gagne en liberté.

Le contraire est ce que nous voyons dans l’Inde, en Irlande, à la Jamaïque » au Portugal, en Turquie et autres pays de libre échange, — la terre y perd sa valeur en même temps que la proportion exigée s’y élève constamment, — les profits du négoce s’accroissent à mesure que l’argent disparaît et que s’élève l’intérêt pour son usage. C’est aussi la marche des faits en Angleterre, — où les salaires du travail agricole sont restés stationnaires, tandis que la rente à presque doublé[53]. Il en est de même aux États-Unis où le paupérisme et la croyance en l’origine divine de l’esclavage gagnent constamment du terrain, et marchent du même pas avec la consolidation des terres dans les États plus anciens. Telles sont les conséquences d’un système qui tend nécessairement à augmenter la quantité de grains, de lin, de coton ou de tabac à échanger contre l’or, l’argent, le fer, le plomb ou tout autre des produits métalliques de la terre,

§ 7. — Le capital s’accumule le plus vite là où le taux de profit est le plus bas. Ce taux s’abaisse en raison que l’effort du travail humain est de plus en plus économisé.

Le taux de la quote-part du capitaliste s’abaisse lorsque s’accroît le pouvoir d’association et de combinaison, — cela à cause de la grande économie de travail résultant de l’accroissement de vitesse de la circulation sociétaire. Comme celle-ci s’accroît avec le développement d’individualité, il suit nécessairement que le taux du profit et le taux d’intérêt doivent toujours être au plus bas lorsque le métier et l’enclume se trouvent à côté de la charrue et de la herse : vérité dont on a la preuve en comparant les États du Sud et de l’Est de l’Union avec ceux du Nord et de l’Est, — le Brésil avec la France, — l’Inde avec l’Angleterre, ou l’Irlande, le Portugal et la Turquie avec le Danemark et la Belgique.

Cette réduction étant une conséquence nécessaire de l’accroissement d’efficacité de travail et de l’accroissement d’économie de l’effort humain, on a l’explication facile du fait que le capital s’accumule toujours plus rapidement lorsque le taux de l’intérêt est au plus bas. Le passé nous en fournit des exemples comme nous l’avons va en comparant l’accroissement du capital de l’Angleterre sous les Plantagenets ou de la France sous les Valois, — époque où l’intérêt était très-élevé, — avec ce qui se passe aujourd’hui dans ces deux pays ; ou dans le dernier pays en comparant l’époque antérieure à la révolution, avec celle qui a suivi. On le voit aussi, en comparant tout pays purement agricole, comme l’Irlande, le Brésil, l’Inde avec d’autres où existe la diversité de professions, comme la Nouvelle-Angleterre, la France ou la Belgique, ou bien, sans sortir de notre propre pays, en comparant la période de 1817 à 1824, alors que les moulins et les hauts fourneaux furent partout fermés, avec la période de 1824 à 1834, alors qu’on se mit à construire des moulins.

Le capital étant l’instrument employé par l’homme dans ses efforts pour acquérir le pouvoir sur la nature, tout ce qui tend à accroître son pouvoir sur l’instrument tend également vers l’égalité et la liberté, et tend à l’élévation du travailleur du temps présent aux dépens des accumulations du temps passé. Tout ce qui tend au contraire à accroître le pouvoir de l’instrument sur l’homme, tend à l’élévation de ces accumulations à ses dépens, — à produire l’inégalité, — et à rétablir l’esclavage. Le pouvoir de l’homme sur l’instrument grandissant lorsque grandit l’association, et celle-ci grandissant lorsque se multiplient les professions, il s’ensuit nécessairement que la voie qui conduit l’homme à la liberté fait suite à celle qui conduit au développement des différentes facultés des individus dont se compose la société.

§ 8. — Tendance de la loi de distribution à produire l’harmonie et la paix entre les sociétés de la terre.

Dans la marche que nous avons tracée plus haut, nous remarquons une harmonie parfaite dans les intérêts des différentes parties de la société, — le travailleur tirant grand avantage du voisinage du propriétaire du canot, et ce dernier en tirant également du voisinage de l’homme qui a la volonté et l’aptitude de s’en servir. Aucun ne profite aux dépens de l’autre, — chacun obtient une plus grande quantité d’utilités, — et tous deux sont mis à même de consacrer plus de temps et d’intelligence à perfectionner l’outillage qui leur sert à commander l’usage des services de la nature et d’acquérir ainsi un surcroît de richesse. Tous deux sont également intéressés à tout ce qui peut maintenir la paix, et à adopter un système de conduite qui assure la plus rapide circulation de services et de produits, et la plus grande économie de travail, — le plus haut pouvoir d’association, — le plus parfait développement d’individualité, — et le commerce avec ses semblables le plus large et le moins restreint. La marche dans cette voie les met à même de cultiver les sols plus riches, ce qui accroît les subsistances dont ils disposent, — car le riche grenier de la nature abonde en provisions qui n’attendent que la demande. Le pouvoir de se protéger soi-même fait des progrès, tandis que diminue la nécessité des services du soldat ou du matelot, du négoce ou du roulage, et la nécessité de payer des impôts pour leur entretien. La tendance vers l’égalité s’accroît de jour en jour, — car la nature travaille toujours gratuitement et elle travaille également au bénéfice du fort et du faible, du pauvre et du riche. Plus on la fait travailler pour le service de l’homme, plus s’accroît la tendance vers le développement des facultés particulières de tous, — plus s’augmente la rémunération pour chacun, — et plus s’élève le type de l’homme lui-même[54].

§ 9. — Les économistes anglais prétendent que le capital augmente le plus vite alors que, et là où, le taux de profit est le plus élevé.

Tous les faits de l’histoire, aussi bien que tous ceux qui se déroulent sous nos yeux prouvent que le progrès des nations en richesse et en prospérité, en moralité, intelligence et liberté, est en raison inverse du taux du profit et de l’intérêt. Cependant consultons le docteur, M. Culloch, et nous le trouverons soutenant la thèse précisément contraire. Puisque le capital est formé de l’excédant de produits réalisé par ceux qui se vouent aux opérations industrielles, il suit de là, évidemment, que les moyens d’amasser ce capital seront le plus considérables, là où le taux du profit sera le plus considérable. C’est là une proposition si évidente, qu’il est à peine nécessaire de la démontrer. L’homme qui produit un boisseau de froment en deux jours, possède évidemment la faculté d’accumuler deux fois aussi promptement que l’homme qui soit par défaut d’habileté, soit parce qu’il est obligé de cultiver un mauvais terrain, est forcé de travailler quatre jours pour arriver à produire la même quantité de froment ; et le capitaliste qui place son capital de manière à lui faire rapporter un profit de 10 %, a pareillement la faculté d’accumuler deux fois aussi vite que le capitaliste, qui ne peut trouver un mode de placement qui lui rapporte plus de cinq pour cent. En conformité avec cette assertion, on voit que la faculté d’amasser, ou, en d’autres termes, le taux du profit a été constamment le plus considérable chez les peuples qui ont fait les progrès les plus rapides en richesse et en population… Nous croyons qu’on peut établir, comme un principe qui souffre peu d’exceptions, que si deux pays ou un plus grand nombre, placés par la nature à peu près dans les mêmes circonstances, ont un gouvernement également tolérant et libéral, et protègent également la propriété, la prospérité de ces pays sera en raison directe du taux des profits dans chacun d’eux. Partout où, toutes choses égales d’ailleurs, les profits sont élevés, le capital s’accroît rapidement, et il se produit un accroissement rapide de la richesse et de la population ; mais, d’un autre côté, partout où les profits sont faibles, les moyens de mettre en œuvre une plus grande somme de travail sont limités en proportion, et le progrès de la société en devient d’autant plus lent[55]. »

Il y a dans tout ceci un manque de clarté qui a droit de surprendre, de la part d’un écrivain si haut placé dans l’école Ricardo-Malthusienne. L’homme dont il est question, le producteur de froment A, est un producteur d’objets échangeables ; c’est un homme qui gagne des salaires. Il abandonne une part des produits à B, le propriétaire qui reçoit une rente, il garde pour lui-même une autre part, pour être vendue au magasin par l’intermédiaire de C, le négociant qui reçoit des profits. Le fonds qui sert à acquitter tout cela, c’est le froment, et rien autre ; il est donc évident que le producteur bénéficiera de toute diminution de la part prise par les parties qui se placent entre lui et D, le consommateur du pain ; tandis que tous les deux auront à souffrir de tout ce qui accroît cette quote part. Les intérêts de A et de D sont en antagonisme à ceux de B et de C. Ils désirent donc que le taux de profit soit bas, — comprenant fort bien que moins il y aura de frottement dans le trajet entre eux, et plus s’accroîtra leur part dans les utilités produites. B et C désirent, au contraire, accroître le frottement, — acheter les services du travailleur et ses produits au meilleur marché, et les vendre le plus cher possible, — moyen de s’assurer un taux élevé de profil ; sur quoi M. Mac-Culloch vient nous dire que mieux ils réussiront à atteindre leur but, et plus il en résultera d’accroissement du capital. En ce cas, le capital s’accroîtrait bien plus vite dans Minnesota que dans l’État des Massachusetts — car le taux du profit y est trois fois plus élevé. C’est le contraire, heureusement, qui arrive. Lorsque le taux du profit est élevé, la quantité touchée de profit est toujours faible, — le capital restant longtemps à s’accroître. Lorsque le taux est bas, la quantité est considérable, — le capital s’accroissant très-vite. Plus il y a rapprochement des prix des matières premières et de ceux des utilités achevées, plus le taux baisse, mais la quantité augmente, — ce qui est prouvé par l’accroissement rapide du capital, en ce moment en France, en Allemagne, en Suède et en Danemark. Plus il y a d’écart entre les prix, plus le taux de profit s’élève, mais l’accroissement du capital est plus lent, — comme on le voit aujourd’hui en Turquie, en Portugal, en Irlande, et dans tous les autres pays de libre échange.

Les faits sont donc incompatibles avec la théorie de M. Mac Culloch, comme les désirs du négociant, qui veut acheter bon marché et vendre cher, le sont avec ceux du producteur et du consommateur, qui sentent que plus s’abaisse le taux du profit et plus grand sera le fond sur lequel ils doivent nourrir et vêtir leur famille. L’inconséquence est le caractère essentiel de l’économie politique moderne ; et par la raison que tous les enseignements ont pour base cette assertion, que l’homme débute par cultiver les sols riches, — un fait qui ne s’est jamais présenté et ne peut pas se présenter. À la suite de M. Ricardo, M. Mac Culloch prétend qu’à mesure que la puissance productive du travail décroît, la rente s’accroît, le propriétaire recevant beaucoup lorsque la production est faible, quoiqu’il reçoive peu lorsqu’elle est abondante. La quote-part du travailleur, selon cette théorie, va constamment en décroissant. Cependant, comme les faits donnent un démenti complet, — puisque la quote-part du travailleur, chez toutes les nations en progrès, va croissant régulièrement, — on met cela sur le compte de la nécessité.

« Il est clair que la fertilité décroissante des terrains auxquels doit avoir recours toute société en progrès, ne se bornera pas, comme nous l’avons déjà remarqué, à diminuer la quantité de produits à répartir entre les profits et le salaire, mais qu’elle augmentera également la proportion de ces produits qui doit former la part du travailleur. Il est tout à fait impossible qu’il y ait continuation d’augmentation du prix des produits bruts, qui forment la partie principale de la subsistance des pauvres, en forçant le rendement des bonnes terres, ou mettant les mauvaises en culture, sans qu’il y ait augmentation de salaire[56]. »

Voici donc la proportion du travailleur qui s’accroît en vertu de la même loi qui fait en même temps qu’elle décroît. Plus diminue le fond sur lequel les deux parties doivent être payées, et plus s’accroît la quote-part qui échoit à chacune.

§ 10. — Effet qu’exerce sur le taux d’intérêt la quantité d’espèces métalliques. Erreurs de M. Hume.

« Rien n’est regardé, dit Hume dans son Essai sur l’intérêt, comme un signe plus certain de l’état florissant d’une nation que le faible taux de l’intérêt, et avec raison — bien que dans mon opinion, ajoute-t-il, la cause ne soit pas précisément celle que l’on assigne communément. Le faible taux d’intérêt s’attribue généralement à l’abondance de l’argent. Mais l’argent, quoique abondant, n’a pas d’autre effet, s’il est placé, que d’élever le prix du travail… Les prix ont quadruplé depuis la découverte des Indes, et il est probable que l’or et l’argent se sont multipliés beaucoup davantage, mais l’intérêt n’a pas baissé de plus de moitié. Le taux de l’intérêt ne dérive donc pas de la quantité des métaux précieux. »

L’effet ici attribué à la quantité accrue d’argent est parfaitement exact. — Elle élève non-seulement le prix du travail, mais aussi celui de la terre et de toutes les denrées premières du sol. Leurs prix avaient monté au moment où ce passage fut écrit ; mais ceux des utilités achevées avaient beaucoup baissé, — ce qui facilitait l’achat des métaux précieux en diminuant les frais de reproduction et par suite abaissant le taux d’intérêt.

On a nié que l’accroissement de la quantité d’argent puisse exercer quelque effet sur le prix à payer pour son usage. En y réfléchissant davantage, M. Hume eût certainement reconnu que les emprunteurs qui touchent de gros salaires obtiennent toujours l’argent à un taux d’intérêt plus bas, que celui qu’on impose à ceux qui touchent de faibles salaires. En promenant son regard sur ce monde, il eût vu que l’intérêt est faible partout où le travail et la terre ont une grande valeur élevée, au contraire, là où la terre est à vil prix et où l’homme est esclave. De plus il eût vu que selon que les haches ou les machines sont perfectionnées, et le travail rendu plus productif, le propriétaire de ces instruments est obligé de se contenter d’un taux de compensation constamment décroissant en proportion du coût de l’instrument — laissant à l’homme qui s’en sert une quote-part constamment décroissante dans une quantité constamment croissante.

C’est exactement pour la même raison qu’il allouera au possesseur de cet instrument d’échange, qui consiste en pièces d’or et d’argent, une plus faible indemnité pour leur usage, — parce qu’il sent qu’avec les instruments actuels améliorés, il dépensera le même effort pour gagner plus de schillings qu’il eût dépensé à l’époque des Plantagenets pour gagner un pence, La valeur ne peut excéder le coût de reproduction. Lorsqu’elle baisse et que le travail est en hausse, l’intérêt baisse nécessairement. — Cette baisse de l’intérêt, selon l’expression de M. Hume, « est un signe certain de la prospérité d’une nation » par la pure et simple raison qu’elle est un signe d’une haute valeur de la terre et du travail, — laquelle donne le pouvoir d’acheter les métaux précieux.

Ce qui fait monter l’intérêt, dit M. Hume, « ce n’est pas la rareté de l’or et de l’argent, mais la grande demande de l’emprunt, l’insuffisance des capitaux pour répondre à la demande, et les grands profits à faire dans le commerce, » ou, pour parler plus exactement, dans le trafic. C’est dans de telles circonstances, certainement, que l’intérêt est élevé, — et elles se rencontrent infailliblement dans tous ces pays, qui, — ayant la balance du commerce contre eux, — ne peuvent acquérir ou retenir un approvisionnement convenable de ce grand instrument d’association qui a nom monnaie. Ceux qui le possèdent en tirant alors de grands profits, et le nombre considérable de ceux qui ne l’ont point étant appauvris, il y a grande demande pour emprunter, et insuffisance de capital pour répondre à la demande, comme nous voyons que c’est précisément le cas dans les États de l’Ouest. Le bas intérêt provient, comme dit l’écrivain de ce qu’il y a peu de demandes d’emprunt, un capital supérieur à la demande, et peu de profits à réaliser dans le négoce. » Lorsque le capital abonde, la rémunération du travail s’élève, et c’est alors que diminue la nécessité d’emprunter et que diminue de jour en jour le pouvoir du négociant. Producteurs et consommateurs s’enrichissent parce que s’est accrue la possibilité de retenir pour leurs propres fins et usage, les produits de leur travail. Quand l’argent est rare, les négociants font des primes. Quand il abonde, il y a tendance chaque jour croissante à ce que le travailleur s’élève à l’égalité de condition avec le trafiquant, qui vit sur le travail des autres.

§ 11. — Vues erronées d’Adam Smith au sujet de la loi naturelle qui règle le prix à payer pour l’usage de l’argent.

Les doctrines d’Adam Smith sur la question d’intérêt ont pour base la théorie erronée sur laquelle sont assises celles de l’école Ricardo-Malthusienne[57]. « Après que tous les sols de qualité supérieure et de situation meilleure ont été occupés, la culture trouve moins de profit à faire en s’appliquant aux sols inférieurs en qualité et situation, un intérêt moindre est fourni au capital ainsi employé. »

Malheureusement pour cette théorie les faits sont précisément le contraire. Le colon pauvre commence invariablement par les sols pauvres ; c’est seulement lorsqu’il entre en possession d’un meilleur outillage qu’il est en état de s’attaquer aux sols riches. Précisément alors le taux d’intérêt s’abaisse. Plus le travail est rémunéré, plus s’accroît la facilité d’obtenir l’argent qui est l’instrument de circulation pour les produits du travail, — le taux d’intérêt tendant à baisser à mesurer que s’accroît le pouvoir de commander l’utilité dont on payera l’usage.

Cette idée erronée du docteur Smith le fait tomber nécessairement dans plusieurs contradictions avec lui-même. Ainsi, après avoir affirmé que l’intérêt baisse là où s’accroissent la richesse et la population ; — à cause de la nécessité constamment croissante d’appliquer le travail aux sols plus pauvres — il enseigne que c’est dans les pays où les salaires sont infimes que l’intérêt est élevé, par exemple, au Bengale, où le fermier paye 40, 50 et jusqu’à 60 %, ou en Sicile, à l’époque où Brutus se contentait de 48. Il est difficile cependant d’imaginer quelque chose de mieux calculé pour amener ces salaires infimes, et par conséquent l’intérêt exorbitant, que ces mêmes circonstances que l’on décrit comme l’accessoire invariable de l’accroissement de richesse et de la baisse d’intérêt, — une nécessité croissante d’appliquer le travail à des sols qui d’année en année le payerait de moins en moins. Cherchez dans Hume ou Smith une logique suivie partout où ils ont traité la question de monnaie, ce serait aussi bien perdre son temps que la chercher chez Ricardo et Malthus, lorsqu’ils traitent de l’accroissement de richesse et de population.

Tous les faits que l’on étudie soit dans le présent soit dans le passé concourent à prouver la vérité universelle de cette assertion : que le taux de profit et le taux d’intérêt tendent nécessairement à baisser à mesure que les prix des matières premières et ceux des produits achevés tendent de plus en plus à se rapprocher. La population des États-Unis donne une quantité constamment croissante de blé, riz, farine, coton et tabac, pour une quantité décroissante d’or, d’argent, de fer, de plomb et d’autres métaux, d’où il suit que chez elle taux d’intérêt est tellement élevé[58].

§ 12. — Absence de logique dans les doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne.

M. Mill pense « qu’il existe pour chaque époque et pour chaque lieu un taux particulier de profit, qui est le plus bas qui puisse induire la population de cette époque et de ce lieu à accumuler des épargnes et à les employer d’une manière productive — ce minimum variant selon les circonstances. » C’est cependant lorsque les gens sont le plus poussés à épargner, qu’ils sont le plus enclins à entasser et le moins disposés à employer leurs moyens en aucune manière qui profite à la société ou à eux-mêmes. Épargner implique un arrêt de la circulation, — tandis qu’un emploi profitable du capital implique une accélération de la circulation, — deux choses qui sont tout à fait contradictoires. 4 % est le point où chacun en Angleterre se sent le désir d’épargner ; — aujourd’hui ce taux, selon M. Mill, agit pour développer ce désir aussi efficacement que le taux de 40 % agissait sous le roi Jean, et qu’il agit encore aujourd’hui dans l’empire birman. « Un tel taux, ajoute-t-il, existe toujours, et une fois atteint, il n’y a plus pour le moment d’accroissement possible de capital[59]. »

Le manque de toute logique dans les doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne est ici évident au plus haut point. Après qu’on a soumis l’homme à une grande loi de la nature, en vertu de laquelle le travail devient d’année en année moins productif, on vient nous dire que les hommes éprouvent le désir d’épargner dans tel lieu, pourvu qu’ils obtiennent 4 % ; que dans tel autre lisseront induits à l’économie par quarante ; l’homme se trouvant de la sorte investi du pouvoir de déterminer lui-même si le capital s’accroîtra ou non, — bien que cependant vivant, se mouvant, ayant son être sous une grande loi qui rendrait l’accumulation plus difficile d’année en année[60].

Pourquoi cependant le taux du profit était-il si élevé en Angleterre à l’époque des Plantagenets ? Pourquoi si élevé de nos jours dans l’Inde, au Mexique, en Turquie et chez toutes les nations non fabricantes ? Pourquoi si bas en France et en Angleterre ? Pourquoi le capital s’accumule-t-il plus vite en France qu’en Portugal ? Voilà des questions à poser à la science ; mais que les économistes modernes laisseront sans réponse tant qu’ils persisteront à supposer l’existence d’une grande loi, en vertu de laquelle la tendance à la pauvreté et à la dégradation s’accroît à mesure que les hommes deviennent plus nombreux et plus aptes à combiner leurs efforts.

La véritable réponse à toutes se trouve dans ces simples propositions : — que le capital s’accumule en raison directe de l’économie de l’effort humain, — que plus vite il s’accroît, plus grande est la tendance à la diminution de valeur de toutes les accumulations précédentes et que moindre est leur valeur, moindre est la charge à acquitter pour leur usage, et plus grande est la tendance à l’accroissement de richesse de force et de pouvoir.

§ 13. — La valeur de l’homme s’élève à mesure que baisse le taux de profit, d’intérêt et de rente.

M. Mac-Culloch enseigne que les travailleurs ne veulent, et en fait ne peuvent se présenter sur le marché, si les salaires ne sont pas suffisants pour les y attirer et maintenir. De quelque point que nous partions du cercle politique, le coût de production est selon lui, le grand principe auquel on aboutit toujours. Les hommes, les femmes, les enfants, sont objets de manufactures, et « amenés sur le marché » en Irlande pour travailler à quatre pences par jours, parce que « le paysan vit dans de misérables huttes de terre, sans fenêtre ni cheminée et sans rien qu.on puisse appeler meuble ; tandis qu’en Angleterre, il habite un cottage à fenêtres vitrées, et à cheminées, et garni d’un bon mobilier, et que ce cottage est aussi remarquable par sa propreté et le confort que la cabane irlandaise par sa saleté et sa misère. »

Certes, voilà une manière commode d’apprécier l’état déplorable de l’Irlande sous le système qui a d’abord annihilé ses manufactures et depuis a réduit la nation à néant, comparativement aux autres nations, — une manière commode bien que très-peu philosophique. D’après le principe qu’on établit, la cause des salaires élevés de l’homme de loi, du négociant, du général, de l’amiral, doit être attribué à ce qu’ils vivent dans de grandes maisons au lieu de huttes de terre ; qu’ils boivent du vin au lieu d’eau ; qu’ils portent de beaux habits au lieu d’aller en haillons. La raison des salaires infimes des uns et des gros honoraires des autres se découvrirait mieux dans le fait de leur existence sous un régime qui vise à avilir le prix du travail et des matières premières, dans le but d’enrichir ceux qui font trafic d’hommes et de marchandises.

La valeur de l’homme, comme celle de toute utilité et de tout objet se mesure par le coût de production et non par celui de reproduction. À l’époque des Plantagenets, « le bénéfice du clergé » était le privilège de l’homme qui connaissait l’alphabet et savait lire. Aujourd’hui la richesse s’est accrue et presque tout le monde lit, — les travailleurs du présent profitent ainsi des accumulations du passé. Plus vite s’accroît la richesse, et plus se perfectionne la circulation sociétaire, plus il y a tendance à la production d’intelligences supérieures en puissance, en même temps que diminue la valeur de celles précédemment produites.

Plus les prix du travail et des matières premières de la terre tendent à s’élever, et plus tendent à baisser les prix des produits achevés ; — l’écart entre eux disparaissant — moins il reste de place pour les profits, intérêt et rente, et plus l’homme grandit en valeur ainsi que la terre qu’il cultive[61].


CHAPITRE XLII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.


II. — De la rente de la terre.

§ 1. — De la rente de la terre. Large quote-part du propriétaire au début de la culture. Cette quote-part diminue à mesure que le travail devient plus productif ; mais le montant de la rente augmente. La part du travailleur augmente pour le taux de quote-part, et beaucoup en quantité. Et tous les deux ont profit à l’accroissement du pouvoir de commander les services de la nature.

Dans notre examen des grandes lois naturelles qui régissent l’homme et la matière, elles se sont montrées également vraies, soit qu’on les considère dans leur rapport avec la terre, on avec les bâches, les canots, les vaisseaux, le vêtement en quoi l’homme transforme les objets matériels dont il est entouré. Sa marche, dans toute société qui croit en richesse et en population est toujours en avant, — passant du couteau de pierre à celui d’acier, — de la peau qu’il prend sur le dos de l’animal à un paletot de laine, — du canot au vaisseau, — du sentier du sauvage au chemin de fer, — et des sols pauvres situés sur les collines et les pentes aux sols fertiles des vallées, qui dans les premiers temps, étaient trop saturés d’eau pour qu’il pût les occuper ou couverts de bois trop épais. La richesse est le pouvoir ; — plus il y a de sols meilleurs cultivés et plus s’accroît la population qui peut trouver à subsister sur une surface donnée, plus s’accroît la facilité d’association, et la tendance à la combinaison pour triompher de la résistance que la nature peut encore opposer.

En ceci comme en toutes choses, le premier pas est celui qui coûte le plus et qui produit le moins. À chaque pas qui suit, l’effort exigé est moindre et le travail est de mieux en mieux rémunéré. Comme il en coûte de moins en moins pour reproduire des instruments d’un pouvoir égal à ceux en usage, la valeur des derniers diminue, — la première terre et la première hache étant généralement abandonnées[62].

La rente aussi s’abaisse, — le propriétaire d’un sol est requis de se contenter d’une part moindre dans le produit comme compensation de l’usage qu’il cède. Supposons le propriétaire du premier petit domaine, on lui demande la permission de le cultiver, voici à peu près ce qu’il répond : « Avec ma terre vous obtiendrez autant de nourriture en une journée de travail que vous en obtiendriez sans elle en une semaine ; vous me donnerez les trois quarts du produit de la terre et du travail. L’arrangement ne vous laisse, il est vrai, qu’une petite quotité des choses produites, — mais la quantité sera telle que vos salaires seront de moitié plus élevés qu’à présent. Vous devez être satisfait. »

Le contrat passé, les deux partis y gagnent en pouvoirs, — les voici tous les deux à même de consacrer du temps et de l’intelligence à fabriquer l’outillage qui leur permettra de réaliser de plus grandes économies de travail. La petite ferme a coûté des années d’efforts incessants et ne donne que 100 boisseaux en retour d’une certaine somme de travail consacré à sa culture. Grâce à la combinaison qui s’effectue par degrés du pouvoir intellectuel avec la force musculaire, une ferme de 200 boisseaux s’établira à moins de frais. Et ainsi des autres, — la ferme de 300 boisseaux se fondera avec moins d’efforts qu’il n’en a coûté pour la première, et l’effort diminuera encore pour celle de 400. À chaque degré du progrès la valeur de l’homme augmente comparée à celle du capital, — le travail actuel gagnant en pouvoir aux dépens des accumulations du passé, et la rente diminuant en quotité, bien que croissant en quantité. Le premier propriétaire a pu forcer le travailleur de se contenter d’un quart du produit de sa peine. Mais lorsque le second vient à mesurer le pouvoir de ses accumulations contre les pouvoirs des hommes qui l’entourent, il trouve que la position relative de l’homme et de la matière a bien changé. Ses propres pouvoirs ont grandi ; mais les leurs ont grandi aussi. Il peut établir une ferme de 200 boisseaux par an avec bien moins de peine qu’il ne lui en a coûté pour une de 100 boisseaux ; mais ils le peuvent de même. Au lieu donc de demander trois quarts de la récolte, il ne demande que trois cinquièmes, — il reçoit 120 au lieu de 75 que recevait son prédécesseur et laisse au travailleur 80, — c’est-à-dire plus de trois fois la première quantité allouée.

À la troisième étape du progrès, nous retrouvons le même phénomène, qui se fait encore mieux sentir. Une ferme d’un rapport de 300 boisseaux coûte moins de peine à établir qu’il n’en a coûté pour celle de 200 boisseaux ; son propriétaire traite avec des travailleurs dont les pouvoirs se sont accrus, — des hommes qui ont eux-mêmes accumulé un capital. Il ne demande plus que la moitié de la récolte ; il reçoit 150, — laissant 150 au travailleur, dont le prédécesseur n’avait que 80. Les salaires s’élèvent donc à 150 boisseaux, ce qui facilite beaucoup un nouvel accroissement de capital. Animé d’une force constamment accélérée, le progrès vers la création d’un outillage encore amélioré, marche beaucoup plus vite que par le passé, et maintenant une ferme d’un rapport de 400 boisseaux s’établit avec bien moins de peine qu’il n’en a coûté pour celle de 300 boisseaux. Le coût de reproduction, abaissé à ce points son propriétaire est forcé de se contenter de 40 %, — il prend 180, et laisse au travailleur 220.

À la cinquième étape, la quote part du capitaliste tombe à deux cinquièmes. — Le pouvoir de la société, sur les services de la nature, s’est tellement accru, qu’une ferme de 600 boisseaux coûte moitié moins de peine à établir qu’aucune des fermes précédentes » Il en est ainsi pour la suivante, qui rapporte 1.000 boisseaux. L’accroissement des salaires y correspond au même degré ; le travailleur, qui mesure ses pouvoir contre la somme totale du travail que, dans un échange, représenterait la nouvelle ferme, se trouve autorisé à demander deux tiers de la récolte, ne laissant qu’un tiers au propriétaire. Nous voici loin des trois quarts que prélevait le premier propriétaire.

Dans toutes les distributions, le capitaliste a bénéficié ; il a obtenu une quantité constamment croissante, résultat d’une quantité constamment décroissante dans une production qui a toujours été en augmentant ; mais le travailleur a bénéficié bien mieux encore, en gardant pour lui-même une quotité constamment croissante dans cette production augmentée. Ainsi nous avons :

_____________   Total   Part du capital   Part du travailleur
Première ferme 100 75 25
Seconde 200 120 80
Troisième 300 150 150
Quatrième 400 180 220
Cinquième 600 240 300
Sixième 1.000 333 667

Le pouvoir du capital a donc un peu plus que quadruplé, tandis que celui du travail est vingt-six fois plus grand. Plus s’accélère la réduction de la part du capitaliste, plus s’accroît la tendance à une proportion plus forte du capital fixé au capital flottant et au décroissement successif de la quote-part qui peut être réclamée comme rente. À mesure que s’accroît le pouvoir de l’homme sur la matière, le pouvoir de l’homme sur ses semblables tend à diminuer, et l’on marche à l’établissement de l’égalité parmi les différentes agglomérations de la race humaine. Pour que le faible se trouve de niveau avec le fort, pour que la femme prenne son rang à côté de l’être qui partout a été le maître, que faut-il ? Rien que le libre accroissement de la richesse, le libre développement de l’association, — le développement de l’individualité par la diversité des professions, qui est indispensable pour la vitesse de circulation et pour enfanter de nouveaux progrès.

§ 2. — Théorie de M. Ricardo sur la rente. Il enseigne l’inverse : que la part du propriétaire angmente à mesure que le travail agricole devient moins productif.

Ce sont là autant de vues qui diffèrent totalement de celles généralement acceptées, — celles de l’école Ricardo-Malthusienne. La question de la rente payée pour la terre, et des lois qui régissent ce payement avait depuis plus d’un siècle préoccupé les économistes, lorsque M. Ricardo, en 1817, résuma sous forme positive les idées déjà émises par Adam Smith, le docteur Anderson et autres — et donna au monde une théorie de la rente qui fut tout d’abord acceptée comme la véritable et qu’on a depuis qualifiée la grande découverte de l’époque.

Selon lui, la compensation pour l’usage de la terre se payant pour disposer de « certains pouvoirs originels et indestructibles du sol » tend à s’accroître dans ses proportions à mesure que l’accroissement de richesse et de population amène une nécessité de recourir aux sols d’une fertilité constamment décroissante » qui payent de moins en moins bien le travail de l’homme. — Le pouvoir de la nature sur l’homme s’accroissant constamment et l’homme devenant de plus en plus son esclave et celui de ses semblables. Partant ainsi d’un point directement opposé à celui dont nous sommes partis ; rien d’étonnant de voir qu’il arrive à une distribution toute contraire à celle que nous venons d’exposer, et également en opposition avec tous les faits que présente l’histoire de l’origine et de la marche de la rente, dans tous les siècles à dater de Charlemagne. Ses doctrines ramenées à leur forme la plus simple sont contenues dans les propositions suivantes :

1o Qu’à l’origine de l’agriculture, la population était peu nombreuse et la terre abondante, on se contenta de cultiver les sols qui, grâce à leurs propriétés, payaient largement le travail — une certaine somme d’efforts étant rémunérée par cent quarters de blé.

2o Que la terre devenant moins abondante à mesure que la population devenait plus dense, on se trouva dans la nécessité de cultiver les sols moins fertiles, — de s’attaquer successivement à ceux de seconde, de troisième, de quatrième qualité qui donnent respectivement quatre-vingt-dix, quatre-vingts, soixante quarters pour une même somme d’efforts.

3o Qu’avec la nécessité croissante d’appliquer le travail de moins en moins productivement, la rente s’élève. — Le propriétaire du no 1 se trouvant à même de demander et d’obtenir dix quarters du moment où l’on s’est attaqué au no 2, vingt quarters lorsqu’on a passé au no 3, — et trente quarters lorsqu’il a fallu descendre au no 4.

4o Que la proportion, la quote-part du propriétaire, tend ainsi constamment à s’accroître, à mesure que décroît la productivité du travail, — le partage s’effectuant comme il suit :

Total.     Travail. Rente.
A la première époque lorsque le no 1 est seul cultivé 100 100   00
Seconde. no 1 et 2 sont cultivés. 190 180   10
Troisième no 1 à 3 270 240   30
Quatrième no 1 à 4 340 280   60
Cinquième no 1 à 5 400 300 100
Sixième no 1 à 6 450 300 150
Septième no 1 à 7 490 280 210

D’où résulterait une tendance à l’absorption finale de toute la production par le propriétaire de la terre et à une inégalité toujours croissante des conditions — le pouvoir du travailleur de consommer les utilités qu’il produit diminuant constamment, et celui du propriétaire de les réclamer comme rente allant toujours croissant.

5° Que cette tendance à ce que diminue la rémunération du travail, et à ce que s’augmente la proportion du propriétaire, se trouve en rapport avec l’accroissement de population, et se prononce d’autant plus fortement que la population s’accroît plus vite ; — mais qu’elle est contrebalancée à un certain degré par l’accroissement de richesse qui permet une amélioration dans la culture.

6° Que chaque amélioration de ce genre tend à retarder l’élévation de la rente, tandis que chaque obstacle à l’amélioration tend à l’augmenter, d’où cette conséquence nécessaire que les intérêts du propriétaire et du travailleur sont constamment en opposition, — la rente s’élevant à mesure que le travail tombe, et le travail tombant à mesure que la rente s’élève[63].

§ 3. — Cette théorie repose sur l’assertion erronée que la culture s’attaque d’abord aux sols riches, et que le travail devient moins productif à mesure que les hommes se multiplient et que s’accroit leur pouvoir. L’inverse est prouvé par tous les faits de l’histoire.

Le système entier, placé ainsi sous les yeux du lecteur, repose sur l’assertion que la première culture commence par s’attaquer aux meilleurs sols, — idée que M. Ricardo n’aurait jamais émise, s’il avait eu l’occasion d’étudier comment s’y prennent les premiers colons qui sont toujours pauvres ou si la réflexion lui était venue, même dans son cabinet, que les riches sols occupent des relais de fleuves, qu’ils exigent par conséquent de grands efforts combinés pour être défrichés, drainés et rendus aptes à recevoir la charrue. Comme nous l’avons déjà vu, les faits sont tout autres ; le travail de culture a partout invariablement commencé par les sols pauvres ; c’est seulement après l’accroissement de richesse et de population que les riches sols ont été soumis au travail agricole ; la théorie n’ayant donc point de base pour la supporter on pourrait la laisser arriver, en compagnie de milliers d’autres aussi inexactes, à l’oubli qu’elle mérite si bien. Cependant comme elle ne manque pas d’un caractère spécieux et qu’elle a obtenu du crédit dans l’opinion publique, nous la soumettrons à un examen plus suivi, ce qui nous conduira à exposer les nombreuses erreurs contenues dans les déductions de ce que M. Ricardo a supposé une vérité importante et fondamentale[64].

D’abord vient cette assertion : qu’avec l’accroissement de population surgisse la nécessité de recourir à des instruments de pouvoir moindre. — qui rémunèrent de moins en moins le travail. S’il était vrai que l’homme commence par les sols riches, cette autre proportion serait vraie aussi : que l’accroissement de population porte en lui la décadence du pouvoir de l’homme, et que l’homme devient de plus en plus victime de la nature. En commençant au contraire par les sols pauvres, il passe graduellement aux meilleurs, et à chaque nouveau pas s’accroît le pouvoir de choisir les sols qui répondent le mieux à ce qu’il se propose. Devenant graduellement maître de la nature et de lui-même, il prend une terre siliceuse ou la marne pesante, — l’argile ou la terre noire, — le fer ou la houille, — la pente d’un coteau ou le lit d’un fleuve, — une couche végétale mince ou profonde, — selon qu’il convient à ses besoins présents, et que cela peut l’aider dans la recherche d’un pouvoir plus étendu. Avec l’accroissement de population amenant la misère, le type de l’homme doit s’abaisser, il doit finir par tomber au-dessous du niveau de ce pur animal qui est le sujet dont s’occupe la science politique moderne. Si cet accroissement engendre au contraire la force, le type progresse vers le niveau du véritable homme mieux nourri, mieux vêtu, mieux logé, agissant mieux, pensant mieux, exerçant sur tous les actes de sa vie une volonté qui s’accroît à mesure que s’accroît l’empire qu’il exerce sur le monde matériel. À laquelle de ces deux classes de phénomènes appartient celui qui s’observe chez toutes les nations en progrès ? c’est ce que nous allons examiner.

La population totale de l’Angleterre et du pays de Galles, au XIVe siècle, ne dépassait pas 2.500.000 âmes. Les terres fertiles abondaient attendant l’appropriation aux mains de l’homme. Les terres pauvres cependant recevaient la culture et payaient peu le travail, — six ou huit boisseaux de blé par acre passaient pour le rendement moyen. Aujourd’hui la population est sept fois plus nombreuse, il y a dix fois plus de terre en culture, — comprenant tous les sols pauvres sur lesquels la nécessité aurait forcé d’appliquer une déperdition de travail, et cependant le rendement moyen par acre, en estimant la récolte en foin comme du bœuf et du mouton, et en calculant la récolte de pommes de terre et d’autres végétaux alimentaires, s’est accrue dans une proportion au moins égale à celle des acres cultivés en plus. Les famines étaient fréquentes et sévissaient rudement ; tandis qu’aujourd’hui l’on a cessé de les compter au nombre des chances possibles, — l’offre ayant gagné en régularité, en raison de la plus grande régularité de la demande[65].

Au bon vieux temps de la joyeuse Angleterre, alors que la terre fertile abondait et que la population était peu nombreuse, les porcs saxons erraient dans les forêts, — vivant du gland de vieux chênes que leur propriétaire n’avait pas les moyens d’abattre. Plus tard, un famélique mouton végétait sur des terres incapables de produire du grain. C’est à peine si l’on avait des vaches et des bœufs, — les terrains de riches pâturages étant couverts de bois ou tellement saturés d’humidité qu’ils ne rendaient aucun service. Les filles d’honneur se régalaient de lard, les travailleurs faisaient festin d’une « bouillie de gruau, » comme cela se voyait encore il n’y a pas soixante-dix ans chez beaucoup de paysans des comtés du nord, ces mêmes comtés qui présentent aujourd’hui les plus belles fermes de l’Angleterre, — ces comtés de sols riches qui attendaient alors l’accroissement de population et de richesse. Du morceau de lard était à ces époques un objet de luxe qu’on rencontrait rarement sur la table du travailleur. Il y a tout au plus un siècle, une grande partie de la population se nourrissait de pain d’orge, de seigle et d’avoine, — le froment n’était qu’à l’usage du riche. Il est aujourd’hui à l’usage de tout le monde ; et pourtant sans remonter plus haut qu’à l’année 1727, aux environs d’Édimbourg, un champ d’un huitième d’acre portant du blé passait pour une curiosité. Ceci donne une idée de ce que pouvaient être alors les Lothians et les différents comtés du nord d’Angleterre, où se voit aujourd’hui l’agriculture la plus prospère. À ces époques les hommes cultivaient non les meilleures terres, mais celles qu’ils pouvaient cultiver, laissant les riches terres pour leurs successeurs, — ils ont fait ce que font journellement sous nos yeux les settlers, les colons des prairies de l’ouest.

En même temps que le pain de froment a succédé au mélange d’orge, de seigle et de glands, que jadis on qualifiait pain, et qu’on supposait plus nourrissant parce qu’il restait plus longtemps dans l’estomac, qui le digérait moins facilement, (— une idée, que répète encore aujourd’hui le pauvre paysan d’Irlande, qui, parmi les pommes de terre, préfère la lumper, parce que, dit-il, elle contient un os) — le bœuf et le mouton ont succédé au hareng salé sur la table de l’artisan et du laboureur, et au jambon nourri de gland sur la table du lord. Dans l’espace d’un siècle, le poids moyen du gros bétail s’est élevé de 370 livres à 800 livres, et celui du mouton de 28 livres à 80 livres ; — et le chiffre des têtes consommées s’est élevé encore plus que le poids. La quantité de laine de peaux et d’autres parties qu’utilisent des manufactures de toute sorte, est immense, et cependant la population qui ne vit que du travail purement agricole n’est certes pas le triple de ce qu’elle fut à l’époque des Plantagenets. La rémunération du travail s’est donc largement accrue avec l’accroissement de population. L’homme a acquis pouvoir sur les différents sols que leur ténacité ou la distance dérobait aux moyens de cultiver dont il disposait, mais qui aujourd’hui sont requis de fournir à la subsistance d’une population accrue et plus prospère.

L’histoire de la France au moyen âge, lorsque la terre abondait et que la population était peu nombreuse, n’est qu’un récit d’une suite non interrompue de famines. À une date aussi avancée que le milieu du quinzième siècle, voici quelle était la condition des paysans de cette nation, d’après Fortescue, un savant jurisconsulte anglais de cette époque.

« Ils boivent de l’eau, ils se nourrissent de pommes et d’un pain de seigle presque noble. Ils ne mangent point de viande, si ce n’est, et très-rarement, un peu de lard, ou les entrailles et les têtes des animaux que l’on tue pour les nobles et pour les riches marchands. Ils ne portent pas de laine, sinon une pauvre cotte sous leur vêtement extérieur, qui est fait d’une grosse toile, et qu’ils appellent un froc. Leurs chausses sont de la même toile, et ne descendent qu’au genou, sur lequel la jarretière les serre, et les jambes sont nues. Les femmes et les enfants vont pieds nus. Et il leur serait impossible de vivre mieux ; car tel parmi eux qui ne pouvait payer à son seigneur, pour le loyer d’un petit champ, un écu[66] paye maintenant au roi jusqu’à cinq écus. Aussi le besoin les condamne à de telles veilles, à un tel travail, à tant remuer la terre pour leur subsistance que leur nature est toute dévastée et leur espèce réduite à rien. Ils marchent voûtés, et sont faibles, incapables, de se battre et de défendre le royaume. Il n’ont ni armes, ni argent pour s’en procurer. En vérité, ils vivent dans la plus extrême pauvreté et misère ; et cependant ils habitent un des plus fertiles royaumes du monde[67]. »

Le lecteur a déjà vu que jusqu’au commencement du siècle dernier la population de ce royaume manquait de pain la moitié du temps, et portait des peaux comme vêtement, faute de drap. Le chiffre des consommateurs de pain de froment était de 7 millions ; aujourd’hui il est de 20 millions. L’aliment s’est plus amélioré que la population ne s’est accrue. Le pouvoir d’obtenir les nécessités, les conforts et le luxe de la vie, dépend du pouvoir de demander à la nature leur production ; — plus est grand le pouvoir d’association, plus grande aussi sera, comme nous le voyons invariablement, la quantité produite.

« Si l’on met en regard, dit M. Passy, les chiffres afférents aux dix départements les plus peuplés et les plus riches, et les chiffres afférents aux dix départements qui le sont le moins, on trouve que l’hectare rend, en moyenne, de 15 à 20 hectolitres de froment dans les premiers, et seulement de 7 et demi à 11 dans les derniers, et qu’il y a pareille disproportion entre tous les autres produits. Quant aux consommations, elles offrent également des différences fort marquées. La nourriture n’est pas seulement supérieure en qualité dans les départements avancés, elle l’est en quantité, et, tête par tête, on y consomme jusqu’à 30 % en poids de plus que dans les départements arriérés[68]. »

Le même ordre de faits se présente dans tout pays en progrès. Le peuple de Russie est mieux nourri et mieux vêtu qu’à l’époque de Pierre le Grand, — bien que son accroissement eût dû le forcer depuis longtemps à recourir aux sols de qualité inférieure, si la théorie de Ricardo était exacte. Il en a été, et il en est de même pour les populations d’Allemagne, de Belgique, du Danemark et de Suède, — qui sont toutes incomparablement mieux nourries que ne le furent leurs ancêtres, alors que la terre abondait. Considérons maintenant la récente fondation de ce qui est devenu les États-Unis, elle nous offre un récit de rudes privations, — provenant du peu de densité qui ne permettait point l’association et la combinaison. La seconde des propositions formulées ci-dessus est donc en opposition directe avec chacun des faits que présente l’histoire du monde ; tous les faits, au contraire, sont en concordance exacte avec celle que nous présentons ici.

À mesure que s’accroissent richesse et population, les hommes sont de plus en plus mis à même de s’associer et de combiner leurs efforts, en même temps que s’accroît la tendance au développement de leurs diverses facultés, et que s’accroît constamment leur pouvoir de contraindre les forces de la nature à travailler pour leur service, — chaque étape, dans cette voie de progrès, étant marquée par un accroissement du pouvoir de déterminer quels sols à choisir pour la culture, et par un accroissement constant de la rémunération du travail, et de la facilité de produire et d’accumuler. — Voilà comment l’homme devient le maître de la nature, tandis, qu’à croire M. Ricardo, il en devient, de plus en plus l’esclave.

§ 4. — Erreur de M. Ricardo au sujet de l’origine de la rente. Une rente telle qu’il l’indique n’a jamais été, ou ne peut être payée.

La seconde proposition attribue l’origine de la rente à la nécessité d’appliquer le travail d’une manière moins productive, Le propriétaire du n° 1 qui rend 100 quarters se trouvant dans la position de demander 10 quarters lorsque le moment est venu de recourir aux sols de seconde qualité, qui rendent 90 quarters et 20 quarters lorsqu’on descend au n° 3, qui ne rend que 80 quarters.

Si toutes les terres avaient le même degré de puissance, la nécessité ne serait plus admissible ; cependant on aurait à payer, pour l’usage d’une ferme garnie de bâtiments et de clôtures, une compensation qu’on refuserait de payer au propriétaire d’un terrain resté dans l’état de nature. Dans cette compensation, M. Ricardo ne voit que l’intérêt du capital, et il la distingue de celle payée pour l’usage de la puissance du sol. Lorsque des terres de puissance différente sont exploitées, — et qu’elles sont toutes également pourvues de bâtiments, de haies, de granges, — il suppose que le propriétaire du n° 1 reçoit intérêt de son capital, plus la différence entre les 100 quarters de rendement et les 90, 80 ou 70 quarters du rendement des sols de puissance inférieure auxquels la nécessité a forcé l’homme d’appliquer la culture. Cette différence constitue pour lui la véritable rente.

Cependant, comme la culture débute toujours par les sols pauvres, et passe de là aux sols riches, c’est la marche inverse qui doit avoir lieu, — le propriétaire du sol cultivé le premier recevant un intérêt, moins la différence entre la puissance de son sol et celle des autres sols, qui, à mesure que s’accroissent population et richesse sont exploités avec une dépense de la même somme d’effort humain. Le premier petit champ défriché sur le revers du coteau, et sa misérable hutte, ont coûté plus de journées à travail qu’il n’en faut aujourd’hui pour défricher une plus grande pièce de terre de qualité supérieure, et y installer une maison de bois fort habitable. Le premier colon à qui vient l’envie de louer sa propriété se trouve forcé d’accepter, non des profits plus une différence mais des profits moins une différence. L’observation journalière montre que telle est la marche régulière, la terre obéissant aux mêmes lois que celles qui régissent toutes les utilités et toutes choses. Comme le vieux navire a coûté bien plus de travail qu’il n’en faut aujourd’hui pour en construire un de puissance double, son propriétaire reçoit, pour son fret, des profits moins une différence. La vieille maison a coûté de travail » mais elle est petite et peu commode. Une nouvelle, capable de mieux abriter le double d’habitants ne coûtant aujourd’hui que la moitié du travail de la première, le nouveau constructeur ou son représentant reçoit comme rente des profits de capital, moins une large différence. Il en est ainsi pour les nouveaux engins, les chemins de fer, les moulins, les machines de toute espèce. — Il n’existe qu’un seul système de lois pour régir la matière, quelque forme qu’elle revête.

Le prix de la terre est plus ou moins en rapport avec la rente qu’elle commande. Si la doctrine de M. Ricardo est exacte, le prix de vente serait le capital incorporé, plus la valeur de ce qu’il regarde comme la véritable rente. Si la doctrine est erronée et si l’occupation débute toujours par les sols pauvres, — le prix sera le capital moins la différence entre le degré de puissance et celui des autres terres dont le coût de mise en exploitation serait le même. Dans un cas, le pouvoir du capital sur le travail tend toujours à s’accroître ; dans l’autre il doit régulièrement décliner, — le travailleur acquérant toujours de nouveaux sols meilleurs, moyennant un décroissement des quote-parts dans les produit » payées comme rente. La diminution de valeur des premières terres suit comme conséquence nécessaire. Nous avons déjà vu que cette diminution a lieu en effet et qu’elle provient de la facilité croissante d’accumulation, — la terre obéissant aux mêmes lois que les charrues, les haches et les engins — tous objets qui tombent, avec le temps, au-dessous un coût de production. Sa valeur étant partout limitée au coût de reproduction, et celui-ci tendant à diminuer à chaque accroissement de richesse, le propriétaire se trouve forcé d’accepter, de l’homme qui en fait usage, moindre quote-part dans les produits. Jamais rente comme celle qu’a imaginée M. Ricardo ne fut et n’a pu être payée. Le propriétaire de l’outil primitif, ou du premier moulin, pourrait tout aussi bien s’attendre à être payé pour l’usage des propriétés originelles et indestructible du fer — que le propriétaire du premier champ exploité.

§ 5. — L’esclavage final de l’homme est la tendance nature de la théorie Ricardo-Malthusienne, qui élève la rente à mesure que le travail devient moins productif. Cette théorie comparée avec les faits.

La troisième proposition est que, avec l’accroissement de richesse et de population, et en vertu de la nécessité qui en résulte de recourir aux sols pauvres, — la rente s’élève à mesure que le travail devient de moins en moins productif. Si la culture débute par les sols riches, on doit tenir pour vraie cette assertion : que le résultat nécessaire d’un accroissement de la race humaine et du pouvoir de combinaison et d’association, serait l’asservissement croissant des hommes du travail au vouloir de ceux qui possèdent la terre. L’esclavage définitif de l’homme est ainsi la conclusion naturelle des doctrines Ricardo-Malthusiennes. Si cependant la culture ne débute pas par les sols riches, — si au contraire elle débute toujours par les sols pauvres, passant de là aux sols riches, avec une rémunération croissante du travail, c’est alors l’inverse qui est la vérité. La quote-part du propriétaire doit décroître constamment, laissant une quote-part plus forte dans une quantité accrue au travailleur, dont le lot final devra être la liberté au lieu de l’esclavage ; et c’est là en effet la marche des choses, comme le prouve l’histoire de toutes les nations qui progressent.

Nous lisons dans Adam Smith, qu’à la différence de la première époque de la société où la terre était cultivée par des serfs qui appartenaient à un seigneur corps et biens, ainsi que le produit de leur travail, — la part du propriétaire ne dépassait pas, de son temps, le tiers ou même le quart de la production, — et que néanmoins le montant de la rente s’était tellement accru, qu’il était pour lors a le triple ou le quadruple de ce qu’avait été jadis le total de la production. »

L’abaissement du taux de la quote-part a été admise par Malthus lui-même, lorsqu’il affirme que : d’après les rapports récents au conseil d’agriculture, la moyenne n’excède pas un cinquième ; au lieu qu’auparavant il avait été formellement d’un quart, d’un tiers, ou même d’un cinquième. Et toutefois il voit là une preuve qu’il y a eu accroissement continu de la difficulté d’obtenir 1a subsistance. Le sentiment général, au contraire, était que les hommes vivent mieux que par le passé, — qu’ils ont aujourd’hui de la viande, du pain de froment, du sucre, du thé, du café, au lieu que jadis ils se contentaient d’un pain d’or, de seigle et de glands[69]. Pour combattre ce sentiment, Malthus s’appuie sur ce qu’au lieu de 192 setiers de blé par semaine, que le travailleur aurait reçu autrefois comme salaires, il ne reçoit (en 1810) que 80 setiers ; et depuis lors un autre écrivain s’est hasardé à dire : qu’en l’année 1495, ces salaires de la semaine auraient été de 199 setiers.

Quels étaient les salaires annuels du travailleur précisément à cette date ? Les moyens nous manquent de le constater ; mais comme le changement s’est opéré lentement, nous risquerons peu de nous tromper m prenant ceux des dernières années du siècle qui a précédé. En 1389, un conducteur de charrue avait sept shillings, et un charretier dix shillings par semaine, sans l’habillement ou quelque casuel. Il n’est pas même bien positif qu’il eût avec cela sa misérable nourriture. En prenant une moyenne d’années, ces salaires représentaient au plus un quarter de blé ou huit boisseaux ; et voici qu’on nous parle de salaires de trois boisseaux par semaine. Dans cette même année que l’on cite, il fallait 450 journées de travail pour faire la moisson de 200 acres de terre, — le rendement moyen étant de 6 boisseaux par acre, soit en tout 1.200 boisseaux, c’est-à-dire 2 boisseaux 2/3 moissonnés par journée de travail. À ce taux, le salaire d’une semaine serait 16 boisseaux, dont le cinquième juste nous est donné comme le salaire de chaque semaine dans l’année. À cette époque, la terre occupait presque tous les bras, les fabriques étaient dans leur enfance. En supposant tous les travailleurs payés sur ce pied, il s’ensuivrait que 5 semaines de gages absorberaient le total de la récolte annuelle.

Voilà les documents mis gravement en avant par des écrivains qui savent qu’à cette époque, la terre et son représentant prenaient au moins les deux tiers, et ne laissaient que bien peu au travailleur. La main-d’œuvre pour la moisson aujourd’hui se paye avec moins d’un quarantième de la récolte ; mais il y a du travail aux champs pendant toute l’année, et les salaires de la moisson ne s’écartent pas beaucoup de celui des autres journées. Au quinzième siècle au contraire, on trouvait peu à travailler dans l’année, ces salaires de moisson formaient une partie importante du revenu annuel, comme nous le voyons encore chez les paysans de l’Irlande. L’accroissement de richesse et de population, facilite la distribution de besogne dans le cours de l’année, — ce qui accroît beaucoup la circulation, l’économie et la productivité du travail ; un fait qui aurait dû être connu de tous les économistes qui depuis plusieurs années ont pris à tâche de démontrer la doctrine malthusienne, en prônant que le travailleur d’aujourd’hui a moins pour subsister que celui de l’époque des Plantagenets et des Lancastres. Il est difficile de penser plus loin l’absurde, qu’on ne l’a fait dans certains raisonnements, à propos de cette question.

En comparant les rentes de l’époque actuelle avec celles du temps d’Arthur Young (1770), la Revue d’Édimbourg[70] montre que, dans la période qui les sépare, le prix moyen par acre payé à Bedford et Norfolk, s’est élevé de 11 shilling., 9 deniers à 25 shilling. 3 deniers ; mais que dans la même période, on a réalisé différentes économies dans la culture qui montent à 32 shilling. 2 deniers, — c’est-à-dire à plus du double de l’élévation de la rente. La différence entre les deux va au fermier, et c’est une bonne addition à ses profits. Il faut ajouter à ces économies les grands avantages qui résultent de la création d’un marché domestique qui met le fermier à même de faire deux fois plus de fourrages verts, de laitage, de viande et de laine que n’en faisait son prédécesseur.

Ce sont là d’immenses avantages, et si, dans de telles conditions la terre et le travail ne gagnent pas en valeur, cela doit tenir à quelque erreur dans le système. Et il est facile de le voir. À l’époque de Smith et de Young, les travailleurs, pour la plupart, cultivaient leur propre petite propriété. Depuis, la terre s’est consolidée de plus en plus, d’où est venue la nécessité qu’une classe de grands fermiers s’interposât et fut supportée par celui qui possède la terre et par les bras qui la travaillent. La récolte étant le fond sur lequel se payent les salaires, la rente et les profits, plus ces derniers prélèvent, et moins il reste à partager entre les autres. L’élévation et le taux de la quotité des profits, nous dit l’auteur de l’article de la revue, est la véritable raison qui fait que la terre ne gagne pas en valeur, et que le pouvoir de production du travailleur fermier va décroissant, tandis que dans le cours naturel des choses, il devrait s’accroître. La tendance récente dans toute l’Angleterre, en ce qui regarde la terre, a été rétrograde, et c’est pourquoi ses économistes se sont presque tous ingéniés si fort à fournir des lois naturelles, en vertu desquelles il devienne possible d’imputer au Créateur la pauvreté et le crime, qui sont l’œuvre de l’homme.

En France, nous l’avons déjà vu, le chiffre des familles agricoles a presque doublé dans la période de 1700 à 1840, — en même temps que le salaire journalier du travail agricole a presque quadruplé. La quote-part du travailleur était de 35 %, elle a monté à 60 %. Le propriétaire de la terre retenait 65 % ou presque le double de la part du travailleur, il n’a plus retenu que quarante, soit deux tiers de moins. Néanmoins la production s’est tellement accrue que cette quote-part, plus faible, donne au capitaliste 2 milliards de francs, au lieu de 850 millions qu’il obtenait auparavant[71].

Telle est la marche des choses dans tout pays où richesse et population peuvent librement s’accroître et où le commerce a son libre développement ; — toutes les utilités qui existent diminuent de valeur comparées au travail, et celui-ci gagne en valeur comparé à elles, par suite de la diminution constante du coût de reproduction. En Prusse, il y a quarante ans, un tiers du produit était regardé comme le taux équitable de la quote-part du travailleur. Depuis lors le travail est devenu beaucoup plus productif, — et le taux a monté vite. De même en Russie et en Espagne, tandis qu’en Irlande, dans l’Inde, au Mexique, en Turquie, il a continuellement baissé ; — la richesse dans ces derniers pays tendant à décroître au lieu de progresser.

La richesse doit s’accroître plus rapidement que la population. Son accroissement cependant étant en raison directe de la vitesse de circulation, il est nécessairement lent dans tous les pays où la centralisation gagne du terrain, — car c’est la route certaine vers l’esclavage et la mort politique et morale. Chaque fois que s’élève le rapport de la richesse à la population, le pouvoir du travailleur s’accroît comparé à celui du capital foncier ou autre. Il n’échappe à personne que lorsqu’il y a plus de navires que de chargements, le fret baisse ; et vice versa lorsqu’il y a plus de chargements que de navires, le fret monte. Lorsqu’il y a plus de charrues et de chevaux que de laboureurs, ceux-ci font la loi pour le salaire ; lorsqu’il y a plus de laboureurs que de charrues, les maîtres des charrues règlent le partage des produits. La demande de charrues étant suivie d’une demande nouvelle de bras pour exploiter la houille et fondre le minerai, le maître de forge devient un concurrent à la recherche du travailleur, qui obtient une meilleur part dans la rémunération constamment croissante du travail. Comme il devient dès lors un meilleur acheteur de drap, le fabricant fait concurrence au maître de forges et un fermier pour s’assurer ses services. Sa part augmentée de nouveau, il demande du sucre, du thé, du café, et voici que l’armateur entre vis-à-vis de lui en concurrence avec le fabricant, le maître de forges et le fermier. Avec l’accroissement de richesse et de population, il y a ainsi accroissement constant dans la demande de l’effort intellectuel et musculaire, — lequel gagne en puissance productive, ce qui accroît la faculté d’accumuler, et augmente nécessairement la part du travailleur. Son salaire s’élevant, le taux de la quote-part du capitaliste baisse, et toutefois celui-ci fait fortune plus vite qu’auparavant, — son intérêt et celui du travailleur étant en parfaite harmonie l’un avec l’autre. Nous en avons la preuve dans la somme constamment croissante de la rente foncière de France et d’Angleterre à mesure que s’abaisse le taux de la quote-part du propriétaire ; comme dans la somme énorme que produisent les chemins de fer, en transportant à un prix de transport qu’on peut dire insignifiant, si on le compare aux prix de roulage et au péage des routes à barrière. La plus grande preuve d’un accroissement de richesse est dans la baisse du taux de la quote-part du capitaliste ; et cependant la doctrine Ricardo-Malthusienne a pour principe fondamental, qu’avec l’accroissement de richesse et de population ce taux doit fatalement monter.

Rien de plus fréquent que ces renvois « au vieil âge d’or » où le travailleur « trouvait à vivre bien mieux qu’à présent, » et il n’y a rien de plus erroné. La consommation actuelle de l’Angleterre, en calculant au plus bas, est soixante fois plus grande qu’à l’époque d’Édouard III, et la population est six fois plus nombreuse. La moyenne par tête est dix fois plus forte en quantité, sans tenir compte de la différence de qualité. Dans ces jours de barbare esclavage, les nobles et leur suite dissipaient énormément. Aujourd’hui l’économie prévaut partout, et il n’en peut être autrement, le mode général d’existence s’élevant en conformité exacte avec la baisse du taux de la quote-part dans les produits du travail donnée au propriétaire du sol. L’accroissement de richesse tend donc à engendrer l’économie, laquelle à son tour aide à l’accroissement de la richesse — et facilite l’extension de la culture sur les sols riches, D’où il suit que plus s’élève la qualité des sols mis en culture et plus s’élève la somme de production ; plus s’accroît pour le travailleur, la faculté de fournir à ses besoins et à ceux d’une famille ; et plus la prudence et l’économie deviennent nécessaires pour ceux qui ne vendent pas leur travail et qui pourtant doivent vivre dans ce style plus élevé dont l’usage s’est établi.

Comme le capital est le grand égalisateur des conditions l’instrument qui les élève à un même niveau, tout le monde a intérêt à l’adoption de mesures qui ont pour objet d’empêcher sa dissipation par suite d’une guerre, ou sa déperdition faute d’une prompte demande de l’énergie potentielle, résultat de sa consommation sous forme de nourriture. Plus la demande de l’effort humain suit de près l’application ; plus s’accroît le pouvoir d’accumuler et plus forte est la tendance à l’abaissement du taux de quote-part du capital, et à la hausse du taux de quote-part du travailleur[72].

Voici un tableau des résultats des deux systèmes ; le lecteur peut comparer avec ce qui se passe sous ses yeux — et dédier en faveur de celui qui lui semble s’accorder le mieux avec les faits   :

_________________ Doctrine de Ricardo __________ Observations
_____________ Pouvoir
  de la terre
Pouvoir
  du travail
____ Pouvoir
  de la terre
Pouvoir
  du travail
1° période 100 100 30 20 10
2° période 190 10 180 70 42 28
3° période 270 30 240 120 60 60
4° période 340 60 280 180 80 100
5° période 400 100 300 250 100 150
6° période 450 150 300 330 120 210
7° période 490 210 280 420 140 280
8° période 520 280 240 510 155 355
9° période 540 360 180 620 170 450
10° période 550 450 100 740 180 560
11° période 550 550 870 190 680
§ 6. — Simplicité et vérité universelle des lois naturelles. Complication et fausseté de celles de M. Ricardo.

Passons à cette proposition : que la richesse tend à contrebalancer les lois en question, — en introduisant des améliorations dans la culture, retardant ainsi la nécessité de recourir aux sols moins productifs. La proposition a été introduite dans le système par le besoin absolu de créer un refuge à quelques-unes des mille exceptions à ses lois, qui se présentaient d’elles-mêmes à son auteur ; sa présence est un aveu positif du vice de la doctrine.

Selon M. Ricardo, la richesse s’accroît le plus vite à l’époque et dans le pays où la terre abonde le plus, — à l’époque et dans le pays où les meilleurs sols seuls sont en culture. C’est aussi l’opinion de ses disciples, comme on le voit par le fait que tous, sans exception, attribuent le rapide accroissement de richesse des États-Unis à l’abondance de la terre. La culture améliorée devrait donc progresser au plus vite là où la terre abonde le plus, mais ce n’a été le cas dans aucun pays du monde. C’est tellement le contraire qui est arrivé que la richesse s’est accrue le plus lentement dans les États où abondent le plus les sols riches et inoccupés, et cela par la raison que la population y étant le plus disséminée, — le pouvoir d’association y a le moins existé. Elle s’accroît, aujourd’hui, le plus rapidement dans ceux où l’on a eu recours aux sols négligés dans les premiers temps ; et c’est précisément de cette manière que les améliorations dans la culture se produisent le mieux[73]. La charrue permet an fermier de fouiller profondément les terrains qui occupent le fond des vallées, la bêche lui facilite l’accès à la marne, — le chemin de fer lui rend facile de changer de localité. Il lui permet aussi de rapprocher la houille de la chaux. Il facilite la composition d’un nouveau sol qui, selon M. Ricardo, devrait être plus mauvais que l’ancien, et qui, de fait, se trouve meilleur. À chaque extension de la culture, le travail devrait être moins productif, — la richesse 8’accroître plus lentement, en même temps que décroîtrait le pouvoir de progresser dans les améliorations ; et cependant chaque extension se trouve suivie d’un accroissement du pouvoir de l’homme de commander les services de la nature.

Les nouveaux sols sont meilleurs que les anciens, ou ils sont pires. Dans le premier cas, la théorie de M. Ricardo n’a nul fondement. Dans le second à l’extension de la culture devrait succéder l’affaiblissement du pouvoir d’accumulation — et la nécessité d’appliquer un travail de moins en moins rémunéré, ce qui conduit fatalement au paupérisme, à l’esclavage et au crime. La loi de nature qui règle la production alimentaire ne peut pas plus être suspendue que celles qui règlent la gravitation de la matière ; le faiseur de système qui doit s’appuyer sur leur interruption pour l’établissement de sa théorie fournit par cela même la preuve concluante de son manque de connaissances. Toutes ses lois sont simples et universellement vraies ; la loi de M. Ricardo est complexe et universellement fausse. Autrement, il n’eut point été dans la nécessité de ménager des soupapes pour les faits qui le gênent.

§ 7. — Assertion de M. Ricardo : que les améliorations de culture retardent l’élévation de la rente. Autre assertion : que la diminution de l’approvisionnement de subsistances et la pauvreté croissante du travailleur favorisent les intérêts du propriétaire. Les faits et les théories les démentent tous deux.

La dernière proposition est que chaque amélioration de cette sorte tend à retarder l’élévation de la rente, — chaque obstacle à l’amélioration tendant au contraire à accélérer cette élévation. Les intérêts du propriétaire et du travailleur sont donc toujours en opposition l’un avec l’autre.

Si les hommes commencent par la culture des sols les plus fertiles et si avec le progrès de population vient la nécessité de recourir à ceux de moindre puissance, qui rémunèrent de moins en moins le travail, la conclusion de la proposition est exacte. Plus se ralentira l’accroissement de subsistances et plus vite s’accroîtra le pouvoir du propriétaire de la terre en culture, et aussi la tendance à la pauvreté et aux maladies pour ceux qui doivent vivre de leur travail[74]. Le propriétaire doit prendre une quote-part constamment croissante, — car le travailleur devient son esclave, reconnaissant de ce qu’on lui permet de vivre et de travailler, quoique réduit au pain de gland. M. Ricardo ayant poussé sa doctrine jusqu’à ses conséquences légitimes, ces résultats seront un jour atteints, — si la doctrine est exacte. Peu importe de dire que la marche à la décadence puisse être suspendue. L’homme tendant constamment dans cette direction doit aboutir au terme, fût-ce dans mille ans[75].

L’expérience de l’Europe pour des milliers d’années, et celle de l’Amérique pour les trois derniers siècles nous conduisent à des conclusions tout à fait contraires ; cependant M. Ricardo affirme avec insistance que telle est la loi. D’après cela, comment songer à se mettre au travail ? Nous ne connaissons aucune autre loi de la nature suspendue ainsi in terrorem une loi de terreur, au-dessus de l’homme ; aucune dont l’action soit ainsi interrompue pour l’aider, à quelque époque de l’avenir, avec une énergie accrue à l’infini pendant l’interruption. La population s’accroissant chaque jour et très-vite, la nécessité de recourir aux sols moins productifs doit s’accroître à chaque heure ; et cependant il est permis à l’homme d’aller multipliant son espèce, dans une ignorance avenue et bénite de ce fait : que ses descendants sont destinés à endurer tous les tourments de la faim, tandis que les propriétaires fonciers seront dans une abondance telle qu’on en a jamais connue, — une classe devenant maîtresse et les autres esclaves.

Posons maintenant que la culture commence toujours par les sols pauvres, — passant de là aux sols humides et aux anciens lits des fleuves, — nous aurons l’inverse de la proposition. La quantité de la rente s’accroîtra à chaque amélioration et diminuera à chaque obstacle à l’amélioration ; — les intérêts tant du propriétaire que du laboureur sont ainsi en parfaite harmonie. Une culture améliorée fait nécessairement l’accroissement de richesse. Plus il y a de bêches et de charrues et plus leur qualité est supérieure, plus l’effort humain obtient de rémunération, et plus augmente la quantité de la rente. Plus il y a de machines à vapeur, plus l’opération du drainage devient facile, mieux le travail est rémunéré et plus augmente la quantité de la rente. Plus il y a de moulins, plus est facile la conversion du grain en farine, et mieux le travail est rémunéré, plus augmente la quantité de la rente. Plus il y a de fabriques, moins on a de peine à se procurer du drap, plus augmente la proportion que l’on peut consacrer à améliorer la terre par le drainage, les chemins, les ponts, les écoles, mieux le travailleur est rémunéré plus s’accroît la quantité de la rente. Les intérêts du propriétaire sont donc directement favorisés par toute mesure qui tend à accroître la richesse de la communauté et à améliorer la culture.

Quant au travailleur, comme il voit qu’à chaque progrès en nombre et en qualité des bêches, charrues, machines, chemins, moulins et fabriques, son travail devient plus productif, — qu’en proportion de chaque progrès dans la facilité de produire qu’ils assirent à qui en louera l’usage, il est mis à même de retenir une quote-part plus élevée dans une quantité plus grande, — et que au lieu du premier contrat qui, alors que la terre en culture ne rendait que six boisseaux par acre, donnait au propriétaire les deux tiers et ne lui laissait que deux boisseaux, le contrat nouveau, dans un rendement de quarante boisseaux, ne donne au propriétaire qu’un cinquième et lui laisse trente deux boisseaux, il comprend que ses intérêts, comme ceux de celui qui touche la rente, sont directement favorisés par toute mesure qui tend à augmenter la richesse et à perfectionner le mode de culture.

§ 8. — La théorie de M. Ricardo est une théorie de discorde universelle. Ses inconséquences, et sa tendance à produire la guerre entre les classes et les nations. Harmonies et beauté des lois véritables.

Cette harmonie parfaite de tous les intérêts permanents de l’homme, il semblerait qu’il suffise de convaincre les hommes de son existence, — de leur faire apprécier pleinement les avantages de la coopération sur l’antagonisme, de leur montrer que pareille à la grâce, « elle descend goutte à goutte comme la douce pluie qui descend du ciel, bénissant à la fois celui qui donne et celui qui reçoit. » Il suffirait de cela seul, disons nous, pour exciter tout homme honnête et éclairé à travailler au développement, chez ses semblables de tous les pays, de leur instinct naturel pour leur association et la combinaison, — le laboureur et l’artisan prenant place à côté l’un de l’autre. Que la nécessité en soit comprise, ainsi que les avantages qui en résulteraient pour tous — le Gaulois et le Breton — le Russe et l’Américain — le Turc et le chrétien, et dès lors la paix et le commerce succéderont au trafic envieux et à la discorde universelle. L’harmonie des classes enfantera l’harmonie des na-tiens. L’amour de la paix se répandra sur toute la terre. Tous reconnaîtront avec bonheur que dans les lois qui régissent les rapports de l’homme avec ses semblables, règne cette belle simplicité, cette harmonie qui se manifeste si hautement en toutes autres choses ; tous apprendront, par degrés, que la meilleure manière de servir leurs propres intérêts est de respecter dans autrui les droits de la personne et de propriété qu’ils désirent qu’on respecte en eux-mêmes ; et tous à la fin acquerront la conviction que toute la science sociale est comprise dans cette courte parole du grand fondateur du christianisme : « Faites au prochain comme vous voudriez qu’il soit fait à vous-même. »

Le système de M. Ricardo est un système de discorde. Ses parties ne s’accordent pas entre elles, et son ensemble tend à soulever la guerre entre les classes et les nations. Tout en préconisant la liberté, il enseigne que le monopole de la terre est en accord avec une grande loi de la nature. Tout en croyant à la liberté d’action, il enseigne que si les hommes et les femmes s’avisent de contracter mariage, — ce qui est le stimulant le plus puissant au travail et ce qui tend le mieux à améliorer le cœur et l’intelligence, — leur chance probable est de mourir de faim. Tout en admirant la saine moralité, il fait valoir les avantages du célibat, — donnant faveur à ce qui peut détourner du mariage et favoriser la débauche. Tout en émettant un vœu pour la liberté du commerce des grains, il enseigne au propriétaire que ses intérêts auraient beaucoup à en souffrir. Tout en désirant améliorer la condition du peuple, il affirme au propriétaire que tout capital dépensé en amélioration de culture doit diminuer la quantité de la rente. Tout en désirant que les droits de la propriété soient respectés, il enseigne au travailleur que les intérêts du propriétaire ont à gagner à toute mesure qui tend à produire une disette ; — la rente étant payée en vertu du pouvoir qu’exerce une minorité qui s’est approprié ce que la bienveillante Providence a créé pour le bien commun de tous. Son livre est le véritable manuel du démagogue — qui cherche le pouvoir par la loi agraire, la guerre et le pillage. Ses enseignements sont en contraction avec ce qu’enseigne l’étude des faits bien observés, en contradiction avec eux-mêmes. Les rejeter au plus vite sera agir pour le mieux dans les intérêts du propriétaire et du tenancier, du fabricant et de l’ouvrier, et de l’humanité en masse.

§ 9. — Le taux de quote-part du capitaliste baisse et celui du travailleur s’élève à mesure que la circulation s’élève. Exemples fournis par l’histoire.

Que depuis des siècles la marche des affaires en Angleterre, en France et dans d’autres pays, ait été celle par nous indiquée, il n’est pas permis d’en douter, — la quote-part du propriétaire foncier et des autres capitalistes s’étant constamment abaissée, tandis que s’élevait celle du travailleur, et le premier s’étant enrichi en même temps que l’autre s’est affranchi. En examinant d’autres contrées, nous voyons un autre état de choses. — La quote-part du propriétaire a monté, tandis que celle du travailleur a baissé. Il nous reste donc à chercher les causes de désordre qui ont produit un tel effet, — et à apprécier à quel point elles peuvent confirmer ou détruire la proposition : que la tendance à abaisser le taux de la quote-part du capitaliste et à élever celle du travailleur est en raison directe de la circulation du travail et de ses produits.

L’Attique, dans les jours de paix qui suivirent la promulgation des lois de Solon, nous présente un peuple chez lequel la quote-part du capitaliste va constamment s’abaissant, — en même temps que le peuple gagne de jour en jour en liberté. Plus tard, on ne s’occupe que de guerre et de négoce, le mode de distribution change et l’homme retourne à l’esclavage. Voyons peu après le siège de cette république jadis puissante, nous y trouvons une province romaine. — Les libres citoyens des anciens jours ont cédé la place à des esclaves qui dépendent du vouloir d’hommes tels qu’Hérode-Atticus, pour la solution d’une question telle que celle de la distribution des produits de la terre et du travail. La circulation du corps social ayant graduellement cessé, la mort politique et sociale a suivi comme conséquence nécessaire.

En Italie nous trouvons une répétition de ce que nous avons vu en Grèce, — la circulation cessant par degrés à mesure que la terre est monopolisée et que des individus acquièrent le pouvoir de diriger la distribution de ce qui est produit par des troupeaux d’esclaves. La centralisation et l’esclavage conduisent à l’abandon des sols les plus riches. Les derniers jours de l’empire nous montrent la fertile Campana devenue la propriété de quelques grandes familles, qui sont les récipients où s’engloutissent d’énormes revenus, mais qui sont incapables de la moindre défense personnelle[76].

L’Espagne chassa la partie la plus industrielle de sa population ; — il en résulta arrêt de la circulation et abandon des plus riches sols. La terre se consolida, d’où résulta accroissement de pouvoir chez une minorité, et faiblesse correspondante dans le peuple et dans l’État.

Louis X proclama l’abolition du servage, chaque homme en France put être, dès lors, supposé libre[77]. Cependant, comme toutes ses mesures et celles de ses successeurs tendent à suspendre complètement la circulation ; il en résulte que la terre va se consolidant dans les mains de la noblesse et du clergé, et le peuple meurt « comme les mouches à l’automne » tandis que la subsistance est dissipée par ses maîtres dans des guerres au dehors ou dans, des palais à l’intérieur[78].

La politique anglaise ayant pour idée fondamentale la centralisation des manufactures à l’intérieur et l’arrêt de la circulation au dehors, c’est surtout dans les pays où elle règne que, nous devrons rencontrer le taux de quote-part du propriétaire le plus élevé — la quantité la moindre — et le pouvoir du travailleur de disposer du produit de son propre travail n’existant qu’au plus faible degré. Et en effet, toutes ces conditions se sont accomplies. Tandis que le travailleur irlandais a payé une rente de cinq, six et huit livres par acre, les propriétaires ont été si bien ruinés, qu’il a fallu recourir à la mesure révolutionnaire de créer une cour spéciale chargée de déposséder ceux qui recevaient la rente. Voyons les Indes occidentales, le propriétaire y prend une si large quote-part dans les produits du travail, et laisse si peu au travailleur qu’il en est résulté la disparition entière des deux tiers de la population qui y avait été importée, — et la nécessité d’un renouvellement constant d’importation de travailleurs qui disparaîtront à leur tour[79]. Tout élevée qu’était la quote-part des propriétaires, ils sont aujourd’hui ruinés, car ils n’ont touché qu’une quantité faible. Voyons l’Inde : le gouvernement exige comme rente annuelle environ le quart de la valeur totale de la terre, il ne reçoit pas plus de soixante-dix cents (américains) par tête, — preuve concluante que ce grand pays subit la loi en vertu de laquelle la quantité de la rente diminue en raison de l’élévation du taux de quotité[80]. Il en est de même en Tur- quie et en Portugal où la circulation sociétaire décline, ainsi que le pouvoir de production, ce qui amène le cultivateur à payer pour rente et pour taxes, un taux de quotité de plus en plus élevé dans sa production. Elles absorbent une telle part qu’il lui est impossible de se procurer les premières nécessités de la vie.

Il y a un siècle on se plaignait en France que la rente et les taxes absorbaient les onze douzièmes de la production, — ne laissant qu’un douzième au cultivateur. Le tenancier anglais a moins encore aujourd’hui. — Il est douteux, comme nous avons vu, que pour sa part il reçoive même un vingtième du produit de son travail. Aussi sa condition est-elle au-dessous de celle de la classe correspondante, dans presque toute autre société qui prétend à être classée parmi les nations civilisées[81].

Le fermier s’interpose entre le propriétaire du sol et le journalier qui fait le travail ; le négociant entre l’homme qui fabrique le vêtement, et celui qui le porte ; le banquier, le courtier et mille autres intermédiaires entre le propriétaire du capital et celui qui a besoin de le mettre en œuvre ; l’homme de loi et l’agent parlementaire entre ceux qui veulent avoir des routes et ceux qui désirent en construire. C’est le système des intermédiaires, et, de là tant d’énormes fortunes que font les banquiers, les négociants, les agents et autres qui vivent aux dépens du public[82]. La quote-part du fabricant s’est abaissée » mais là aussi et pour la même raison, — par suite du manque d’activité dans la circulation l’artisan et sa famille sont hors d’état de se procurer le nécessaire en aliment et en vêtement. La quote-part du propriétaire du capital sous forme d’argent s’est abaissée et cependant le taux d’intérêt payé par les membres les plus pauvres de la société est aussi élevé qu’en aucune autre partie de l’Europe. La cause en est dans la tendance du système à accroître le frottement de la société, et par là arrêter la circulation et agrandir le négoce aux dépens du commerce.

Venons aux États-Unis, nous voyons un pays où le changement est à peu près perpétuel. Le taux de l’intérêt, toujours élevé, y quadruple parfois. En cherchant la cause, nous trouvons que ces changements succèdent toujours à des temps d’arrêt de la circulation — le taux de la quote-part du capitaliste montant dès que la politique du pays tend à favoriser l’exportation des denrées premières, et baissant dans le cas contraire. Comme conséquence, les périodes de libre échange se signalent toujours par des agitations pour le rappel des lois qui restreignent les demandes des capitalistes d’argumenter. Sous un système tendant à la création d’une balance favorable du commerce, la quote-part du capitaliste tendrait constamment à baisser, — l’argent tomberait par degré à aussi bon marché que dans aucun autre pays du monde. Sous le système actuel, il tend à monter ; et cela par la raison que la population américaine donne une quantité constamment croissante de ses denrées premières pour une quantité constamment décroissante de tous les métaux, y compris l’or et l’argent. La quote-part du capitaliste est maintenant en hausse constante ; d’où il suit que les palais des princes marchands croissent en nombre et en splendeur, tandis que le crime et le paupérisme font des pas de géant.

§ 10. — Plus la circulation s’accélère, plus il y a tendance à la liberté parmi la population, et à la puissance de l’État.

Tous les faits que nous venons d’exposer concernant les salaires, les profits et les rentes, et tous les faits que présente l’histoire du monde se résument et se classent dans les propositions suivantes :

Que dans le premier âge d’une société, alors que la population est faible et disséminée, la possession d’un faible capital donne à son possesseur un grand pouvoir — le met à même de tenir le travailleur dans la dépendance de son vouloir, comme serf ou esclave.

Qu’avec l’accroissement de richesse et de population, le pouvoir de combinaison s’accroît, ce qui rend le travail beaucoup plus productif et accroît le pouvoir d’accumuler. — À chaque pas dans cette direction diminue le pouvoir inhérent au capital déjà existant de commander les services du travailleur, et s’accroît chez ce dernier le pouvoir de commander l’aide du capital.

Que le taux de la quote-part dans la production accrue du travail afférente au travailleur tend ainsi constamment à s’accroître, tandis que le taux de celle du capitaliste tend aussi régulièrement à baisser.

Que la quantité qui revient à chacun d’eux s’accroît, — celle du travailleur s’accroissant cependant beaucoup plus vite que celle retenue par le capitaliste, — ce dernier ayant une quotité moins élevée dans la quantité accrue, tandis que le premier a une quotité constamment plus élevée dans une quantité qui croit rapidement.

Que la tendance à l’égalité est en raison directe de l’accroissement de richesse et de la productivité de travail qui en résulte.

Que la richesse s’accroît en raison de la vitesse de la circulation.

Que la circulation s’accélère à mesure que se développe davantage l’individualité, avec le pouvoir croissant de diversifier les professions parmi les travailleurs.

Que plus la circulation s’accélère, plus s’élève la quote-part du travailleur et plus grande est la tendance vers l’égalité, l’élévation et la liberté parmi le peuple, et plus est grande la force de l’État.

§ 11. — La théorie de distribution de M. Ricardo repose sur l’assertion d’un fait imaginaire. Ses successeurs continuent à soutenir cette théorie, bien que le fait se soit dissipé. Inconséquences des économistes modernes.

Depuis un demi-siècle, le monde a reçu l’assurance positive qu’en vertu d’une des grandes lois naturelles, la culture a toujours débuté par les « sols riches et féconds » de la terre, — Le colon pauvre et solitaire donnait toujours la préférence à ceux dont « la puissance originelle et indestructible « était la plus grande ; que la rémunération du travail de culture fut alors très large ; que la terre étant abondante et tout le monde ayant la liberté de choisir parmi les sols les meilleurs, la rente fut alors inconnue, — le travailleur gardant pour soi la production entière de sa terre ; qu’avec l’accroissement de richesse et de population — les sols les meilleurs se trouvant appropriés par les premiers exploitants, — une nécessité vint de cultiver des sols d’une qualité moindre ; qu’en simultanéité avec cette nécessité pour les membres les plus pauvres de la communauté, surgit du côté des gens riches un pouvoir d’exiger une rente comme compensation pour l’usage des sols exploités les premiers ; que plus le progrès de population et de richesse a été rapide et plus a été grande la nécessité de recourir aux sols de qualité moindre, — ce qui a fait monter constamment le taux de la quote part du produit demandable comme rente ; que la rente a monté à mesure que le travail est devenu moins productif, en même temps que gagnaient en pouvoir les propriétaires du sol et que perdaient par conséquent ceux qui le travaillaient ; que cette marche des choses dans le passé se continuera à plus forte raison dans l’avenir, « la stérilité croissante du sol devant infailliblement l’emporter à la longue sur tous les perfectionnements des machines et de l’agriculture ; » et qu’ainsi donc le temps viendra infailliblement où des masses énormes de population « devront mourir de faim comme par coupes réglées. » Depuis lors c’est sur la nécessité de recourir aux sols de qualité moindre qu’on a rejeté le vice et la misère qui se trouvent sur le globe, — le tout devant être imputé à l’erreur du Créateur qui a soumis l’homme à des lois en vertu desquelles la population tend à s’accroître à mesure que la puissance de la terre diminue.

Une observation plus attentive nous a cependant conduit à affirmer : que c’est exactement l’inverse qui s’est passé dans le monde, — la culture ayant, et cela invariablement, commencé par les sols pauvres et l’accroissement de population et de richesse étant marqué par un accroissement correspondant du pouvoir de commander les sols plus riches ; que la rémunération du travail donné à la culture tend par conséquent constamment à s’accroître ; que le taux de la quote-part demandable par les propriétaires des sols altérés les premiers tend par conséquent à baisser, et que dans toute société qui progresse l’homme tend vers la richesse, la force, la liberté, et non, comme M. Ricardo nous le donne à croire, vers la pauvreté, la faiblesse et l’esclavage final ; que les faits de l’histoire sont d’accord avec cette dernière manière de voir, et que la théorie de M. Ricardo sur la marche de l’exploitation du sol est donc insoutenable ; que c’est à peine si elle est soutenue, car ses partisans n’ont pu citer un seul fait dans l’histoire d’une colonisation ancienne ou moderne qui puisse infirmer, en quoi que ce soit, la grande loi qui fait que les hommes pauvres et disséminés énoncent leurs opérations avec les outils de puissance inférieure, — passant de là progressivement à de plus puissants, dont ils obtiennent les services lorsque la combinaison avec leurs semblables les met en état de les demander aux mains de la nature.

D’après cela on pourrait croire que la théorie de la rente passerait paisiblement en liberté dans les limbes de l’oubli, — prenant place à côté du système de Ptolémée, la théorie de la transmigration des âmes et la loi imaginaire qui lui sert de base. Point. Le monde reçoit de nouveau l’assurance que la grande loi de M. Ricardo n’a changé en aucune manière l’état des choses, — sa théorie de la rente existant par elle même et ne demandant pour se souvenir d’autre preuve que celle résultant de ce fait : que les différentes pièces de terre payent des rentes différentes.

M. Ricardo n’a pas donné au monde simplement une théorie de la rente, mais une grande loi en vertu de laquelle la tendance à l’esclavage final du travailleur croit à mesure que s’accroît la population et que diminue la puissance du sol. Ses successeurs, aujourd’hui, prétendent qu’il n’importe nullement que l’homme gagne ou perde en pouvoir de commander les services de la nature, qu’il en devienne davantage l’esclave ou le maître, la loi de distribution étant la même dans l’un et l’autre cas. « En admettant qu’il soit exact que la culture ait débuté par les sols de qualité inférieure, n’est-il pas évident, dit-on, que ces sols de qualité inférieure ont été dans le principe les plus productifs ? M. Ricardo, en parlant des sols les plus riches et les plus fertiles, ne parle-t-il pas évidemment de ces sols pauvres et infertiles qui auront été d’abord soumis à la culture ? N’est ce donc pas parfaitement d’accord avec sa théorie de supposer que ces sols de qualité moindre auront été les premiers à fournir une rente, » — cette même rente qu’il a attribuée à l’infertilité croissante des sols plus riches ! Si l’auteur de cette théorie célèbre vivait encore, il serait le premier à rejeter la manière dont ceux qui se disent ses disciples et marchent sur ses traces viennent récemment de la défendre[83].

Cette nouvelle position faite à la théorie par ses défenseurs, ne mériterait peut-être pas un commentaire de plus, n’était le caractère des raisons émises pour repousser la critique exercée contre elle, — raisons qui ont trait aux conséquences infaillibles, si l’on admettait l’exactitude de ce qu’on présente comme une grande loi de la nature.

« On prétend encore, dit un éminent écrivain, que Ricardo s’est trompé en disant que les bonnes terres, c’est-à-dire les terres spécialement propres à telle ou telle culture, sont mises en culture les premières. On affirme que les hommes choisissent, au contraire, de préférence, les plus mauvaises pour les cultiver avant les autres. En admettant même qu’il en fut ainsi, cela ne changerait rien à l’affaire, ce me semble. Du moment qu’on applique à la fois à la même culture une bonne terre et une mauvaise, la rente se manifeste, soit que l’on ait commencé par la bonne ou par la mauvaise. Ce que dit M. Carey sur ce point ne signifie donc absolument rien, quant au fond de la question. Mais il ne faut pas moins se méfier de son assertion, car elle conduit droit au protectionnisme. En effet, si l’on commence par mettre en culture les mauvaises terres de préférence aux bonnes, il sera utile, dans l’intérêt de la production nationale, de repousser ks blés étrangers ; on provoquera ainsi la mise en culture des meilleurs terrains qui, sans cela, seraient demeurés en friche, et l’on améliorera par conséquent la condition de la société[84]. »

On peut voir tout d’abord combien l’auteur de l’article s’est trompé en supposant que nous ayons prétendu que « les hommes choisissaient pour la culture les sols pauvres, alors qu’ils avaient acquis le pouvoir de soumettre à la culture les sols plus riches, cade mieux rémunérer le travail. » C’est le contraire qui est vrai. Les hommes prennent toujours les meilleurs qu’ils puissent exploiter ; mais toujours, dans une société qui débute, en passant des plus pauvres aux meilleurs, tandis que M. Ricardo les fait passer des meilleurs aux pires. On arrive à des conclusions beaucoup plus exactes quant aux mesures politiques qui résultent nécessairement, si l’on adopte la loi réelle d’occupation que si l’on adopte la loi imaginaire dont il se fait l’avocat, — car, dans le dernier cas, la tendance nécessaire de cette loi, qui agirait sans restriction, aboutit à la dispersion des hommes, et, par suite, à l’affaiblissement du pouvoir de combinaison, l’épuisement du sol et l’asservissement de ceux qui le cultivent. Dans le premier cas, on voit les lois naturelles tendre à l’accroissement de l’association et de la combinaison, à l’accroissement de productivité du sol et du pouvoir du travailleur. — Elles poussent l’homme d’État, et de la manière la plus évidente, à adopter des mesures analogues à celles de Colbert, et à celles qui se pratiquent aujourd’hui avec tant de succès en Belgique, en Allemagne, en Russie et dans les autres pays qui sont dans dans la même voie que la France.

En grand désaccord avec les partisans du système de Ricardo, un économiste distingué, qui appartient à la France, s’exprime ainsi : « La doctrine de M. Carey est beaucoup plus satisfaisante pour le sens commun. Les faits l’attestent ; ce n’est qu’à une époque très-avancée qu’on a attaqué les forêts vierges, endigué les rivières pour en cultiver les bords, desséché les marais, assaini les plaines humides, enfin mis en culture ces terrains qui, présentant une couche de terre végétale, formée par les débris de la vie végétale et animale, sont destinés à offrir une fertilité sans égale… Mais ici l’on insiste : « Qu’importe, ont dit quelques économistes, qu’importe l’ordre de culture ? Du moment que l’on reconnaît une inégalité de production dans les différentes parties du sol, il y a inégalité de revenu : il y a une rente, « Nous ne nions pas le fait de la rente. Nous disons seulement qu’en supposant la mise en culture des terres de moins en moins fertiles, Ricardo s’est condamné à soutenir implicitement que le travail grossier, peu intelligent, des premières époques est le mieux rémunéré ; qu’il s’est condamné à attribuer à la rente une importance disproportionnée, à appeler de ce nom ce qui est un véritable profit, le profit de longues avances faites pour le défrichement, l’appropriation, la mise en culture des terres les plus fertiles ; terres dont la fertilité n’a été découverte ni exploitée sans frais alors même qu’elle n’a pas été absolument créée de main d’homme. Il s’est condamné par suite aux plus tristes conséquences, contre lesquelles on est heureux de voir s’élever l’observation et l’analyse. L’humanité, placée en face de terres qu’il assimile à une série de machines de forces décroissantes, doit obtenir et obtient en fait, selon lui, de plus en plus péniblement la subsistance qui lui est nécessaire, subsistance à laquelle il a joint, en vertu de la même loi, les matières premières de l’industrie. Admettez, au contraire, que Tordre indiqué par Ricardo n’a rien de nécessaire et qu’il est à beaucoup d’égards l’inverse du vrai ; admettez que l’on aille le plus souvent des terrains maigres et faciles à ceux qui, grâce à l’application du capital, acquièrent ou développent une fertilité nouvelle, ce sera d’une part le travail intelligent, le travail scientifique des dernières époques qui sera le mieux rémunéré, et l’humanité tendra vers l’abondance des subsistances et des matières premières. Que le prix nominal de ces denrées agricoles reste élevé, il importe peu si leur abondance augmente relativement à la population, si moins de travail est en mesure d’acheter plus de produits. Dès lors l’antagonisme qu’on prétend établir scientifiquement entre les effets qui se produisent dans l’industrie et ceux qui se produisent dans l’agriculture aura cessé de subsister ; la fertilité de l’industrie agricole et non celle de la terre considérée à part du travail et du capital, sera reconnue comme le fait dominant par la science économique, ouvrant au progrès de ce côté, comme de tous les autres, une carrière sans limites assignables[85]. »

§ 12. — Tentative pour maintenir la théorie à l’aide d’une suspension imaginaire des grandes lois naturelles.

M. Mill admet aussi que les faits historiques donnent généralement un démenti à Ricardo, tout en se rangeant néanmoins à l’opinion que sa théorie de la rente est « la proposition la plus importante de l’économie politique. » Voici en quels termes il expose à ses lecteurs :

« Après une certaine période peu avancée dans le progrès de l’agriculture, aussitôt qu’en réalité l’espèce humaine s’est adonnée à la culture avec quelque énergie et y a appliqué des instruments passables ; depuis ce moment, la loi de la production résultant de la terre est telle, que dans tout état donné d’habileté et d’instruction agricole, le produit ne s’accroît pas dans une proportion égale ; en doublant le travail, on ne double pas le produit ; ou, pour exprimer la même chose en d’autres termes, tout accroissement de produit s’obtient par un accroissement plus que proportionnel dans l’application du travail à la terre. »

Avant ce degré, le cas inverse a dû avoir lieu : — accroissement de production obtenu par un moindre accroissement proportionnel dans l’application du travail à la terre. Deux lois se manifestent ainsi à nous, — qui opèrent dans des directions opposées, nous laissant à choisir celle qui se prête le mieux à notre désir d’expliquer dans un tel ou tel sens certains faits particuliers. Comme cela n’a lieu dans aucune autre science, il semble peu probable que celle qui traite des lois qui régissent l’homme fasse exception.

« De ce que l’action de la loi de décroissance n’est pas toujours manifeste, cela ne prouve pas, dit M. Mill, que la loi en question n’existe pas, mais seulement qu’il y a en action quelque principe d’antagonisme capable pour un temps de la contrarier : une telle action se manifeste dans l’antagonisme habituel que rencontre la loi de diminution du revenu habituel de la terre ; et nous allons porter toute notre attention sur cette action même. Elle n’est autre que le progrès de la civilisation. Je me sers de cette expression générale et quelque peu vague, parce que les faits qu’elle doit renfermer sont si variés, qu’aucune expression d’une signification plus restreinte ne pourrait les comprendre tous[86].

La réponse, nous la trouvons dans un livre du même écrivain, qui s’adresse à l’entendement[87]. Pour prouver que notre science et notre connaissance du cas particulier nous rendent compétent pour prédire l’avenir, nous devons montrer qu’elles nous ont mis à même de prédire le présent et le passé. »

C’est là le grand objet de la science ; mais à quoi servirait cette évidence qui, pour expliquer le passé, est forcée d’invoquer des suspensions imaginaires des grandes lois de la nature ? N’est-il pas évident, d’après cela, que la science sociale, telle que l’enseignent M. Ricardo et ses accesseurs, n’en est encore qu’à ce degré que M. Comte désigne comme le degré métaphysique ? En peut il être autrement d’un système qui ne tient point compte des qualités par lesquelles l’homme se distingue de la bête des champs ?

§ 13. — Tendances révolutionnaires du système. La guerre entre nations, la discorde parmi les individus croissent à mesure que croit le monopole de la terre. Ce monopole est une conséquence nécessaire de la politique anglaise. A chaque pas dans cette voie, la population souffre de plus en plus dans la distribution entre elle et l’État.

La loi de distribution que nous venons d’exposer avec ses développements, nous l’avions annoncée pour la première fois, il y a vingt ans[88]. Un des économistes distingués de France l’a reproduite et en a reconnu l’harmonie et la beauté, dans les termes suivants dont la vérité sera appréciée par tous ceux qui étudient cette loi avec autant de soin et d’attention qu’elle en mérite.

« Telle est la grande, admirable, consolante, nécessaire et inflexible loi du capital. La démontrer, c’est, ce me semble, frapper de discrédit ces déclamations dont on nous rebat les oreilles depuis si longtemps contre l’avidité, la tyrannie du plus puissant instrument de civilisation et d’égalisation qui sorte des facultés humaines… Ainsi, la grande loi du capital et du travail, en ce qui concerne le partage du produit de la collaboration, est déterminée. Chacun d’eux a une part absolue de plus en plus grande, mais la part proportionnelle du capital diminue sans cesse comparativement à celle du travail… Cessez donc, capitalistes et ouvriers, de vous regarder d’un œil de défiance et d’envie. Fermez l’oreille à ces déclamations absurdes, dont rien n’égale l’orgueil, si ce n’est l’ignorance, qui, sous promesse d’une philanthropie en perspective, commencent par souffler la discorde actuelle. Reconnaissez que vos intérêts sont communs, identiques, quoi qu’on en dise, qu’ils se confondent, qu’ils tendent ensemble vers la réalisation du bien général, que les sueurs de la génération présente se mêlent aux sueurs des générations passées, qu’il faut bien qu’une part de rémunération revienne à tous ceux qui concourent à l’œuvre, et que la plus ingénieuse, comme la plus équitable répartition s’opère entre vous, par la sagesse des lois providentielles, sous l’empire de transactions libres et volontaires, sans qu’un sentimentalisme parasite vienne vous imposer ses décrets aux dépens de votre bien-être, de votre liberté, de votre sécurité et de votre dignité[89]. »

Bien différentes sont les tendances de la doctrine qui enseigne que « le propriétaire trouve un double avantage dans la difficulté de production, — puisqu’il obtient une plus grande part et qu’il est payé dans une utilité de plus haute valeur[90]. » Si cela eût été exact, M. Ricardo eût été parfaitement autorisé à affirmer, comme il le fait, que les intérêts des propriétaires du sol sont constamment en opposition avec ceux de toutes les autres classes de la société, — tout le profit dans leurs transactions avec le public leur revenant, toute la perte tombant sur ceux avec qui ils traitent. Ce système, étant ainsi un système de discorde universelle, tend nécessairement à la perturbation du droit de propriété, comme l’a démontré l’un de ses partisans les plus distingués.

« Lorsqu’on parle du caractère sacré de la propriété, on devrait toujours se rappeler que ce caractère sacré n’appartient pas au même degré, à la propriété de la terre. Aucun homme n’a fait la terre. Elle est l’héritage primitif de l’espèce humaine tout entière… Si l’État est libre de traiter les possesseurs de la terre comme des fonctionnaires publics, ce n’est que faire un pas de plus que d’avancer qu’il est libre de les écarter. Le droit des propriétaires à la possession du sol est complètement subordonné à la police générale de l’État. Le principe de propriété ne leur donne pas droit à la terre, mais ne donne droit qu’à une compensation pour toute portion de leur intérêt dans cette terre dont il ne peut convenir à la police de l’État de les priver[91]. »

Poursuivant cette idée ainsi présentée, un autre professeur distingué de la même école a depuis enseigné que la dernière confiscation qui vient de s’opérer de la propriété foncière en Irlande, ne tarderait pas à être demandée en Angleterre[92].

Nous avons là le résultat naturel d’une doctrine dont l’étude conduit à affirmer que la rente foncière n’est la compensation d’aucun sacrifice d’aucune sorte, — qu’elle est touchée par ceux qui ne travaillent ni aident, mais qui simplement tendent la main pour recevoir les offrandes de la communauté. Un écrivain a été jusqu’à formuler cette sentence que c’est la récompense accordée au propriétaire pour qu’il permette d’accepter les dons de la nature[93]. Toute politique qui tend à consolider la terre est révolutionnaire dans ses tendances — Elle a pour résultat nécessaire d’arrêter la circulation sociétaire, de concentrer une masse de richesses dans les mains d’un petit nombre, d’augmenter à l’infini la classe de ceux qui n’ont rien, et qui cherchent volontiers dans une révolution les moyens d’améliorer leur position. Cette consolidation est la tendance en Angleterre et dans tous les pays qui ont pris exemple sur die, nous l’avons déjà vu. Ses effets se manifestent par le manque total de respect des droits de la propriété en Irlande, en Écosse, dans les Indes orientales et occidentales, le propriétaire du sol ayant été dépouillé dans le premier de ces pays, — le tenancier dans le second[94], — le petit propriétaire dans le troisième — et le planteur dans le dernier[95].

« L’homme n’a pas fait la terre, dit M. Mill. L’homme n’a pas davantage fait la brique avec laquelle le moulin eut construit, ni le fer qui forme son outillage. Tout cela existait aux jours de l’Heptarchie, et rien de cela n’avait de valeur. Tout cela aujourd’hui a une valeur, qui est la rémunération de l’effort humain. La propriété en toutes choses a la même base, toutes sont régies par les mêmes lois. La propriété du sol est cependant tenue comme moins sacrée que celle de ballots de coton, ou de drap, ou de sacs de graine ; et par la raison que tout le système tend à développer le trafic au dépens du commerce, — à convertir tout un peuple en trafiquants, aux dépens de la plus importante occupation de l’homme, l’agriculture savante.

La guerre entre nations, la discorde parmi les individus, se développent à mesure que grandit le monopole de la terre. Plus sa consolidation se complète, plus s’accroissent les inégalités dans la société, et plus les travailleurs seront amenés à souffrir dans la distribution opérée entre le peuple et l’État.


CHAPITRE XLIII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.


III. — Le peuple et l’État.

§ 1. — De la distribution entre la population et l’État. On obtient peu de sécurité, au prix de contributions énormes, dans le premier âge d’une société. A mesure qu’il se forme diversité d’emplois, et que les hommes sont en état de combiner ensemble, la sécurité s’accroît et s’obtient à moins de frais.

Le jour où Crusoé découvrit qu’il avait des voisins qui étaient encore plus pauvres que lui, il entra dans une crainte de tous les instants pour sa vie. Vendredi, cependant, lui étant survenu pour compagnon, il se sentit plus rassuré. — L’un pouvait faire sentinelle, tandis que l’autre se livrait au sommeil ou au travail. Ce fut et c’est encore là l’histoire de tous les établissements primitifs. Forcés de pourvoir à leur sûreté, les premiers habitants de la Grèce et de l’Italie eurent toujours soin de placer leurs villes au sommet d’une montagne, — précaution à laquelle ils eussent été conduits, quand bien même le pouvoir ne leur eût pas manqué de cultiver les sols fertiles des vallées, capables de rémunérer le travail trois fois davantage. Il en a été ainsi dans le sud de l’Angleterre, — chaque petit sommet présente encore les traces d’une occupation primitive. Ce fut l’histoire des puritains de Massachusetts et des cavaliers de la Virginie, c’est l’histoire actuelle des settlers du Kansas et de l’Oregon, — chacun y est forcé de pourvoir à sa défense personnelle. Comme il n’existe point encore d’application systématique et régulière du travail à l’œuvre d’acquérir la domination des grandes forces de la nature, l’énergie potentielle de l’homme demeure à l’état latent, — et il continue de rester pauvre, faute du pouvoir de combinaison avec ses semblables.

L’arrivée de Vendredi exerce sur la condition de Crusoé une double influence. Elle augmente de beaucoup sa puissance applicable, et elle lui permet de l’appliquer constamment. Ses besoins et ses forces étant là, comme partout, deux termes d’une quantité constante, chaque accroissement du dernier terme est suivi d’un développement de ses proportions, — la résistance de la nature aux efforts suivants diminuant en raison du pouvoir accru de l’attaque. C’est l’histoire de tous les établissements primitifs. La sécurité s’accroît en raison beaucoup plus forte que le nombre d’associés. — Elle résulte d’une contribution de temps et d’intelligence, elle est le produit des deux termes qui vont constamment diminuant dans leur proportion à la quantité de choses produites. En voulez-vous la preuve ? Prenez la Grèce à l’époque de Solon et comparez-la à la Grèce d’Homère ; comparez la Germanie de Tacite avec l’union douanière allemande, le Zollverein ; la Gaule du temps de César à la France actuelle ; le Massachusetts du XVIIe siècle à celui du XIXe ; comparez la terre de Guillaume Penn, il y a un siècle, alors que les settlers avaient à redouter à tout moment les attaques des sauvages, avec la Pennsylvanie d’aujourd’hui, ou le Kentucky aux jours de Daniel Boone avec celui des jours d’Henri Clay. Partout, vous pourrez vous convaincre que la marche de l’homme vers la sécurité, la richesse, la prospérité, la civilisation, est représentée par le diagramme sur lequel nous avons souvent appelé l’attention, et que nous reproduisons à l’appui de l’universalité de la loi qu’il exprime :

A gauche point de sécurité, — la loi de la force est la seule reconnue. L’individu faible de bras ou de sexe y est asservi à celui qui possède la force musculaire, il est imposable au caprice d’un maître. En avançant vers la droite, nous voyons les professions se multipliant et l’individualité se développant de plus en plus. Le pouvoir d’association et de combinaison est constamment en progrès jusqu’à ce qu’enfin, dans Massachusetts, nous nous trouvons dans une société qui jouit d’un plus haut degré de sécurité, pour lequel elle donne en échange une part proportionnelle dans les produits du travail, plus faible que chez aucune autre nation.

Si nous consultons l’histoire d’Angleterre, elle nous présente les mêmes résultats que ceux obtenus en passant des pays modernes les moins peuplés aux pays qui le sont davantage. La population de la primitive Angleterre, harassée tour à tour par les Danois et les Saxons, jouissait de moins de sécurité que celle de l’Angleterre normande à l’époque du premier et du second Henri. Depuis Édouard jusqu’à Jacques II, la sécurité n’existe pas dans les comtés du Nord et de l’Ouest. Ailleurs, les guerres des Deux-Roses et l’exécution de 72.000 individus sous un seul règne attestent l’absence presque totale de sécurité dans la jouissance des droits de la personne. Le règne d’Élisabeth nous montre la population du littoral victime d’une suite de déprédations exercées par les pirates algériens et autres. Après les guerres d’Écosse vient la guerre civile ; et, cependant, malgré cette énorme déperdition de forces humaines, nous saisissons à travers tous ces faits une marche progressive et soutenue de la société, résultat d’un accroissement dans les parts attribuées à la terre et au travail, et d’une diminution dans la part afférente à la classe qui vit sur les contributions des hommes qui possèdent la terre et de ceux qui la cultivent.

Là, comme partout, nous avons la preuve que le signe le plus certain d’une civilisation en progrès doit se chercher dans le rapprochement des prix des matières premières de ceux des utilités achevées, — les premiers s’élevant, à mesure que s’abaissent les autres. À chaque pas dans cette direction, les hommes sont de plus en mesure de former combinaison pour le maintien et l’extension de leurs propres droits et de ceux de leurs voisins — obtenant une sécurité place parfaite à moins de frais, ce qui leur permet de donner à la production un travail plus assidu ; en même temps qu’ils accumulent plus vite les instruments qui rendent leurs efforts plus efficaces[96].

La richesse consiste dans le pouvoir de commander les services de la nature. Plus s’accroît ce pouvoir, plus s’accroît la tendance à la distribution égale et à ce que chaque membre de la société se présente le front haut, en homme, devant ses semblables.

§ 2. — La taxation est nécessairement indirecte à cette époque. Cette nécessité diminue à mesure que s’élève la proportion de propriété fixée, relativement à celle qui est mobile.

À la naissance de la société, les contributions requises pour le maintien de la sécurité sont en forte proportion comparées à la propriété des individus composant la communauté. D’où se tirent-elles ? D’où peuvent-elles se tirer ? La propriété immobilière n’existe point, — le faible capital consiste en bétail, en porcs, en grains, en esclaves et autres utilités et objets mobiliers. — D’où il suit qu’à cette époque nous voyons le seigneur exerçant son pouvoir sur l’application du travail et de ses produits, — arrêtant la circulation sociétaire afin de pouvoir prélever la part du lion sur les services ou objets qui s’échangent. Selon la saison, il requiert le service personnel dans la ferme, ou sur la route, ou sur le champ. Un jour il arrête le grain que l’on porte au moulin, un autre jour la farine que l’on porte au four ; puis c’est la laine qu’il empêche d’arriver chez le fabricant, et enfin le drap qu’il empêche d’arriver à celui qui désire s’en vêtir. À un moment il se fait apporter la monnaie d’or et d’argent de bon poids, — et il la paye en une autre monnaie qui pèse moins, — et puis il refuse la monnaie légère et force ses sujets de lui acheter celle qui a le poids, recourant à l’escroquerie lorsqu’il n’ose piller ouvertement.

À mesure que s’accroissent la richesse et la population et que s’établit la diversité des professions, la proportion du capital mobile au capital fixé tend constamment à diminuer, d’où il suit que la terre et le travail sont en hausse, les utilités en baisse ; que l’homme gagne en liberté et que ses maîtres s’enrichissent. Le pouvoir de s’interposer décroit constamment, les monopoles du moulin et du four disparaissent, seigneurs et maîtres sont de plus en plus forcés de considérer la propriété fixée comme source de revenu. Le serf alors devient un tenancier — qui passe contrat avec le propriétaire foncier pour l’usage de la terre moyennant payement d’une rente fixe et déterminée, contrat qui le décharge pleinement de toutes demandes capricieuses et incertaines pour un service personnel. Le tenancier devient aussi un homme libre — qui contracte avec son souverain pour le payement d’une certaine somme déterminée, et par là s’affranchit lui même d’une interposition dans les échanges qu’il pourra contracter avec ses associés.

§ 3. — Le commerce tend à devenir plus libre à mesure que s’abaisse la proportion de propriété mobile, relativement à la propriété fixée. Phénomène que présente à étudier la France et les États-Unis.

Que telle doit être la marche des choses dans les sociétés en progrès, le diagramme ci-dessus le met en évidence, — l’espace occupé par la propriété mobile se resserre constamment, et celui de la terre et de l’homme qui la cultive s’élargit de plus en plus à mesure que le premier se resserre, le pouvoir d’interposition diminue constamment. — La quantité d’objets exposés à être arrêtés dans leur trajet du producteur au consommateur entre en proportion constamment décroissante avec la production. À mesure que celle-ci augmente, le producteur gagne constamment et rapidement en pouvoir de traiter avec ceux qui font fonction de gouvernants. — Cet accroissement de pouvoir se manifeste par un effort constant et régulier pour écarter les obstacles qui obstruent la voie du commerce.

Que telle a été la marche des choses dans toutes les sociétés en progrès, nous le voyons par ce qui s’est passé dans l’Attique à partir de l’époque de Thésée jusqu’à celle de Solon, où tant de milliers d’hommes s’affranchirent de toute nécessité de porter à des maîtres le produit de leur travail — et purent se livrer librement aux échanges ; nous le voyons de nouveau dans ce qui s’est passé en Angleterre à partir de l’époque où les Plantagenets achetaient et vendaient la laine, — falsifiaient les monnaies, — où l’on ne trouvait pas d’autre moyen d’imposer la terre que de s’opposer à ce qu’elle passât de main en main en imaginant les lettres de provision, la tutelle, les lois sur l’aliénation et d’autres mesures semblables, jusqu’à l’établissement, en 1692, d’une taxe spéciale sur chaque livre de rente payée au propriétaire. — En France, dans les temps féodaux nous trouvons la terre exempte de tout impôt, — néanmoins le serf qui la cultive est sujet à des contributions de service personnel de toute sorte, et toute sa production est taxée à chaque pas dans le trajet de la terre sur laquelle la production s’est opérée à la personne du consommateur. Arrivons à la Révolution, nous trouvons l’assemblée constituante abolissant, en 1791, les taxes nombreuses qui font obstacle à la circulation et leur substituant des contributions directes sur la terre et les maisons, — contributions qui constituent aujourd’hui les plus importants articles dans le revenu. L’Espagne aussi a fait de même, — un impôt territorial général a remplacé l’alcavala, qui grevait chaque transfert de biens meubles, petits ou grands, et de nombreuses taxes inférieures qui tendaient à arrêter la propriété dans le trajet du producteur au consommateur. En Allemagne, nous trouvons partout une tendance de la rente déterminée en argent à se substituer au service personnel, et des impôts sur la terre, les maisons et les autres propriétés fixées, à se substituer à ceux qui s’étaient acquittés jusqu’alors sur les biens meubles passant de main en main ou d’une localité a une autre.

Aux États-Unis, nous observons un état de choses correspondant en passant des États du Sud, où la terre est tenue en grandes plantations et cultivée par des hommes dans l’esclavage, aux États du Nord et de l’Est où la terre est divisée et les hommes libres. Dans la Caroline du Sud, le budget de l’État est presque entièrement fourni par les taxes sur les esclaves, sur les nègres libres, sur les patentes et les marchandises. Sur un budget total de 380.000 dollars, la Caroline du Nord ne perçoit que 105.000 dollars sous la forme d’impôt territorial ; — ce sont des contributions sur la propriété mobile qui fournissent le reste[97].

La Virginie taxe les marchands et les taverniers, les vendeurs de billets de loterie et les médecins, les hommes de loi et les dentistes, les pendules, harpes, pianos, chevaux, voitures, esclaves et autres commodités et objets ; — c’est ainsi qu’elle fournit à toutes les dépenses du budget d’une société de 1.400.000 âmes. Assez récemment le pouvoir exécutif de cet État avait proposé, pour augmenter le revenu, une taxe sur l’exportation des huîtres.

De toutes les sociétés du monde, peut-être, il n’est pas qui habite un pays plus favorisé par la nature que l’est ou que le fut le pays de la Virginie. Néanmoins, la puissance du sol va s’anéantissant ; la proportion des biens meubles à la propriété fixée s’élève graduellement, en même temps que l’État lui-même décline en richesse, en pouvoir et mi importance dans l’Union ; on en reconnaîtra la cause dans l’extrait suivant d’un article d’un journal influent, l’écrivain est un homme qui n’aspire qu’à un développement plus considérable du pouvoir du négoce et à la complète extermination du commerce.

« Qu’avons-nous fait ? quels marchés avons-nous fondés ? Quels grands transits avons-nous établis ? Voilà les questions qui aujourd’hui appellent puissamment notre intérêt et doivent nous tirer de la léthargie et de l’indifférence où nous étions plongés. Il n’est pas d’État dans l’Union qui soit plus favorisé de richesses naturelles abondantes et variées, et précédemment aucun État n’en tient si peu de compte. Avec un climat, un sol, des productions, des minéraux, des stations, enfin, avec tout à souhait pour lui procurer les incalculables avantages de devenir la grande rue vers le grand ouest, et de l’emporter sur tous les rivaux, — il dort, ou s’il ne dort pas complètement, « il se traîne lentement, » si tristement, si nonchalamment, que les cœurs de ses fils, les plus brillants, tombent par degrés et s’enfoncent de plus en plus dans le bourbier du désespoir. Ils s’effraient de l’avenir en voyant tant d’hésitation dans la politique de la Virginie sur les questions d’amélioration intérieure. À une session de la législature, les entreprises de ce genre reçoivent une sorte d’impulsion, on prend des résolutions qui ne manquent pas d’un certain caractère libéral, on naît à l’espérance de voir dans quelques années la Virginie en mesure de réparer ses pertes énormes et de faire une heureuse concurrence pour un commerce qui lui appartient aussi légitimement que les eaux du James au Chesapeake. À la session suivante, nous avons le reflux de la marée, les cordons de la bourse de la république se ferment à un millier de nœuds et la grande amélioration du jour reste en suspens, empêtrée dans les toiles d’araignée des longs rouleaux de projets. On regrette amèrement les améliorations pensées, et le libéralisme avancé, — comme on l’appelle improprement, est graduellement hué et répudié : Dettes ! dettes ! taxes ! taxes[98] ! »

La Pennsylvanie perçoit actuellement plus de 3.000.000 de dollars, dont les deux tiers sont levés sur la propriété fixée ; le reste provient de taxes sur les biens meubles, sur les successions, sur les procédures et de pistes pour différents commerces.

Avec une population qui est les deux cinquièmes, les impôts du Massachusetts ne vont qu’à 400.000 dollars, dont les sept huitièmes proviennent de la propriété fixée, — le dernier huitième seulement provient d’une intervention dans les affaires du commerce. Une taxe sur les ventes à l’enchère, qui ne donne qu’un faible produit, constitue la seule portion du revenu de l’État qui ne dérive pas d’une application directe et honnête de l’impôt aux parties qui doivent le payer.

Boston, la capitale de l’État, perçoit trois fois davantage, — le tout provenant d’impôts sur la propriété, à l’exception d’une capitation de 1.50 dollars par tête. Nulle part ailleurs, dans le monde, on ne comprend aussi bien que l’homme et la propriété doivent payer, l’un et l’autre, pour les avantages qui résultent du maintien de sécurité, et nulle part ailleurs l’impôt n’est aussi direct, ou les affaires publiées réglées avec autant d’ordre économique.

En résumé, dans les sociétés que nous venons de citer, nom trouvons le commerce en progrès, à mesure que nous passons de celles où l’impôt est indirect à celles où il est direct, la circulation devenant plus rapide, la consommation suivant de plus près la production, — la production d’elle-même s’accroissant avec l’économie de la force humaine, — et la richesse augmentant à mesure que se développe davantage le pouvoir d’association, conséquence du retour de l’intervention gouvernementale dans le libre échange d’idées, de services, d’imités et de choix.

§ 4. — La tendance à ce que la taxation prenne davantage le caractère indirect atteste une civilisation qui décline. Phénomène que présentent à ce sujet la Grèce et Rome.

La substitution de l’impôt direct à l’impôt indirect indiquant une civilisation en progrès, le système contraire indiquera un déclin vers la barbarie. Nous en avons la preuve dans les mouvements progressif et rétrograde de la petite communauté de l’Attique.

À l’époque de Solon, les hommes gagnaient en liberté d’année en année, — l’esclave d’un particulier passait au nombre des citoyens de l’État. L’impôt s’adressait alors à la propriété fixée. —

On inscrivait sur les registres le chiffre total de celle du pentacosio-medimnus, c’était la première classe des gros propriétaires ; les cinq sixièmes de la propriété du chevalier qui formait la seconde classe ; les quatre neuvièmes de la propriété du Zeugite, qui formait la troisième classe ; et l’impôt était de 2% sur le chiffre de propriété inscrite. La quatrième classe, les Thètes, — n’étant éligible à aucune fonction échappait à toute contribution et au service de guerre. Plus tard, l’époque de Démosthènes nous montre les hommes ramenés à l’asservissement, l’impôt s’est tellement étendu, qu’il embrasse tout le capital employé ou sans emploi, les esclaves, les matières premières et les produits industriels, le bétail et le mobilier ; « bref, dit le professeur Boeckh « tout l’argent et ce qui a valeur d’argent, a la fraude s’exerce généralement, c’est la compagne inévitable de la contribution indirecte, comme celle-ci est une conséquence de l’abaissement de la valeur de la terre et du travail.

L’Italie nous prépare le même phénomène, — les mêmes causes produisant toujours des effets semblables. À l’époque d’Ancus Martius, alors que la Campana était couverte de bourgs et de cités, l’impôt était payé par la propriété, il ne variait ni ne diminuait en vertu de considérations personnelles au propriétaire. Ancus Martius lui-même créa, pour le sel, un monopole qui semble avoir été l’unique exception au système d’impôt direct. Dans la période aristocratique, nous trouvons une taxe personnelle du caractère le plus oppressif que l’histoire ait jamais mentionné. — Les petits propriétaires peuvent être à chaque instant requis de faire campagne ; sur le refus de satisfaire à la réquisition, on dépouille leur domaine et l’on brûle leur maison[99]. Arrivés à l’armée, ils servent à leurs frais, — le butin, fruit de la guerre, passe dans les caisses des patriciens. À leur retour au foyer, ils trouvent leurs champs en friche et dépendent de leur maître pour les moyens d’existence, ce qui fait que cette période de l’histoire romaine est une suite ininterrompue de luttes contre les débiteurs et les créanciers ; — qu’il y a partout des prisons particulières et que le nombre de citoyens libres décroît régulièrement ; ce qui aboutira un jour à la consolidation complète de la terre et à la disparition de la classe des petits propriétaires. »

Plus tard à l’époque de l’empire, nous voyons la terre, en Italie, n’avoir pris de valeur aucune, par suite de cette disparition de la population libre. Il en résulte que le gouvernement est, pour ce qui regarde le revenu, dans la situation exacte indiquée en haut du diagramme. La nécessité d’arrêter les produits du travail dans leur trajet du producteur au consommateur s’est accrue en raison de l’avilissement de la valeur du travail de la terre. Les mines de toute nature deviennent la propriété de l’État le droit de les exploiter devient un privilège qu’il faut payer cher. Des droits d’importation et d’exportation, — des droits pour introduire les produits de la campagne dans les villes, des péages sur les rivières, droits sur la vente aux enchères, des droits de locomotion pour les biens meubles de toute sortes, marquent la dernière époque de l’histoire de la république, et l’époque tout entière de l’empire. Les esclaves ne peuvent changer de maître, la propriété ne peut changer de main par testament ou par donation, sans acquitter une taxe. L’élévation du bétail, la consommation du sel sont des privilèges pour lesquels on doit payer à l’État. On ne peut consommer d’eau, on ne peut l’évacuer sans acquitter un droit dans les deux cas. Point de chose si ignoble qu’elle puisse échapper au percepteur, pour peu qu’elle promette d’ajouter au revenu que réclame le maintien d’un système sous lequel le travail et la terre ont perdu leur valeur, où l’esclavage a remplacé la liberté[100].

§ 5. — Taxation indirecte de la Hollande, de la Turquie, de la Sicile, et d’autres pays qui vont tombant de plus en plus sous la dépendance du trafiquant.

Si nous passons à l’Europe moderne, la Hollande se présente comme le pays qui, dans les temps récents, s’est le plus consacré au trafic, et le moins à favoriser le commerce. La terre y a été divisée de bonne heure, les sols riches y ont été amendés à côté des manufactures qui se multipliaient, et le commerce s’est accru rapidement. Vient la soif du trafic qui supplante le besoin d’une marine et de colonies, et l’histoire de ce pays n’offre plus qu’une suite de guerres constamment renaissantes et longtemps prolongées. d’où naît la nécessité d’impôts tels, que les utilités qui s’y consommaient se payent trois fois, comme l’on dit, une fois au producteur et deux fois à l’État.

Depuis lors, le pays a continué dans la même voie ; on en peut voir les résultats dans les quelques lignes que nous extrayons d’un document officiel :

« La presque totalité des revenus du gouvernement provient des taxes à l’intérieur, et à cet égard aucun pays n’est plus chargé. Il n’y a d’exemption pour nulle profession, pour nul travail et seulement que pour un bien petit nombre de nécessités de la vie ; la moindre transaction paye son droit. Ce sont littéralement des taxes qui se lèvent sur des taxes[101]. La guerre, le négoce, les entraves au commerce marchent ainsi toujours de compagnie. La dette nationale de ce pays monte à un chiffre effrayant ; elle exige une contribution de 142 dollars 80 par tête et elle s’est accrue avec une rapidité extrême depuis que la Hollande a perdu le privilège de forcer les autres nations à se servir de sa marine pour transporter leurs produits, à prendre ses ports et ses comptoirs pour leurs places d’échange. Admirablement située pour le transit avec le monde entier la Hollande pourrait occuper aujourd’hui un haut rang parmi les nations si elle n’avait négligé d’observer que la richesse et la puissance s’acquièrent par le moyen du commerce, — tandis que la pauvreté et l’épuisement physique et intellectuel ont été les invariables résultats d’une dépendance aveugle du négoce. Dans son état actuel, la patrie de de Witt, de Rubens, d’Érasme, Grotius, Leeuwenhoek et Boorhaave a perdu toute considération dans le monde artistique, scientifique et littéraire et cela, tout en n’en observant que peu dans le monde du négoce[102].

En Turquie, nous avons une reproduction du système de la France au moyen âge. L’impôt n’est aucunement basé sur ce que peut valoir la terre, il repose sur l’habileté de collecter et de ses agents pour extorquer, au cultivateur, le plus possible de sa production. De ce peu qui échappe à leurs griffes il ne reste qu’une faible portion à ce misérable dont le travail a donné cette production, il faut que l’autre portion aille acheter quelque part au dehors les utilités qu’il ne peut produire chez lui. Si nous ajoutons à cela, l’adultération des monnaies qui va constamment empirant, nous avons une taxation sur les biens meubles si écrasant qu’on peut tenir pour certain que la terre et le travail manquant totalement d’une valeur qui puisse être soumise à un impôt direct.

Dans la Sicile, jadis le grenier de Rome, nous avons vu que la terre s’est consolidée et a perdu sa valeur, il en résulte que la taxation s’attache à saisir au passage la propriété qui cherche à se mouvoir, — elle pèse lourdement sur les grains dans son trajet vers les consommateurs en dehors de l’île, et elle exige 50 % à l’intérieur pour le grain qui prend la forme de pain.

Dans l’Inde, nous trouvons une population de 120 millions d’âmes avec un gouvernement dont le revenu provient tout entier de taxes levées sur les biens meubles. La terre n’y paye point d’impôts. La part du gouvernement se prélève dans les produits, et le montant de cette part dépend entièrement du degré de soin, d’habileté et d’industrie de l’occupant. Un impôt direct s’assied sur la valeur de la terre et s’y proportionne ; il reste le même que la récolte soit forte ou faible. Le travailleur assidu qui parvient à obtenir de son petit champ deux fois autant que rend le champ plus grand de son voisin jouit de ce surcroît de fruits de son extra de travail sans rien acquitter de plus à l’impôt. Les taxes de l’Indoustan, au contraire, se rapportent aux qualités de l’homme, — elles produisent plus ou moins, selon que le malheureux cultivateur a travaillé ou s’est dissipé. C’est exactement ce qui a lieu dans la Caroline. Si l’esclave a bien travaillé, le maître qui est dans la position du gouvernement anglais obtient un bon rendement d’un petit champ. Si l’esclave n’a pas fait sa tâche, le maître obtient un faible rendement d’une grande pièce de terre. Ajoutez à cette taxe ainsi levée dans l’Inde sur le travail et son application, des taxes sur tous les instruments de travail depuis la barque du pécheur, jusqu’aux outils de l’orfèvre, et d’autres plus fortes et les plus fortes qu’il se puisse imaginer sur le sel et l’opium, et nous aurons le système le plus écrasant que le monde ait encore vu et qui ne s’adresse qu’à la personne du commencement à la fin. Comme conséquence, la terre trouve rarement acquéreur à un prix qui dépasse le montant de trois années de la taxe payée par l’occupant. Les millions d’hommes meurent, chaque année, faute de trouver à vendre leur travail[103].

Au Mexique, le système de taxation est presque entièrement indirect ; — les sept huitièmes du revenu sont fournis par des droits d’importation et d’exportation, des droits sur les jeux de cartes, le tabac, la poste, les loteries, le timbre, etc. Ce qui nous montre que plus un pays est pauvre et faible, moins les gouvernants y ont le pouvoir de s’adresser à ceux qui possèdent le capital matériel et intellectuel pour des contributions directes affectées au maintien de la paix publique.

§ 6. — Substitution de la taxe indirecte à la directe dans la Grande-Bretagne.

Si nous passons à la Grande-Bretagne, nous trouvons que les choses ont suivi précisément la marche que nous avons observée en parlant de la Grèce et de l’Italie, — les impôts directs cédant peu à peu la place aux impôts indirects. La terre et les maisons furent imposées, comme nous l’avons dit, sous Guillaume III. — Ce fut un signe de progrès que ce passage à un système qui s’adressait directement à la population pour les moyens d’entretenir le gouvernement. Au début, l’impôt sur la terre fut variable, oscillant entre le dixième et le cinquième de la rente annuelle. Il finit par se fixer à la plus haute de ces quotités, et dès lors un acte du parlement autorisa les propriétaires à racheter l’impôt, — et à affranchir par là leur propriété, d’un seul coup et pour jamais, de toute contribution pour le service public. À ce moment même, et comme résultat simultané, surgit une nouvelle théorie sur la population, d’après laquelle il était prouvé (l’auteur du moins le supposait ainsi) que l’humanité s’est trompée dans tous les temps en pensant que la richesse et la puissance d’une nation croissent avec le chiffre de population. On enseigna à la population anglaise que c’était directement l’inverse qui avait lieu, — par la raison que la production de subsistances tend à cesser d’être en rapport suffisant à mesure que s’accroissent la richesse et la population. On affirma, de plus, que c’était la conséquence d’une grande loi de la nature, à laquelle on ne pouvait se soustraire, en vertu de laquelle le propriétaire du sol prélève une quote-part plus élevée à mesure que diminue la rémunération du travail, ce qui lui assure le pouvoir de plus en plus grand de commander les services du travailleur. Après quoi quelque lent que soit le cours des choses, elles ne peuvent manquer d’aboutir au rétablissement des rapports de maître à esclave.

Les maisons de pauvres une fois pleines, et le paupérisme devenant de plus en plus la condition habituelle d’une proportion croissante de la classe des travailleurs ; il fallut compter avec les faits. M. Malthus l’essaya. Rejetant la simple explication fournie par Adam Smith[104] : il imagina une grande loi de la nature pour rendre compte d’effets affectant pour cause l’action de l’homme. Comme la politique du pays, pendant plus de trente ans, avait tondu à l’asservissement du travailleur, par ceux qui, étant riches, n’ont pas besoin de travailler, toutes ces théories et ces mesures tiennent l’une à l’autre. L’année qui suivit celle ou le riche propriétaire de la terre — abondante en houille et en minerai — eut la faculté à peu de frais, de libérer de l’impôt sa propriété ; cette même année vit rendre une loi qui défendait aux ouvriers mineurs d’aller au dehors chercher, pour leurs services, cette rémunération qui leur était refusée sur les lieux. C’était, en réalité, imposer une taxe personnelle au bénéfice du riche et du puissant, au moment où ce dernier trouvait à se libérer de toute taxation pour le maintien de cette sécurité de la personne et de la propriété, qui est si importante.

Depuis lors on a marché constamment dans cette direction, — celle d’enrayer les rouages du commerce, au bénéfice de ceux qui trouvent à vivre sur le trésor public. On entassa taxes sur taxes, jusqu’à ce qu’elles eussent atteint, comme dit Sidney Smith, chaque article qui entre dans la bouche, ou couvre le dos, ou se place sous les pieds ; taxes sur chaque objet qui récrée la vue, l’ouïe l’odorat, le goût, le toucher ; taxes sur la chaleur, la lumière, la locomotion ; taxes sur tout ce qui est sur terre, et dans les eaux et sous la terre ; taxes sur tout ce qui vient du dehors ou qui croit dans le pays ; taxes sur les matières premières ; taxes sur chaque surcroît de valeur qu’y ajoute l’industrie humaine ; taxes sur la sauce qui développe l’appétit de l’homme et sur la drogue qui le remet en santé ; sur l’hermine qui décore le juge et la corde qui pend le criminel ; sur le sel du pauvre et sur l’épice du riche ; sur les clous de cuivre du cercueil etsur les rubans de la fiancée ; au lit ou à tableau lever ou au coucher, il faut payer.

« L’écolier, ajoute-t-il, fouette son sabot taxé ; le jeune homme manie son cheval taxé avec une bride taxée, sur une route taxée ; l’Anglais moribond, à qui l’on administre sa médecine qui a payé 7 % puis une cuiller qui a payé 15 %, est couché sur un lit d’indienne qui a payé 22 % ; il fait son testament sur un timbre de huit livres, et il expire dans les mains d’un apothicaire qui a payé une patente de cent livres pour le privilège de le tuer. Sa succession entière est à l’instant taxée de 2 à 10 %. En outre du probate (la vérification), on exige de larges droits pour l’enterrer dans le sanctuaire ; ses vertus sont transmises à la postérité sur un marbre taxé, et il est réuni à ses pères pour cesser enfin d’être taxé. »

Telle a été la marche de la taxation de la propriété fixée à la taxation de la propriété mobile, — c’est précisément vers l’état de choses qui existe aujourd’hui dans les pays demi-barbares de l’Orient ; vers ce qui existait dans la France et l’Angleterre du moyen âge, lorsque la terre et le travail avaient peu de valeur et que la propriété commençait à peine à se fixer.

Trente-cinq ans après, nous voyons un autre pas dans la même direction : c’est le rappel de la taxe sur les maisons ; et là se termine à peu près l’histoire de la taxation directe dans le Royaume-Uni. Le résultat est celui-ci : En 1854, il a été perçu 21 millions livres sterling de droits sur l’importation, 6 millions de taxes d’exercice sur les denrées, — 7 millions de droits de timbre, 3 millions de droits sur chevaux, voitures péages, — 7.500.000 livres de taxes et profits, — et 1.500.000 de droits de postage et autres petites sources de revenus ; le tout montant à 56 millions de livres ou 270 millions de dollars, ce qui, réparti sur la population, donne une moyenne de 10 dollars par tête, dont les neuf dixièmes dérivent de l’exercice du pouvoir d’entraver la propriété ou les idées dans leur trajet du lieu de production au lieu de consommation ; Et voilà ce qu’on appelle la liberté du négoce.

§ 7. — C’est en définitive le travail et la terre qui payent toutes les contributions pour l’entretien du gouvernement. Plus elles s’adressent à eux directement, plus s’allège le poids de la taxation.

La liberté du commerce vise à favoriser la rapidité de circulation de la propriété tant matérielle qu’intellectuelle. La liberté du négoce vise à entraver cette circulation, afin d’y recueillir des contributions pour l’entretien du gouvernement. La première s’adresse directement et honnêtement à l’homme qui a une propriété qui réclame protection. La seconde le fait indirectement et frauduleusement ; — elle soutire de sa poche la somme nécessaire. Qu’est-ce qui paye en définitive la somme énorme d’impôts perças pour le service du gouvernement anglais ? Est-ce l’huissier-priseur qui paye le droit de vente ? Certainement pas. Il S’ajoute à sa commission et le fait rembourser par celui qui le charge de vendre ou celui qui achète. Est-ce l’agent de change qui paye l’impôt de revenu ? Certainement non ; car il vit en prélevant une part sur ce qu’il vend. Est-ce le négociant qui paye le droit de timbre ? Certainement non ; car il porte le droit de timbre dans son addition. Est-ce le propriétaire du chemin de fer qui paye un imp6t pour les gens qui voyagent dans ses wagons ? Certainement non ; car il le fait payer aux voyageurs. Est-ce le propriétaire d’un journal qui paye le droit sur les annonces ? Certainement non ; car il le fait payer à ses abonnés. Est-ce le marchand qui paye une taxe pour les lettres ? Certainement non ; car il les porte au compte de ses clients. Est-ce l’éditeur qui paye une taxe sur le papier ? Certainement non ; car il la fait entrer dans le prix du livre. Est-ce l’armateur qui paye une taxe sur l’assurance de son navire ? Certainement non ; car l’assurance, comme le fret, est une charge supportée par les biens assurés.

Par qui donc et sur qui est payée cette énorme somme ? Notre réponse sera de renvoyer de nouveau le lecteur au diagramme qui représente le mouvement de la société.

Le courtier, le commissaire-priseur, le négociant, les payeurs du droit de timbre et d’encan, les receveurs d’impôts, les hommes qui vivent du produit des taxes, sont tous autant de gens qui s’interposent entre le producteur et le consommateur, — vivant tous de la part qu’ils prélèvent sur la production du sol, dans son trajet de la main qui produit à la bouche qui la mangera, on au dos qui doit la porter. Dans les premiers âges d’une société, — alors que la circulation est difficile, les hommes d’intermédiaire abondent, et la terre et le travail ont peu de valeur. Plus tard leur nombre diminue, — et tout ce qui se trouve ainsi économisé se partage entre la terre et le travail ; tous deux gagnent en valeur en raison directe du retrait des obstacles qui existent sur la voie de circulation. Par qui et sur quoi sont payées les taxes ? N’est-ce pas sur le travail seul, sur le travail donné à la production du grain et de la laine, à la conversion de la matière première en étoffe ? Le courtier ne produit rien, le négociant n’ajoute rien à la quantité ou à la qualité des choses produites, le receveur d’impôts n’aide en rien dans le travail de production. Les champs seraient aussi bien cultivés, et donneraient autant de blé, quand même il n’existerait ni politiques, ni amiraux, ni généraux. Le grand fermier, qui prend la place des petits propriétaires, substitue simplement à des hommes que tout stimulait à l’effort, d’autres hommes qui savent et comprennent qu’ils n’ont aucun stimulant. Plus cette substitution s’opère, et plus la production diminuera, — plus s’élèvera la proportion de la propriété mobile à la propriété fixée ; plus s’élèvera la quotité de la part prise dans la production par les hommes intermédiaires, — plus le travailleur sera pauvre, — et plus tombera la valeur de la terre. Il en a toujours été, il en sera toujours ainsi. Ce sont, en fin de compte, la terre et le travail qui payent tous les impôts, n’importe le mode de perception. Il est donc de leur intérêt que la taxation soit directe et coûte le moins possible, —ce sont les parties sur lesquelles on compte pour toutes les additions en faveur d’intérêts individuels.

§ 8. — Les taxes anglaises sont en définitive payées par la terre et le travail des différents pays qui fournissent les matières premières que consomment les ateliers anglais. Épuisement qui en résulte pour ces contrées.

Revenons au diagramme qui va nous sert à étudier la condition des peuples de l’Inde, — Les hommes qui vendent le coton et la laine à moins d’un penny la livre, et qui les rachètent de vingt à quarante pence sous la forme d’étoffe. Suivons ce coton : il contribue largement aux fortunes des fonctionnaires anglais et aux dividendes de la Compagnie des Indes, — au fret de la marine, — à la solde des matelots, — au loyer de magasins, — à des commissions de courtage, — à des timbres sur billets, — passant par des milliers et des dizaines de milliers de mains, et à chaque pas du trajet contribuant à l’entretien du gouvernement par un système de taxation indirecte qui atteint chaque membre de la communauté, depuis le pauvre diable qui se permet une pincée de tabac à priser, jusqu’au grand directeur de banque qui paye l’income-taxe. Plus il y a de mains par lesquelles l’utilité passe, et plus il y a d’occasions de la taxer, de lui faire rendre davantage au fisc. Le résultat final est que l’Inde, qui produit le coton, est trop pauvre pour acheter de l’étoffe, tandis que l’ouvrier de Manchester est trop pauvre pour acheter du pain en suffisance ; pauvreté et esclavage sont proches parents.

Voyons maintenant la Caroline et l’Alabama : nous trouvons le même résultat. Le coton sort de la plantation au prix courant de cinq, six ou huit cents la livre ; quand il y revient sous forme d’étoffe, on en demande soixante, soixante-dix, ou quatre-vingts cents — l’amidon dont il est gaufré n’entre pas pour peu dans le poids. Dans le trajet, il a payé des taxes à chacune de ses modifications et transformations. — Une si grande part a été absorbée sur la route par les intermédiaires, que l’homme qui l’a produit reste esclave, tandis que le travailleur qui l’a transformé a tout au plus de quoi acheter une chemise.

Venons au paysan journalier de l’Angleterre. Il reçoit pour salaire d’une année de travail la valeur de quarante bushels de blé, le quinzième ou le vingtième du rendement de la terre qu’il a travaillée. Il veut savoir ce que reçoit l’ouvrier de l’usine, le consommateur de son blé, son tout proche voisin ; c’est le même salaire, un peu plus du prix d’un bushel. — Dans les deux cas, les quatre cinquièmes du produit du travail sont absorbés comme salaires ou profits par les intermédiaires. Plus ces derniers sont nombreux, et moindre se trouve être la valeur de la terre et du travail. — Terre et travail sont en fin de compte les payeurs de tous les intermédiaires qui se placent entre le producteur des matières premières et le consommateur de l’utilité achevée. La preuve en est dans le fait qu’à mesure qu’il s’opère rapprochement entre le prix des matières premières et des utilités achevées, par l’exclusion graduelle des intermédiaires, la valeur de la terre et du travail s’élève, tandis que, précisément en proportion de l’écart qui augmente entre ces prix, on les voit rendus solidaires tous les deux pour l’acquittement des chaînes qui pèsent sur le marché, — solidarité qui se manifeste par l’avilissement de la valeur de Tune et par l’asservissement de l’autre. Le pouvoir de l’homme et ses besoins, pris ensemble, sont deux termes d’une quantité fixe, — l’un augmentant à mesure que l’autre diminue. Le premier augmente si les intermédiaires disparaissent ; le dernier augmente à mesure que le trafic fait de plus en plus la loi. Que l’homme gagne en pouvoir, et la terre gagne en valeur ; que l’homme perde en pouvoir, la valeur de la terre s’avilit.

Voulons-nous voir quelle population et quelle terre payent les taxes de Angleterre, adressons-nous à celles qui produisent les matières premières et celles qui consomment les utilités achevés, — nous les trouverons dans les terres et les populations de l’Irlande, de l’Inde, du Portugal, de la Turquie, de la Jamaïque et de la Caroline. Si nous venons ensuite à la terre et à la population du Royaume-Uni lui-même, nous trouvons, que malgré la substitution du chemin de fer à la route à péage, la terre n’a que très-peu gagné en valeur depuis quarante ans ; tandis que la population donne des signes de détérioration et non de progrès[105].

En réalité les taxes de l’Angleterre sont acquittées par les populations de tous les pays qui fournissent les matières premières des manufactures, — et les rachètent sous une forme d’utilité achevée. Comme ces populations se comptent par centaines de millions, l’évidence du caractère épuisant du système résulte du chiffre même de la somme totale perçue qui est peu de chose, comparé au chiffre énorme des têtes sur lesquelles la perception s’opère.

Cela résulte de ce que le système tend partout à accroître l’espace et ainsi à augmenter le frottement qui sépare le producteur du consommateur, — ce qui ramène toujours à la la barbarie, comme nous le voyons dans le diagramme. Il y a vingt-cinq ans, l’Irlande fournissait à la population anglaise trente mille bushels de grains ; aujourd’hui l’importation de ce genre ne lui suffit pas à payer ce qu’elle importe[106]. Le déficit, ici et ailleurs, étant comblé par des importations de pays plus éloignés, L’effet est nécessairement d’accroître la proportion de profits en diminuant celle des gages et salaires, — et de fournir plus de matière imposable à la taxe sur les profits.

On a souvent cité le chiffre élevé qu’a fourni au budget l’income-tax comme une preuve d’amélioration dans la condition de la population anglaise, sous le système actuel ; examinons comment fonctionne ce système. Notre diagramme nous montre qu’en allant de la barbarie à la civilisation, la proportion affectée aux profits baisse constamment, tandis qu’elle monte non moins constamment quand on va de la gauche à la droite, — de la civilisation à la barbarie. Plus il se place d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur, plus il doit y avoir de profits ; mais plus s’avilit la valeur de la terre et du travail. Les faits déjà cités nous prouvent que la terre alors ne gagne point en valeur ; comme preuve que le travail ne gagne pas non plus, rappelons-nous la destruction extraordinaire de vie humaine dans l’Irlande, et une émigration de la Grande-Bretagne, qui a presque complètement arrêté l’accroissement de population.

Le montant des taxes levées dans les trois années qui finissent en 1815 a dépassé 70.000.000 livre sterling Depuis lors la population a augmenté de 50 %, — ce qui donne un surcroît de 10 millions de têtes pour acquitter les taxes. La richesse du pays, à en juger par les documents que nous avons invoqués, a de même beaucoup augmenté ; et cependant la difficulté de pourvoir au service public n’a point diminué. — La taxation a même été sentie plus rudement. Ceci parait étrange et cependant s’explique aisément. Plus la terre s’est consolidée et plus s’est élevée la proportion sujette à l’income-tax, les milliers et dix milliers de petits propriétaires, qui auraient été exempts, ayant cédé la place à de grands propriétaires qui ont acheté d’eux, ou à de gros fermiers. Il en a été de même pour les petits fabricants qui ont disparu, — cédant la place aux entreprises colossales de l’époque actuelle. La centralisation gagnant du terrain d’année en année, chacun de ses pas est marque par la proportion croissante des profits comparés aux gages et aux salaires. Le revenu imposable du pays augmente en apparence à mesure que la richesse réelle diminue.

§ 9. — Système de revenu des États-Unis. Les pays où la taxation directe tend à se substituer à l’indirecte sont ceux qui se sont protégés contre le système anglais. Négligence des États-Unis sous ce rapport.

Le gouvernement des États-Unis, depuis qu’il existe, s’est presque constamment laissé égarer par cette fausse idée que la taxation indirecte est le mode légitime de lever le revenu public. À de brefs intervalles, il a suivi une marche contraire, comme m 1828 et 1842, où les tarifs furent calculés dans le but spécial d’opérer un rapprochement entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées ; — le revenu n’était plus qu’un objet accessoire, la protection était l’objet principal. Ces deux essais de ce système politique ont été suivis d’une prospérité que rendait plus remarquable la comparaison avec une pauvreté une misère dont on venait précisément de faire la rude expérience. Leur durée a été fort courte, chacun n’a pas été poussé plus loin qu’une demi-douzaine d’années. Comme règle générale, on s’est attaché au revenu comme l’objet spécial qui devait dominer dans les rapports internationaux. —— La protection n’a obtenu de garantie que juste autant que cela pouvait s’accorder avec l’idée principale d’obtenir de larges recettes pour le service public. Telle fut la politique adoptée après la fin de la guerre avec l’Angleterre, en 1816, puis en 1834, puis en 1846. En toutes occasions elle n’a pas manqué d’amener les mêmes résultats : — grande prospérité en apparence, — de grandes recettes au trésor, — de grands profits aux capitalistes, aux dépens de la terre et du travail du pays, — le tout suivi, en 1822 et 1842, de crises financières qui, comme celle de 1857, ont arrêté presque complètement la circulation sociétaire.

Ce qu’a produit cette politique, nous l’avons vu dans les faits que nous avons constatés au sujet des prix comparatifs des produits agricoles qui ont besoin de vendre et des produits métalliques qui se présentent pour acheter. — L’expérience de quarante années a montré un constant et régulier accroissement de la quantité de blé, de farine, de riz, de tabac et de coton, qu’il faut donner en échange, contre des quantités de plus en plus petites de plomb, d’étain, de fer, de cuivre, d’or et d’argent. Comme c’est la voie qui conduit à la barbarie et que nous avons persisté à y marcher avec une obstination incroyable, nous pouvons nous expliquer pourquoi le pouvoir du trafic va constamment croissant, tandis que celui du commerce décline, et pourquoi sur le territoire où tous les hommes sont déclarés libres et égaux, « la société libre » est déclarée aujourd’hui avoir fait faillite.

Les pays où la taxation directe tend à se substituer à l’indirecte sont ceux où le commerce prend graduellement le pas sur le trafic, où la circulation s’accélère, — où la terre et le travail vont gagnant en valeur : — la Belgique, le Danemark, la Suède, l’Allemagne, l’Espagne et la Russie, tous pays qui prennent exemple sur la France et ont adopté la politique de Colbert. Ceux où s’accroît la tendance vers la taxation indirecte sont la Turquie, le Portugal, l’Inde, les États-Unis, pays qui prennent pour guide l’Angleterre et préfèrent la suprématie du trafic au développement du commerce. Dans tous, les prix des matières premières et ceux des utilités achevées vont s’écartant davantage, — la terre et le travail perdent en valeur, l’homme perd en liberté.

§ 10. — Plus la taxation est directe moindre est sa proportion relativement à la production.

Plus se perfectionne le pouvoir personnel de protection, moins il y a d’interruption dans la demande de l’effort humain, — plus son application se régularise, — plus s’accroît la quantité de production — et la facilité d’accumulation. À chaque pas dans cette voie diminue la nécessité de dépendre du gouvernement, et diminue aussi la proportion des produits du travail exigée pour l’entretien des hommes qui s’acquittent des fonctions gouvernementales.

Plus s’accroît le pouvoir d’accumulation, plus s’accroît la tendance à l’exploitation des sols plus riches, — à la division de la terre, — à la diversité dans les demandes des facultés humaines, — à l’élévation du rapport du capital fixé au capital mobile, à l’accélération de circulation, — à l’établissement de rentes et de taxes déterminées et bien comprises se substituant à la taxation indirecte qui réclame un service personnel ou intervient dans les mouvements du commerce.

Plus on tend à la taxation directe et moindre est toujours le rapport entre la taxation pour l’entretien du gouvernement, et le chiffre de production totale de la population.

Ce sont-là, des faits réels, ainsi que l’atteste l’histoire de toutes les sociétés en progrès, tant anciennes que modernes, et plus spécialement l’histoire moderne de la France et du nord de l’Europe. Bien que la centralisation de la France soit excessive, bien que soit onéreuse sa taxation sous forme tant de service personnel que de contribution pécuniaire, on ne peut lire son histoire au siècle dernier et au siècle actuel, sans remarquer accroissement constant dans la quote-part de production retenue par le travailleur, et diminution dans celle prise par le gouvernement. Il y a un siècle, les fermiers généraux étaient en réalité les gouvernants du royaume, — grâce au privilège qu’ils avaient acheté du souverain de taxer la population sous leur bon plaisir. Leurs fortunes grossissant selon ce que les taxes rendaient, ils mettaient tout en œuvre pour augmenter les contributions. La taxation est encore aujourd’hui exorbitamment pesante ; mais, quant à la terre, tant qu’elle reste aux mains du propriétaire, l’impôt est fixe et déterminé. Une fois acquitté, on est à l’abri de toute demande arbitraire qu’élevaient des bandes de gens du gouvernement, comme il arrivait journellement à l’époque de Louis XIV et de ses deux successeurs immédiats. Quoique la valeur de la propriété territoriale ait plus que doublé, comme nous l’avons dit plus haut, le montant de l’impôt actuel est encore à peu près ce qu’il était lors de sa première perception il y a cinquante ans, — preuve de l’abaissement du rapport proportionnel de la part prise pour l’entretien du gouvernement, — résultat de la substitution graduelle de la taxation directe à celle indirecte[107].

§ 11. — Système de revenu de l’Europe du nord et du centre. Tendance à la taxation directe.

La même tendance existe dans tous les pays du nord de l’Europe, et par la raison qu’à mesure que la taxation se fait plus directe, elle s’adresse davantage à l’être raisonnable reconnu avoir qualité d’homme, et moins à l’être dénué de raison dont il est question dans l’école malthusienne, — toujours mû par des passions sur lesquelles il n’a pas d’empire, et restant par conséquent très-peu au-dessus de la brute. L’un est invité à payer une contribution directe dont le montant sera appliqué à le maintenir en sécurité, lui, sa femme et ses enfants, dans l’exercice des droits de la personne et de la propriété. On pousse l’autre à boire, à jouer, à mettre à la loterie, afin que, pendant qu’il s’occupe ainsi, le gouvernement ait l’occasion de lui filouter sa bourse.

Nulle part en Europe la valeur de la personne et de la propriété ne s’élève plus rapidement qu’en Danemark, et l’homme n’a progressé plus vite vers la civilisation ; nulle part conséquemment la tendance à substituer des payements déterminés pour l’usage de la terre au propriétaire et an gouvernement n’a fait des pas plus rapides, accompagnée nécessairement de la tendance à l’abaissement du rapport des taxes à la production. Les revenus des bourgs et des villes proviennent tous de taxes sur la propriété ; on part du principe de s’abstenir de toute intervention dans le trajet de la propriété du producteur au consommateur[108].

Il en est ainsi en Allemagne, — le grand accroissement de productivité du travail et de la valeur de la terre y est accompagné d’une tendance décidée à substituer l’impôt fixe et déterminé, à ces modes d’intervenir dans le mouvement sociétaire connus sous le nom « de taxes sur la consommation[109]. »

Il en est de même pour la Russie, — la tendance y existe à limiter la proportion du service personnel dû tant au propriétaire qu’au gouvernement pour l’usage de la terre et à substituer des demandes directes et déterminées aux demandes indirectes et incertaines jusqu’alors en usage[110].

Regardons sur n’importe quel point du globe, chez les nations en progrès nous trouvons abaissement de la proportion dans les produits de la terre et du travail exigée pour l’entretien du gouvernement, accompagné d’un accroissement de tendance à faire un honorable appel à des hommes raisonnables pour le payement d’impôts abjects et à abandonner le système qui vise à leur filouter une large proportion dans les produits du travail.

§ 12. — Plus s’accélère la circulation, moins il y a pouvoir d’exercer intervention dans le commerce, au moyen de taxes indirectes, et plus il y a tendance à ce que s’améliore la condition de l’homme.

Plus la circulation s’accélère, plus forte est la tendance dans cette direction, — la valeur de la terre et de l’homme s’élevant en raison directe de la vitesse avec laquelle la consommation soit la production. Plus la circulation est lente, plus forte est la proportion prise par les gouvernements, — et plus forte est la tendance vers la taxation indirecte. — La première direction aboutit à l’homme, qu’Adam Smith a reconnu faire le sujet de la science sociale ; la seconde aboutit à l’esclave, le sujet dont il est traité par MM. Malthus et Ricardo, — requis, ainsi qu’il l’est, de donner à ses différents maîtres une quote-part constamment croissante dans une quantité constamment décroissante fournie par la terre.

Le peu de respect pour les droits de la personne à la Jamaïque et dans les autres îles anglaises se manifeste par le rapprochement de deux chiffres. Sur plus de deux millions d’individus importés, il n’en existait plus que 800.000 à la date de l’émancipation. Tout le reste, ainsi que les millions qu’aurait dû produire l’accroissement naturel, a été chassé de la vie par le fouet du régisseur. Le peu de respect pour les droits de la propriété se manifeste par l’adoption d’une série de mesures qui ont abouti à la ruine totale de presque tous ceux qui possédaient la terre. En voulez-vous la cause ? Elle est dans un système qui, limitant les planteurs au seul travail agricole, a enfanté la nécessité d’aller faire ailleurs tous leurs échanges, ce qui a fourni une occasion d’organiser une taxation, appliquée avec une rigueur telle que le producteur périssait sur le sol, tandis que l’Anglais qui, s’il avait pu vendre son travail, aurait été volontiers son client, était conduit à la maison des pauvres pour y chercher du pain[111].

Le peu de sécurité qui s’obtient dans l’Inde en échange des taxes payées, se manifeste par la disparition graduelle de la classe entière des petits propriétaires, — les hommes qui payent directement au gouvernement — et à sa place la substitution de grands zémindars, une classe d’intermédiaires par les mains desquels doit passer tout l’argent versé par la population pour le service de l’État[112].

Un fait qui montre à quel excès est misérable la condition de la population, c’est qu’à mesure qu’on s’éloigne du Bengale, le pays gouverné longtemps par la Compagnie, on trouve l’Hindou se rapprochant de plus en plus de la qualité d’homme[113].

Par tout le pays, le système entier de taxation tend à entraver la circulation, — le montant de la contribution s’élevant à chaque effort de plus que s’avise de donner le travailleur, et s’abaissant lorsqu’il cesse d’apporter aucun soin pour aider à la production[114]. C’est une prime offerte à l’inactivité ; le résultat est que le payement des taxes absorbe une plus faible proportion dans le produit du travail et de la terre que dans aucun autre pays. La cause en est dans les grands capitaux : l’anéantissement de la circulation de la société, la pérégrination de son coton qui la quitte au prix d’un penny et qui lui rentre au prix de trente pence, — toute la différence ayant été absorbée dans ce long trajet de ce même coton du champ de production pour arriver sur les corps du travailleur, de sa femme et de ses enfants.

L’Irlande nous montre un avilissement constant dans la valeur de la terre et du travail, et un accroissement de la part proportionnelle que la taxation prélève dans les produits, qui se manifeste d’une manière frappante par l’application à elle faite d’une taxe sur les profits qui, à l’époque où l’Irlande était prospère, ne s’appliquait qu’à la Grande-Bretagne. La cause se trouve dans les faits mentionnés plus haut : les aliments et la laine d’Irlande grevés de taxes si fortes, dans le trajet du champ de production à la bouche et au dos du consommateur, que c’est à peine si l’on peut dire qu’une circulation existe du travail et de ses produits.

Venons aux États-Unis. Nous voyons le gouvernement contracter des dettes dans la période de libre-échange, de 1818 à 1825, — se libérer dans une période de protection, de 1826 à 1834, — recontracter des dettes dans la période de libre-échange, de 1836 à 1842, — se libérer dans une période de protection, de 1843 à 1846, — recontracter de nouvelles dettes de 1847 à 1850, — et, pour se libérer, recourir cette fois à des revenus provenant d’énormes importations basées sur des dettes privées qui nécessitent un payement annuel d’intérêt, dont le montant dépasse le chiffre moyen d’exportation de subsistances au monde entier. La taxation indirecte, et l’intervention dans le commerce, de nouveau reconnus comme source convenable et permanente du revenu, ont amené ce résultat : que la dette publique a quintuplé dans une période où la population n’a fait que doubler.

Arrivons enfin à l’Angleterre. Nous trouvons les dépenses augmentant à mesure que les profits empiètent sur la production, et que les taxes sur la consommation se substituent de plus en plus aux quelques impôts directs qui ont existé précédemment. À la date du rappel de l’house-tax (impôt sur les maisons), la moyenne du montant des contributions pour l’entretien du gouvernement était de 46 millions livres sterling. Depuis lors, le chiffre moyen a atteint 48 millions dans la période de 1836 à 1841, — 53 millions dans celle de 1844 à 1849, — 54 millions en 1854, — et 71 millions en 1856.

N’importe où nous regardions, il est pour nous évident qu’à mesure que l’homme gagne en liberté, le rapport de la taxation à la production tend à diminuer, — ce rapport diminué tend davantage à prendre la forme d’une invitation directe et honorable adressée par les gouvernants aux gouvernés, et le sentiment de responsabilité va se développant de plus en plus chez ceux qui dépensent le revenu public. Là, au contraire, où l’homme perd en liberté, le rapport s’élève et la nécessité pousse de plus en plus à extorquer individuellement de la poche du contribuable ce que Ym n’ose lui demander directement, et, en même temps, à affaiblir le sentiment de responsabilité chez les gouvernants vis-à-vis des gouvernés, —tout cela prouvé abondamment par les phénomènes qui se déroulent sous nos yeux dans l’Irlande et dans l’Inde, la Jamaïque et la Turquie, la Virginie et la Caroline, la Grande-Bretagne et les États-Unis.

§ 13. — Pourquoi ne pas abolir d’un seul coup toute taxation indirecte ? Parce que le pouvoir de taxation directe étant une preuve de cette haute civilisation qui est marquée par le rapprochement des prix des denrées premières et des utilités achevées, — ne peut être exercée dans aucun pays qui n’y ait été préparé par la condition de voisinage immédiat du consommateur et du producteur.

Pourquoi donc alors, va-t-on demander, ne pas abolir d’un seul coup tous les droits d’excisé, les droits de douanes et toutes autres interventions dans le commerce — et établir la parfaite et complète liberté dans les rapports d’homme à homme dans le monde entier ? L’idée a été souvent suggérée par ceux qui tiennent que le bonheur et la prospérité de l’humanité doivent progresser par l’extension du trafic, et qui voient dans l’accroissement du nombre et du tonnage des navires, l’évidence la plus concluante de ce progrès. Nous pourrions tout aussi bien demander : Pourquoi ne donnerait-on pas à chaque homme un faire-valoir ? Pourquoi ne ferait-on pas tous les hommes propriétaires ? Pourquoi ne porterait-on pas au quadruple la richesse sociale, et ne mettrait-on pas ainsi chaque membre de la société en mesure de se sentir enrichi ? Dans le cours naturel des choses, la terre tend à se diviser ; les facultés de l’homme tendent à se développer ; la richesse tend à s’accroître ; la distribution entre les quelques-uns et les multitudes tend à produire l’égalité ; et la taxation tend à devenir directe. Tous ces phénomènes cependant sont des preuves de civilisation — qui se manifestent invariablement dans toutes les sociétés où la circulation va s’accélérant ; et disparaissent dès que la circulation cesse. Plus la demande de force humaine tend à suivre instantanément l’existence du pouvoir de la produire, plus s’accroît la tendance vers l’état de choses où la taxation directe devient possible. Pins il s’écoule de temps entre Le moment de la production et ceci de la consommation, plus s’élève le rapport du capital mobile au capital immobilisé, et plus forte sera la tendance à chercher à obtenir par des moyens indirects et frauduleux, les subsides qu’on ne peut demander directement. À l’appui de ceci, nous invitons le lecteur à revoir de nouveau au diagramme, et à se demander, comment, sur la gauche, on trouvera moyen d’établir la taxation directe. L’homme est là un simple esclave et la terre y est si dénuée de valeur, qu’on en pourrait acquérir des centaines de milles carrés pour un dollar. À côté, nous trouvons le gouvernement achetant des millions d’acres pour une somme qui n’achèterait pas en France on en Angleterre ce qu’on appelle une simple terre. Où sont là les éléments sur lesquelles asseoir une taxation directe ?

Poussons davantage vers l’Est. La marge pour)es profits diminue, et diminue aussi le pouvoir de la taxation indirecte. La terre et le travail obtiennent de plus larges quote-parts, — l’esclave de la primitive période est remplacé par l’homme libre de la dernière ; les misérables propriétaires de vastes étendues de terres sont remplacés par des milliers et des dizaines de milliers de riches cultivateurs, propriétaires du sol qu’ils exploitent. Il y a là possibilité d’une taxe sur l’homme et sur sa terre ; mais avant tout il faudra consulter l’homme libre sur le mode de taxation à adopter — sur le montant qu’elle ne pourra dépasser, — et sur l’application qui sera faite des sommes perçues.

La taxation tend à devenir directe à mesure que l’homme gagne en liberté, et plus cette tendance se développe, plus vite décroît la proportion des demandes du gouvernement comparées à la faculté que la société a acquise d’y satisfaire. L’homme gagne en liberté à mesure que s’opère un rapprochement entre les prix des matières premières et ceux des utilités achevées, — par la hausse des premiers et la baisse des autres. Ce rapprochement est en un rapport proportionnel avec l’existence du pouvoir d’association et de combinaison, — lequel est en raison de la diversité dans la demande du travail. Plus la société est parfaite, — plus sont diverses les demandes des facultés physiques et intellectuelles, — plus la circulation s’accélère, plus s’accroît le pouvoir d’accumulation, plus s’élève la proportion du capital fixé au capital mobile et plus il y a possibilité d’obtenir, par la taxation directe, les moyens de fournir à ces dépenses requises pour le maintien de Tordre et pour garantir à tous la jouissance paisible des droits de la personne et de la propriété.

Ce sont là les tendances dans tous les pays qui prennent exemple sur la France, — la terre et le travail gagnant en valeur à mesure que s’opère le rapprochement des prix, et la taxation directe tendant à se substituer à celle qui est indirecte.

Le contraire se rencontre dans tous ceux qui ont pour guide l’Angleterre. L’Inde donne plus de coton pour moins de fer, de plomb, d’étain, de cuivre et d’or qu’il y a quarante ans. Aussi la terre et le travail perdant en valeur, le gouvernement devient d’année en année plus dépendant pour son entretien des monopoles du sel et de l’opium. Dans de telles circonstances, comment essayer d’abolir la taxe indirecte ? La Jamaïque donne plus de sucre pour tous les produits métalliques qu’il y a quarante ans, en même temps qu’elle a moins à vendre. Le Portugal, la Turquie et l’Irlande sont dans la même condition : moins à vendre, et de moindres prix pour ce qu’ils vendent. De même, aux États-Unis, le prix de toutes les matières premières a baissé constamment pendant une période de quarante ans, relativement à ceux du cuivre, du fer, de l’étain, du plomb, de l’argent ou de l’or. Par tout le pays s’élève la proportion de la propriété mobile à la propriété fixée, — d’où s’accroît constamment la nécessité de recourir à des interventions dans le commerce pour obtenir un revenu public. Cela a eu lieu dans la période de 1817 à 1824 et dans celle de 1835 à 1842, — reconnues aujourd’hui comme deux périodes où la politique du pays tendait à maintenir de telles interventions, comme partie du système gouvernemental, et ne regardait la protection que comme un objet accessoire et qui devait céder le pas à l’objet principal, trouver un revenu. Cela n’a pas eu lieu dans les périodes de 1828 à 1834, et de 1842 à 1847, alors que la demande des subsides gouvernementaux avait pris une forme plus directe, et que la protection était devenue l’objet principal des tarifs, la question d’un revenu à former n’occupant plus que la seconde place. La terre et le travail alors gagnèrent vite en valeur ; et cela par la raison qu’il s’opéra un rapprochement soutenu entre les prix des matières premières et ceux des utilités achevées, — symptôme le plus évident que l’on touche à ce degré de civilisation nécessaire pour mettre le gouvernement à même de s’adresser directement à la population, afin de pourvoir à ses moyens d’entretien.

Le commerce devient libre autant que la taxation indirecte cesse d’exister. La faculté d’une taxation indirecte diminue autant que le cultivateur est de plus en plus libéré de la taxe oppressive du transport. Cette taxe diminue, autant que les facultés de l’homme vont se développant, et que grandit le pouvoir d’association. Pour qu’il surgisse et qu’il puisse s’étendre, la diversité de professions est indispensable. Comme c’était là les effets que les tarifs protecteurs de 1828 et de 1842 avaient pour objet bien déterminé de produire, et que ces effets se sont réalisés non-seulement dans ce pays et dans tous ceux qui ont suivi la trace de la France, en adoptant le système de Colbert, l’expérience du monde peut être invoquée à l’appui de cette assertion : que la voie vers la paisible liberté du commerce se trouve dans l’adoption de mesures qui tendent à créer un marché domestique, et par là délivrer le fermier de la première et de lapins oppressive des taxes, — celle qui résulte de la nécessité de transport. Telle fut précisément l’idée d’Adam Smith, lorsqu’il s’établit sur les avantages pour le commerce, qui résultent de la combinaison de quintaux de subsistances avec des quintaines de quintaux de laine pour former des pièces de drap, facilement transportâmes jusque dans les contrées les plus lointaines.

§ 14. — Plus se perfectionne le pouvoir de s’adresser directement à la terre et au travail du pays, plus augmente la puissance de l’État.

Plus le commerce se perfectionne parmi une population, plus elle acquiert de faculté pour la taxation directe et propre, et plus l’État gagne en puissance. Le commerce progresse autant que les professions se diversifient, que l’individualité se développe, que l’agriculture devient une science. Que les pays qui suivent l’école de Colbert vont gagnant en puissance, nous en avons la preuve dans la Russie maintenant son crédit pendant une guerre épuisante dans la Prusse maintenant sa neutralité en droit de tous les efforts des cabinets de l’Ouest. Que les pays qui suivent l’enseignement des économistes anglais vont s’affaiblissant, nous en avoir la preuve, dans les cas de la Turquie, du Portugal, de l’Irlande et des Indes tant occidentales qu’orientales. La preuve encore nous en est fournie par toute l’expérience des États-Unis, — par la comparaison des États du Sud et de l’Ouest avec ceux du Nord et de l’Est, ou en comparant l’union avec elle-même à différentes époques. La Floride et le Mississippi suivent la doctrine anglaise et sont pour le moment dans an état de défaveur. La Californie fait de même, tandis que Massachusetts jouit d’un crédit égal à celui d’aucun autre pays du monde. Le gouvernement fédéral a éteint sa dette en 1835, grâce au moyen du tarif de 1828 ; tandis qu’en 1842, sans la moindre guerre sur les bras, il n’eût trouvé à empruntera aucun taux d’intérêt. La puissance d’un État s’accroît autant que la terre et le travail gagnent en valeur, et que s’accroît la proportion du capital fixé au capital mobilier. La politique américaine tend à l’accroissement du capital mobile, aux dépens du capital fixé, d’où suit que l’État va s’affaiblissant.

§ 15. — Préférence des économistes anglais pour la taxation indirecte.

Comme les vues que nous présentons diffèrent complètement de celles de l’école Ricardo-Malthusienne, — qui voit dans le négoce l’objet principal auquel l’homme doive s’attacher, — et dans l’esclavage le terme à laquelle il aboutit fatalement, — nous allons pour un moment examiner les raisons données à l’appui de cette doctrine par l’un de ses professeurs les plus éminents.

« Les impôts indirects, dit M. Mac Culloch, ont le mieux réussi auprès des princes et des sujets. » Par la raison que, selon lui, « ils constituent un système ingénieux pour extraire de la population une portion de sa subsistance, sans toucher à ses préjugés[115]. »

À l’appui de son opinion, il cite le marquis Garnier qui approuve hautement le filoutage comme moyen de procurer les subsides au gouvernement, — « c’est par le luxe et les profusions de la table que les impôts se sont toujours acquittés et s’acquittent le mieux ; — le trésor public trouve ainsi une source de profits à pousser aux dépenses qu’excite la gaieté des festins. »

Certes, voilà un argument on ne peut mieux à l’usage de ceux qui regardent l’homme comme une simple bête de somme, — un animal qui doit être nourri, qui procrée, et qu’on peut mettre au travail ; mais le lecteur appréciera lui-même jusqu’à quel point il peut s’adresser convenablement à l’homme pensant, l’être créé à l’image de son Créateur, et doué de facultés qui l’appellent à être le roi de la nature.

M. Mac Culloch est opposant à la taxation directe en général, mais plus spécialement aux impôts sur la terre, qu’il qualifie de « primes à perpétuité, concédées à la paresse et à l’imprévoyance » — en faveur de ceux qui ont laissé leurs terres sans amélioration tandis que leurs voisins ont mis les leurs en état de donner vingt, trente ou quarante bushels par acre, dans des localités où le rendement moyen n’avait été jusqu’alors que de cinq, six ou huit bushels. La réponse nous semble se trouver dans le fait : que le plus rapide accroissement dont l’histoire fasse mention dans la production agricole est celui signalé dans le demi-siècle qui a précédé l’abolition de l’impôt territorial land-tax, — période signalée également par une grande amélioration dans la condition du travailleur agricole. Depuis lors les impôts directs ont disparu, mais la rente territoriale du Royaume-Uni est demeurée pendant quarante ans à peu près stationnaire, tandis que la condition de celui qui laboure la terre a beaucoup empiré[116].

Sur le continent, nous trouvons la terre gagnant rapidement en valeur là où la taxation devient de plus en plus directe, tandis qu’elle perd dans tous ceux où la taxation devient plus indirecte. L’Italie et la Grèce des anciens temps nous montrent la taxation directe en usage alors que la terre gagne en valeur et l’homme en liberté ; — la taxation indirecte la remplaçant alors que la terre se consolide et que l’homme retourne à l’esclavage. On pourrait donc voir, dans la théorie de M. Mac Culloch, un peu plus que la constatation du phénomène observé dans tous les pays, où, comme en Angleterre, la terre va se monopolisant et les petits propriétaires disparaissant. On conçoit que le propriétaire de vastes domaines « soit paresseux et négligent ; » — ce ne peut être le fait des petits propriétaires.

Après son objection à l’impôt territorial, M. Mac Culloch ne veut pas non plus de ceux qui affecteraient le fond des banques et des compagnies d’assurances. Il tient « que ce serait en réalité un impôt sur la propriété des classes les plus utiles et les plus industrieuses de la société, ce De tels impôts, dit-il, induiraient beaucoup de gens à conserver leur capital oisif chez leur banquier particulier, ou dans leur propre coffre-fort, ce qui serait nuisible aux classes industrieuses sans qu’il en résultât pour l’État le moindre avantage correspondant[117].

Les impôts sur les accumulations du passé tendant, selon M. Mac Culloch, à produire l’oisiveté et l’imprévoyance, il s’adresse nécessairement aux interventions dans le commerce, et aux taxes sur le travail du présent, comme moyens de rendre les gens plus industrieux. « Les impôts, et c’est un fait notoire, prétend-il, lorsqu’ils sont judicieusement calculés et qu’ils ne vont pas jusqu’à l’oppression, sont un stimulant à l’industrie et à l’économie[118].

Il trouve dans les contributions acquittées par le malt, la bière, le drap et d’autres articles, dans leur trajet du producteur au consommateur, le plus beau, le plus égal et le moins lourd des impôts. — Et il cite Arthur Young, qui dit que si les Hollandais, « estimés avec raison la nation la plus sage de l’Europe, » ont sauvé leur industrie « sous de lourdes charges, » c’est surtout parce qu’ils ont adopté ce mode de taxation[119]. » Il est cependant permis de douter, comme il dit, si les impôts sur le tabac et les spiritueux ont ajouté matériellement au salaire du travailleur[120]. Il est également permis de douter, dirons-nous, si la nécessité de porter à son maître tous les produits du travail, en s’en remettant à lui pour la distribution, ajoute matériellement aux salaires de l’esclave du Brésil et de la Caroline.

Le montant de la taxation du Royaume-Uni, y compris taxes des pauvres et dépenses locales, étant, d’après M. Mac Culloch, de 73 millions livres sterling, et dépassant de beaucoup la rente de la propriété foncière, s’il y avait confiscation complète, l’on se trouverait encore dans la nécessité d’ajouter un surcroît de quelques millions par an par des taxes additionnelles[121]. Toutefois, la question est celle-ci : le montant de la taxation irait-il à la moitié de ce que nous le voyons, ou même au tiers, si ceux qui ont dirigé les affaires du gouvernement avaient été forcés, en tout temps, de s’adresser directement à la population pour les subsides dont ils avaient besoin ? La révolution américaine ou la série de guerres dont Waterloo fut le terme, auraient-elles eu lieu si les ministres, s’aidant du système dont M. Mac Culloch se fait l’avocat, n’avaient pas eu la faculté de filouter à la population les contributions qu’ils n’osaient pas demander aux détenteurs du capital fixe ? Si ces guerres n’eussent pas eu lieu, verrions-nous aujourd’hui la Grande-Bretagne, — qui manie, à l’aide de son outillage, une force de plusieurs centaines de millions d’hommes, ~ lutter sous le fardeau d’une taxation si effrayante ? Aurait-on jamais songé à inventer les doctrines de l’excès de population et de l’asservissement éventuel ? Aurions-nous dans ce siècle de lumières, des économistes distingués nous affirmant que « le gouvernement a rempli son devoir » du moment qu’il a trouvé les objets qui se prêtent le mieux à une taxation[122], sans s’occuper aucunement de l’égalité de contribution, « qui est une considération inférieure[123]. »

Assurément non. La saine morale demande que chacun acquitte sa part équitable pour l’entretien du gouvernement qui lui assure protection à lui et aux siens, dans l’exercice de leurs droits, de la personne et de la propriété. Par qui cependant sont payés les impôts sur le malt, le houblon, le tabac, le sucre, le café ? Par les travailleurs, qui ont peu de chose à faire protéger. Qui échappe à la taxation ? ceux qui ont des fonds et des billets, — valeurs qui représentent les accumulations du passé. Le système entier tend à empêcher le capital de se fixer, — à élever la proportion de celui qui reste mobile, — à accroître la nécessité d’intervenir dans le commerce ; et le résultat se manifeste par lé payement d’un montant d’impôts qui dépasse de beaucoup le montant de la valeur annuelle de la terre. Si le système avait eu pour objet le maintien du commerce, comme le conseille Adam Smith, la terre aurait aujourd’hui une valeur double, tandis que le montant des taxes n’irait pas au cinquième de ce qu’il est.

§ 16. — Grand désaccord entre les doctrines des modernes économistes et celles d’Adam Smith.

Partant, comme ils l’ont fait, de l’insertion inexacte, que les hommes débutent par les sols riches, MM. Malthus et Ricardo ont été conduits à voir « la crainte de la pénurie » marcher de compagnie avec l’accroissement de richesse et de population qui contraint à la nécessité de recourir aux sols pauvres avec rémunération décroissante du travail. Ceci admis comme la grande loi de Dieu, il suit inévitablement que le moment viendra où le travailleur, pressé par la faim, s’estimera heureux de se vendre, lui, sa femme et ses enfants, au propriétaire de la terre, — et l’esclavage est le terme auquel la société aboutit fatalement. Voilà pourquoi M. Mac Culloch trouve dans la crainte les moyens de stimuler l’humanité à agir, — laissant entièrement de côté l’idée, l’espérance d’une amélioration dans l’avenir.

Adam Smith avait foi dans le commerce ; ses successeurs adorent la châsse du trafic. L’un tenait que plus le producteur et le consommateur sont rapprochés, plus s’accroît la production, et le pouvoir d’accumuler, et la concurrence pour acheter les services du travailleur. Les autres tiennent que les navires sont plus producteurs que les terres à blé ; — les premiers gagnant en pouvoir d’année en année, tandis que le pouvoir des autres va déclinant. Plus le producteur est loin du consommateur, et plus les intermédiaires sont nombreux ; plus augmentera, nous assure-t-on, la quantité de choses produites, — consommateurs et producteurs trouvant une demande croissante de leurs services, d’autant qu’ils sont plus séparés. L’un désire la concurrence pour l’achat du travail, aussi dénonce-t-il le système basé sur l’idée d’avilir les prix des matières premières, y compris le travail ; les autres, — cherchant à produire la concurrence par la vente du travail, — se font les avocats d’un système basé sur l’avilissement des prix du blé et du coton, et veulent, pour les transformer en drap, « que l’offre du travail soit abondante et à bas prix[124].

Plus s’abaissent les prix de la terre et du travail, plus s’accroît la nécessité d’une taxation indirecte et frauduleuse. Plus ils montent, plus le gouvernement a la faculté de requérir ouvertement et honnêtement tous les deux de lui fournir les subsides ; et plus la société prend un rang élevé parmi les nations. La centralisation tend à mettre sur la première voie ; la concentration tend à mettre sur l’autre.

§ 17. — La protection vise à augmenter la valeur de la terre et du travail, et par là à créer le pouvoir de taxation directe. Les interventions dans le commerce pour la seule fin de revenus publics visent à perpétuer la taxation indirecte. La première tend à la concentration et à la liberté. Les dernières tendent à la centralisation et à propager l’esclavage parmi l’humanité.

On marche à la liberté quand on est dans la voie des rentes et des impôts dont le taux est déterminé, — laissant au propriétaire ou à l’occupant toute liberté de décider comment il emploiera la terre, son temps et le produit obtenu. On marche à l’esclavage dans la voie des taxes sur la propriété mise en mouvement, — quand le malt et le houblon payent, sous la forme d’un droit sur la bière, — quand le sable et les autres matériaux payent sous la forme d’un impôt sur le verre. Ce sont là des impôts indirects ; mais le caractère indirect est encore plus prononcé lorsque s’interpose une oscillation de la valeur en monnaie, — quand la bière et le verre payent plus ou moins, suivant que leur valeur-monnaie oscille de jour en jour. De ce genre était l’impôt espagnol l’alcavala, par lequel l’État percevait le dixième du prix argent sur les objets vendus. Tel jour la même quantité de farine se trouvait payer cinquante cents, tel autre jour elle payait un dollar. Dans telle localité elle payait vingt-cinq cents ; dans telle autre localité, le même jour, elle payait deux ou trois fois autant. Plus il y avait disette, plus le montant de la taxe était considérable ; plus il y avait abondance, moins l’État touchait de subsides. Les intérêts de l’État et du peuple se trouvant en opposition constante, la fraude agissait activement des deux côtés. Financièrement et moralement, il était impossible d’inventer un plus mauvais système ; c’est portant celui qu’on a adopté aux États-Unis.

Une protection adéquate, qui se propose pour objet, et qui, par le fait qu’elle se le propose, l’atteint, de libérer le cultivateur de la taxe constamment périodique et la plus oppressive, celle des transports, tend à élever la valeur de la terre et du travail, — et a la faculté, pour l’État, d’établir une taxation directe et honorable. Intervenir dans le commerce, dans le seul but d’alimenter le Trésor public, c’est tendre au maintien des taxes indirectes, comme la source permanente des subsides. Il semble que telle soit la politique adoptée par le peuple américain. Au lieu, cependant, d’imposer la pièce de drap ou la tonne de fer, et par là de frapper sur les importateurs de ces utilités une contribution proportionnelle au revenu, il adopte le mode de taxation qui a le caractère le plus indirect, interposant une valeur monnaie et asseyant dessus les taxes. Il en résulte précisément ce qui résultait de l’alcavala. — L’État perçoit beaucoup lorsque le sucre, le thé et le fer sont rares, et leur prix élevé ; il perçoit peu lorsqu’ils abondent et sont à bon marché. Les intérêts de l’État et de la population se trouvent en opposition ; la fraude est générale ; et il est devenu si difficile de rester probe dans les rapports avec le gouvernement, que les hommes honorables doivent renoncer aux affaires d’importation[125].

Le système politique des États-Unis, basé comme il est sur l’idée de l’action locale, offre la forme la plus parfaite de gouvernement ; cependant sa perfection même fait que le mal que peut produire une faute en politique, a plus de gravité. Le fonctionnaire chargé, à Londres ou à Liverpool, de percevoir l’impôt, est pris parmi la population anglaise tout entière. — Il est exempt de tout sentiment qui puisse l’inciter à favoriser la fraude aux dépens de l’État, pour favoriser son port en particulier. C’est le contraire aux États-Unis, où les percepteurs ont des intérêts locaux qui les engagent à fermer les yeux sur la fraude, aux dépens des intérêts de l’État et de la population. Voilà comment le trafic se centralise si rapidement dans un seul port, et comment l’esclavage gagne si vite du terrain. Plus le système social tend à la concentration de la population et à l’accroissement du commerce, plus on est sûr de remédier aux inconvénients de la centralisation politique. Plus il tend à la dissémination de la population et à l’accroissement du pouvoir du trafic, plus on est sûr d’aboutir à une centralisation politique complète, et plus s’accroît la tendance à l’asservissement final de l’homme.


CHAPITRE XLIV.

DE LA CONCENTRATION ET DE LA CENTRALISATION.

§ 1. — La concentration tend à développer les facultés individuelles, à augmenter le pouvoir d’association et à favoriser le commerce.

La population de la vallée heureuse débute dans le travail cultural par les pentes des hauteurs qui la séparaient du monde extérieur. Si nous l’étudions à ses premiers pas dans un état social, nous trouvons une famille accidentellement disséminée çà et là, — cultivant les sols pauvres et maigres — tout en ayant sous les yeux d’autres sols riches de toutes les qualités requises pour rémunérer libéralement le travail. Mais la nature est alors toute puissante et l’homme pauvre est faible. Il doit entrer en lutte avec elle sur les points où elle aussi se montre faible. — C’est là qu’elle peut le moins pour le bien, et par la même raison c’est là aussi qu’elle est le moins capable de résistance.

La famille se multiplie, il s’accumule de la richesse, nous la voyons descendre lentement pas à pas vers le fond de la vallée — et sans sortir de son sein. La culture s’étend, — les facilités de communiquer s’accroissent — la jeune population est de plus en plus en mesure de s’associer — et vient la tendance de relier les différents établissements par des mariages. La population s’accroissant davantage, les professions se diversifient. — Les fils du cultivateur se font serruriers et tanneurs, tailleurs, chapeliers, maçons et charpentiers, tisserands et fabricants, et comprennent de plus en plus l’avantage qui résultera du développement de commerce. Les échanges deviennent d’année en année plus nombreux — la petite communauté va se complétant de plus en plus, et devenant de plus en plus capable de se suffire à elle-même, dût-elle être pour toujours privée de communication avec le reste du monde. Plus se perfectionne le pouvoir de l’individu de commander les services de la nature, plus s’accroît sa richesse, — plus il s’individualise et devient indépendant, — mais aussi plus il acquiert d’aptitude pour sa combinaison avec ses semblables. Il en est de même pour les communautés ; — leur aptitude à entretenir des rapports avec les autres s’accroît à mesure qu’elles sont de plus en plus en état de se suffire à elles-mêmes.

Entrons chez un de ces heureux fermiers, « Il est entouré de sa femme et de ses enfants, il occupe la place d’honneur parmi les objets de son affection et c’est parmi eux qu’il cherche le bonheur. » Supposer que cette concentration des pensées rende l’homme incapable d’association avec ses semblables, serait une grande erreur, — car la faculté de ne point s’éloigner de sa demeure est une conséquence directe de la facilité croissante de la combinaison. Avec le meunier à côté de lui, il n’est point obligé de quitter sa ferme, pour faire transformer son grain en farine. S’il a pour voisins le tanneur, le chapelier, le tisserand, il discute avec eux le tracé d’un chemin, l’ouverture de rues dans le petit bourg, la construction d’une église, d’une école ; il combine avec eux et tout le voisinage des mesures de sûreté commune, et aussi avec eux les contributions à ce sujet. La combinaison développe la sécurité, facilite l’accroissement de richesse, et à son tour la richesse lui permet de plus en plus de concentrer ses pensées et d’économiser son temps. Ceci à son tour facilite un nouvel accroissement de richesse, car il est mis de plus en plus à même de réfléchir sur les mesures favorables à la prospérité commune, — de donner de son loisir pour venir en aide à ceux qui ont moins bien réussi que lui — de dépenser du temps et de l’intelligence à acquérir plus de connaissances, —et ainsi de faire progresser, de toutes les manières, les intérêts de la société dont il a le bonheur d’être membre. Les travaux publics se divisent, la tâche de chacun est légère — et ces travaux coûtent peu exécutés par ceux-mêmes qui contribuent à en faire les frais. Tout le monde ainsi occupé, la richesse augmente vite, en même temps que diminue la quantité de l’effort requis pour le maintien de cette sécurité entière de la personne et de la propriété, sécurité dont le désir est ce qui pousse l’homme à s’associer avec ses semblables.

La culture s’étend graduellement sur les sols riches, la production se développe sur une plus vaste échelle et l’augmentation rapide de richesse se manifeste par un accroissement du pouvoir de dominer et diriger les grandes forces de la nature, dont le pouvoir de résistance à l’effort humain diminue dans la même proportion. L’engrais abonde, car le consommateur est venu se placer à côté du producteur ; meuniers, charpentiers, fermiers, serruriers, pratiquent entre eux l’échange direct ; il y a économie de force. Le cheval et le chariot qui ont peu à faire sur les grands chemins peuvent donner plus de services à l’extension de la culture ou à l’embellissement du petit domaine.

Plaçons-nous au sommet de la montagne d’où notre regard découvre les diverses petites vallées qui en divergent, ça été de même dans toutes. Chacune a commencé le travail cultural par les pentes élevées et les terres pauvres, et l’attention s’est dirigée vers un centre commun, placé parmi les sols plus riches. Dans chacune, la facilité croissante de combinaison dans leur propre sein a eu pour résultat d’accroître le pouvoir de nouer des relations avec les autres — ce dernier pouvoir s’est manifesté par la construction opérée graduellement de routes qui conduisent sur les crêtes qui forment les lignes de séparation.

La fréquence croissante des rapports fait que se répand l’habitude d’union si bien commencée dans chacune. L’accroissement de richesse et de population amène un commerce plus rapide ; la consommation suivant de plus près la production, chacun trouve sur-le-champ acquéreur pour son travail ou pour ses produits. L’habitude de combinaison se développant, une plus large association se forme qui a pour but le maintien de la paix et de l’harmonie parmi les différentes communautés que nous avons vu naître. L’union devenant plus complète on fait des règlements pour déterminer les rapports des communautés entre elles, — et on réserve à la corporation générale la tâche de régler les rapports avec le monde extérieur. Des lois générales embrassent dès lors l’ensemble de ces sociétés, qui forme une grande pyramide, large à la base, étroite au sommet.

Considérons la population de toutes ces communautés, nous voyons que pour les membres pris en particulier, l’importance de ces lois diminue en raison de l’accroissement de distance. C’est d’abord le home, le foyer domestique ; puis la maison commune, le foyer de plusieurs familles ; enfin le foyer général de plusieurs communautés. Dans le premier chacun trouve sa principale source de bonheur ; — dans le second les moyens d’augmenter ce bonheur par la combinaison avec ses voisins pour l’entretien de chemins à son usage et au leur, — pour l’entretien d’écoles à l’usage de ses enfants, d’une bibliothèque à son usage, d’une église fréquentée par sa famille. Dans le troisième, il combine avec des voisins plus éloignés pour l’entretien de grandes routes dont il use parfois et pour le règlement d’affaires générales qui le préoccupent en certaines occasions ; tandis qu’il a dans le règlement de celles de sa communauté un intérêt à chaque heure du jour, et dans celles de sa propre maison un intérêt qui ne cesse ni jour ni nuit.

Les lois générales n’empêchent pas que la législation locale reste intacte, celle de chacun des corps plus petits conservant son identité tout entière que rend plus parfaite la combinaison avec les législations voisines. L’union de toutes ajoute au pouvoir de chacune pour le maintien de cette sécurité parfaite de la personne et de la propriété, qui est si essentielle pour que la richesse et la force augmentent et pour que la culture s’étende sur les sols plus riches. Chacune, ayant son propre gouvernement pour régler les matières qui concernent ses membres particuliers, se soumet aux règles générales qui déterminent les rapports entre ces mêmes membres et ceux des communautés avec lesquelles il y a association. À mesure que la base de chacune s’élargit, la culture s’applique de plus en plus aux sols plus riches ; et à chaque pas dans cette direction, leurs relations deviennent de plus en plus intimes en même temps que l’habitude de l’union s’accroît et que s’accroît la puissance et que se développe l’individualité. Chacune maintenant a ses églises particulières et ses écoles. Chacune a le producteur et le consommateur établis l’un près de l’autre. Chacune a ses routes et ses ponts. Chacune a ses tribunaux locaux pour juger les affaires parmi sa population. Comme le mécanisme est simple, les frais sont peu de chose — ceux qui veillent aux affaires de la communauté le font dans les instants de loisir que leur laisse leur profession spéciale, et ils désirent perdre peu de temps. Avec le temps, vingt, trente, cinquante ou cent communautés — naguère disséminés sur le territoire et séparées par de vastes forêts, des cours d’eau profonds et rapides, des collines ou des montagnes, se trouvent liées l’une à l’autre pour former une pyramide plus grande ou un État. La concentration parfaite n’en continue pas moins d’exister ; — les règlements locaux continuant à gouverner les intérêts locaux, les juges locaux à décider les procès locaux. Les routes et les ponts locaux se construisent sous la direction de fonctionnaires locaux ; tandis que les moulins, les usines, les boutiques libèrent le fermier de la taxe de transport, — formant demande sur le lien même pour tous les produits de la terre.

Avec la richesse et la population qui s’accroissent, la grande union gagne en puissance par suite du développement des parties qui la composent. — Elles, à leur tour, croissent en force parce qu’elles ont le contrôle parfait sur leur commerce domestique, — ce commerce, le plus important pour l’homme. Le progrès se manifeste par le nombre croissant que chaque communauté présente d’individus possédant chacun son propre champ et sa propre maison sur lesquels il concentre ses efforts pour améliorer son bien être, celui de sa femme, celui de ses enfants, les êtres sur qui convergent ses espérances de bonheur, à l’aisance, au confort, aux jouissances de qui il est prêt en tout temps à consacrer ses facultés physiques et intellectuelles. La machine est simple, elle se meut d’elle-même, — chaque homme fournissant sa part de mouvement. L’ouvrage est fait et il est difficile de voir par qui ; la tâche n’est point rude, répartie entre plusieurs. Comme sa forme est naturelle, la tendance à la stabilité est complète. Sa capacité de résistance est grande, mais son pouvoir d’attaque est faible, d’où résulte la tendance à la paix.

§ 2. — Doctrines d’Adam Smith au sujet de la concentration et de la centralisation.

C’est là la concentration, un mot qui exprime précisément la même idée que présente à l’esprit celui de commerce ou société. — C’est la forme simple et naturelle imaginée par Adam Smith lorsqu’il parle de cet ordre de choses que la nécessité impose en général et qui est favorisé par les penchants naturels de l’homme. — Si les institutions humaines n’avaient jamais perverti ces penchants naturels, les villes, selon lui, n’auraient jamais pris plus de développement que n’en pouvaient supporter l’amélioration et la culture du territoire dans lequel elles étaient situées ; et les hommes, affranchis de la tyrannie du trafic, — auraient été à même de jouir des charmes de la vie rurale « et de la tranquillité d’esprit » qui l’accompagne et que l’auteur de la Richesse des Nations admirait si passionnément. Plein de foi dans la tendance de l’humanité vers le commerce, comparé avec le trafic et le transport, il ne pouvait manquer de voir quelle grande iniquité envers les fermiers résulterait de la séparation des consommateurs et des producteurs, qu’on cherchait à produire chez la population parmi laquelle il vivait et à laquelle s’adressait son livre. Il est évident que ses yeux étaient grands ouverts sur l’immense avantage qu’il y a partout à combiner des tonneaux de subsistances et des tonneaux de laine sous la forme de pièces de drap, ce qui donne au cultivateur la faculté d’entretenir des relations avec les pays lointains.

Très-soigneux des avantages de la concentration, il se montre dans tout son livre opposé à la centralisation. L’une, en regardant toujours à l’intérieur pousse à l’amour du foyer de famille et d’un bonheur tranquille ; en facilitant le commerce, elle pousse à l’amour de l’union ; en libérant le fermier de la plus oppressive de toutes les taxes, elle aide à créer une agriculture éclairée ; en favorisant l’accroissement de richesse, elle permet à l’homme d’avoir du loisir pour réfléchir sur tout ce qu’il observe autour de lui, et sur les souvenirs laissés par les générations précédentes ; en développant les facultés individuelles, elle favorise l’habitude de l’indépendance dans la pensée et dans l’action ; en mettant chacun en état de combiner avec tous, elle facilite l’association et ainsi développe l’homme, — le sujet de la science sociale.

En regardant toujours à l’extérieur, la centralisation tend à fomenter la guerre et le désordre, — ce qui amène le dégât des occupations pacifiques, empêche l’accroissement de richesse, et retarde le développement des pouvoirs vastes et variés de la terre. Sous elle, les hommes sont forcés de se mouvoir en masse gouvernés par des ministres, des généraux et des amiraux. — L’habitude de l’indépendance de pensée et d’action ne peut exister. L’homme ne dirige point ses propres affaires ; l’homme n’applique à son gré, ni son travail, ni les produits qui en sont le fruit. L’État a le maniement de toute chose utile est lui-même composé de ceux qui vivent de profits dérivant du maniement des affaires des autres.

Par sa tendance à assurer la continuité du mouvement de la société et à renforcer de jour en jour la sécurité, la première conduit à élever la proportion du capital fixé au capital mobile tandis que l’autre, — qui produit toujours l’interruption et l’insécurité, — accroît le mobile aux dépens de celui qui est fixé. L’une vise à la paix, la richesse, la liberté ; l’autre à la guerre, au paupérisme et à l’esclavage.

§ 3. — Plus la circulation s’accélère, plus il y a tendance à la concentration, l’harmonie et la paix.

Plus il y a vitesse de circulation dans la société, plus grande est la tendance vers la concentration, — vers le maintien de la paix, l’accroissement de richesse, le développement de l’homme réel, l’être fait à l’image de son Créateur, et doué de facultés qui loi assurent l’empire et la direction des forces de la nature. Prouvons-le en revenant à notre diagramme.

À gauche nous voyons le négociant ou le chef guerrier prendre une large proportion dans le produit du travail et laisser si peu au travailleur, que celui-ci reste dans l’esclavage. À droite, la proportion que les intermédiaires ont à diviser entre eux est faible, tandis que le travail est largement payé. Dans le premier cas le pouvoir du trafic dans l’achat du service est excessif ; dans l’autre il est très-faible.

Nous avons montré les pacifiques effets de la belle loi de nature qui régit et détermine la distribution des choses produites, et nous l’avons fait de manière à éveiller une attention sérieuse. En consultant l’histoire de tous les pays, nous trouvons que lorsque la population est faible, les salaires sont très-bas et la proportion prise par le négociant ou le chef guerrier dans les produits du travail très-grande, — ce qui lui donne facilité de soudoyer des hommes pour l’aider dans la réussite de ses projets. Il en est de même aujourd’hui chez toutes les nations en déclin. — Il est plus facile de louer, pour le service militaire, des milliers d’hommes en Irlande, dans l’Inde ou au Mexique, que des centaines dans Massachusetts. Il en était ainsi dans les premiers âges de l’Angleterre ; nous le voyons par l’énorme proportion de la population qui, sous les Plantagenets, était constamment en campagne. De même, dans la vieille France, comme le prouve la facilité que rois et nobles trouvaient à lever des armées sous les règnes des différents souverains de la maison de Valois. Les châteaux des comtes et des ducs, où manquaient tous les conforts les plus ordinaires de la vie, renfermaient une foule d’hommes d’armes ; et pourtant les revenus de puissants personnages que des centaines, si ce n’est même des milliers d’hommes, suivaient à la guerre, égalaient tout au plus les revenus d’un cultivateur actuel qui a de l’aisance. Et sans remonter plus haut qu’à la moitié du siècle dernier, « Cameron de Lochiel, un seigneur, nous dit Adam Smith, dont le revenu annuel ne dépassa jamais 500 livres, conduisait à l’armée rebelle huit cents hommes. » Dans l’autre parti, le laird de la petite lie de Sky, ne fournissait pas moins que 2.000 hommes à la cause du Gouvernement.

Il en est ainsi, même aujourd’hui, dans les États esclaves de l’Union américaine. Dans une habitation de planteur, dont le mobilier est assez souvent misérable et où il est bien rare de rencontrer un tapis, des livres, un tableau, vous trouvez une foule de domestiques. On en emploie une demi-douzaine à faire ce que ferait un seul. — Les mêmes faits se présentent à nous dans tous les pays, tant anciens que modernes, à mesure que nous nous éloignons des époques ou des lieux où il y a rapprochement entre les prix des matières premières et ceux des utilités achevées et que nous avançons vers ceux où il existe un large écart.

Sur la droite du diagramme, le soldat et le trafiquant ont un faible pouvoir de perturbation. Aussi le commerce prospère, — la circulation s’accélère de jour en jour, les facultés intellectuelles se développent, la richesse et la liberté font de grands progrès. Sur la gauche, le pouvoir du soldat et du trafiquant est grand ; aussi le commerce décline, — la circulation se ralentit, l’homme perd de plus en plus en liberté, à mesure que nous allons de ce côté.

C’est la concentration qui progresse sur un côté, — l’homme et la terre gagnant en valeur et la société prenant de plus en plus cette forme naturelle décrite par Adam Smith. C’est la centralisation qui, de l’autre côté, gagne du terrain, l’homme et la terre perdant en valeur et la société prenant cette forme qui, selon l’école Ricardo-Malthusienne, est celle ordonnée par avance par l’être suprême, alors qu’il donne à l’homme les facultés nécessaires pour le mettre en état de soumettre et de diriger les pouvoirs vastes et variés de l’air et de la terre.

§ 4. — La centralisation tend à diminuer à mesure que la terre et le travail gagnent en valeur.

L’étude de l’histoire grecque nous montre, pendant plusieurs siècles une tendance à l’union, telle que nous venons de la décrire. — qui se manifeste dans la formation graduée de l’État athénien et des autres, et dans les combinaisons développées pour l’entretien des jeux olympiques, athéniens, neméens, aussi bien que dans la ligue amphyctionique. Nous la retrouvons dans l’union des cités du Latium, des communautés des Pays-Bas et de l’Inde. La pauvreté de l’homme aux époques primitives, son impuissance d’exploiter les sols riches, font qu’on le trouve invariablement occupant les sols élevés et pauvres ; et de là ces disputes fréquentes pour la possession de terrains qui pourraient nous sembler avoir été d’une importance complètement insignifiante. La pauvreté tend ainsi à enfanter la guerre, laquelle à son tour, arrêtant la circulation et augmentant la difficulté de se procurer des subsistances, enfante la nécessité d’une guerre nouvelle, comme on le voit si bien à chaque page de l’histoire française.

Au moyen âge elle présente une suite de guerres civiles, rarement interrompues, si ce n’est lorsque rois et barons s’unissent pour piller leurs voisins plus faibles. Les conséquences se manifestent dans le fait, que, jusqu’à la Révolution, le droit au travail fut considéré un privilège, pour lequel on devait payer à la couronne, tandis que rois et noblesse se constituaient eux-mêmes les canaux qui servaient à l’écoulement de la richesse du royaume vers les nations étrangères, en échange d’objets de luxe qui n’auraient pu être produits dans le pays. Les onze douzièmes des produits de la terre avaient à quitter le lieu de production en payement de la taille et d’autres taxes — et le peuple était corvéable à volonté pour construire les routes qui servaient à les conduire à la cité centrale pour la distribution. Nulle part en Europe la centralisation n’était plus complète. Nulle part les obstacles dans le trajet du producteur au consommateur n’étaient plus grands. Nulle part aussi, — les extrêmes se touchant toujours, — le peuple ne fut plus pauvre et ceux qui le gouvernaient n’eurent plus de faste. La centralisation dans ce pays est encore excessive. Pour obtenir la permission de réparer une route, il faut que les ordres viennent de Paris — passant par une série de formalités et exigeant la coopération d’une armée de fonctionnaires. Le propriétaire d’un terrain houiller, qui désire ouvrir un puits pour l’exploitation, doit demander la permission à Paris, — permission qu’il doit payer largement et qu’il n’obtient qu’après avoir attendu des années. La population d’une ville désire fonder un banque ; elle ne le peut à cause d’un monopole qui est assuré à quelques individus, propriétaires de la banque de France. Le boulanger qui veut ouvrir une boutique doit se pourvoir d’une patente, qu’il lui faut payer. Un fils désire aider son père à supporter sa mère et ses sœurs, mais il se trouve que l’État a une hypothèque sur son service militaire qui grèvera quelques années des plus importantes de sa vie. Arrêter la circulation semble être le principe de la société française. Néanmoins elle a recueilli de tels avantages du système qui tend à rapprocher le producteur du consommateur et à libérer le fermier de la taxe oppressive du transport, que la production agricole qui, en 1700, n’était que de 1.300 millions de francs, s’est élevé à 5 milliards dans la période de 1830 à 1840, tandis que le taux de la quote-part — du travail a monté de trente-cinq à soixante pour cent ; le travail a reçu 500 fr. là où il n’en recevait dans le principe que 135. Le montant que les autres classes de la société se partageaient entre elles était égal au salaire de 6.000.000 de travailleurs agricoles, tandis que dans la dernière période, il n’achèterait les services que de 4.000.000[126].

Le coût de la guerre s’élève à mesure que monte le taux de la quote-part du travail. Le pouvoir chez quelques-uns de troubler le repos du grand nombre décroît en une raison correspondante, — leur part dans les produits du travail diminuant à mesure que les prix des matières premières et ceux des utilités achevées se rapprochent et que la terre et le travail gagnent en valeur.

L’impôt français tout considérable et vexatoire qu’il soit encore, est, à la production, dans une proportion tellement moindre depuis un siècle, que si le service militaire n’était pas d’obligation, les armées françaises ne seraient pas aujourd’hui sur un pied suffisant pour troubler beaucoup la paix de l’Europe[127].

Le fait que la centralisation tend à s’affaiblir à mesure que s’élève la valeur de la terre et du travail, est attesté à chaque page de l’histoire. Et comme cette élévation ne manque jamais de résulter du rapprochement des prix des matières premières, de ceux des utilités achevées ; il s’ensuit nécessairement que la tendance à la liberté doit être en raison du développement du commerce et de l’affaiblissement de pouvoir chez ceux qui vivent du trafic. Quelque oppresseur que soit un gouvernement, — quelle que soit sa tendance à guerroyer, — la marche continue d’une politique qui tend à ce que le consommateur prenne place à côté du producteur, doit aboutir à faire de la paix la condition habituelle de la société.

§ 5. — La centralisation croît à mesure que s’accroît le pouvoir du trafiquant.

La centralisation croit avec le trafic qui gagne en pouvoir ; — l’écart grandit entre les prix des matières premières et ceux des utilités achevées ; — la terre et le travail perdent en valeur ; — le rapport de la taxation à la production s’élève.

M. Mac Culloch donnait, il y a sept ans, pour la taxation totale de la Grande-Bretagne et de l’Irlande le chiffre de 73.000.000 liv. sterl. ; il dépasse aujourd’hui 90 millions, et il est probablement plus près de 100 millions ; tandis que le total de revenu annuel ne va pas à plus de 55 millions, — ceux qui dirigent le gouvernement prenant ainsi deux tiers de plus qu’il ne va en tout à ceux qui possèdent la terre. La taxation totale de la France, pour les subsides au gouvernement, est de 1.200 millions de francs. En y ajoutant pour contributions locales et pour la taxe imposée par la conscription, même 500 millions, nous avons un total de 1.700 millions, — ce qui est moins que les cinq sixièmes du revenu annuel de la terre. D’où il suit que la proportion de la taxation à la valeur de la terre se trouve être en Angleterre presque le double qu’en France.

Par qui ces lourds impôts sont-ils payés ? Nous l’avons déjà vu. Ce sont autant de contributions frappées sur la terre et le travail de tous les pays qui épuisent leurs terres en envoyant au dehors leurs matières premières, — et reçoivent en retour une part insignifiante de ces mêmes matières, sons forme d’utilités manufacturées[128].

Comment sont-ils employés ? Pour la réponse, nous nous adressons à M. Cobden, qui faisait remarquer à ses lecteurs, il y a quelques années, avant qu’éclatât la guerre de Crimée, que, depuis 1835, l’Angleterre avait toujours été armant davantage, a Le chiffre de l’armée d’alors, dit-il, était de 140.846 hommes ; à la date de sa lettre, il s’était élevé à 272.481 hommes, et cela indépendamment de l’armée de l’Inde, dont le chiffre était de 289.529 hommes, — le tout réuni donnant 562.010 hommes. Durant cette guerre, le chiffre s’est encore élevé ; puis sont venues la guerre de l’Inde et celles de Chine et de Perse, qui ont porté les choses encore plus loin[129]. »

Le libre échange devait, nous assurait-on, apporter avec lui l’ère de la paix universelle ; et pourtant nous semblons en être plus loin que jamais. Les armées anglaises, et cela en temps de paix, sont sur un pied plus considérable que jamais, et les guerres sont plus fréquentes. Depuis le jour où M, Cobden écrivait ceci, la guerre n’a presque point cessé de sévir, tour à tour, dans l’Afghanistan et dans le Scinde, le Burmah et le Punjab, la Chine et l’Afrique, la Syrie et la Russie. La paix avec la Russie a été suivie d’une guerre avec la Perse, à laquelle a succédé une seconde guerre avec la Chine, ayant pour objet d’ouvrir un marché au drap et au fer, et une nouvelle extension du négoce[130].

Partout dans l’histoire, nous voyons le trafiquant et le soldat marcher de compagnie. La raison dans le passé, et elle sera la même dans l’avenir, est facile à saisir. Plus grandit le pouvoir du trafiquant, plus s’accroît le laps de temps qui s’écoule entre la production et la consommation, — plus la circulation se ralentit, — plus s’élève la proportion du capital mobile au capital fixé, — plus la population est pauvre, — et plus il se présente d’occasions pour filouter, au moyen d’une taxation indirecte, les subsides, afin d’entretenir des armées et de payer les classes qui vivent, se meuvent, et n’ont d’existence possible qu’en vertu de l’exercice de leurs facultés d’appropriation.

§ 6. — De toutes les oppressions, il n’y en a pas de comparable à celle de la centralisation trafiquante.

De toutes les oppressions, il n’en est pas de comparable à celle qui résulte de la centralisation trafiquante. Tendant, comme elle le fait, à l’anéantissement final et complet de la valeur de la terre et du travail, rien ne lui échappe, ni le château du grand propriétaire, ni la plus chétive cabane sur ses domaines. Le diagramme ci-joint nous donnera une idée de la manière dont elle agit.

Nous avons là une roue avec des rais d’une longueur énorme. Dans le cours d’une révolution, un point du moyeu parcourt des yards, tandis que, dans le même laps de temps, un point à l’extrémité d’un rai parcourt des milliers de milles. Le moindre changement dans le mouvement du moyeu en produit un immense à la circonférence. Il n’y a que la régularité parfaite du mouvement transmis dans les diverses parties qui puisse prévenir une rupture complète du tout. Qu’arrivera-t-il, par exemple, si le moyeu tourne, à un moment, à raison d’un yard par minute ; à un autre moment, à raison de deux ; à un autre, de dix ; à un autre, de trente ; — puis tout à coup s’arrête complètement ? La machine risque de se rompre, le moyeu seul restant intact et sans perturbation.

C’est exactement l’effet de la centralisation trafiquante ; — l’accélération de mouvement au centre en produit une qui croit en raison du carré de la distance, et amènera une mine dont l’intensité ira croissante à mesure que nous passons du point d’application de la force à ceux de plus en plus éloignés sur lesquels il agit. Ce qui explique comment les révolutions dans le monde monétaire de la Grande-Bretagne ont toujours produit des effets si terribles dans les établissements plus nouveaux des États-Unis. Il en est de même partout. À un moment la machine sèment rapidement, et le pauvre Indien est pressé de produire plus de coton ; le moment d’après la machine s’arrête presque complètement, le prix a baissé, il est ruiné. Cultivateurs et planteurs sur tout le globe voient leurs denrées subir la hausse et la baisse de jour en jour, exactement selon que s’accélère ou se retarde le mouvement au centre, duquel ils dépendent si fort. Que le blé soit cher à Londres, il renchérit partout ; que le coton et le tabac, le sucre et le café soient à bon marché, les prix s’avilissent partout ; c’est le shérif qui fait vendre. Dans de telles circonstances, il n’y a pas cette régularité de mouvement qui permet de songer à convertir la propriété mobile en propriété fixée, — ce qui est le plus haut signe de civilisation. De là suit que, dans tous les pays où Fou dépend des chances et des cours du marché anglais, la valeur de la terre n’est à peu près que nominale ; — presque toute la propriété qui y existe consiste en matières premières faisant route pour le marché, ou en utilités achevées se rendant vers le consommateur ; le tout destiné à être presque si entièrement absorbé dans le trajet, que le producteur de l’aliment peut à peine se vêtir, et que le producteur du coton meurt de faim.

La première moitié de ce siècle présente une suite de crises financières — qui toutes ont eu leur origine en Angleterre. En 1815, la roue se mouvait avec vitesse : cultivateurs et planteurs prospéraient. Trois ans après, elle se mouvait lentement, et tous étaient ruinés. Cinq ans après, la vitesse reprend, et la prospérité renaît. Quatre ans plus tard, — la roue s’arrête complètement : — la ruine et la désolation se répandent par toute la terre. Les quinze années qui suivent offrent une série de vitesses variées qui aboutit, en 1841, à la ruine presque totale des nations agricoles du monde entier. Quelle était cependant la condition de ceux qui, se tenant au centre, contrôlaient le mouvement ? Ils faisaient fortune, — leur argent imposant un gros intérêt ; tandis que la propriété et les marchandises étaient à bas prix. Le trafiquant profite par le change : — les variations de prix loi fournissent l’occasion d’acheter à bas prix et de vendre cher. La centralisation trafiquante lu i donnant ce pouvoir sur tout le globe, plus elle se perfectionne, plus impérieuse est la nécessité imposée au monde agricole de s’abstenir de convertir la propriété mobile en capital fixé ; — plus on a besoin de vaisseaux — plus grossit le chiffre des importations et des exportations, — et plus s’avilit la valeur du travail et de la terre qui subissent son empire.

§ 7. — Tendances centralisantes du système anglais.

« L’histoire des colonies, a dit un éminent homme d’État de l’Angleterre, est une série de pertes et de destructions ; — et si, aux millions de livres sterling de capital privé qui ont été ainsi perdus, l’on ajoute plusieurs centaines de millions levés par les taxes anglaises, et dépensés pour le compte des colonies, la perte totale de richesse nationale anglaise à laquelle les colonies ont donné lieu, monte à un chiffre vraiment fabuleux. [131] »

Que cela soit et doive être vrai, personne n’en doutera, pour peu que l’on considère dans quel but sont entretenus tant de coûteux établissements. Gibraltar facilite la contrebande des étoffes, et empêche la population espagnole de combiner pour établir des usines dans le pays. Il s’ensuit qu’on dépend davantage des vaisseaux et des usines de l’étranger. Mais quel profit en résulte-t-il pour l’Angleterre ? Aucun. Le total des marchandises envoyées en Espagne ne représente pas ce que coûte l’entretien des soldats et des matelots employés à cette œuvre. Malte et les îles Ioniennes font de même pour le sud de l’Europe et avec le même résultat : — le coût est trois fois plus grand que tous les profits réalisés. Calcutta, Madras et Bombay ont réduit à néant les fabriques et le commerce de l’Inde. Hong-Kong et Singapour sont entretenus comme dépôts pour faire la contrebande de l’opium, et nuire à la population chinoise. Québec et Montréal facilitent la violation des lois américaines. C’est ainsi que presque toutes les colonies anglaises ne rendent d’autre service, et n’ont d’autre objet que de détruire le pouvoir d’association dans le monde entier.

Prenons n’importe lequel des pays qui suivent la trace de l’Angleterre, nous trouvons les mêmes résultats : — une difficulté chaque jour croissante de développer les ressources du sol, provenant de la dépendance croissante du vouloir de ceux qui contrôlât les mouvements d’un grand marché. D’où il suit que la terre et les hommes perdent en valeur, — que l’esclavage prend la place de la liberté, et qu’à chaque pas dans cette voie, la guérison devient de plus en plus difficile[132].

§ 8. — En théorie, le système américain est celui de concentration et d’action locale. La pratique du gouvernement est celle de centralisation.

La formation et le développement des États-Unis est ce qui se rapproche le plus du système naturel dont nous avons parlé. À partir de l’époque des Puritains jusqu’à la nôtre, nous trouvons une population faible et disséminée, qui se groupe peu à peu pour former des provinces, des villes, des États, — le tout enfin aboutissant à l’union fondée sur la théorie de laisser aux institutions locales le maniement exclusif des affaires locales, et de borner l’administration générale aux affaires qui sortent des limites des États.

Dans Massachusetts ce contact intime est plus complet ; — l’action locale y est plus parfaite que dans aucun autre pays du monde. Si nous passons au Sud et à l’Ouest, nous trouvons de moins en moins intense la tendance à la concentration, et une plus forte à la centralisation, jusqu’à ce qu’arrivant à l’extrême Sud, nous trouvons les communautés entièrement composées d’esclaves et de trafiquants, — les premiers obligés de porter aux autres tout le produit de leur travail, et de s’en remettre à eux pour la distribution. Dans le Nord et dans l’Est, nous trouvons beaucoup de propriété fixée et peu de mobile ; dans le Sud et dans l’Ouest, une terre ayant peu de valeur, — et une faible proportion de propriété fixée, à côté d’une proportion considérable de propriété mobile.

Basée sur l’idée de l’action locale, ou concentration, la constitution fédérale, ou l’acte d’union, avait pour objet de la favoriser. C’était, plus ou moins, la pensée générale de ceux qui furent chargés du soin de gouverner pendant le premier demi-siècle. Depuis lors, la politique du pays, telle qu’elle s’est finalement posée en 1846, a tendu exclusivement à favoriser le commerce et à établir la taxation indirecte comme moyen permanent de lever le revenu national. — On en est venu à regarder comme un dommage auquel il fallut remédier, « l’importation décroissante d’articles hautement protégés, et la substitution progressive de rivaux indigènes. » À cette date, la substitution marchait si vite, et le commerce relevait si vite la population de la nécessité du trafic, que les droits d’importation étaient devenus, assurait-on, « lettres mortes, si ce n’est dans le bat de prohibition, » — et menaçant, « s’ils n’étaient réduits, de forcer leurs partisans de recourir à la taxation directe pour l’entretien du gouvernement[133]. »

Liberté et paix viennent alors que s’accroît la faculté pour un gouvernement de compter sur un appel direct et honorable à la population, pour les subsides nécessaires à son entretien. Le déclin de la liberté parmi la population, la guerre entre nations vont de compagnie avec la centralisation croissante et la taxation indirecte. C’est une vérité bien démontrée par l’expérience américaine. Il suffit de se rappeler qu’il y a trente ans, lorsque la politique du pays tendait à créer des marchés domestiques pour le cultivateur, — à élever la valeur de la terre et du travail, — à établir la liberté de relations au dehors et à l’intérieur, comme une conséquence de la protection, — et, finalement, à substituer la taxation directe à l’indirecte, — les dépenses publiques dépassaient de fort peu 10.000.000 dollars. La marine et l’armée n’exigeaient que six millions ; — la paix avec toutes les nations, comme une conséquence du respect pour les droits de chacune, était la condition habituelle du pays. Cependant, au bout de dix ans, on s’avisa d’essayer du trafic comme politique, — et l’on vit tripler les dépenses pour la marine et l’armée. Cinq ans après, la politique de paix et de commercerez prit pour un moment le dessus, et les dépenses militaires tombèrent à 12 millions. Depuis lors, — le trafic étant devenu, selon toute apparence, la politique finalement adoptée, — les dépenses de l’armée et de la marine ont monté à 30 millions, et l’on s’est trouvé engagé dans une perpétuelle succession de guerres étrangères et domestiques. La république de Mexico, une sœur, a été envahie et démembrée ; Cuba attaquée ; Greytown détruite ; le Japon visité et menacé ; des forteresses chinoises rasées, des tribus d’Indiens anéanties. La guerre civile a sévi dans le Kansas, et des comités de surveillance ont gouverné la Californie. Comme préparations à des guerres tatares, on a fait des expéditions pour explorer les fleuves d’Afrique et ceux de l’Amérique du Sud, et des missions coûteuses ont eu lieu en Perse, en Chine et dans d’autres pays.

La concentration pourrait, avec une dépense qui n’irait pas à 2 millions de dollars, rendre navigables, pendant toute l’année, l’Ohio et le Mississippi, ce qui soulagerait le pays d’une taxe annuelle de 20 millions. La centralisation néglige les fleuves du pays pour s’occuper d’ouvrir ceux qui sont à l’étranger. Le négoce devient, de plus en plus, le maître des fortunes indigènes ; et voilà comment, tandis que la magistrature la plus élevée du pays décide que la liberté est une question sectionale et l’esclavage une question nationale, le simple négociant employe ses vaisseaux à transporter des coolies, et le planteur essaye de rouvrir le commerce des nègres. N’importe où vous jetez les yeux, la population perd en liberté à mesure que le trafiquant gagne en pouvoir.

§ 9. — La concentration tend à créer le pouvoir de taxation directe, la centralisation tend à la guerre et à la taxation indirecte.

La concentration tendant, comme elle le fait, à aboutir à la liberté du commerce, et à substituer la taxation directe à l’indirecte, apporte avec elle cette application des revenus publics qui tend au développement général des énergies potentielles de l’homme et de la matière, — et élève ainsi ceux qui sont faibles de bras au niveau de ceux qui sont robustes. La centralisation, au contraire, visant à obtenir indirectement les moyens d’entretenir une marine et une armée, tend à renforcer ceux qui sont déjà forts aux dépens de ceux qui sont faibles. Le Massachusetts compte à peu près entièrement sur la taxation directe ; ce qui explique comment il dépense peu pour son gouverneur, et lève des millions pour entretenir des écoles communales. Le gouvernement fédéral, au contraire, ayant adopté aujourd’hui un système qui tend à perpétuer le maintien de la taxation indirecte, double les salaires des secrétaires et des ministres, tandis que l’artisan a de jour en jour plus de peine à nourrir et vêtir sa famille ; et les cités négociantes triplent leurs dépenses, tandis que le paupérisme marche à pas de géant[134]. La Prusse paye à ses ministres d’État 7.500 dollars, — et donne de l’éducation à sa population ; mais sa politique tend au commerce et à la taxation directe. L’Angleterre rémunère ses chanceliers et ses évêques par des traitements de 10 et de 20 mille livres sterling ; mais sa politique tend au trafic et à la taxation indirecte. Elle récompense ses généraux par le don de propriétés qui coûtent des centaines de mille livres, tandis que la masse du peuple ne sait ni lire ni écrire. L’Inde doit solder ses fonctionnaires à un taux qui dépasse de beaucoup tout ce qu’on voit ailleurs ; tandis que ceux qui payent meurent de faim ou faute de vêtements. La France taxe le sel du pauvre et force son fils de servir militairement pendant des années, moyennant un salaire purement nominal, — tandis qu’elle met ses généraux, ses ministres, ses financiers, en position d’amasser d’énormes fortunes.

La France du siècle dernier avait les pays d’états et les pays d’élection, — ceux qui ont conservé et ceux qui ont perdu le droit de s’imposer eux-mêmes, — c’était la même différence que celle que nous rencontrons aujourd’hui, quand nous passons de ceux de nos comtés dont la politique tend au développement du commerce, à ceux où elle vise au trafic. Dans le Languedoc, un pays d’états, — où la taille portait tout entière sur la propriété foncière, non-seulement chacun connaissait par avance ce qu’il avait à payer, mais il avait aussi le droit de demander une comparaison de sa cote avec celle de tout autre habitant de la paroisse qu’il était libre de choisir, a Et c’est précisément ainsi, ajoute M. de Tocqueville, que l’on procède aujourd’hui[135]. »

Il en résultait que l’argent se dépensait largement pour des travaux d’utilité publique. — La dépense annuelle de la province, justement avant l’ouverture de la Révolution, s’était élevée pour cet article jusqu’à 7 millions de livres tournois. Le gouvernement centra] ayant exprimé du mécontentement à ce sujet, la province mentionna avec orgueil ses routes, qui toutes avaient été construites sans qu’on recourût à la corvée, ou travail exigé, comme c’était l’usage dans le royaume, — et elle ajouta que « si le roi voulait accorder la permission, les États feraient davantage ; ils amélioreraient les chemins vicinaux qui affectent tant d’autres intérêts. » — Le roi, disent les rédacteurs du mémoire, n’a rien à dépenser pour l’établissement de maisons de travail dans le Languedoc, comme il a dû le faire dans le reste de la France. Nous ne demandons pas de faveur de ce genre. — Les travaux d’utilité publique que nous entreprenons nous-mêmes en tiennent lieu et alimentent une demande rémunératrice pour tout notre travail[136]. »

Le contraire se voyait dans presque toutes les autres provinces ; l’arbitraire y précédant à la répartition et à la levée de la taille ; et cette taille variant sans cesse selon que variaient les ressources de ceux qui devaient l’acquitter[137]. Aussi l’on n’y construisait point de routes, on y connaissait à peine la propriété fixée, et les bras demeuraient sans emploi.

La concentration vise au développement des facultés de tous, — et par là met tous et chacun à même de faire concurrence pour acheter les services de tout ce qui les entoure. La centralisation vise à augmenter le pouvoir de ceux qui sont déjà riches aux dépens de ceux qui sont pauvres, — et par là diminue au lieu de développer la concurrence pour acheter les services du travailleur. L’une tend donc nécessairement à la paix et à la liberté, autant que l’autre tend à l’esclavage et à la guerre.

§ 10. — Comment la concentration accélère la circulation. La centralisation tend à l’effet contraire.

La concentration tend à favoriser la vitesse de circulation et ainsi à développer l’énergie potentielle de l’homme. D’où résulte que partout elle conduit au développement des forces cachées de la terre, — à la localisation du capital, — la création d’une agriculture savante, — l’établissement d’écoles nationales, — et la création dans tout le pays de sociétés plus petites, au sein desquelles chacun peut trouver toutes les ressources nécessaires pour le mettre en état d’ajouter à ses facultés de production et de jouissance. Plus qu’aucun autre pays du monde, l’Allemagne et le Danemark marchent dans cette direction, — les résultats se manifestent par un accroissement de richesse et de liberté plus rapide qu’ailleurs[138].

La centralisation au contraire tend à détruire la circulation et par là à rapetisser les communautés qui y sont soumises. La centralisation trafiquante cherche à étendre ces effets sur tout le monde. Et de là suit que partout elle tend à rendre latents les pouvoirs de la terre, — à centraliser le capital, détruire l’agriculture, anéantir les écoles locales et les collèges, et créer de grandes villes qui sont seules à offrir l’instruction et le plaisir. L’absentéisme est sa conséquence nécessaire.

Les Athéniens, maîtres d’un millier de villes, étaient de grands propriétaires pratiquant l’absentéisme, — disposant selon leur caprice des revenus de leurs sujets. Les contributions levées de la sorte servaient à construire des temples et des théâtres ; mais plus les unes devenaient considérables et les autres attrayants, plus le peuple allait se paupérisant et l’État s’affaiblissant.

Dans les premiers temps de l’histoire romaine, l’absentéisme était une chose inconnue. Cincinnatus quittait son champ pour aller commander les forces de l’État, — et revenait à son travail après avoir accompli ses devoirs publics. Plus tard le banquier fit alliance avec le guerrier. — Les Rothschild et les Barings de l’époque fournissaient les moyens par lesquels s’acquiert la souveraineté du monde. À mesure que la terre se consolidait, l’attraction locale s’éteignait par degrés ; et tous ceux qui cherchaient instruction ou plaisir, — tous ceux qui avaient une fortune à faire ou à dépenser, — devaient s’adresser à Rome elle-même ; c’est ainsi que l’absentéisme, le paupérisme et la faiblesse vont croissant de compagnie.

Plus qu’aucun autre pays du monde, la Grande-Bretagne et les États-Unis se consacrent à développer le trafic aux dépens du commerce. Aussi la centralisation y gagne-t-elle du terrain tandis que la concentration progresse d’une manière continue dans les pays despotiques du Nord de l’Europe. Après avoir anéanti les législatures locales de l’Écosse et de l’Irlande, le parlement anglais centralise maintenant dans son propre sein ces devoirs de législation qui devraient s’accomplir par des corporations locales, — les conséquences se manifestent par ce fait que l’agence parlementaire est l’une des voies les plus assurées pour arriver à la fortune. La banque centralise à Londres le pouvoir de l’argent, et c’est là que se créent les galeries de tableaux et les parcs, — chaque pas dans cette direction tendant à diminuer l’attraction des autres villes et cités du royaume, tandis que s’accroît celle de la grande cité centrale. L’absentéisme conséquemment augmente chaque jour, ainsi que la nécessité de substituer des commissions du gouvernement pour cette action locale, par laquelle l’Angleterre s’était si fort distinguée.

Il en est de même aux États-Unis. — La centralisation et l’absentéisme y augmentent en raison directe de la dispersion de population. Il y a vingt-cinq ans, les terres du domaine public, à peu près sans exception, passaient directement du gouvernement à celui qui achetait pour cultiver, libres de toute charge d’agence intermédiaire. Cinq ans après, dans la période du libre-échange de 1837, la dispersion fut à l’ordre du jour. Les spéculateurs se placèrent en avant des settlers, — et amassèrent de grandes fortunes aux dépens de ceux qui étaient chassés des vieux États. Ce n’a été pourtant que dans les dernières dix années et depuis l’adoption définitive du libre-échange et de la politique de dispersion, que l’administration et le contrôle des terres du domaine public ont passé entièrement dans les mains d’hommes et de compagnies qui exercent leur industrie à New-York[139].

La marche de l’homme, soit progressive soit rétrograde, est un mouvement constamment accéléré. Plus il y a dispersion, plus les spéculateurs trouvent de profits à faire et plus s’augmente pour eux la faculté d’obtenir, des nécessiteux qui siègent au congrès, des concessions plus considérables du domaine, et que soit prolongé le système de lois qui tendent à la fermeture des usines et des hauts-fourneaux, — ce qui enfante de plus grandes tendances à la dispersion et de plus grands profits. « Le taux de profit cependant, dit Adam Smith, « ne s’élève pas avec la propriété et ne tombe pas avec la marche décroissante de la société. » Il est au contraire « plus élevé dans ces pays qui marchent le plus vite à la ruine[140]. » On en a ici un exemple. Le taux de profit a été pendant des années plus haut qu’en aucun autre pays, le plus haut peut-être qu’on ait jamais connu, — et il y a correspondu une tendance à la ruine qui s’est manifestée par un accroissement de centralisation dont pareil exemple ne s’était jamais produit en si peu de temps. Il y a un demi-siècle, lorsqu’on jugea convenable d’acheter la Louisiane, M. Jefferson jugea nécessaire que le congrès fît un appel à la nation pour un article additionnel à la constitution, et qu’il approuvât et confirmât le bill qu’on ferait passer à ce sujet. — « La constitution, dans sa teneur, n’ayant point prévu le cas où nous retiendrions un territoire étranger, moins encore où nous voudrions incorporer des nations étrangères dans notre union ; le congrès en passant un tel acte à lui seul, pensait-il, ferait un papier blanc de la constitution. » Et néanmoins, dans les dix dernières années, toute l’énergie, toute l’activité de l’Union ont été tournées dans cette direction, — on a fait des guerres, — on a entretenu des négociations, — conclu des traités, — payé millions sur millions de dollars, dans le but unique et exclusif d’ajouter à un territoire qui était déjà assez vaste, pour nourrir dans l’abondance sous un système différent une population dix fois plus considérable. La centralisation trafiquante ayant amené avec elle l’usurpation exécutive et législative, voici que la dernière est suivie de l’usurpation judiciaire, dans une décision récente de la cour suprême qui dénie le droit au peuple entier de manier et diriger la propriété publique et anéantit les droits de citoyenneté qui, à la date de la constitution, existaient dans la plupart des treize États originaires.

Le progrès vers la richesse et la liberté est marqué par une diminution dans la nécessité des services du trafiquant, du soldat et du marin. La marche vers la pauvreté et l’esclavage, est marquée par un accroissement dans la nécessité des services de ceux qui s’interposent entre le producteur et le consommateur. Dans cette dernière direction tendent toutes deux la Grande-Bretagne et l’Union américaine ; d’où il résulte que Londres et New-York, Liverpool et Philadelphie, s’accroissent si vite et que l’absentéisme de la classe des propriétaires devient si commun[141].

§ 11. — L’absentéisme du capitaliste et l’augmentation de concurrence pour la vente du travail sont les conséquences nécessaires de la centralisation.

Les idées que nous venons d’exposer au sujet de la centralisation et de sa conséquence nécessaire, l’absentéisme diffèrent entièrement de celles de M. Mac Culloch. — En effet cet écrivain déclare, « qu’il lui est impossible de voir pour le peuple d’Irlande, le moindre avantage à résulter d’une consommation domestique de cette part des produits du sol qui revient au propriétaire comme rente ; » et il ajoute : « si vous avez une certaine valeur échangée contre des utilités irlandaises dans un cas, vous avez une certaine valeur échangée contre elles dans l’autre cas. Le bétail s’exporte pour l’Angleterre, ou bien on l’abat dans le pays. S’il est exporté, le propriétaire obtiendra en échange un équivalent en utilités anglaises, s’il ne l’est pas il obtiendra un équivalent en utilités irlandaises ; ainsi, dans les deux cas, le propriétaire vit sur le bétail ou sur la valeur du bétail ; et soit qu’il vive en Irlande ou en Angleterre ; il est évident que la population irlandaise a la même somme de ressources pour subsister[142] »

Avec ce bétail cependant le propriétaire achète des services à Paris, à Rome, ou à Londres, — activant ainsi la circulation dans la ville qu’il a adoptée pour sa résidence, et par là économisant la force humaine, qui est elle-même un capital. En retirant le bétail d’Irlande, il ralentit dans une proportion correspondante la circulation irlandaise et occasionne une déperdition de capital. Pourquoi l’absentéisme a-t-il tant d’importance dans les griefs de l’Irlande ? Parce que la centralisation politique a transféré à Londres la demande de force intellectuelle. — Parce que la centralisation trafiquante a transféré dans le Yorkshire et le Lancashire, la demande de force intellectuelle et physique. — Parce que toutes deux ont coopéré pour l’anéantissement de cette demande des énergies potentielles de l’homme, faute desquelles ses facultés doivent reste sans développement. — Parce qu’elles ont coopéré aussi pour augmenter la taxe dévastatrice du transport — et ont amené la nécessité d’épuiser les pouvoirs du sol, et par là diminué la production tandis qu’elles avilissaient le prix à réaliser pour les choses produites.

Plus se perfectionne la diversité des professions, plus il y a tendance à ce que s’élève la proportion du capital fixé, tendance à la concurrence pour l’achat des services physiques et intellectuels, — et à ce que la population et l’État gagnent en puissance. Moins cette diversité existe plus il y a tendance à ce que s’élève la proportion de capital mobile, tendance à ce qu’augmente la concurrence des services humains qui s’offrent à la vente, — à ce qu’à la fois, s’affaiblissent la population et l’État. — La concentration étant attractive, apporte avec elle combinaison, demande prompte des forces humaines, accroissement rapide de puissance. La centralisation étant répulsive, apporte avec elle consolidation de la terre, dispersion de population, lenteur dans la demande des services, déclin de la force. La localisation du capitaliste et la concurrence croissante pour l’achat des services du travailleur suivent la première ; l’absentéisme qui est une conséquence de la consolidation de la terre et la concurrence croissante pour la vente du service humain suivent l’autre[143].


CHAPITRE XLV.

DE LA CONCURRENCE.

§ 1. — Lorsque manque la concurrence pour l’achat du pouvoir-travail, le travailleur devient esclave. Ce pouvoir est la seule utilité qui ne puisse se conserver, même pour un instant, au-delà de celui de sa production.

Faute de trouver un concurrent pour l’achat de ses services, Vendredi fut heureux de se vendre pour la nourriture et l’habillement — et de devenir l’esclave de Crusoé. S’il y eût eu dans l’île une demi-douzaine de Crusoés, leur concurrence lui eût donné la faculté de choisir parmi eux, — d’exercer ce pouvoir de self-gouvernement, disposition de sa personne, qui distingue l’homme libre de l’esclave.

Achetez vous ? vendez-vous ? L’homme qui possède une utilité et qui doit vendre est forcé d’adresser la première de ces questions ; — et pour cette raison il obtient 10, 20 ou 30 % de moins que ce qui autrement pourrait passer pour un bon marché. Son voisin qui achète et n’est pas forcé de vendre, attend pour vendre, — et il obtient un prix peut-être au-dessus du prix ordinaire. Si c’est le cas pour des utilités et des objets qu’on peut garder en attendant un acheteur, combien le sera-ce davantage lorsqu’il s’agit de cette énergie potentielle, résultat d’une consommation d’aliments, qui ne peut se conserver, même rien qu’un instant, aussitôt qu’elle a été produite. Le négociant accepte le prix du marché pour ses périssables oranges, quelle que soit la perte, — sachant qu’il perdra davantage à chaque jour de retard. Il met son fer en magasin et attend un prix meilleur. Le fermier vend ses pèches sur l’heure à tout prix ; mais il engrange son blé et ses pommes de terre, — parce qu’il espère des prix meilleurs. L’utilité du travailleur étant encore plus périssable que les oranges ou les pèches, la nécessité pour sa vente instantanée est encore plus urgente. Le marchand qui a mis son sucre en magasin, le fermier qui a engrangé son grain peuvent obtenir des avances qu’ils restitueront après la vente de leurs utilités. Le travailleur ne peut obtenir l’avance sur son heure présente, — puisque son utilité périt aussitôt que produite.

Bien plus. Le marchand peut continuer à manger, à boire, à user des habits, — alors même que sa marchandise périt dans ses mains. Le fermier peut manger ses pommes de terre après que la vente des pêches a manqué. Le travailleur doit vendre son énergie potentielle, n’importe à quel prix, ou périr faute d’aliments. Il n’est point d’utilité à l’égard de laquelle la présence ou l’absence de concurrence exerce une influence plus grande qu’à l’égard de la force humaine. Qu’il se présente deux hommes pour l’acheter, le possesseur, celui qui vend, est libre ; qu’il se présente deux hommes qui doivent vendre, ils deviennent esclaves. Toute la question de liberté ou d’esclavage pour l’homme est contenue dans celle de la concurrence.

§ 2. — Lorsque manque la concurrence pour l’achat du pouvoir-travail, le travailleur devient esclave. Ce pouvoir est la seule utilité qui ne puisse se conserver, même pour un instant, au-delà de celui de sa production.

L’homme qui trouve un acheteur pour son propre travail fait concurrence pour acquitter le travail des autres. Plus est instantanée la demande pour ses services, plus s’accroît son pouvoir d’acheter, et plus instantanée est sa demande pour les services des autres, — plus la circulation s’accélère, — plus la production devient considérable — et plus s’accroît la tendance à l’accumulation. Tout homme qui a à vendre du travail physique ou intellectuel est donc intéressé à favoriser l’accélération de la circulation sociétaire. — C’est dans cette direction qu’il doit viser ; s’il désire que s’établisse, pour Tachât de ses propres services, la concurrence qui le mette à même d’obtenir en échange la plus grande somme des nécessités, des convenances, des conforts et des jouissances de la vie.

Ce qui est vrai pour l’homme, pris individuellement, l’est également pour les sociétés composées de millions d’hommes. — La nation dont les membres trouvent une demande instantanée pour toutes les forces du corps et de l’intelligence, se trouve par là en mesure d’avoir beaucoup à offrir en échange pour le travail des autres nations, et de pouvoir consommer beaucoup de ce qui a été produit par elles. Chaque communauté est donc directement intéressée à favoriser la circulation de l’une à l’autre, — car ce doit être leur visée, si elles désirent accroître la concurrence pour l’achat des utilités qu’elles ont à vendre. Il y a donc harmonie parfaite entre les intérêts internationaux, car toutes les lois de la nature tendent à établir la liberté et la paix dans le monde entier.

Cela étant, il s’ensuit nécessairement qu’un système de conduite adopté par une société dans le but d’affaiblir, n’importe dans quel pays, le pouvoir de production, est une offense contre l’humanité en masse, et doit être considéré comme telle.

§ 3. — La concurrence pour l’achat du travail tend à la liberté ; la concurrence pour sa vente est le désir du trafiquant.

Plus il y a concurrence pour acheter le travail, mieux le travailleur est à même de choisir la besogne, le genre d’occupation auquel ses forces s’appliqueront et la personne avec qui ou pour le compte de qui il travaillera. Aussi il exercera un contrôle sur le partage dans les choses produites. La concurrence pour l’achat du travail conduit donc à la richesse, à la liberté, à la civilisation.

Plus il y a concurrence pour vendre le travail, moins le travailleur a la faculté de décider comment, pour qui, et à quelles conditions il travaille. La concurrence, pour la vente du travail, conduit donc à la pauvreté, à l’esclavage, à la barbarie.

Le planteur d’Alabama, du Texas, de Cuba ou du Brésil, ne tolère pas la concurrence pour l’achat du travail des bras qu’il emploie sur le sol où il s’est établi. Il exige que chaque travailleur ne remette qu’à lui les produits du travail, et il fait le partage comme il lui convient. Les résultats se manifestent par ce fait qu’ils ont, lui et eux, peu à vendre, et par conséquent sont peu en état d’acheter les produits des autres. — La destruction de la concurrence pour l’achat du travail dans le pays, est suivie d’une diminution de concurrence pour son achat au dehors. L’esclavage dans une des sociétés du monde, tend donc à produire l’esclavage dans toutes.

Le trafiquant non plus ne tolère pas la concurrence, et, s’il le peut, la prévient par tous les moyens. L’histoire du monde est une légende de ruses pour défendre des monopoles, — à commencer par les expéditions secrètes des Phéniciens, jusqu’à l’événement contemporain de la destruction de l’industrie cotonnière de l’Inde et la promulgation sur tout cet immense territoire des lois de patente, qui défendent de perfectionner l’outillage sans l’autorisation de gens qui vivent à plusieurs milliers de milles de là. Il y a aussi une légende de guerres pour le même motif : — ce sont, par exemple, les Carthaginois, déterminés à prévenir à tout prix, la concurrence pour l’achat des énergies potentielles de l’Afrique, — les Vénitiens et les Génois pour celles de l’est et de l’ouest de l’Europe ; — les Hollandais pour celles des îles de l’Asie, — ou le peuple anglais pour celles de la Jamaïque, ou des occupants des terres de la baie d’Hudson[144].

Revenons à notre diagramme, qui représente la gradation de changements par laquelle passent les sociétés.

En haut, point de concurrence pour l’achat du travail ; — le trafiquant est le seul maître et seul régulateur du partage entre lui et les hommes qui font son travail[145].

De plus, nous trouvons manque total de circulation, — la somme la plus insignifiante de production, — et inaptitude complète à se faire concurrents pour Tachât du travail des autres, — l’esclavage de la population de l’ouest tendant ainsi à produire l’esclavage parmi ceux de l’est.

À droite, nous trouvons an état de choses tout à fait différent : — concurrence pour acheter le travail, — production considérable, — consommation grande, — et à un haut degré, faculté de concourir pour l’achat de la production étrangère.

Venant à la France sous les Valois, ou à l’Angleterre sous les Plantagenets nous trouvons un état de choses presque analogue à celui de la gauche du diagramme ; c’est à peine s’il existe une concurrence pour Tachât du travail : — la production est faible, — la faculté de se porter demandeur pour les produits des autres pays est tout à fait insignifiante.

Suivons ces deux pays dans leur marche : la concurrence, pour acheter les services du travailleur, s’accroît à mesure que les matières premières de la terre commandent de plus hauts prix, — et l’homme gagne en liberté à mesure que la terre gagne en valeur. Plus s’élèvent les salaires, et plus le montant de la rente augmente ; plus s’accroît nécessairement la faculté de concourir pour l’achat de la production des autres pays, et plus s’accroît la tendance de la liberté au dehors, — laquelle, à son tour, réagit pour accroître la liberté dans le pays. Chaque société a donc un intérêt direct à adopter des mesures qui tendent à élever la valeur de la terre et du travail dans son pays même et dans chacun des autres ; tandis que toutes ont également un intérêt direct à résister, by all, de tous ses moyens, à toute mesure qui tend à produire les effets opposés, — car il y a la plus complète harmonie entre les intérêts nationaux réels et permanents.

§ 4. — La centralisation trafiquante tend à produire concurrence pour la vente des denrées premières et du travail. Elle est par conséquent contraire à ce que l’homme et la terre gagnent en valeur. L’arrêt de circulation est le mode qui produit l’effet désiré. Comment la centralisation opère dans les contrées de libre-échange.

La centralisation tendant, comme elle fait, à produire la concurrence pour la vente du travail, est hostile à la liberté de l’homme. Comme elle est de deux sortes, la politique et la trafiquante, il est essentiel de les distinguer, et cela avec le plus grand soin. Le souverain qui désire centraliser le pouvoir dans sa personne, impose de lourdes taxes ; mais, au-delà de l’intervention nécessaire pour les percevoir et de la faculté de les dépenser, il n’y a pour lui aucun avantage dans toute mesure tendant à affaiblir le pouvoir d’association parmi ses sujets. Au contraire, il est désirable pour lui que leur travail devienne productif ; ils en seront plus aptes à contribuer au revenu public. En lui abandonnant le soin du gouvernement, il leur reste de pouvoir combiner des entreprises pacifiques ; — sa puissance s’accroît à mesure que la circulation s’accélère et que la production augmente. Excepté sur certains points, ses intérêts et ceux de ses sujets sont les mêmes et ne forment qu’un ; ce qui explique comment nous voyons, chez quelques-unes des nations de l’Europe soumises au despotisme, tant d’efforts persévérants pour faciliter tout mouvement qui tende à développer la concurrence pour l’achat des services du travailleur, et pour les denrées premières de sa ferme.

La centralisation trafiquante est précisément l’inverse ; son principal objet est cet arrêt de la circulation qui, dans la centralisation politique, n’est qu’un résultat accidentel. Le trafiquant désire tenir les populations séparées les unes des autres, et créer ainsi une nécessité pour de nombreux changements de lieu et de mains, à chacun desquels leur production puisse être taxée.

Le souverain gagne en puissance à la diversité croissante des professions, — au développement des facultés humaines, — à la proportion élevée du capital fixé, — et à l’accroissement de richesse.

Le trafiquant gagne en puissance à la nécessité croissante de circonscrire les professions, — de les parquer, — à l’élévation de la proportion de propriété mobile, — au rapetissement des facultés humaines, — à l’invasion croissante de la pauvreté et de la misère parmi ses esclaves. De toutes les formes de l’esclavage, la plus torturante, la plus épuisante est celle qu’impose la domination trafiquante préoccupée de la pensée d’annihiler la concurrence pour l’achat de travail et des denrées premières de la terre, et détruisant ainsi la valeur du travail et de la terre. À quel point elle y parvient, c’est ce que nous allons rechercher.

Il y a moins d’un demi-siècle, l’industrie cotonnière faisait vivre la moitié des habitants de l’Hindoustan[146]. L’Inde, alors, exportait des cotonnades au monde entier, après avoir vêtu sa population, qui se compte par cent vingt millions, et qui, an rapport d’un des hommes d’État les plus distingués que l’Angleterre ait envoyés dans ce pays, « n’était point inférieure en civilisation à la population de l’Europe[147]. » La centralisation politique y existait dans sa plus grande force, mais la concentration trafiquante était beaucoup modifiée par l’exercice du souverain pouvoir, qui s’interposait entre le négociant et ceux qui produisaient, transformaient et consommaient le coton. Le trafic cependant triompha par la suite et contraignit ses malheureux sujets à la libre importation de cotonnades d’Europe, tandis qu’en même temps il prohibait l’exportation de toute machine ou de tout ouvrier habile qui peuvent les produire.

L’industrie indigène disparut, et avec elle toute concurrence pour l’achat du travail et de ses produits. La conséquence fut la déperdition à peu près complète des énergies potentielles d’un dixième de la race humaine, — au préjudice du monde entier : — l’homme qui ne trouve point à vendre son travail est dans l’impuissance de concourir pour l’achat des produits du travail des autres.

Voici cinquante ans que la population des États-Unis a commencé à faire chez elle-même concurrence à l’Europe pour l’achat du coton en laine, — concurrence qui implique celle pour l’achat de bras à appliquer à la transformation en étoffes. Si on ne l’eût troublée, elle eût depuis longtemps pris assez de développement pour enfanter dans les États planteurs cette concurrence pour l’achat du travail qui conduit à la liberté. Elle a succombé à plusieurs reprises sous les attaques du trafic, d’où il a résulté que pendant toute cette période, la population de ces États et les cent millions d’habitants de l’Inde ont été engagés dans la concurrence pour la vente de leurs produits, — ce qui conduit inévitablement au redoublement des maux de l’esclavage déjà existant et à le produire là où il était inconnu. L’exportation prolongée des matières premières du sol a les mêmes effets dans les deux pays : — épuisement de la terre et tendance vers la mort commerciale et morale et la dissolution politique. Dans l’un, l’existence du gouvernement dépend des monopoles du sol et de l’opium ; tandis que, dans l’autre, nous voyons une folle détermination, à tout hasard, d’étendre sur tout le territoire un système qu’il y a soixante-dix ans, les hommes les plus éminents des États du Sud regardaient comme un fléau, une malédiction dont il fallait se délivrer.

Il n’y a qu’un demi-siècle, le travail de l’Irlande trouvait encore une concurrence pour l’acheter. La centralisation politique existait depuis longtemps ; mais il restait à celle du trafiquant d’annihiler toute concurrence pour l’achat des énergies humaines indigènes, et d’éteindre toute concurrence irlandaise pour l’achat de celles du dehors. Il en est résulté que les huit millions d’âmes de la population irlandaise ne forment pas, pour le principal produit de l’Inde et de la Caroline, un marché aussi important que celui formé par un simple million d’âmes au Massachusetts.

Il y a un siècle, le Mexique avait à souffrir l’oppression d’une centralisation politique, et néanmoins il prospérait. Depuis lors, tout en gagnant l’indépendance politique, — il est tombé sous la domination du trafiquant. Les résultats sont que, produisant peu, il a peu à vendre ; et ses marchés n’ont aucune importance pour le reste du monde. Il en est de même pour la Turquie, le Portugal, la Jamaïque et tout autre pays de libre-échange, — leur pouvoir de production est tellement faible que c’est à peine s’ils figurent, dans le commerce, pour l’achat du travail des autres nations.

Ce qui montre à quel degré est stationnaire, si même elle ne décline pas, la condition de la population de tous ces pays, et combien ils sont inutiles au reste du monde, c’est ce fait que, dans le surcroît de la fourniture de coton pendant les deniers vingt ans, la presque totalité est consommée par les pays qui cherchent à fonder une concurrence pour l’achat du travail domestique comme préparatoire à augmenter la concurrence pour son achat au dehors[148].

La concurrence que fait A, pour l’achat du travail de B, tend à produire concurrence que B fera pour le travail de C, et ainsi jusqu’à la fin de l’alphabet ; ou l’assertion est exacte ou elle ne l’est pas. Dans le premier cas, toutes les sociétés dont la politique y est conforme marchent à la liberté pour elles-mêmes et pour le monde, tandis que celles où la politique y est opposée doivent marcher à l’établissement de l’esclavage chez elles et dans le monde entier. Cela est clair, et pourtant, chose étrange, tandis que la première politique embrasse plusieurs des pays absolutistes de l’Europe, c’est la seconde que l’on trouve dans les deux États du monde qui sont surtout trafiquants, la Grande-Bretagne et les États-Unis, — qui s’intitulent les amis de la liberté et les patrons des révolutionnaires dans le monde entier.[149].

§ 5. — Effet de la centralisation négociante sur la condition du peuple anglais.

Cependant on nous assure que le bas prix des matières premières est indispensable à la prospérité du peuple anglais. Dans ce cas, que devient l’harmonie des intérêts ? — car le bas prix des matières premières marche toujours de compagnie avec la barbarie, l’esclavage et la terre sans valeur. Comme preuve qu’il y a là erreur, c’est qu’à côté des avocats du système qui tient le bas prix du travail comme essentiel au maintien des manufactures anglaises, des personnages éminents de cette nation déroulent sous nos yeux des tableaux de vice, de crime et de dégradation » dont le monde n’offre point d’exemple ailleurs[150].

Bas prix du travail et bas prix des matières premières, signifie simplement barbarie, — car ils sont un résultat naturel de l’absence de concurrence pour acheter ces deux choses, qui résulte d’une production peu abondante. La production décline en Angleterre, et voilà pourquoi un voyageur, des plus philanthropes, après avoir étudié avec soin ce pays, arrive à s’exprimer ainsi : « On a beaucoup fait dans ce pays pour les classes inférieures, et l’on s’y est pris de la plus noble manière ; — on a fait appel à la sympathie humaine, aux efforts patients, aux généreux sacrifices, — et vous ne pouvez vous défendre de cette réflexion, qu’on s’est mis à l’œuvre trop tard. »

« Ce n’est pas seulement, continue-t-il, parce que vous passez dans des rues sales, qui fourmillent d’hommes et de femmes misérables et perdus de vices, occupés à tramer de vieilles roueries de crime et de meurtre, on voit de ces choses là, jusqu’à un certain degré, même dans les rues neuves de nos cités lies plus nouvelles d’Amérique. »

C’est la somme, c’est la masse de tous ces maux qui frappe d’épouvante. Aller d’école en école, de refuge en refuge, et trouver partout, — non-seulement des enfants en haillons, sales et déjà vicieux, mais des enfants qui n’ont aucun domicile, des parias, qui, sur leur visage et sur tout leur corps, portent l’aspect de sauvages animaux de rues ; apprendre que ces établissements privés ne peuvent abriter qu’une petite partie de ce rebut de la population, et qu’il y a, en outre, la classe des enfants trouvés et des orphelins élevés aux frais du gouvernement ; se promener pendant le jour dans des rues encombrées d’une population sale, aux yeux chassieux, couverte de haillons ; lire l’agonie sur presque tous les visages et parfois rencontrer quelques pauvres diables qui s’ingénient à exercer mille singeries amusantes, pour attraper un morceau de pain ; marcher de jour en jour à travers des scènes de misère, d’ivrognerie, de dégradation dans des rues où les siècles ont entassé des nuisances et des sources d’infection ; savoir que telle est la misère amoncelée sur les deux millions et un quart d’habitants de Londres ; mais que c’est relativement pire encore dans d’autres grandes villes et que le fléau est répandu comme une malédiction sur la campagne,. — voilà tout ce qui donne à comprendre que l’Angleterre a attendu trop longtemps pour la cure. L’Anglais se met avec assurance à réagir contre la maladie sociale. Nous avons grande confiance en ses réformes ; mais il va bien lentement. La débâcle de maux sur Londres seule me semble dépasser toutes les proportions imaginables. Contre elle l’action des écoles à haillons, ragged schols, des asiles, des maisons de bain, et le reste me semble devoir produire aussi peu d’effet — que des digues de sable contre la marée.

« Il y a des milliers et des milliers d’enfants pauvres qui ne mettent pas le pied dans les écoles, et la plupart d’eux sont destinés à grandir et à vivre dans les vieux repaires du vice. Les lodging-houses, asiles, ne peuvent influer que sur un petit nombre des cent milliers de la population ouvrière. De nouveaux bills du Parlement pour améliorer les rues pestilentielles peuvent purifier certains quartiers ; mais la plus grande partie des vieux quartiers est mal bâtie, et les ouvriers doivent se loger près de leur travail, quand bien même la rue ne serait point asséchée, et quand même la maison couvrirait un marécage à engendrer le typhus[151].

Toute la littérature contemporaine anglaise atteste les mêmes faits. Lisez les ouvrages de Dickens, de Tackeray, ou de Kingsley, ce sont partout des tableaux d’une lutte incessante à laquelle est condamnée, pour soutenir sa vie, toute la partie de la population anglaise qui a besoin de vendre son travail. Les documents officiels nous confirment la triste vérité que, bien qu’on ait acquis le pouvoir de commander les services de la nature, la condition de la population n’a pas été améliorée[152].

Une centaine de mille hommes, employés à produire la bouille et le fer, commandent les services d’un esclave obéissant qui fait l’ouvrage de 600 millions d’hommes, et ne demande en retour ni la nourriture, ni l’habillement, ni le logement ; et néanmoins la lutte pour vivre devient plus pénible à chaque accroissement de richesse et de pouvoir. Pourquoi ? Parce que la politique anglaise a pour base cette idée, que l’intérêt domestique réclame l’adoption de mesures qui tendent à avilir les prix de la terre et du travail chez les autres nations, et qui conduisent à l’asservissement de l’homme chez toutes celles qui se soumettent à cette politique. Heureusement cependant il existe dans le monde entier une harmonie des intérêts tellement parfaite, qu’une nation ne peut commettre l’injustice, sans qu’à la fin ne retombe sur elle une part des charges qu’elle impose aux sociétés envers lesquelles elle s’est rendue coupable. Tout ce qui tend à détériorer la condition de l’homme en un lieu, tend à le faire partout ailleurs, — la terre et les hommes d’Europe profitent de tout ce qui se fait de sage en Amérique ; et ceux d’Amérique souffrent de toute faute commise en Europe, en Asie et en Afrique.

Dans le monde physique l’action et la réaction sont égales et opposées. — Il en est de même dans le monde social. — La société qui consacre son énergie potentielle à arrêter le mouvement quelque part est arrêtée elle-même dans le sien. C’est l’histoire d’Athènes et de Rome, c’est celle de la France pendant plusieurs siècles. C’est celle de la Grande-Bretagne actuelle, — dont la population s’appauvrit à chaque accroissement du pouvoir de commander le service de la vapeur, de l’électricité et des autres forces merveilleuses placées sous l’empire de l’homme. À quoi cela aboutira-t-il ? « À la même misère, dit le révérend M. Kingsley, parlant au nom d’un pauvre tailleur, à la même misère que 15.000 ou 20.000 hommes de notre classe endurent aujourd’hui. Nous deviendrons les esclaves, et souvent les prisonniers corporellement des Juifs, des intermédiaires, des hommes engraissés de nos sueurs qui tirent leur subsistance de notre épuisement. — Nous aurons à faire face, comme le reste l’a déjà fait, à des prix du travail de plus en plus abaissés et à des profits toujours croissants prélevés sur ce travail par les contractants, les tâcherons qui nous emploient, — à des amendes arbitraires imposées selon le caprice de mercenaires, — à la concurrence faite par des femmes, des enfants et le famélique Irlandais. — Nos heures de travail s’augmenteront d’un tiers, ou notre paye diminuera de moitié ; et dans tout cela nous n’aurons ni espoir, ni chance d’un meilleur salaire, mais toujours plus de pénurie, d’esclavage, de misère, à mesure que nous serons pressés par ceux qui sont saccagés par cinquantaines, — quasi par centaines et jetés, de cet honorable métier dont nous avons fait apprentissage, dans l’infernal système du contrat à la tâche, qui dévore notre métier et tous les autres, corps et âmes. Nos femmes sont forcées de passer la nuit et le jour à nous aider, nos enfants doivent travailler dès le berceau, sans aucune chance d’aller à l’école, c’est à peine s’ils ont celle de respira l’air frais sous le ciel, — nos garçons, en grandissant, sont réduits à mendier ou à s’inscrire sur la liste des pauvres, — nos filles, comme des milliers d’autres, à chercher dans la prostitution un surcroît à leur misérable gain. Et après tout, une famille entière ne parvient pas à gagner ce qu’un de nous gagnait à lui tout seul[153].

C’est là de l’esclavage, et aussi cet esclavage est la conséquence d’un effort longtemps prolongé pour asservir autrui, en essayant de confisquer dans ce but les monopoles de l’empire de grands pouvoirs, que le Créateur a donnés pour l’usage de l’humanité entière. Que les populations de l’Irlande, de l’Inde, du Portugal, de la Turquie, de la Jamaïque eussent été encouragées à se servir elle-mêmes de l’empire sur la vapeur, — qu’elles eussent été poussées à développer les ressources de la terre en mettant au jour ses différents métaux, qu’il se fût produit dans ces pays une concurrence pour l’achat dos énergies potentielles de la terre, — et tout serait bien différent aujourd’hui. Produisant davantage, elles incitent davantage à vendre, et deviendraient d’année en année de meilleurs chalands pour le peuple anglais. Dans l’état actuel, elles produisent peu et ne peuvent acheter que peu, — et ce peu même va diminuant en raison de ce que diminue la concurrence du travail, au lieu qu’elle devrait s’accroître. L’Angleterre elle-même, comme on l’a vu, ne produit plus les objets à échanger contre ceux dont elle a besoin, — sa consommation entière de coton, de sucre, de thé, de café, et d’autres utilités lui est fournie par des profits qui dérivent de sa position d’intermédiaire, qu’elle a prise entre la population qui travaille à produire et ceux qui ont besoin de consommer[154].

§ 6. — Comment la protection produit concurrence pour l’achat du travail. Le système du libre-échange vise à produire concurrence pour sa vente. Résultat de l’expérience américaine.

En prenant exemple sur l’Angleterre, la tendance générale de la politique américaine s’est dirigée vers le trafic et a été hostile au commerce, ce qui a eu pour effet un accroissement continu de concurrence pour la vente de toutes les matières premières qu’emploient les manufactures, et l’avilissement de leurs prix, tant dans le pays qu’au dehors, au préjudice de toutes les nations agricoles du monde. Parfois, et par courts intervalles, le commerce a eu le par exemple aux époques qui se tenaient en 1817, 1834 et 1847 ; aujourd’hui il n’oppose plus de résistance, et c’est le trafic, qui, selon toute apparence, déviait le régulateur des destinées de la nation. En ce cas, si nous voulons tirer son horoscope, nous pouvons consulter avec avantage le diagramme suivant, qui indique les conditions les plus élevées et les plus basses du travailleur, dans le dernier demi-siècle.

À aucune époque de l’histoire du pays, la concurrence pour acheter le travail n’a été si grande à l’intérieur et au dehors que dans les années 1815, 1833 et 1847, — qui closent les quelques périodes de protection. Jamais aussi la condition du travailleur n’a reçu autant d’amélioration.

À aucune époque, la détresse n’a été si universelle ; à aucune, la concurrence pour vendre le travail n’a été si grande — qu’en 1822, en 1842 et au moment où nous écrivons.

À aucune époque, la tendance à un accroissement de la concurrence pour vendre le travail n’avait été plus prononcée qu’en 1850, lorsque ce mouvement fut arrêté par la découverte des gisements d’or en Californie, dont l’influence a déjà disparu ; — aujourd’hui, la concurrence pour la vente du travail a recommencé à s’accroître, en même temps que la quantité de nourriture et de vêtements qu’on peut obtenir en échange du travail va diminuant.

Toutes les utilités tendent vers les marchés où elles trouvent les meilleurs prix ; — la force humaine ne fait point exception à la règle générale. Puisque le flot des hommes s’écoule toujours vers les lieux où ils sont le mieux payés, le mouvement de l’immigration devrait fournir la manifestation concluante de l’efficacité des différents systèmes pour produire la concurrence, soit de l’achat, soit de la vente du travail. Et il la fournit, comme nous le montrent les faits suivants.

De 1825 à 1834. le chiffre d’immigrants augmente très régulièrement jusqu’à ce que de 10.000 qu’il était en 1825, il arrive, en 1834, à 65.000. Ensuite il devient très-irrégulier, — s’élevant ou s’abaissant après les différentes périodes d’excitement ou de dépression qui ont caractérisé cette époque, mais donnant, pour les huit années qui Unissent en 1842, une moyenne qui ne dépasse pas 70.000, c’est-à-dire très-peu d’augmentation. Il monte de nouveau rapidement ; en 1847, il est déjà parvenu à 235.000 ; — il arriva à 297.000 en 1849. Dans les années suivantes, la soif de l’or californien a été un stimulant pour qu’il montât ; mais il est tombé aujourd’hui un peu au-dessous de 100.000[155].

§ 7. — Accroissement de concurrence pour la vente des denrées premières dans tous les pays exclusivement agricoles. Accroissement de concurrence pour leur achat dans les pays protégés de l’Europe.

Les hommes qui produisent le coton sont partout trop pauvres pour faire concurrence aux autres pour son achat : — l’Indou en est réduit à se vêtir moins que n’exige la décence la plus indulgente et l’esclave de la Caroline doit se contenter de la quantité insignifiante d’étoffe que son maître lui accorde. Pourquoi ? Parce que la prohibition dans l’Inde de l’usage des machines, et les insuccès répétés des tentatives faites pour les introduire dans les États du Sud, ont forcé les producteurs de coton du monde entier à se faire concurrence pour la vente de leurs produits, sur un marché lointain, avec un abaissement constant et nécessaire du prix.

Il en est de même pour la nourriture. Les deux producteurs de riz de l’Inde et de la Caroline obtiennent à peine à manger, et, comme les deux producteurs de coton, se trouvent forcés de se faire concurrence pour la vente du peu qu’ils ont à vendre. Le trafiquant vise à produire la concurrence pour la vente de tout ce qui est matière première pour les manufactures : nourriture, coton et travail ; — plus cette concurrence est grande, plus il peut prélever pour sa part et plus il fait de profits.

De même pour le blé. — Le prix du blé américain est à baisse continue depuis quarante ans[156]. Pourquoi ? Parce que l’inhabileté à créer à la terre un marché domestique ou voisin, fait une nécessité d’entrer en concurrence avec l’Allemagne, la Russie, l’Égypte et l’Italie, pour la vente de subsistances au préjudice de tous. Plus il existe de concurrence pour la vente des denrées premières de la terre, plus le trafic se fera une large part, et plus il y aura tendance à l’asservissement de l’homme.

Dans l’Europe du centre et du nord il y a tendance universelle à la concurrence pour acheter le travail et les matières premières de la terre ; aussi la terre y gagne en valeur, elle se divise et les hommes gagnent en liberté. Chez les nations qui marchent à la suite de l’Angleterre il y a concurrence croissante pour vendre le travail et les matières premières de la terre ; aussi dans toutes la terre perd en valeur, elle se consolide et l’homme est de plus en plus asservi.

§ 8. — La centralisation trafiquante détériore la condition des travailleurs du monde entier. Nécessité de lui résister.

Cependant on nous dit que toutes les nations peuvent fabriquer aujourd’hui, s’il leur plaît, — que les machines peuvent s’exporter, — Les ouvriers habiles se répandre au dehors. Le peuple anglais applaudit au développement de l’industrie. Tout homme aussi est libre de lire ; mais avant de lire, il faut avoir appris. L’habitude d’association s’accroît avec la richesse ; mais la richesse elle-même ne peut s’accroître sous un système qui tend à épuiser le sol. Pour que l’homme puisse acquérir la richesse, il lui faut une agriculture savante, laquelle suit toujours et ne précède jamais l’industrie manufacturière. En s’opposant à l’existence de celle-ci, la centralisation empêche de créer l’autre, d’où il suit que la valeur de la terre et du travail décroit vite dans tout pays où n’existe pas la protection.

Matières premières et travail gravitent vers le centre ; et plus forte est cette tendance, plus il y aura de concurrence pour vendre le travail, et moins il y aura de faculté au centre pour l’acheter ; — l’abaissement des prix de toutes les matières premières pour les manufactures au centre correspondant avec l’accroissement ainsi produit de la concurrence pour leur vente. Tels sont les effets si clairement signalés par Adam Smith, comme résultat infaillible d’un système basé sur l’idée de n’avoir qu’un seul atelier pour le monde entier.

Comme preuve que ces résultats sont accomplis, ne voyons-nous pas le travailleur rural d’Angleterre ne recevoir qu’un shilling et demi pour sa journée de travail, dont un cinquième passe à acquitter la rente de son petit cottage, — ce qui ne lui laisse en moyenne pas plus d’un shilling pour nourrir et vêtir sa femme, ses ses enfants et lui[157]. Dénué de concurrence pour l’achat de ses produits dans le pays, le fermier ou le planteur en trouve peu au dehors car l’avilissement de valeur de sa propre terre et de son travail a pour conséquence les mêmes effets se produisant partout ailleurs. La faculté lui est virtuellement interdite d’accumuler la richesse nécessaire pour favoriser l’accroissement de ce pouvoir de combinaison si indispensable pour entretenir une concurrence avec les pays qui sont avancés, pour Tachât des matières premières et pour la vente des utilités achevées. Telle est la difficulté qui doit exister partout, quelles que soient les conditions favorables qu’un pays tienne de la nature. À cela cependant, s’ajoutent les monopoles aujourd’hui établis partout par le moyen de brevets nationaux et de patentes, — assurant aux sociétés l’usage exclusif des améliorations inventées[158]. Et comme par-dessus le tout vient le pouvoir prodigieux qu’exercent les trafiquants combinés, il est impossible on le comprend aisément, que la concurrence pour l’achat du travail puisse s’élever dans un pays quelconque où la population ne s’unit pas dans le but de se protéger elle-même contre une centralisation qui, comme nous l’avons dit, « permet à quelques très-gros capitalistes de triompher de toute concurrence étrangère. » — les grands capitaux devenant ainsi « des instruments de guerre contre le capital concurrent des autres pays, » et produisant cette concurrence pour la vente de la terre et du travail qui mine lé propriétaire et asservit le travailleur[159].

La combinaison d’action est nécessaire pour résister à l’invasion d’une armée. Elle l’est également pour résister au système dont nous parlons. L’armée, après qu’elle a pillé, fait retraite, et il suffit d’un certain temps pour qu’on se retrouve dans la condition première. Les invasions de trafiquants qui visent à anéantir le pouvoir d’association ont des effets plus durables, — elles réduisent un pays à un état de barbarie dont il a peu d’espoir de sortir.

§ 9. — La liberté de commerce s’accroit dans les pays qui ont adopté des mesures de protection contre le système anglais.

La liberté du commerce a fait, comme nous l’avons dit, de grands progrès ; à quoi sont-ils dus ? Il y a quarante ans, l’acte de navigation de l’Angleterre était encore en pleine vigueur. — Il avait pour objet de prévenir la concurrence pour l’achat et le transport des matières premières de la terre. Il a cessé d’exister. Pourquoi ? Par suite de l’opposition bien arrêtée des États-Unis, de la Prusse et d’autres pays. Il y a quarante ans, l’Allemagne exportait de la laine et importait du drap, — payant douze cents par livre pour le privilège de le faire passer par les métiers anglais. Cette charge ne pèse plus sur elle. Pourquoi ? Parce que l’Allemagne s’est mise à faire concurrence à l’Angleterre pour l’achat de la laine. À cette époque, le coton et toutes les matières premières payaient un droit, mais comme, peu à peu, la France, l’Allemagne, la Russie, les États-Unis et d’autres pays se sont mis à faire concurrence par leur achat, les droits ont disparu. Chacun de ces grands pas vers l’émancipation du commerce international a été la conséquence directe des efforts des nations agricoles, afin de fonder chez elles une concurrence domestique pour l’achat du travail et des denrées premières de la terre. Chaque progrès vers la liberté, parmi les hommes, dans les dernières quarante années, a été le résultat d’une détermination de résister à la centralisation trafiquante que l’Angleterre cherche à établir. Chaque pas rétrograde vers l’esclavage a été tait chez la population qui s’est soumise au système. À cela il n’y a et ne peut y avoir nulle exception, — l’esclavage étant une conséquence directe de l’agriculture exclusive ; la liberté, le résultat nécessaire de cette diversité des professions qui est nécessaire au développement des facultés de l’homme. La route vers la liberté parfaite du commerce domestique et international se trouve dans l’adoption du système recommandé par Colbert et maintenu en France ; — c’est en le suivant que les hommes acquièrent l’aptitude de combiner leurs efforts pour développer les pouvoirs de la terre, — devenir les maîtres de la nature, —— élever la proportion du capital fixé au capital mobile, et produire cet état de choses où la concurrence pour acheter le travail est universelle, tandis que la concurrence pour le vendre a cessé d’exister.

§ 10. — Harmonie des intérêts réels de l’humanité entière. Toutes les nations ont intérêt à adopter des mesures tendantes à la concurrence pour l’achat des matières premières et du travail.

Les nations agricoles de l’Europe, on pourrait le penser, tirent avantage de la pauvreté de l’Hindou, de la misère de l’Irlandais, et de l’esclavage du nègre, — la concurrence pour acheter le coton en étant diminuée et le prix réduit. À combien leur revient cet avantage ? La production totale du coton ne donne qu’un peu plus d’une livre et demie par tête, et quand le prix vient à doubler, l’acheteur doit ajouter une contribution de 10 ou 15 cents par tête. D’un autre côté, les populations de l’Inde et des États-Unis, dans l’impuissance de constituer le marché domestique pour leurs produits, sont forcés d’envoyer leur riz, leur blé, leur farine, leurs porcs sur un grand marché central, au grave préjudice des fermiers de la Pologne, de la Russie, de l’Italie et de l’Égypte. Le prix de la production entière étant axé par celui de la quantité insignifiante qu’ils exportent, les mille millions de boisseaux produits aux États-Unis sont forcés de se soumettre à n’importe quelle réduction opérée par la concurrence russe ou turque sur le marché central. — Cette concurrence, que la centralisation négociante a pour objet de faire naître, a pour effet que les nations purement agricoles du monde entier sont rendues incapables de concourir pour l’achat du travail tant domestique qu’étranger ; tandis que les autres sont de leur côté incapables d’acheter leur subsistance. L’arrêt de circulation, en un lieu quelconque, tendant à produire un arrêt partout ailleurs, la terre et le travail payent en dollars des avantages imaginaires qui se comptent par demi-pence. Que l’industrie cotonnière prenne solidement racine aux États-Unis, et la population pourrait se retirer de la concurrence avec le fermier russe pour la vente des céréales, — ce qui ajouterait des centaines de millions à la valeur argent des blés russes, et mettrait leurs productions en état de faire de larges demandes du coton qu’aujourd’hui ils ne peuvent acheter. Que la Turquie s’émancipe du joug d’un système sous lequel ses fabriques ont disparu, elle acquerra la faculté de rendre à la culture des sols riches, qui sont aujourd’hui abandonnés, et de développer la richesse minérale qui abonde partout chez elle. Produisant beaucoup, elle aura beaucoup à vendre et beaucoup à acheter ; — elle fournira de la laine à l’Allemagne et l’exonérera de concurrence pour la vente du blé.

N’importe où l’on jette les yeux, on trouve une harmonie parfaite des intérêts réels, — et toutes les nations intéressées à l’adoption universelle d’une politique qui tende à développer la concurrence pour l’achat des matières premières qu’emploient les manufactures : — le travail et l’intelligence, la laine, le coton, les peaux et les céréales.

§ 11. — Les deux sociétés qui prétendent marcher en tête pour la cause de la liberté prennent des mesures qui tendent à produire concurrence pour la vente du travail, — et par là elles propagent l’esclavage. Les pays absolutistes d’Europe, au contraire, prennent des mesures qui tendent à la concurrence pour son achat, — et par là ils propagent la liberté.

De toutes les nations agricoles du monde, se prétendant au rang des civilisées, la seule qui rejette l’idée de développer la concurrence domestique pour l’achat des produits du champ et de la plantation. === C’est celle des États-Unis qui s’obstinent à suivre les traces de l’Angleterre. Le suivant, néanmoins, se propose d’atteindre un autre but que celui vers lequel marche le guide. Le premier se réjouit à l’aspect de la concurrence étrangère pour l’achat des subsistances, et du coton, et pour la vente du drap, — regardant comme favorable à ses intérêts le haut prix des denrées premières et le bon marché du drap. L’autre se réjouit de la destruction de concurrence pour l’achat des matières premières et pour la vente du drap, — regardant comme très-favorable à ses intérêts de prendre beaucoup du fermier et du planteur, et de donner peu en retour. Ce que le guide désire est donc précisément ce que le suivant doit rejeter, et cependant, chose étrange à dire, le système que le premier recommande est adopté par le dernier.

Entre les nations de l’Europe continentale et les États-Unis il y a parfaite harmonie des intérêts réels ; — chacune et toutes ont avantage au développement de concurrence pour l’achat des denrées premières et pour la vente des utilités achevées. Entre toutes ces nations et la Grande-Bretagne il y a opposition, — la dernière désirant amener un état de choses directement opposé aux intérêts des autres.

D’après cela, l’on pourrait supposer que la politique américaine s’empresse de se mettre en harmonie avec celle des nations de l’Europe centrale. C’est cependant le contraire qui a lieu, et le monde offre le spectacle extraordinaire de deux grandes nations qui prétendent marcher en tête dans la cause de la liberté, et qui pourtant agissent ensemble pour accomplir l’acte énorme d’anéantir la concurrence pour l’achat des denrées premières de la terre ; — c’est-à-dire d’établir l’esclavage comme la condition normale de la partie de l’humanité qui travaille.

Les nations absolutistes du nord et de l’ouest de l’Europe se meuvent dans la direction opposée, et cherchent à développer la concurrence pour les denrées premières de la terre, — c’est-à-dire qu’elles marchent dans la voie qui aboutit infailliblement à l’établissement de la liberté parfaite.

Que l’on continue à marcher des deux parts et les deux extrémités de la lice seront atteintes ; — la liberté s’établira d’elle-même dans l’Europe celtique et germaine, et l’esclavage deviendra le régime dans les contrées du monde qui reçoivent la loi trafiquante de ce qu’on appelle la race anglo-saxonne. Pour apprécier l’exactitude de la prédiction, il suffit d’étudier la marche des choses aux États-Unis, au moment actuel, dans l’Irlande, la Turquie, la Jamaïque et l’Inde au passé et au présent.

La politique qui tend à accroître la proportion de la propriété fixée à la propriété mobile est une politique qui conduit à la liberté et à la paix. Dans cette direction se meut actuellement la plus grande partie de l’Europe continentale. Celle qui tend à élever la proportion de la propriété mobile est une politique qui conduit à l’esclavage et à la guerre. Dans cette direction se meuvent actuellement la Grande-Bretagne et les États-Unis, avec une force constamment accélérée.

§ 12. — La concurrence pour l’appropriation des services de la nature élève la valeur de l’homme et de la terre.

Plus il y a concurrence pour les services de la nature, plus vite s’accroît la valeur de la terre et du travail, — les pouvoirs de la nature étant sans limites assignables, et sa disposition à rendre service étant égale à toute la demande qui peut se présenter. Il y a un siècle, le pouvoir de la vapeur était à peine connu en Angleterre ; il y fait aujourd’hui la besogne de 600 millions d’hommes. La houille existe en Turquie et dans l’Inde, comme en Angleterre ; et c’est à peine cependant si les populations y connaissent l’usage de la vapeur. Le pourquoi ? C’est que la politique anglaise s’est attachée invariablement à anéantir la concurrence pour s’assurer la disposition d’une grande force naturelle, donnée par le Créateur à l’usage de l’humanité entière. Il y a un siècle, on ne savait commander au fer que des services médiocres ; — l’Angleterre tirait de la Russie la plus grande partie de celui qu’elle employait ; — aujourd’hui elle le fabrique par millions de tonneaux. L’Inde et la Turquie aussi ont la houille et le minerai de fer, mais elles ne savent pas les extraire. Pourquoi ? Parce que les grands capitaux sont aujourd’hui regardés a comme de vrais instruments de guerre » contre l’industrie des autres pays. La population américaine possède la houille et le fer en une abondance inconnue chez toute autre nation ; il y a là un pouvoir égal à celui de milliers de millions d’hommes ; et cependant elle est ardemment occupée à s’épuiser, elle et sa terre, pour obtenir une quantité de fer si chétive que, pour fournir plus qu’à la consommation moyenne, il suffirait d’appliquer convenablement les bras inoccupés d’une seule de ses villes. Pourquoi ? Parce qu’elle mord à l’hameçon d’enseignements qui lui apprennent que le bas prix des matières premières et le bas prix du travail mettent sur la voie de la prospérité. Cependant l’esclavage gagne du terrain — et se substitue par degrés à la liberté.

La France, l’Allemagne et les États du nord de l’Europe, en général, commencent à faire concurrence pour les services de la nature ; aussi, dans tous ces pays, les prix des denrées premières, se rapprochent fermement de ceux des utilités achevées, — la terre gagne en valeur, — et l’on voit de plus en plus entrer en scène le véritable homme.

§ 13. — La concurrence pour l’achat du travail introduit la demande pour les facultés supérieures de l’homme et élève ainsi le type de l’homme. La concurrence pour sa vente produit l’effet inverse.

Plus il y a concurrence pour la disposition des pouvoirs de la nature, — plus il y aura demande du service humain ; plus ce service sera de nature supérieure, — et plus s’accroîtra le développement des facultés humaines. Plus le fermier a la faculté d’acquérir la disposition de la force de la vapeur, pour l’appliquer à changer le grain en farine, et la farine et la laine en drap, plus il trouve de demandes pour celles de ses facultés qui sont nécessaires au développement d’une agriculture savante, et plus s’accroît sa faculté de demandeur de l’habileté et du goût nécessaires pour produire le drap et la cotonnade, les livres et les tableaux. Les peuples du nord de l’Europe se meuvent aujourd’hui dans ce sens ; ainsi progressent-i1s dans l’agriculture et dans les plus belles industrie manufacturières, — produisant la demande pour les plus hautes qualités de l’homme, et aidant au développement scientifique, littéraire et artistique.

La Grande-Bretagne se meut dans une direction contraire. Elle se fait de plus en plus simple entrepreneuse de transport et trafiquante, et elle accroît ainsi la concurrence pour l’achat de celles des forces que l’homme possède en commun avec la brute. La destruction de la concurrence domestique pour les qualités supérieures chez les hommes d’Irlande a été suivie de la concurrence étrangère pour l’achat de la force purement musculaire requise chez le soldat et chez les journaliers de canal ou de chemin de fer, dont les bras ont construit les travaux publics de la Grande-Bretagne[160].

L’anéantissement dans l’Inde de la concurrence pour les facultés supérieures de l’homme est accompagné de la concurrence pour la vente des qualités inférieures, que l’on emploie à porter les armes à la guerre. La diminution d’une telle concurrence en Angleterre produit l’émigration, et produit ainsi la demande de matelots, la classe d’hommes qui, en principe, occupe le rang le plus infime dans les sociétés civilisées, — cette classe qui, avec le soldat, est encore soumise à la peine du fouet. Plus les hommes sont en état de s’associer et de combiner ensemble, plus il y a demande des facultés intellectuelles, et moins il y en a de la force musculaire. — Cependant les écrivains anglais se réjouissent de la dispersion de la population anglaise et irlandaise, parce qu’elle produit la demande de vaisseaux et de matelots !

En suivant la trace de l’Angleterre, les États-Unis ont adopté une politique qui tend à limiter la concurrence pour les facultés supérieures, tout en créant la demande de navires et de matelots, et par là augmentant le coût de transport. D’après le diagramme, nous voyons que la civilisation progresse à mesure que les hommes sont de plus en plus en état de se dispenser des services du transporteur, — tandis qu’ils marchent de plus en plus à l’asservissement lorsque s’accroît la concurrence pour ces services. D’année en année, on félicite la nation sur l’accroissement de la demande de navires ; et cependant chaque année qui succède aux autres atteste une tendance croissante à l’asservissement des hommes qui forment les équipages. En ceci, comme en tout, la folie et l’injustice tendent à produire leur propre récompense. Le caractère de la marine américaine et des équipages tend à décliner, à mesure que le désir d’augmenter la marine conduit à l’exagération de la taxe de transport qui pèse sur le fermier. Plus cette taxe est considérable, plus s’accroîtra le pouvoir de ceux qui vivent de profits, et plus se complétera l’asservissement de ceux qui ont besoin de vendre leur travail[161].

L’homme gagne en liberté à mesure que s’opère un rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées. — À chaque pas, dans cette direction, diminue la concurrence pour les services de l’homme intermédiaire, qu’il agisse eu qualité de soldat ou de matelot, de régisseur de nègres de négociant, d’amiral, de général ou de ministre d’État. La politique de la Grande-Bretagne et des États-Unis, ayant pour base l’idée d’accroître la demande de navires et de matelots, de soldats et de trafiquants, tend, et cela fatalement, à l’asservissement de l’homme, en conformité avec les enseignements de l’école Ricardo-Malthusienne[162].

§ 14. — La concurrence pour l’achat du travail tend à donner à la coutume force de loi en faveur du travailleur. La concurrence pour sa vente tend à anéantir les droits coutumiers en faveur du capitaliste. La première augmente dans tous les pays qui sont protégés contre la centralisation trafiquante ; l’autre augmente dans tous ceux qui y sont soumis. Dans les uns la circulation sociétaire s’accélère ; dans les autres elle se ralentit et la maladie de l’excès de population s’accroît.

« En réalité, dit M. Mill, ce n’est qu’à une époque comparativement récente que la concurrence est devenue, dans une proportion considérable, le principe régulateur des contrats. Plus nous nous reportons à des époques reculées de l’histoire, plus nous voyons toutes les transactions et tous les engagements placés sous l’influence de coutumes fixes. La raison en est évidente : la coutume est le protecteur le plus puissant du faible contre le fort ; c’est l’unique protecteur du premier lorsqu’il n’existe ni lois, ni gouvernement pour remplir cette tâche. La coutume est la barrière que, même dans l’état d’oppression la plus complète de l’espèce humaine, la tyrannie est forcée jusqu’à un certain point de respecter. Dans une société militaire en proie à l’agitation, la concurrence libre n’est qu’un vain mot pour la population industrieuse ; elle n’est jamais en position de stipuler des conditions pour elle-même au moyen de la concurrence : il existe toujours un maître qui jette son épée dans la balance, et les conditions sont celles qu’il impose.

Mais bien que la loi du plus fort décide, il n’est pas de l’intérêt, et en général il n’est pas dans les habitudes du plus fort d’user à outrance de cette loi, en poussant ses excès aux dernières limites ; et tout relâchement en ce sens à devenir une coutume, et toute coutume à devenir un droit. Ce sont des droits ayant cette origine et non 1a concurrence sous aucune forme, qui détermine dans une société grossière, la part de produits dont jouissent le producteur. Les rapports établis plus particulièrement entre les propriétaires et le cultivateur, et les payements faits par le premier au second, ne sont dans toutes les sociétés, excepté les plus modernes, déterminées que par l’usage du pays. Ce n’est qu’à des époques récentes que les conditions de possession de la terre (comme règle générale), sont devenues une affaire de concurrence. Le possesseur, pour un temps déterminé, a presque toujours été considéré comme ayant le droit de conserver la possession en remplissant les conditions exigées par la coutume ; et il est devenu ainsi, en un certain sens, co-propriétaire du sol. Dans les pays mêmes où le possesseur n’a pas acquis cette fixité de tenure, les conditions de l’occupation ont souvent été fixes et invariables. »

La coutume est « un puissant protecteur. » On marche à la liberté, ou l’on marche à l’esclavage, selon la manière dont on décide la question : si l’on donnera à la coutume force de loi, ou si l’on ne tiendra d’elle aucun compte, — laissant le faible tout à la merci du fort. Dans l’Attique primitive, — à l’époque du commerce en progrès, — il devint de plus jeu plus de coutume, — jusqu’à ce qu’à la longue, sous les Institutions de Solon, cela devint la loi : — que des milliers de gens, qui jusqu’alors avaient été privés des avantages de la concurrence pour l’achat de leur travail, fussent autorisés à en disposer aussi librement que ceux qui avaient été leurs maîtres. Cependant, la guerre et le trafic étant devenus plus tard la politique établie à Athènes, la concurrence pour l’achat du travail s’éteignit par degrés jusqu’à ce qu’enfin il devint de règle établie qu’il n’existerait plus pour le travailleur qu’un acheteur unique, — et que celui-ci serait autorisé à déterminer lui-même le mode de distribution.

En France, le travailleur garda ses droits coutumiers et en acquit de plus en plus jusqu’à ce qu’à la longue la terre se divisât parmi une masse de libres propriétaires, — qui tiennent leurs petites propriétés sans avoir à répondre à personne d’autre qu’à l’État, qui est la personnification de la communauté. En Allemagne, en Danemark et dans le nord de l’Europe généralement, cela a été la même tendance, — la coutume ayant passé à l’état de loi, et le petit et heureux propriétaire ayant remplacé le serf misérable. Dans tons ces pays, la circulation sociétaire s’accélère d’année en année, la concurrence pour l’achat du travail se développe de plus en plus, et le taux de la quote-part du travailleur s’élève. Dans tous, la politique adoptée a pour base le rapprochement entre les prix des matières premières et des utilités achevées ; et par là, autant que possible, l’affaiblissement du pouvoir du trafiquant.

Passant aux pays qui suivent la trace de l’Angleterre, nous voyons, en Écosse, une abolition totale des droits coutumiers ; — des gens par centaines de mille, qui avaient à la terre autant de titres que leurs seigneurs, ont été chassés de leurs petite tenures avec une cruauté sauvage qui dépasse tout ce qu’on a pu voir ailleurs[163].

En Irlande nous trouvons les coutumes disparaissant par degrés jusqu’au jour où la population entière est asservie par une classe intermédiaire, — qui vit en pillant, les propriétaires de la terre et les misérables occupants.

Dans l’Inde, où vécurent jadis des dizaines de mille de communautés pacifiques et florissantes, les droits coutumiers ont disparu, et avec eux des millions de petits propriétaires[164].

Si nous venons au centre du système, et si nous suivons l’histoire des classes pauvres, nous trouvons une coutume d’assister la pauvre veuve et les orphelins, — l’estropié et l’aveugle, — l’infirme de corps et l’infirme d’intelligence. Alors que se développe le commerce, la coutume passe graduellement à l’état de loi ; — le statut d’Élisabeth établit le droit des individus qui sont dans quelqu’un de ces cas à réclamer l’assistance de ceux qui sont autour d’eux ; la pauvreté honnête est considérée comme un mal et non comme un crime. La science moderne étant venue prouver que la matière tend à revêtir sa forme la plus haute, — celle de l’homme, — plus vite qu’elle ne revêt les formes inférieures de choux et de pommes de terre, la pauvreté est devenue un crime qui mérite le plus sévère châtiment : car c’est, nous dit-on, une vérité incontestable que s’interposer, par l’exercice de la charité chrétienne, entre l’erreur qui conduit à l’excès de population et les conséquences qui sont la pauvreté, le dénoûment et la mort, c’est se rendre complice du crime[165].

Chez toutes ces dernières nations le trafic devient plus puissant de jour en jour et d’année en année. Aussi dans toutes il y a concurrence croissante pour la vente du travail.

Arrivons aux États-Unis. Nous trouvons durant le demi-siècle qui a suivi la paix de 1783, une tendance lente mais certaine à ce que s’établisse le commerce ; aussi dans toute cette période la coutume de liberté mûrit-elle par degrés pour passer à l’état de loi. C’est alors que le droit du travailleur, noir ou blanc, à chercher la concurrence pour ses services s’établit pleinement dans tous les États au nord delà ligne du Mason et du Dixon. Au sud aussi la tendance est la même ; la convention de la Virginie, de 1832, ayant traité à fond la question du droit de l’homme à vendre ses services en plein marché.

Deux ans après cependant le trafic fut adopté par le parti généralement dominant, comme la voie qui mène à la haute prospérité ; et depuis lors, excepté la période de 1843 à 1847, toute l’activité de la nation a été dirigée dans ce sens. On en voit le résultat dans la disparition graduelle de la coutume de liberté, — chaque année produisant successivement des lois locales » en vertu desquelles l’esclave et le maître sont à la fois privés de l’exercice des droits coutumiers, — lois qui interdisent à l’un de recevoir la liberté ou l’instruction et à l’autre de les accorder[166].

Il y a vingt-cinq ans la liberté était regardée comme la coutume du pays, — l’esclavage ne subsistait que comme une conséquence de lois locales. Aujourd’hui les cours décident que l’esclavage est la coutume, — la liberté tenant son existence des lois locales.

Il y a vingt-cinq ans c’était la coutume de regarder les fonctionnaires chargés de manier les affaires publiques, comme ayant droit à rester en office, tant qu’ils s’acquittaient de leurs devoirs à l’avantage de la population, — on leur laissait le libre exercice de leur jugement privé dans leurs prédilections politiques et dans le choix de leurs subordonnés. Jusqu’alors la tendance avait été vers l’établissement de manufactures, et par conséquent vers la concurrence de la demande privée et publique des facultés intellectuelles. Cependant dès l’instant même où fut adoptée la politique du libre échange, la coutume de liberté disparut parmi les fonctionnaires publics. La durée de l’office fut fixée par la loi. Ce fut mettre en action la doctrine : au vainqueur appartiennent les dépouilles.

La concurrence par les individus, pour l’achat du travail, tend donc à décroître. La concurrence pour sa vente au public tend à croître, — comme on le voit dans la création d’une bande de solliciteurs d’emplois plus importune, et de fonctionnaires plus complètement serviles, qu’on en puisse trouver dans aucun autre pays du monde. Ce que les bandes prétoriennes étaient pour l’empire romain, les fonctionnaires le deviendront avant peu pour les États-Unis.

N’importe ou vous regardez, la concurrence pour la vente du travail s’accroît dans les pays qui suivent les traces de l’Angleterre et adoptent la politique inculquée par ses économistes. La concurrence pour son achat s’accroît dans ceux qui prennent exemple de la France et adoptent la politique dont Colbert prit l’initiative. Dans la dernière le sol s’amende, — le rapprochement va s’opérant entre les prix des matières premières et ceux des utilités achevées, — l’agriculture s’élève à l’état de science, — la production augmente, — la circulation s’accélère — et la matière tend de plus en plus à revêtir la forme de l’homme ; et plus l’accroissement de population marche vite, plus augmente la fourniture d’aliments et de vêtements. Dans les premiers pays, l’écart entre les prix va s’augmentant, — l’agriculture décline, — la production diminue, — et l’on constate de plus en plus la maladie d’excès de population.


CHAPITRE XLVI.

DE LA POPULATION.

§ 1. — Pour soumettre la terre, il faut que l’homme croisse et multiplie. La tendance à prendre les formes diverses de la vie se trouve la plus forte au plus bas degré d’organisation. Fécondité et développement sont en raison inverse l’une de l’autre. L’homme étant le plus haut degré de développement doit donc être très-long à croître. Temps nécessaire pour que la population double. Quelque long qu’il soit, si la tendance procréative est une quantité fixe et donnée, toujours prête à être excitée à l’action, le jour doit arriver où la place manquerait pour la population. En est-il ainsi ? se peut-il que le Créateur ait soumis l’homme à des lois en vertu desquelles il devienne l’esclave de la nature et de ses semblables ?

« Croissez et multipliez, a dit le Seigneur, remplissez et soumettez-vous la terre. »

Pour la soumettre, il faut que l’homme multiplie et croisse ; — car ce n’est pas par l’association et la combinaison avec ses semblables qu’il acquiert le pouvoir de guider et d’approprier à son service les forces de la nature. C’est alors qu’en obéissant à l’ordre de Dieu, la matière tend de plus en plus à revêtir la forme humaine, — passant des simples formes de l’argile et du sable par celles plus complexes que nous présentent les règnes végétal et animal, et aboutissant à celles complexes par excellence qui composent les os, les muscles et le cerveau de l’homme.

La tendance à prendre les formes diverses de la vie est la plus grande au point le plus infime de l’organisation ; — au bout d’une semaine, la reproduction des êtres microscopiques se compte par millions, si ce n’est par billions ; tandis que, chez la baleine et chez l’éléphant, la gestation est longue et donne rarement plus d’un petit. Ce sont là les extrêmes, mais la règle est la même à chaque degré de l’échelle, du polype corail à la fourmi, et de la fourmi à l’éléphant, — d’où se tire la loi : que la fécondité et le développement sont en raison inverse l’une de l’autre. En vertu de cette loi constatée et certaine, l’homme, qui est « le chapiteau, le couronnement de l’édifice de toutes choses, » doit croître moins vite qu’aucun autre animal, et, — en poussant plus loin la même idée, — la fécondité de la race humaine doit diminuer à mesure que les facultés particulières à l’individu de cette race sont de plus en plus stimulées à l’action, et que se développe de plus en plus l’homme[167].

Le temps que la population, chez les nations principales, met à doubler, varie considérablement. En France, il faut plus d’un siècle ; en Angleterre, plus d’un siècle et demi ; tandis que, dans l’Amérique, il suffit d’un peu plus que trente ans[168].

En ce qui regarde la destinée finale de la race humaine, il importe cependant peu qu’en obéissance aux lois fixes et immuables, le doublement ait été arrangé pour s’opérer en trente, en cinquante, ou en cent années ; — toute la différence est que, dans le premier cas, il se trouverait dans sept cents ans d’ici sur la terre un million de têtes humaines pour chaque tête qui existe aujourd’hui ; tandis que, dans le dernier cas, il faudrait plus de deux mille ans pour que le même résultat se produise.

Maintenant quel serait l’effet d’un tel accroissement ? Évidemment de couvrir si bien la surface de la terre qu’il n’y aurait que la place pour se tenir debout. Quand approcherait le moment de cet état de choses, les subsistances seraient devenues fort rares, — ce qui permettrait au propriétaire du sol de dicter au travailleur les conditions auxquelles il permettrait la culture ; — l’un deviendrait plus complètement maître ; Fautive, plus complètement esclave.

Ayant une fois admis que la tendance à procréer est une quantité positive toujours prête à être stimulée à l’action, et existant à un degré tel qu’elle assure le doublement dans une période donnée, il devient impossible de nier que l’esclavage doive être la condition finale de la grande masse de la race humaine ; ni aussi que la tendance dans cette direction ne soit plus grande aujourd’hui qu’à aucune autre époque précédente, — l’histoire du monde ne présentant aucun exemple d’un accroissement aussi considérable que celui qui s’est opéré dans les cent dernières années en Angleterre, en Irlande et en Amérique. On ne peut nier non plus que, dans ce cas, l’homme ne doive être finalement vaincu par la terre, — et que ce mal, il l’ait encouru en raison directe de son obéissance au divin commandement que nous avons rappelé au début de ce chapitre.

En peut-il être ainsi ? Se peut-il que le Créateur ait été tellement en contradiction avec lui-même ? Se peut-il qu’après avoir institué, dans tout le monde matériel, un système dont les parties sont dans une harmonie si parfaite, il ait de dessein préconçu, soumis l’homme, le maître, le directeur de tout, à des lois qui ne peuvent avoir d’autres effets que de produire un désaccord universel ? Se peut-il qu’en même temps qu’il fournit partout ailleurs la manifestation évidente de l’union en lui des qualités de science universelle, de justice parfaite, de miséricorde inépuisable, il ait ici, — quand il s’agissait de son dernier et plus grand ouvrage, — il ait pris un caractère tout à fait contraire ? Même dans l’homme, la véritable grandeur est toujours conséquence, toujours harmonie avec elle-même. Se peut-il qu’après avoir donné à l’homme toutes les facultés nécessaires pour acquérir la domination sur la nature, il soit entré dans son dessein de le soumettre à des lois absolues et irrévocables, en vertu desquelles il doive devenir inévitablement l’esclave de la nature ?

§ 2. — La science physique atteste que l’ordre, l’harmonie et l’adaptation réciproque régissent tous les règnes qu’elle a encore explorés. Les économistes modernes ont pris des faits pour des lois. Les lois sont règles permanentes, uniformes et universelles dans leur action. La théorie de M. Malthus manque de tous ces caractères. La fonction procréatrice, en commun avec toutes les autres, est placée sous la loi de circonstances et de conditions. La loi de la vie humaine doit être en harmonie avec le dessein du Créateur. La guerre et la pestilence sont-elles nécessaires pour corriger les erreurs du Créateur, ou le Créateur a-t-il, à la tendance à procréer, adapté les moyens de corriger la faute de l’homme ? Il n’y a pas dans la nature d’exemple que les lois du sujet rompent l’harmonie du plan de la création. Ce n’est pas l’ordre divin, mais le désordre de l’homme qui limite sa vie sur la terre dans la période d’utilité et de jouissance.

La science physique, dans toutes les branches de son domaine où elle a pu fournir la démonstration de la vérité de ses découvertes, atteste cet ordre, cette harmonie, cet ajustement réciproque qui règne parmi les éléments et dans tous les mouvements qu’elle a encore explorés. Dans tous les règnes de l’histoire naturelle cultivés avec tant de succès, la convenance des conditions, la cohérence des parties, l’unité de dessein, fournissent l’évidence logique que l’univers est un en système, un en action, un en but. Arrivés cependant à l’histoire de l’homme, nous voyons des faiseurs de théories violer les analogies de la raison et imaginer des désaccords précisément sur le point, entre tous les autres, où les harmonies de création doivent se rencontrer, et où, si c’est quelque part, la sagesse et la bienfaisance du Créateur doivent se justifier d’elles-mêmes en montrant la plus haute perfection d’ajustement régulier.

L’énorme erreur qui existe si évidemment remonte à une source commune de philosophie fausse dans toutes ses idées et formules, dans la mauvaise conception des faits et de leurs dépendances apparentes et des lois qui les régissent. Les dispersions des anciennes populations, leurs fréquentes invasions des territoires d’autres tribus ou nations, — le flot constant d’émigrants des vieilles contrées dans les temps modernes, — et la mort de la moitié des habitants des régions où la population est compacte, avant leur arrivée même à la moitié du terme assigné de la vie humaine, — sont les principaux phénomènes sur lesquels s’appuient ceux qui cherchent à démontrer l’existence d’un désaccord originel entre les lois de la fécondité humaine et la capacité de la terre pour l’accommodation de la race humaine.

Que la population des sociétés à leur début souffre de la faim, c’est un fait bien établi ; que le peuple des travailleurs de la plupart des sociétés des temps modernes soit dans une situation à peu près semblable, on n’en peut douter. Ces faits observés, on en a fait le sujet d’une formule scientifique qui serait celle-ci : l’homme tend à se multiplier en une proportion géométrique, tandis que la subsistance, même dans les circonstances les plus favorables, ne peut s’accroître que dans la proportion arithmétique. La population croit donc croît vingt-huit fois, tandis que la subsistance ne croit que huit fois ; — la pauvreté et le dénuement sont les résultats nécessaires.

Ces résultats nettement établis par des chiffres, la déperdition de vie mentionnée par l’histoire était inévitable, — la terre étant incapable de nourrir ou même de porter à sa surface les myriades de la plus noble de ses races, s’il était permis à celle-ci d’atteindre une maturité même raisonnable. Une catastrophe est donc sans cesse imminente. — Le danger auquel expose l’erreur du créateur ne peut être prévenu que par « les obstacles positifs » de la guerre, de la famine, de la peste, à l’aide desquels le mal est providentiellement distribué par accommodation en atermoiements de ruine, répartis sur le cours des choses mal dirigé et mal conduit.

Des faits, des chiffres, une philosophie aussi effrayants ne peuvent être acceptés sans discussion. Sont-ils vrais ? Y a-t-il aucune possibilité qu’ils le soient ? Est-ce la fécondité de l’espèce, ainsi observée à son plus haut degré qui est la loi du sujet ?

Une loi, pour baser notre argumentation, peut se définir une règle permanente, uniforme et universelle dans son action ; — nous mettant à même, dans tous les cas, de raisonner des effets aux causes et des causes aux effets ; et la théorie doit avoir cette force et cet effet dans la doctrine que nous examinons, ou elle n’en peut avoir aucun. A-t-elle une telle universalité ? En réponse à la question, le lecteur n’a besoin que de promener son regard sur le monde. — Il trouve dans certaines parties que la marche d’accroissement est lente, dans d’autres qu’elle est rapide, tandis que, dans une troisième importante classe, la population décroît lentement, mais d’une manière continue. Pour plus ample réponse, nous le renvoyons à ce qu’a constaté M. Malthus lui-même, à propos du manque de fécondité parmi les aborigènes de l’Amérique continentale et de sa luxuriance parmi ceux des îles du Pacifique. Regardez n’importe où, vous ne trouverez pas la preuve de l’existence générale d’une fécondité, telle que l’ont prétendu les avocats de la théorie de l’excès de population. Il serait, en effet, contraire à la nature des choses que cela fût, — la fonction de reproduction ayant été, en commun avec chaque partie de l’organisation humaine, placée sous la loi de circonstances et de conditions relatives. Le climat, la santé, l’éducation, la profession, les habitudes de la vie influent sur elle comme ils influent sur toute autre fonction organique. Elle peut être portée à l’excès ou réduite au manque absolu, — étant affectée par toutes les causes qui agissent sur le corps, l’intelligence, les mœurs, et cela par la belle et simple raison qu’elle est une fonction vitale dépendante de l’organisme dont elle forme une partie.

On ne peut donc prétendre que, contradictoirement à toute autre fonction animale, la procréation soit une action fixe, invariable, réglée, comme l’est la matière inorganique avec une rigueur mathématique, entièrement indépendante des influences variées par lesquelles elle est exposée à être modifiée. La nutrition du corps ne se mesure pas par la quantité d’aliment consommé ; — elle est beaucoup modifiée par le pouvoir de digestion, la vigueur de la santé générale et la demande générale qu’exercent sur le système les différents degrés de fatigue. Les fluides élaborés par les organes sécréteurs, par exemple, la salive, le lait, sont, au su de tout le monde, sujets à de grandes variations ; la quantité augmente ou diminue selon que les glandes qui les fournissent sont plus ou moins excitées[169]. C’est ainsi que chaque différente fonction et action du corps vivant est matériellement modifiée par l’égale oh inégale distribution de l’ensemble de la force parmi la multitude d’organes qui composent le système compliqué à l’infini de la structure de l’homme.

Il est une loi de la vie humaine qui pourvoit à la continuation de l’espèce ; mais la raison de reproduction n’est pas tellement déterminée et limitée qu’on puisse l’exprimer par chiffres, ou que les faits de telle condition spéciale puissent indiquer ce qui arriverait certainement dans des circonstances autres et différentes. A priori, l’on peut supposer qu’elle opère en harmonie exacte avec le dessein du Créateur, et en adaptation également heureuse avec les exigences et accidents auxquels la race est providentiellement exposée. Qu’il a été pourvu à cette flexibilité et pourvu par une loi d’adaptation spontanée, comme une accommodation de cette fonction aux nécessités de la race et en harmonie avec les milieux où elle se développe depuis le commencement jusqu’à la consommation finale du dessein divin, — ceci semble prouvé par la capacité de changement que constatent les principes physiologiques, aussi bien que tous les faits observés.

Que les destinées de la race humaine sur la terre aient dû entrer dans les vues du Créateur ; que les changements de condition auxquels elle serait sujette dans son passage d’un état d’Isolement et de barbarie à un état de combinaison et de civilisation, aient dû être réglés ;.— que les lois qui la disposent à ces changements doivent avoir été élaborées dans sa constitution, — ce sont là autant de suppositions que l’on doit admettre comme des vérités, à moins que vous ne soyez préparé à dire que la nature humaine est une exception, et aussi l’exception unique, à l’ordre et à l’harmonie qui existent partout ailleurs dans l’univers. Est-il présumable — est-il possible qu’on essaie de présumer — que l’opéra-tien du mécanisme vital demande à être protégée contre un vice inhérent en lui par le correctif d’une déperdition de ses propres produits ? N’est-il pas, au contraire, beaucoup plus probable que le haut degré de fécondité humaine, observé occasionnellement, est un degré qui suit nécessairement ce degré du progrès de la société où la sécurité est accrue au point que tous les membres n’ont plus à dépenser d’effort pour se protéger, et cependant n’ont encore que peu de demande pour leurs facultés au-delà de celles requises pour exécuter les rudes travaux des champs ? Prenons, par exemple, le cas de l’Angleterre. Déjà tolérablement peuplée au temps de César, sa population, à la fin du XIVe siècle, s’élevait à 2.400.000 âmes ; et cependant une simple famille qui se fût multipliée dans la proportion que l’école malthusienne indique comme la loi d’accroissement aurait donné, à cette époque, des milliers de millions d’âmes. Trois cents ans après, le chiffre est 5.134.000 ; — il a un peu plus que doublé dans ce laps de temps. Soixante ans plus tard (1760), il est de 6.500.000 ; l’accroissement a été de 30 % ; et cependant voici qu’à la fin d’une période un peu plus longue (1830), il a pleinement doublé. Il est clair que, dans tout ce temps que nous venons de passer en revue la faculté procréative a été une quantité très-variable ; — son montant dépend entièrement des changements de condition dans les habitudes, les manières, les mœurs, dont nous avons parlé. On peut dire cependant que la très-grande différence observée ici a sa cause dans l’accroissement de la durée de la vie, résultat d’une amélioration dans les quantité et qualité de nourriture, de vêtement, de logement, — le chiffre des naissances ayant été le même, et l’exercice du pouvoir procréatif, une quantité constante[170].

En admettant qu’il en soit ainsi nous sommes conduits à la conclusion remarquable que l’accroissement de la durée de la vie résultant de ce qu’on dispose de plus de nécessités, de convenances et de conforts, conduit, et cela inévitablement, à l’établissement du paupérisme comme la condition normale des grandes masses de la race humaine. Telles sont les inconséquences de théoriciens qui manquent à trouver, dans la loi qui règle l’accroissement de population, la même adaptation aux circonstances qui se montre évidemment dans toute autre portion du monde matériel.

Parfois, après des périodes de guerre ou de pestilence, la fécondité humaine est beaucoup accrue et l’on se demande à la fois quelle est la cause et quel est l’effet ? La guerre est-elle une nécessité pour corriger une erreur du Créateur ; ou est-ce le Créateur loi-même qui fournit le correctif pour effacer les effets de l’erreur humaine ? La santé naturelle requiert-elle que s’établisse un ulcère qui serve de drainage pour soulager d’une pléthore ; ou est-ce une abondance de fluide fourni d’une large surface suppurante et destiné à faire face à un drainage accidentel ? C’est une question à laquelle nous allons trouver la réponse dans ce court exposé d’un cas de pratique chirurgicale que nous avons sous les yeux. Un homme en pleine santé s’expose à un froid rigoureux, il a les jambes gelées ; — il s’ensuit une large ulcération qui se prolonge et qui suppure abondamment. L’amputation devient nécessaire ; la blessure chirurgicale guérit promptement ; — le patient, qui avait maigri en peu de temps, non seulement revient en chair, mais prend une obésité dont il souffre, et finalement meurt d’un engorgement intérieur provenant d’un excès de nutrition, de pléthore. D’après ces faits, le moindre savoir professionnel suffit, ce semble, pour décider que cette abondance de fluide produite pendant la durée de la maladie, avait pour objet de réparer la déperdition accidentelle, et que le dénouement fatal doit être attribué à l’empressement déraisonnable qu’on a mis à l’arrêter. Rien certainement, dans la condition corporelle où se trouvait le sujet avant ne donne lieu à conclure que la congélation et l’ulcération étaient nécessaires comme réprimant positifs ou préventifs d’une énergie excessive de sécrétion. La constitution humaine menacée d’épuisement par une déperdition accidentelle de ses fluides vitaux, peut, pour sa propre défense, doubler, tripler et quadrupler son pouvoir producteur, dans une direction quelconque ; mais ce taux d’activité vitale dans une direction, la loi de la formation, appelle-t-il correctif et guérison[171] ?

La vie végétale nous présente les mêmes phénomènes, — et fournit par analogie des conséquences analogues en faveur de notre raisonnement. L’arbre à sucre, l’érable en pleine vigueur, ponctionné pour la première fois, ne donne qu’une demi-livre de sucre dans la saison ; ponctionnez le plusieurs saisons successives, il donnera trois livres, et sa santé n’en souffrira nullement. La quantité donnée d’abord n’est que d’un sixième de ce qui a été produit ensuite pour être épargné sur le service de son existence particulière. Il s’agit de savoir si l’arbre, plein comme il l’était de vigueur et de santé, avait besoin de ce drainage pour soulager sa pléthore, ou si le drainage a induit à un surcroît de production de sève pour fournir à la déperdition accidentelle. Appliquant ce cas à la question de population, on pourrait très-convenablement demander : — Le drainage de population de l’Irlande a-t-il produit une tendance de force vitale dans la direction de procréation ; ou le drainage était-il exigé pour corriger l’excès dans la tendance à procréer ?

Quelle que soit la différence des modes de vitalité végétale et animale, elle n’affecte pas le rapport qu’ont ces exemples avec la proposition dont il s’agit, — la vie de chaque sorte et de chaque degré exigeant des prévisions analogues d’une loi de constitution. Dans tous les cas, les capacités organiques doivent être accommodées aux conditions par lesquelles l’être sera probablement affecté. — Le déficit en ceci supposerait un déficit dans le projet de création et un désappointement de ses fins.

On a voulu ici montrer d’abord qu’aucune des fonctions du corps humain n’a aucune règle d’action tellement fixe et déterminée, qu’elle permette d’en faire la base d’une formule arithmétique, comme ont fait M. Malthus et ceux qui viennent après lui ; ensuite que toutes varient sous des conditions variables, qui parcourent l’échelle entière depuis le déficit jusqu’à l’excès ; troisièmement, qu’elles varient dans leur forme sous des lois d’adaptation spontanée, en obéissance à la cause finale de l’existence de l’être ; et enfin qu’il n’y a pas d’exemple dans tout le domaine de la nature où les lois connues du sujet contrecarrent leurs propres objets, ou rompent l’harmonie du dessin général de la création.

On peut objecter que les germes de vie périssent dans un millier de semences, pour une qui donne racines et qui survit dans des générations successives. La réponse est claire et simple. — Elles sont l’aliment propre des bêtes, des oiseaux et des hommes, destinées pour cette fin et pour cette fin unique. Cette besogne accomplie, elles ont rempli leur office, sans qu’il y ait discordance ou rupture dans l’ordre général. Les bêtes, les oiseaux, les poissons, sont une proie les uns pour les autres, et l’homme tire sa subsistance de tous. Là encore nous ne trouvons ni inconséquence, ni violation de l’ordre de la création si clairement indigné. — Ces animaux inférieurs sont clairement destina à une mort violente. C’est un bienfait qui les délivre des infirmités qu’amène avec lui l’âge très-avancé. Bien pourvus de ces instincts qui sont provoqués à l’action par la nécessité de pourvoir à la subsistance de leurs petits, la perpétuation d’espèces est assurée. N’ayant point d’affection filiale qui les pousse à fournir aide matériel et confort à leurs vieillards, ils n’ont ni hospitalité, ni économie de famille, ni capacités pour le service social ou pour tel autre développement de leur individualité qui ferait pour eux de la vie prolongée jusqu’à une maturité vigoureuse, une nécessité ou une félicité. Et, en effet, nous ne trouvons rien dans leur constitution qui prédise ou qui réclame une vie prolongée au-delà d’une moyenne de maturité.

De toutes les créatures de la terre au-dessous de l’homme, on peut affirmer que le but de leur destinée est de suffire à son usage. Son existence cependant n’a point de rapport avec une classe supérieure d’êtres qui autorise à imaginer que sa vie puisse être mutilée, abrégée ou frustrée d’autre manière, sans que cela implique une violation de l’harmonie des choses et une perturbation de l’ordre clairement indiqué dans la constitution du système à la tête duquel il a été placé. Ce n’est pas l’ordre divin ; mais le désordre de l’homme qui limite si fort sa vie sur cette terre dans la période au-delà de laquelle il cesse d’être utile à ses semblables ou de trouver des jouissances pour lui-même.

§ 3. — Le pouvoir de progresser est en raison de la dissemblance des parties et de la perfection d’organisation. L’homme est donc l’être le plus susceptible d’évolutions, — passant de l’état de pure animalité à l’état de l’homme véritable, responsable vis-à-vis de sa famille, de ses semblables et de son Créateur. La responsabilité croit avec l’augmentation du pouvoir d’association et avec la division de la terre.

Dans le monde inorganique, tous les composés sont constants. — La composition de l’argile, du carbone, du granit, est aujourd’hui la même qu’elle était il y a mille ans et sera certainement la même dans mille ans d’ici. Dans le monde organique, nous trouvons susceptibilité de changement ; les fruits, les fleurs développés par la culture acquièrent de plus grandes proportions que dans leur état originel — Le chien et le cheval se montrent eux-mêmes parfois capables de recevoir une instruction qui leur permet en quelque sorte de tenir leur place à côté de l’homme raisonnable, levez les yeux n’importe où, vous trouverez l’évidence d’une grande loi : que le pouvoir de progresser est en raison directe de la dissemblance des parties et de la perfection d’organisation qui en est la conséquence.

Venant maintenant à l’homme, nous trouvons l’organisation physique la plus parfaite, combinée avec un pouvoir pour le développement intellectuel qui le place au-dessus de toutes les autres créatures ; et c’est ce qui fait que nous ne trouvons pas le caractère de constance. — Toutes les parties et portions de l’homme, comme distinctes de l’animal, sont dans une suite perpétuelle de changements. — Le pouvoir d’association croit dans un pays, il décline dans un autre. — L’individualité va se développant davantage dans une partie de société et moins dans une autre. — Le sentiment de responsabilité augmente dans un homme, et il déchoit chez ceux qui sont autour de lui. — Une classe d’hommes acquiert de la prévoyance d’année en année, tandis que d’autres sont de plus en plus négligents. — Dans une nation se manifeste l’existence d’un pouvoir pour avancer vite dans la direction d’une civilisation croissante, tandis qu’à côté vous en voyez d’autres qui marchent aussi vite dans la direction d’une barbarie complète. Dans la première, la liberté s’accroît de Jour en jour et le sentiment d’espérance croit aussi dans tous les hommes qui composent la communauté. Dans les autres, la liberté décline et l’esclavage se substitue à die, le désespoir s’empare de plus en plus de tous ses membres. Dans l’une, l’espérance dans l’avenir dispose au sentiment du respect de soi-même qui, avec le temps, produit la prévoyance ; dans les autres, l’insouciance se montre comme le produit du désespoir.

Les qualités ainsi indiquées de l’homme sont très variées, mais pourtant en relation étroite. — Chacune d’elles, dans l’échelle ascendante, tend à favoriser le passage progressif à l’autre ; et il n’est pas moins certain que le déclin de l’une tend à amener la diminution dans toutes les autres. Plus se perfectionne le pouvoir d’association, et plus aussi se développera l’individualité. — Celle-ci, à son tour, multipliant les diversités dans la société augmente considérablement le pouvoir d’association et de combinaison. Plus se développent les facultés chez l’individu, plus se perfectionne le pouvoir physique et intellectuel chez l’individu et plus parlera haut la responsabilité envers lui-même, envers sa famille, envers ses semblables, envers son Créateur pour toutes ses actions[172]. La responsabilité à son tour produit une habitude de la réflexion qui le conduit à l’économie de ses forces et facilite l’accumulation d’outillage qui lui sert à acquérir le pouvoir de guider et de diriger à son service les forces de la nature. — Il accumule la richesse qui l’aide à tirer plus de subsistance d’une même surface du soi, et il devient ainsi plus apte à combiner parfaitement ses efforts avec ceux de ses voisins et à développer de plus en plus sa propre individualité et celle de ses co-sociétaires. Le pouvoir de progresser est, comme nous avons vu, en raison de ces conditions.

Le sauvage est l’esclave de la nature, conduit par le besoin à commettre des actes, qui, considérés d’une manière abstraite, sont criminels à un haut point. Cependant, la disposition est telle, qu’il est humain et honnête dès qu’il le peut sans compromettre sa vie. L’homme civilisé, maître de la nature, sent que sa responsabilité s’est accrue en même temps que son pouvoir, — et qu’elle lui impose une étude attentive de chacun de ses actes. L’homme à l’état isolé erre sur de grandes surfaces, cherchant le plus souvent en vain sa nourriture. Peu porté au rapprochement sexuel, il compte pour peu la mère de son enfant et ne fait aucun cas de l’enfant lui-même. Ailleurs, par exemple, dans les îles du Pacifique, ou l’aliment abonde, ce rapprochement fournit la plus grande jouissance de la vie, — en même temps que l’infanticide est pratiqué généralement et délivre les parents de toute responsabilité pour leur lignée. Nous trouvons précédemment l’analogue de ceci dans les institutions de Sparte. — Lycurgue l’avait jugé nécessaire pour stimuler l’appétit sexuel et propre à délivrer les parents de toute responsabilité pour leurs enfants.

À mesure que s’accroissent le nombre et la richesse, les hommes acquièrent l’aptitude à combiner ensemble, et plus le pouvoir d’association se perfectionne, plus se développe l’individualité, — plus s’accroît la tendance à la création de centres locaux, — à ce que les produits de la terre s’obtiennent à moins de frais, — à ce qu’ils gagnent en utilité, — à ce que la terre se divise, — à ce que se développe l’homme véritable, — l’être a qui été donné le pouvoir de diriger les forces de la nature, comme préparation à l’œuvre de gouverner ses passions et lui-même.

L’homme devient un être responsable, — véritablement un homme, à mesure que la terre se divise et qu’il gagne en liberté. — Il perd cette responsabilité dès que la terre se consolide et qu’il tombe dans l’asservissement. Dans un cas, la société tend graduellement à prendre la forme naturelle que nous avons décrite, — son mouvement s’accélère et se régularise, — le commerce croit constamment et l’agriculture passe de plus en plus à l’état de science, — la nécessité des services du trafic diminue, — il y a rapprochement entre les prix des matières premières et ceux des utilités achevées, — chacun de ces phénomènes fournissant la preuve concluante d’un progrès en civilisation. Dans l’autre cas, la société perd graduellement ses véritables proportions, — son mouvement devient capricieux et irrégulier, — le commerce décline et le trafic gagne en pouvoir, — l’agriculture devient de moins en moins une science, — l’écart se prononce davantage entre les prix des matières premières et des utilités achevées, — chacun de ces phénomènes et leur ensemble fournissant la preuve d’une civilisation qui décline.

Dans l’une, chez les hommes et chez les femmes, se développent la pensée et la réflexion, — on recherche le mariage surtout pour le désir de jouir des conforts d’un logis et d’une famille. Dans l’autre, les deux époux sont sans prudence, — on recherche l’union des sexes comme un moyen de satisfaire la passion ; c’est aussi l’unique jouissance qui soit légalement à la disposition du pauvre.

§ 4. — L’accroissement de population modifié par le développement de ce sentiment de responsabilité qui vient avec la propriété de la terre. Faits que présentent à l’observation les pays du centre et du nord de l’Europe. — Ceux où les emplois vont se diversifiant de plus en plus, et où s’opère le rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées.

« La division de la terre, dit un des récents voyageurs anglais les plus distingués par leur esprit d’observation et leur philosophie, après une étude attentive des principales nations de l’Europe, la division de la terre apporte à l’excès de population et à sa conséquence, la ruine de la société, un frein qui fait complètement défaut dans l’autre système social. Dans les arts, dans les branches de l’industrie manufacturière même les plus utiles et nécessaires, la demande pour des travailleurs n’est pas une demande visible, connue, continue, appréciable ; mais elle l’est dans l’agriculture sous notre condition sociale. Le travail à faire, la subsistance que le travail obtient du sol auquel il s’applique, ce sont choses que l’on voit, ce sont des éléments familiers à l’homme qui calcule ses moyens d’existence. Son champ peut-il ou ne peut-il pas nourrir une famille ? peut-il se marier on non ? sont des questions auxquelles chaque homme peut répondre à l’instant, sans hésitation, sans grand calcul. C’est l’habitude de compter sur la chance, où le jugement n’a rien de bien clair devant loi, qui cause les mariages téméraires imprévoyants, dans les classes tant basses qu’élevées de la société et produit parmi nous les maux de l’excès de population. Il faut bien que la chance entre dans le calcul de chacun alors que manque la certitude, comme c’est le cas là où, grâce à notre distribution de propriété une subsistance assurée n’est que le lot d’un petit nombre au lieu d’être celui des deux tiers de la population[173]. »

Ailleurs, et ceci est daté de la Suisse, il dit : « Notre paroisse est divisée en trois communes ou administrations. Dans celle que j’habite, Veytaux, il n’y a pas un seul pauvre, bien qu’il y ait un fonds amassé pour les pauvres et que le village se pense assez important pour avoir sa poste aux lettres, sa pompe à incendie, son watchmann et qu’il y ait une population de banlieue à l’entour. La raison est claire sans avoir recours à aucune contrainte morale mystérieuse ou à aucune addition des maux de l’excès dépopulation, à partir de ce qui arriva aux anciens Helvétiens (ainsi que saint François a l’absurdité de le supposer possible), dont Jules César réprima par le glaive l’émigration, résultat de l’excès de population. La paroisse est un des vignobles les mieux cultivés et les plus productifs de l’Europe, elle est divisée en parcelles entre un nombre considérable de petits propriétaires. La partie située trop haut sur la montagne pour recevoir de la vigne, est en vergers, en prairies, en pâture. Il n’y a point de fabriques ni de chance qu’il vienne du travail industriel dans la paroisse. Les petits propriétaires, avec leurs fils et leurs filles, travaillent sur leur propre terre, savent exactement ce qu’elle produit, ce qu’il leur en coûte pour vivre et si la pièce de terre peut supporter deux familles ou une. Ils vivent à l’aise en leur qualité de propriétaires. Ils sont bien logés, les maisons bien meublées et ils vivent bien quoiqu’ils soient des hommes de travail. J’ai vécu chez l’un d’eux pendant deux étés de suite. Ce sont gens qui ne s’aviseraient pas plus de songer au mariage sans avoir le moyen de vivre convenablement que ne le feraient les fils et les filles d’aucun gentleman en Angleterre. Ce doit être de même hors de la paroisse. La classe qui vient après les simples laboureurs ou marchands du village sont sous la même contrainte économique, que, par un abus des mots et des principes, on a appelée contrainte morale. La manière de vivre est bonne, ce qui tient à ce qu’ils vivent et travaillent tout le long du jour avec une classe plus élevée, — ils s’habillent, hommes et femmes, comme le sont les paysans propriétaires. Tout le monde porte le costume du pays. Cette paroisse peut être citée comme un exemple de ce que peuvent l’esprit de possession, les habitudes, les goûts, le style de vie qui résultent d’une grande division de la propriété pour restreindre chez une population la multiplication excessive. C’est une preuve que la division de la propriété, par une loi de succession différente en principe de la féodale, est le véritable frein contre l’excès de population[174]. »

Ailleurs, il dit : « Que la France, en nourrissant un tiers de plus d’habitants qu’avant la révolution sans avoir presque rien ajouté à sa terre arable, fournit la preuve que cette population doit être beaucoup plus laborieuse et doit donner à son champ beaucoup plus de soin et de travail incessant. Inutile d’ajouter que l’oisiveté engendre beaucoup de population et est tout à fait prolifique. — Le travail rude ou incessant du corps et de l’esprit est le plus puissant frein au physique et est tout à fait anti-prolifique.

« La plus profonde observation qui ait jamais été faite sur la science économique est celle de Salomon : « La ruine du pauvre est sa pauvreté même. » C’est leur pauvreté qui cause leur multiplication excessive, et leur multiplication excessive cause leur pauvreté. Remédiez à leur pauvreté, faites qu’ils possèdent, inoculez dans la masse entière de la société les goûts, les habitudes, les sentiments de prévoyance qui accompagnent la possession, en abolissant les lois de succession qui concentrent toute la propriété dans une classe supérieure, et vous aurez remédié à l’excès de population. Il se guérit de lui-même en France sans la contrainte anti-naturelle et immorale que les économistes politiques voudraient voir prêchée par le clergé comme une injonction de la religion et de la morale, ou imposée comme loi par les autorités locales[175].

» En France, continue-t-il, la propriété est largement répandue, la population s’accroît, et cependant le chiffre des naissances diminue. De ces enfants qui naissent, il en vit davantage pour grossir la population, quoique la moyenne actuelle des naissances soit inférieure d’un tiers à celle des pays où la propriété n’est pas répandue comme en France. N’est-ce pas là une preuve satisfaisante que la grande expérience sociale tentée en France fonctionne bien ? Le chiffre des enfants qui s’élèvent comparé à celui des naissances, est le témoignage le plus certain de bien-être et de bonne condition sous le rapport de la nourriture, du logement, des habitudes domestiques des parents, — chez le peuple[176].

Regardez n’importe où, la France est le pays des anomalies, et c’est pourquoi elle présente tant de phénomènes difficiles à expliquer. La division de la terre tend à faire de chaque homme un être ayant la disposition de lui-même et responsable, — en même temps que la centralisation politique tend à en faire un pur instrument dans les mains de ceux qui dirigent le vaisseau de l’État. La taxation, dans sa forme pécuniaire, monte à une somme effrayante, et il y faut ajouter l’obligation forcée du service militaire pendant plusieurs années et à un salaire purement nominal. La centralisation est la cause de dépenses énormes à Paris et autour de Paris, — le gouvernement ne recule devant rien de ce qui peut accroître l’attraction de la capitale, bien que cela diminue les attractions particulières des provinces. Il en résulte une disproportion qui va croissant entre la population de la capitale et celle du reste du pays, — le pouvoir d’association s’affaiblit dans les districts ruraux. Comme conséquence naturelle, on y souffre davantage des maladies, des disettes, des révolutions politiques ou commerciales ; la demande du travail ou la fourniture de subsistance y diminuent beaucoup. La loi de la composition de forces demande à être soigneusement étudiée par qui veut acquérir la science sociale ; — il n’est pas un mécanisme quelconque qui soit soumis à l’action de forces aussi nombreuses et aussi variées que le mécanisme d’une société. L’économie politique moderne, au contraire, enseigne que tous les maux de la société résultent d’une seule grande force qui pousse l’homme dans une fausse direction, — qui accroît le nombre de bouches, tandis que la seule machine de laquelle il puisse tirer son aliment perd de ses pouvoirs. Le lecteur a déjà vu jusqu’à quel point le Danemark a poussé la division de la terre et quels résultats il a obtenus. — La condition de la population y fournit « la démonstration vivante de l’inexactitude, de la théorie que la population augmente plus vite que la subsistance lorsque la terre est tenue par de petits propriétaires travailleurs[177]. »

En Allemagne la terre change constamment de mains, les gens de toute classe, dès qu’ils se trouvent en mesure de réaliser le premier et le plus grand vœu de leur vie, achètent de la propriété foncière. « Partout, dans le pays, chacun a la conviction qu’on a sa destinée dans ses propres mains, que la position dans la vie dépend des efforts que l’on fait, que pour s’élever dans le monde il suffit d’être assez patient et laborieux, qu’on peut gagner une position indépendante avec de l’habileté et de l’économie, — qu’il n’est point de barrière insurmontable qui vous empêche de faire un pas de plus dans l’échelle sociale, — qu’on peut arriver à acheter une maison et un faire-valoir — et que plus on a d’industrie et de prévoyance, mieux on établit sa famille. » Cette conviction « donne aux travailleurs des pays où la terre n’est pas liée dans les mains de quelques hommes, une élasticité de sentiments, une espérance, une énergie, un plaisir à économiser et à travailler, un dégoût pour la dépense en grossières sensualités, qui n’ont pour résultat que de diminuer le bien acquis, — et une indépendance de caractère que ne peuvent connaître les travailleurs dépendants et sans espoir de l’autre pays (l’Angleterre). Bref, la vie du paysan dans ces pays où la législation ne s’oppose pas à la subdivision de la terre est une école de la plus haute moralité. Sa position indépendante le stimule à améliorer son genre de vie, à économiser, à s’ingénier, à bien employer ses ressources, à acquérir de la moralité, à user de prévoyance, à s’instruire en agriculture, à donner à ses enfants une bonne éducation, afin qu’ils puissent améliorer le patrimoine et la position sociale qu’il leur léguera[178]. »

L’espérance est la mère de l’industrie, — qui, à son tour, produit le respect de soi-même et la sobriété et la modération dans toutes les actions de la vie. « Dans les villes d’Allemagne et de Suisse, dit M. Kay, on ne trouve rien qui ressemble à ces sources de démoralisation pour nos pauvres, — les gin-palaces, les palais du gin[179]. La sobriété y est générale, — ce que notre voyageur attribue à la puissance civilisatrice de leur éducation et aux habitudes d’ordre que la possibilité d’acheter de la terre et l’envie d’y parvenir entretiennent dans leur esprit[180]. »

Dans tous ces pays, le pouvoir d’association va constamment croissant, comme une conséquence de ce développement d’individualité qui résulte de la diversité de demande des facultés humaines. Dans toutes, la société prend graduellement une forme plus naturelle, — l’agriculture devient une science — et les prix des matières premières se rapprochent de ceux des utilités achevées. Dans toutes, la vie tend à se prolonger à mesure que l’homme gagne en liberté[181].

§ 5. — Phénomènes que présentent les pays exclusivement agricoles, — ceux qui prennent l’Angleterre pour guide. Imprévoyance et pauvreté. Conséquences de l’absence de diversité dans les modes d’emploi, et de la consolidation de la terre. Adaptation du pouvoir procréateur aux circonstances dans lesquelles une société se trouve placée.

Venant maintenant à la Turquie, au Portugal et à la Jamaïque, pays où la taxe de transport va s’accroissant — et où le pouvoir d’association a presque disparu, nous trouvons une population qui diminue par degrés, mais constamment, une terre qui se consolide de plus en plus, — et l’homme, par une conséquence nécessaire, perdant de son pouvoir et devenant moins propre à occuper la position responsable destinée à l’être à qui a été donné le pouvoir de diriger à son service les forces de la nature. Si nous passons à l’Inde, nous trouvons une communauté qui a eu jadis des centres locaux en nombre, — un sentiment de responsabilité qui se manifestait alors par un soin universel d’instruire les enfants de la campagne, de les mettre à même d’accomplir dignement leurs devoirs envers eux-mêmes et envers tout ce qui les entoure[182]. Depuis que ces centres ont disparu, la terre s’est puisée, les famines et les pestes ont sévi souvent et rudement, les écoles sont rares et pauvres, la population offre de plus en plus richesse excessive chez quelques-uns, dénuement complet chez le reste ; la société tend d’heure en heure à se dissoudre, le pouvoir de préservation personnelle décline de jour en jour[183].

Les pays que nous venons de nommer ont subi une longue application du système qui vise à séparer le consommateur du producteur et à réduire la population à des cultivateurs nécessiteux d’une part, et des intermédiaires rapaces d’autre part. Quant à l’Irlande, le cas a été tant soit peu différent ; — la dernière partie du dernier siècle s’est écoulée pour elle sous un régime analogue à ce qui existe aujourd’hui dans le centre et le nord de l’Europe Le commerce s’y développait, la demande de travail allait croissant, la terre et l’homme acquéraient de la valeur et les utilités achevées perdaient de la leur, — enfin, la communauté progressait d’un pas plus rapide que partout alors dans l’Europe continentale[184].

Par l’acte d’union, tout a changé : — en vertu de ses provisions, les fabriques ont été expulsées du pays, — et la demande des facultéshumaines a été limitée à la demande de la simple force musculaire la plus grossière pour le travail rural. L’usage d’un champ à n’importe quel prix de loyer d’un côté, ou mourir de faim de l’autre, ce fut le seul choix qu’il leur fut laissé. Rien d’étonnant que l’espoir ait fui, que l’éducation, les livres, les bibliothèques et tout ce qui s’applique au développement intellectuel ait disparu, — laissant à leur place l’insouciance et l’imprévoyance, qui, depuis, ont amené un si grand accroissement de population. La famine succédait à la famine, — une épidémie à une épidémie, et la population augmentait. La raison de tout cela se manifeste dans le grand fait : que l’homme réel avait disparu par degrés, et que l’homme purement animal se substituait à sa place[185].

« L’Irlandais tenancier d’un cottage, le pauvre diable famélique qui vit de pommes de terre et d’eau, — pour citer encore le voyageur anglais distingué qui nous a fourni de précédentes observations, — ne possède rien comme point de départ, ni en terre, ni en aucune autre nature de valeur. Il est, lui et toute sa classe, par suite du fonctionnement de la loi de primogéniture dans la société, pauvre ab initio, et toute l’épargne qui peut se réaliser dans sa condition inférieure, sur les conforts et les nécessités de la vie, va dans la poche de son propriétaire sons forme de rente et non dans la sienne comme épargnes de sa propre prévoyance et de sa sobriété. De plus, il se trouve placé dans une fausse position par les propriétaires irlandais, même si on la compare à la tenure-cottagère qui exista d’abord dans toute l’Écosse et qui existe encore aujourd’hui dans les comtés du nord. Celle-ci était généralement grevée d’une rente en nature, c’est-à-dire d’une part proportionnelle dans la récolte ou réglée sur le rendement moyen. Le paysan avait devant lui une donnée facile à comprendre ; il savait tout d’un temps, si le champ produirait assez pour le nourrir lui et sa famille après déduction du surplus demandé pour la rente, ou, sinon, il cherchait à vivre en s’employant autrement. Sa manière de vivre n’était pas amoindrie par cette rente en nature, parce qu’il avait un aperçu clair du rendement le meilleur et du rendement le plus faible du champ pour la consommation de sa famille après avoir payé la part qui était la rente. La petite tenure irlandaise, au contraire, doit payer la rente en monnaie. Il eût été tout aussi raisonnable de la leur faire payer en vins de France pour le squire, ou en modes de Paris pour la lady. Leur terre ne produit ni or, ni argent, ni bank-notes irlandaises. C’est manquer de raison d’exiger du paysan, de l’homme ignorant, qu’il paye en ces sortes d’utilités, — qui ne sont que des utilités comme les vins et les soieries, — et de faire de ces hommes simples, sans expérience du négoce, une proie pour les agioteurs des marchés, de leur faire courir le double risque mercantile de vendre leurs propres utilités et d’acheter celles dans lesquelles il plaît à leurs propriétaires d’être payés[186]. »

Le passage suivant montre fort bien comment la tenure-cottagère et la rente-monnaie arrivent à produire la négligence et l’imprévoyance.

« La rente-monnaie détériore la condition du petit tenancier de deux manières. Plus il a l’instinct d’honnêteté, plus il lui faut vivre pauvrement, chichement. Il lui faut vendre tout le meilleur de son rapport : son grain, son beurre, son chanvre, son cochon, et vivre sur la nourriture la plus misérable, ses plus mauvaises pommes de terre et de l’eau, afin de s’assurer de l’argent pour la rente. Elle détériore ainsi sa manière de vivre. De plus, la rente-monnaie l’induit à quitter le sentier de la certitude pour celui de la chance. Elle détériore ainsi son moral. Demandez lui six boisseaux d’avoine, d’orge, ou six mottes de beurre, six bottes de chanvre pour tel champ qui n’en a jamais produit que quatre, son bon sens et son expérience le guideront. Il voit et comprend la simple donnée qui est devant lui, il sait par expérience que ce rendement ne peut s’obtenir, que cette rente ne peut se payer et il s’en va chercher à vivre en Angleterre ou en Amérique. Mais demandez-lui six guinées par acre pour une pièce de terre et que ce soit plus que la rente d’une autre pièce, il se fie à la chance, à l’événement, à de bons prix sur le marché, à de vieilles aubaines d’un travail casuel, un travail d’été ou de moisson au dehors ; — bref, il ne sait trop à quoi, car le voici placé dans une fausse position, le voilà comptant sur les chances du marché, sur des succès et des profits mercantiles, tout autant que sur son industrie et sur son habileté dans sa petite ferme[187]. »

Consultez les documents publiés à toutes les époques sur la condition de ce pays où une population entière a été si longtemps « dépérissant par millions, » vous y trouverez la preuve de ce fait : que ceux qui ont une propriété, ne fût-ce que de 10 livres sterling, sont prévoyants sur la question de contracter mariage, tandis que ceux qui n’ont absolument rien se marient sans la moindre hésitation. Néanmoins, feuilletez les économistes modernes, vous y trouverez :

« La condition basse et dégradée dans laquelle le peuple irlandais est aujourd’hui plongé est la condition à laquelle sera réduit tout pays où la population, pendant une période considérable, s’accroîtra plus vite que les moyens de fournir à une subsistance confortable et décente[188]. »

La proposition pourrait se poser autrement, — en attribuant la condition de la population à ce fait qu’il y a eu obstacle à ce que s’établisse la combinaison qui rend le travail productif, et augmente la quantité de ces utilités et objets qui leur eussent assuré « une subsistance confortable et décente. » De l’autre côté du canal, M. Mac-Culloch a, en face de lui, un pays, — la Belgique, — où une population beaucoup plus compacte progresse rapidement en production et en civilisation, bien que son territoire ait été dans le principe l’un des plus pauvres de l’Europe, tandis que l’Irlande a été remarquable par sa fertilité. Et même, sans quitter l’Angleterre, il aurait trouvé une population presque aussi compacte à laquelle il est disposé à attribuer la prééminence dans les arts et dans les armes. Pourquoi cette différence ? pourquoi le peuple d’Irlande va-t-il s’éteignant, tandis que celui de Belgique prospère ? Parce que ceux qui dirigent le premier ont cherché à détruire le pouvoir d’association, tandis que ceux qui dirigent le second ont cherché à favoriser le développement de ce pouvoir ; parce que, dans le premier système, on a visé à réduire le peuple à l’état de simples bêtes de somme ; tandis que, dans l’autre, on a tendu à relever à la condition du véritable homme, — l’être né pour le pouvoir.

Dans ce cas, comme dans presque tous les autres, l’économie politique moderne substitue l’effet à la cause, résultat bien naturel de rémission d’une théorie qui nous enseigne que l’homme débute dans la culture par l’impliquer aux riches sols des vallées, laissant les sols pauvres des hauteurs à ceux qui viendront après lui. C’est renverser l’ordre, et de là sont nées les idées que le trafic et le transport sont plus avantageux que la production, — que la part du propriétaire tend à augmenter à mesure que diminue celle du travailleur, — et que le tenancier est destiné, en fin de compte, à devenir l’esclave du propriétaire de la machine à laquelle seule il peut s’adresser pour obtenir les subsistances. C’est lorsque l’homme ressemble le plus à l’animal qu’il est le plus disposé à regarder le commerce sexuel comme la seule jouissance à sa portée et qu’il a le plus d’enfants, — pourvu que la femme, quoique pauvre continue à rester chaste. La chasteté des femmes d’Irlande est proverbiale, et c’est à cette cause, unie à un abaissement de condition qui touche à la bestialité, qu’il faut attribuer le rapide accroissement en Irlande : — des qualités qui, sous un système sage, produiraient la plus grande somme de bien, produisent là un effet nuisible.

Dans les autres pays qui nous occupent, l’arrêt de circulation sociétaire se manifeste par la diminution de population, tandis qu’en Irlande c’est l’effet contraire qui est produit, ce qui nous prouve l’adaptabilité de l’animal humain aux circonstances dans lesquelles il mène sa courte existence. la différence de la population de ces pays, l’Irlandais est placé entre deux autres populations, qui avancent rapidement, — ayant la même littérature, parlant la même langue que lui, et possédant des institutions qui correspondent à un haut degré à celles de sa terre natale. Chez elles, il a trouvé un débouché pour son excédant de population, et plus cela a été le cas, plus s’est augmentée l’imprévoyance que les deux sexes apportent à contracter mariage, — tout sentiment de devoir envers eux-mêmes et envers leurs enfants a disparu dans le même gouffre où avaient déjà disparu leurs espérances tant du présent que de l’avenir[189].

La centralisation et spécialement la centralisation trafiquante, tend à l’inégalité de condition, et voilà comment la ruine des fabriques de l’Irlande et de l’Inde a contribué tellement à produire la consolidation de la terre dans la Grande-Bretagne.

§ 6. — La consolidation de la terre et la maladie d’excès de population sont conséquences nécessaires de la politique qui vise à avilir le prix du travail et des denrées premières de la terre. Le système anglais tend à produire ces effets. Ses résultats tels qu’ils se manifestent dans la condition du peuple anglais.

Venons au berceau de la théorie de l’excès de population, nous trouvons dans l’Angleterre un pays où, le lecteur l’a déjà vu, les petits propriétaires ont à peu près disparu. Les 200.000 propriétaires d’il y a 80 ans sont représentés aujourd’hui par moins de 35.000. À cette date, le chiffre de population était 7.500.000, — il y avait eu accroissement de 10 p. % dans la longue période de 75 années. Aujourd’hui, en 1855, il est de 18.786.914, — il y a eu accroissement de 150 p.  % dans une période qui n’est que très-peu plus longue. L’élévation du chiffre a donc marché du même pas qu’une consolidation de la terre qui place une classe au-dessous et l’autre au-dessus de la réalisation de l’espoir, — un état de choses qui tend plus qu’aucun autre à réduire l’animal humain à la condition de simple outil à l’usage du trafic.

La consolidation chassant le travailleur de la culture du sol, tandis que l’outillage perfectionné le chassait de la fabrique, le pauvre a été fait plus pauvre et plus faible, à mesure que le riche devenait plus riche et plus fort. L’Irlande aussi a contribué beaucoup au même résultat. À mesure que l’acte d’union fermait graduellement ses fabriques et ne laissait à sa population que le travail rural comme moyen d’existence, elle se trouva forcée d’émigrer, comme les Italiens d’autrefois, vers le lieu où se distribuaient des taxes, dans l’espoir d’obtenir des salaires, — et sa concurrence vint jeter le travailleur anglais plus avant sous « la tendre merci » du capitaliste. On vit d’année en année le petit propriétaire tomber à la condition de journalier, et le petit artisan et le détaillant réduits à vivre de salaires, — la population entière tendant à se diviser en deux grandes classes, séparées l’une de l’autre par un gouffre infranchissable : le très-riche et le très-pauvre, le maître et l’esclave[190].

À mesure que l’Angleterre fut de plus en plus inondée, par l’île sa sœur, d’une population misérable quittant la terre natale pour chercher à s’employer, le riche trouva plus de facilité à accomplir « les grands travaux, dont le pays a été redevable au bas prix du travail irlandais, » et plus il affluait de ce travail, plus diminuait à la fois en Irlande et dans la Grande-Bretagne la faculté de fournir un débouché aux produits du travail manufacturier de l’Angleterre. De là surgit une nécessité de se mettre en quête de nouveaux débouchés au dehors pour remplacer ceux qu’on avait eus auparavant dans le pays ; et ainsi le travail à bon marché, une conséquence du système, devint à son tour une cause de nouveaux efforts pour obtenir le travail à un prix de plus en plus infime. Après que l’Irlandais eut perdu le faculté d’acheter, il devint nécessaire de chasser l’Hindou de son propre marché. Après l’expulsion du Highlander, il devint plus important de s’attaquer aux tailleurs et aux tisserands de la Chine. Après qu’on eut appauvri l’habitant du Bengale, vint la nécessité de remplir le Punjab et l’Afghanistan, Burmah et Bornéo de marchandises anglaises. Paupérisme et insouciance sont nécessairement à la racine d’un tel système basé, comme il l’est, sur l’idée d’un perpétuel antagonisme des intérêts[191].

Le résultat c’est que la condition de la population rurale va se détériorant constamment[192] — Que désespérant de pouvoir l’améliorer, on s’y marie de bonne heure et dans des circonstances destructives de toute moralité[193], que l’infanticide s’y commet en nombre effrayant[194] — et que la démoralisation y marche avec une rapidité presque sans exemple[195].

Que l’homme gagne en liberté et en sentiment de responsabilité à mesure qu’il y a rapprochement entre les prix des matières premières et ceux des utilités achevées, — les premières se mettant en hausse, les seconds s’abaissant, — c’est un grand principe dont la vérité est attestée par l’expérience de toutes les nations du monde passé et présent. C’est précisément le contraire qui est la doctrine sur laquelle se fonde la politique anglaise, le travail à bon marché, les matières premières à bon marché sont regardés comme les grands objets à désirer. Dans cette direction se trouve l’esclavage et l’irresponsabilité envers Bien et envers l’homme. C’est au cri « le pain à bon marché » néanmoins qu’on a dû le rappel des lois des céréales, et cependant il eût suffi d’un peu d’examen pour voir que la quantité de travail que demande la production de l’aliment en Irlande et en Angleterre n’équivaut pas, en réalité, au travail qu’exige rien que son transport du cœur de la Russie ou de l’Amérique[196]. Le rappel a eu précisément l’effet qu’on avait prévu, — il a presque réduit à rien la demande du travail en Irlande et forcé des centaines de mille d’Irlandais à venir en Angleterre chercher un marché. La concurrence pour la vente du travail, augmentant en Angleterre, a produit un flot d’émigrants pour les terres lointaines, les laboureurs en tête du mouvement. Pour quelque temps le prix de l’aliment a baissé, pour remonter de nouveau, et stationner plus haut qu’on ne l’avait vu depuis nombre d’années. — Le résultat se manifeste dans les chiffre suivants qui indiquent la proportion des décès au chiffre de population pendant les premiers cinq ans de la dernière et de la présente décade.

1841 ______ 1 à 46 _________ 1851 ______ 1 à 45
1842 1 à 46 1852 1 à 45
1843 1 à 47 1853 1 à 44
1844 1 à 46 1854 1 à 43
1845 1 à 48 1855 1 à 44

Voilà un changement extraordinaire, et ce qui le rend davantage encore, c’est que la période de 1841 à 1846 comprend des années de détresse plus remarquables peut-être qu’aucune autre mentionnée dans l’histoire anglaise, — années qui pavaient la voie pour le rappel de la loi des céréales en 1846, — la masse de misère avait presque dépassé toute croyance[197].

Voici la proportion des mariages et des naissances à la population pendant ces deux mêmes décades :

Mariages Naissances ____ Mariages Naissances
1841 1 à 130 1 à 31 1851 1 à 117 1 à 29
1842 1 à 156 1 à 31 1852 1 à 115 1 à 29
1843 1 à 132 1 à 31 1853 1 à 112 1 à 30
1844 1 à 125 1 à 31 1854 1 à 117 1 à 29
1845 1 à 116 1 à 31 1855 1 à 123 1 à 30
Moyen. 1 à 127.8 Moyen. 1 à 31 Moyen. 1 à 116.8 Moyen. 1 à 29.4

Le phénomène que l’Irlande a offert à l’observateur se trouve ainsi reproduit en Angleterre, — le développement d’émigration est accompagné de mariages imprévoyants, d’une grande augmentation de naissances et d’une augmentation de décès, nous avons là une preuve de l’adaptabilité des tendances procréatives aux circonstances dans lesquelles une société se trouve placée.

Le tableau suivant indiquant la proportion des décès au chiffre de 10.000 personnes, nous montre qu’il y a tendance générale vers la diminution de la durée de vie.

1813 à 1830 __ 1838 à 1848 ______ 1858
Au-dessous de 5 ans 3.451 3.967 3.894
5 à 10 424 505 419
10 à 15 265 268 234
15 à 20 343 347 668
20 à 30 781 772 660
30 à 40 672 660 653
40 à 50 660 611 643
50 à 60 700 619 780
60 à 70 917 802 958
70 à 80 1.049 855 835
80 à 90 642 511 240
90 et au-dessus 96 83 16
--------— -------— --------
10.000 10.000 10.000
Au dessous de 20 ans 4.483 5.087 5.215

Continuité et régularité sont choses aussi désirables dans le mouvement sociétaire que dans le mouvement d’une machine à vapeur ou d’une montre. Une fois obtenues, il y a tendance constante à l’accélération de circulation, avec accroissement correspondant de richesse, accroissement du taux de la quote-part du travailleur, accroissement du développement d’individualité, du pouvoir d’association et de coopération, accroissement du sentiment de responsabilité qui distingue l’homme de tous les autres animaux qui couvrent la surface de la terre. Pour tout cela il est indispensable qu’il y ait diversité d’emplois, — la société prenant ainsi par degrés sa forme naturelle, l’agriculture se faisant plus savante et le travail donné à développer les pouvoirs de la terre devenant plus productif. Pendant presque un siècle, tous les efforts du peuple anglais ont eu pour but de cherchera prévenir la diversification de professions dans les autres sociétés. — Nous en voyons le résultat dans l’épuisement de la Turquie, du Portugal, de l’Irlande, de l’Inde, de la Jamaïque et de toutes les autres nations qui ne se sont pas protégées contre « une guerre » qui avait pour but « d’étouffer au berceau » les fabriques naissantes du monde, — et aussi dans la production chez la nation anglaise elle-même d’un état de choses, qui correspond exactement à ce qu’Adam Smith avait prédit pour résultat certain du maintien d’un système dénoncé par lui comme une violation manifeste des droits les plus sacrés de l’humanité[198].

Dans l’étude des faits observés chez les différentes nations, il est indispensable de faire la part des circonstances. La Grèce, qui fut pendant des siècles la proie des Vénitiens et des Turcs, — l’Italie, qui servit de théâtre de guerre aux Autrichiens, aux Français, aux Espagnols, — doivent présenter des phénomènes tout à fait différents de ceux de la Grande-Bretagne. La Belgique, ravagée comme elle l’a été par des armées aux prises, a vécu d’une vie toute autre que l’Angleterre, — elle a constamment souffert du fléau de la guerre, tandis que l’autre a goûté la paix intérieure la plus profonde. Nulle part l’homme n’a joui de l’occasion favorable, qui s’est présentée chez cette dernière, de se mettre en mesure de devenir souveraine de la nature, — et nulle part on n’a obtenu sur elle autant de pouvoir. Et si ce pouvoir n’a point réussi à apporter avec un accroissement de production, — faculté d’accumulation, — distribution équitable et tendance croissante vers l’harmonie dans les rapports de l’homme avec la nature et de l’homme avec ses semblables, la cause doit se trouver dans l’erreur humaine et non dans quelque faute de la Providence. Ceux qui la cherchent dans la première ne manqueront pas de la découvrir, — s’ils prennent pour guide de leurs recherches l’auteur de la Richesse des Nations.

§ 7. — La vie du pionnier favorable à l’accroissement de population. Le système américain, ici comme ailleurs, est un système d’anomalies, — la localisation est la théorie, et la centralisation est la pratique. Effets manifestés dans la durée de la vie.

La vie du pionnier, en un lieu où il y ait sécurité raisonnable pour la personne et la propriété, est, comme on l’a vu, favorable à la multiplication, — les hommes isolés ont peu d’occasion d’exercer d’autres facultés que celles qui stimulent la force physique en laissant les forces intellectuelles presque sans développement. En raisonnant a priori, ce doit donc être aux anciennes provinces et aux États actuels du. Nord de l’Amérique qu’il faudra nous adresser pour le plus rapide accroissement de population, et c’est là que nous le trouvons. Dans la marche ordinaire des choses cependant cela changera, — car l’homme réel sera stimulé à entrer en action, — la prévoyance remplacera l’insouciance, — le soin, l’économie, la réflexion, et un désir des jouissances de la vie d’un ordre supérieur deviendront les caractères de cette population. Cela aurait été aussi le changement observé sous un système qui tendait à faciliter l’accroissement du pouvoir de coopération, et le développement qui suit de l’homme intellectuel ; un système qui visait à faire de l’agriculture une science. Par malheur, cependant, on a pris la marche contraire, — qui n’est que la continuation de ce système colonial sous lequel on épuisait un sol, après quoi les hommes étaient chassés vers les forêts vierges, en quête de nouvelles terres, et la vie de pionnier se perpétuait comme la condition de l’existence américaine[199].

Examinez-le n’importe où, le système est un système de contrastes, — l’action locale est la théorie sur laquelle il repose, et la centralisation est la pratique. L’une tend à produire la continuité dans le mouvement sociétaire, — à développer l’individualité dans la population, — à accroître ce sentiment de responsabilité qui conduit à la tempérance et à la modération dans toutes les conditions de la vie, — et à l’harmonie entre les individus et entre les États. L’autre tend, au contraire, à rendre de plus en plus instable l’action sociétaire, — à diminuer l’individualité en limitant de plus en plus les poursuites de l’homme à celles du trafic et de la culture, — à affaiblir le sentiment de responsabilité, et en même temps à développer l’intempérance qui s’abandonne aux passions, — deux choses dont l’effet est d’augmenter la population ou de ruiner la vie des adultes[200].

On n’a point de statistiques sur la vie pour l’Union entière, — faute d’une mesure générale pour constater le mouvement de la population. Le recensement montre que la proportion d’individus qui arrivent à un âge avancé est considérable, mais c’est à peu près tout ce qui soit d’une application générale[201]. Massachusetts est le seul de nos États qui ait des statistiques vraiment dignes de confiance, — exemple qui contraste heureusement avec la négligence qui règne ailleurs ; nous y voyons combien est considérable la proportion des unions, naissances et morts étrangères[202]. Sur 2.536 hommes qui ont contracté mariage dans la ville de Boston en 1856, on ne comptait pas moins de 1.503 étrangers, — plus de la moitié des femmes étaient de même étrangères. Là, en concordance, nous trouvons une mortalité extraordinaire dans le premier âge, — le phénomène de l’Irlande se reproduit sur le littoral occidental de l’Atlantique.

Sur la totalité des décès de l’État, plus d’un cinquième a lieu à l’âge d’un an. — Dans les cinq premières années, ils vont à 40 %[203].

À Boston, la chance de mort, dans les cinq premières années, est plus forte que dans le reste de la vie. À quel point ces faits observés sont-ils applicables à l’Union entière, nous manquons des moyens de le savoir ; mais, quant à la ville de New-York, nous trouvons que les décès au-dessous de 5 ans, qui, en 1817, ne formaient qu’un tiers, étaient arrivés, en 1857, à former les sept dixièmes ; ceux des adultes présentant le chiffre de 82, 117 contre celui de 138, 158 décès d’enfants[204]. Sur la population noire de cette ville, les décès sont aux naissances comme 7 est à 3, ou plus que 2 est à l[205].

Aucun pays ne présente des contrastes aussi remarquables. — Une grande longévité, sous certaines conditions, s’y montre à côté d’une mortalité sur l’enfance qui n’est point dépassée presque ailleurs. Dans la période de huit années qui finit en 1855, la moyenne de vie probable pour les individus mâles de toutes professions, dans Massachusetts, une fois l’âge de 20 ans atteint, était presque de 63 ans et demi[206]. De l’autre côté, nous voyons que, dans la ville de Baltimore, de 1831 à 1840, les décès, qui étaient de 1 sur 43, sont aujourd’hui de 1 sur 40 ; — que, dans New-York, en 1810, les décès étaient 1 sur 46, — contre 1 sur 41, en 1815, — 1 sur 37, en 1820, — 1 sur 34, en 1825, et 1 sur 28 et demi, en 1855[207].

Pour les nouveaux États, nous n’avons pas de statistiques ; mais ce fait général se présente de lui-même : que des gens qui sont chassés par une politique fâcheuse, et contraints de commencer trop tôt le travail d’établissement, s’adonnent constamment à cultiver les riches sols avant d’y avoir réalisé les conditions requises pour que la santé et la vie ne soient pas en danger. Les maladies et la mort sont les conséquences nécessaires. Le système qui encombre les villes aux dépens de la vie produit le même effet dans l’Ouest.

À mesure que les hommes gagnent en aptitude à marcher ensemble et à combiner leurs efforts, la vie gagne en durée et tous gagnent en liberté. Sont-ils forcés de se séparer, la vie se raccourcit, le travailleur perd en liberté. Que l’Amérique soit dans cette dernière voie, et qu’elle s’y soit plus décidément engagée dans la période écoulée depuis que le parti généralement dominant dans l’Union a adopté le libre-échange et la politique de dispersion, cela ne peut faire aucun doute. Aussi, voyons-nous d’année en année l’accroissement du paupérisme, de l’intempérance, de l’immoralité, fournir une nouvelle et plus forte évidence à l’appui de la doctrine sur l’excès de population[208].

§ 8. — La fonction reproductive n’est pas une quantité constante. Elle s’adapte aux différentes conditions de race. Preuve qu’il existe dans la nature harmonie entre le taux de procréation et les subsistances. Prédominance générale des fonctions de nutrition et sexuelles. Antagonisme des instincts animaux et des facultés supérieures. Opposition spéciale entre les fonctions nerveuses et sexuelles. Fécondité chez les êtres sans valeur d’une civilisation imparfaite. Infécondité chez les tribus de chasseurs. Activité des freins intellectuels à la procréation. Les pouvoirs cérébral et générateur chez l’homme mûrissent ensemble. Fécondité en raison inverse de l’organisation. Faits que fournit la physiologie. Pouvoir cérébral de la femme affaibli par la fonction utérine. Effets divers des diverses qualités mentales et morales. Rapport de la fécondité à la mortalité. Une loi de population s’adaptant d’elle-même assure l’harmonie entre l’augmentation de population et celle des subsistances. Changements futurs dans le rapport de procréation tendant à développer le plus haut bien-être de la race.

L’obligation du célibat, nous assure-t-on, est souvent nuisible à la santé. C’est pourtant là ce que nous recommandent si librement, sous le nom de contrainte morale, les enseignants qui tiennent que le Créateur a si mal construit les lois auxquelles il a soumis l’homme que sa créature doive employer tous ses efforts pour les redresser. Ce genre de contrainte sur la reproduction de l’espèce diffère beaucoup de cette autre contrainte qui prend sa source dans le développement de l’homme, dans l’accroissement de son respect de lui-même, — dans l’accroissement du sentiment de responsabilité envers sa famille, envers ses sem blables, envers le dispensateur de tous biens dont il use en appliquant les pouvoirs qu’il a reçus. Cependant c’est là le côté moral de la question ; il nous suffit d’étudier le côté physique pour montrer combien ils sont en harmonie l’un avec l’autre.

Nous avons, dans ce but, suffisamment montré combien les éléments de l’homme pris individuellement, — disposé ainsi qu’il l’est pour devenir le maître de la nature, — sont propres à le mettre en mesure de faire face et de parer aux accidents auxquels il est nécessairement exposé ; nous allons considérer maintenant l’agencement et les lois qui se manifestent dans son organisme et répondent à l’objet d’ajuster la fonction reproductive à la condition toujours variable et aux exigences de la race, — parfois augmentant la fécondité pour réparer les déperditions de la guerre et des maladies, et d’autres fois la restreignant dans les limites qui conviennent aux jours plus heureux de la paix.

Comme la croyance à l’existence de telles lois prend sa noble source dans la philosophie de la prévoyance générale qui se manifeste si clairement partout ailleurs dans la nature, il n’est ni dangereux, ni illogique de baser sur ce terrain seulement notre foi dans l’existence d’une loi qui régit le mouvement de population en harmonie parfaite avec les conditions sociétaires auxquelles il se rapporte, — le système d’existence étant engagé à une tâche persistante et régulière pour l’accomplissement de tous les faits qui sont logiquement à attendre dans chaque département de l’univers.

Cependant, comme l’assurance de la foi — en ceci, aussi bien que dans toutes les autres branches des sciences naturelles, — trouve son meilleur appui dans la philosophie des faits, nous nous adressons à l’économie de la constitution humaine pour voir ce que la science a découvert dans le domaine de la physiologie qui tende à nous confirmer dans la croyance à laquelle nous inclinions si naturellement.

Le corps humain se compose d’une multitude de parties avec une belle variété de fonctions et de propriétés : — le cœur, les artères, les veines, qui sont les organes de circulation ; — les muscles, ceux de mouvement ; — les glandes, ceux de sécrétion ; — les viscères abdominaux sont chargés de la digestion ; — les thoraciques, de la respiration ; — les organes sexuels, de la reproduction. Au cerveau et aux nerfs sont confiés la sensation, la perception, le vouloir, l’intellect, l’émotion, et principalement la suprême fonction de coordonner les actions de tous les autres organes de la structure complexe, — préparant et assurant ainsi ce concert et cette unité de service de toutes les parties, nombreuses autant qu’elles le sont, que réclame une organisation parfaite.

Pour l’agrégat de tous ces divers organes, il faut une limite de force vitale, — un certain point ou une certaine quantité qui soit son ultimatum. C’est donc une conséquence d’une telle limitation que, de la distribution égale ou inégale de cette somme déterminée de force vitale parmi les divers organes, dépendent les efficacités respectives de chacun d’eux et de l’ensemble. La totalité delà force vitale se prête et est sujette à une grande inégalité de distribution, non-seulement dans ces transports d’énergie allant d’un groupe d’organes se concentrer sur un autre, comme c’est le cas chaque fois que nous changeons d’occupation, mais d’une manière continue et habituelle pendant la période entière de la vie humaine. Chez quelques individus, le système musculaire fonctionne beaucoup plus que l’intellectuel. Chez d’autres, 1es organes de nutrition absorbent beaucoup de cette vigueur générale que leur destination avait été de fournir. Chez un plus petit nombre, les pouvoirs intellectuel et moral sont exercés aux dépens des systèmes de nutrition et de locomotion ; tandis que, chez les femmes, le système de reproduction influe considérablement, sous une forme ou sous une autre, à partir de la puberté jusqu’à l’âge critique, sur les facultés intellectuelles.

Toutes ces irrégularités se rencontrent dans les limites de ce qui est appelé la santé, — bien que souvent passant à des degrés tellement extrêmes qu’ils se trouvent au-delà de ce qu’on entend parce terme, dans son sens le plus complet. Dans la maladie, la prédominance qui vient à résulter de la rupture d’équilibre des diverses fonctions devient plus marquée. — Elle accuse mieux la diminution de forces dans un groupe d’organes produite par un excès d’activité dans d’autres. Chez un homme robuste, atteint de la fièvre, la sensibilité nerveuse est excitée, la circulation est exagérée, — en même temps que les systèmes sécréteur et musculaire ont perdu presque tout pouvoir d’agir. Chaque nerf tressaille ; le cerveau est dans un état de délire, les vaisseaux sanguins dans un état de rude commotion, le patient est frappé de débilité musculaire, — l’acde la peau et des viscères est presque suspendue, si même elle ne l’est tout à fait.

Ainsi, dans les deux états de santé et de maladie les diverses fonctions du corps vivant sont sujettes et cela habituellement à de grandes modifications dans leurs activités respectives. On peut dire en général que la force vitale ne peut être habituellement concentrée sur quelque partie de la structure qu’aux dépens des autres parties. Il est cependant de vérité presque universelle que ces fonctions qui servent à la vie animale et celles qui servent pour la continuation de la race, accomplies comme elles le sont par des forces instinctives absorbent la plus grande part delà puissance du système, au détriment de ces facultés autres et d’un ordre supérieur qui demandent l’éducation et la discipline pour se développer dans leur pleine et énergique proportion. En d’autres termes, les fonctions de nutrition et de sexe ont, en règle générale, sur les facultés morales et intellectuelles, tous les avantages résultant de l’impulsion instinctive, aussi bien que contre les aspirations des facultés plus rares et plus nobles qui ont besoin de la culture pour développer leur force.

Tandis qu’un tel antagonisme entre les diverses fonctions du corps est ainsi un résultat général et naturel de l’organisation vitale, il est curieux d’observer qu’un rapport du même genre existe à un degré tout spécialement éminent entre les forces nerveuses et les reproductives. Le travail purement musculaire ne semble pas en quelque sorte défavorable à la fécondité. — Les esclaves des plantations du Sud et les paysans ignorants de l’Irlande sont parmi les classes les plus prolifiques de la race. L’absence d’activité intellectuelle semblerait dans les deux cas servir d’explication. Il en est de même chez les robustes pionniers des pays neufs, — hommes dont les travaux impliquent une certaine somme de travail dû au cerveau, mais non à un degré tel qu’il fasse contrepoids aux fonctions physiques. Ce travail se faisant principalement le serviteur de celles-ci, est en qualité et en somme parfaitement compatible avec les plus bas offices du corps.

La chasteté et l’infécondité bien connues des tribus qui vivent de la chasse, au lieu d’être exceptionnelles et en opposition avec l’opinion par nous émise, sont, en point de fait, une preuve frappante de leur vérité générale. L’adaptation qu’elle constate est manifeste, que nous en expliquions les causes aussi clairement ou non. Ces hommes, comme les animaux de proie, ont besoin, pour fournir à leur subsistance, d’un territoire cent fois plus grand que les hommes et les animaux de mœurs pacifiques, — et les lois d’adaptation spontanée se conforment à ce que le cas exige. — Leur vie est une vie de fatigue excessive entremêlée de périodes d’une énergie épuisée, d’un dénuement qui met à bas. Le peu de rapports sociaux que leur état politique comporte tend plutôt à réprimer qu’à cultiver les affections. — Le ton des sentiments qui prédominent est défavorable à l’impulsion sexuelle, tandis que la vigilance et l’esprit constamment éveillé qu’exigent les difficultés et les hasards de la chasse coutumière, aussi bien que les fréquents conflits avec les sauvages, leurs voisins, donnent, et cela très-nécessairement, une grande force additionnelle aux autres causes qui forment antagonisme à la fonction de reproduction.

Les manouvriers de notre civilisation imparfaite, au contraire, emploient leur force musculaire sous une excitation nerveuse très faible, — l’action de leurs forces intellectuelles restant au plus bas point qu’il soit possible à des créatures raisonnables. Le chasseur, nous l’avons vu, a besoin d’agilité, d’astuce, de vigilance, de courage, de résolution morale, qualités dont l’exercice fait de rudes appels à l’appareil cérébral. Aussi l’homme sauvage, personnifié dans l’Indien de l’Amérique du Nord, se distingue-t-il de l’esclave et du paysan par une imagination active, une humeur libre, des sentiments élevés, un haut style d’éloquence, — indiquant un cerveau actif et vigoureusement trempé. Il y a plus, son agilité même est une modification de l’action musculaire exigeant combinaison et coordination si rapides et si précises, qu’elle demande pour l’exécuter la tension la plus forte du système nerveux. Cette tension constante du système nerveux, sensitif, mental et coordinateur, bien appréciée, nous explique le manque de sentiment sexuel, et cela en conformité entière avec les idées générales qui sont notre point de départ. C’est ainsi que la mythologie grecque a fait de Diane la déesse de la chasteté et l’a représentée sous les attributs significatifs de la patronne de la chasse. Dans les jeux publics de la Grèce, nous voyons que le commerce sexuel était regardé comme incompatible avec les rudes exercices qu’on y pratiquait, aussi l’interdisait-on aux athlètes pendant la durée de l’entraînement. L’attraction et la contre-attraction ou l’antagonisme entre le système nerveux et les fonctions sexuelles sont donc attestés précisément par les phénomènes qui à la première vue, sembleraient constituer des exceptions à loi.

Un autre fait dans l’histoire naturelle de notre sujet nous fournit une nouvelle confirmation de notre assertion. Dans l’ordre de la nature, la liberté ou faculté de reproduction ne se montre chez l’individu que vers l’époque où les pouvoirs intellectuel et moral ont acquis une force qui suffise à contrôler les instincts, — le cerveau De perdant rien de sa force de contrepoids, mais plutôt gagnant sur les penchants à mesure que l’homme avance en âge. Cette correspondance de développement et de continence dénote un étroit et convenable rapport de combinaison entre eux, — l’efficacité de la disposition constitutionnelle des forces respectives se trouvant ainsi pourvue de l’aide d’une force morale auxiliaire. Chez l’homme uniquement, l’impulsion sexuelle est également active, également susceptible d’être restreinte en tout temps, en toute saison. À la différence des animaux inférieurs, il n’a pas, par année, sa saison d’un rut non réfrénable et irrésistible. Le penchant se déclarant au moment où commence la vigueur de son intelligence, se trouve ainsi placé sous le contrôle de la raison et du sentiment, fonctions du système cérébral dont l’efficacité est en raison directe du développement normal du système dont il fait partie.

Ce n’est pas néanmoins par une morale résistance et de prudentes contraintes seulement que l’accomplissement des fins de l’ordre providentiel et assuré ; — la loi est issue dans l’étoffe même des organes qui sont chargés de la reproduction. Une loi physique ajuste ici les équilibres, maintient les harmonies et achève les bienfaisants résultats désirés.

Une source d’évidence, à laquelle il faut puiser avec précaution, et cependant trop importante pour qu’on la néglige entièrement, est l’examen des différents cerveaux des différentes familles de l’humanité. Le docteur Morton, qui a formé la plus riche collection en nombre et en variété de crânes humains, recueillis dans toutes les parties du monde, un savant dont les mesurages et les observations méritent pleine confiance pour l’exactitude et la sagacité qui y ont présidé, a publié un catalogue de 623 crânes, — qui représentent toutes les variétés connues de la race humaine tant anciennes que modernes ; les types dans chacune sont assez nombreux pour qu’on puisse établir convenablement une moyenne des capacités respectives. Dix-huit types allemands, cinq anglais et sept anglo-américains, mesurant de 114 pouces cubes à 82, donnent une moyenne de capacité cérébrale de 92 pouces cubes. Cinquante-cinq types de l’Égypte ancienne, mesurant de 96 à 68, donnent une moyenne de 80 pouces. Cent soixante-un types des Indiens sauvages de l’Amérique, — (dont le plus volumineux atteint 104 pouces et occupe le second rang de capacité dans la collection toute entière), — donnât une moyenne de 84. Quatre-vingt-cinq types nègres, — dont le plus grand mesure 99 et le plus petit 63 — donnent une moyenne de 78. Dans la collection, le plus grand type allemand mesure 10 pouces de plus que le plus grand type Iroquois et 15 de plus que le plus grand type nègre[209].

Certainement il ressort de ces documents une certaine confirmation de la théorie de l’antagonisme entre les fonctions du cerveau et les fonctions sexuelles, — puisqu’il est reconnu que le volume d’un organe est en rapport direct avec sa force vitale et que ce volume s’accroît par l’exercice. À égalité de toutes autres conditions, le volume fournit une preuve acceptable de pouvoir. Néanmoins nous ne ferons pas des faits de la craniologie, la base essentielle de notre argumentation. — Le fait réellement essentiel pour nous est l’activité infiniment supérieure de l’homme qui a atteint son haut développement, comparé avec les manouvriers sans culture et imprévoyants de la civilisation. Pour peu qu’on soit capable d’observer et de réfléchir, ceci n’a pas besoin de preuves scientifiques, et si la culture physique et intellectuelle est réellement la condition indiquée par la physiologie comme le correctif d’une procréation excessive, nous pourrons regarder comme établie la loi sur laquelle nous nous appuyons.

Les faits de physiologie comparée viennent donnent une grande force à la loi d’équilibre entre les fonctions nerveuses et les sexuelles. La fourmi-reine chez les termites d’Afrique donne 80.000 œufs, et le chœlia (le ver capillaire) environ 8.000.000 en un jour. Charpentier dit « que la morue donne un million d’œufs à la fois ; tandis que ceux du puissant et sagace requin sont en petit nombre. » Le premier genre des reptiles est aussi le moins fécond, et parmi les mammifères ceux dont la croissance est rapide, produisent des portées nombreuses et fréquentes ; — ceux, au contraire, qui sont longs à atteindre l’âge de reproduction et ont un cerveau plus volumineux, ne portent qu’une fois dans l’année. Ceux qui ne donnent qu’un petit tiennent le rang le plus élevé. — La série se termine à l’éléphant, qui, en vertu de la supériorité de son système nerveux, et de ses facultés d’intelligence, se montre le moins prolifique de tous.

La loi générale de la vie parmi toutes les classes, ordres, genres, espèces et individus peut se déterminer ainsi :

Le système nerveux diffère en raison directe du pouvoir d’entretenir la vie.

Le degré de fécondité diffère en raison inverse du développement du système nerveux, — les animaux dont le cerveau est le plus vaste étant toujours le moins et ceux dont le cerveau est plus petit, étant toujours le plus prolifiques.

Le pouvoir d’entretenir la vie et celui de procréation sont en antagonisme mutuel, — cet antagonisme tendant toujours à produire équilibre.

L’analyse chimique, quoique moins positive et moins concluante qu’on pourrait le désirer, vient à l’appui des vues émises, — en nous fournissant le fait que les cellules à sperme du fluide fécondant, et la neurine, ou partie essentielle de la substance cérébrale ont en commun un.élément, le phosphore non oxydé qui les caractérise spécialement. Cette substance particulière entre pour 6 centièmes dans les parties solides du cerveau des adultes. Dans l’âge avancé, elle tombe à 3 3/4 % ; chez les idiots elle est de 3 %.

Ici néanmoins, comme dans l’argument de la capacité relative du cerveau de diverses races de l’espèce, l’évidence fournie par l’expérience et par les lois physiologiques est plus concluante que celle obtenue par l’examen de structure. Rien de ce qui se lie à cette question n’est mieux connu, — rien n’est plus généralement admis.que l’antagonisme général du système nerveux et des systèmes générateurs. Une forte application mentale qui cause une grande déperdition au tissu nerveux et correspond à une grande consommation du fluide nerveux pour le réparer, est accompagnée d’une diminution proportionnelle de cellules à sperme, — l’excès de production de ces dernières étant de même suivie d’un affaiblisse-de l’énergie du cerveau. Au degré que l’on considère ordinairement comme maladie, la marche est celle-ci : violent mal de tète, suivi de stupidité, qui conduit à l’imbécillité et se termine par la démence.

Comment cet antagonisme d’action affecte-t-il le système de la femme ? La science est là-dessus moins éclairée, quoiqu’il paraisse très-probable que la production de matière nerveuse, aussi bien que de nourriture à fournir à l’embryon, limite la quantité de matière nerveuse pour le système maternel. À ne considérer que comme pure substance, elle doit avoir une certaine force, quelle que soit cette force et n’importe où elle s’applique. Il est néanmoins plus probable que la fonction utérine, commençant avec la puberté et continuant jusqu’à l’âge critique, est le contrepoids le plus efficace de la force cérébrale dans le sexe, — l’état de santé et surtout celui de maladie le montrent très-évidemment.

De plus, il y a beaucoup de raison de croire que certaines sortes d’action nerveuse sont plus efficaces que d’autres pour contrebalancer l’activité et la force des instincts et les fonctions qu’ils servent, quoique la physiologie du cerveau ne soit pas assez avancée pour nous aider suffisamment ici, — ni son anatomie, ni sa chimie ne répondent encore à toutes les questions que leur pose la science sociale. Il est néanmoins constaté à un degré satisfaisant que les diverses parties de la masse cérébrale ont des fonctions différentes à remplir ; il est probable, même sur ce terrain, qu’elles ont des rapports divers à la fois pour aider et pour contrebalancer l’action des viscères. Selon que l’esprit s’applique à des travaux qui mettent en jeu les passions, l’imagination, qui sont scientifiques ou intéressent le sentiment moral ou de dévotion, les effets sur nos penchants, sont, on le sait, très-différents. Dans certains de ces cas, nos penchants acquièrent plus de force, dans d’autres cas ils sont décidément contrebalancés. Ici l’expérience apporte une instruction qui peut non-seulement servir pour la conduite de la vie, mais fournir des données importantes à l’observateur, — tous ses enseignements ayant un sens clair dans la question qui nous occupe.

Voici, selon nous, l’application des quelques points que nous pensons avoir établis.

La race humaine étant dans un état de transition, nous avons largement toutes raisons de croire que le rapport qui existe entre son aptitude à multiplier, et son pouvoir d’entretenir la vie n’est pas une quantité constante, — la loi de cause étant une, mais les effets étant modifiés par des changements presque incessants dans les conditions sous lesquelles elle fonctionne. Dans certains états de société, nous trouvons la production prenant l’avance sur l’approvisionnement de subsistances, — en admettant que nous prenions pour les termes du problème la loi apparente pour la véritable, en conformité avec l’opinion de M. Malthus. Dans d’autres conditions de société, par exemple chez les Indiens de l’Amérique du Nord, une telle disproportion n’existait pas, avant l’immigration européenne. Ce n’est que dans certaines conditions de société, ayant la prétention d’être civilisée, que l’histoire donne quelque couleur à l’assertion contraire à notre théorie d’équilibre et d’harmonie, — la prépondérance de population dans un pays tel que l’Irlande étant cependant bien constatée comme un mode provisionnel et nécessaire d’une vie relativement luxuriante dans le but de réparer la déperdition, résultat d’un désordre sociétaire et individuel. Ce n’est pas là cependant la condition normale de l’existence humaine, — ni le résultat régulier de la loi suprême qui régit la constitution des choses. C’est une conformité accidentelle de forces constitutionnelles à des exigences accidentelles.

Considérons maintenant le progrès constant et la perfection finale de civilisation, que pouvons-nous attendre du fonctionnement de la loi d’adaptation spontanée, dont nous avons ainsi cherchée constater l’existence ? Tous les faits du passé tendent à prouver que le travail simplement musculaire, le travail qui n’est point éclairé, en compagnie d’un sentiment général de sécurité, et néanmoins non assaisonné de ces préoccupations qui stimulent l’action du système nerveux du sauvage, favorise la fécondité, ou lui permet d’atteindre le plus haut point comme par l’expérience, — cette fécondité étant accompagnée d’une mortalité considérable. Comme cependant la civilisation tend à substituer les forces de la nature à l’effort humain, la vie des masses n’est pas dans l’avenir pour être sujette aux modes les plus inférieurs de travail, — et le résultat nécessaire est celui-ci : ou cette vigueur physique décline, ce qui réduit la fécondité, ou cette diversion d’énergie qui passe du système musculaire au système nerveux sert à diminuer le rapport de procréation. C’est le résultat qui doit advenir, du moment que le changement de conditions aura eu lieu n’importe de laquelle des deux manières. Cependant la dernière est celle vers laquelle nous marchons, — l’amélioration dans notre condition sociétaire étant la conséquence de ces perfectionnements qui tendent à élargir la sphère de l’activité intellectuelle, et à stimuler le système nerveux. Plus la société tend à prendre la forme naturelle, plus l’intelligence se mêle au muscle dans le travail de produire et de transformer les utilités requises pour l’entretien de l’homme, — et ces mélanges tendent, en heureuse proportion, à la diminution de fécondité, et à un accroissement de la faculté d’entretenir la vie humaine. Cela étant, nous avons là la loi d’action spontanée qui, en nous expliquant le passé, nous éclaire sur l’avenir — et nous permet de l’apercevoir, dans le temps et dans l’espace, travaillant constamment et progressivement à l’accomplissement de fins dont la bienfaisance est en parfaite harmonie avec nos idées sur la suprême sagesse, justice et miséricorde du Grand-Être qui a fait les lois.

Supposons-nous le progrès dans l’intelligence prise généralement — dans toutes les formes d’acquisition intellectuelle qui font passer plus décidément l’énergie vitale du système générateur au système nerveux ? Le développement général de l’esprit, — la multiplication des moyens de culture, — le perfectionnement des agences pour l’éducation qui mettent l’instruction au niveau des aptitudes mentales et pécuniaires des masses, le grand développement de commerce intellectuel résultant d’une diversité qui s’accroît autant que la demande des services humains, la facilité accrue de relations malgré les grandes distances, soit en personne, soit par correspondance, — et mille des autres changements qu’on peut citer tendent tous dans cette direction.

Existe-t-il dans la morale individuelle et dans la justice sociale ? Les lumières réelles, résultant des causes que nous venons d’énoncer, — du développement de l’agriculture devenue une science, et par conséquent du pouvoir accru de commander le service de la terre et de toutes ses parties, — du pouvoir accru d’association et de combinaison, — ces lumières doivent, en vertu de leur propre force, se développer de plus en plus dans cette direction. Plus elles s’accroîtront, plus il y aura tendance à ce que l’homme se gouverne avec prévoyance et vers cette révolution physique, dans les appétences et les forces du système, requise pour que s’établisse une parfaite harmonie entre l’accroissement de vie humaine et celui des denrées d’alimentation et de vêtement nécessaires à son entretien.

La civilisation factice, accompagnée de la consolidation de la terre, — du déclin de l’agriculture, — de l’affaiblissement du pouvoir de commander les services des grandes forces de la nature et de l’accroissement du pouvoir du soldat et du négociant de contrôler le mouvement sociétaire, — doit certainement favoriser un développement dans le sens contraire. Plus se poursuivra ce développement, plus il y aura tendance à un insouciant mépris des devoirs et des responsabilités de la vie, — au développement des pouvoirs purement sensuels aux dépens de ceux de l’intelligence, — plus il y aura désaccord entre l’accroissement de vie humaine et celui des matériaux nécessaires à l’entretenir, — et plus on ajoutera foi à la doctrine de l’excès de population. En cherchons-nous la preuve, il suffit de jeter les yeux sur tous les pays qui, à l’exemple de l’Angleterre, s’appliquent à substituer le trafic au commerce, — et l’Angleterre elle-même fournira la plus forte preuve. Voulons-nous la preuve des effets de l’autre développement, nous la trouverons dans tout pays qui adopte les idées de Colbert et préfère l’établissement du commerce à l’accroissement du pouvoir du trafic.

On a souvent remarqué que les hommes d’une grande activité d’intelligence sont généralement non prolifiques, et parmi ceux qui liront ce livre, il n’en sera probablement pas un qui ne puisse trouver autour de lui un exemple à l’appui de cette assertion. Il est quelques occasions d’étudier les mouvements dans ce genre de grandes corporations d’hommes, vous y rencontrerez toujours les faits venant à l’appui de l’idée que l’extinction des familles suit de près le haut développement des facultés intellectuelles.

Il y a vingt ans, la pairie d’Angleterre comptait 394 membres, sur lesquels il n’y en avait pas moins de 272 provenant de créations postérieures à la date de 1760. De l’année 1611 à 1819, on ne compte pas moins de 753 extinctions de baronnies, et le nombre total des créations est de 1.400. Des faits analogues se présentent dans l’histoire de toutes les familles nobles d’Europe généralement, — « Amelot, nous dit Addison, avait compté que de son temps il y avait 2, 500 nobles ayant voix au conseil ; qu’à l’époque où il écrit, lui Addison, il n’y en a pas plus de 1.500 nonobstant l’admission de plusieurs familles nouvelles. » Il est étrange, ajoute-t-il, qu’avec cet avantage « elles ne parviennent pas à maintenir leur nombre, si l’on considère que la noblesse passe à tous les frères, et que si peu de familles ont péri dans les guerres de la république. »

Ce fut de même dans la Rome antique. — Tacite nous dit, que vers ce même temps où Claudius fit inscrire parmi les patriciens tout ce qui se trouva d’anciens sénateurs recommandables par leur naissance illustre et les mérites de leurs ancêtres, les descendances des familles que Romulus avait qualifiées « la première classe de l’État » avaient presque toutes disparu. Et mêmes celles d’une date plus récente, créées à l’époque de Jules César par la loi Cassienne, et sous Auguste par la loi Sœnienne, étaient à peu près éteintes. »

Dans des temps plus modernes, nous voyons que le fauteuil de la présidence de ce pays a eu quinze occupants ; sept sont morts sans avoir eu d’enfants ; les autres à eux tous en ont eu à peu près une vingtaine. Regardons au dehors, le même grand fait se retrouve partout. Napoléon, Wellington, les Fox, les Pitt, et d’autres personnages distingués, n’ont point, il semble que ce soit une règle, n’ont point laissé derrière eux d’enfants pour remplir le vide produit par leur mort. Quant à Chaptal, Fourcroy, Berzélius, Berthollet, Davy et les mille autres noms distingués dans les sciences, les lettres, l’art militaire, qui ont brillé sous les yeux du public depuis l’époque de Malborough et du prince Eugène, nous ne sommes point assez renseignés pour affirmer avec certitude, cependant le peu que nous pouvons savoir nous permet d’avancer que probablement leurs descendances réunies aujourd’hui ne présenteraient pas la moitié du nombre de ces illustres personnages.

Que l’activité intellectuelle, n’importe de quelle sorte, est défavorable à la reproduction, c’est ce que nous prouvent également les archives de la vie politique, militaire ou commerçante. Prenons les faits suivants cités par Malthus au sujet de la ville de Berne.

« Dans la ville de Berne, à partir de l’année 1583 jusqu’en 1654, le souverain Conseil a admis dans la bourgeoisie 487 familles, sur lesquelles 379 se sont éteintes dans l’espace de deux siècles, et en 1783, il n’en restait que 108. Durant les cent années de 1684 à 1784, on compte 207 familles bernoises qui se sont éteintes. De 1624 à 1712, la bourgeoisie fat concédée à 80 familles. En 1623, le souverain Conseil réunit les membres de 112 différentes familles dont il ne restait plus que 58[210].

Dans un livre récent sur la population[211], on a donné plusieurs faits analogues à propos des freemen, bourgeois des différentes cités et bourgs d’Angleterre, — tous tendent à prouver que l’excitation du négoce est aussi défavorable à la procréation que celle de la science ou des affaires politiques.

Regardez n’importe où, vous trouverez la preuve que dans l’homme le pouvoir de reproduction n’est pas plus une quantité constante que ne l’est aucun autre de ses pouvoirs. Il peut être stimulé à un excès d’activité qui tende à réduire l’homme à l’état de la brute, — et anéantisse en lui le sentiment de responsabilité pour ses actes envers ses semblables et envers son Créateur. Il diminue d’autant que ses autres facultés diverses sont de plus en plus stimulées à l’action, — que les modes de travail sont plus diversifiés, que l’action sociétaire est plus rapide, et que lui-même gagne en liberté. Telle est, selon nous, la loi d’adaptation spontanée qui régit la population.

§ 9. — Dans le monde physique les effets les plus importants sont dus à l’action lente mais continue d’agens minimes et presque imperceptibles. — L’insecte corail opère des révolutions qui sont durables, tandis que l’éléphant ne laisse pas derrière lui trace de son existence. Il en est ainsi dans le monde social. — Le Créateur y a pourvu à un ensemble de tels instruments pour que s’accomplissent les fins de la création de l’homme. La guerre, la pestilence et la famine ne sont nullement nécessaires. La théorie d’excès de population n’est qu’une tentative d’expliquer les conséquences de l’erreur de l’homme par une erreur supposée de la part du Créateur de l’homme.

Se peut-il, demandera-t-on, que des modifications de l’homme moral et physique, telles que celles que nous venons de mentionner, puissent avoir des effets si grands ? Se peut-il que la question, si la population s’accroîtra aussi vite qu’en Irlande ou si elle diminuera, comme nous le voyons chez les gens dont les occupations nécessitent de laides demandes de leurs pouvoirs intellectuels, dépende à ce point pour sa solution de la proportion de force vitale dépensée par le cerveau d’un côté et par les organes générateurs de l’autre ? En réponse, nous dirons que c’est quand la nature travaille avec le plus de calme qu’elle opère le plus grand effet. — La somme de force dépensée pour un moment à élever dans l’atmosphère les eaux de l’Océan est plus grande que celle nécessaire pour produire une série des ouragans les plus terribles. C’est aussi lorsqu’elle travaille le plus lentement qu’elle opère le plus de bien ; par exemple, quand elle envoie la rosée du matin ou la pluie d’été rafraîchissante. Veut-elle infliger un châtiment à l’homme, elle agit avec une grande rapidité, — elle envoie la grêle ou la lave du volcan. Veut-elle créer une île, qui peut-être deviendra le noyau d’un continent, elle emploie un insecte invisible à l’œil nu ; mais si elle veut simplement renverser les remparts d’une ville, elle envoie un tremblement de terre.

Il en est de même partout, dans le monde social comme dans le monde physique. — L’amélioration dans la race humaine a résulté des travaux de millions de petits hommes qui ont travaillé dans les champs ou dans les usines, — d’hommes dont les travaux ont été si calmes qu’ils ont échappé à une simple mention de la part des historiens, qui donnent avec bonheur la chronique des mouvements des armées envahissantes, et épuisent leurs formules de langage à exprimer de l’admiration pour un Alexandre, un César, un Napoléon. Le polype du corail et le ver de terre contribuent à opérer des changements qui sont durables. L’éléphant ne laisse point derrière lui le souvenir de son existence. Le trafiquant extrait lentement et avec calme le ciment qui lie les parties de l’édifice social, — et la masse tombe en panne, comme nous l’avons vu en Irlande et dans l’Inde. Le soldat vient avec tambours et trompettes — piller et ruiner un pays, comme cela s’est fait si souvent en Belgique ou en Allemagne. À peine a-t-il disparu, que les fourmis cependant sont de nouveau au travail, relevant les maisons, réparant le dégât des terres, effaçant la trace du pied de l’envahisseur. La grandeur et la durée de l’œuvre accomplie étant partout ailleurs en raison inverse de l’efficacité apparente de l’appareil employé, et la bienfaisance de la divinité étant toujours plus grande, selon que la main qui dirige est moins aperçue ; nous pouvons tenir pour certain que ce doit être aussi, sans nul doute, le cas relativement à cette grande question de la solution de laquelle dépend la pauvreté et l’esclavage, ou bien la richesse et la liberté pour la race humaine.

L’homme sans culture ne sait rien de tout cela. Pour lui, nous l’avons déjà dit, l’accident d’une trombe de mer lui semble une preuve plus forte de la puissance de la nature que celle qui se présente à lui sous la forme de la rosée quotidienne. Il en a été et il en est encore ainsi des enseignants de l’école Ricardo-Malthusienne ; — ils regardent les guerres, les famines, les épidémies » la peste, comme nécessaires pour maintenir l’ordre social et corriger une grande faute du Créateur, — et cependant le Grand Architecte avait déjà pourvu à toute erreur accidentelle par le simple procédé d’établir dans le système humain une couche phosphorique et de diviser entre le cerveau et les organes sexuels la force à laquelle ils feraient leurs emprunts[212].

La garantie contre le fléau de l’excès de population se trouvera dans le développement de l’homme véritable qu’il faut distinguer de l’animal humain dont il est traité dans les livres de l’école Ricardo-Malthusienne, un être qui mange, boit et procrée, et n’a rien que la forme de l’homme[213]. Comment peut s’accomplir ce développement ? En facilitant la satisfaction du désir naturel à l’homme pour l’association et la combinaison. Pour qu’il y ait combinaison, il faut des différences. Ces différences viennent avec ta diversité dans la demande des pouvoirs humains : — tel homme a le plus d’aptitude à faire un fermier, tel autre un charpentier, un troisième un ingénieur, un quatrième un mathématicien, un cinquième un négociant, un sixième un homme d’État. Plus leurs facultés variées sont développées, plus grande sera leur faculté de combinaison, plus fort sera leur sentiment de responsabilité, plus grand leur pouvoir de progresser davantage. Comme preuve, il suffit de regarder la France du présent et de la comparer à la France du passé, de regarder tous les autres pays du nord et du centre de l’Europe qui prennent exemple sur elle et suivent la marche indiquée par Colbert comme le moyen de s’affranchir de la taxe oppressive de transportation, dont Adam Smith a si bien exposé les ruineux effets. Dans tous, le pouvoir de combinaison va croissant, l’homme véritable se développe plus pleinement, la panique de l’excès de population se dissipe à mesure qu’augmente le rapport des subsistances à la population, et que la durée moyenne de la vie se prolonge.

Venant aux pays qui suivent la trace anglaise : la Turquie, le Portugal, l’Irlande, la Jamaïque, l’Inde et les autres, nous trouvons l’inverse : le pouvoir de combinaison s’affaiblit constamment ; l’homme véritable s’efface par degrés ; — la difficulté de se procurer l’aliment s’accroît d’année en année. Si nous regardons l’Angleterre elle-même, le centre du système, nous trouvons que la classe des intermédiaires augmente de jour en jour, tandis que la population agricole disparaît graduellement ; la nécessité de l’émigration s’accroît, en même temps que la moralité se relâche, que la durée moyenne de la vie se raccourcit, et que diminue le pouvoir de fournir à la consommation de nourriture et de vêtement.

Venant aux États-Unis, nous apprenons, par les faits, que leurs quelques périodes de libre-échange ont eu pour résultat un paupérisme beaucoup plus répandu et d’autres symptômes de surabondance de population, — phénomènes qui avaient presque disparu du moment même où l’on avait établi la protection[214].

« L’instinct, nous dit-on, se montre un guide sûr pour l’humanité avant que le pouvoir acquis de la science vienne contrecarrer ses convictions » — et il est bien vrai que tel est ici le cas. En commun avec les animaux inférieurs, l’homme a des instincts qui, dans le passé, l’ont conduit à désirer cet accroissement dans le pouvoir d’association qui résulte de l’accroissement de population et de la diversité des professions. L’école politique moderne cependant enseigne le contraire, — et l’école qui nous donne la doctrine de l’excès de population est la même qui aujourd’hui nous enseigne les avantages qui résulteront de réduire a toutes les nations du monde, la Grande-Bretagne exceptée, au seul travail de cultiver le sol. »

§ 10. — L’harmonie dans le monde social comme dans le monde physique résulte de l’action égale de deux forces qui s’opposent l’une à l’autre. Plus l’équilibre est parfait, plus il y a tendance au développement de l’homme véritable et à l’harmonie entre les demandes qu’on adresse à la terre et son pouvoir d’y satisfaire.

Tous les phénomènes que présente le monde peuvent être invoqués à l’appui des propositions suivantes :

Que, dans le monde social, ainsi que dans le monde physique, l’harmonie est maintenue par l’équilibre des forces centripète et centrifuge ; — les centres locaux d’attraction font contre-poids au grand pouvoir central.

Que plus le consommateur est voisin du producteur, et plus il a y attraction dans les centres locaux, plus s’accroîtra l’intensité de ces deux forces, plus s’accélérera la circulation sociétaire, — plus se développera l’homme véritable, — plus grandira le pouvoir appliqué à développer les immenses trésors de la terre, plus augmentera la quantité de subsistances et d’autres denrées premières en échange d’une quantité donnée de travail, et plus s’accroîtra la tendance à l’harmonie parfaite entre les demandes d’aliment adressées à la terre et le pouvoir de la terre d’acquitter les mandats tirés sur elle[215].


CHAPITRE XLVII.

DES SUBSISTANCES ET DE LA POPULATION.

§ 1. — La population tire ses subsistances des sols riches — la dépopulation ramène aux sols pauvres. La régularité croissante dans l’approvisionnement des nécessités de la vie, conséquence de la demande croissante d’une population qui croît en nombre et en pouvoir. Une moindre déperdition de force humaine résulte de l’approvisionnement plus abondant des subsistances.

Le développement de l’homme implique la nécessité du développement de subsistance. Pour que les subsistances augmentent, il faut que l’homme se multiplie. — Ce n’est que par l’accroissement du pouvoir d’association et de combinaison que l’homme est en mesure de dominer et diriger les pouvoirs de la terre et de passer de la condition d’esclave de la nature à celle de maître de la nature. La population tire la subsistance des sols riches avec une plus forte rémunération du travail ; la dépopulation renvoie l’homme aux sols pauvres, avec un déclin de l’aptitude à se procurer l’approvisionnement nécessaire de subsistance et de vêtement.

Crusoé ne dispose d’abord que de son pouvoir personnel d’appropriation ; il n’obtient de subsistance que ce que la nature veut bien lui en offrir. Avec le temps, cependant, il acquiert un peu de pouvoir, il est en mesure de forcer la nature à travailler pour lui. — L’approvisionnement de subsistance devient plus régulier, — il devient lui-même plus indépendant des caprices des saisons, — il y a diminution de la demande de ses forces.

Le sauvage des prairies, au contraire, éprouve que l’approvisionnement des buffles et des chiens de prairies diminue chaque année, qu’il lui faut constamment se donner plus de fatigue à mesure que diminue constamment l’offre de subsistance. Il ne faut pas moins de huit livres de viande par jour au trapper, et pourtant il arrive souvent au pauvre sauvage qu’après des journées dépensées à la chasse, c’est à peine s’il a obtenu de quoi satisfaire un seul estomac. Même s’il y réussit, c’est pour le transport un travail de jour en jour plus pénible, — la distance de sa hutte aux lieux où le gibier se retire tendant constamment à s’accroître. Il se gorge pour le moment, et abandonne aux corbeaux et aux loups la plus grande part du produit de son travail. L’indigestion et une diète effroyable se donnent la main dans tout ce chapitre d’histoire sociétaire où l’homme existe à l’état d’esclave de la nature. Les famines et les épidémies alternent si bien, que le nombre de têtes n’augmente que lentement, si même il ne tend pas à tomber à zéro, comme c’est le cas dans les territoires de l’ouest[216].

À l’état de pasteur, la subsistance est plus régulière. L’accroissement de pouvoir de l’homme se manifeste par la quantité moindre d’aliment qu’il lui faut pour faire face à la déperdition quotidienne, et par l’accroissement de la faculté reproductrice chez les animaux qu’il a apprivoisés, — le pouvoir de procréation étant chez eux, comme partout ailleurs, une quantité très-variable, « Les animaux, dit lord Bacon, qui, dans leur état sauvage, engendrent rarement, étant apprivoisés engendrent souvent, » comme on le voit par le porc, le canard et d’autres animaux domestiques[217]. Le lait, le beurre, la viande nous sont dès lors fournis régulièrement par des animaux, en raison de la régularité des soins que nous leur donnons. — La matière gagne constamment en utilité, — la valeur de subsistance diminue — et l’homme gagne en bonheur et en liberté.

Cependant, avec le temps s’obtiennent des instruments au moyen desquels la terre est forcée de donner ces produits qui peuvent servir d’aliment à l’homme, sans avoir subi une première transformation en viande. — La grossière agriculture des temps primitifs fait son début sur les sols légers des hauteurs, on cultive l’avoine, le seigle et même le blé. Toutefois les instruments sont encore misérables[218], le rendement même sous les plus favorables influences est très-faible, exposé qu’il est à être tellement réduit par les caprices du temps, contre lesquels le malheureux cultivateur est trop pauvre pour protéger sa propre personne.

L’irrégularité de subsistance est donc le caractère de cette époque ; — parfois le grain se trouve en excès sur la demande dans une saison ou dans une localité, — tandis qu’ailleurs la famine décime la population[219]. Néanmoins, il y a eu progrès, — une livre de farine, soit de seigle, soit de blé, fournit plus de matière nutritive propre à entretenir la chaleur vitale que n’en contiennent trois livres de bœuf ou de porc, même sans os. Toute misérable qu’est cette agriculture, et tout faible qu’est son rendement, une acre de terre appropriée à la production de subsistance fournit plus de nourriture qu’une demi-douzaine appropriées à la production d’utilités dont la transformation en aliment pour l’homme a exigé les services préliminaires de l’intermédiaire qui s’appelle un bœuf.

Dès lors on a acquis plus de pouvoir, — car chaque pas du progrès humain n’est qu’une préparation pour un nouveau et plus grand pas. On cultive les sols plus riches, et la rémunération du travail augmente ; — les six boisseaux, par acre, de la première époque sont remplacés par trente boisseaux de la nouvelle. Et aussi l’outillage perfectionné de transformation économise différentes parties du produit qui, dans le principe, étaient perdues. La culture devenant de plus en plus productive, le pois, la fève, le chou, le turneps et la pomme de terre, que la terre donne par quintaux, — toutes substances qui s’appliquent directement à l’alimentation de l’homme, — se substituent au blé, dont le rendement se compte par boisseaux, et à l’herbe, qui demande une transformation pour devenir aliment convenable. Chaque pas dans cette voie est suivi d’un accroissement du nombre d’individus qui peuvent tirer leur entretien d’une surface donnée, et d’un accroissement du pouvoir de combinaison pour obtenir les moyens d’un progrès nouveau[220]. Chaque demi-acre ainsi cultivée fournit plus de subsistance qu’on n’en pouvait obtenir d’un millier d’acres, alors qu’elles étaient le parcours du pauvre et infortuné sauvage des prairies de l’ouest.

Qu’il y ait amélioration graduelle dans les moyens institués par le Créateur pour proportionner l’offre de subsistance à la demande d’une population constamment croissante, cela se manifeste dans les faits:

Que la dépense de forces humaines pour obtenir la subsistance, et la quantité dé subsistance pour faire face à cette dépense sont des quantités constamment décroissantes ; que l’homme substitue graduellement le régime végétal au régime animal, que la quantité de subsistance produite augmente en raison de cette substitution ; que les utilités diverses des choses produites vont se développant de plus en plus; qu’il y a de jour en jour plus d’économie de l’effort humain, — et qu’à chaque pas du progrès il y a accroissement du pouvoir de maîtriser et diriger les forces de la nature, — comme cela se voit par le défrichement, le drainage et la mise en culture de sols que leur richesse même avait rendus inaccessibles aux cultivateurs primitifs.

§ 2. — Substitution de la nourriture végétale au régime animal. Elle fait que l’action de l’homme sur la nature devient plus directe, — moins de frottement et augmentation de pouvoir.

Quel est cependant l’effet de cette substitution du régime végétal au régime animal ? La réponse est dans cette observation : que les animaux de proie, — le requin et le lion, le tigre et l’ours, — ne multiplient que lentement, lors même qu’ils en ont la facilité, tandis que les pampas de l’Amérique nous fournissent la preuve de la promptitude avec laquelle se multiplient les bœufs et les chevaux, consommateurs d’aliments végétaux. Il en est de même pour l’homme : — le sauvage de proie, affamé un jour, gorgé le lendemain, est peu capable de se reproduire, comparé aux hommes civilisés, qui fondent leur consommation largement, sinon exclusivement, sur le règne végétal[221].

Plus l’action de l’homme sur la nature est directe, moindre est la nécessité de nourriture animale, et moindre est le frottement, mais plus grande est sa faculté de complaire à ses appétits. Plus il est en mesure de cultiver les sols riches, plus il y a tendance à placer les moutons sur les pauvres terres, et à s’assurer ainsi un surcroît de viande de mouton. Plus le rendement des turneps et des pommes de terre est considérable, plus il peut développer son aptitude à se faire des appareils pour prendre la morue et le hareng. Plus se perfectionne le pouvoir d’association, plus il est en mesure de cultiver l’huître et de peupler de poisson les étangs et les rivières. — Chaque degré de progrès dans cette voie contribue à régulariser de plus en plus la production de subsistances, en même temps qu’il contribue à développer les diverses individualités de l’homme, qui se trouve ainsi engagé à se placer en maître de la nature, maître de ses passions, maître de lui-même.

§ 3. — Substitutions analogues en ce qui regarde d’autres besoins de l’homme. Le règne minéral coopère aussi à rendre l’homme moins dépendant du règne animal. — Chacune de ces substitutions est accompagnée d’une diminution dans la demande de force musculaire de l’homme et dans la quantité d’aliment nécessaire pour réparer la perte journalière. L’homme gagne en valeur à chaque pas du progrès dans cette direction.

Est-ce uniquement sous le rapport de l’aliment que nous observons cette tendance de la substitution du règne végétal au règne animal ? — La même tendance ne peut-elle s’observer partout et ne forme-t-elle pas un des signes les plus certains d’une civilisation qui progresse ? La laine cède la place au coton, dont on peut produire plus de livres sur une acre qu’on n’obtiendrait de laine sur cent acres à entretenir des moutons pour leur toison. Le lin et le coton tendent à remplacer le ver à soie pour fournir le vêtement, tandis que les bulles végétales diminuent graduellement la nécessité de celles qui s’obtiennent par le travail employé à poursuivre la baleine ou à élever le cochon. La gutta-percha et la mousseline du relieur prennent la place du cuir ; — le caoutchouc tend à diminuer la demande des peaux et de la laine, — tandis que le papier fournit un substitut moins coûteux au parchemin.

Il en est de même dans le règne minéral ; — la plume d’acier remplace la plume d’oie ; — les engrais minéraux remplacent le fumier de l’animal ; — le cheval de fer prend rapidement la place de celui qui est formé de muscles, d’os et de nerfs. Chaque accroissement du pouvoir de développer les immenses trésors minéraux de la terre tend à augmenter le nombre des centres locaux d’action, — à développer le commerce, — à diminuer la taxe du négoce et du transport, — à faciliter le perfectionnement de l’outillage et à accélérer la circulation sociétaire, en même temps que s’accroît constamment la proportion des pouvoirs de la société qui peut s’appliquer à augmenter l’approvisionnement des denrées premières de subsistance et de vêtement[222].

Ce n’est pas tout cependant : mieux l’homme est vêtu, moins il y a déperdition de son corps, et moindre est son besoin d’aliment[223].

Plus se perfectionne l’appareil de transport, moins il use de vêtement. — À voyager dans un wagon de chemin de fer, on dépense moins de chaleur animale qu’à voyager à dos de cheval. Plus la localité de consommation est proche de celle de production, et moins il y a demande de matelots, de soldats, de rouliers, tous grands consommateurs de la substance qui excite. Plus se perfectionne le pouvoir d’association, moins il y a nécessité de courir au dehors, et moins on consomme de nourriture ou de vêtement. — Les forces d’attraction et de contre-attraction se manifestant spontanément, ici comme partout elles vont croissant en intensité, à mesure que la circulation sociétaire s’accélère[224]. Regardez n’importe où, vous trouverez dans la nature une tendance constante vers l’adaptation de la terre aux besoins d’une population croissante, — et chaque accroissement du pouvoir d’association et de combinaison est accompagné d’une diminution dans ta quantité de denrées premières nécessaires pour l’entretien de la vie humaine, et d’une augmentation de ce qui peut être obtenu en rémunération d’une quantité donnée de travail. La valeur de l’homme augmente à chaque étape du progrès dans cette voie, et à chacune, la valeur des utilités s’abaisse aussi régulièrement ; à chacune, il y a accroissement de concurrence pour l’achat des services du travailleur, — le travail obtenant pouvoir sur le capital, et l’homme devenant plus heureux et plus libre.

§ 4. — Tendance des animaux inférieurs à disparaître. Diminution qui s’ensuit dans l’approvisionnement d’acide carbonique — L’accroissement de demande pour cet acide suit l’extension de la culture. Nécessité qui en résulte pour que la population augmente. Merveilleuse beauté des arrangements naturels.

À mesure que l’humanité multiplie, les animaux inférieurs tendent à moins multiplier et à disparaître graduellement — en même temps que la quantité de production végétale tend à augmenter. S’il en était autrement, la terre deviendrait de moins en moins habitable pour l’homme, — l’acide carbonique se produisant de plus en plus, et l’air perdant de sa propriété d’entretenir la vie humaine. L’augmentation de vie végétale tend au contraire à favoriser la décomposition de cet acide, — ce qui fournit par conséquent un surcroît d’oxygène, l’élément nécessaire à l’entretien de la vie animale, tandis que la diminution dans la consommation de nourriture animale est suivie d’une diminution dans la quantité d’oxygène dont l’homme éprouve le besoin[225].

À l’équilibre des forces qui s’opposent les unes aux autres dans la nature, est due l’harmonie parfaite que l’on observe partout ailleurs, et il en est de même ici. L’extension de la culture est indispensable pour accroître l’offre des subsistances. Cette extension implique, dans son cours, une extirpation graduelle des espèces animales qui, maintenant, consomment une si grande part des produits de la terre ; et si l’homme ne venait pas occuper leur place, la production d’acide carbonique ne tarderait pas à diminuer, avec diminution correspondante dans les pouvoirs producteurs du règne végétal. Plus il y a d’hommes et de femmes, plus s’agrandit le réservoir de force requise pour la production de matière végétale, plus la circulation s’accélère, plus il se produit d’acide carbonique et plus augmente le pouvoir pour la reproduction végétale. Plus se complète le pouvoir d’association, plus la culture se perfectionne, — plus se développent les pouvoirs de la terre, — et plus admirable se manifeste la beauté de tous les arrangements de la nature, dans l’adaptation parfaite de toutes les parties et particules du merveilleux système dont nous sommes une partie.

Néanmoins, bien que le produit annuel d’une seule acre de terre cultivée en blé « puisse entretenir la chaleur animale et le pouvoir animal de locomotion, dans un homme robuste, pendant l’espace de plus de deux ans et demi[226], » — et bien qu’un tel homme puisse suffire à cultiver plusieurs acres, nous ne pouvons jeter les yeux dans aucune direction sans voir des hommes qui souffrent par manque de subsistance. Il en est ainsi pour la fourniture du combustible, et des matériaux qui servent à se vêtir, à bâtir des maisons, et de toutes les utilités nécessaires pour l’entretien de la santé et de la vie de l’homme. Les questions se présentent naturellement. Pourquoi ne produit-on pas plus de subsistances ? Pourquoi produit-on si peu de coton et de laine ? Pourquoi ne fait-on pas plus d’habits ? Pourquoi n’extrait-on pas plus de houille ? Pourquoi ne bâtit-on pas plus de maisons ? Voici le moment de répondre à ces questions.

§ 5. — Pour tirer parti de ces arrangements, l’homme doit se conformer à cette loi de nature qui demande que consommateur et producteur aient place l’un auprès de l’autre. — Augmentation de l’approvisionnement de toutes les nécessités de la vie dans les pays qui obéissent à cette loi. La population exerce pression sur les subsistances dans les pays où elle est violée.

Plus le lieu de production est voisin de celui de consommation et plus il y a rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées, moindre sera la part de temps et d’intelligence à donner aux travaux de négoce et de transport ; plus on en aura à donner pour développer les pouvoirs de la terre ; plus se développera l’habileté pour entretenir ces pouvoirs ; plus augmentera la rémunération du travail ; plus s’accroîtra infailliblement la tendance vers l’augmentation du pouvoir d’obtenir de suffisantes fournitures d’aliment, de vêtement, de combustible ; et aussi du pouvoir de commander l’usage des maisons, usines fermes et outillage de toute nature, enfin de tout ce dont on peut désirer l’usage.

Comme preuve à l’appui de ceci, nous n’avons qu’à considérer l’empire des Mores en Espagne, les Pays-Bas sous les ducs de Bourgogne, et de là au temps présent, la France actuelle et tous les pays qui, à son exemple, maintiennent la politique dont Colbert prit l’initiative. Dans tous, l’agriculture passe à l’état de science, et le rendement de la terre augmente, — les pouvoirs de l’homme se développent, — la circulation s’accélère, — la faculté augmente d’entretenir commerce au dedans et au dehors, — il se crée plus de centres locaux, — l’homme gagne en puissance et en liberté. Pour ajouter à la preuve, vous n’avez qu’à regarder l’Irlande, l’Inde, la Jamaïque, la Turquie et le Portugal, qui sont sur la trace anglaise, et qui toutes suivent une politique qui agrandit la distance entre le consommateur et le producteur, et qui a pour effets de faire déchoir l’agriculture, — d’épuiser le sol, — d’affaiblir l’intelligence humaine, de ralentir le mouvement sociétaire, — de centraliser le pouvoir, — de soumettre de plus en plus ceux dont le travail produit à la direction de ceux qui s’occupent de trafic et de transport. — Dans les premiers pays, la théorie de l’excès de population va perdant du terrain chaque jour. Dans les autres, nous trouvons « la population exerçant une pression constante sur ses subsistances, » et demandant l’aide de la famine et de la peste pour maintenir l’équilibre ; — les doctrines de Malthus ne sont simplement que la description de l’état de choses qui s’est produit dans tous les pays soumis à cette politique anglaise, si chaudement dénoncée par Adam Smith, et qui a pour objet de créer sur un point unique l’atelier central pour tout le globe.

§ 6. — Augmentation rapide dans l’approvisionnement de subsistances pour la population des États-Unis, alors qu’ils ont obéi à cette loi.

Venant aux États-Unis, nous trouvons un pays dont la politique générale, — étant celle qu’on enseigne dans les écoles d’Angleterre, — tend à disperser la population, à annihiler le pouvoir de coopération, à épuiser le sol et à soumettre davantage le fermier aux chances qui accompagnent la culture ; aussi l’agriculture devient de moins en moins une science, le rendement de la terre diminue ; la culture du blé se retire peu à peu vers l’ouest, et la faculté déchoit d’entretenir commerce avec le monde. La comparaison des périodes de protection, toutes courtes qu’elles ont été, avec les périodes plus longues de libre-échange, nous montre que l’agriculture suit toujours les fabriques, et que le pays qui se propose d’augmenter l’offre des denrées premières doit, s’il veut en avoir la faculté, chercher d’abord à augmenter son atelier de conversion. À aucune époque, l’offre de subsistances n’a été aussi complète que dans les dernières années de la période de protection qui se termine en 1834 ; et pourtant, sous le système de libre-échange, les subsistances devinrent » au bout de peu d’années, tellement rares, qu’on fut réduit à en importer de l’étranger. Sous le tarif de 1842, l’abondance reparut si bien, que la production de 1847 dépasse de 40  % celle de 1840, comme on le peut voir dans ce tableau.

__________ __________ 1840 __________ 1847 ________ Revenu
Blé. 84.833.000 114.345.000 29.422.000
Orge. 4.161.000 5.649.000 1.488.000
Avoine. 123.071.000 167.867.000 44.796.000
Seigle. 18.645.000 29.222.000 10.577.000
Sarrasin 7.291.000 11.673.000 4.382.000
Maïs. 377.531.000 539.350.000 161.819.000
.
Totaux. 615.522.000 867.826.000 252.304.000

Néanmoins, la production du fer avait augmenté, dans cette courte période, d’au moins 600.000 tonnes et la consommation de coton a pleinement doublé. Depuis lors, on a adopté la marche contraire qui a eu pour effets:que la production du fer est tombée au-dessous de ce qu’elle était dix ans auparavant ; — que la consommation domestique du coton a diminué, — que c’est à peine s’il reste un excédant de subsistances qui puisse acheter au dehors de l’étoffe ou du fer. Tous les phénomènes de l’histoire d’Amérique tendent à confirmer que plus une population est limitée au travail rural, moins elle a d’excédant de subsistances à mettre de côté, et plus les prix s’avilissent ; tandis que, plus il lui est permis de diversifier les professions, plus le rendement de l’agriculture s’élève, et plus il y a tendance à de bons prix. Dans un cas, l’on retourne par degrés, mais infailliblement, à la situation qu’occupait l’Angleterre il y a un siècle ; dans l’autre cas, on marche régulièrement à celle qu’occupent aujourd’hui l’Allemagne et la France[227].

§ 7. — Désastreux effets de la politique anglaise ; elle est la cause de l’épuisement des contrées qui se guident d’après ses économistes. Tendance chez toutes à la centralisation, à l’esclavage, à la mort sociale.

Passons maintenant à l’Angleterre ; nous trouvons un pays où la population devient d’année en année plus dépendante de pays lointains pour l’approvisionnement des denrées premières de la terre, en même temps qu’elle épuise tous ceux de qui elle les tire à si grande distance. C’est à peine si l’Irlande donne aujourd’hui au-delà de sa consommation. Le Portugal et la Turquie sont à peu près rayés de la liste des nations. La production de l’Inde diminue d’année en année. La Jamaïque et Demarara ont entièrement perdu leur ancienne importance[228]. L’œuvre de destruction marche vite au Brésil[229]. La Virginie et la Caroline vont en décaannée. Le blé et le tabac, comme objets de culture, passent à l’ouest et abandonnent les États de l’Atlantique. L’ancien territoire à coton de l’Amérique il y a un demi-siècle, est aujourd’hui épuisé, celui de la dernière période prend vite le même train, et fournit la preuve que la fin du présent siècle verra l’épuisement presque complet des terres à coton américaines[230]. N’importe où votre regard tombe, « la ronce et le chardon, la plante inutile ou vénéneuse, » marquent la trace du négociant anglais sur toute la terre. — C’est le résultat nécessaire du système qui donne au trafic la prédominance sur le commerce, et qui accroît ainsi la taxe épuisante du transport, « Devant lui, la nature s’épanouit dans sa sauvage et sublime beauté ; » mais, derrière lui, il laisse le désert, « une terre ruinée et déformée. » — « Un désir puéril de détruire, un gaspillage insensé des trésors de la végétation, ont détruit le caractère de la nature, » — « L’émigrant, dit un Allemand distingué, roule avec une rapidité effroyable de l’est à l’ouest à travers l’Amérique, et le planteur aujourd’hui quitte la terre déjà épuisée, afin d’opérer une pareille révolution dans l’Ouest[231]. »

Les effets de cette politique si désastreuse retombent sur la nation même à laquelle le monde en est redevable. Ils se manifestent par une fraude qui s’ingénie constamment à grossir en apparence la quantité des denrées, même aux dépens de la santé et de la vie. — Tout ce qui sert d’aliment est plus ou moins sophistiqué. Le vinaigre est de l’eau aiguisée par de l’acide sulfurique ; le thé est un mélange de gypse et de bleu de Prusse, un poison ; le café se fait avec de la chicorée, et la chicorée elle-même est mélangée avec une terre jaunâtre pour ajouter au poids. Le poivre se fabrique avec le tourteau de lin réduit en poudre. Le saucisson se fait avec de la chair gâtée, et l’oxyde de plomb forme l’ingrédient principal de la poudre curry. Le vert-de-gris empoisonne les pickles (conserves au vinaigre). Le vermillon, — sophistiqué lui-même avec de l’oxyde de plomb, — colore le fromage. Si peu donc que le travailleur est en mesure d’acheter des utilités, ce peu se trouve amoindri et souvent nuisible par le mélange de substances qui n’ont aucune qualité nutritive, — qui ne peuvent que causer des maladies, peut-être mortelles.

Si nous passons de la nourriture au vêtement, nous trouvons partout des fraudes du même genre. — Le pauvre travailleur achète des chemises auxquelles une profusion d’amidon donne l’apparence d’un tissu solide. La filasse et le coton ont fourni pour beaucoup les matériaux de son paletot de laine. Il en est de même pour le fer : — le rebut des temps passés s’emploie à fournir les diverses nations de la terre de matériaux pour chaudières à vapeur et pour rails, de qualité tellement inférieure que la vie des voyageurs se trouve compromise, et qu’il y a désappointement de tons leurs calculs pour ceux qui se sont trouvés obligés de se servir d’un tel fer[232].

Comment se fait-il qu’il y ait manque de telles choses ? Comment se fait-il que sur un globe qu’on peut dire presque inoccupé, les hommes aient à souffrir, quand toutefois ils n’en meurent pas, du manque d’aliment, de vêtement, de combustible ? Pourquoi ne bâtit-on pas plus de maisons ? pourquoi n’extrait-on pas plus de houille ? pourquoi ne produit-on pas plus d’aliments ? La réponse est dans ces simples propositions : — que la production augmente avec le rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées, lequel suit toujours le rapprochement du consommateur et du producteur ; qu’elle diminue lorsqu’il y a écart plus prononcé et que c’est cette dernière tendance qui existe chez toutes les nations qui marchent à la suite de l’Angleterre, c’est-à-dire à peu près le monde, — à l’exception de quelques parties, par nous mentionnées, de l’Europe du Nord et de l’Europe centrale. Dans ces dernières, l’offre de subsistance est en avance sur les demandes d’une population qui s’accroît ; dans les autres, nous trouvons les phénomènes dont on s’autorise pour appuyer la doctrine Malthusienne de l’excès de population, — la tendance chez elle étant vers la centralisation, l’esclavage et la mort.

§ 8. — Simplicité et beauté des lois qui règlent la demande et l’offre des subsistances. Parfaite harmonie dans la nature de l’adaptation des moyens aux fins.

Les lois simples et belles par l’action desquelles l’offre de subsistances et de denrées premières s’adapte pour faire face aux besoins et satisfaire les goûts d’une population qui augmente, nous semble contenues dans les propositions suivantes :

Que dans l’enfance d’une société, les hommes, — peu nombreux, pauvres et fait des, sont peu en état de faire des demandes à la nature, — qui, en conséquence, ne leur offre qu’une substance peu abondante et incertaine.

Que leur nombre augmentant les met à même de combiner entre eux, — ce qui augmente considérablement leur force.

Que plus se perfectionne la facilité d’association, plus augmente le pouvoir de faire des demandes sur le trésor de la nature, plus la certitude augmente que les mandats tirés seront payés et qu’on obtiendra une quantité plus considérable d’aliments et de denrées premières, en retour d’une certaine quantité donnée de travail.

Que plus la terre donne et plus s’accroît l’aptitude à utiliser les différentes parties des utilités obtenues, — la faculté d’accumulation croissant ainsi avec une force constamment accélérée et facilitant la construction d’un nouvel outillage amélioré, qui sert à acquérir de plus en plus le commandement des services de la nature.

Que plus l’outillage est parfait, moindre devient la dépense de force musculaire, — moindre est la déperdition de puissance de l’homme et moindre la quantité d’aliment nécessaire pour remplacer les matériaux dépensés.

Que moindre est cette quantité, plus il y a tendance à substituer les produits du règne végétal et minéral à ceux du règne animal seulement, — le besoin d’obtenir des subsistances augmentant ainsi à mesure que le besoin diminue.

Plus s’accroît la tendance à cette substitution, plus s’accroît aussi celle à créer des centres locaux, plus augmente la proportion de force obtenue qui peut être employée à mettre de plus en plus au jour les trésors latents de la terre, plus vite s’accroît le pouvoir de combinaison, plus se perfectionne le développement des facultés de l’homme, plus s’accroît la tendance à produire l’homme véritable, — capable de devenir le maître absolu de la nature et maître de lui-même.

Que plus il y a tendance à développer les trésors latents de la terre, plus s’accroît la concurrence pour l’achat du travail, — plus, grande est la valeur de l’homme, — plus équitable la distribution des produits du travailleur — et plus forte la tendance au développement général du sentiment d’espoir dans l’avenir et de responsabilité pour l’exercice du pouvoir acquis par les moyens d’action dans le passé.

Que plus le sentiment d’espoir est élevé, plus forte est la tendance à chercher dans le mariage la satisfaction des sentiments tendre pour la femme et les enfants et l’amour du foyer, et moindre la tendance à n’y chercher qu’une satisfaction purement animale.

Qu’ici la nature coopère avec l’homme, — la force vitale tendant de plus en plus à renforcer les qualités qui raisonnent, et se portant moins vers celles de procréation.

Qu’en conséquence, chaque pas du progrès vers la civilisation réelle conduit à augmenter le pouvoir de demander à la nature des moyens de subsistance, — tandis qu’en même temps diminue la proportion d’aliment que demande le nombre de bouches pour être nourri ; et qu’aussi le nombre de bouches lui-même perd lentement, mais d’une manière certaine la tendance à augmenter, — le résultat final étant une élévation considérable du rapport des subsistances à la population.

Telles sont les différentes forces dont il s’agit de considérer l’action combinée pour que l’offre de subsistances et de denrées premières s’accorde convenablement avec la demande, — forces qui agissent à l’intérieur et en dehors du système humain, et tendent à établir parmi ses différentes fonctions un équilibre régulier, tout en développant leur pouvoir à élever les subsistances au niveau d’une demande qui, elle-même, diminue constamment dans son rapport au chiffre des besoins à satisfaire. Les sciences et les arts qui sont subordonnés à la production des denrées premières doivent marcher du même pas, à mesure que la moralité et l’intelligence de la race se développent de plus en plus. Les forces qui combattent contre la vie humaine et celles auxquelles cette vie doit recourir pour son entretien, tendent à s’équilibrer ; la prépondérance des unes sur les autres dépend de l’homme lui-même. — La loi qui régit le cours des choses tend à un exact équilibre. Dans l’homme, et uniquement dans l’homme, l’exercice de la faculté procréatrice est placé sous la conduite de l’intelligence, — cette intelligence lui ayant été donnée afin qu’il puisse s’éleva à l’empire et la direction de toutes les forces merveilleuses de la nature, y compris sa propre force.

Même dans le désaccord d’une disproportion accidentelle, l’harmonie des moyens adaptée à l’accomplissement des fins désirées se montre encore partout et quand cet ordre providentiel sera obtenu finalement, par le plein développement des pouvoirs de la terre, toute disproportion apparente doit disparaître, — la loi brillera au-dessus de toutes les tentatives de mauvaise interprétation. L’erreur et l’abus diminuant dans leur proportion, l’harmonie et la beauté de la vérité éternelle deviendront plus clairement visibles et les voies de la Providence seront justifiées à l’homme.


CHAPITRE XLVIII.

DE LA COLONISATION.

§ 1. — Colonisation primitive. — La tendance à croître accompagnée d’une tendance à s’épandre, tant dans le monde social que dans le règne végétal. Attraction locale et centrale.

Considérons le grand plateau asiatique et n’importe lequel de ses versants, nous voyons des flots d’hommes qui se répandent sur le globe au nord, au sud, à l’est et à l’ouest vers les terres plus basses et plus riches, — les premiers sont exploités ayant été ceux qui possèdent au moindre degré ta propriété de produire les subsistances. C’est de ce point que les races européennes sont parties pour venir occuper les terres créées à leur usage[233]. À chaque degré de progrès nous les voyons s’arrêter dans leur course et s’adonner à la culture des sols élevés et légers : la sèche Arcadie, la rocheuse Attique, — les monts de l’Étrurie et du Samnium, — les revers des Alpes, — la stérile Bretagne, — les hautes terres d’Écosse, — ou le Cornwall ceint de rochers. À mesure qu’augmentent la richesse et la population, nous trouvons partout qu’elles se répandent sur les pentes inférieures, et enfin descendent dans les vallées ; — les facilités d’association et de combinaison s’accroissant chaque année ; les pouvoirs latents de la terre étant de plus en plus mis en œuvre ; les utilités perdant de leur valeur à mesure que la valeur de l’homme augmente ; et les individualités diverses des membres qui composent la société prenant un développement correspondant.

La marche que suit une société en formation est précisément la même que celle que présentent à l’observateur les évolutions du monde végétal. — La tendance à croître est toujours accompagnée d’une tendance à se répandre.

Dans l’enfance de l’arbre majestueux, ses racines sont courtes, presque à fleur du sol ; mais, à mesure qu’il croit, elles se lancent dans toutes les directions, — la racine qui fait pivot néanmoins pénétrant dans le sous-sol, et toutes concourant à assurer la stabilité de la masse du tronc et du feuillage. Bientôt les racines latérales émettent des jets qui, comme la racine-mère dans sa jeunesse, prennent leur nouvelle nourriture à la surface du sol. — Avec l’âge, cependant, elles répètent la même opération, et elles établissent ainsi des centres locaux d’attraction pour les divers éléments destinés au maintien de la vie végétale. L’arbre-père continue à grandir, s’élevant dans l’air à mesure que le pivot s’enfonce et que la stabilité s’accroît à chaque degré du progrès. Entouré de ses descendants de différents âges qui diminuent en hauteur et leurs racines en profondeur à mesure qu’ils s’éloignent du grand centre, il présente à l’œil une parfaite pyramide double[234].

C’est là aussi la marche de l’homme. S’arrêtant dans sa carrière pour travailler, sa richesse commence à croître. Il défriche des terres, bâtit des maisons ; la richesse et la population augmentent. Il émet les petites racines, et l’établissement prend de l’extension, tandis qu’au centre, les maisons, qui étaient d’abord en petit nombre et isolées, deviennent un bourg. À un nouvel accroissement de richesse et de population, il creuse le puits de mine, il extrait la houille et le minerai et fabrique le fer, — creusant plus profondément, à chaque pas, des fondations sur lesquelles va s’éleva l’édifice social. Avec le temps le bourg devient cité, — qui exerce une puissante force d’attraction, force sujette cependant à être contrebalancée par des forces similaires, quoique plus faibles, qui agissent sur d’autres points ; celles-ci exercent un appel sur les membres de la société jeunes et entreprenants, — et les attirent, des riches sols du centre, à des sols plus pauvres qui sont plus loin. Plus tard de nouveaux bourgs se fondent, on fait de nouvelles routes, — ce qui donne de la valeur à d’autres terres et contrebalance de nouveau l’attraction de la cité centrale ; les membres les plus jeunes et les plus pauvres de la société trouvant, sur ces terres moins chères et dans ces bourgs plus petits, l’emploi pour leurs faibles moyens, ce qui ne serait point aussi facile dans la grande cité ou sur les sols riches. Grâce à d’autres accroissements de richesse et de population, la grande cité grandit encore, tandis que néanmoins son attraction est contrebalancée par d’autres attractions incidentes : ouvertures de mines, constructions de fabriques, création de bourgs dans d’autres parties de l’État. L’homme se trouve ainsi toujours soumis aux mêmes grandes forces qui maintiennent l’ordre du système solaire. — Son progrès vers la civilisation est toujours en raison de l’intensité des forces d’attraction et de contre-attraction qui agissent sur lui[235]. Plus cette intensité est énergique, plus s’accélère la circulation sociétaire, — plus il y a concurrence pour l’achat du travail, et des produits du travail, « et plus forte est la tendance au développement des facultés humaines et à ce que se produise l’homme véritable, distinct de l’homme purement animal dont traitent les livres Ricardo-Malthusiens.

Qu’une petite cabane s’élève dans la forêt vieille, c’est un attrait puissant pour qu’un autre settler vienne planter la sienne tout auprès. Si, à la cabane se joint la possession d’une charrue et d’un cheval, l’attraction est bien plus forte, la réunion des deux settlers en attire d’autres sur le même point ; — la force d’attraction augmentant dans une proportion géométrique, à mesure que les hommes, les charrues et les chevaux augmentent dans une proportion arithmétique. Population et richesse augmentant, la maison commune apparaît, — l’église et l’école s’y adjoignent et l’influence se fait sentir au loin, — influence qui va décroissant en raison de la distance, jusqu’à ce qu’elle disparaisse devant les contre-attractions d’un autre établissement. Telle est, de nos jours, la marche des choses dans tous les pays d’Amérique nouvellement exploités ; ce doit avoir été la même dans tous les vieux pays de l’Europe.

§ 2. — La nature va ajoutant perfection à perfection depuis les pôles jusqu’aux tropiques. Les plus riches sols du monde encore inoccupés, — la nature y étant toute puissante. Par l’accroissement de population et de richesse, l’homme est mis en état de tourner contre elle ses propres forces à mesure qu’il les conquiert, — passant ainsi par une marche continue d’un triomphe à un autre, et soumettant les sols les plus fertiles.

« La nature, comme on nous dit et comme nous avons sujet de le connaître, — va ajoutant perfection à perfection dans les pôles jusqu’au tropiques excepté dans l’homme[236] » C’est ce qu’elle fait en descendant des pics neigeux de l’Himalaya aux sols plus riches qui les entourent, soit qu’elle marche vers les chaînes de la Sibérie ou le bassin du Gange, vers les terres humides de la Chine, ou les rivages Ægéens ; — le globe pris en masse n’étant presque une répétition, sur une plus grande échelle de ce qui se voit dans chacune de ses divisions, grandes ou petites.

Le tout a été donné pour l’usage de l’homme, — pour lui être soumis, — et pourtant combien elle est petite la partie qu’il a, en ce moment, soumise à son usage ! Regardez n’importe où, les plus riches sols restent inoccupés. — La Suisse compte une population nombreuse, tandis que les riches terres du bas Danube sont en dévastation ; — les hommes se rassemblent sur les pentes des Andes, tandis que les riches sols de l’Orénoque et de l’Amazone restent à l’état de nature, — et que la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Irlande présentent, sur une échelle plus petite, un état de choses exactement semblable. Ces faits vous conduisent, et cela nécessairement, à croire que l’homme n’a que peu avancé dans l’accomplissement du commandement divin ; et pourtant, n’importe de quel côté nous nous tournons, nous rencontrons cette assertion : que toute la pauvreté et la dégradation de l’humanité est le résultat d’une grande erreur dans les lois divines, en vertu desquelles la population tend à augmenter plus vite que les subsistances et les denrées premières, nécessaires à la satisfaction de ses besoins et à l’entretien de ses forces[237].

« L’Amérique, dit un écrivain contemporain distingué, regorge d’une richesse végétale, non exploitée et solitaire. Ses immenses forêts, ses savanes couvrent, chaque année, le sol de leurs détritus, qui, accumulés depuis les longs âges du monde, forment cette couche épaisse de terre végétale, ce sol précieux qui n’attend que la main de l’homme pour émettre tous les trésors de son inépuisable fertilité[238].

Quant aux tropiques, nous y voyons se déployer une telle force de végétation luxuriante que, pour peu que l’homme abandonne ses travaux, à l’instant même ils disparaissent sous les arbres et la verdure[239]. Un espace de 150 mètres carrés, occupé par cent bananiers, donne, au rapport de Humboldt, plus de 2.000 kilogrammes de substance nutritive, — c’est-à-dire que la substance nutritive est comme 133 est à 1, si on la compare avec ce que donne la terre cultivée en blé, et comme 44 est à un avec ce que donne la terre cultivée en pommes de terre. Dans la république de l’Équateur, cette végétation prodigieuse ne cesse pas un instant, — la charrue et la faucille y fonctionnent à chaque saison de l’année. C’est de même à Venezuela et dans les vallées péruviennes : — l’orge, le riz, le sucre, y viennent à merveille et le climat permet d’emblaver et de récolter pendant toute l’année. On a calculé qu’à lui seul, le bassin de l’Orénoque suffirait à nourrir la race humaine toute entière. Trois arbres à pain fournissent abondamment à la nourriture pendant toute l’année d’un homme adulte[240]. Le riz donne cent fois la semence et le maïs trois cent fois pour le moins.

Néanmoins, ces riches terres sont presque tout à fait inoccupées ; c’est à peine si elles sont appropriées au service de l’homme. Pourquoi ? Parce que la nature est là toute puissante, — car c’est là que se trouve le plus haut degré de chaleur, de mouvement et de force. Sont-elles pour rester à jamais ainsi inutiles ? On peut répondre que les obstacles à leur exploitation excèdent de peu ceux qui, il y a deux siècles, s’opposaient à ce qu’on réclamât les riches prairies actuelles du Lancashire[241] ; ou ceux que rencontrent aujourd’hui les émigrants à l’ouest, lorsqu’ils veulent défricher les plus riches prairies[242]. Dans tout ces cas, le premier homme est faible pour l’attaque, — et la nature est forte pour la résistance. D’année en année il acquiert plus d’aptitude à combiner avec son voisin, ce qui augmente de plus en plus ses pouvoirs, et fait déchoir la résistance de la nature. Chaque pas dans son progrès, à partir du jour où il a dompté le cheval jusqu’à celui où il apprivoise la force électrique, le met plus parfaitement en mesure de tourner contre la nature ce qu’il est parvenu à s’approprier de ses grands pouvoirs. Il est constamment occupé à battre ses portes, à renverser ses murailles ; — celle-ci, de son côté, les entend s’écrouler en poudre autour de ses oreilles, et cela avec une rapidité qui s’accroît d’heure en heure.

À chaque pas dans cette voie, la quantité de force musculaire requise pour le travail rural diminue. — L’intelligence se substitue par degré au bras, qui d’abord fut employé sans aucune assistance. L’un et l’autre ont plus de pouvoir pour cultiver les sols riches dans les régions tropicales comme dans les régions tempérées du globe. Où l’un s’arrêtera-t-il ? L’autre s’arrêtera-t-elle jamais ? Se peut-il que la partie la plus riche du globe doive rester à jamais complètement inutile ? Cela doit faire doute pour ceux qui croient que rien n’a été créé en vain, et qui trouvent, dans l’utilisation constamment croissante de ces matériaux dont la terre est composée et des produits variés de la terre, la preuve de cette vérité[243].

Ce n’est pas cependant aux sols uniquement que nous devons nous adresser pour l’extension du champ des opérations humaines, — toute l’expérience acquise prouve qu’il eût une tendance à l’égalisation graduelle des sols variés dont la terre a été composée. En France, nous l’avons vu, elle se manifeste de la manière la plus frappante, et la France n’est que le monde entier en miniature[244]. Le chemin de fer, en en facilitant l’accès, a déjà mis en activité plusieurs grandes portions de territoire qui jusqu’ici étaient restées sans usage, et il est destiné finalement à faire pour des provinces entières, des États, des royaumes, pour le globe entier, ce qu’il a déjà fait pour des portions de sol d’Angleterre, de France et des États-Unis. D’après tous ces faits, on peut affirmer que le pouvoir que possède la terre de fournir des subsistances à l’homme est illimité dans la pratique.

§ 3. — L’industrie manufacturière précède toujours et jamais ne suit la création d’une agriculture réelle. Le pays qui exporte son sol sous forme de denrées premières doit finir par exporter les hommes. Plus est parfait l’équilibre des forces qui s’opposent l’une à l’autre » plus s’accroît le pouvoir de cultiver les sols riches. La centralisation trafiquante tend à ruiner les centres locaux, à épuiser le sol, à détruire la valeur de la terre et de l’homme. La protection a pour objet d’établir la contre-attraction.

Comment toutes ces terres finiront-elles par être appropriées aux desseins de l’homme ? La réponse est dans ce fait que les fabriques précèdent toujours et ne suivent jamais la création de l’agriculture réelle. En l’absence des fabriques tous les essais de culture se bornent à déchirer le sol et à en exporter les meilleurs composants sous former de denrées premières, — et le pays qui suit cette politique finit toujours par l’exportation ou l’annihilation de l’homme. Donnez à la Turquie le pouvoir de développer ses vastes ressources naturelles, — mettez-la en mesure de fabriquer ses étoffes, — et vous verrez naître une agriculture qui rendra la fécondité aux plaines de Thrace et de Macédoine. — Placez au Brésil l’outillage nécessaire pour extraire ses différents minerais, — pour fabriquer le fer — et pour convertir ses matières premières en étoffes, — et il présentera bientôt au monde un état de choses tout à fait différent de celui actuel[245]. — Que la Caroline ait les moyens de convertir son coton en étoffes, et ses millions d’acres de riches prairies vont devenir productifs. Que les Illinois puissent extraire leur houille, leur plomb, leur minerai de fer, et la population cessera de voir le rendement de son sol diminuer, comme il le fait, d’année en année. Des centres d’attraction une fois créés dans tous ces pays, chacun d’eux fait concurrence à la France, à l’Angleterre, à la Belgique, à l’Allemagne pour l’achat du travail, de l’habileté du talent en tout genre ; et plus se développe cette concurrence, plus se développe la tendance à absorber les travailleurs de tous ces pays, — les forces centrifuges et les forces centripètes tendant chaque jour à un équilibre plus parfait ; et tout individu ayant de plus en plus la faculté du choix : s’il ira au dehors ou s’il restera au pays. Tout ce qui tend à inviter à l’émigration est une mesure au profit de la liberté. Tout ce qui tend à forcer à l’émigration est une mesure qui conduit à l’esclavage.

La colonisation grecque, nous l’avons déjà vu, fut dans le principe un résultat de contre-attraction ; aussi fut-elle parfaitement volontaire[246]. Plus tard, lorsque la population se fut livrée exclusivement au trafic et à la guerre, et que sa pauvreté et la dégradation s’étendirent par degrés sur les diverses classes de l’État, la colonisation perdit entièrement son caractère d’acte volontaire. — Elle prit la forme d’expédition, préparée aux frais du trésor public, pour remplir la place et prendre possession des terres des premiers colons, dont la ruine s’accomplissait par suite de mesures adoptées pour maintenir le pouvoir central qui allait toujours accaparant[247].

La première colonisation avait créé partout des centres locaux qui enfantaient l’activité et la vie. C’est précisément le contraire qui a été et qui est la tendance de la colonisation moderne, laquelle est basée sur l’idée d’avilir le prix du travail, de la terre et des denrées premières, — c’est-à-dire d’étendre l’esclavage sur le globe. Sous cette idée, tous les centres locaux tendent à disparaître ; la terre perd de son pouvoir, la production diminue, le propriétaire gagne en domination, la concurrence pour l’achat du travail diminue, tandis que la concurrence pour le vendre augmente d’année en année ; et l’homme perd de sa liberté, — et la nécessité s’accroît de fuir vers d’autres terres, si l’on ne veut pas périr de faim au pays. Sous cette idée, les Irlandais ont été forcés de s’exiler pour demander à l’Angleterre et à l’Amérique le pain et le vêtement qu’ils ne pouvaient plus obtenir sur la terre natale[248]. Sous cette idée le monde a vu l’anéantissement des centres locaux de l’Inde suivie d’une somme de désastre telle que les annales du commerce n’en offrent point d’autre exemple[249]. Sous cette idée l’industrie asiatique, de Smyrne à Canton, de Madras à Samarcand, a été tellement ébranlée, nous apprend M. Mac Culloch, qu’il n’est pas à croire qu’elle se relève jamais, — on en voit le résultat dans l’immense exportation de travailleurs hindous pour Maurice, et de coolies chinois pour Cuba et Bemerara. Sous cette idée, près de deux millions de noirs ont été transportés aux Indes occidentales anglaises, et les deux tiers avaient disparu sans laisser de descendances avant que passât le bill d’émancipation[250]. Sous cette idée la population de Turquie et de Portugal va diminuant, — les centres locaux disparaissent, — la terre perd sa valeur, — et le pouvoir de production s’affaiblit d’année en année[251]. Sous cette idée, le Canada s’est vu privé de tout pouvoir de diversifier son industrie, et aujourd’hui il présente des masses de population qui ne trouvent aucunement à vendre leur travail ; — son pouvoir d’attraction, comme correctif des maux qui naissent de la centralisation transatlantique, a par conséquent entièrement cessé. Sous cette idée, la Chine a été tellement inondée d’opium que la voie est pavée pour introduire dans ce pays le système d’épuisement qui a ruiné l’Inde[252]

Sous cette idée, la population des États-Unis a déjà épuisé plusieurs des vieux territoires, et elle répète la même œuvre dans le bassin du Mississippi. N’importe où vous jetez les yeux dans les pays soumis au système aurais, vous trouvez les mêmes résultats : — nécessité toujours croissante de coloniser diminution de productivité du sol, avilissement de la valeur de la terre et de l’homme.

Toutes les nations plus avancées ont cherché à se défendre contre ce système. — Elles ont, par des mesures de protection, cherché à établir cette contre-attraction sans laquelle il ne peut exister à l’harmonie dans le monde physique ni dans le monde social. Chez toutes, elle a augmenté la concurrence pour l’achat du travail, et elle offre ainsi un avantage sur l’importance de tous les objets de l’industrie humaine qui leur manquent. Chez toutes, elle facilite l’exportation du genre d’industrie qu’elles possèdent en surabondance ; — et par là s’établit l’équilibre parfait des attractions nécessaires au maintien d’harmonie dans le mouvement social. Comme preuve, nous ferons remarquer que, tandis que l’Australie se peuple d’émigrants transportés aux frais de l’État, et tandis que la grande masse des Irlandais qui arrivent en Amérique n’ont pu quitter leur pays qu’au moyen de remises d’argent envoyé par leurs amis du dehors, ceux qui arrivent du continent, non-seulement acquittent leur passage, mais, de plus, apportent avec eux un capital notable qui leur sert à acheter de la terre[253].

§ 4. — Politique versatile des États-Unis. Tendance générale à l’épuisement du sol et à produire nécessité d’émigration. Affaiblissement du pouvoir d’entretenir l’attraction des centres locaux. Erreurs des enseigneurs Ricardo-Malthusiens. Le pouvoir d’association décline dans l’Union.

Venant aux État-Unis, nous trouvons un perpétuel changement de système, — ma tendance générale, néanmoins, se prononçant pour la politique qui conduit à l’épuisement du sol des vieux États et à l’expulsion des travailleurs vers l’ouest. Parfois, par exemple dans la période de 1825 à 1835, — dans celle de 1843 à 1847, — et dans les premières quelques années de la fièvre d’or de Californie, — il y a eu une tendance à créer des centres locaux d’attraction, suivie d’un développement de concurrence pour l’achat des services du travailleur, et, par conséquent, suivie aussi d’une augmentation du chiffre d’immigrants. Sous le système du libre-échange, la concurrence pour la vente du travail s’est toujours accrue et l’immigration s’est arrêtée, — le travailleur étranger perdant la faculté de décider par lui-même s’il doit rester au pays ou aller au dehors[254]. Sous le premier système, le pouvoir attractif de la terre avait augmenté, — ce qui permettait à l’Américain de rester au pays, et invitait l’étranger à venir du dehors pour coopérer à ses travaux. Sous l’autre, c’est le pouvoir expulsif qui a augmenté rapidement, — forçant l’Américain à quitter son pays et à fuir à l’ouest, et forçant également l’étranger à rester chez lui, même alors qu’il ne peut s’y procurer la subsistance et le vêtement nécessaires.

Comme principe, la politique américaine a tendu dans la direction du système anglais ; — elle ne s’en est départie, en quarante ans, que deux fois et pour des laps de temps bien courts[255]. Chaque fois qu’elle a repris son mouvement, il y a eu diminution de concurrence pour l’achat du travail, et l’immigration s’est arrêtée. Et à chaque fois, l’abandon des vieux États s’est prononcé davantage, et les effets s’en font sentir aujourd’hui.

Si nous considérons d’abord le New-England, nous voyons une émigration du genre le plus remarquable. — À mesure qu’elle se prononce, on voit se développer la consolidation de la terre, la diminution de culture, la difficulté d’entretenir les écoles, les églises, les routes, le gouvernement. Dans telle localité, vous entendrez dire : « Il est évident que le nombre des familles, dans beaucoup de nos communes agricoles, va diminuant ; » ou ceci : « Les vieux domaines tombent aux mains de quelque voisin, on se détériorent dans les mains de quelque propriétaire qui vit au loin. » Dans telle autre, vous apprendrez que « les églises sont réduites à la dernière extrémité, » et que, « n’était la société des missions, qui leur vient tant soit peu en aide, elles devraient céder au plus profond découragement. »

Et il en est ainsi dans tout le New-England ; et il n’y a pas à s’étonner, nous dit-on, que tant d’églises languissent, mais qu’elles aient pu lutter si longtemps contre la constante et large déperdition de leur rigueur et de leur piété.

À son tour, l’État de New-York nous présente le rendement moyen du blé, tombé à un peu plus d’une douzaine de boisseaux, — la population rurale diminuée, et par conséquent la terre se consolidant de plus en plus d’année en année. Dans la partie ouest de l’État, où sont les plus belles terres à blé du monde entier (qui n’étaient récemment que forêts vierges), nous trouvons les fermiers engagés dans une discussion sur la nécessité d’abandonner la culture du blé, comme l’unique moyen de s’affranchir des ravages des insectes que la Providence a chargés de déplacer la matière végétale malade et usée. Forcés d’épuiser leur sol, et ne pouvoir varier la culture, ils voient leurs plantes s’affaiblir de jour en jour et devenir une proie de plus en plus facile pour la mouche et les autres ennemis. Il en résulte que l’émigration augmente constamment et que diminue la possibilité d’entretenir les établissements locaux.

L’Ohio et l’Indiana suivent rapidement la même voie, et pourtant il n’y a pas quarante ans que ce dernier territoire est occupé. En poussant plus loin, nous voyons en Virginie un territoire qui suffirait à nourrir toute la population de la Grande-Bretagne, et où cependant la population et le pouvoir sont en déclin. La Caroline et la Géorgie ont à peu près cessé de croître en population ; en même temps l’Alabama, un État que, il y a quarante ans, les Czeeks et les Cheroquois possédaient encore, prend la même marche. — Le rendement du sol baisse, — la terre se consolide —— et la possibilité de développer ou même d’entretenir les églises et les écoles diminue d’aunée en année[256].

Tous les avocats de la doctrine Ricardo-malthusienne se sont accordés pour attribuer la prospérité passée de la population américaine à la quantité considérable de terres fertiles dont elle peut disposer. Ils ont supposé qu’elle recevait, comme salaires de ses services, plus que ce qui est ailleurs absorbé comme rente. Comme cependant ce sont toujours les sols de qualité inférieure qui sont les premiers exploités, et que les sols riches restent sans produire jusqu’à ce que la richesse et la population soient augmentés, il est évident qu’il y a eu sur les premiers une déperdition considérable de travail — en même temps qu’on s’est soumis à une taxe de transport qui eût plus que suffi pour entretenir des armées dix fois plus considérables que celles de l’Europe réunie. De riches prairies dans les États atlantiques sont restées à l’état de nature, tandis que des millions d’hommes se sont portés vers l’ouest pour obtenir d’une acre de terre quelque trente ou quarante boisseaux de blé, dont les trois quarts étaient absorbés par le trajet vers des marchés lointains. Les acres de turneps ou de pommes de terre donnent 12 ou 14 tonnes, tandis que le rendement moyen de toutes les terres à blé du jeune État de l’Ohio ne va pas à autant de boisseaux. Le résidu d’une des premières acres fertilisera les acres plus pauvres autour d’elle, tandis que le résidu des terres à blé, envoyé sur le marché lointain, trouve sa place dans le sol d’Angleterre. Que le consommateur soit à côté du producteur, et ce dernier peut faire croître ces denrées que la terre fournit par tonneaux. Séparez-les, et le fermier se trouve borné à la culture de ces denrées qui se mesurent par boisseaux, si ce n’est par livres.

Regardez n’importe où, vous voyez que là où l’on crée des centres locaux, — où l’on ouvre des puits de mines, — où l’on construit des hauts-fourneaux, — où l’on améliore les chutes d’eau, pour établir des usines, — la terre gagne en valeur. Pourquoi ? Parce que là où consommateur et producteur sont côte à côte, la terre est affranchie de la taxe épuisante du transport, et que le possesseur se trouve à même de consacrer son temps, son intelligence et tout le capital, que dès-lors, pour la première fois, il a la faculté d’accumuler, à forcer les sols plus riches de lui donner les quantités considérables de subsistance qu’ils sont capables de donner ; — qu’il leur rend le résidu, et maintient par là son crédit à la grande banque sur laquelle il tire des mandats, désormais plus considérables. Pour qu’un bon sol de prairie fournisse aux frais qui le mettront en terre arable, il faut que le fermier ait près de lui un débouché pour son lait et sa crème, son veau et son bœuf. Pour qu’il puisse varier sa culture, et par là améliorer sa terre, il faut qu’il ait facilité de vendre ses pommes de terre et ses choux, aussi bien que son orge et son blé. Faute de débouchés, sa pomme de terre ne pouvant lui payer les frais d’une mise en terre arable, — il part pour l’ouest, où il s’appropriera plus de terre pour l’épuiser à son tour. De là il résulte qu’une population de trente millions d’âmes est aujourd’hui disséminée sur des millions de milles carrés, et forcée de consacrer une si grande part de son temps au travail de construire des routes, qui lui permettent quelque économie sur la taxe de transport, dont le payement l’appauvrit aujourd’hui.

Le système américain tend, en principe, à tirer de la grande banque de la terre tout ce qu’elle peut payer, sans lui rien donner en retour, — tendance qui est la conséquence directe de ce qu’il manque à protéger la population contre un système qui a pour but l’avilissement des prix de la terre, du travail et des produits de la terre[257]. Ce degré de prospérité auquel est parvenue la population des États-Unis, elle ne l’a pas dû à la quantité considérable de terre sur laquelle elle a été dispersée. Dans tous les autres pays, les hommes ont été le plus pauvres alors qu’ils avaient plus de terre à leur disposition, et alors qu’ils avaient en apparence le plus à choisir entre les sols de qualité supérieure et ceux de qualité moindre. La terre fertile, non exploitée, abondait à l’époque des Édouard, et pourtant les subsistances s’obtenaient plus difficilement qu’aujourd’hui. Au Mexique, la terre abonde beaucoup plus qu’aux États-Unis, et pourtant les denrées sont de qualité inférieure et coûtent beaucoup plus de travail à obtenir. — Le total de la production agricole dans ce pays, qui compte une population de huit millions d’âmes, reste au-dessous du chiffre de la production d’un seul des États américains. La terre est plus abondante en Russie, à Ceylan, à Buenos-Ayres, au Brésil, et pourtant on fait là peu de progrès. Elle était plus abondante en France, à l’époque de Louis XV, qu’aujourd’hui, et pourtant on y mourait alors « comme les mouches en automne ; » au lieu qu’aujourd’hui on y est bien nourri et bien vêtu.

La prospérité vient avec la diversité dans la demande des efforts humains, — avec le développement du pouvoir de l’homme, — avec l’accroissement du pouvoir d’association, — avec la division de la terre, — avec la concurrence pour l’achat du travail, — chaque pas dans cette voie conduisant à accroître la faculté pour le travailleur de décider lui-même s’il ira à l’étranger ou s’il restera au pays ; tout en diminuant la nécessité d’aller à l’étranger chercher la subsistance et le vêtement qui lui sont refusés au pays.

Dans l’Union, cette nécessité s’accroît — par suite de ce que le pouvoir d’association tend constamment à diminuer. De là vient que l’histoire des quelques dernières années présente une marche vers la croyance que l’esclavage de l’homme est d’origine divine, et vers la démoralisation du peuple et de l’État[258].

§ 5. — L’erreur dans une société tend à produire l’erreur dans toutes. Les guerres de l’Angleterre contre les manufactures des autres nations, tendent à produire l’esclavage au dehors et chez elle. Émigration extraordinaire des îles anglaises.

En vertu de l’harmonie parfaite de tous les intérêts réels et durables de l’humanité, l’erreur introduite dans une société engendre Terreur partout ; nous avons la preuve complète que c’est ici le cas, dans ce que nous voyons se produire aujourd’hui au grand centre de ce système funeste. La ruine, en Irlande, du pouvoir d’association tendait à forcer l’émigration d’Irlandais en Angleterre, — et par suite, à avilir le prix du travail » au grand désavantage du travailleur anglais[259].

La guerre persévérante contre l’industrie de toutes les nations, guerre dont nous avons parlé dans un des chapitres précédents, a conduit à cette idée fausse : qu’il était utile à la prospérité du peuple anglais d’étouffer au berceau toutes les industries manufacturières du monde, celle de la Grande-Bretagne exceptée, d’où a suivi nécessairement la ruine des petites fabriques de la Grande-Bretagne elle-même. Il en est résulté qu’il n’y a aujourd’hui place pour le petit capitaliste dans aucune branche d’industrie, et que la partie de la société qui est engagée dans le trafic, — c’est-à-dire qui vit en arrachant le morceau de pain de la bouche au reste de la population, — augmente de jour en jour. La nécessité d’émigrer devient plus pressante pour ces derniers. — La séparation des hautes classes et des classes inférieures se forme par un abîme qui se creuse et s’élargit de plus en plus[260].

La consolidation de la terre chassant le travailleur vers les villes et la consolidation du capital diminuant la concurrence pour l’achat du travail dans les bourgs et les villes, la faculté diminue nécessairement pour le travailleur de décider pour qui et à quoi il travaillera. — Il en résulte augmentation de cette concurrence pour la vente du travail, regardée aujourd’hui comme tellement indispensable au progrès des manufactures anglaises, mais qui n’est qu’une autre dénomination de l’esclavage[261].

Plus s’élargit l’abîme qui sépare les grands propriétaires des travailleurs du sol, plus il se fait de place pour être occupée par les intermédiaires, et plus diminue la part tant de ceux qui possèdent la terre que de ceux qui la travaillent[262]. Plus s’élargit l’espace entre le grand manufacturier et le régiment de bras employés dans son usine, plus les agents intermédiaires deviennent nombreux. — Chacun d’eux s’ingéniant pour obtenir de bons prix pour le travail à faire, et à payer le moins possible à ceux qui le font[263].

Le système tend partout à placer haut le trafic aux dépens de l’agriculture, — en visant, comme il le faisait à l’époque d’Adam Smith et comme il le fait aujourd’hui, à avilir le prix de tout ce qui est matières premières pour les manufactures. D’après cela, comment s’étonner de voir exprimée, par un des écrivains modernes les plus distingués de l’Angleterre, l’opinion que l’anéantissement des classes n’est point un mal imaginaire ni un mal qui soit éloigné. — L’Angleterre, deviendra une Gênes sur une large échelle, avec une aristocratie vivant dans le luxe et dans une splendeur presque royale, et la grande masse de la communauté en haillons et famélique[264].

C’est dans de telles circonstances que les quelques dernières années ont vu partir des lies anglaises, une émigration involontaire, qui n’a point eu d’égale en nombre, si ce n’est dans l’histoire du commerce d’esclaves en Afrique. L’Australie a été peuplée par des convitcs[265]. On a employé des commissaires d’émigration pour exporter les femmes qui devaient servir de compagnes aux hommes que les navires avaient transportés. On a chassé des Écossais de leurs petites tenures et on les a envoyés au Canada où ils sont arrivés en plein cœur de l’hiver, sans ressource aucune pour se procurer la nourriture et le vêtement. En Irlande on a mis à bas cottages et hangars, pour forcer à l’exportation les malheureuses familles qui les occupaient[266]. Voilà comment 2.144.802 individus ont quitté le Royaume-Uni dans la courte période de sept ans, qui a fini en 1854. Sur ce nombre, il est probable que 100.000 ont péri dans le trajet vers leur nouvelle demeure, victimes du système qui trouve dans l’achat sur le marché le plus bas et la vente sur le marché le plus cher, le stimulant suprême à l’action, et qui voit dans l’homme un pur instrument à l’usage du trafic[267].

§ 6. — Tendance à l’excès de population et à une nécessité d’émigration en raison directe de l’écart entre les prix des denrées premières et des nécessités achevées. La politique anglaise tend à augmenter cet écart. Les pays qui se guident sur l’Angleterre sont ceux qui fournissent les faits dont on s’est servi pour démontrer la théorie Malthusienne.

L’homme chercher à acquérir l’empire sur la nature. Pour y parvenir, il doit apprendre à utiliser les diverses facultés qui le distinguent des animaux inférieurs. Plus elles sont utilisées, plus se perfectionne son pouvoir de combinaison avec ses semblables, plus se développent les diverses utilités de la terre, plus s’accélère la circulation sociétaire, plus s’accroît la faculté d’accumulation, plus l’équité règle la distribution, plus il y a pour les services concurrence entre le sol natal et les sols lointains, et plus il y a pour lui faculté de choisir entre eux, plus il y a rapprochement entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées, et plus grande est la tendance à ce que la valeur de la terre et de l’homme s’élève et à ce que l’État soit puissant, comme on le voit ici.

Dans cette direction, — allant de haut en bas, — font route aujourd’hui toutes les nations qui suivent la trace de Colbert et de la France, et la France elle-même. Les États-Unis ont aussi parfois pris cette direction, avec une appréciation rapide dans la valeur de la terre et de l’homme. En règle générale cependant, ils ont marché avec l’Irlande, la Turquie, le Portugal, la Jamaïque et autres pays sous la conduite de l’Angleterre, — se mouvant ainsi de bas en haut, — et comme eux ils ont été troublés par la maladie de l’excès de population[268].

La politique anglaise est égoïste et répulsive ; son objet essentiel est d’effectuer dans le monde entier la séparation des consommateurs et des producteurs. Dans cette direction se trouvent la pauvreté et l’esclavage ; et voilà pourquoi tandis que l’Angleterre cherche à se débarrasser de sa population, aucune des nations qui la prennent pour exemple, même si elles ont en quantité considérable de la terre inoccupée, — n’offre aucun attrait pour fonder établissement, à personne, excepté à de pauvres diables chassés par la pauvreté, si ce n’est même pas le besoin le plus profond[269].

Ce qui maintient l’harmonie du monde, nous l’avons vu, c’est le parfait équilibre entre les deux forces opposées d’attraction et de contre-attraction. Mieux l’équilibre s’établit, plus le mouvement sociétaire s’accélère, plus il y a tendance à ce qu’augmente la quantité de subsistances obtenues par une certaine quantité de travail. Dans le royaume qui est dominé principalement sinon complètement par l’Angleterre, la répulsion est universelle ; et comme une conséquence le mouvement social tend à décroître, et il y a, dans toutes les parties, tendance à fournir sur une plus grande échelle les faits nécessaires pour établir les doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne. .


CHAPITRE XLIX.

THÉORIE MALTHUSIENNE.

§ 1. — Tendance constante, selon M. Malthus, dans toute la vie animée à multiplier au-delà de la subsistance préparée pour elle. Les faits cependant prouvent que l’offre est partout une conséquence de la demande ; — la quantité de subsistance préparée pour les êtres de toute sorte est illimitée en pratique. L’accroissement en nombre et en pouvoir est suivi de l’accroissement d’aptitude à faire la demande, comme on le voit chez toutes les nations en progrès. Les lois de nature justifient à l’homme les voies de Dieu.

La grande cause qui jusqu’ici s’est opposée au progrès de l’humanité vers le bonheur, — à laquelle nous devons que la misère et le vice règnent si généralement, — à laquelle nous devons l’inégalité qui existe dans la distribution des bienfaits de la nature, — c’est, nous a dit M. Malthus, « la tendance constante de toute la vie animée à s’accroître au-delà des subsistances préparées pour elle[270],… » avant de discuter la justesse ou l’inexactitude de la proposition ainsi émise, il sera bien de préciser pour nous-mêmes et avec soin le sens du mot préparé, tel qu’il est soumis à notre considération. Un père qui aurait mis à la disposition de sa famille tout le contenu d’un grenier bien rempli, a-t-il, ou n’a-t-il pas préparé de la subsistance pour elle ? S’il leur a donné, dans la plus grande surabondance, tous les matériaux de combustible et de vêtement ; s’il les a doués de tout le savoir pour la transformation de ces matériaux, sera-t-il juste de l’accuser de n’avoir rien préparé de ce dont ils avaient besoin pour la préservation de chaleur vitale ; et cela sous l’unique prétexte qu’il a refusé de moudre le grain, de cuire le pain, de couper et transporter le bois, de tisser le coton et de lui donner la forme de chemises et de pantalons ? Après qu’il a mis à leur disposition de quoi pouvoir se nourrir et se vêtir s’ils le veulent, est-il à blâmer s’ils souffrent de la faim ? La faute en est-elle à lui ou à eux ? Assurément ce n’est pas à lui.

Venant maintenant à la grande famille humaine, nous demanderons quel est le sens réel du mot ainsi employé, comme applicable à la provision faite par le grand-père de tous, pour fournir à ses membres la nourriture et le vêtement dont ils ont besoin. Devons-nous le prendre comme se rapportant seulement au nombre des formes déjà organisées, végétales et animales, très-disséminées sur la surface du globe, ou se rapportant beaucoup plus convenablement un grand magasin de matières premières capables d’être amenées à recevoir ces formes déposées dans le grand trésor de la nature et n’attendant que l’appel de l’homme pour lui être de service ? La houille et le minerai gisant au sein de la terre ; le blé et la laine, dont les éléments abondent tellement, n’ont-ils pas été préparés à son usage aussi bien que l’herbe qui croît dans la prairie ? Toute l’électricité répandue partout n’a-t-elle pas été préparé pour lui aussi bien que la quantité insignifiante qui se manifeste dans l’éclair rapide. Tous les pouvoirs de la terre et de l’atmosphère, quels qu’ils soient et n’importe où ils se trouvent n’ont-ils pas été préparés pour son service ; et lui-même n’a-t-il pas été doué de toutes les facultés nécessaires pour le mettre en état de les forcer de fournir à ses besoins, de l’aider à satisfaire ses désirs… Qu’il en soit ainsi, cela ne peut faire un doute. Si donc il périt au milieu de ce vaste trésor, la faute en est elle au créateur ou à lui-même ?

Que des hommes périssent ainsi et que le cas ne soit pas rare, nous le savons. Quelle en est la raison ? « L’insuffisance, nous dit-on, de la provision de subsistances préparées pour leur usage. » Cependant quelle preuve en avez-vous ? Les hommes ont-ils jamais trouvé que le trésor fût épuisé ! Ont-ils jamais vu leurs mandats protestés, lorsqu’ils ont bien tenu leurs comptes avec le grand caissier ? N’ont-ils pas au contraire trouvé, après à la balance faite, un plus gros chiffre à leur crédit, lorsqu’ils ont rempli les conditions auxquelles la terre consente à prêter, — c’est-à-dire le retour ponctuel des matières premières après qu’on en a usé. L’histoire de toute nation en progrès nous en donne la preuve. — L’offre des subsistances s’est accrue plus rapidement que la population qui devait se les partager, dans tous pays où les hommes ont acquis l’aptitude de combiner assez leurs efforts pour mettre en activité les divers pouvoirs dont ils ont été doués. Jusqu’ici donc l’homme n’a pas eu l’occasion de mettre à l’épreuve la suffisance du stock d’aliments, de vêtements et de combustibles préparés pour lui.

On nous parle cependant dune loi universelle : que la tendance à s’accroître au-delà de la subsistance préparée existe de même à un degré considérable dans toutes les parties du règne animal. D’un autre côté, nous apprenons qu’une seule ferme peut nourrir plus de bétail qu’on n’en entretiendrait dans un pays de forêts[271]. D’où il suit évidemment qu’on peut tirer dans un cas plus de subsistance d’une seule acre qu’il n’en est fourni dans l’autre cas par cent acres. Il n’est pas moins évident qu’elle avait déjà été préparée par une main toute puissante, — l’homme ne pouvant n’en tirer de la terre qui n’y ait été placé auparavant. Cette subsistance y avait certainement été placée ; mais avant que la terre commençât à exécuter le travail pour lequel elle a été faite, il était nécessaire que l’homme se mît lui-même en mesure de prendre le commandement, guidant et divisant les diverses forces naturelles dans le but d’accélérer leur circulation, et par là de mettre la simple matière inorganique en état de prendre les formes complexes et développées à un haut degré de la vie animale. Des millions de buffles, nous le savons, trouveraient à vivre sur des prairies qui, aujourd’hui, n’en nourrissent que dix mille, si l’homme avait les connaissances qui le rendissent apte à mettre à profit les pouvoirs du sol sur lequel ils sont errants. En quelque lieu que ce soit, il ne les acquiert qu’après avoir appris à coopérer avec ses semblables ; — le pouvoir ne s’obtient qu’à cette condition. Faute de la remplir, la population des prairies fait probablement chorus avec les écrivains de l’école Malthusienne pour accuser ce la nature d’être avare, » quand la difficulté ne provient réellement que de leur propre incapacité.

C’est aussi un fait bien connu, que tout rapide qu’a été l’accroissement de la population américaine, l’offre des huîtres s’est accrue si bien, — qu’aujourd’hui qu’il s’agit de satisfaire trente millions de consommateurs, la moyenne par tête est plus forte qu’alors que les consommateurs n’étaient qu’au nombre d’un million. Comment cela s’est-il fait ? Il n’y a pas augmentation dans la quantité de subsistance préparée pour ces animaux ; — les constituants de l’eau dans laquelle elles vivent sont les mêmes que ceux des eaux de l’époque de William Penn. Comment est venue cette si grande tendance à ce changement spécial dans la forme de la matière, à ce que la matière inorganique prenne cette forme organique spéciale ? C’est que toute immense qu’était le magasin de force préparée, il lui était imposé de demeurer latente et sans développement jusqu’à ce que l’homme se fût mis lui-même en état d’en prendre la conduite et la direction.

Autre exemple. Il a été démontré d’une manière satisfaisante qu’au moyen de la pisciculture, l’offre de poisson peut s’accroître à l’infini, — la quantité de subsistance préparée pour eux par la nature étant en excès à l’infini sur la demande faite jusqu’ici. Pourquoi ne s’est-elle point faite ? Parce que ce pouvoir de direction qui a été confié à l’homme seul ne s’était point encore manifesté ? — pouvoir qui se développe avec le développement de population et de richesse, et avec leur conséquence le développement du pouvoir d’association et de coopération.

Bien loin de trouver, dans les faits qui se présentent à nous, le moindre fondement à l’assertion de M. Malthus, même en ce qui regarde les animaux inférieurs, nous rencontrons partout la preuve que la subsistance préparée pour eux et pour l’homme lui-même est, en fait, illimitée, et qu’il reste à lui seul à déterminer l’étendue de cette opération des éléments prenant la forme désirée, — l’offre de subsistance tendant à s’accroître en raison de la demande. D’un autre côté, nous rencontrons partout ces faits importants : que juste en proportion du crédit qu’il a su s’ouvrir sur la grande banque, la nécessité absolue de tirer sur l’homme individuellement diminue ; qu’en même temps que le pouvoir augmente en lui, il lui faut moins de nourriture pour réparer la déperdition quotidienne ; que la nourriture végétale que la nature fournit par tonnes tend à se substituer à la nourriture animale qu’elle donne par livre, — lui-même prenant de plus en plus la position responsable à laquelle il a été destiné, — et la nature coopérant à l’œuvre en dirigeant vers le développement de son cerveau ces éléments qui autrement auraient été appropriés au travail de la génération.

Étudiez les lois de la nature n’importe où, vous les trouverez justifiant les voies de Dieu à l’homme, — chaque pas sur la route du savoir nous fournissant une perception plus complète, la parfaite adaptation de l’appareil pour la production du grand effet désiré — celui de préparer l’homme animal à occuper dignement la place à laquelle il était destiné dès le principe.

§ 2. — La misère et le vice attribués à l’insuffisance des pouvoirs de la terre pour fournir à la population croissante. Ne peut-on pas au contraire les attribuer à ce que l’homme manque lui-même à se rendre apte à adresser des demandes à la terre ? Les faits de l’histoire attestent que la difficulté provient de l’homme lui-même et non des erreurs du Créateur

Le doublement de mille millions d’hommes, nous affirme M. Malthus, peut s’opérer en vingt-cinq ans par le principe de population comme celui de mille. « Pourquoi alors ne s’est-il pas opéré ? Au commencement de notre ère la terre comptait ce nombre d’habitants ; il est douteux qu’elle en compte aujourd’hui davantage. Si le doublement s’était opéré à chaque quart de siècle, elle compterait aujourd’hui des millions de millions. Pourquoi cela n’a-t-il pas eu lieu ? Parce qu’en tout temps, nous dit-on, la population a exercé une pression sur la limite de subsistances, —et ta tendance de la matière à prendre les formes du plus haut développement ayant dépassé tellement celle manifestée au regard de Ces formes inférieures dans lesquelles elle est prépare pour l’usage de l’homme, qu’elle a produit une expansion « du vice et de la misère, » — d’où a résulté une nécessité des freins positifs, « des guerres, de la peste, de la famine[272]. » Dans tout ceci, quelle est la cause et quelle est la conséquence ? La misère et le vice sont-ils cause du manque de l’offre des subsistances, ou celui-ci. Y-a-t-il une conséquence nécessaire de ce que l’homme a négligé d’exercer les facultés dont il a été doué ? C’est là une question très-importante : — la négligence de l’homme est une faute à laquelle il est en lui de remédier ; au lieu que l’inefficacité des pouvoirs de la grande machine donnée pour qu’il s’en serve serait entièrement sans remèdes.

La réponse se trouve dans ces faits : que l’offre des subsistances dans les quelques derniers siècles a augmenté dans sa proportion avec la population en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne, et dans tous les pays — où population et richesse ayant eu liberté de s’accroître, —l’homme a acquis plus grande faculté de tirer sur le trésor de la nature, tandis qu’elle a diminué dans les pays, — où population et richesse ayant décliné, — le crédit de l’homme sur les semées de la nature a baissé. Regardons autour de nous aujourd’hui, n’importe où, nous trouvons que là où se développe le pouvoir d’association, l’augmentation l’augmentation survient dans l’offre de subsistances, de vêtements, de maisons et de toutes les autres utilités et objets pour l’entretien et te confort de l’homme. Partout au contraire où il s’affaiblit, il y a diminution constante de tout cela, — la valeur de l’homme baisse et il devient de plus en plus l’esclave de la nature et de ses semblables. Cela étant, la cause de la grande difficulté semblerait être dans l’homme lui-même, et non dans aucune fatalité du plan de la création dans laquelle il lui a été assigné un rang si élevé.

§ 3. — M. Malthus donne des faits et appelle cela une science. La science demande des principes, — elle pose des questions : pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Insuccès de M. Malthus pour établir « une grande casse » des divers faits observés. La cause et l’effet changent constamment de rôle dans son livre. Son principe de population est une pure forme de mots pour indiquer l’existence d’un fait purement imaginaire.

En admettant néanmoins, pour un moment que les lois soient comme le prétend M. Malthus, — que la population a dans tous les pays exercé une pression sur la subsistance, nous n’aurions fait encore qu’un bien petit pas vers la vérité scientifique, — car la science s’enquiert toujours du pourquoi des choses[273]. Pendant des milliers d’années on avait remarqué que les pommes tombaient à terre ; il était réservé à Newton de répondre à la question : Pourquoi les pommes tombent-elles ? La science demandait alors et elle demande aujourd’hui : « Pourquoi les subsistances ne peuvent-elles marcher du même pas que la population ? Quelle est la grande cause, la cause finale, de la difficulté ? Se trouve-t-elle dans l’inhabileté de l’homme à demander à la terre, — ou dans l’impuissance de la terre de faire honneur aux mandats qu’on tire sur elle ? Est-il vrai ? peut-il être vrai ? qu’avec l’augmentation de population et de richesse, un temps arrive ce où chaque augmentation de production s’obtient par une proportion plus élevée de travail appliqué à la terre, » — l’homme devenant ainsi l’esclave de la nature à mesure qu’il gagne lui-même en pouvoir[274]. Si cela est, pourquoi cela est-il ? Est-il possible que l’homme, par un effort qui ne soit pas au-dessus de ses facultés, se place dans la position pour laquelle il a été créé, celle de maître de la nature ? Y a-t-il lieu à espérance, ou bien l’homme doit-il vivre avec la connaissance qu’en vertu d’une grande et inévitable loi, le temps doit venir où ceux qui possèdent la terre tiendront dans l’esclavage tous ceux qui ont besoin de la travailler ? La réponse à toutes les questions est déterminée par celle donnée à la première et à la plus importante : Quelle est la grande cause du vice et de la misère qui se sont manifestés à un si haut point dans le monde ? C’est la question à laquelle Malthus affirme avoir répondu. Nous allons voir jusqu’à quel point.

Si nous commençons par les Indiens d’Amérique, il dit « que leurs femmes sont loin d’être fécondes ; que leur stérilité est attribuée par quelques écrivains au manque d’ardeur chez les hommes : que cela cependant n’est pas particulier à cette race ; » — Bruce et Vaillant ayant fait la même remarque chez les diverses tribus d’Afrique. On n’en doit point, selon lui, chercher les causes dans quelque défaut qui tienne à la constitution, — puisque cela diminue en proportion de ce que diminuent ou disparaissent les fatigues et les dangers de la vie sauvage. Quelle est dans ce cas la cause de difficulté ? La grande cause ne peut se découvrir ici, et pourtant il y a beaucoup de vice et de misère. Pourquoi ? Est-ce à cause d’une tendance trop grande à la reproduction, ou parce que manque dans l’homme la disposition ou l’habileté à faire que la terre produise ? M. Malthus admet lui-même que c’est par la dernière raison. — Ici vice et misère résultent donc des œuvres de la créature et non de lois établies par Dieu. Alors qu’advient-il du livre Principles of Population ?

Passons à l’Amérique du Sud, nous voyons « que dans l’intérieur de la province bordée par l’Orénoque, on peut traverser quelques centaines de milles sans trouver une simple hutte ou les traces d’une seule créature[275]. C’est néanmoins une des plus riches régions du monde. Il y règne un été perpétuel ; le maïs y rend trois cents fois la semence. Pourquoi la population n’y augmente-t-elle pas, — puisque, selon M. Malthus, c’est on fait indubitable que la population n’est limitée uniquement que par la difficulté de se procurer l’aliment, et qu’elle tend toujours à dépasser la limite des subsistances ? Où donc est la grande cause que nous cherchons et qu’il nous montrerait ici ?

Au Pérou nous trouvons une population qui, ayant été conduite par une heureuse série de circonstances à améliorer et à étendre son agriculture a vu son chiffre grossir en dépit de l’apathie des hommes et des habitudes destructrices des femmes. Il n’est rien dit ici de la population pressant sur les subsistances, — car il est trop évident que la population nombreuse rassemblée sur les pauvres terres du versant occidental des Andes a été bien mieux fournie que les sauvages qui errent disséminés sur les sols fertiles du versant oriental, dont une seule acre pourrait donner plus de subsistances en retour du même travail qu’on en obtiendrait d’une douzaine au Pérou. Nous ne sommes donc pas encore près de déterminer la grande cause des progrès de la misère et du vice dans l’humanité.

Dans les riches îles de l’océan Pacifique, nous trouvons des tribus qui mangent de la chair humaine, et qui, en guerre continuelle entre elles, « cherchent naturellement à augmenter le nombre des membres de la tribu, afin de la rendre plus forte dans l’attaque ou dans la défense. » Ici point de coutume chez les femmes qui soit défavorable au progrès de la population ; et pourtant, tout admirable qu’est le climat et tout fertile qu’est le sol, elle est peu nombreuse. £t néanmoins, les subsistances y sont si rares a qu’il n’est pas improbable que l’envie de faire un bon repas donne une énergie additionnelle à leur désir de vengeance, et qu’ils ne se détruisent violemment les uns les autres que comme unique alternative pour ne pas périr de faim. » Ici la difficulté éprouvée provient-elle de l’homme ou de la terre ? Si c’est du premier, que devient la grande cause à laquelle M. Malthus attribue le vice et la misère ?

Devant l’infanticide et l’immoralité qui règnent à Taïti, M. Malthus pensait qu’après que la dépopulation aurait suivi son cours, un changement d’habitudes « rétablirait aussitôt le chiffre de population, qui ne pouvait rester au-dessous de son niveau naturel sans la plus extrême violence. » Ce niveau étant l’offre des subsistances, et les subsistances étant ici en une abondance exubérante, il est clair que la grande cause ne peut, en cette occasion, être mise en avant. L’inégalité dans la distribution des produits du travail étant un de ces phénomènes sociaux dont il faut tenir compte par suite de la pression constante de la population sur les subsistances, il est difficile au lecteur du livre de M. Malthus de ne pas s’étonner d’y trouver cette assertion : « que, dans tous les pays où les subsistances s’obtiennent avec facilité, — ceux, par conséquent, où la grande cause ne peut se rencontrer, — il règne une distinction de rang qui est oppressive à l’excès, — le peuple étant dans un état de dégradation comparative[276]. »

En Asie, nous trouvons les Usbecks occupant un sol « d’une grande fertilité naturelle, » duquel ils n’ont pas choisi de profiter. — « Ils aiment mieux piller, voler, tuer leurs voisins que de s’appliquer à améliorer les bienfaits que la nature leur offre si libéralement[277]. » En quoi ceci peut-il venir à l’appui de l’existence de la grande cause ? Il n’est pas facile de le voir. Les Tartares aussi, nous dit-on, sont voleurs ; et pourtant « tout ce que le pillage leur procure n’équivaut pas à ce qu’ils obtiendraient de leurs terres avec le plus léger travail, s’ils voulaient s’appliquer sérieusement à l’agriculture. »

Les paysans, sous la domination turque, « désertent leurs villages et s’adonnent à la vie de pasteurs, dans l’espoir a de mieux se dérober à la rapine des Turcs, leurs maîtres, et des Arabes, leurs voisins. » La grande came de vice et de misère que M. Malthus prétend établir, était l’impuissance de la terre à répondre aux demandes de l’homme ; mais ici il ne prouve que l’inhabileté de l’homme à faire des demandes de la terre.

D’après Park, M. Malthus décrit la « prodigieuse fertilité du sol d’Afrique et ses grands troupeaux de bétail, » — regrettant « qu’une contrée si richement dotée par la nature puisse rester dans l’état sauvage et négligé où elle est aujourd’hui. » Cet état provient « de ce que la population n’a que peu d’occasions de débouché pour l’excédant du produit de son travail. » Pourquoi cela ? Parce qu’il faudrait une augmentation de population qui les mit à même de diversifier les professions au point de fournir les occasions qu’ils désirent tellement, — et de leur constituer un marché domestique pour tous les produits de leurs sols fertiles. L’absence de demande pour les subsistances ne peut que difficilement être admise comme preuve que la population tend à augmenter plus vite que les subsistances. Sur ce que Park attribue la fréquence des famines au manque de population, M. Malthus répond que ce dont ils ont réellement besoin, c’est « de la sécurité et de l’industrie qui vient ordinairement après elle ; » — et ici il a raison. La population augmenterait alors, et les famines disparaîtraient, la grande banque étant prête à faire honneur à tous les mandats que l’on peut tirer sur elle. Dans ce cas, cependant, qu’advient-il de la grande cause ?

En Égypte, « le principe d’accroissement, nous dit-on, fonctionne aussi bien qu’il puisse fonctionner ; — car il tient la population tout à fait au niveau des subsistances. » On expliquerait mieux le phénomène en disant que l’insécurité et l’oppression font que le niveau de population n’est pas dépassé par l’offre de subsistances[278]. Il n’y a pas là, néanmoins, de quoi prouver l’existence de la grande cause alléguée : — l’insuffisance des pouvoirs de la terre pour répondre aux demandes de l’homme.

On nous représente la Sibérie comme riche en terres dont la puissance, nous dit-on est inépuisable ; et pourtant « ces districts sont faiblement peuplés, la population n’y augmente pas en proportion de ce qu’on pourrait attendre de la nature du sol[279]. » On ajoute à cela beaucoup de raisons ; — si l’on a cru nécessaire de les ajouter, c’est qu’on ne pense pas que ce soit encore là que se trouve la grande et universelle cause « du vice et de la misère. »

Dans le monde physique, tous les effets sont dus à des causes fixes et certaines dont la force est susceptible d’être mesurée ; nous pouvons, selon la distance du phénomène, raisonner de la cause à l’effet et de l’effet à la cause avec la même confiance que si le tout s’accomplissait sous nos yeux. Il en doit être ainsi dans le monde social, — la cause et l’effet étant partout les mêmes, et le vice et la misère étant partout aussi évidemment attribuables à ce que l’homme a manqué à se mettre en mesure d’acquérir la domination sur la nature, qu’il est évident que l’évaporation est une conséquence de la chaleur. Dans le livre de M. Malthus, cependant, rien de semblable ; — ses lecteurs sont formellement avertis « que rien n’est plus difficile que de poser des règles qui n’aient point d’exception[280]. » En conséquence, après leur avoir affirmé l’existence d’une grande cause de vice et de misère, il leur expose ensuite presque autant de causes qu’il se présente de sociétés à étudier, choisissant toujours parmi ces causes celle qui s’accommode le mieux à son dessein. Là où les subsistances abondent, le vice et la misère prennent place comme causes d’excès de population. — Là où les subsistances sont rares, ils deviennent des effets. Si le débouché est proche, et les denrées à haut prix, l’excès de population est un effet. Si le débouché est éloigné et les subsistances à bas prix, vice et misère sont les conséquences. — Si l’infanticide est fréquent, l’excès de population est regardé comme pleinement prouvé. Si la durée de la vie est prolongée, l’excès de population est la conséquence nécessaire. — Si les subsistances sont rares, l’homme devient esclave ; si elles surabondent, l’esclavage est le résultat inévitable. — Si le gouvernement est oppresseur, l’abandon de la terre est une cause d’excès de population. Si les impôts sont légers et que la culture s’étende, alors surgit une nécessité de cultiver les sols plus pauvres. — Les produits ne se vendent pas, ce qui retarde l’agriculture ; doublez ou même triplez la quantité des subsistances, « et vous pouvez être certain que les bouches ne manqueront pas pour les consommer[281]. » Des inégalités de distribution appellent un remède. « Si l’égalité était dans la population, la difficulté serait imminente et immédiate. » — Les épidémies pavent la voie vers une augmentation de population. Les mariages peuvent ou ne peuvent pas suivre une grande mortalité. — Plus les sols sont riches, et moins il y a de population pour manger les produits, plus il y a tendance à la pauvreté et au dénuement. Plus une contrée est productive et populeuse, plus il y a besoin de restrictions. — « Il est très-probable » que les guerres constantes ont donné aux Volsques une population compacte d’hommes vigoureux. Les guerres constantes parmi les Arabes sont cause que la population exerce une rude pression sur les subsistances, — ce qui produit « un état habituel de misère et de famine. »

Visité par l’idée d’un fantôme de fait, M. Malthus exerce au service de cette idée une presse sur une quantité de faits réels, — qui, tous, tendent à prouver combien constamment et généralement les hommes ont été induits à s’empêcher eux-mêmes d’acquérir la disposition les subsistances préparées pour eux, — mais dont aucun ne tend, en aucun degré, à prouver que l’offre n’a pas partout augmenté en pleine proportion de leur pouvoir de faire la demande. Au lieu d’établir l’existence de sa grande cause, il nous a donné une correction de causes variées à l’infini, parmi lesquelles nous pouvons choisir celle à laquelle il nous conviendra le mieux d’attribut « le vice et la misère » qui sont autour de nous. Dans son anxiété d’atteindre son but, il a souvent estropié les faits. — Il a présenté le rapide accroissement de population dans les États Américains de l’ouest comme un résultat purement naturel et sans tenir compte de l’immigration. — Il a présenté l’accroissement des primitives tribus germaines comme ayant été complètement égal à celui observé dans les États-Unis. Lorsqu’il ne peut invoquer les faits, il fournit des suppositions et des probabilités — qui, toutes, sont chargées de tendre à établir les grands faits : que le principe d’accroissement est plus grand chez l’homme que dans les formel inférieures de la matière organisée ; qu’en con6éqw » ace la population doit augmenter plus vite que les subsistances, dont il suit que le Créateur a commis une erreur sérieuse.

Parfois il se trouve que ses vues ne manquent pas d’exactitude, lorsqu’il dit, par exemple, que là où manquent les manufactures, les denrées premières sont à bas prix, et les utilités achevées sont à un prix élevé ; — que dans les pays où prédomine exclusivement le système agricole, « la condition de la population est soumise au plus haut degré de variation ; » — que le commerce et les manufactures sont nécessaires à l’agriculture, et que la pauvreté et le dénuement de l’Afrique et des autres pays où les sols fertiles abondent tellement, sont dus à ce manque de la faculté d’entretenir commerce, qui résulte de l’absence de diversité dans la demande pour les facultés humaines. Rejetant ces vérités tandis qu’ils adoptaient toutes ses erreurs, ses compatriotes ont été au plus haut degré conséquents dans l’effort pour empêcher l’établissement de manufactures dans tous pays, excepté dans la Grande-Bretagne, — ce qui a produit ou perpétué dans le monde entier le vice et la misère décrits par Malthus et par lui attribué à ce qu’il appelle Principles of Population, ce principe étant une pure formule de mots pour indiquer l’existence d’un fait considérable, mais parfaitement imaginaire.

Peu de livres ont exercé une plus grande influence et il en est pas qui aient en moins de droit à en exercer aucune. Il en est peu qui aient été aussi nuisibles aux modes de pensée, et cependant personne ne peut douter un instant que son auteur n’ait été animé d’un vif désir de rendre service à ses semblables.

§ 4. — Son grand et universel remède pour la maladie d’excès de population. Inapplicable dans les cas qu’il décrit. La prudence et la prévoyance recommandées par des écrivains qui débutent par détruire, chez leurs lecteurs, tout sentiment d’espoir dans l’avenir. Caractère dommageable de l’enseignement de l’école Malthusienne. La véritable contrainte morale vient avec le développement d’individualité qui résulte de la diversité dans la demande pour les pouvoirs humains. Le système anglais tend à empêcher ce développement et produit ainsi la maladie décrite par M. Malthus.

M. Malthus, après avoir découvert la grande et universelle cause de vice et de misère dans le monde, ne manque pas de fournir un remède également grand et universel, une panacée pour guérir tous les maux sociaux qu’il a si bien décrits. Le remède est sous la forme d’une recommandation de moral restreint (qu’on traduit assez mal par contrainte morale) dans l’action de contracter mariage, — c’est par là qu’il se propose d’arrêter l’accroissement de population. Avant d’admettre la convenance d’adopter une marche de pratique générale, nous aurions besoin d’être édifiés nous-mêmes sur l’existence d’une maladie universelle. Pour en faire l’épreuve, nous supposons que l’inventeur en propose l’adoption aux Indiens américains dont nous avons parlé plus haut. — Il reçoit d’eux cette réponse : « Vous vous trompez » mon cher monsieur, sur la cause de notre situation difficile ; nous ne sommes pas troublés par un excès du désir de procréation. Au contraire, nos jeunes hommes sont froids, ce qui fait que les relations matrimoniales sont lentes à s’établir ; nous avons peu d’enfants, et nous continuons à vivre pauvres et disséminés. Le remède dont nous avons réellement besoin, c’est un stimulant pour porter nos gens au commerce sexuel, — ce qui donnerait un surcroît de population et faciliterait cette combinaison d’action qui nous permettrait de défricher et de cultiver les sols riches dont le service nous procurerait l’abondance. » — Dans le même cas l’habitant solitaire de l’Orénoque dirait probablement : « Je suis seul, comme vous voyez, au milieu d’une terre dont chaque acre fournirait la subsistance pour l’entretien d’une famille. Donnez-moi des voisins et avisez à ce qu’ils aient femme et enfants. Nous n’avons besoin ni de moines ni de nonnes. » Le Taïtien, à son tour, dirait, je suppose : « Contrainte morale, c’est précisément ce dont nous n’avons pas besoin. Les relations, dans notre lie, sont à l’excès faciles et fréquentes, aussi produisent-elles très-peu. Si nous suivions votre ordonnance, nous aurions beaucoup d’enfants et nous serions bientôt troublés par une exubérance de population. — Votre remède aurait produit la maladie qu’il se propose honnêtement de guérir. » Le Tartare peut-être répondrait : qu’il passe sa vie à cheval, qu’il préfère le brigandage aux occupations de la vie civilisée ; qu’il se sent peu porté au commerce sexuel, et que le remède lui serait de peu d’usage. — Le paysan turc s’écrierait probablement : « Contrainte morale ! abstinence de mariage ! c’est précisément, mon cher monsieur, le mal dont je me plains très-fort. — Le riche a tellement accaparé les femmes, que je n’en puis trouver une à épouser. La plupart de mes voisins sont dans la même situation que moi ; nous vous serions bien obligés si vous vouliez nous aider à obtenir femme et enfants. La population et la richesse augmentant, nous serions en mesure de nous protéger nous-mêmes, et nous ne serions plus forcés d’abandonner la culture de nos champs, comme il nous arrive aujourd’hui. » — L’Irlandais répondrait qu’une cause essentielle de l’accroissement de population dans l’île a été précisément cette contrainte morale qui y existe déjà à un haut degré. « Privées, dirait-il, de toutes jouissances autres que celles purement animales, les femmes de mon pays trouvent dans les relations sexuelles le seul et unique plaisir auquel elles puissent prétendre. Proverbialement chastes, elles sont très-fécondes, — et c’est précisément de là que vient chez nous l’embarras. Avec ces données, l’adoption de votre remède ne pourrait qu’aggraver, le mal que vous cherchez à guérir. »

Partout où se présenterait M. Malthus, voilà à peu près ce qui lui serait répondu. — Ses compatriotes eux-mêmes lui donneraient l’assurance qu’un des refrénants principaux de la population se trouve dans le grand développement que peuvent prendre les relations que je qualifierai non-officielles[282].

La prudence et la prévoyance sont fortement recommandées à la considération du pauvre par des écrivains qui débutent par chasser de son esprit la pensée d’espérance que le frein à la population, conséquence de l’impuissance de la terre de fournir les subsistances, fonctionne incessamment et dont se faire saisir sous une quelconque des diverses formes de misère à une partie considérable de l’humanité[283]. L’homme entre dans le monde en esclave de la nature ; il y doit rester esclave de ses semblables, n’ayant aucun droit à la moindre part des subsistances, et en fait n’ayant point de tâche à remplir là où il se trouve, si la société n’a pas besoin de son travail. « Au banquet de la nature il n’y a point de place pour lui. Elle lui dit de s’en aller et il doit vite obéir[284]. » Il s’informe s’il n’y a pas d’espoir de salut pour sa femme et ses enfants on pour lui-même ; on lui affirme l’existence de certaines lois positives et immuables fonctionnant d’une manière si absolue que « la masse entière de subsistances aujourd’hui produites aurait beau être portée au décuple par les efforts de l’esprit d’invention et de l’industrie humaine ; » on peut émettre cette assertion, a comme vérité indubitable que l’unique résultat serait, après quelques années écoulées, la multiplication dans la même proportion du nombre d’habitants, et probablement en même temps la pauvreté et le crime accrus dans une proportion bien plus considérable[285]. »

En vertu du grand principe de population, il y a et il y aura toujours tendance au peuplement d’un pays, « jusqu’à la limite des subsistances, — cette limite étant le minimum nécessaire pour entretenir une population stationnaire[286]. » Avec une telle perspective, pourquoi l’homme hésiterait-il à s’abreuver à la seule source de plaisir qui coule pour lui, — la satisfaction de ses appétits animaux[287]. ?

La contrainte morale vient avec le développement du respect de soi-même, qui, à son tour vient avec le développement intellectuel. Pour que l’intelligence se développe, il faut qu’existe un pouvoir d’association qui résulte de l’existence de diversité dans la demande pour les facultés lointaines. Là où elle existe, l’homme acquiert pouvoir sur la nature et sur lui-même, — il cesse d’être l’esclave de ses passions et passe par degrés à la condition de l’être responsable, l’homme proprement dit, à chaque pas dans cette direction, le consommateur prend place à côté du producteur, l’agriculture devient de plus en plus une science, — le travail acquiert sa prééminence sur le capital, — la distribution devient plus équitable, — la société tend à prendre sa forme naturelle et l’homme prend sa liberté. Comme le système anglais tend partout à empêcher que se produisent ces effets, et à faire de l’homme un pur instrument à F usage du négoce, — il s’ensuit qu’il a donné naissance à la théorie de « la grande cause » de mal, et au grand remède, — la première qui a conduit à désespérer, tandis que l’autre force à s’abstenir du principal, même lorsqu’il n’est pas l’unique plaisir laissé à la disposition dans le présent. La science sociale, telle que l’enseignent MM. Malthus et Ricardo, a été fort bien qualifiée, la philosophie du désespoir sur une politique de ruine[288].

§ 5. — La responsabilité croît avec l’accroissement des dons que l’homme tient de Dieu. Le pauvre travailleur, l’esclave des circonstances est pourtant tenu responsable de ses actes. Tendance de la doctrine Malthusienne à décharger le riche et le puissant du fardeau de responsabilité pour le jeter sur le pauvre, le faible et l’homme sans lumières.

La responsabilité croît avec l’accroissement des dons que l’homme tient de Dieu. — Celui qui est riche dans le développement de son pouvoir et qui par conséquent est capable d’exercer de l’influence sur le mouvement sociétaire, est responsable envers son prochain et envers son Créateur du plein et exact accomplissement de ses devoirs. Le pauvre travailleur, au contraire, est l’esclave de circonstances sur lesquelles il n’exerce point d’empire ; il se lève sans même savoir s’il trouvera son pain quotidien, et il s’endort sans avoir soupé, parce qu’il s’est trouvé que la société n’avait pas besoin de son travail, et qu’elle ne lui a point donné place à la table dressée pour l’humanité entière. Le lendemain, le surlendemain il répète l’épreuve, — il ne trouve pas davantage à échanger ses services contre l’aliment et rentre à son misérable abri, où l’attendent les demandes d’une femme et d’une famille qui pleurent de faim. Dans son désespoir, il vole un pain, — c’est à lui que la société alors demande un compte rigoureux, tandis qu’elle dégage de toute responsabilité ceux qui ont le pouvoir, jalouse qu’elle est de maintenir l’existence des grandes lois naturelles, en vertu desquelles une grande partie de la population en tous pays doit régulièrement « périr de besoin. »

Qu’il y ait une grande somme de vice et de misère dans le monde, c’est un fait incontesté ; quelles en sont les causes ? là-dessus on discute : on n’a pas déterminé davantage qui est responsable ; et s’il existe ou n’existe pas un remède. M. Malthus dit que c’est la conséquence naturelle d’une loi divine et par conséquent inévitable, — conséquence qui, nous l’avons dit, consiste à dégager des classes qui gouvernent le monde de toute responsabilité possible au sujet du bien-être des classes qui sont au-dessous d’elles. La religion et le bon sens cependant enseignent que l’Être qui a créé ce monde merveilleux, dont chaque partie est si parfaitement adaptée pour concourir à l’harmonie, n’a pu imposer à l’homme une loi qui tende à produire le désaccord ; que vice et misère sont des conséquences de Ferreur de l’homme et non des lois divines ; et que les hommes qui exercent pouvoir et contrôle sur le mouvement sociétaire, sont responsables au sujet de la condition de ceux qui sont au-dessous d’eux. Telle est la différence entre la science sociale et la doctrine Ricardo-Malthusienne : l’une assigne au riche une haute et forte responsabilité ; tandis que l’autre la jette toute entière sur les épaules de ceux qui étant pauvres et faibles sont incapables de se défendre par eux-mêmes.

L’une enseigne que le grand trésor est, en fait, d’une étendue illimitée ; qu’il existe de grandes lois naturelles en vertu desquelles les subsistances et les autres denrées premières tendirent à augmenter plus vite que la population ; que c’est le devoir des puissants d’étudier et de comprendre ces lois ; et que si, faute de l’accomplissement de ce grand devoir, vice et misère prévalent dans le monde, c’est eux, par conséquent, et eux seuls qui sont les responsables. — L’autre enseigne que, par suite de la rareté des sols fertiles, les pouvoirs de la terre vont constamment diminuant dans leur proportion avec le nombre de bouches à nourrir ; qu’il existe de grandes lois naturelles en vertu desquelles la population tend à augmenter plus vite que les subsistances ; que c’est le devoir du pauvre, du faible, d’étudier ces lois, que c’est à l’esprit non cultivé de les comprendre, — que, s’il y manque, la responsabilité pèse sur lui, et uniquement sur lui.

L’une s’attache à la croyance dans la grande loi du christianisme, qui enseigne que les hommes doivent faire à autrui comme ils voudraient qu’il leur fût fait à eux-mêmes ; que là où se trouvent des vieillards, des aveugles, des boiteux ou d’autres dénués, c’est le devoir du fort et du riche de veiller à ce qu’on songea eux. L’autre enseigne que la charité, en s’appliquant à soulager les détresses, ne fait qu’augmenter le nombre des pauvres[289] ; qu’il y a surabondance de population, et que le seul remède est dans l’extinction de l’excédant[290] ; que le mariage est un luxe que le pauvre n’a pas le droit de se permettre[291] ; que c’est une jouissance à laquelle les pauvres n’ont pas droit avant d’avoir amassé pour les besoins de leur famille attendue[292] ; que le travail est une utilité ; et que, si les pauvres se mettent à se marier et à faire des enfants, intervenir entre leur faute et ses conséquences, qui sont la pauvreté, la dégradation et la mort, c’est intervenir entre le mal et sa cure, — c’est intercepter la sanction pénale et perpétuer la faute[293]. »

§ 6. — Plus le consommateur est proche du producteur, plus la production augmente, plus la distribution est équitable, et plus il y a de tendance au sentiment de responsabilité chez le pauvre et chez le riche. L’imprévoyance augmente d’autant que le producteur et le consommateur sont plus séparés. — L’école anglaise a été égarée par des faits qui sont la conséquence des erreurs de la politique anglaise. Caractère anti-chrétien de la théorie Malthusienne.

Plus le consommateur est proche du producteur, et plus se rapprochent les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées ; plus augmente la production, et plus l’équité réglera la distribution, — le travailleur devenant de jour en jour plus maître de son avenir et de lui-même. Plus il y a de distance entre producteurs et consommateurs, et plus il y a d’écart dans les prix ; plus la production sera faible, moins l’équité réglera la distribution, et plus il y aura tendance à ce que le travailleur devienne un pur instrument dans les mains du trafiquant. Dans le premier cas, le sentiment de responsabilité croît chaque jour chez le pauvre et le riche ; dans le dernier, il décline chez tous. Ce sont là autant de propositions d’une vérité universelle qui peuvent servir à étudier le passé, à comprendre le présent, à prédire l’avenir.

La politique anglaise tend dans la dernière de ces directions ; et voilà comment les écrivains anglais ont été conduits aux monstrueuses doctrines dont il s’agit. — Quelques avocats de la théorie Malthusienne ont déclaré que son auteur ne devait point être responsable des écrits de ceux qui sont venus à sa suite ; et pourtant ces écrits ne sont que les produits légitimes des enseignements de son livre prôné. Jamais ne fut publiée doctrine si bien calculée pour chasser du cœur du travailleur tout sentiment d’espérance dans l’avenir pour sa femme et sa famille ou lui-même ; doctrine si propre à endurcir le cœur de celui qui emploie le travailleur ; doctrine tellement calculée pour anéantir la confiance dans la sagesse et la magnificence du Créateur. Après avoir fait le monde harmonieux et beau comme nous le voulons, il n’aura pu se trouver dans la nécessité d’instituer des lois pour le gouvernement de l’homme, en vertu desquelles l’obéissance au grand commandement : — croissez et multipliez, et soumettez vous la terre, produirait le vice et la misère qui pullulent tellement. — S’il a fait cela, il l’a fait de malice préméditée, — sa puissance et sa sagesse étant infinies[294].


CHAPITRE L.

DU COMMERCE.


Des relations des sexes.

§ 1. — Relations des sexes. La femme est esclave de l’homme dans l’âge primitif de société. Sa condition s’améliore à mesure qu’augmentent la population et la richesse et que l’homme véritable se développe davantage. Plus s’accélère la circulation sociétaire et plus il y a tendance à la création d’une agriculture éclairée, plus le sexe tend à occuper sa véritable position.

L’Indien de l’Amérique consume dans une oisiveté complète tout le temps qui n’est pas employé à la guerre ou à la chasse, laissant à sa femme tous les travaux qui regardent la conservation des enfants et les déplacements perpétuels d’une résidence à une autre. Il tue le daim ; à sa malheureuse compagne la tâche de rapporter la chair à leur misérable hutte. Il prend d’abord et lorsqu’il y en a assez pour deux elle mange ; autrement elle risque de mourir de faim. Les sauvages de la terre de Van-Diemen marquent leur compagne femelle en lui brisant quelque phalange des doigts on en lui arrachant une dent de devant, — après quoi ils la traitent comme une bête de somme, et ils payent par des coups ses services patients. L’Africain achète sa femme et vend ses filles. — Le Turc remplit son harem d’esclaves, les créatures de son caprice, — qui tiennent leur vie à la merci de leur maître. La femme est ainsi l’esclave de l’homme tant que l’homme est lui-même esclave de la nature.

Plus tard nous le voyons devenir par degrés maître de la nature. — Il a substitué le pouvoir d’intelligence à l’effort purement musculaire qui fut sa première ressource : les qualités qui font le caractère distinctif de l’homme se sont de plus en plus développées.

À chaque pas du progrès il est plus en mesure de se fixer en un lieu d’adoption, — le travail de culture succède lentement, mais d’une manière certaine à celui de simple appropriation ; — les habitudes domestiques remplacent par degrés les habitudes vagabondes, et il arrive de lui-même à trouver de plus en plus, dans le confort et le bonheur d’un foyer, la grammaire de la vie. À chaque pas, la femme gagne en importance ; elle est maîtresse de la maison, la compagne de ses joies et de ses chagrins et la mère de ses enfants. À chaque pas s’accroît la demande des pouvoirs divers du sexe le plus faible, — ses diverses individualités se développent & mesure que l’homme lui-même devient plus apte à prendre la position à lui assignée. Le cerveau se substitue à ce qui n’est que muscle, la faible femme se trouve elle-même devenant de plus en plus l’égale de l’homme » dont le bras est si fort ; — elle passe lentement par degrés de la condition d’esclave de l’homme à celle de sa compagne et son amie.

La valeur de l’homme s’élève avec l’accroissement de richesse, — celle-ci consistant dans le pouvoir de commander les pouvoirs de la nature. — La valeur de la femme s’élève à mesure qu’augmente la demande de ses pouvoirs spéciaux, — lesquels aussi se développent avec l’augmentation de richesse. Le capital est ainsi le grand égalisateur, — la demande pour les facultés féminines augmentant en raison directe du développement des pouvoirs latents de l’homme.

Ce développement, nous l’avons vu, vient avec l’accroissement du pouvoir d’association, qui résulte de l’accroissement de diversité dans les demandes de pouvoirs de l’homme, — le consommateur s’établissant alors à côté du producteur, — les forces latentes de la terre étant alors mises en activité et la terre elle-même se divisant, avec tendance croissante à donner à chaque homme une place qui soit à lui en propre, qui lui soit une petite caisse d’épargne pour tout son excédant de pouvoirs et pour ces tendres sentiments d’affection qui attendent les demandes d’une femme et d’une famille. L’amélioration dans la condition de la femme vient ainsi à mesure que l’homme s’individualise davantage et compte plus sur lui-même. Comme preuve à l’appui, nous ramenons encore une fois le lecteur au diagramme dont nous avons déjà fait tant de fois usage.

Il y pourra suivre le changement gradué de la condition de la femme, à mesure qu’il va de la région des terres non divisées et des hommes à l’état errant, sur la gauche, — vers celle des terres divisées et des demeures cultivées, sur la droite.

Regardez dans quel sens il vous plaira, vous trouverez une nouvelle preuve que le rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées, et sa conséquence, la valeur plus élevée de l’homme et de la terre, sont les marques les plus certaines d’une civilisation qui progresse. À chaque degré de rapprochement, la proportion de la classe des intermédiaires, soit soldats ou marins, négociants ou hommes politiques, diminue en même temps que décroît son pouvoir de contrôler et de diriger le mouvement sociétaire. À chaque degré, la circulation s’accélère, — l’agriculture tend davantage à devenir une science, — et la femme tend davantage à occuper sa propre place, celle de premier et plus cher objet d’affection, — qui stimule l’activité de l’homme, qui double ses joies, et qui est toujours prêt à le consoler dans ses chagrins[295]. Si nous résonnons a priori, c’est là l’effet nécessaire que doit produire sur l’avenir de la femme la proportion abaissée des classes qui ne vivent que d’appropriation, abaissement qui suit nécessairement le rapprochement des consommateurs et des producteurs. Voyons maintenant jusqu’à quel point les faits de l’histoire tendent à prouver que telle a été réellement la marche des choses.

§ 2. — Condition de la femme en Grèce, en Italie, en France, à différentes époques. La centralisation tend à rendre pire cette condition. Phénomènes observés dans le centre et le nord de l’Europe. La femme monte dans l’échelle sociale à mesure que la terre se divise et que l’homme gagne en liberté.

Les institutions de Sparte tendant, comme elles le faisaient, à empêcher l’association et à perpétuer le rapport de maître à esclave, étaient essentiellement barbares ; — elles eurent pour résultat la consolidation de la terre et la démoralisation de l’homme. Il s’ensuit que la véritable femme occupe peu de place dans l’histoire de Sparte. Nous trouvons, au lieu d’elle, des femelles qui luttent toutes nues dans l’arène, devant des milliers d’hommes rassemblés ; des épouses profitant de la loi qui les autorise à substituer l’amant au mari ; des sœurs qui trouvent une excuse à l’inceste dans le désir d’améliorer les qualités physiques de la race. Étonnez-vous donc que Sparte ait laissé derrière elle à peine trace de son existence !

Sagesse, amour, chasteté, poésie, histoire, arts libéraux, et Athènes elles-mêmes ont symbolisés par des figures de femmes : — Minerve, Vénus, Diane, les Muses ont été les objets d’un culte divin chez le peuple qui s’était adressé à Solon pour ses institutions et ses lois. Cependant, si nous pénétrons dans l’intérieur de la famille athénienne nous trouvons, comme dans tous les cas de semi-barbarisme, que le home, le foyer domestique, n’existait pas en réalité ; l’épouse n’y fut qu’un objet accessoire dont la sphère d’action était bornée à la production des enfants et à la tenue de maison. — Le mari trouvait chez une maîtresse la meilleure compagnie qui fût dans la cité. Malgré cet abandon, la chasteté n’en fut pas moins la vertu caractéristique de la matrone athénienne. Cependant, lorsque Athènes commanda à mille cités ; que la centralisation eût été poussée à l’extrême ; que le négoce, la guerre et les affaires publiques furent devenus les seules occupations des Athéniens ; et que la tyrannie, la rapacité, le paupérisme eurent tout envahi, nous voyons Socrate prêter sa femme à son ami, tandis que Périclès éveille à peine l’étonnement de ses concitoyens en leur présentant comme son épouse légitime Aspasie, qui avait été sa maîtresse et la maîtresse de tant d’autres. — La classe des hétaïres constituait donc le caractère le plus distinctif dans cette société civilisée à un haut degré, qui eut l’Attique pour foyer.

Dans les premiers siècles de Rome, lorsque la terre était divisée et que des hommes tels que Cincinnatus cultivaient les champs de leurs mains, la femme était généralement traitée à peu de chose près comme un meuble ; et cependant, dans l’acte d’hériter, le frère et la sœur se présentaient ensemble et se partageaient le patrimoine. À cette époque, le monde a dû Lucrèce, Virginie, Volumnie, et ce fait que pendant si longtemps les tribunaux de Rome n’ont pas eu à juger une seule cause de divorce. Plus tard, nous voyons le paupérisme envahir la cité, et des esclaves cultiver la terre ; les Catons vendre le privilège de cohabitation avec des meubles que peut-être ils avaient engendrés eux-mêmes ; et l’État dépouiller le sexe faible du seul privilège dont il avait joui longtemps. — Le droit de la femme à hériter fut aboli par la loi Voconienne, après avoir duré plus de six cents ans. La licence devint universelle ; on voit la sainteté du lien conjugal et la chasteté du sexe disparaître ensemble. — Pompée et César semblent affecter de violer l’une ; Messaline et Agrippine, Faustea et Poppée ont donné d’épouvantables exemples de la violation de l’autre.

La France, incessamment engagée dans des guerres étrangères et domestiques, présente à l’intérieur, pendant plusieurs siècles, des contrastes très-frappants dans la condition du sexe ; — l’abaissement et la pauvreté du grand nombre qui travaille, correspondant exactement à la magnificence du petit nombre qui vit en exerçant ses pouvoirs d’appropriation. À mesure que s’étendit le système féodal, que la terre se consolida et que les petits propriétaires disparurent, la demeure des femmes et des filles devint de moins en moins sûre ; — le droit de jambage et de cuissage fut si bien affirmé partout et généralement exercé, qu’on en arriva à tenir le fils aîné du tenancier plus honorable que ses cadets à cause de sa haute parenté probable avec le seigneur. — Au dehors, l’histoire de la France n’est qu’une intervention incessante dans les droits d’autrui. L’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Russie, l’Égypte, sont les différents théâtres de l’action. — C’est partout les villes ruinées, les maris et les fils tués, les épouses et les mères forcées de subir ce qui est le dernier des outrages pour leur sexe, et les filles réduites à demander à la prostitution leurs uniques ressources pour subsister. Formés au dehors au rapt et au meurtre, les fils de la France ont pratiqué chez eux ce qu’ils avaient si bien appris. — Il n’est pas en Europe un pays dont l’histoire domestique offre un tel mépris pour les droits et l’honneur de la femme, depuis l’époque de Charles le Téméraire avec ses bons bouchers, jusqu’à celle des noyades et de la guillotine de la Révolution.

À chaque progrès cependant dans la consolidation de la terre, nous voyons des exemples de femmes devenues les arbitres des destinées du pays. — L’histoire, à partir de l’époque de Frédégonde et de Brunehaut, jusqu’à celle de Maintenon, de Pompadour et de la Du Barry, nous montre la nation soumise à l’influence féminine, comme ne le fut jamais aucune autre. Après l’adoption définitive du système de Colbert, un changement s’opère. — Par l’effet du système, la terre se divise ; — les droits féodaux disparaissent, — et le petit propriétaire, en état désormais de défendre l’honneur de sa femme et de ses filles, prend peu à peu la place que naguère avaient occupée si complètement le clergé et la noblesse. La division étant poussée plus loin, comme une conséquence de la révolution, la classe des libres propriétaires augmente constamment, — des millions d’hommes, dont les prédécesseurs n’avaient été à peu près que de vrais serfs, possèdent aujourd’hui des terres, des maisons, une demeure en propre dont la femme a la direction suprême[296]. Là, cependant, comme partout, nous voyons la centralisation politique contrariant l’influence de cette décentralisation sociale qui tend à élever la condition de toute la population de l’Empire, tant mâle que féminine. — D’énormes impôts aident à construire une cité centrale aux dépens des districts ruraux, ce qui donne lieu au petit nombre qui se partage les dépouilles, de vivre dans la profusion, tandis qu’ailleurs les femmes et les mères souffrent par manque du plus strict nécessaire.

Dans l’Europe du centre et du nord, la tendance est partout dans la même direction ; — la terre se divise, — l’homme gagne en liberté, et la femme, prenant une place plus élevée dans l’échelle sociale, à mesure qu’augmente le pouvoir de commander l’usage de la vapeur et des autres forces de la nature, on voit le goût, l’adresse, les yeux, les doigts du sexe faible se substituer à la force purement musculaire de l’homme. C’est aujourd’hui la tendance en Suède, en Danemark, en Belgique, dans le nord de l’Allemagne, dans la Russie, tous pays qui suivent la trace de Colbert et de la France. Dans tous, à l’exception peut-être de la Russie, le droit de la femme à posséder sa propriété séparée, aussi bien que le droit d’exercer ses reprises sur les biens du mari, à la mort de celui-ci, est pleinement reconnu. Dans aucun, néanmoins, la femme n’occupe encore sa véritable situation ; — l’œil du voyageur est à chaque pas offensé par le spectacle de femmes succombant sous des fardeaux disproportionnés à leur force, ou faisant telle autre besogne qui serait beaucoup mieux le lot des fils ou des maris.

Ce que nous avions à déterminer cependant, ce n’est pas la condition actuelle de tel ou tel peuple, mais le point vers lequel tend la société quelque modéré que puisse être le mouvement. Dans tous ces pays la condition de travailler était, à une date bien fraîche encore, parente de celle de servage, — le changement que nous observons s’est accompli dans le présent siècle. À une seule exception près, tous ont été ravagés par des armées étrangères, sans compter que des guerres domestiques ont largement concouru à empêcher l’accumulation de richesse, nécessaire pour mettre l’homme en mesure de prendre sa vraie position à l’égard de la nature. L’Allemagne, en particulier, a grandement souffert des guerres tant étrangères que domestiques, et surtout précisément dans le demi-siècle qui a précédé la formation du Zollverein. En voyant tout cela, ce qui doit surtout étonner, c’est qu’on l’ait obtenu en si peu de temps[297].

§ 3. — Les femmes saxonnes vendues comme esclaves. Amélioration générale dans la condition de la femme en Angleterre. Perte des droits de propriété que leur assurait l’ancienne législation anglaise. Détérioration de la condition du sexe, dans tous les pays qui se guident sur l’Angleterre.

À l’époque des Plantagenets, on exportait les femmes saxonnes pour les vendre comme esclaves, — c’étaient les hommes d’Écosse et d’Irlande qui les achetaient. Cependant avec l’augmentation de richesse et de population, leur condition s’est améliorée par degrés ; ce qui n’empêchait pas que, sans remonter plus haut qu’à l’époque de Blackstone, les gens du commun, nous dit-il, réclamassent et exerçassent le privilège que leur assurait la vieille loi, d’infliger à leurs femmes « le châtiment dramatique, avec modération, » On comptait cependant déjà 200.000 petits propriétaires, dont chacun avait femme et enfants, et un de ces logis qui faisaient l’admiration d’Adam Smith et qu’il a si bien décrits.

Néanmoins, quant à ce qui regarde tout droit privé de propriété, la position des femmes anglaises a été constamment empirant ; — celle qu’elles ont aujourd’hui est bien au-dessous de ce que leur garantissait la vieille loi anglaise. Encore sous le règne de Charles Ier la femme, en se mariant, conservait tout son bien produit, et acquérait droit, comme douaire, sur les biens réels et personnels de son mari, en cas de pré-décès de celui-ci. Depuis, ces droits ont entièrement disparu, la loi donne au mari la propriété entière de sa femme et n’assure rien à celle-ci. Quelque follement dépensier que puisse être le mari, la femme ne peut posséder à part ; — tout ce qu’elle gagne appartient à son partner et elle devient solidaire pour le payement des dettes qu’il contracte. Dans aucun autre pays qui se prétend civilisé, la femme n’est aussi complètement à la merci de son mari, — n’est autant son esclave — qu’elle l’est en Angleterre.

Si nous venons aux nations qui marchent à la suite de l’Angleterre, nous trouvons un mouvement précisément inverse de celui des peuples qui suivent la trace de Colbert et de la France, — la proportion de la classe des intermédiaires y augmentant tandis qu’elle devrait diminuer. Chez toutes le mouvement est vers la dissolution sociétaire ; — la marche est une décadence graduée, et aboutit à la mort sociale.

Chez toutes c’est la femme qui souffre le plus, — l’homme peut changer de lieu, la femme et les enfants doivent rester au pays. Lorsque la ruine des manufactures irlandaises priva des dizaines de mille dé femmes irlandaises du travail auquel elles avaient été accoutumées, où auraient-elles trouvé à vendre leur travail ? Lorsque toute la population d’Irlande eut été réduite à la condition « de pauvres faméliques vivant de pommes de terre et d’eau, » il restait aux hommes la ressource départir, — d’aller chercher du travail en Angleterre ou par delà l’Océan, — mais qui laisser derrière eux pour nourrir des centaines de mille d’épouses, de mères, de filles, de sœurs qui n’ont pu les suivre ? Lorsque « un épuisement général, starvation popular, comme dit un écrivain anglais distingué, fut devenu la condition de tout un peuple, » que faire des êtres qui étaient faibles de corps ou d’intelligence ? — C’est dans de telles circonstances que l’homme devient un esclave de la nature, et la femme un esclave de l’homme.

Venons à l’Inde, nous trouvons qu’il s’y est opéré une révolution dans les arrangements sociaux, qui tend, comme en Irlande, à ruiner le commerce domestique et suivie d’une ruine et d’une détresse « qui n’ont point d’égales dans les annales du commerce. » Quels êtres ont le plus souffert ? Les fils et les maris peuvent espérer trouver du travail au service de la Compagnie ; mais pour les épouses et les filles où trouver comment vivre ? Les hommes pourraient émigrer à Maurice, mais les femmes et les enfants doivent rester au pays. Poussé au désespoir par une suite d’oppressions, comme l’histoire du monde n’en offre pas de pareilles, ce malheureux peuple vient tout récemment de tenter un soulèvement, le territoire a été pendant deux ans le théâtre d’une guerre civile, la campagne a été dévastée, les bourgs et les villages incendiés, les grandes villes pillées, si même elles n’ont pas été à peu près détruites. Dans tous ces événements, quelle a été la condition des épouses, des mères, des sœurs, des filles exposées partout, comme elles l’ont été, aux plus indignes outrages[298] !

Quant à la Turquie, un voyageur anglais nous a dépeint la concurrence désespérée que font aux machines anglaises des femmes et des enfants acharnés au travail : — ceux-ci travaillant avec assiduité, du moment où leurs petits doigts peuvent tourner un fuseau, et les autres, donnant le travail incessant de toute une semaine pour la misérable pitance d’un shilling anglais, heureuses encore, si elles ne sont pas à court de travail, faute de trouver à placer le fil qu’elles ont filé.

Après l’épuisement de la Turquie et de l’Inde, nous voyons un effort opiniâtre, depuis un demi-siècle, pour démoraliser la Chine au moyen de l’opium, introduit de force dans ce pays malgré l’opposition du gouvernement. Pour atteindre ce but, nous venons de voir deux guerres où l’on a emporté des villes d’assaut, massacré des hommes et violé des femmes. Pour décider combien de telles mesures font progresser la civilisation, on peut s’en rapporter aux femmes qui voient dans la boutique à opium le plus grand ennemi du bonheur et de la paix des ménages[299].

C’est en présence de tels faits que les femmes d’Angleterre rédi- gent des adresses à celles d’Amérique, au sujet des maux de l’esclavage, et qu’un membre du clergé anglican félicite ses lecteurs de ce que « jamais pouvoir civilisé n’a été engagé dans des guerres si constantes et si multiples, » puisqu’on peut dire « que dans l’histoire des deux derniers siècles, il ne s’est pas écoulé un mois, une semaine, où les Anglais eurent échangé quelques coups de fusil ou de sabre sur un point quelconque de la surface du globes. » « — Regardez, dit-il plus loin, n’importe dans quelle époque du Temps ; le pavillon national s’avance comme un météore à travers des flots de sang, » — et c’est là, nous-assure-t-on, « un rôle indispensable dans la position de l’Angleterre[300].

Le système anglais nous donne ainsi guerre perpétuelle contre les nations de la terre, au moyen de soldats et de marins, de canons et de poudre ; et guerre perpétuelle au sein même de toute nation, — cette dernière guerre, conduite à l’aide de ces grands capitalistes qui peuvent faire les sacrifices nécessaires pour conquérir et s’assurer la possession des marchés étrangers. — Contre qui cependant cette double guerre est-elle surtout conduite ? C’est contre les êtres qui ne peuvent travailler aux champs, — contre le sexe faible. Incapable de remuer la terre ; voilà qu’on les chasse du moins rude travail de transformation des denrées premières dans tout pays soumis au système, « de Smyrne à Canton, de Madras à Samarcande. » Que leur reste-t-il alors ? Dans des millions de cas, rien autre que la prostitution. Et pourtant on nous vante constamment les effets civilisateurs de ce système du trafic, auquel on a si mal appliqué le mot commerce. — Nous allons voir comment il tend à améliorer la condition des femmes anglaises elles-mêmes.

§ 4. — Comment la centralisation trafiquante influe sur la condition des femmes anglaises. Accroissement de concurrence pour la vente du travail de la femme. Abaissement de salaires qui en est la suite et nécessité de recourir à la prostitution. La protection tend à produire concurrence pour l’achat du travail — à l’avantage du sexe dans le monde entier.

Depuis l’époque d’Adam Smith, l’Angleterre compte 160.000 petits propriétaires de moins. C’est autant de demeures vides aujourd’hui des maris, des femmes, des pères et des mères, qui, il n’y a pas un siècle, vivaient sur une terre par eux possédée en propre et entourés de leurs enfants. Cela a eu lieu dans toute la Grande-Bretagne. — Le droit coutumier du clans-man (l’homme du clan] a tout à fait disparu, et on a purgé d’eux la terre avec une dureté dont il n’est d’autre exemple nulle part, excepté en Irlande[301]. Chassés des champs, les parents demandent un abri aux villes et aux cités ; — les femmes, les enfants cherchent du travail dans les mines, dans les usines. Simultanément, cependant, avec la consolidation de la terre nous avons la consolidation des grands capitaux, toujours prête à écraser la concurrence tant domestique qu’étrangère pour l’achat du travail ou la vente des produits du travail. Le résultat se voit dans plusieurs rapports navrants des commissions parlementaires, — rapports qui nous montrent les femmes travaillant tout à fait nues dans les mines, parmi les jeunes garçons et les hommes ; les femmes et les jeunes filles soumises à une somme d’effort physique, pour laquelle ne les a point destinées le Créateur, à qui elles doivent leur misérable existence[302]. Récemment on a essayé de quelque amélioration ; — on a défendu le travail des femmes dans les mines sons certaines circonstances, et la loi a limité le travail des enfants, — mais le fait lui-même que de telles lois soient devenues nécessaires dénote clairement l’absence de cette concurrence pour l’achat du travail, qui permettrait au travailleur d’obtenir un salaire convenable quotidien pour une journée d’un travail raisonnable. « La boutique de dévastation où les femmes sont obligées de travailler de 16 à 20 heures par jour, sous une température qui dépasse celle de la zone torride, — la boutique où l’on dépense leur vie comme celle du bétail sur une ferme, » continue d’exister ; et toute tentative d’intervenir avec une pensée de protection pour ces femmes sans assistance » rencontre de l’opposition, à cause ce de l’aiguillon de la concurrence » pour la vente des étoffes[303]. Quel est cependant l’objet de cette concurrence ? Celui d’empêcher les femmes de l’Inde, de l’Irlande et de l’Amérique de trouver acheteurs pour leur goût ou leur talent, leur travail, soit physique, soit intellectuel. La femme anglaise est ainsi dégradée à la condition d’un pur instrument pour écraser ses semblables dans le monde entier, — et sa propre pauvreté, son dénuement, son abaissement moral sont alors mis en avant comme preuve à l’appui de la doctrine d’excès de population. Poussée au désespoir, — n’attendant aucun soulagement dans ce monde et insouciante de l’avenir, — on vient alors la presser d’adopter la panacée Malthusienne de « la contrainte morale ! » C’est une pure mocquerie de mots de suggérer une telle idée aux femmes anglaises, dans les circonstances qui existent.

La centralisation force les femmes d’Irlande à venir chercher en Angleterre acheteurs pour leur travail, — ce qui augmente la concurrence pour la vente de cette utilité, l’effort humain, périssable à partir du moment même où elle se produit, — et ce qui donne la faculté, à ceux qui ont besoin d’acheter, d’imposer quelle quantité d’effort sera donnée et quelle sera la rémunération. C’est là de l’esclavage. Voilà comment la centralisation parvient à faire de Londres le seul et l’unique marché dans l’Angleterre elle-même pour la vente du goût ou de l’adresse féminine, et en même temps à limiter le genre des occupations de la femme[304]. Il en résulte la condition déplorable de pauvres filles qui aspirent à devenir ouvrières d’une usine, c’est-à-dire à être condamnées à travailler pour des mois de suite, non moins de vingt heures sur les vingt-quatre — en respirant l’air épais des fabriques, et recevant la plus chétive nourriture, au lieu d’instruction dont elles sont à jamais frustrées. La consomption termine la carrière des plus délicates parmi ces machines à l’usage du trafic ; — les plus effrontées, celles dont l’une a moins d’aspirations, cherchent dans la prostitution les ressources pour parer aux saisons mortes du travail[305].

Au-dessous de ces dernières sont les ouvrières pour la confection. Les horreurs de cette traite de blancs, a dit un écrivain tout récemment n’ont point été exagérées : « Comment, poursuit-il, tant de colossales fortunes se feraient-elles par des juifs et antres exploiteurs, si le sol qui donne de telles moissons n’était point arrosé et engraissé avec du sang et des larmes ? On sait que Londres est plein « d’ouvrières à l’aiguille dans la misère ; » mais le remède à cela ? Il y a une demande de vêtements à bon marché, et il y a une demande de travail pour faire des vêtements à bon marché plus considérable encore que celle des vêtements à bon marché. Quelque misérable que soit la pitance qu’elles reçoivent, cela vaut encore mieux que rien. Mieux vaut endurer la faim que mourir. Vous pouvez voir les pauvres créatures, groupées sur le seuil des magasins de confection, avec leurs visages amaigris et fiévreux attendant qu’on leur fournisse le misérable travail ; car il y va pour elles de la vie. On s’étonne que cela puisse être, — mais cela est[306]. » Une enquête a constaté que Londres ne compte pas moins de 33.000 de ces ouvrières malheureuses, travaillant dans un état complet d’épuisement, à gagner une journée de quelques pence.

Ces pauvres femmes se font concurrence entre elles pour la vente de la seule utilité qu’elles possèdent ; — faute de réussir à la placer, elles sont poussées à la prostitution. Levant de tels faits, ne vous étonnez pas qu’on évalue à 50.000 le nombre de femmes courant la nuit par les rues de la grande cité, « par la grande raison qu’elles ne trouvent point d’autres moyens d’existence. » Un grand nombre, nous assure-t-on, après avoir servi en maison, travaillé de l’aiguille, confectionné des vêtements, etc, ont été poussées dans la voie du vice par la difficulté d’obtenir un labeur honnête. « Il n’en est pas une peut-être qui ne quittât demain son malheureux métier, si l’on pouvait lui trouver un travail honorable[307]. » « Nous commettons, dit le même écrivain, une faute plus barbare que ces nations chez lesquelles la pluralité des femmes est permise, et qui regardent la femme comme une marchandise vivante ; car, chez elles, la femme, à tout événement, est pourvue d’un abri, de nourriture et de vêtement ; — on les soigne comme on soigne le bétail. Le système est complet. Mais, chez nous, la femme est traitée comme un bétail, à l’exception des soins qu’elle n’obtient pas comme bétail, nous prenons la pire part de la barbarie et la pire part de la civilisation pour en composer un ensemble hétérogène. Nous élevons nos femmes pour être dépendantes » et nous les laissons sans quelqu’un de qui elles dépendent. — Elles n’ont personne, elles n’ont rien sur qui ou sur quoi s’appuyer, et elles tombent à terre. »

C’est là de l’esclavage et de la pire espèce, et plus le système se maintiendra, plus il deviendra oppressif ; — car le système a pour base, comme à l’époque d’Adam Smith, l’idée d’avilir le prix du travail et de toutes les autres matières premières pour les manufactures. Plus les prix sont réduits en Angleterre, plus il y aura tendance vers leur réduction en Amérique ; — il a été déjà déclaré que le seul remède à la détresse des ouvrières à l’aiguille était dans la réduction des salaires, « jusqu’au point de famine. » Plus ils sont réduits là, plus ils devront l’être en Angleterre ; la tendance du libre-échange moderne étant celle d’augmenter la dépendance du travailleur et de faire de lui un simple outil à l’usage du trafic, vérité que Hood a bien exprimée dans sa chanson admirable mais si pleine de mélancolie, « la Chemise ».

La colonisation étant, nous dit-on, le remède contre l’excès de population, on tente tous les efforts imaginables pour chasser l’excédant qui fait que la population est devenue une nuisance. Qui sont cependant ceux qui émigrent ? Les hommes, — et ils laissent derrière eux des femmes, des filles, des sœurs, qui se tireront d’affaire comme elles pourront. L’excédant de femmes sur la population mâle, dans la Grande-Bretagne, dépasse un demi-million et il doit augmenter, — la tendance complète du système étant de disperser les hommes dans l’espoir d’avilir par là le prix des denrées premières du sol, et d’obtenir l’effet d’augmenter partout la concurrence pour la vente du travail et des produits du travail[308].

Le monde ne présente pas de spectacle plus triste que la condition de la partie féminine de la population de la Grande-Bretagne. Celle des femmes du centre et du nord de l’Europe n’est nullement satisfaisante, mais, en établissant comparaison, il faut toujours se rappeler que pendant que l’Angleterre a joui d’une paix intérieure pendant plusieurs siècles, l’Europe continentale a été le théâtre de guerres incessantes, et que la condition des hommes et des femmes en Angleterre, était, il y a un siècle, presque infiniment supérieure à celle de leurs voisins du continent, les uns ayant conquis leur liberté, les autres étant à peu près, si ce n’est complètement, esclaves. De plus, l’Angleterre a précédé le continent dans la conquête du pouvoir sur les grandes forces de la nature, — et l’a laissé loin derrière elle. — Il faut, en outre, se bien mettre dans l’esprit que, — comme il y a solidarité d’intérêts entre tous les peuples de la terre, — tout ce qui tend à diminuer chez l’un d’eux le pouvoir de production est nuisible à tous. Si le travail du peuple anglais produisait davantage, les femmes anglaises feraient une plus forte demande des produits du goût et de l’adresse des femmes de France, et si les femmes d’Amérique trouvaient dans la fabrication des étoffes une demande de leur propre travail, elles seraient à même de consommer plus de produits du goût et de l’adresse des femmes de France et d’Angleterre. La protection tend à augmenter la concurrence pour acheter le travail, — et par-là à émanciper à la fois les hommes et les femmes. Le système aurais, partout où on le rencontre, augmente la concurrence pour le vendre, — et, par là, il asservit tous ceux qui ont besoin de le vendre, tant hommes que femmes.

§ 5. — Étonnants contrastes que présente la condition du sexe dans les différentes parties de l’Union américaine. La théorie du gouvernement est favorable à la création des centres locaux et à placer haut le sexe. La pratique qui tend vers la centralisation y est contraire, de là rapide augmentation de criminalité féminine et de prostitution.

Dans cette question comme dans toutes, l’Union américaine est une nation de contrastes. Dans telle partie, nous voyons la femme jouir d’un degré de liberté dont on ne trouve nulle part d’autre exemple, tandis que dans telle autre, les femmes mariées et celles non mariées passent de main en main comme de vrais meubles ; — on les vend à l’encan avec ou sans les pères, les maris, les sœurs, les frères, les enfants. Dans la première partie, on avait eu en vue le commerce, et il y a eu tendance à créer des centres locaux, faciliter l’association, produire le développement des pouvoirs latents de la terre et des hommes et des femmes à qui a été donné l’usage de la terre. Croyant à l’omnipotence du trafic et cherchant à en étendre l’empire, l’autre partie, cependant, s’est mue dans la direction inverse, — il en est résulté l’anéantissement des centres locaux, l’affaiblissement du pouvoir d’association, l’épuisement du sol et la limitation de la demande pour les pouvoirs de la femme. Dans l’une, il y a tendance uniforme à modifier la loi anglaise dans le but de donner à la femme un droit de posséder en propre et séparément ; dans l’autre, il y a en comme une tendance uniforme à enlever à la femme le pouvoir, dans aucune circonstance, d’obtenir en propre le droit de posséder.

Un voyageur français distingué, M. Michel Chevalier, comparant ses compatriotes aux hommes d’Amérique, a dit : « Nous achetons nos femmes avec notre fortune aussi bien que nous nous vendons à elles pour leur dot. » fait remarquer que l’Américain choisit la sienne, ou plutôt s’offre à elle « pour ce qu’il lui reconnaît de beauté, d’intelligence et de qualités du cœur ; c’est l’unique dot qu’il recherche. Ainsi tandis que le Français fait une affaire de commerce de ce qu’il y a de plus sacré, une nation de marchands affecte une délicatesse et une élévation de sentiments qui auraient fait honneur aux plus parfaits modèles de la chevalerie[309]. »

D’où l’on voit que le mariage est chez nous un lien plus sacré que partout ailleurs ; — ça été la conséquence nécessaire d’un système politique basé sur la création de centres locaux et sur cette division de la terre qui tend à ce que chacun puisse arriver à la possession d’une demeure pour le bien-être de sa femme, de ses enfants et de lui-même[310]. Partout ici, l’on montre, à l’égard du sexe, — jeune ou vieux, — riche ou pauvre, — de la haute classe ou de la classe inférieure, — une déférence au-dessus de ce qu’on peut imaginer dans les autres pays[311].

Elles voyagent, pour des milliers de milles, sans avoir besoin d’une protection, sans avoir à craindre d’importunités, ni aucun de ces inconvénients auxquels les femmes sont tellement exposées dans les autres pays. En se mariant, l’homme prend la tâche de pourvoir aux besoins de la famille ; la femme a la tenue du ménage et le soin des enfants, — et son travail lui est autant que possible allégé par des inventions mécaniques[312]. Dans nulle partie de l’union, néanmoins, elle n’a autant d’avantage que dans le Massachusetts, où un territoire stérile a été grâce à des débouchés contigus, rendu apte à donner des rendements plus considérables que les riches sols des prairies de l’Ouest, dont les produits sont absorbés par les frais de transport.

Cependant la centralisation gagne du terrain chaque jour, et avec elle s’accroît la tendance à ce que le monde de l’Ouest soit envahi par tous les maux qui ont été engendrés en Angleterre. L’épuisement du sol des autre États chasse les hommes, qui laissent derrière eux les femmes sans appui, cherchant à vivre comme elles peuvent. Les manufactures tombent, et il y a diminution constante dans la demande de l’adresse et du goût de la femme, et tendance correspondante à ce qu’elle soit forcée d’aller au loin, dans des villes, chercher le travail qu’elle ne trouve plus au pays. La concurrence pour la vente du travail de la femme augmente donc constamment ; — elles dépérissent par milliers sur le travail à tout prix[313]. Regardez n’importe où dans l’Union, vous trouverez la preuve évidente que la liberté pour l’homme et pour la femme marche de compagnie avec la diversité dans la demande des pouvoirs humains, — l’esclavage et son cortège de maux étant une conséquence nécessaire de ces mêmes pouvoirs, limités au seul travail rural. La politique américaine actuelle tend dans cette dernière direction ; aussi le crime et la prostitution augmentent vite[314]. Nous allons voir quelle influence cette politique exerce sur les relations de la famille.


CHAPITRE LI.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.


Des relations de la famille.

§ 1. — Relations de famille. Faiblesse des liens de famille dans le premier âge de société. Responsabilité, à la fois chez le père et le fils, croit en raison que croit la diversité d’emplois — avec la division de la terre — et le rapprochement des consommateurs et des producteurs.

Le misérable sauvage, — esclave qu’il est de la nature, et limité au seul travail d’appropriation, ne voit dans l’enfant qui lui naît qu’on surcroît à ses charges ; et n’était l’affection maternelle, peu d’enfants, surtout du sexe faible, vivraient même pour un jour. Le fils, arrivé à l’âge mûr, ne voit dans son père qu’un concurrent pour la subsistance, qui est rare. — Le fléau de l’excès de population se présente ainsi déjà de lui-même, et sous sa forme la plus maligne, — alors qu’il y a plus de terre vacante, et que la population est le moins considérable.

L’homme civilisé, maître de la nature, se réjouit à chaque augmentation de la petite famille qui l’entoure. Cultivant les sols riches, et trouvant dans des marchés voisins une demande pour tous ses produits divers, sa terre et son travail gagnent en valeur de jour en jour, tandis que diminue la valeur des utilités dont il a besoin pour sa femme, ses enfants et lui-même. Son loisir augmentant à chaque pas dans cette voie, il peut apporter une attention plus suivie à étudier le caractère de ses enfants et à former leur esprit ; — il les prépare ainsi à devenir des fils tendres et respectueux et des citoyens utiles. — Il s’entend avec ses voisins et aide à fonder des écoles et des collèges, — préférant le bonheur et la prospérité des générations futures à ses appétits actuels. — Le fils, à son tour, désire être en aide à son vieux père. — Il acquitte les dettes contractées dans le jeune âge, et respecte les droits de ses parents, comme ses propres droits ont été respectés.

De tous les êtres, il n’en est pas de plus faible que l’homme dans l’enfance ; — il n’en est point dont les facultés soient si lentes à entrer en action. De tous les êtres, c’est l’homme âgé qui a le plus besoin de s’associer avec son fils, — car il n’en est point dont le déclin des facultés précède de si loin la mort. De tous les êtres, c’est l’animal humain qui dépend le plus de l’entretien de ce commerce entre le père et ses enfants, commerce au moyen duquel ceux-ci sont mis à même de devenir plus tard l’homme véritable, maître de la nature, et de servir de bouclier et de protecteurs à ceux à qui ils ont dû le jour.

Comment le développement du pouvoir de combinaison conduit à ce but, ainsi qu’à chaque autre but utile, on le voit très-bien dans le diagramme que nous avons présenté si souvent, et auquel nous renvoyons encore le lecteur. Sur la gauche, il trouve la condition de société qui occupe le bas de l’échelle ; — la relation de père à fils y diffère à peine de celle qui existe chez les animaux inférieurs. Poussant vers l’est, il rencontre d’abord une population éparse, ayant peu de loisir à donner à l’instruction, et encore moins la facilité d’entretenir des écoles et des précepteurs. À mesure que nous avançons, nous voyons qu’augmente le pouvoir d’obtenir ces deux objets, jusqu’à ce qu’enfin, arrivant au Massachusetts, nous trouvons une communauté chez laquelle le devoir de développer l’intelligence de l’enfant, et de le mettre à même d’entretenir commerce avec ses semblables, a été proclamé de bonne heure et s’accomplit aujourd’hui plus parfaitement que dans aucun autre pays de la terre.

À gauche, la terre reste non divisée, les hommes vivent en exerçant leur pouvoir d’appropriation, et rien que ces pouvoirs ; le pouvoir d’association n’existe pas ; la production est faible ; le fléau d’excès de population est toujours là ; père et fils sont ennemis. À droite, la terre est divisée ; le pouvoir de coopération est considérable ; la production est abondante, la valeur de l’homme augmente ; l’agriculture tend à devenir une science ; le commerce au dedans et au dehors de la famille gagne en rapidité d’année en année. Regardez n’importe où, tous trouverez qu’autant que les productions se sont diversifiées, — que la matière a été plus utilisée, — il y a eu rapprochement entre les prix des denrées premières et utilités achevées, — la valeur de l’homme et de la terre s’est élevée, — le commerce de la famille devient plus intime ; — parents et enfants comprenant de mieux en mieux le sentiment de responsabilité des uns envers les autres, et la sainteté du foyer est de plus en plus appréciée[315].

§ 2. — Éducation dans le centre et le nord de l’Europe. Développement du sentiment de responsabilité au sujet de l’éducation de la jeunesse, tel qu’il se manifeste dans ces pays où les emplois vont s6 diversifiant de plus en plus.

Parmi les nations de l’Europe, une partie, nous le savons, par l’enseignement de Colbert, — cherche à placer le consommateur à côté du producteur, et soulage ainsi le fermier de la taxe écrasante du transport. En tête d’elles, marche la France. C’est que nous allons rechercher d’abord à quel point la politique favorable d’association a conduit à ce que se manifestât le sentiment de responsabilité en ce qui concerne le développement des intelligences.

Toujours en guerre à l’extérieur et chez elle, cette nation, pendant une longue suite de siècles, a tendu à la consolidation de la guerre, la centralisation de pouvoir dans les mains de la noblesse et du clergé et l’asservissement du peuple. Les famines et les pestes venant sans cesse, on regardait généralement les enfants comme un embarras, et bien peu arrivaient à l’âge d’hommes. L’adoption définitive de la politique de Colbert opéra un changement ; — la terre se divisa graduellement, et le sentiment de responsabilité se manifesta enfin de lui-même dans un article de la Constitution de 1791, déclarant qu’il serait organisé un système d’instruction commune pour tous, « et gratuite en tout ce qui concernait cette instruction qui était indispensable à tous. » — Les guerres et les destructions qui se succédèrent ne permirent pas de progresser dans cette voie. Aussi voyons-nous, qu’à une date assez récente, sur tous les jeunes hommes appelés à tirer à la conscription, plus de la moitié ne savaient ni lire ni écrire, et sur le reste on comptait 10 % qui ne savaient pas même lire. M. Dupin écrivait à cette époque, qu’à l’exception de la péninsule espagnole, des provinces turques, du sud de l’Italie, des ruines de la Grèce et des steppes de la Russie, il n’était pas de pays en Europe où l’éducation fût plus arriérée qu’en France[316]. Encore, en 1836, il y avait des cantons entiers, comprenant quinze ou vingt communes, qui étaient tout à fait dépourvus d’écoles ; et le royaume comptait sur 23 millions d’adultes, plus de 14 millions ne sachant ni lire ni écrire. Cependant il s’est opéré depuis lors un notable désengagement. — La loi de 1833 a pourvu, non-seulement à l’instruction gratuite dans les écoles primaires, mais aussi à un système d’instruction secondaire calculé pour former la jeunesse à certaines professions et à l’agriculture savante. En 1830, les écoles primaires étaient fréquentées par un million d’enfants ; en 1850 le chiffre était de 3.784.797, — étant presque quadruplé dans le court espace de vingt ans. Dans la même période, on a développé de plus en plus l’instruction supérieure ; — on a dépensé pour cela plus de 27 millions de francs en six années.

Au Danemark, où il n’y a encore que soixante-dix ans, le paysan pouvait être fouetté et emprisonné selon le bon plaisir du seigneur, nous trouvons les écoles fréquentées par un quart de la population ; et, de plus, on trouve des bibliothèques publiques et circulantes, des musées et des journaux dans les grandes villes, des établissements d’éducation et d’autres signes de goûts intellectuels dans les petites, — tous les centres locaux d’activité industrielle fournissant des applications professionnelles de l’intelligence développée dans les écoles[317].

En Suède, le chiffre des enfants fréquentant les écoles équivaut au sixième de la population. Il est rare de rencontrer quelqu’un qui ne sache ni lire ni écrire[318].

En Belgique, en 1830, le chiffre des enfants fréquentant les écoles primaires était de 293.000. En 1840, il montait à 462.000. Il était à celui de la population un peu plus que dans le rapport de 1 à 9. Aujourd’hui le rapport est de 1 à 8.

Dans le nord de l’Allemagne, tout enfant, depuis les vingt ou trente dernières années, a reçu une bonne éducation. « Depuis quatre ans, dit M. Kay, qui écrivait en 1850, le gouvernement prussien a fait une enquête générale dans tout le royaume pour constater le développement de l’éducation populaire. Sur toute la partie de la population ayant atteint l’âge de vingt et un ans, on n’a trouvé que le 2 p. % qui ne sût pas lire. Le fait m’a été communiqué par l’inspecteur général du royaume, »

Plus loin il dit : « La classe pauvre de ces pays lit beaucoup plus que la classe de nos pays qui sait et pourrait lire. Il est d’habitude générale en Allemagne et en Suisse, que quatre ou cinq familles ouvrières prennent ensemble un abonnement à une ou deux de ces publications qui paraissent une ou deux fois par semaine.

« Dans les villes, continue-t-il, où les classes les plus pauvres ont encore plus d’intelligence que celles de la campagne, le pauvre se procure des livres aussi facilement que des journaux. La classe pauvre des villes d’Allemagne et de Suisse lit donc beaucoup. Des oreilles anglaises m’écouteront avec quelque disposition à l’incrédulité, quand je leur apprendrai combien les pauvres de ces villes trouvent d’amusement et d’instruction dans leurs heures de loisir et pendant les longues soirées d’hiver. Je tiens du docteur Bruggeman, le conseiller catholique du conseil d’éducation à Berlin et de quelques professeurs et autres personnes que la classe la plus pauvre des villes connaît non-seulement les chefs-d’œuvre de la littérature allemande, mais les traductions des œuvres de sir Walter Scott, et d’autres nouvellistes et écrivains étrangers.

« Je me rappelle qu’un jour, à la promenade auprès de Berlin, en compagnie de M. Hintz, un professeur au collège normal du docteur Diesterweg, et d’un autre professeur, nous vîmes une pauvre femme qui ramassait sur la route du bois mort pour sa provision d’hiver. Mes compagnons me la montrent et me disent : Peut-être aurez-vous peine à croire que dans les environs de Berlin, les pauvres femmes, comme celle-ci, lisent les traductions des romans de Walter Scott et les livres les plus intéressants de votre langue, outre les chefs-d’œuvre de la littérature allemande. Cela me fut confirmé depuis par plusieurs autres personnes.

« Souvent et souvent j’ai vu de pauvres cochers de louage de Berlin, tout en attendant la pratique, s’amuser à lire quelque livre allemand acheté le matin pour fournir au plaisir et à l’occupation de leurs heures d’attente.

« Dans la plupart de ces pays, les paysans et les ouvriers des villes ont régulièrement par semaine des cours ou des classes pour étudier la musique, le chant, ou bien le dessin linéaire, l’histoire, les éléments d’une science.

« Comme on le voit, les femmes aussi bien que les hommes, les filles aussi bien que les garçons, jouissent dans ces pays des mêmes avantages et reçoivent la même éducation. Les femmes de la classe la plus pauvre sont en intelligence et en savoir à peu près les égales des hommes. »

Il y a un demi-siècle « on ne comptait dans les écoles d’Espagne que 30.000 enfants. — Depuis sept ans, le chiffre s’est élevé à 700.000, — c’est à la population totale dans la rapport de 1 à 17. — La Russie marche lentement, mais avec suite dans la même voie ; elle n’a fait que depuis peu le pas qui doit nécessairement précéder toute expansion générale d’instruction.

§ 3. — L’inverse manifesté dans ceux qui se guident sur l’Angleterre — et où les emplois sont de moins en moins diversifiés. Condition des enfants anglais. Manque à pourvoir à l’éducation générale. Infanticide. Les enfants regardés comme de simples outils à l’usage du trafic. Contraste à ces faits présentés par la condition des enfants du nord et du centre de l’Europe. Tendances désastreuses de la politique anglaise. Elle a nécessité en conséquence une théorie de l’excès de population.

Passons aux pays qui se guident sur l’Angleterre. Nous trouvons que dans l’Inde les écoles ont disparu[319]. L’Irlande avant l’union, fournissait, en fait de livres, nous l’avons déjà vu, un débouché assez important pour garantir une publication nouvelle des principaux ouvrages édités en Angleterre. Depuis l’acte d’union, ce marché a cessé d’exister. Récemment on a organisé un système extensif d’instruction et l’on a prôné les résultats. Mais à quoi serviront les écoles là où n’existe pas la demande pour les facultés qu’on se flatterait d’y développer ? L’Irlande, n’ayant pas de manufactures et par conséquent point d’agriculture qui mérite ce nom, la société doit continuer à ne présenter que deux grandes classes, les très-riches et les très-pauvres. — Cela étant, le pouvoir de coopération ne peut naître, les facultés de la population doivent rester sans développement ; la circulation sociétaire doit rester plus lente que dans tout autre pays qui se prétend civilisé, et la grande maladie de l’excès de population doit se perpétuer.

En arrivant au centre du système, à la patrie de la doctrine de l’excès de population, il devient essentiel de considérer que, tandis que la France a été le théâtre de guerres civiles et religieuses, suivies de deux invasions du territoire par les armées étrangères ; — tandis que la Belgique a servi constamment de théâtre de la guerre pour l’Europe, qui s’y donnait rendez-vous ; — tandis que l’Allemagne a été, pendant des siècles, ravagée par des armées qui se disputaient quelque partie de son territoire, — c’est à peine si l’Angleterre a vu depuis la conquête la trace du pied de l’ennemi sur le sien ; et, depuis le soulèvement écossais, en 1745, elle n’a jamais entendu le coup de fusil de l’ennemi. D’après cela, on peut avoir les plus fortes raisons de croire qu’elle aura pris de beaucoup l’avance sur le continent pour émettre le sentiment de responsabilité au sujet de l’éducation convenable de la jeunesse, et pour prendre les mesures qu’il peut suggérer. — Néanmoins, le contraire a tellement eu lieu que c’est ici que nous trouvons la terre se consolidant, la centralisation progressant, en faillite complète du gouvernement à établir aucun système d’éducation, à l’instar de ceux du nord et du centre de l’Europe. Les conséquences, M. Kay nous les expose ainsi : « Des enfants qui naissent dans la classe pauvre, en Angleterre, le plus grand nombre ne reçoit pas l’ombre d’éducation ; le reste, pour la plupart, ne mettra jamais le pied que chez une dame ou à une école du dimanche. Dans les villes, ils sont à l’abandon jusqu’à l’âge de huit ou neuf ans, polissonnant par bandes dans la fange des ruisseaux, pendant que les parents sont au travail quotidien. Dans ce vagabondage à l’époque de la vie où les impressions sont les plus vives et se retiennent le mieux, ils contractent des habitudes de saleté, d’immoralité, de désordre ; ils se complaisent dans des vêtements souillés et en lambeaux ; ils apprennent à marauder, à voler ; ils se lient avec des garçons qui ont déjà été en prison, et que de mauvaises relations ont endurcis au crime. Ils prennent à s’accabler de jurons affreux, à se battre, à filouter au jeu, à fainéantiser et consumer les heures dans des passe-temps vicieux. Ils n’apprennent rien que le vice ; Ils n’ont jamais de contact avec des gens valant mieux qu’eux ; personne qui leur enseigne les vérités de la religion, ou même quelque moyen d’améliorer leur condition dans la vie. Leurs plaisirs sont aussi ignobles que leurs habitudes. Une débauche trop infâme pour être nommée, les liqueurs spiritueuses, qu’ils commencent à boire dès qu’ils ont pu attraper un pence pour en acheter, le vol, le recel, des tours de force grossiers et dégoûtants, voilà ce qui charme leur existence. L’idée d’aller à des réunions musicales, comme on fait en Allemagne dans la classe pauvre, les ferait pouffer de rire, en supposant qu’il existât de telles réunions à leur usage. Le plaisir innocent de la danse leur est inconnu ; ils ne peuvent avoir les jeux de la campagne ; ils ne peuvent lire. Aussi, pour s’amuser et s’exciter, se jettent-ils sur la satisfaction des désirs et des appétits sensuels. C’est ainsi que dans la saleté, la débauche, l’ivrognerie, l’habileté à commettre le crime, une grande partie de la population de nos villes arrive à l’âge d’homme. Si quelqu’un doute de la fidélité du tableau et veut se convaincre par lui-même, qu’il lise les rendu-comptes des tribunaux, ou qu’il visite les mauvaises rues d’une ville d’Angleterre, à l’heure où les écoles sont pires, et qu’alors il compte les enfants sur le pavé ou sur le seuil des portes, qu’il prenne note de leurs manières, de leur apparence, de leurs pratiques dégradées et dégoûtantes.

« Beaucoup de paroisses, continue-t-il, n’ont aucune école. Là où il en existe, l’instruction est le plus souvent d’un caractère misérable. Les écoles primaires font terriblement faute en Angleterre. Chaque enfant, en Allemagne et en Suisse, reste à l’école ou reçoit de l’éducation, à partir de six ans jusqu’à quatorze ans, et souvent jusqu’à seize et dix-sept ; tandis qu’en Angleterre, de ceux mêmes qui vont à l’école, il en est peu qui continuent passé neuf ou dix ans. D’après cela, comment s’étonner que nos paysans, dans leur vêtement, leurs manières, leur apparence, leurs amusements, leur langage, leur propreté, le caractère de leur logis, la condition de leurs enfants et leur intelligence soient à un degré tout à fait déplorable au-dessous du paysan de l’Allemagne, de la Hollande, et de quelques parties de la Suisse et de la France. »

Au sujet de Londres, le même écrivain nous dit : « Les recherches persévérantes de lord Ashley et d’hommes excellents qui sont en rapport avec cette admirable société, « la Mission de la Cité » ont constaté qu’au milieu de Londres il existe un nombre considérable, et qui chaque jour augmente, de gens sans aveu, formant une classe à part, qui a ses occupations, ses intérêts, ses manières, ses mœurs à elle ; et que le nombre des enfants sales, abandonnés, errants, indisciplinés, qui fourniront les dix-neuf vingtièmes de la criminalité, et qui font la désolation de la capitale, n’est pas moindre que trente mille. »

« Ces trente mille vicieux sont comptés tout à fait indépendamment du nombre d’enfants qui ne sont que pauvres, dont fourmillent les rues de Londres, et qui n’entrent jamais dans une école : est pas d’eux dont il est question ici.

Maintenant à quoi s’occupent, comment logent ces petits misérables, quelles sont leurs habitudes ? Sur 1.600 qui passèrent devant la commission, 162 avouèrent qu’ils avaient été en prison une ou même deux, et quelques-uns plusieurs fois. 116 s’étaient enfuis de chez leurs parents ; 170 couchaient dans les lodging-houses (dortoirs publics) ; 253 n’avaient vécu qu’en mendiant ; 216 n’avaient ni bas ni souliers ; 280 n’avaient ni chapeau, ni casquette, pour coiffure ; 101 n’avaient pas de chemise ; 249 n’avaient jamais dormi dans un lit, la plupart ne se rappelaient pas même y être jamais entrés ; 68 étaient des enfants de condamnés[320].

L’effet d’un système sous lequel la consolidation de la terre va croissant, tandis que la population est forcée de chercher un asile dans les villes, se montre à plein dans un rapport sur la paroisse Saint-Gilles, dont nous citerons ce passage. « Votre commission a donné ainsi un tableau détaillé de la misère humaine, de la mal-propreté, de la dégradation, tableau dont les principaux traits sont un disgrâce pour un pays civilisé ; et votre commission a des raisons pour craindre, d’après des lettres publiées dans les journaux, que ce ne soit là que le type de la condition misérable des masses de la société entière, tant de celles qui habitent les chambres petites et mal aérées des villes manufacturières, que de celles qui habitent la plupart des cottages de nos campagnes. Dans ces misérables logis, tous les âges et les deux sexes, — pères et filles, mères et fils, frères et sœurs dans l’adolescence, étrangers adultes mâles et du sexe féminin, et des essaims d’enfants, — les malades, les moribonds et les morts — sont entassés ensemble, dans un contact et une pression qui répugneraient aux animaux, qui rendent impossible de conserver la décence la plus vulgaire, qui détruisent tout sentiment convenable de personnalité, tout respect de soi-même, pour y substituer un laisser-aller cynique, résultat infaillible d’intelligences viciées. »

Sur les hommes qui se marient en France et en Angleterre, il y a un tiers qui font une croix quand il s’agit de signer aux registres publics ; — la proportion est exactement la même dans les deux pays. Sur les femmes, c’est moins de la moitié en Angleterre, et plus de la moitié en France. L’avantage, dans ce cas, est du côté du premier pays. La question cependant ici comme en tout, ne porte pas sur la condition actuelle, mais sur le progrès, et en cela la France a l’avantage. —— Le nombre des enfants fréquentant les écoles y a quadruplé en dix-huit ans, tandis que celui de l’Angleterre n’a pas même doublé[321].

Nous avons parlé dans on précédent chapitre de la fréquence des infanticides, parlons ici d’une autre sorte d’assassinat d’enfants, enfants que leurs parents ou leurs tuteurs donnent à loyer à partir de six à huit, dix et douze ans. « Les hommes à qui sont transmises ces pauvres créatures, disait récemment un écrivain, emploient dans leur industrie deux sortes de machines : l’une faite de chair, l’autre de bois et de fer. Si une roue ou une courroie se dérange, l’ouvrier la remet en place ; si elle se détériore, qu’il faille du temps pour la réparer, on la met de côté et en substitue une autre pour éviter tout retard. On en agit de avec la machine-homme. Pourquoi ferait-on quelque différence ? Pourquoi ne ferait-on pas travailler un enfant aussi longtemps qu’on peut le forcer à aller, en y faisant au besoin un petit raccommodage, et ne le jetterait-on pas dans la rue, tout comme une roue brisée dans le magasin à ferrailles, pour s’en aller en morceaux. Il ne faut pas attendre que le maître, qui gagne par année des cents et des milles, voie ses profits diminuer, parfois de un à six en permettant à une petite créature qui s’est rendue malade de service, de rester au lit une semaine sans manquer à toucher ses dix-huit pence, ou sans perdre son droit à rentrer après son rétablissement. Ajoutons que ce que l’enfant gagne ce n’est pas lui qui en bénéficie, cela va à la personne qui a charge de lui, qui le nourrit et le loge tant bien que mal. Le petit travailleur nous semble être dans la position d’un volant recevant les coups d’une raquette et puis de l’autre, jusqu’à ce qu’enfin, le coup venant à manquer, il est à terre et est foulé aux pieds dans la poussière paternelle.[322] »

Ce fait de petites créatures sans défense traitées comme de simples machines, est prouvé par mille documents consignés dans les enquêtes parlementaires et autres. Pour peu qu’on ait étudié le sujet, on n’hésitera point à partager l’opinion de l’écrivain. « Que la misère, les souffrances, la dégradation des jeunes filles anglaises dresse tout ce qu’endurent les petites païennes à l’étranger ; que le système de plus abominable de démoralisation païenne, de cruauté, de crime, n’égale pas en atrocité le système qui emprunte un vernis au nom de christianisme, et prend pour ses victimes les enfants nés libres de la Grande-Bretagne, baptisés dans une foi, mais vivant et mourant dans l’ignorance de cette foi au détriment de leur âme. »

Comme contraste frappant nous voyons « que tous les enfants, entre six et quinze ans des villes de l’Allemagne et de la Suisse, et presque tous les enfants dans les villes de France, de Hollande, de Danemark et de Norvège passent chaque journée dans des classes aérées, vastes, propres, ou des cours bien saines, souvent en compagnie d’enfants des classes moyennes et sous la direction d’hommes qui seraient en état de professer aux enfants des riches. »

Différant en toute autre chose, — climat, territoire, coutumes, manières et religion, — les populations des pays que nous venons de citer ont ceci de commun : « qu’elles vivent, se meuvent, existent » sous le système dont le monde est redevable à Colbert, ce système qui vise à favoriser l’habitude d’association et de combinaison, et le développement des pouvoirs latents de la terre et de l’homme. Il s’ensuit que le rapport de famille est encouragé de plus en plus chaque jour, — que le sentiment de responsabilité au sujet de la direction convenable de la jeune intelligence gagne en intensité d’année en année. Différant en toute autre chose, les divers pays qui suivent la trace de l’Angleterre ont ceci de commun avec l’Angleterre elle-même : qu’ils rejettent Adam Smith et adoptent les principes de l’école Ricardo-Malthusienne. Il s’ensuit que les faits abondent qui sont invoqués à l’appui de la théorie de l’excès de population, —— les enfants sans assistance y devenant de plus en plus un pur instrument à l’usage du trafic.

De toutes les sociétés, dans le présent et dans le passé, aucune n’a été autant favorisée que l’Angleterre en pouvoir mis à sa disposition par une bienfaisante Providence, pour l’employer à faire progresser l’humanité en masse vers le bonheur et la prospérité. De toutes il n’en est aucune qui ait abusé du pouvoir mis en ses mains, avec moins de scrupule pour la ruine du bonheur et de la vie au dedans comme au dehors. — Aussi a-t-on été forcé de recourir à un manque d’harmonie dans la nature, quand on a essayé de prouver que Dieu s’est trompé dans son adaptation de l’offre des subsistances à l’accroissement de population.

§ 4. — Pour que l’éducation donnée dans les écoles devienne utile, il faut qu’existe la demande pour les facultés qui y sont développées. Pour qu’existe cette demande, il faut nécessairement la diversité dans les modes d’emploi. Pour l’existence de celle-ci, il est besoin de l’exercice du pouvoir de l’État.

Sur ce point, comme sur tous, l’Amérique est un pays de contrastes. — Une partie de l’Union interdit par les lois les plus sévères de donner de l’éducation à sa population de travailleurs, tandis que l’autre reconnaît pleinement le droit de tons à recevoir l’instruction, et le devoir attaché à la propriété de contribuer à ce que l’instruction puisse être acquise[323]. Dans l’une, la tentative d’enseigner est punie de la prison, comme violation des lois contre l’éducation ; tandis que dans l’autre il est peu de personnages tenus en plus haute considération que ceux qui ont le plus travaillé à mettre les moyens d’éducation à la portée de tous, l’orphelin et le criminel, l’enfant très-riche aussi bien que l’enfant le plus pauvre.

Le système de l’Union étant basé sur l’idée de décentralisation, les centres locaux tendent nécessairement à la dissémination générale d’établissements d’éducation en tout genre, depuis la bibliothèque élémentaire et la maison de refuge pour les jeunes détenus, jusqu’à la haute école et le collège. Cependant la centralisation fédérale tend à produire l’effet inverse, — en anéantissant les marchés locaux pour les produits de la terre et en poussant ainsi à l’abandon de la terre dans les vieux États. Il s’ensuit nécessairement que la population rurale diminuant, la faculté diminue d’entretenir }es écoles de village[324]. De grandes villes cependant se forment qui deviendront des mères-nourricières d’ignorance, de vice et de crimes, — la tendance dans cette direction étant ici, comme partout ailleurs, en raison de l’épuisement du sol et de l’expulsion de ses occupants. Chaque pas dans cette marche rétrograde est marqué par une tendance vers l’exercice du pouvoir d’appropriation, comme un remplaçant du travail honnête. La conséquence est que les villes américaines vont, à cet égard, tombant rapidement an niveau de ce qu’il y a de pire en Europe[325].

§ 5. On a écrit des livres pour prouver que la criminalité et l’éducation marchent de compagnie, c’est-à-dire que plus est développée chez l’homme l’aptitude à se servir de ses facultés, plus il a tendance à intervenir dans les droits d’autrui. Si cela était, le mieux serait de fermer les écoles. Le lecteur sent parfaitement que cela n’est pas. Ce qui a parfois produit cette illusion, nous allons l’expliquer.

Pour que le développement des facultés humaines soit de bénéfice à l’homme, il est indispensable que ces facultés aient un débouché ; — les herbes de la pire espèce se mettent toujours dans les meilleurs sols dès que le propriétaire les néglige. Pour que le débouché puisse exister, il faut la diversité dans les professions, — qui produit la concurrence pour. l’achat de l’effort humain de chaque sorte. La centralisation tend à empêcher l’augmentation de cette concurrence, tandis qu’elle favorise la concurrence pour sa vente, l’homme qui a besoin de vendre ses efforts devenant ainsi l’esclave de celui qui a moyen d’acheter. Plus il y a tendance dans cette direction, plus la société tend à se diviser en deux classes : les très-riches et les très-pauvres ; — il n’y a plus place pour les possesseurs de petites masses du capital matériel ou intellectuel. La classe des intermédiaires qui s’occupent comme soldats, marins, négociants, hommes de loi, ou de toute autre chose que de produire, s’accroît nécessairement ; — le mouvement sociétaire se ralentit à chaque surcroît et rend plus difficile d’acquérir une honnête existence. Le crime cependant augmente ; — c’est là une conséquence directe de cette légère excitation de faculté humaine qu’on trouve à l’école, et qui a besoin de l’activité de la vie sociale pour atteindre son plein développement. Dans ces circonstances l’éducation ne fait guère plus qu’aiguiser les facultés humaines pour mettre l’homme en état de se ruer sur ses semblables comme sur une proie. — C’est là la présente tendance en Angleterre et chez tous les peuplés qui marchent dans sa voie[326].

Parmi ces derniers, en règle générale, on peut placer les États-Unis, — quoique cependant occupant une position entre les classes très-différentes que nous avons établies. Dans les États du Nord, presque tous les enfants reçoivent un certain degré d’éducation ; mais lorsqu’ils passent de l’école dans le monde, ils trouvent qu’excepté la seule agriculture, une agriculture nullement savante, ces professions qui visent à augmente la quantité, ou à améliorer la qualité des utilités au service de l’homme, sont fermées pour eux. Le négoce, le barreau, et plus les professions abstraites sont au contraire toujours ouvertes, et absorbent ainsi une proportion indue de la masse de faculté qui a été développée dans les écoles[327].

Les conséquences ont été la formation d’une classe de population flottante toujours disposée à presque toute invasion dans le droit d’autrui, et l’augmentation de la criminalité qui s’ensuit.

Étudiez le monde, n’importe dans laquelle de ses parties, vous trouverez la preuve de la preuve de la vérité de cette proposition : que le sentiment de responsabilité envers Dieu et envers l’homme augmente en raison du rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées, et de ce qui en résulte, le travail deviendra plus productif et l’équité présidant la distribution de ses produits[328].


CHAPITRE LII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.


Du commerce et de l’État.

§ 1. — Commerce de l’État. Solidarité de la race humaine. Double nature de l’homme. Correspondance entre la structure et les fonctions de l’homme individuel et l’aggrégat-homme qu’on nomme société. Fonction coordinatrice du cerveau, son pouvoir limité par la liberté nécessaire des organes pris individuellement. Divers degrés de subordination des parties. Freins et balance du système ; ils correspondent à ceux du gouvernement civil. La nécessité de l’exercice du pouvoir coordinateur augmente chez les individus et dans les sociétés, en proportion que l’organisation devient de plus en plus complète. Centres locaux des systèmes physique et social. Pouvoir et devoir du cerveau. Ils correspondent à ceux du gouvernement civil. Gouvernement parmi des spontanéités. Ordre et liberté combinés et assurés. Système gradué et fédéral de gouvernement dans le corps humain, analogue à l’organisation politique de ce corps social qui constitue les États-Unis.

De même que l’organisme complexe du corps humain, par l’effet des dépendances et des sympathies de ses diverses parties, forme une unité dans son action et dans ses usages, l’humanité entière, dans un sens aussi réel et aussi vrai, en théorie comme en pratique, devient un seul homme et doit être traitée ainsi. L’espèce n’est qu’autant de représentants de l’individu, — l’agrégat différant par la masse, non par la sorte de chacun des atomes dont il est composé. Politiquement nous avons l’idée contenue dans notre dicton national, e pluribus unum, — la même vérité de fait se présente dans les idées légales d’obligation à la fois commune et particulière, de droit commun particulier, où chaque débiteur est lié pour la dette entière et chaque créancier a droit sur chacun et sur tous pour le payement. La corporation où l’homme artificiel est un autre exemple familier dé la même idée, le moraliste à son tour se servant du mot solidarité, pour indiquer la sujétion de chacun et de tous les membres d’une société à souffrir des fautes ou à profiter de l’action judicieuse de chacune de ses parties composantes. Cette constatation de correspondance, d’analogie, d’unité, se retrouve dans toutes les branches de théorie et de pratique qui ont l’homme pour sujet ; — elle permet d’étudier la pluralité dans un seul. — Grâce à elle, d’utiles notions du corps sociétaire peuvent se tirer de l’examen de l’individu.

L’homme vivant, — considéré soit sous le rapport du sexe qui est double, de l’union de l’âme et du corps, de l’individu et de sa race, soit sous cet aspect de sa vie dans lequel il est à la fois un instrument organique, et une créature tenant relation d’agent et d’objet avec le monde qui l’entoure, — est un être à double existence ; et la valeur, la force et l’importance de sa complexité de constitution intrinsèque et relative, nous apparaîtront d’autant mieux que nous nous appliquerons davantage à bien comprendre sa forme et ses mouvements.

Les lois de sa vie individuelle indiquant qu’il est capable d’être membre d’une société, nous devons nous placer d’abord au point de vue du physiologiste et constater ce que sa structure organique enseigne sous le rapport de ses fonctions et relations sociétaires. Ses entours n’ayant pas pouvoir d’altérer sa nature intrinsèque, celle ci doit indiquer la portée naturelle de ses relations extérieures, — l’homme individuel devient ainsi le type de l’agrégat, du grand homme dont il est l’exposant. La constitution de l’un contient et révèle la nature du genre.

Il a une vie végétative et une animale, ou une vie individuelle et une de relation et un appareil d’organes approprié pour le service de chacune, — merveilleusement adaptés à leurs usages respectifs et différant entièrement, et liés ensemble dans un concert heureusement ajusté d’action et d’unité de service. L’union est mécanique eu tant que la contexture et la connexion instrumentale des parties peut servir à des usages physiques, mais elle est vitale dans tout ce qui a rapport à la sensition, la perception, la volition, la conscience. L’articulation des membres et des muscles, et la collocation et distribution des organes intérieurs sont dûment liées ensemble par arrangement mécanique ; — le système nerveux cependant préside et exécute la coordination des différentes parties du corps entre elles, et il est en outre le seul agent par lequel la vie de relation de l’individu est administrée et entretenue.

Ce système est nécessairement aussi complexe, et aussi diversement organisé que sa variété de fonction le demande. la digestion ; assimilation, circulation, respiration, à tous les instincts et toute la marche de nutrition de la partie végétative on individuelle il est pourvu par des formes adaptées d’innervation, moyennant une accommodation correspondante du système nerveux. — Pour compléter rémunération, il y a des agents réciproques d’excrétion ajoutés à ces fonctions qui concourent à la vie et à l’accroissement du corps, comme à un tout.

La vie relative, pour la recherche que nous nous proposons ici, peut être comprise dans les facultés de locomotion et de sensation et dans les instincts plus élevés, les sentiments et les facultés morales et intellectuelles de la nature humaine, — dont chacun a son organisme nerveux approprié et ses sortes respectives d’appétence et de pouvoir. Pour harmoniser et combiner en unité d’action et identité de direction des forces si immensément variées, le pouvoir de coordination tient le rang que le gouvernement a droit de tenir parmi ses sujets.

La structure anatomique du système nerveux répond nécessairement à cette complication et combinaison de fonctions nerveuses ; — l’appropriation d’appareil, ici comme partout dans la création, appelant logiquement l’existence d’un besoin auquel il répond. Bien que les découvertes et les démonstrations de la dissection ne soient encore ni complètes, ni définitives, la science est néanmoins assez avancée pour garantir la croyance que la conformité de structure avec la fonction est pleinement et complètement établie, autant du moins qu’il soit donné à l’observation de pénétrer dans les mystères de la vie On sait que les masses nerveuses, ganglions, plexus et fibres, sont immensément variées dans leur forme et dans leurs qualités de texture et d’arrangement ; on sait aussi que ces parties du système qui fournissent les organes de la vie végétative ou de nutrition, tout en étant aussi indépendantes de celles qui règlent la vie de relation, qu’il est besoin pour les mettre en mesure de maintenir l’économie de la charpente alors et là où la conscience et l’intellect se. montrent incompétents, sont cependant subordonnées aux portions supérieures au degré nécessaire pour les intérêts et les usages de l’organisme physique. Le cerveau propre n’a que faiblement conscience et contrôle des actes derniers de l’assimilation, de la nutrition, de la reproduction et de la croissance. Il a, dans certaines limites, sur les appareils qui sont les pourvoyeurs des besoins du corps une autorité beaucoup plus grande. Il exerce un contrôle positif sur les actes préliminaires de la nutrition, dans la sélection, la préhension et l’ingestion de l’aliment ; jusqu’à un certain point il modifie, suspend ou accélère la digestion ; et, à un degré considérable, il influe sur la respiration ; — sa faculté d’intervention s’évanouit en impuissance à mesure que les actes échappent de la sphère du libre vouloir, pour passer dans celle de la nécessité et de la non-conscience.

Les sens extérieurs, serviteurs plus immédiats des fonctions souveraines du cerveau, sont encore plus sujets à contrôle, et cela dans un rapport qui est direct à la vie intellectuelle, et indirect à la vie instinctive du sujet. Cette loi de gradation règne aussi parmi les sens de la vie individuelle : — le goût, l’odorat, qui, un leur qualité de sentinelle de la vie organique, sont presque indépendants de la volonté. L’ouïe, tellement importante comme introducteur des nouvelles de danger et des suggestions de science, l’est presque également ; tandis que le toucher et la vue, que rendent un plus grand service à l’intelligence, sont proportionnellement plus obéissants à sa direction. Placé au-dessus et au somment de cet ordre, le cerveau, dans son propre et exclusif office de pensée et d’émotion, est libre, spontané et souverain dans l’économie nerveuse du système.

Quelques-unes des fonctions du corps ont un caractère mélangé — et servent tantôt à la vie instinctive, tantôt à la vie rationnelle. Les muscles de l’œsophage, par exemple, dans l’acte d’avaler l’aliment et de boire, agissent, pour la plus grande partie, sans qu’il y ait conscience ; mais ils sont aussi cependant sujets, jusqu’à un certain point, à la volonté. La même chose est vraie aussi, quoique à un degré moindre, pour les organes de locomotion, et à un très haut degré pour ceux de la respiration. La volonté ne peut suspendre absolument l’acte de respirer, mais elle peut le retarder ou l’accélérer, par exemple, dans le chant. Les yeux se ferment instinctivement et irrésistiblement à l’approche d’un objet offensif, bien que la soumission ordinaire de leurs mouvements à la volonté soit absolue. Les mouvements de la face sont largement volontaires, mais, dans l’expression qui accompagne la pâleur de la crainte ou l’afflux de la colère ou de la pudeur, ils sont essentiellement involontaires et en dehors de tout contrôle.

Ici, sans entrer dans les détails qui ne sont limités que par les limites de la nature du sujet, laquelle va de la pierre à chaux à la vie spirituelle du nerf le plus délicat, il y a un monde de variétés dans l’unité, subordonné et coordonné avec une économie de services et gouvernements, autorité exécutive et indépendance, qui se font équilibre et mettent bellement en lumière les divers intérêts, sympathies et fonctions de l’espèce humaine.

La double vision physiologique de la vie de l’homme, comme un être organique et comme un être ayant relation, offre analogie évidente avec l’homme pris comme individu, et avec l’homme membre d’une société. Les analogies sont exactes dans toutes le variétés et modifications de l’économie physique de l’individu, et dans les relations politiques et sociales de l’homme avec son semblable ; — le phénomène de nutrition, et ceux qui s’y rattachent, en offrent un heureux exemple. Comme l’intention première est l’entretien physique du système, cette partie du travail est involontaire ; elle n’est assujettie ni au contrôle du cerveau qui gouverne, ni à ses impulsions accidentelles. Néanmoins, pour le choix de l’aliment, et pour la sécurité, les sens externes et l’intellect qui juge, et leurs serviteurs les membres, sont nécessaires dès qu’il s’agit d’une nutrition au-dessus de celle instinctive de l’enfance, — d’où l’on peut induire par analogie : que les sociétés, dans leur enfance, peuvent fournir à leurs besoins animaux sans l’intervention d’une intelligence exécutive qui s’en occupe ; et que néanmoins, dans la vie plus avancée de la communauté, à mesure que se développe la croissance de l’individu, une têtes avec ses ministres exécutifs est non-seulement essentielle, naturelle et avantageuse, mais absolument indispensable.

Le gouvernement, représentant, comme il le fait, l’intelligence du corps physique et social, a un devoir et une fonction, et par conséquent un droit à une place dans l’ordre naturel. Tandis qu’il travaille au bien-être du corps, il ne peut pas, et comme nous voyons, il ne le fait pas, intervenir dans cette sphère de la vie qui est la plus proche des mouvements centraux. Laisser faire est ici la loi réglant tout ce qui a été déjà approprié. Ailleurs nous trouvons instrument régulier pour mettre ce qui doit substanter le corps à sa portée, et sentinelle pour le garder contre les influences perturbatrices et nuisibles du dehors, donnant liberté à la vie intérieure et protection à la vie de relation, — protection qui embrasse à la fois assistance et défense.

De plus, les organes digestifs et assimilateurs sont nombreux et ont des rapports divers dans leurs fonctions distinctes, — chacun, individuellement, ayant sa fonction particulière, quoique intimement entrelacé avec ses associés dans le même phénomène général. Ils sont une société en sous-ordre, — une corporation de travailleurs qui transforment. L’estomac, le foie, le pancréas, le tube intestinal, les vaisseaux lactifères sont les principaux membres de l’association, — tous cependant soumis à l’influence incorporant du grand nerf sympathique, qui, en même temps qu’il les lie en une unité formant corps, les affranchit aussi du contrôle du souverain, le cerveau, au degré nécessaire pour assurer leur efficacité convenable dans leurs fonctions propres. Néanmoins, tout en étant pourvu d’un pouvoir nerveux par un appareil spécial et séparé de nerfs, chacun, individuellement, a une branche de communication directe avec la masse nerveuse centrale. En d’autres termes, leur sympathie et leur interdépendance entre eux sont plus étroites et plus complètes qu’entre chacun d’eux et le souverain, le cerveau, Ils peuvent même accomplir leurs fonctions au point d’entretenir la vie, pour un temps court et à un degré inférieur, lorsque l’action du cerveau est tout à fait retirée, — le faisant cependant moins avantageusement que lorsque son influence rayonne sur eux, comme c’est le cas dans l’état de santé parfaite. Dans les reptiles, l’appareil digestif continue à agir longtemps après que la tête a été séparée du corps. Dans le fœtus humain, on a des exemples de formation complète du corps avec et absence de cerveau. Dans le cas de l’animal, la vie de relation est à un degré très-faible, mais dans celui de l’enfant, elle manque tout à fait ; l’intervention du cerveau est donc de légère importance pour les deux cas. À la naissance cependant, le fœtus acéphale de la race humaine périt par manque du pouvoir coordonnateur du cerveau ; — la tortue décollée fait de même après quelques heures de la même privation. La nécessité d’un pouvoir coordonnateur paraît donc exister en raison directe du développement.

Nous avons ici la correspondance de l’analogie que nous voulons établir. Dans un état d’isolement absolu, ou dans celui circulation sociale faible et imparfaite, l’homme dénué, comme il l’est, d’assistance et de protection, résultat de combinaisons d’hommes avec leurs semblables, n’a qu’un degré inférieur d’existence individuelle. Dans la saine maturité de société, comme dans la maturité de l’homme, l’indépendance de l’individu, quoique embrassant plusieurs de ses plus importants intérêt, ne peut être entière ni en étendue ni en degré. La connexion de l’homme sociétaire avec ses semblables est double ; — elle a son analogue dans les organes de la vie végétative. Le système nerveux sympathique reçoit des branches difficilement du cerveau et de la moelle épinière pendant tout son parcours dans le cou, le thorax et l’abdomen, — les organes auxquels pourvoit comme l’estomac, le foie, le pancréas, ayant en outre une connexion avec le cerveau et l’épine dorsale par le moyen de plusieurs envoyés directement à eux. L’homme sociétaire a son indépendance enracinée dans ses rapports originels avec ses semblables ; — les fibres d’une vie commune le tiennent dans une dépendance générale de chaque homme avec son voisin, — en même temps que le gouvernement organisé, qui représente ses semblables dans un agrégat, projette ses fibres de support, de protection et de restrictions harmonisant sur tous les points où sa vie a ses débouchés de relation.

« Néanmoins les physiologistes nous enseignent[329] qu’en addition des nerfs sensitifs qui, recevant les impressions du dehors, les transmettent au sensorium, et les nerfs moteurs qui transmettent les impulsions qui en résultent du cerveau aux muscles, il y a d’autres nerfs, qui, de la même manière, reçoivent des impressions qui doivent être portées, non au sensorium, mais à des centres locaux ou ganglioniques, parfaitement distincts du commun sensorium — excitant dans ces centres des impulsons motrices fléchies qui sont portées par leurs nerfs afférents associés, et déterminant les mouvements musculaires en réponse sans aucune intervention directe de sensation et de volonté, c’est-à-dire sans le cours de cette portion du cerveau dans laquelle réside le pouvoir gouvernant. Comme exemples des actes auxquels ces appareils nerveux, liés avec ces centres locaux dans l’axe du système, sont tenus d’y résider, citons : la propulsion de l’aliment le long de l’œsophage, le mouvement de la poitrine dans la respiration ordinaire et d’autres phénomènes semblables qui, tous, s’accomplissent dans l’enfance, dans les rêves, dans le sommeil et dans la maladie ; — généralement et sans qu’on en ait conscience, et par conséquent sans volonté ou impulsion venant de la salle du trône de l’intelligence. Les muscles de locomotion eux-mêmes, quoique répondant vite à la volonté et sous la conduite et direction des forces percevant et réfléchissant de l’intelligence, ont cependant la capacité d’accomplir leurs offices en l’absence et indépendamment d’une telle direction et gouvernement. Eux aussi, ils appartiennent, dans une de leurs dépendances, au simple système excito-moteur de nerfs qui ont leur centre d’origine et leur terminaison dans leurs ganglions propres ou centres locaux. Aussi même les organes qui sont éminemment sous la règle du sensorium, ou principale et suprême portion de la masse cérébrale sont aussi pourvus d’une vie propre, qui les dote de spontanéité ; en d’autres termes, qui les soustrait à l’unique et constant gouvernement de l’intelligence, bien que néanmoins ils soient tenus sous son commandement pour tous les autres usages et desseins, en dehors de leurs fonctions individuelles et indépendantes.

Dans cette courte et imparfaite esquisse des fonctions nerveuses, nous avons trois grandes classes d’agences vitale. — D’abord les nerfs réguliers et nerfs réguliers et symétriques, appelés cérébro-spinaux, ayant leur centre dans le sensorium et gouvernant tous les autres, tant pour le bien-être général, que pour qu’ils accomplissent leurs propres fonctions spéciales. — Secondement l’appareil excito-moteur servant dans ces fonctions du corps qui sont quelquefois spontanées, et qui, d’autres fois, lorsque la vie individuelle l’exige, tombent sous le contrôle du système sensoriel volontaire pour être employées à des usages extraordinaires, ou comme nous pourrions les qualifier, sociaux. — Troisièmement, les nerfs du grand sympathique ou viscéraux, entièrement consacrés à la vie végétative, mais ayant racine dans la cervelle et l’épine dorsale, et modifiés dans leurs formations par des branches de la même source qui les rencontrent dans le dernier siège de leur action, — et là les influencent selon que l’exige la communauté qui compose le corps.

Nous avons là un système de freins et de balances, — une harmonie assurée parmi des individualités, — un gouvernement maintenu parmi des spontanéités, une liberté et un ordre réalisés, — une loi régulatrice et un gouvernement d’intelligence dans l’homme individuel qui présente le vrai type et modèle de cet homme agrégé qu’on appelle société. Il n’y a là ni compromis, ni expédients, ni égalités fonctionnelles. La compétence et l’habileté, sont sur le trône, nous donnant subordination sans sacrifice, — autorité sans usurpation, — intervention sans interférence. Ce qui est surtout le plus important, le gouvernement n’abdique pas, il ne s’abstient pas de fonctionner et cependant la liberté ne reçoit pas d’atteinte, — le résultat est trouvé d’assurer le plus haut degré de bien-être à toutes les parties.

La théorie du gouvernement politique de ces États-Unis est évidemment en harmonie générale avec l’économie vitale, comme nous l’avons déjà montré. L’individu en jouissance de droits et d’intérêts dans lesquels personne n’ose s’entremettre, — l’atome dans son propre isolement, — sent à peine la rêne de la fibre des fonctions gouvernementales, quoique recevant l’impulsion vitale et la circulation nourricière, dans une égale participation avec les masses de l’organisation la plus élevée. La famille, tenue ensemble par ses propres liens de sympathie, obéit à une influence qui se fait à peine sentir sur, la partie de la vie centrale ; — elle ne rencontre ses restrictions et directions qu’alors que ses actes la lient à ses rapports, qui augmentent chaque jour. L’école de district a des pouvoirs qu’elle exerce indépendamment de cette société plus grande, de laquelle, elle livre ses pouvoirs et à laquelle elle est responsable pour le convenable exercice de ses fonctions, — la fibre cérébro-spinale ne la touche qu’autant qu’il est nécessaire pour gouverner. Le municipe township jouit d’une indépendance semblable, — et sent le contrôle analogue du comté. Le comté tient ses franchises sous les mêmes conditions de liberté et de limitation. L’État est souverain dans toutes les relations plus étendues et plus générales, compatibles avec la suprématie de l’Union. — Celle-ci, à son tour, n’est suprême, que dans ce qui est essentiel à l’harmonie ; et au bien-être de l’ensemble de la confédération.

§ 2. — La science sociale se ramifie en économie politique. L’une traite des lois et l’autre des mesures pour assurer à ces lois leur plein effet. Rapport de la science avec l’art tel que l’établit M. Comte. Nécessité pour l’exercice du pouvoir de coordination. Devoirs à remplir envers le corps social ; ils sont les mêmes que ceux qui, dans le monde physique, sont assignés au cerveau. Plus la coordination est parfaite, et plus, dans les deux cas, toutes les parties atteignent développement complet et plus s’harmonise l’action du tout. Tendance à la création de centres locaux. Plus est parfait l’équilibre des deux forces opposées, plus il y a tendance à la liberté humaine. Le devoir du pouvoir coordinateur se borne à écarter les obstacles à l’association.

Ici la science sociale jette une branche, l’économie politique ; — la première traite des lois qui gouvernent l’homme pour lui assurer la plus haute individualité et le plus grand pouvoir d’association avec ses semblables. La seconde traite des mesures nécessaires pour coordonner les mouvements de société de manière que les lois produisent leur effet. À Galilée, Newton et autres, nous devons la connaissance des lois du mouvement, — à des hommes comme Watt, Arkwright et Fulton, nous devons le pouvoir de profiter des lois découvertes. L’étude attentive des lois est indispensable pour réussir dans la pratique, « c’est, comme l’a dit M. Comte, par la connaissance des lois d’un phénomène, dont les résultats invariables sont prévus, et par elle seule que nous pouvons nous conduire dans la vie active, de manière à modifier l’une par l’autre à notre avantage. Bref : savoir pour prévoir, prévoir pour agir ; — telle est, dit-il, la simple formule pour exprimer le rapport général de science et d’art. »

L’homme s’approche d’un autre homme, poussé par un désir pour l’association et parce qu’il a conscience que leur propre force et pouvoir augmenteront en se combinant. Unis ensemble, mille cas se présentent dans lesquels un égoïsme, qui manque de lumières, peut venir s’opposer à des mesures qui ont pour but de favoriser le bien de tous, — mesures dans les bénéfices desquelles ceux qui agissent ainsi participeraient. Cela étant, il devient clair que quelques personnes désignées doivent agir comme arbitres, investis du pouvoir de coordonner et déterminer le mouvement du corps social, de manière à mettre en activité tous les pouvoirs de ses membres et de requérir chacun de tenir en dû respect les droits de ceux qui l’entourent ; — l’objet que l’on cherche à obtenir étant d’écarter les obstacles qui se placent sur la voie d’association et de combinaison. Les devoirs à remplir par les personnages investis de ce pouvoir sont précisément les mêmes que ceux assignés au cerveau dans le corps physique ; et la santé du corps social repose tout autant sur leur dû accomplissement que celle du corps physique sur l’accomplissement par le cerveau des devoirs à lui assignés, — l’abdication, sans qu’il résulte préjudice, n’étant pas plus possible dans un cas que dans l’autre. L’ordre, d’après la définition de M. Guizot, « étant simplement l’exercice libre et assuré des droit, » s’il vient à manquer parmi les différents membres d’une société, les conséquences seront nécessairement fâcheuses, comme lorsque l’intelligence manque à régler les opérations de ses différents sujets. C’est là la première loi du ciel et la plus importante de toutes ; le sentiment de sa nécessité se montre de lui-même, n’importe comment et où les hommes sont réunis ; — les êtres les plus désordonnés, les pirates de l’Océan, ne manquent jamais d’élire un chef, qu’ils investissent de l’autorité nécessaire pour maintenir la discipline parmi eux et pour garantir qu’il y a partage convenable du butin, tant pour les absents que pour les présents.

Le premier et le plus grand obstacle à l’association se trouvant dans la nécessité des déplacements, un des premiers besoins de l’homme est celui de routes. D’abord le sentier fournit les seuls moyens de communication, mais à mesure que la population augmente, le cheval de somme est substitué à l’homme, — et la valeur de celui-ci s’élève puisqu’il centralise en lui tout le pouvoir ainsi obtenu. Avec le temps on sent le besoin d’autres routes meilleures ; mais alors survient cette difficulté : que le propriétaire du cheval de somme, dans son ignorant égoïsme, s’oppose à leur construction car il croit que ses services et ceux de ses bêtes seront affaiblis dans leur pouvoir de commander la rémunération. Le fermier aussi fait de l’opposition, par la raison que la route coupera sa ferme, omettant entièrement ce fait que l’économie de transport doublera probablement la valeur-monnaie de sa propriété. Dans cet état de choses, la société intervient par sa tête, — décide les termes sous lesquels la terre devra être cédée pour cause d’utilité publique, et sous quels termes le propriétaire de la terre sera autorisé à user de la route. Plus tard, on sent le besoin des routes à barrière et des chemins de fer, mais, comment en l’absence d’une tête coordonnatrice, de telles voies pourraient-elles se faire ? Si chaque propriétaire, le long de la ligne, faisait sa portion, chacun voudrait en être propriétaire, — déterminant lui-même les charges pour l’usage et s’efforçant d’obtenir aux dépens de tous les autres la plus large part des droits de péage. Ici la société intervient de nouveau, — fixant les termes auxquels on prendra la terre et on réglera les péages, — créant en même temps un homme artificiel et autorisant la tête de ce corps ainsi créé à diriger les opérations.

Le besoin d’eau se fait sentir, — chacun est, pour le moment, obligé d’aller à la rivière, qui est loin, pour sa provision de chaque jour ; c’est dans une suite d’années une déperdition de plus de travail qu’il n’en faudrait pour amener la rivière à la porte de tout le monde. Comment s’y prendre ? Supposons que A fasse le travail, B C et D en profiteront sans rien payer pour le service. La société intervient encore, et décide de ce qui est utilité pour tous, doit être fait par tous, et autorise les autorités de la ville à exécuter le travail aux frais publics. Chacun obtient sa provision, retour d’un effort moindre, — et donne à la corporation du corps seulement un petit pour cent du produit du travail ainsi économisé.

Les métaux précieux circulent en lingots, qu’il faut peser à chaque échange. Voyant là une économie de travail à faire, la société, par sa tête, autorise certaines personnes à recevoir ces lingots qu’on les leur apporte, — à en vérifier le titre, — il les fractionne en pièces ayant tel poids et telle forme, auxquelles on imprime certains signes pour indiquer qu’elles ont passé par les mains désignées.

De même pour les poids et mesures. — C’est une grande utilité pour le commerce que la détermination de l’idée précise qui est primée par ces termes : — une aune de drap, — une livre de beurre, — un tonneau de houille, — un boisseau de blé.

Des minerais précieux existent en couches considérables ; qui fera les investigations nécessaires pour mettre ces trésors en lumières ? A et B ont essayé ; ils ont échoué. Il y aurait grand avantage pour tout le monde à de telles découvertes ; mais personne ne veut risquer l’énorme dépense à avancer. La société intervient ; elle appelle la science à son aide pour lui indiquer où l’on peut, avec certitude, attaquer ces dépôts, et elle requiert tout le monde de payer pour des explorations favorables à l’intérêt de tous.

Les sinistres de mer sont tellement énormes, qu’ils grossissent très fort la taxe de transport, au grand détriment de ceux qui possèdent et de ceux qui prennent la terre à loyer. Pour remédier au mal, il parait nécessaire de connaître les lois qui ressent les courants et les vents. Qui entreprendra cette étude ? Comme c’est pour le bien de tous, elle doit se faire aux frais de tous, et la société, par sa tête, requiert qu’il soit fait ainsi[330].

Par défaut de preuves de mariages ou de naissances, la propriété est souvent retardée dans son transfert aux héritiers propres. Ce que voyait, la société décide que certaines personnes tiendront registres des naissances, mariages et décès, et facilite pour l’avenir toutes les opérations relatives au transfert des terres, maisons, meubles et toute sorte de propriété, à la mort de leur présent possesseur.

On a besoin d’école, mais les riches ne sont pas disposés à payer pour les pauvres, et les pauvres sont dans l’impuissance de payer entre eux. Aux premiers, la société dit : que la puissance d’une société s’accroît en raison directe du développement des pouvoirs dans ses membres ; qu’à chaque pas dans cette direction, la terre augmente de valeur ; que la diffusion d’intelligence tend à développer la moralité et par là augmente la sécurité pour la personne et la propriété ; que les riches sont directement intéressés à ce que le pauvre reçoive de l’éducation ; que c’est pour le bien de tous ; et que par conséquent tons doivent contribuer, pour un tant pour cent sur la valeur de leur propriété, à former un fonds applicable.

Une ville a besoin d’être éclairée au gaz, et pour cela il faut des travaux considérables et des milles de tuyaux de conduite. Qui s’en chargera ? La cité possède ses rives, et si elle garantit la permission d’en user sans conditions, elle crée par là un monopole qui peut devenir vexatoire. La cité décide les termes selon lesquels se trouveront levés les obstacles qui s’opposent à ce que les fabricants de gaz s’entendent avec ceux qui désirent le consommer, — la tête de l’État autorisant les premiers à combiner entre eux pour que l’arrangement ait son plein effet.

Dans la société, il y a un certain nombre d’aveugles, de sourds, de muets, ou d’autres infirmes hors d’état de pourvoir à leurs besoins. On ne peut les laisser périr, et pourtant qui leur viendra en aide ? À cette question, la société répond que c’est là un fardeau commun qui doit tomber à la charge de chacun selon ses moyens, — répartissant ainsi parmi ceux qui ont été favorisés du tel le soin de ceux qui ont été moins fortunés.

Le drainage est de nécessité ; la santé de là communauté est compromise. Qui le fera ? Ce qui est le devoir de tous n’est celui de personne, et les marécages restent sans être drainés. À la longue cependant, la société décide que ce qui est pour le bien de tous doit être fait aux frais de tous ; — riches et pauvres sont requis de contribuer en raison de leurs intérêts respectifs.

Le commerce par lettres doit être entretenu ; mais comment s’y prendre ? Faute d’une action combinée, le petit nombre de riches et de puissants a la ressource d’envoyer ses lettres par des messagers spéciaux, — et tire un avantage immense d’être informé avant leurs voisins, pauvres diables. Pour remédier à cela, et dans l’intérêt de tous, la société se charge de la correspondance, — transportant les lettres à la distance de milliers de milles, et recevant en retour une petite pièce de monnaie, ce qu’on donne usuellement pour porter une simple lettre dans une rue adjacente.

Un pays embrasse toutes les variétés de sol et de climat requises pour une agriculture très-variée, depuis l’orge du Nord jusqu’au sucre du Midi ; et pourtant, faute de l’introduction de quelques articles, ses habitants sont obligés d’aller au dehors d’année en année, payant trois, quatre ou cinq fois le coût d’origine, et perdant ainsi annuellement une plus forte somme, qui, bien employée, donnerait aux cultivateurs un nouvel emploi de travail et de terre, ce qui ajouterait beaucoup à la richesse générale. Dans cet état de choses, la société leur vient en aide, — demandant à chaque contribuable de la taxe du transport de verser dans un fond commun un petit tant pour cent de son montant, pour être appliqué à l’introduction de graines et de notions qui, en peu de temps, les soulageront du payement de la taxe[331].

Les écoles développent les facultés variées de la plus jeune partie de la communauté ; mais, par suite du manque de diversité dans les modes d’emploi ceux qui se sont distingués dans l’atelier sont forcés de se croiser les bras, ou de suivre la charrue, ou de commencer le négoce.

Le minerai de fer et la houille abondent ; mais, comme il n’y a pas de hauts fourneaux pour fondre le premier, tous deux restent oisifs en terre, et le fermier a peine à se procurer une charrue. La laine abonde ; mais comme il n’y a point ici de fabrique de lainage, la fille du fermier se croise les bras et le fermier ne peut se procurer un paletot. Le blé abonde, mais le coût de transport au marché éloigné laisse an producteur très-peu pour payer son outillage et son vêtement. Un haut fourneau, une fabrique sont nécessaires, qui les construira ? Les matériaux à bâtir, les bras inoccupés abondent, mais comment réussir à les combiner ? Ceux qui pourraient entreprendre le travail trouveraient vite que, bien que leurs opérations puissent tendre à augmenter la quantité de drap et de fer échangeable contre des subsistances et le travail, leurs concurrents lointains réussiraient encore à faire la loi sur le marché, de manière à les en chasser et à consommer leur ruine entière, — cette crainte ferait que le haut fourneau et l’usine ne se construiraient pas ; les bras resteraient inoccupés ; le fermier continuerait à donner une part plus considérable du pouvoir vêtisseur de son blé pour le fret du reste ; et la population continuerait à rester pauvre. Dans cet état de choses, la société dit aux fermiers et aux travailleurs que rétablissement d’usines et de fourneaux doublerait la valeur de la terre et du travail, et que pour les mettre en état de combiner leurs efforts, pour élever de tels établissements, elle va exiger du producteur étranger du drap et du fer une certaine portion de la valeur de tout ce qu’il importe, — appliquant ce que cela donnera à faire de nouvelles ou de meilleures routes, ou à payer les dépenses du gouvernement, et les soulageant ainsi, une fois et pour toujours, de la taxe oppressive de transport à des marchés lointains, par l’amélioration des modes de communication entre eux-mêmes.

Dans tous ces cas, la tête politique fait exactement ce que nous avons vu que la tête physique était chargée de faire, — coordonnant les mouvements des différents membres de la société, de manière à écarter les obstacles qui s’opposent à l’association et empêchent cette diversité de professions dans la société qui est nécessaire pour ajouter de la valeur à la terre et au travail, et donner la liberté à l’homme. Plus parfaite est la coordination dans le corps physique ou social, plus sera complet le développement de toutes les parties, et plus il y aura harmonie d’action dans l’ensemble.

Cependant l’on peut objecter que l’exercice de ces différents pouvoirs tend à la centralisation ; mais c’est précisément l’inverse, chaque mouvement décrit ci-dessus tend au développement des différents pouvoirs de la terre et de l’homme, — à la création de centres locaux, — à l’accélération de la circulation sociétaire, — à créer un contre-poids aux attractions du capital politique du trafiquant, — et par conséquent à la concentration. Plus est parfait l’équilibre entre les forces centripètes et centrifuges, plus il y aura continuité régulière du mouvement sociétaire, — plus s’élèvera la proportion du capital fixé au capital circulant, plus parfaite sera l’individualité du peuple et de l’État, — plus il y aura tendance au parfait établissement de la liberté humaine. N’y a-t-il pas des limites propres à la sphère d’action de ceux qui guident et dirigent le commerce de l’État ? — Certes, oui. — Tout leur devoir consiste à écarter les obstacles à une combinaison parfaite. Au delà de ce point, le gouvernement sort de sa sphère, — et il fait du mal au lieu de bien.

§ 3. — Tendance universelle à l’association. Compagnies d’actionnaires. Actes d’incorporation. Limitation de responsabilité. Analogie de l’action sociétaire avec les lois naturelles instituées pour le gouvernement de l’homme. Monopoles. Premiers exemples chez les Grecs et les Romains de corporations pour des fins politiques et de commerce. Limitation de responsabilité sous l’empire romain. Devant la centralisation croissante et la civilisation en déclin, la limitation disparaît. Il s’ensuit la disparition des gouvernements locaux et puis la ruine de l’empire. Renaissance graduée d’institutions locales. Influence de leur réapparition pour faciliter le commerce, favoriser le développement d’individualité, aider au rétablissement d’un gouvernement régulier. L’importance et la diversité des corporations est un caractère distinctif de la politique civile américaine. L’organisation est une nécessité de l’association. Le mouvement sociétaire s’accélère à mesure que le pouvoir de combinaison se complète davantage. Le pouvoir du trafiquant décline à mesure que les hommes sont de plus en plus aptes à s’associer. Acheter et vendre sont deux intérêts hostiles en arrêt, — excluant toute idée d’harmonie et d’équité. L’harmonie naît alors que le consommateur et le producteur prennent place l’un auprès de l’autre, — c’est au contraire la discorde qui grandit alors qu’ils sont de plus en plus séparés.

Pour accomplir ces objets et mille autres, les hommes doivent s’associer — quelquefois en compagnies d’actionnaires, joint-stocks, et d’autres fois en corporations publiques ou particulières ; et comme dans tous ces cas, le pouvoir coordonnateur est requis déjouer un rôle, nous allons examiner son action sur elles aussi bien par leur action sur la population au sein desquelles elles existent.

Les compagnies d’actionnaires joint-stocks ne limitent pas, de toute nécessité, la responsabilité de leurs partners, — des compagnies en Angleterre ont pris souvent forme de corporations, pour la simple fin de poursuivre et d’être poursuivies, comme un corps, et sans limiter la responsabilité des actionnaires, chacun et tous pour le payement des dettes. Cela a été aussi le cas, dans Massachusetts, où pour un temps chaque partner était responsable de toutes les dettes de ses différentes compagnies manufacturières, — un état de choses qui a été suivi de la ruine de presque tout ce qui y avait intérêt.

Un acte d’incorporation organise une compagnie de manière à lui donner une exigence permanente et une identité légale sous tous les changements d’associés qui peuvent survenir, — il effectue pour les corps politiques précisément ce que les lois de la vie accomplissent pour les atomes constamment renouvelés du corps naturel. Jamais, ne fût-ce qu’un instant, intrinsèquement les mêmes, ces derniers le sont toujours dans leurs rapports avec le monde extérieur. Dans la création d’une corporation de corps social, comme un des moyens d’écarter les obstacles à la combinaison, le pouvoir coordonnateur de la société en masse ne fait que copier les arrangements de la nature elle-même.

Dans les formes d’incorporation les plus usuelles, tant en Europe qu’en Amérique, la limitation de responsabilité pour pertes au delà du montant versé, est assurée, — ce qui écarte un autre des obstacles à l’association. Lorsqu’on a besoin d’eau ou de routes, on trouve des milliers de souscripteurs, selon leurs moyens, à l’accomplissement du grand travail ; et l’on n’en trouverait pas un seul qui voulût assumer le risque tout entier, alors qu’il partage avec ses voisins les avantages à résulter dans l’augmentation de confort pour eux-mêmes, et de valeur pour leur terre.

Là encore, nous trouvons l’action sociétaire en parfaite conformité avec les lois générales instituées pour le gouvernement de l’homme, — le plan de la création ne contenant pas une telle absurdité, que de tenir un homme responsable pour les fautes d’un autre. Parfaitement naturelle donc est cette forme d’association, il l’est également que la société en masse lui soit redevable de toutes ces institutions qui tendent le plus à augmenter le pouvoir de combinaison dans la population où elles se trouvent, comme c’est le cas pour les canaux, routes, banques, télégraphes, offices d’assurances, lignes de paquebots et bien d’autres qu’on pourrait citer, — y compris les associations littéraires et philosophiques, celles de charité, et les églises. — De tous ceux qui ont intérêt à ce que s’organisent de telles institutions, il y en a peu qui attendent tirer pour eux beaucoup d’avantage qui ne soit en commun avec ceux qui les entourent, pour cette raison, il est de stricte justice de leur permettre de limiter le montant du risque à courir.

Des actes d’incorporation ont souvent porté avec eux défense d’association, pour des fins semblables, entre tous autres que les parties nommées. — C’est une création de monopoles. Ici le pouvoir coordonnateur sort de sa sphère propre d’action — en créant des obstacles à l’association, tandis que son devoir réel se borne à les écarter. On en avait créé beaucoup en Angleterre avant les statuts 21 de Jacques Ier par lesquels ils furent presque tous abolis. — On n’excepta que les patentes, accordées pour encourager les éditeurs d’inventions et de perfectionnements utiles. Ce fut toutefois la journée des petits monopoles seulement, — car ceux de la compagnie des Indes, de la compagnie de la mer du Sud, de la Banque d’Angleterre et plusieurs autres ne datent que de plus tard.

« Ce fut principalement, dit le chancelier Kent, dans l’intention d’investir des sociétés d’hommes qui se succèdent des qualités et capacités d’un être unique, artificiel et fictif, que les corporations furent inventées dans le principe, et c’est dans la même intention qu’on en a fait si largement usage[332]. » Blackstone cite Plutarque pour constater qu’elles furent, pour la première fois, introduites par Numa, qui érigea chaque métier et profession, à Rome, en une société, dans l’intention de subdiviser les factions romaine et sabine, qui se partageaient la ville en parties plus petites, dont chacune servirait à neutraliser les autres. Deux siècles plus tard, Solon permit aux Athéniens de se former à leur gré, en compagnies, pourvu qu’elles ne fissent rien de contraire à la loi[333]. Ces époques, tant de Rome que de la Grèce, où la liberté réelle exista le plus, étaient précisément celles où l’on voit le pouvoir coordonnateur avoir été le plus appliqué à favoriser la combinaison. La liberté disparue, César ne trouve dans les corporations que des berceaux de factions et de désordre, — un état de choses qui durait encore à l’époque de Trajan, et c’est pour cela qu’on le voit refuser de garantir l’incorporation pour une simple compagnie contre l’incendie[334]. Les corporations pour le progrès de l’enseignement furent tout à fait inconnues des anciens ; ce n’est qu’au XIIIe siècle que les collèges et les universités commencent à conférer des grades[335].

La création de corps civils et municipaux pour des fins politiques et commerciales prend place dans les premiers temps de l’histoire d’Europe, et aussi dans les premiers temps des Romains. — La République était à un haut degré composée de corporations. Le peuple latin, dit M. Guizot, est une confédération des villes latines. Les Étrusques, les Samnites, les Sabins, les peuples de la grande Grèce sont tous dans le même état. Il n’y avait à cette époque point de campagnes, c’est-à-dire les campagnes ne ressemblant nullement à ce qui existe aujourd’hui ; elles étaient cultivées ; il le fallait bien, elles n’étaient pas peuplées. Les propriétaires des campagnes étaient les habitants des villes ; ils sortaient veiller à leurs propriétés rurales ; ils y entretenaient souvent un certain nombre d’esclaves, mais ce que nous appelons aujourd’hui les campagnes, cette population éparse, tantôt dans des habitations isolées, tantôt dans des villages, et qui couvre partout le sol, était un fait presque inconnu à l’ancienne Italie. » C’était de même en dehors de l’Italie, « L’histoire de la conquête du monde par Rome, c’est l’histoire de la conquête et de la fondation d’un bon nombre de cités[336]. » Bien que conquises, leurs privilèges furent cependant un long temps respectées, — la limitation de responsabilité de la part de leurs populations envers les fonctionnaires, et celle de ces derniers vis-à-vis du pouvoir central ayant été pleinement reconnue. La centralisation ayant progressé, ces limitations disparurent entièrement. — La taxation ne reconnut plus de borne que dans l’impuissance de payer, et les fonctionnaires municipaux étaient responsables pour le montant des sommes demandées, qu’elles fussent ou non recouvrées[337]. S’ils quittaient leur poste sans permission, leur propriété entière était confisquée au profit de la curie. — Tout habitant marchand ou autre qui possédait une propriété foncière au-dessus de vingt-cinq arpents jugera devait être réclamé pour les fonctions municipales et ne pouvait refuser. Il advint que, sous de telles conditions, le pouvoir coordinateur des cités tomba tout à fait. — La classe moyenne s’éclipsa et ne laissa derrière elle que les officiers du gouvernement central d’une part et des esclaves de l’autre.

Après la chute de l’empire romain, les anciennes institutions renaissent peu à peu. — Les cités, les bourgs, les confréries reparaissent sur la scène, investis de pouvoirs et de privilèges de corporation et avec une juridiction civile et criminelle étendue. Présentant des barrières à la tyrannie féodale, ces immunités étaient recherchées non-seulement par soif de liberté, mais par un désir de création de monopoles locaux, — la première tendant à favoriser l’habitude d’association, le second tendant à la limiter. Fournissant protection à ceux qui pratiquaient les arts et métiers, elles formaient contre-poids aux pouvoirs exorbitants et à la rapacité naguère non refrénée des barons. Facilitant le commerce et favorisant le développement d’individualités, elles donnaient de la valeur à la terre et au travail, et ajoutaient largement à la force de l’État dont elles étaient une partie[338]. C’est par ce moyen que l’ordre et la sécurité dans l’industrie, l’agriculture et les arts purent renaître en France, en Espagne, en Allemagne, en Italie, dans les Pays-Bas et en Angleterre ; — le rétablissement d’un gouvernement régulier, après les siècles de désordre qui suivirent l’invasion des hordes barbares, fut dû en grande partie à l’institution de corporations civiles et à l’extension de leurs privilèges.

La politique civile américaine se distingue par l’importance et la diversité des corporations civiles, — dont l’effet est de distribuer, décentraliser et coordonner le pouvoir politique. Sous elle, les comtés, les bourgs et les cités sont tenus comme étant de quasi-corporations investies de pouvoirs législatifs subordonnés qui doivent être exercés pour des fins locales liées avec le bien général, — exercice néanmoins qui reste encore soumis au contrôle général de l’État. Dans les premiers actes de l’assemblée générale du Connecticut, en 1639, il y en a un pour incorporer les petites villes de la colonie, qui leur assure à chacune le droit de choisir leurs propres officiers et magistrats, de tenir des cours locales, de pourvoir à l’enregistrement des actes et hypothèques, — et à l’entretien d’écoles et d’églises. Chaque petite communauté étant ainsi constituée » quant aux matières d’intérêt local, en petites républiques indépendantes, M. de Tocqueville a dit fort judicieusement que la cité américaine formait le principe vital de la liberté américaine. Nous n’avons là néanmoins que le premier élément du système, l’application du principe de corporation ayant depuis été développée à un degré inconnu dans tout autre pays, — ce qui a donné aux corps ainsi créés une flexibilité, une variété entièrement inconnues, dit le chancelier Kent, dans la loi romaine ou dans la loi anglaise[339].

Les chartes qui créent des corporations ayant pour objet d’encourager l’industrie et le commerce, peuvent être regardées comme des actes constituants, Enabling Acts, des mesures conférant à des individus les pouvoirs et les privilèges nécessaires au progrès du bien-être général. Assurant les parties qu’elles concernent contre des risques illimités, elles facilitent la combinaison du travail et du capital, — et par là favorisent les entreprises industrielles d’une manière et à un degré qu’on ne pourrait atteindre autrement. Le principe sur lequel elles sont basées est simple, c’est celui de l’unité et de l’identité d’intérêt social, autrement dit la confraternité humaine transportée dans l’association de travail. C’est le même que celui qui forme la base de toutes les associations pour des fins pacifiques, soit comme nations, États, communautés, villes ou banques, l’objet cherché étant organisation, incorporation, unité, harmonie et coopération. Les interdépendances, aussi bien que les sympathies naturelles, tendent à réunir tous les hommes ensemble, — le premier et le plus grand besoin de l’homme étant celui d’association avec ses semblables. Pour qu’ils puissent s’associer et être mis ainsi à même de combiner leurs efforts, il faut une association donnant pour son résultat non-seulement un aggrégat, mais une multiplication de forces, — la force humaine augmentant dans une proportion géométrique, tandis que l’habitude et la faculté d’association augmentent dans une proportion arithmétique[340]. Plus ce pouvoir se perfectionne, plus s’accélère le mouvement sociétaire, et plus il y a tendance à ce qu’augmente la valeur de l’homme et de la terre.

À chaque pas dans cette direction, la nécessité des services du négoce et du transport tend à diminuer, — les fonctions diverses de la vie sociétaire tendent à prendre les formes du partnership, union de mises, participation dans les profits et pertes, et intérêt commun à ce que le travail produise davantage et au bien-être général de chacun des membres de la communauté. Avec chacun de ces objets, la part du travailleur tend à s’élever, le travail lui-même, cependant, continuant à faire divorce et formant antagonisme au capital, dont il est lui-même le seul créateur. À un moment, le travailleur doit vendre s’il ne veut périr de faim ; à un autre, le capitaliste doit acheter, s’il ne veut que ses machines restent oisives dans ses mains. La concurrence est là une guerre entre des forces hostiles, et il doit continuer à en être ainsi tant que des salaires continueront à être la rémunération du travailleur, et des profits celle du capitaliste[341]. Il en est de même pour la rente et l’intérêt ; — les risques et la responsabilité étant jetés sur le rentier et l’emprunteur, tandis que le prêteur et le propriétaire restent garantis contre la perte, aussi longtemps que les premiers sont fidèles au contrat[342]. Il n’y a point là d’équitable mutualité dans l’esprit de contrat, — point de reconnaissance d’une identité d’intérêts, — ni véritable harmonie parmi les parties contractantes. La coopération tend à produire une telle unité, — tous ceux qu’elle concerne étant alors intéressés de la même manière à diriger les affaires de l’association, de façon à diminuer le frottement et à augmenter la production[343].

Il est de vérité certaine que cette prospérité générale qui, dans tout pays, résulte de la diversité dans la demande des pouvoirs humains, tend d’elle-même à amener élévation dans la quote part du travailleur dans les produits, — puisqu’elle le place dans une position plus indépendante vis-à-vis de celui qui l’emploie[344]. Il est néanmoins parfaitement évident que nous ne savons pas comment partager les résultats d’aucune entreprise entre le capital, le talent, et le travail qui ont été nécessaires, chacun d’eux et tous ayant été essentiels à la production de ces résultats. Une banque peut diviser ses profits entre ses actionnaires jusqu’à la plus minime fraction ; mais elle doit acheter le talent, l’habileté et le service de ses agents au prix que ceux-ci commandent sur le marché général. Acheter et vendre sont un conflit d’intérêts hostiles, — excluant entièrement l’idée d’harmonie, de sympathie, de neutralité, de partnership ou même d’équité de distribution. Comme elle ne contient en aucune manière l’idée de coopération ou d’organisation, le rapport avec la vie mutuelle et la santé des parties ne trouve point place parmi ses instincts[345]. Il s’ensuit que l’harmonie dans toutes les relations de société se développe si rapidement dans tous ces pays, que le consommateur et le consommateur se trouvent près l’un de l’autre, ce qui amène le rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées et diminue l’espace que le trafic peut occuper.[346] De là aussi le développement de désaccord dans les pays où les parts du trafiquant tendent à augmenter, en même temps qu’il y a tendance à ce que diminuent celles du consommateur et du producteur, — la concurrence pour l’achat du travail augmentant dans l’un tandis que la concurrence pour sa vente augmente constamment dans l’autre[347].

§ 4. — Colbert et sa politique. Sa pleine appréciation de la nécessité de l’exercice par l’État du pouvoir coordinateur. Hume, sur la nécessité de conserver avec soin les manufactures d’une nation. Adam Smith ne recommande pas l’adoption du système laisser faire. Say, Rossi, Mill et autres, sur les devoirs d’un gouvernement par rapport à la diversification des industries dans lesquelles la population est engagée.

Parmi les hommes qui ont, à aucune époque, tenu le gouvernail d’un État, Colbert se distingue par sa pleine appréciation du fait : que le gouvernement d’une nation impose une nécessité de remplir de grands et importants devoirs — dont chacun et tous cependant ont pour objet d’écarter les obstacles à l’association et à la combinaison. Chaque degré de progrès dans cette direction tend à développer les facultés individuelles des travailleurs ruraux et à . les rendre plus aptes à des relations plus étendues avec la population lointaine[348]. Différant largement des professeurs modernes, il ne regarde la richesse que comme un moyen ; — le but, pour lui, est l’élévation du peuple soumis à sa direction, et la substitution par degrés de l’homme véritable à la créature humaine léguée à lui par ses prédécesseurs[349]. Qu’il ait erré parfois dans le choix des mesures pour assurer la fin qu’il se proposait, par exemple : en interdisant l’exportation des artisans et du blé, cela n’a rien d’extraordinaire, quand on voit combien peu de progrès s’est accompli dans les deux siècles qui se sont écoulés depuis lui, soit à l’égard des faits eux-mêmes, ou des déductions qu’on en pouvait tirer[350].

Laissons Colbert pour passer à M. Hume, dont l’opinion est : qu’un pays n’a à craindre aucune difficulté à l’égard de son pouvoir de commander les services de ces grands instruments d’association, « les métaux précieux » pourvu qu’il « conserve avec soin sa population et ses manufactures », — exerçant ainsi son pouvoir de coordination et facilitant l’installation de ceux qui transforment les denrées premières dans le voisinage immédiat de ceux qui les ont produites. De tous les économistes, il n’en est pas qui ait plus complètement apprécié « le talent supérieur et l’industrie qui se développent dans les pays que leur pouvoir de conversion a mis en mesure de prendre l’avance sur les autres dans le négoce. » Personne n’a vu plus nettement combien la possession des arts manufacturiers facilite l’accumulation de richesses, — permettant aux marchands de tenir de « grands magasins » pour négocier « sur de plus petits profits, » et offrir ainsi de grandes inductions aux gens des autres pays de venir à eux lorsqu’ils désirent acheter ou qu’ils ont besoin de vendre. — Personne ne s’est jamais montré plus convaincu que, là où manquent les manufactures, le prix de la terre et du travail s’avilissent nécessairement, et que pour un pays dans une telle condition, la difficulté de regagner le terrain perdu, ou de gagner le terrain qu’on a négligé, est considérable et va toujours croissant[351].

Adam Smith a, plus qu’aucun autre économiste, professé de l’admiration pour les centres locaux d’action où l’agriculture et les usines sont heureusement combinées. Dans son opinion, la marche de ses concitoyens vers le but de centraliser chez eux l’atelier du monde et de se faire une nation de « boutiquiers, » tout en forçant les autres nations de leur envoyer leurs denrées premières à l’état brut, était non-seulement un acte de folie, mais une violation manifeste des droits les plus sacrés de l’humanité, » — une violation telle que, s’il eût vécu dans un autre pays, elle l’eût porté à presser le pouvoir coordonnateur d’aviser au moyen de prévenir les maux qu’on cherchait à produire, Nous savons qu’il approuvait fort les lois de navigation, et ce fait nous prouve qu’il croyait à la nécessité d’exercer un discernement prudent, et qu’il manquait de la foi dans l’application, sans réserve aucune, de l’idée contenue dans cette expression, « laisser faire. »

Il regardait la protection, étendue aux produits qui sont nécessaires pour la défense personnelle, comme justifiable au même degré que celles que les lois de la navigation accordaient à la marine. Quant aux autres branches d’industrie, il était d’avis que les articles ainsi protégés étaient tenus, après un certain temps, d’arriver « à aussi bon marché ou à meilleur marché que leurs similaires étrangers[352]. » Il ne tient pas, il est vrai, pour certain, que « la masse du revenu d’un pays en soit augmentée, » et cependant il fournit lui-même la preuve du fait dans un autre endroit de son livre, lorsqu’il montre que quelque développement que prenne le marché domestique pour le fermier, — l’épargne du coût de transport doit lui être favorable, — en donnant de la valeur à son travail et à sa terre. En outre de l’avantage ultérieur du bon marché pour les utilités qui jusqu’alors étaient importées, son profit est doublé, si même il n’est doublé ou quadruplé.

Bien plus complètement que le Dr Smith, M. J.-B. Say a apprécié la nécessité d’action de la part du pouvoir coordonnant. Il tient que les circonstances modifient beaucoup la thèse, généralement vraie, que chaque individu est capable de juger par lui-même de l’emploi le plus avantageux à faire de son capital et de sa personne. Smith écrivait, comme M. Say s’en rendait bien compte, dans un pays dont le gouvernement s’était montré peu disposé à négliger les intérêts, — un pays qui, par conséquent était dans ses arrangements sociétaires, bien en avance sur plusieurs autres. Admettant la vérité générale des propositions de Smith, il était naturellement conduit à se demander si dans ces derniers, il n’existait pas de préjugés peu surmontables sans l’aide du gouvernement. » « Combien, dit-il, n’y a-t-il pas de villes et de provinces où l’on suit entièrement les mêmes usages pour les placements d’argent ! Ici l’on ne sait placer qu’en rentes hypothécaires sur des terres ; là, qu’en maisons, plus loin que dans les charges et les emplois publics. Toute application neuve de la puissance d’un capital est, dans ces lieux-là, un objet de méfiance ou de dédain, et la protection accordée à un emploi de travail et d’argent vraiment profitable peut devenir un bienfait pour le pays. Enfin telle industrie peut devenir de la perte à un entrepreneur qui la mettrait en train sans secours, et qui pourtant est destinée à procurer de très-gros bénéfices quand les ouvriers y sont façonnés et que les premiers obstacles auront été surmontés[353]. »

Suivant les traces de son éminent prédécesseur, M. Blanqui dit : « que l’expérience nous a déjà montré qu’une nation ne doit jamais abandonner aux chances du commerce étranger le destin de ses manufactures[354]. »

Arrivant à un des plus éminents économistes contemporains, nous le trouvons rejetant parfaitement l’idée de non-intervention du pouvoir coordonnateur — et enseignant que, bien qu’il est vrai en circonstances ordinaires que la liberté de commerce fournisse les moyens les plus certains d’augmenter le pouvoir de production, telles circonstances peuvent se présenter qui rendent nécessaire de s’écarter du principe[355]. Ailleurs il dit : « Nul n’ignore qu’il est des circonstances où le sacrifice d’aujourd’hui peut être suivi plus tard d’un bénéfice qui le compense et le dépasse. Une administration à la fois prudente et éclairée commande dans certains cas des avances aléatoires, des avances qui peut-être ne rentreront point en entier. Il n’est pas de père de famille qui, ayant de fortes raisons de croire qu’il existe dans son domaine un grand dépôt de richesses minérales, ne se crût obligé, s’il en avait le moyen, de faire des essais pour vérifier le fait et ouvrir à ses enfants cette nouvelle source de prospérité. La même chose peut être vraie d’une nation[356]. » Dans une autre occasion nous le voyons déclarer qu’il tient pour incontestable qu’il y a des exceptions au principe du libre-échange, — idée dans laquelle il aurait été plus pleinement confirmé, s’il eût réfléchi que dans toute communauté existe à l’état latent toute l’aptitude qui se voit chez les autres plus avancées ; que son développement dépend entièrement de pouvoir de combinaison ; et que là où ce pouvoir manque, le vaste trésor des facultés humaines reste aussi inutile et aussi improductif que le serait la richesse minérale dont il parle.

M. Moreau de Jonnès raconte « comment l’Italie profita de sa liberté pour créer dans ses villes libres les premières manufactures qui aient existé dans la chrétienté, — s’assurant par là un monopole de la production des soies, des laines et des armes. Et comment la guerre, ayant conduit les armées de France dans cette belle contrée, les Français furent initiés au secret de sa prospérité. Ils s’appliquèrent à transporter chez eux la culture du mûrier, l’élève du ver à soie et les fabriques de soieries. Cependant, tout progrès dans cette voie fut suspendu sous les derniers règnes des derniers Valois, et la France s’approvisionna de son luxe exclusivement chez les fabricants italiens et flamands. L’industrie française dut attendre l’apparition de Sully et de Henri IV pour obtenir la protection royale et l’assistance dont elle avait tant besoin. »

Selon l’opinion de M. J.-S. Mill, a souvent la supériorité d’un pays sur l’autre, dans une branche d’industrie, tient tout simplement à ce que le premier a commencé plus tôt. Il se peut qu’il n’y ait aucun avantage naturel d’un côté, aucun désavantage de l’autre, mais seulement une supériorité actuelle d’habileté et d’expérience. Un pays qui a cette habileté, mais qui manque d’expérience, peut, sous d’autres rapports, être mieux placé pour la production que le pays qui a commencé le premier. On a remarqué aussi que, dans toute branche de production, rien n’encourage mieux le progrès qu’un changement dans les conditions où elle se développe. Mais on ne peut pas s’attendre à ce que des particuliers introduisent à leurs risques, ou plutôt avec la certitude de perdre, une nouvelle industrie dans un pays, et supportent les charges auxquelles il faut se soumettre pour la soutenir, jusqu’à ce que les producteurs se soient élevés au niveau de ceux qui fabriquent par tradition. Un droit protecteur, maintenu pendant une période de temps raisonnable, est souvent l’impôt le plus convenable qu’une nation puisse établir sur elle-même pour soutenir une expérience de ce genre[357]. »

Ailleurs il dit : que les pays qui ont à la fois « la vie à bon marché et une grande prospérité industrielle sont en petit nombre[358]. » Il aurait pu aller plus loin et affirmer que l’existence de l’une de ces deux choses est incompatible avec l’autre. L’aliment est à bon marché là où, faute d’une classe industrielle, le débouché est plus loin ; les utilités achevées y sont chères. — La combinaison de ces deux phénomènes est le signe d’un faible degré de civilisation; ou les trouve réunis dans tous les pays qui suivent les errements de l’école Ricardo-Malthusienne.

Quoique généralement favorables au système qui a reçu le nom de libre-échange, aucun de ces écrivains, nous venons de le voir, n’a manqué de sentir la nécessité de l’exercice de ce même pouvoir coordonnateur et régulateur dont nous trouvons le constant exercice dans l’homme physique, qui fournit en lui-même le type des diverses sociétés existantes dans le monde.

§ 5. — M. Chevalier. Il approuve le système protecteur. Les gouvernements étant dans certaines limites la personnification des nations, ils ne font qu’accomplir un devoir positif lorsqu’ils favorisent l’entrée en possession de toutes les branches d’industrie dont l’acquisition est autorisée par la nature des choses. Il prétend que l’agriculture française a cessé d’être protégée. L’assertion manque d’exactitude. Justesse de ses vues au sujet de la faible production de l’agriculture américaine. Lourde taxation sur les fermiers américains ; celle sur les fermiers de France est légère en comparaison. Ces derniers jouissent d’un commerce libre en comparaison avec les restrictions qui gênent les autres. Causes de ces différences.

« On allègue, dit M. Chevalier, en faveur du système protecteur que, pour tout grand corps de nation, une fois l’âge de la maturité arrivé, c’est une nécessité, dans l’intérêt de sa civilisation même, d’acclimater chez soi chacune des principales branches de l’industrie ; qu’il ne suffit pas d’être agriculteur, qu’il faut être commerçant et manufacturier. Il faut avoir non-seulement quelques manufactures spéciales, mais chacune des grandes catégories manufacturières : la fabrication des tissus de laine, celle des tissus de lin, celle des tissus de coton, des tissus de soie. Il faut s’approprier l’industrie métallurgique, l’industrie mécanique. Il faut être navigateur. Jusque-là le programme est judicieux. Oui, tout peuple dénombrant une grande population, occupant un vaste territoire, est bien inspiré deviser à la multiplicité dans la production de la richesse. Oui, lorsqu’il touche à la période de la maturité, il fait bien de s’y préparer ; il commettrait une faute s’il y manquait. Cette division du travail, ou pour employer, selon la remarque de List et de J.-S. Mill, une expression plus appropriée, cette combinaison complexe d’efforts très-divers est avantageuse à la prospérité nationale, est une des conditions du progrès national en tous sens. Elle est, en effet, beaucoup mieux que ne pourrait l’être une production peu variée, en rapport avec la diversité des aptitudes individuelles et avec la diversité des circonstances et des facilités que présente un territoire étendu. Elle est favorable à l’avancement des connaissances, car presque tous les hommes n’étudient bien volontiers que cette partie des sciences dont ils peuvent retirer une utilité directe[359]. »

Après avoir montré les avantages qui ont résulté de l’association des hommes dans les villes et les cités, et de ce développement d’industrie manufacturière, qu’il regarde lui-même comme synonyme de la diversité dans les demandes du travail, M. Chevalier continue ainsi : « Cette multiplicité a pourtant des bornes que la nature elle-même assigne. Il serait absurde à l’Angleterre ou à l’Allemagne du nord de viser à produire le vin qu’elles boivent ; à nous, comme à elles, de vouloir récolter le coton que nous filons, tissons et imprimons ; à l’Italie de prétendre à tirer d’elle-même la glace dont elle se rafraîchit pendant les ardeurs de l’été. Il le serait à l’Europe occidentale de s’imposer de retirer l’or et l’argent qu’il faut à son orfèvrerie et à ses hôtels des monnaies de ses propres mines, qui sont relativement pauvres en métaux précieux ; à la France encore de se condamner à ne travailler d’autre cuivre ou d’autre étain, ou d’autre zinc que celui qu’auraient donné ses propres filons. Si un caprice de la nature avait privé quelque contrée aussi étendue que l’est notre patrie, par exemple, de mines abondantes de fer et de charbon, ce serait une folie, pour la nation qui occuperait cette contrée, de s’acharner à alimenter son industrie avec les quelques filets de houille ou les maigres gisements de fer qui lui auraient été répartis[360]. »

Dans les limites ainsi assignées par la nature, cependant, M. Chevalier tient que chaque nation se doit à elle-même de chercher à établir la diversité de travaux de sa population, comme l’Allemagne et l’Angleterre ont déjà fait pour les cotons et pour les laines, et comme la France elle-même l’a fait pour les branches si nombreuses et si diverses d’industrie manufacturière. « Dans ces limites, il tient que ce n’est point de la part du gouvernement un excès de pouvoir ; c’est au contraire l’accomplissement d’un devoir strict d’agir, à chaque époque, dans la sphère de ses attributions légitimes, afin de favoriser la prise de possession par la nation de toutes les branches de l’industrie dont l’accès est autorisé par la nature des choses. Les gouvernements, en effet, sont la personnification de la nation, et il leur appartient d’exercer leur activité dans la direction que signale la solidarité nationale bien entendue. Ainsi, je me garderai bien de blâmer le désir qu’eurent Colbert en France, Cromwell en Angleterre, de susciter, chacun dans sa patrie, une puissante marine commerciale. Je tiens pour excellente la pensée que, plus récemment, ont eue des hommes d’État éminents chez tous les grands peuples de l’Europe, de faire naître autour d’eux les diverses industries manufacturières, ce qui ne veut pas dire qu’il convienne de louer sans distinction les mesures qu’ils prirent pour atteindre leur objet[361]. »

Rien de plus judicieux que cet aperçu sur les devoirs du gouvernement, et pourtant l’auteur se montre hostile au maintien de la protection en France[362], en déclarant, comme il l’a fait depuis, « qu’en ce qui concerne les principales denrées alimentaires, telles que le blé, les boissons et le bétail, ainsi que quelques matières premières, telles que la laine, l’agriculture, qui est incomparablement la première des industries françaises, par le nombre des personnes qui s’y consacrent et qui en vivent, et par la masse des intérêts qui s’y rattachent, a cessé de jouir des avantages de ce qu’on appelle le régime protecteur, tandis qu’elle en supporte les charges toutes les fois qu’elle a besoin d’acquérir des instruments et des machines, ainsi que divers articles d’un grand usage. »

En est-il ainsi ? l’agriculture française a-t-elle cessé d’être protégée ? Dans ce cas, il faudrait abandonner la protection. Pour répondre à cette question, commençons par chercher pourquoi il y a besoin de protection ? Parce que, selon M. Chevalier lui-même, elle favorise la conversion des denrées premières en produits achevés. Comment cependant cela profite-t-il au fermier ? N’est-ce pas en rapprochant le consommateur du producteur ? n’est-ce pas en diminuant la dépense d’envoi des denrées au marché, en allégeant la taxe du transport ? Certainement oui ; car, du voisinage des fabricants de drap, il résulte, sur le lieu même, une forte demande d’aliment et de laine, ce qui diminue la quantité à envoyer au marché lointain, tout en augmentant beaucoup la facilité de l’y envoyer. Le fermier ne profite-t-il pas doublement, — réalisant ainsi tous les avantages indiqués par Adam Smith, lorsqu’il décrit la facilité avec laquelle des tonneaux d’aliment et de laine, condensés sous forme de drap, peuvent être expédiés aux lieux de la terre les plus lointains ? Certainement oui. — Les fermiers de France réalisent les avantages de la protection, on le voit par le fait que, sur une valeur de 1.800 millions de francs de produits français expédiés par an pour de lointains pays, les deux tiers au moins sont produits de ferme, qui n’atteindraient jamais ces pays, s’ils n’avaient soumis cette condensation d’ensemble, que recommande sagement l’auteur de la Richesse des Nations. Cela étant, c’est une grande erreur de dire que l’agriculture française a cessé d’être protégée. Toute la protection qu’il faut partout à l’agriculture, c’est qu’on mette le débouché à sa porte, c’est qu’on la mette en mesure d’entretenir les pouvoirs de la terre et de s’affranchir de l’énorme taxe de transport, — en comparaison de laquelle toutes les autres taxes ne sont rien.

Dans l’intention d’édifier ses amis du monde agricole sur le peu de sujet qu’ils ont de craindre la concurrence des subsistances venant de l’étranger sur leur propre marché, M. Chevalier leur présente un tableau très-étudié du système épuisant que l’on fait aujourd’hui dans ces États-Unis, — qui ont adopté pour règle de tirer journellement sur la grande banque ouverte par la nature pour le service de l’homme, — et de ne lui rien payer en retour. « Le résultat comme il montre, est de limiter singulièrement les excédants disponibles pour la population non agricole du pays, même à plus forte raison pour l’étranger [363]. »

Nous avons ici deux grands faits établis:d’abord, que là où manque le débouché domestique, il doit y avoir peu à vendre; et par suite que ce peu doit être vendu bon marché, à cause du coût énorme du transport[364]. Le fermier français est exempt de ces deux maux, — il est en mesure d’amender sa terre, et affranchi de la nécessité de payer pour le transport de ses produits au loin. Comment ? Par cette protection dont M. Chevalier se plaint si fort, — cette protection qui, après avoir fait surgir les manufactures, permet aux fermiers de France de livrer pour l’exportation une valeur de 2 milliards de leurs produits, au lieu de 500 millions, le chiffre d’il y a trente ans.

Les sociétés civilisées suivent le conseil d’Adam Smith ; elles exportent leur laine et leur blé sous forme de drap qui coûte peu à transporter. C’est ainsi que la France, en 1856, a exporté en soiries, draps, effets d’habillement, papiers et articles de fantaisie pour la valeur de 300 millions de dollars, et n’atteignait pas le poids total de 50.000 tonneaux, — c’est le chargement de cinquante bâtiments de très-moyenne grandeur.

Les nations demi-barbares au contraire exportent leurs produits à l’état le plus brut, à un coût énorme. L’Inde envoie les constituants de l’étoffe, le coton, le riz et l’indigo, pour les échanger sur des marchés lointains contre l’étoffe elle-même. Le Brésil envoie le sucre brut au delà des mers, pour l’échanger contre celui qui a été raffiné. L’Amérique envoie du blé, du maïs, du porc, de la farine, du coton et du riz, du poisson, des bois, des matériaux pour la marine, pour les échanger contre des couteaux et des fourchettes, des soiries, des cotonnades et de la porcelaine. La valeur totale de toutes ces denrées exportées en 1856, — bien que les prix fussent élevés pour le moment, — ne dépassait pas 230 millions de dollars, — et il a fallu pour les transporter un nombre de bâtiments jaugeant ensemble 6.872.253 tonneaux[365].

Dans le mouvement de toute cette propriété, il y a une dépense considérable pour transport. Qui la paye ? Demandez au fermier de l’Iowa, il vous répondra qu’il vend quinze cents, — et payable en papier de l’espèce la moins rassurante, un boisseau de blé qui, rendu à Manchester, vaut un dollar, — ce qui, pour l’entretien des chemins de fer et canaux, des navires et marins, des courtiers et trafiquants, ne donne pas moins de quatre-vingt-cinq pour cent de la valeur intrinsèque du produit. Poussez plus loin vos questions, il vous répondra que tandis que son boisseau de blé représente à Manchester dix-huit ou vingt yards de cotonnade, il est obligé de se contenter d’un peu moins d’un seul yard, — 85 % du pouvoir-étoffe qu’avait son blé, ont été pris en route, comme sa contribution à la taxe supposée sur le pays, pouf l’entretien du mécanisme de ce libre-échange si admiré par les économistes.

Le pays qui exporte l’utilité du plus petit volume est le plus affranchi de la taxe épuisante de transport. Au Havre, — où il y a peu de chargements pour l’exportation et beaucoup de navires, — le fret pour l’exporter doit être généralement très-bas.

Le pays qui exporte les utilités les plus encombrantes, doit payer presque tout le coût de transport. S’il faut une vingtaine de navires pour transporter la quantité de bois, de blé, de matériaux pour la marine, de tabac, de coton, qui doit acheter un seul chargement d’étoffes, le fret d’exportation doit toujours être, ou à peu de chose près, ce qu’il faudrait payer pour le double voyage, — et chaque planteur sait, à ses dépens, combien le prix de son coton dépend du taux du fret.

S’il eût étudié ces faits avec soin, M. Chevalier en aurait probablement conclu que le système français tend à augmenter la quantité d’utilités produites et à élever leur prix, — que le système américain, au contraire, tend à diminuer la quantité et à avilir le prix. Après quoi, il lui serait difficile d’hésiter à admettre les grands avantages résultant, pour le fermier français, d’un système qui vise à créer un marché sur le lieu même, ou tout proche pour toute sa production.

M. Chevalier est zélé pour la liberté du commerce. Qui la possède ? — le fermier français, ou bien le fermier américain et le planteur ? L’un envoie ses subsistances transformées en soieries ou cotonnades à chaque partie du monde civilisé, — et cela directement, sans l’intervention de personne. L’autre, — n’ayant à vendre que des produits bruts, — doit aller à ces pays, et à ces pays uniquement, qui ont un outillage pour la transformation, il est autant esclave que l’autre est libre. Pourquoi cette différence ? Parce que la France est une disciple de Colbert, tandis que l’Amérique a suivi le conseil d’hommes qui enseignent qu’il faut favoriser le commerce par le bas prix du travail et des denrées premières de la terre, — ce qui aboutit au résultat d’une doctrine d’excès de population, en vertu de laquelle l’esclavage est le lot final assigné par le Créateur aux travailleurs dans ce monde. D’un côté, les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées se rapprochent par degrés, — l’agriculture s’élève à l’état de science, — la valeur de la terre augmente et le sol se divise. De l’autre côté, il y a écart de plus en plus prononcé entre les prix, — l’agriculture reste à son état le plus grossier, et la terre abandonnée par les petits propriétaires, se consolide d’année en année. Dans l’un, chaque jour apporte la preuve que protection à la population est en fait protection au gouvernement lui-même ; dans l’autre on acquiert la preuve qu’un gouvernement qui refuse d’accomplir le devoir de protection doit, chaque jour, s’affaiblir et être moins respecté.

§ 6. — Le monde gouverné par des mots, — des phrases vides de sens deviennent les objets d’un culte de mois. Tyrannie des gouvernements dont la théorie est celle du laisser faire. Ces gouvernements oppresseurs, en raison qu’ils manquent à exercer le& pouvoirs de coordination. Erreurs des économistes modernes. Un communisme colossal, conséquence du système anglais. Importation réelle de la doctrine du laisser faire. La nécessité pour l’exercice du pouvoir coordinateur croit en raison de l’augmentation de population et de richesse. Plus se perfectionne le pouvoir d’association dans l’État, plus augmente la faculté pour son peuple de contribuer au commerce du monde.

Il y a quinze siècles, des millions de chrétiens se ralliaient autour d’une bannière sur laquelle était inscrit le mot homoosien, tandis que d’autres millions en suivaient une autre portant le mot homoiousien. — La différence entre les idées exprimées par les deux mots était peu comprise des masses qui s’égorgeaient par centaines de mille, afin de décider lequel des deux représentait la foi du monde chrétien. Mille ans après, des cent milliers d’honnêtes Hollandais, rassemblés sous des bannières portant les mots hoecks et kabbeljaws, se massacraient, à la moindre occasion, dans la pensée de décider si c’était le poisson qui prend l’hameçon, ou bien l’hameçon qui prend le poisson. Dans les temps modernes, les patriotes s’efforcent de renverser tout gouvernement civil ; les chrétiens, pour répandre la vraie foi, emploient l’opium, les spiritueux et la poudre à canon ; les réformateurs et les libéraux prêchent la centralisation[366], les démocrates cependant progressent journellement dans la croyance que l’esclavage est d’institution divine, et qu’il y a nécessité de reprendre la traite d’esclaves[367].

Le monde se gouverne avec des mots ; — des phrases vides de sens deviennent des idoles, — les objets d’un culte de mots, — au grand profit de la nombreuse classe qui se place entre les producteurs et les consommateurs du monde entier, vivant aux dépens de ces deux classes[368]. De ces phrases, quelques-unes ont rapport aux affaires d’autre monde, tandis que les autres se rapportât au mouvement sociétaire du monde actuel. — Parmi ces dernières prédominent celles de laisser faire, laisser passer, — le monde est beaucoup trop gouverné, — le pays le mieux gouverné est celui qui l’est le moins, etc., etc.

Pour mettre le lecteur à même de se prononcer sur la valeur réelle de ces phrases, nous recourons encore au diagramme :

A gauche, point de coordination ; — la loi de la force est la seule reconnue. C’est cependant là que nous trouvons le plus de gouvernement, — le travailleur est esclave, le trafiquant est despote. A droite, le pouvoir de coordination fonctionne sans relâche, c’est pourtant là qu’on sent le moins un gouvernement, — le travailleur y est libre, et ses droits sont respectés par celui qui remploie. On en pourrait, ce semble, conclure la loi : que le pays le mieux gouverné est celui où le pouvoir coordonnateur est le plus alerte à écarter les divers obstacles qui pourraient entraver la circulation sociétaire, — le premier et le plus grand de tous étant la nécessité d’opérer les déplacements, avec sa taxe oppressive du transport.

En première ligne parmi les opérations sociétaires auxquelles on a proposé d’appliquer la doctrine du laisser-faire, viennent celles qui ont pour objet l’assistance publique envers les individus qui ne peuvent rien pour eux-mêmes. — M. Malthus affirme à ses concitoyens que toutes lois rendues dans ce but tendent à déprimer la condition générale des pauvres, en augmentant la population sans augmenter les subsistances sur lesquelles elle doit vivre. En conséquence, il pousse à une abolition graduée mais radicale du système, — tout en négligeant cependant de suggérer aucun mode qui se prête à l’accomplissement par tous de ce qui était le devoir de tous ; et nous laissant ainsi à trouver dans la mendicité les seuls moyens de pourvoir aux besoins du boiteux et de l’aveugle, de l’estropié et du malade. M. Ricardo, suivant sa trace, enseigne que de telles lois sont nuisibles, qu’elle favorisent le mariage précoce et imprévoyant, qu’elles a tendent à changer la richesse et la puissance en misère et en faiblesse, en faisant renoncer l’homme à tout travail qui n’aurait pas pour unique but celui de se procurer des subsistances. D n’y aurait plus de distinction relevant des facultés intellectuelles ; l’esprit ne serait occupé que du soin de satisfaire les besoins du corps jusqu’à ce qu’à la fin toutes les classes fussent en proie à une indigence universelle. »

Les successeurs de ces messieurs ont assuré qu’une loi des pauvres « a une irrésistible tendance à vicier la pure essence et la beauté de cette humanité chrétienne dont elle usurpe la fonction, en dégradant la charité et la faisant passer du don volontaire à l’obligation légale[369]<nowiki> ; » — que a c’est une amende frappée sur le riche et l’indépendant au profit du pauvre, — une décimation communiste des épargnes de l’industrieux au profit du fainéant ; — que le travail est une utilité aussi bien que le blé, le calicot, le drap fin ; » — que cette notion du travailleur « que du moment qu’il a bon vouloir de travailler, il a droit à être nourri » est aussi évidemment une absurdité, que la prétention qu’élèverait le fabricant d’avoir droit à des acheteurs pour son drap ; — qu’une loi des pauvres est une abrogation virtuelle de la loi naturelle ; — qu’elle se placerait entre la cause et ses conséquences ; — que les fautes du père retombent sur les enfants ; — que ceux qui mettent des pauvres au monde se sont fait à eux-mêmes leur lit dur, — ayant péché contre les lois les plus manifestes de la nature, — et que le correctif est « le dénuement et la dégradation ; » que certainement il opérera à la fin, pourvu que nous ne nous avisions pas de contrarier son action par des mesures dictées par une humanité plausible et excusable, mais qui a la vue courte ; « ce serait nous placer entre l’erreur et les conséquences, et perpétuer la faute[370]. »

Comme une conséquence de tous ces enseignements, le mariage, nous l’avons vu, a été déclaré « un luxe » que le pauvre n’a pas le droit de se permettre. — Pauvreté et dénuement out été traités de crimes. — On a séparé des maris de leurs femmes, des enfants de leurs parents, dans le but de transformer l’assistance en châtiment. Ces mesures ont eu pour résultat qu’après treize ans d’épreuves du nouveau système, l’Angleterre compte un pauvre sur neuf habitants ; et que le système d’une législation pour les pauvres s’est étendu à l’Écosse et à l’Irlande, qui jusqu’alors n’avaient rien eu de semblable[371]. La triste expérience a ainsi conduit, nous le voyons, À une série de mesures directement contraires à celles que recommandaient les économistes. — le bon sens commun a enseigné aux hommes chargés de coordonner le pouvoir sociétaire, que l’abdication de leur part serait suivie inévitablement de la nécessité de tolérer la mendicité, et qu’il en coûterait encore plus, même qu’à présent ; « que les membres généreux et sensibles de la société payeraient la plus forte part des exigences devenues plus considérables, tandis que les gens durs et les ladres échapperaient à la taxation. Aussi longtemps qu’il continuera d’y avoir des aveugles et des sourds, des infirmes et des gens sans travail, il faudra que la société prenne soin d’eux ; et l’unique question sera si ce qui est le fardeau de tous doit être porté par tous ou jeté sur les épaules de quelques-uns. En abolissant les lois des pauvres, on peut augmenter le paupérisme ; mais on ne peut le diminuer. La dernière chose ne peut se faire qu’en abandonnant un système qui vise à avilir le prix du travail, — un système dont les possesseurs enseignent « que pour mettre le capital à même d’obtenir une belle rémunération, il faut abaisser les salaires ; » — un système au moyen duquel on fait du travailleur un simple outil à l’usage du trafiquant ; — un système enfin qui tend à anéantir le sentiment moral à la fois chez ceux qui emploient et chez ceux qui sont employés.

L’homme devient son propre soutien en raison qu’augmente sa faculté de choisir dans une variété d’employeurs et d’emplois. Dans l’empire de la Grande-Bretagne, ce pouvoir diminue, — à l’intérieur la terre se consolide, tandis qu’au dehors les colons sont réduits au seul travail de gratter le sol et de l’exporter vers des marchés lointains. À l’intérieur, le travail est peu demandé, si ce n’est pour le transport, le négoce et les manufactures. À l’extérieur, il n’y a demande que pour le négoce et pour ce qu’on veut bien honorer du nom d’agriculture. Dans l’un ni l’autre il n’y a aucune liberté.

De plus M. Mac Culloch dit de Smith, que « bien qu’il ait montré, contrairement à l’opinion généralement admise, qu’il était d’une saine politique de laisser les individus s’occuper de leurs intérêts de la manière qu’ils le comprennent eux-mêmes, » il a erré en n’énonçant pas : « qu’en s’appliquant aux industries qui sont les plus avantageuses à eux-mêmes, les particuliers s’appliquent nécessairement à celles qui sont en même temps les plus avantageuses pour le public, — son penchant pour le système Quesnay l’a fait s’écarter des principes plus sains de son propre système, au point d’admettre que la préférence manifestée par les individus pour telle ou telle occupation, n’est pas toujours une preuve véritable de l’avantage qu’en doit retirer le public. » Il considère en conséquence la préférence du docteur Smith pour l’agriculture et le commerce intérieur, comme complètement erronée[372].

Il est des hommes qui préfèrent les courses de chevaux, les paris, la spéculation à une honnête industrie. D’autres cherchent à étendre la vente des spiritueux, ou à ruiner la morale des sociétés à l’aide de l’opium. Une troisième classe tire profit de la vente de drogues nuisibles ; — une quatrième se consacre à développer la prostitution, — manifestant leur préférence pour ces genres d’industries. Verra-t-on dans cette préférence une preuve que ces industries sont les plus avantageuses pour le public ? Il est difficile de le penser. Pourquoi se fait-il cependant qu’une partie si considérable, et qui augmente si vite, de la population anglaise, soit poussée à entrer dans de telles industries qui ne tendent nullement à augmenter la quantité des choses produites ou transformées ? Pourquoi se fait-il que cette classe d’intermédiaires augmente au point de ne plus laisser qu’une très-petite part dans une petite production à partager entre les primitifs producteurs et les consommateurs définitifs[373] ? Ce n’est point par suite « d’une préférence, » que les femmes et les enfants viennent chercher emploi dans les « boutiques d’épuisement, » — travaillant de seize à vingt heures par jour et sous une température étouffante — « que leur vie se dépense comme celle du bétail d’une ferme[374] ? » N’est-ce pas au contraire parce que le système repose, aujourd’hui comme à l’époque d’Adam Smith, sur l’idée de favoriser la concurrence comme pour la vente du travail et de tenir ainsi les travailleurs « dans une dépendance suffisante du capital et du talent[375] ? » Une telle concurrence ne fait-elle pas du travailleur, qui doit travailler ou mourir de faim, un véritable esclave pour les employeurs qui peuvent, à leur gré, acheter ou ne pas acheter la seule utilité qu’il ait à vendre ? Il n’y a pas là de doute possible, et dans de telles circonstances parler de préférence pour telle ou telle occupation, c’est mésuser du mot à peu près autant que si l’on parlait de la préférence de l’esclave noir pour tel genre de châtiment sur tel autre.

Comment un tel état de choses a-t-il pu se produire ? Par la longue continuité d’une politique qui a donné au manufacturier aurais la victoire a sur le travail à bon marché, les matières premières sous la main, et l’art traditionnel de l’Hindou, » — et l’a mis à même de supplanter les fabriques domestiques d’Asie, « de Smyrne à Canton, et de Madras à Samarcande, » et de forcer ainsi le pauvre indigène à la misérable tâche de gratter et de vendre un sol dont la puissance diminue chaque jour[376]. A-t-il quelque préférence pour un tel emploi ? Cet emploi qu’il fait de sa personne est-ce une preuve qu’il le préfère et que c’est la manière la plus avantageuse dont il pourrait l’employer ? N’est-il pas certain, au contraire, qu’il en préférerait un autre, et que le pauvre enfant dont la concurrence l’a chassé de chez lui, manifesterait une préférence analogue, s’il l’osait. Pourquoi cela n’a-t-il pas lieu ? Parce que, sous le système du laisser faire, les deux concurrents sont contraints à essayer de se dépasser l’un l’autre dans le travail, — ce qui perpétue l’esclavage là où il existe, et le répand sur les pays où il avait été inconnu jusqu’alors, précisément comme il est advenu avec les lois qui pourvoient à l’assistance du pauvre. Adam Smith ne croyait pas que les gouvernements dussent abdiquer leur pouvoir de coordonner les mouvements des membres particuliers de la société, de façon à augmenter chez tous la faculté de production. Ses successeurs le croient, — devant le résultat manifesté par le fait, que « les marchés devenus un champ de bataille jonché de cadavres d’esclaves et de pauvres, alors que les gouvernements dont la théorie est celle du laisser faire, sont forcés de passer des bills pour limiter les heures de travail et pour exercer une surveillance constante sur les lieux où les travailleurs sont employés. Regardez n’importe où, vous trouverez que le gouvernement devient oppresseur en proportion de ce qu’il a abandonné de son propre département, celui de coordonner les mouvements sociétaires, de manière à diminuer le frottement et à augmenter les pouvoirs du corps entier.

Plus loin, M. Mac Culloch émet l’opinion « que si la Grande-Bretagne, à l’aide du perfectionnement de ses machines, arrivait à pouvoir fabriquer une quantité de tissus de coton suffisante pour fournir chaque pays, et même pour abaisser le prix de tissus au-dessous des frais de production, acquérant ainsi la faculté d’appliquer au monde entier le système qui a bien réussi dans l’Inde, cela ne pourrait avoir longtemps une conséquence fâcheuse, au contraire. » Il est aussi, nous l’avons déjà vu, décidément favorable aux taxes sur la propriété circulante et décidément opposé aux taxes sur la propriété fixée[377]. Ceci posé, nous pouvons chercher comment l’hypothèse opérerait. Tout le coton de la terre venant dans la Grande-Bretagne, toute l’étoffe de coton pour toute la terre en devrait sortir, tout cela payant à chaque mouvement une taxe sous une forme ou sous une autre, et par là, augmentant les revenus de tous les individus engagés dans le prélèvement des taxes du trafic, du transport et de la conversion, — et permettant au gouvernement anglais et à son peuple de dicter, même plus qu’aujourd’hui, les prix auxquels ils consentiraient à recevoir les denrées premières du producteur de coton, et vendre les utilités achevées au consommateur. Ces deux derniers seraient de plus en plus séparés, et chaque pas dans cette voie ne peut que conduire au déclin de civilisation et rapprocher de l’anarchie ; c’est là le point où tend la doctrine du laisser faire, et où doivent inévitablement arriver tous les peuples qui se laissent aller à la prendre pour guide.

M. Bastiat prétend que les tarifs protecteurs ne sont qu’une autre forme de communisme, — le gouvernement profitant de l’aide des douanes pour des fins de « nivellement et de spoliation[378]. » Ce n’est là qu’une de ces phrases dont nous parlions tout à l’heure, il suffit du plus léger examen pour reconnaître qu’elle est vide de sens. — Pourquoi la protection est-elle nécessaire ? Afin de permettre aux individus de tout âge et des deux sexes de combiner leurs efforts pour que le travail produise davantage. Contre quoi est-elle nécessaire ! Contre un système, qui, dit Adam Smith, cherche à étendre le marché pour les manufactures, « non par des améliorations chez lui, mais par la ruine des industries de tous ses voisins, et en mettant fin autant que possible à la fâcheuse concurrence de rivaux si odieux et si désagréables[379]. »

On nous parle cependant de l’introduction d’un nouveau système plus libéral, — un système plus en harmonie avec les opinions amendées du jour. Est-il vrai ? Pour répondre à cette question, nous pouvons consulter un document officiel récent dont nous avons déjà fait usage, il nous apprend que les capitalistes anglais se condamnent volontairement à « des pertes énormes, » dans le but de « détruire la concurrence étrangère, » et d’aborder et de conainsi les marchés étrangers, — « les grands capitaux étant les grandes machines de guerre » pour avilir les prix des denrées premières, tandis que ceux des objets manufacturés se maintiennent élevés[380]. Qu’est-ce que cela ? sinon un colossal communisme, qui met les fortunes et le bonheur de toutes les populations de la terre à la merci d’une nation éloignée, dont le système se base sur l’avilissement des prix de tout ce qui est matière première pour les manufactures, y compris le travail. Si M. Bastiat eut apporté plus d’attention à étudier le sujet, il ne lui serait pas échappé, nous le pensons, que la question à résoudre par les mesures de protection est celle-ci : un peuple doit-il entretenir les gouvernements étrangers ou le sien propre ? La France et toutes les nations qui marchent sur sa trace entretiennent le leur propre. — L’Irlande, l’Inde, la Jamaïque, la Turquie, le Portugal et les États-Unis supportent ceux de pays étrangers, tout en étant privés eux-mêmes de revenu.

La protection ayant pour but, et pour but unique de produire la diversité dans les modes d’emploi, les droits protecteurs sont temporaires de leur nature, — leur nécessité tend à diminuer par degrés et à laisser le commerce libre. Les droits qui assurent le revenu, et qui n’ont d’autre but que l’entretien du gouvernement, ont un caractère de permanence qui n’existe pas dans les autres. Néanmoins M. Bastiat voit peu d’objection à ces dernières interférences dans le commerce, tandis qu’il proteste contre les premières. Ici encore on retrouve le défaut de logique de l’école moderne[381] ?

L’introduction de la maxime du laisser faire a eu récemment son historien, un Anglais, qui s’est si bien acquitté de la tâche, que nous croyons devoir le citer textuellement. « Le laisser faire n’est autre chose que ceci : — Le gouvernement met de côté tout reste de caractère moral, toute prétention à ces sentiments de respect que l’homme, dans tous les siècles, s’est senti porté par sa nature à éprouver pour l’autorité légale ; il n’entendrait exercer d’autre fonction que celle de protéger les vies et les propriétés des individus. — Le laisser faire signifie que du moment qu’il est pourvu à ce que le fort n’enchaîne pas le faible, et que le pauvre ne pille pas le riche, on doit, sous tous les autres rapports, laisser tout individu, homme, femme, enfant, ne compter que sur lui-même. Si l’enfance est abandonnée, laissez-la périr ; si la vieillesse est négligée, laissez-la périr ; si les hommes forts habituellement se flétrissent et meurent dans l’atmosphère impure des villes, qu’une force collective et autorisée peut seule purifier, laissez-les aussi périr. Si l’adolescence qui, dans quelques années, sera la population du pays, grandit dans la torpeur d’intellect et de conscience faute de culture, couvant des passions qu’excite la vue de la richesse, avec l’âme et le corps dépravés et débilités par un travail précoce et épuisant auxquels la négligence des parents les a soumis, dans ce cas même le principe sacré ne fléchit point. Il conserve le sang-froid d’un inquisiteur du vieux temps devant le bûcher qui dévore les membres de sa victime. Il pose la main sur le législateur et lui dit : — Laissez ces victimes se plonger tête baissée dans l’abîme qui s’ouvre pour elles, parce que le mal partiel sera le bien universel, et que toutes choses devront avoir une bonne fin. Sans nul doute le dogmatisme du laisser faire, bien qu’il soit un cloaque d’égoïsme, est souvent bien intentionné. À vrai dire, il n’est jamais dangereux que dans ce cas. Son aspect est si hideux, si révoltant que n’étaient les lueurs de bienveillance qui brillent dans ses yeux, le monde l’aurait déjà depuis longtemps chassé comme un monstre. Il est sans nul doute bienveillant à sa manière. Torquemada n’aimait pas le mal pour l’amour du mal. Le pape Grégoire XIII était jaloux de la gloire de Dieu, lorsqu’il ordonnait un Te Deum pour le massacre de la Saint-Barthélémy. Et Cromwell avait en vue quelques nobles fins dont il pensait hâter l’accomplissement, lorsqu’il fit à Drogheda massacrer des femmes sans défense et leurs enfants. Lorsqu’on voit le fanatisme, soit économiste ou religieux, sanctionner des actes de cruauté, il ne faut point juger les fauteurs, personnellement, au même point de vue que les hommes qui violent les lois morales par des instincts de cupidité. Mais toutefois, quoique la bienveillance ou la politique, ou, comme on l’appelle, la science sociale, cherche à envelopper son objet en le mélangeant avec ces affections et sympathies primitives qui sont implantées dans le cœur de l’homme et avec des lois morales qu’elles révèlent, l’étroite et audacieuse présomption doit être flétrie comme une révolte contre le suprême gouvernement de l’univers[382]. »

Partout vous rencontrez la preuve que la nécessité de l’application d’intelligence à coordonner les mouvements des différents membres du corps sociétaire augmente avec l’augmentation de richesse et de population, et que plus l’exercice en est sage, plus la production augmente, — plus l’accumulation marche vite, — plus la distribution devient équitable, — plus augmente la durée de vie, — plus se perfectionne le développement des centres locaux d’action, — plus il y a tendance à la formation d’une saine moralité, au développement de l’homme véritable, maître de la nature et de lui-même[383].

Vous souvient-il, dans les Mille et une Nuits, d’un vaisseau porté par un courant tellement près d’une roche d’aimant que tous les ferrements vont s’y attacher — et qu’il tombe par pièces ? — C’est le sort qui attend toute communauté où le développement industriel n’est point encore accompli et qui pourtant adopte la doctrine du laisser-faire. Les manufactures jouent dans la machine sociale le même rôle exactement que les ferrements du vaisseau. La Turquie et la Jamaïque, l’Irlande et l’Inde ont été forcées de l’adopter, cette doctrine ; qu’a-t-il résulté ? Le pouvoir de coordination a cessé d’exister ; la terre et le travail sont sans la moindre valeur ; la théorie de l’excès de population trouve là les matériaux qu’elle exploite le plus ; la faculté pour ces pays de maintenir commerce avec le monde diminue constamment, — tandis qu’à cette ruine correspond une augmentation dans les partages chez les populations qui suivent la trace de Colbert et de la France[384].


CHAPITRE LIII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.


Du commerce du monde.

§ 1. — Commerce du monde. Dans les sociétés, comme chez l’homme individuel, le pouvoir d’entretenir commerce est en raison de leur développement. — Il se complète à mesure que le pouvoir de coordination est exercé avec plus de prudence.

L’homme dont les facultés restent sans développement ne peut entretenir aucun commerce ; il n’a que peu d’idées et il a peu à communiquer par la parole ou la correspondance. Son pouvoir sur la nature est faible, et il a peu d’utilités à offrir en échange de celles dont il a besoin. L’homme de haut développement, — l’homme véritable, au contraire, peut avoir commerce avec la nature sous toutes ses formes, animées ou inanimées. Riche en idées, il est pleinement pourvu des moyens d’entretenir commerce avec ses semblables, — émettant les idées, à tel moment, au moyen de l’écriture ou de la parole ; les percevant, à un autre moment, par le sens de l’ouïe ou celui de la vue. Partout où il va, il trouve occasion d’augmenter son magasin de connaissances, — le pouvoir d’accumulation étant en ceci, comme dans tout, en raison directe de la vitesse de circulation.

Il en est de même pour les sociétés, — et leur faculté d’entretenir commerce avec le monde dépend à la fois du développement des diverses individualités de leurs membres et du développement qui s’ensuit des pouvoirs latents de la terre. Les communautés purement agricoles sont comme le pauvre : elles entretiennent des relations où la nécessité les y force, — celles qui ont atteint un haut degré de développement, au contraire, où elles veulent. Partout vous rencontrez la preuve de la vérité du grand principe général : que le pouvoir d’entretenir commerce est en raison directe de la perfection d’organisation, — laquelle acquiert son complément selon que le pouvoir de la coordination est exercé avec plus de discernement.

§ 2. — Les corps organiques s’accroissent à l’intérieur. La matière brute ne s’accroît que par aggrégation. Plus se perfectionne le développement des facultés humaines, plus s’élève le caractère de l’organisation sociétaire et plus se complète la self— dépendance, la faculté de compter sur soi-même. C’est le contraire qui se voit dans toutes les sociétés exclusivement agricoles.

Les corps organisés s’accroissent à l’intérieur ; et plus ils s’accroissent, plus augmente leur pouvoir d’absorber et digérer les éléments qui sont autour d’eux, — de les appliquer à leur entretien et ensuite de les rejeter sous la forme la plus apte à la circulation générale. Il en est ainsi pour les hommes, — l’homme de haut développement saisissant et digérant chaque idée nouvelle, et se préparant par là à plus de commerce avec ceux avec qui il est lié. Il en est ainsi pour les sociétés, — celles dans lesquelles le négoce, l’industrie et l’agriculture sont combinés en dues proportions, sont toujours prêtes à prendre dans les productions intellectuelles ou matérielles d’autres climats, — de quoi combiner avec les leurs propres, et donner ainsi une valeur nouvelle aux travaux de tous, soit au près, soit au loin.

La matière brute, au contraire, s’accroît à l’extérieur, — et ne le peut faire que par agrégation. Le cas se trouve aussi chez les hommes ; — ceux dont les facultés d’intellect sont dans la torpeur ne disposent que de leurs pouvoirs physiques d’appropriation, et n’ont pour instrument que leur force musculaire. Le cas est analogue aussi pour les communautés purement agricoles : — l’épuisement continu du sol produit une nécessité d’approprier d’autres terres pour être épuisées à leur tour.

S’accroissant à l’intérieur, les communautés de haute organisation trouvent en elles-mêmes tous les moyens nécessaires pour augmenter et développer leur commerce domestique. — Voyez la France et tous les pays qui marchent dans sa voie, construire leurs routes eux-mêmes, créer leurs propres centres locaux, et se préparer ainsi pour une existence prospère, alors même qu’ils viendraient à être sevrés de relations avec le monde extérieur. — Les communautés purement agricoles, au contraire, telles que l’Irlande, l’Inde, le Portugal, la Turquie, le Brésil et le Mexique sont dans la nécessité d’aller chercher au dehors qui leur construira des routes ; — elles tombent de plus en plus, chaque année, dans la dépendance du commerce étranger et des trafiquants étrangers qui l’exercent.

C’est aussi la situation des États-Unis. Autrefois leur politique avait visé au développement domestique ; ils avaient fait des routes, et créé des centres locaux, sans qu’il fût besoin de recourir à l’emprunt étranger. Ils ont adopté cependant une politique contraire et défavorable à l’accroissement intérieur ; ils en recueillent une nécessité de plus en plus urgente de s’adresser à l’étranger pour les moyens de faire leurs routes domestiques, — une dépendance plus grande du commerce étranger et des gens de trafic, — une soif continue pour l’annexion des terres éloignées.

§ 3. — Le pouvoir d’entretenir commerce à l’extérieur augmente à mesure que la communauté peut de plus en plus compter sur elle-même. Rapide accroissement de commerce dans les pays qui se protègent. Sa décadence dans ceux où n’existe pas la protection.

À mesure que se développe chez l’homme individuellement le pouvoir d’entretenir commerce extérieur, la nécessité de ce commerce diminue, — l’amour du logis se développe à mesure qu’augmentent les liens de famille et l’amour de la science et des livres. Il en est de même pour les sociétés : — la nécessité de relations extérieures devient moins urgente pour elles, à mesure que la faculté d’en entretenir tient à augmenter au moyen de la diversité des emplois et du développement des pouvoirs latents de leurs populations et de leurs différents sols. Partout, autour de nous nous trouvons l’évidence que les pouvoirs de l’homme sont en raison inverse de ses besoins, — les premiers augmentant à chaque pas vers l’accroissement de combinaison, les autres augmentant à chaque pas vers l’état d’isolement.

Cherchons des preuves à l’appui chez les communautés en progrès dans le passé ou dans le présent. La puissance d’Athènes augmente avec le développement de relations intérieures. Elle décline à mesure que le commerce domestique s’alanguit et que l’État tombe dans une dépendance plus complète de relations extérieures. — Le grand développement du commerce extérieur de l’Angleterre suit immédiatement le développement du commerce domestique — et ce dernier a dû son existence à un système protecteur du caractère le plus restrictif.—Le commerce extérieur de la France a presque quadruplé dans les trente années dernières, — il s’est élevé du chiffre de 1 milliard de francs, qui est le chiffre moyen d’une période de dix années finissant en 1835, au chiffre de 5 milliards en 1857[385].

Le commerce de la Russie, dans la période de libre échange qui finit en 1824, montait, nous l’avons vu, à 32 millions de dollars. Prenant un développement gradué par suite de mesures favorables au commerce domestique, il s’élevait, au début de la guerre de Grimée, à 75 millions de dollars.

Les exportations nationales de Belgique, en 1828, ne s’élevaient qu’à 156 millions de francs. En 1850, elles étaient de 263 millions, et en 1856, elles avaient atteint 375 millions ; — l’exportation de subsistances de ce petit pays, avec ses quatre millions et demi d’habitants, avait ainsi dépassé la moyenne de l’exportation américaine dans la décade qui finit en 1855, — qui comprend les famines en Irlande et les années de très-mauvaise récolte d’Allemagne et de France. La Belgique cependant suit le conseil d’Adam Smith, elle combine ses subsistances et sa laine sous forme de drap, qui peut voyager à meilleur marché le plus loin possible.

L’Espagne, toute pauvre que l’aient faite « la guerre » avec les contrebandiers de Gibraltar et des révolutions répétées, a élevé ses exportations du chiffre de 71 millions de réaux, en 1827, à celui de 166 millions en 1852. L’Allemagne, comme nous l’avons vu, a élevé sa demande de coton de moins de 400.000 quintaux qu’elle était en 1836, après de 1.400.000 en 1851, — Le total de ses importations dans la même période s’est élevé de 105 millions de dollars à 185 millions. — La Suède aussi a suivi la même direction, elle a exporté pour plus de 34 millions de dollars en 1853, au lieu de moins de 14 millions, chiffre de l’an 1831.

Ces pays nous fournissent la preuve que le développement de la faculté d’entretenir commerce avec le monde, suit le développement du commerce domestique, — le pouvoir de digestion et d’assimilation étant en raison directe de l’organisation.

Passant à l’Irlande, le Portugal, la Turquie, l’Inde et la Jamaïque, nous allons trouver l’inverse ; — la faculté d’entretenir commerce à l’extérieur s’éteint peu à peu à mesure que s’éteint le commerce domestique. Voyons le Mexique, le Pérou, Buenos-Ayres et les autres parties du continent oriental, que M. Canning se vantait d’avoir « appelés à la vie, » leur importance a diminué. — Il est probable qu’ils offrent au monde extérieur un débouché moindre que lorsqu’ils étaient de simples colonies de l’Espagne.

§ 4. — Limitation du commerce intérieur des États de l’Union américaine. Leur accroissement du pouvoir d’entretenir commerce étranger.

Rentrons chez nous et demandons-nous comment s’est développée, pour plus d’une trentaine d’États la faculté d’entretenir un commerce intérieur quelconque ? N’est-ce pas là une conséquence de la diversité dans les modes d’emplois, un résultat de ce fait qu’une partie du pays est propre à la culture du coton ou du sucre, et que d’autres le sont davantage à celle du blé, du riz, de l’orge ou des fourrages ; que sous tel sol se trouve la houille, et que d’autres recèlent le plomb ou le cuivre, la marne ou la chaux ? Qui en doute ? Sans diversité point de commerce, nous le voyons par le planteur de coton de la Caroline, qui ne fait point d’échanges avec les gens de Géorgie, planteurs comme lui ; par le fermier de l’Illinois qui a peu de relations avec les gens de l’Indiana, fermiers comme lui.

Cependant où en est le commerce entre les États ? Combien Kentucky échange-t-il avec Missouri ? à combien monte le commerce d’Ohio avec Indiana, — ou de Virginie avec Kentucky ? Il est probable que cela ne représente guère plus qu’une journée de travail de leurs populations respectives, peut-être même moitié moins. Pourquoi ? N’est-ce pas une conséquence nécessaire de l’absence de cette diversité d’emplois, au sein des États, qui, nous l’avons vu, par tout pays, est si nécessaire à l’entretien de commerce ? Certainement oui. Ohio et Indiana sont occupés tous les deux à gratter leur sol et à l’exporter sous forme de subsistances. Virginie et Kentucky se livrent à une occupation analogue, — ils vendent leur sol sons forme de tabac et de blé. C’est de même presque partout dans l’union : — des millions de bras s’emploient dans une partie à dérober à la terre les éléments constituants du coton ; tandis que, dans les autres parties, d’autres millions de bras s’emploient à dépouiller le grand trésor de la nature des constituants du blé, du riz et du tabac. Tous détruisent ainsi pour eux et pour les générations suivantes la faculté d’entretenir un commerce quelconque, — étranger ou domestique.

Le commerce d’État à État n’est donc que peu de chose, — par la raison que dans les États, en général, le commerce de l’homme avec ses semblables est excessivement borné. Supposez la population de l’Union devenue apte à développer ses ressources presque illimitées de houille et de minerai de fer, et ainsi à appeler à son aide le merveilleux pouvoir de la vapeur, aussitôt le commerce intérieur de l’État prend un accroissement rapide, — il forme un marché domestique pour la subsistance produite, et le producteur devient un fort consommateur de tissus de coton. Les fabriques de cotonnades se fondent. Les balles de coton voyagent au Mississippi, pour s’échanger contre le fer nécessaire pour les chemins d’Arkansas et d’Alabama, et pour les machines que demandera la construction d’usines à coton dans Texas et Louisiane.

L’effet de ceci se manifeste dans le lent accroissement des relations américaines, comparé à ce qui a lieu chez d’autres nations. — L’accroissement a simplement marché du même pas que celui de la population ; tandis qu’en France, en Belgique, en Suède, il a marché trois fois plus vite que celui de la population[386]. Partout vous trouvez l’évidence de la grande vérité : que la faculté d’entretenir commerce avec le monde, soit pour les individus ou pour les sociétés, croît en raison du développement de leur individualité propre, et de l’indépendance du monde extérieur qui en est la suite.

§ 5. — L’obstacle au développement du commerce avec une population lointaine se trouve dans la taxe du transport. Le centre et le nord de l’Europe s’affranchissent par degrés de la nécessité de l’acquitter. Il s’ensuit un accroissement rapide des relations avec les pays éloignés. Augmentation de cette taxe dans tous les pays qui se guident sur l’Angleterre. La véritable liberté du commerce consiste à entretenir relation directe avec la monde extérieur. A cela s’oppose la centralisation, et de là vient la résistance qu’elle rencontre chez toutes les sociétés en progrès de l’Europe. La protection a pour objet d’établir la parfaite liberté de commerce sur tout le globe.

Ce sont là autant de faits qu’on ne peut révoquer en doute, À quelle cause les attribuer ? Cherchons. L’obstacle à l’entretien de commerce, étranger ou domestique, se trouve dans la taxe de transport — dont l’acquittement retombe presque en entier sur la communauté qui exporte les utilités les plus encombrantes[387]. La France expédie à l’étranger pour des centaines de millions de dollars de subsistances tellement condensées en soie, en rubans, en dentelles, en cotonnades, qu’il faut peu de navires pour le transport. L’Inde n’envoie que des denrées premières — qui exigent des douzaines de vaisseaux du dehors pour exportation, dont il faut payer le fret pour une simple cargaison d’importation. — L’Europe centrale et du Nord suivent la trace de la France. — Elles s’affranchissent d’elles-mêmes par degrés du payement de cette taxe épuisante, ce qui les met en état de devenir de forts consommateurs des produits des autres pays. L’Irlande, la Jamaïque, la Turquie et nos États-Unis — suivant la trace de l’Angleterre, — éprouvent au contraire que la taxe de transport va toujours en augmentant, d’où résulte affaiblissement de leur faculté de produire, suivi de l’affaiblissement de la faculté de devenir des acheteurs pour les autres pays[388].

Dans tous les pays qui suivent la trace de Colbert et celle d’Adam Smith, l’agriculture devient une science, la terre donne des récoltes plus considérables d’année en année, et il y a augmentation de richesse et de pouvoir[389]. Dans ceux qui suivent la trace de l’Angleterre et de ses économistes, c’est l’inverse : — l’agriculture cesse d’être une science, la population devient de plus en plus pauvre et plus esclave. Les premiers importent les métaux précieux, les autres les exportent. Les premiers trouvent de jour en jour fatalité accrue de maintenir une circulation en espèces comme la base de la circulation supérieure et meilleure que fournissent les banques. Les autres perdent graduellement le pouvoir de maintenir une circulation d’aucune sorte. — Ils tendent à ce barbare système de commerce qui consiste à échanger du travail contre des aliments, à troquer de la laine ou du blé contre du drap.

Plus le travail de l’individu a de valeur, et plus il a la faculté de devenir un acheteur pour ses voisins. C’est de même pour les nations, — leur pouvoir d’être utile aux autres étant en raison directe de leur aptitude à se protéger elles-mêmes. — Là nous avons harmonie, — toutes les communautés profitent de l’adoption, dans chacune d’elles, de ces mesures de coordination qui tendent à développer le commerce intérieur. C’est cependant le contraire qu’on enseigne dans l’école anglaise, où l’on regarde comme objet à désirer l’avilissement du prix du travail et des denrées premières, qui apporte avec lui la discorde universelle.

La liberté réelle du commerce consiste dans le pouvoir d’entretenir commerce direct avec toute partie du monde extérieur. On ne l’acquiert que par la diversité dans les emplois, — qui met le pays exportant en mesure d’envoyer ses utilités au dehors sous une forme achevée. La centralisation telle que l’a établie le système anglais y met opposition, et c’est ce qui le fait repousser par toutes les communautés qui sont en progrès. Comme la protection est la forme que revêt cette résistance, on peut définir son objet : établir la liberté parfaite de commerce parmi les nations du monde,

§ 6. — La fin dernière de toute production est l’homme véritable. Plus progresse son développement, plus il y a tendance à ce que le commerce de goût et d’intelligence se substitue à celui qui ne demande pour son maintien que la force brutale. Les centres locaux se multiplient et l’attraction locale augmente dans tous les pays qui se règlent sur l’enseignement de Colbert. Déclin de l’attraction locale dans ceux qui adoptent les doctrines de l’école anglaise. La paix et l’harmonie viennent avec l’exercice convenable du pouvoir de coordination. La subordination de toutes les parties devient plus complète à mesure que l’organisation sociétaire se perfectionne.

Plus une communauté donne la forme achevée à ses denrées premières, — en combinant ses subsistances, sa laine, son combustible et son minerai en drap et en fer, — plus augmente sa faculté de les échanger dans le monde entier. Est-ce là cependant le plus haut point où puisse être porté le commerce ? Non. — L’objet final de tout effort humain étant de produire l'être que l'on appelle homme, capable des aspirations les plus élevées.

Plus se perfectionne son développement, plus s'accroît son désir de connaître, — plus s'accroît son amour de littérature et d'art, plus il a désir d'être initié aux mouvements du monde et d'apprendre de ceux qui sont capables d'enseigner. Chaque pas fait vers la diversité d'emplois tend au développement des facultés humaines, tend à approprier l'homme pour les jouissances supérieures de la vie ; à élever le caractère de ses demandes pour d'autres utilités, — les produits de l'intelligence, du goût, de la science succèdent à ceux qui avaient exigé quelque peu au-delà de la simple force musculaire.

Jetons les yeux sur l'Europe du nord et du centre. — Ces pays, qui suivent la trace de Colbert, nous les voyons tous occupés à augmenter les attractions de leurs centres locaux respectifs. — Prusse et Bavière, France et Belgique, Suède et Danemark rivalisent dans leurs efforts pour rendre leurs diverses capitales, tant grandes que petites, un séjour qui attire le goût, l'intellect et la richesse du monde entier.

Regardons maintenant ceux qui suivent la trace de l'Angleterre, c'est l'inverse. — Édimbourg et Dublin, Lima et Delhi, Lisbonne et Constantinople perdent de leurs attractions d'année en année. — C'est de même aux États-Unis, — les attractions des centres locaux vont diminuant constamment ; il y a augmentation correspondante de l'absentéisme et de la croyance dans l'origine divine de l'esclavage et dans la nécessité qu'il continue.

Examinons n'importe où, nous trouverons partout l'évidence de l'harmonie parfaite de tous les intérêts internationaux réels et permanents, — paix et commerce marchant d'un pas constant avec cet exercice du pouvoir de coordination qui vise à écarter les obstacles à la combinaison, et à la création de centres locaux d'action où négoce, industrie et agriculture sont combinés en de justes proportions. En marchant dans cette direction, l'organisation sociétaire du monde entier se met de plus en plus en harmonie avec les arrangements du monde physique et avec l'organisation de l'homme lui-même, — la subordination de toutes les parties devenant plus complète et l'organisation plus parfaite. Guerre et discorde, en compagnie de l'insubordination et de la ruine du commerce viennent sur la trace de la centralisation. — C’est la direction dans laquelle nous devons chercher les faits qu’on apporterait en preuve de la maladie d’excès de population[390].


CHAPITRE LIV.

DE L’ORGANISATION SOCIÉTAIRE.

§ 1. — Dans la nature, la dissemblance des parties est une preuve de la perfection de l’ensemble, — le plus haut degré d’organisation étant celui qui présente les différences les plus nombreuses. Plus l’organisation est supérieure, plus est complète la subordination des parties. Plus la subordination est parfaite, et plus harmonique et belle est l’interdépendance des parties. Plus cette interdépendance est complète, plus est forte l’individualité du tout et plus il a pouvoir de self-direction, de direction spontanée.

Dans toute la nature, le rang et la perfection d’organismes sont en raison directe du nombre et de la dissemblance des parties, comme on peut le voir en parcourant les degrés de l’échelle depuis la composition la plus simple de matière organique jusqu’à la structure de l’homme, chez qui sont reproduites toutes les formes et facultés d’être, sur lesquelles, pour le service de ses besoins, il lui a donné de régner. Cette loi, non-seulement marque le rang relatif des classes de créatures, mais elle sert aussi à mesurer les positions respectives des individus dont les différentes classes sont composées. — Le degré le plus voisin de la perfection se trouve dans ces hommes chez qui les qualités distinctives de l’humanité se trouvent le plus actives et le plus développées. Partant de ce principe, ces communautés d’hommes chez lesquelles nous trouverons la variété la plus étendue de différences, et mis en action leur développement le plus efficace, nous présenteront le degré le plus voisin de la perfection d’organisation sociétaire. Ces communautés, nous les verrons dans celles où les demandes pour les facultés humaine sont le plus diversifiées, — celles où les hommes sont en mesure de combiner le plus pleinement leurs efforts, — la vitesse du mouvement sociétaire » alors stimulant à l’activité tout le pouvoir qui jusque-là était resté latent, et donnant aux membres de la communauté l’aptitude pour passer des abrutissants labeurs de transport, à ceux de l’atelier et puis à ceux de l’agriculture savante.

Subordination de spécialités à une intention générale, — diversité de fonctions et d’usages combinés de manière à composer une harmonie parfaite d’action relative, c’est à la fois le signe et la preuve d’organisation[391]. L’homme, pris individuellement, est en santé et en efficacité dans son intérieur en proportion de l’énergie et de l’exactitude que les instruments corporels de sa volonté mettent à obéir au cerveau qui gouverne, — en même temps que ceux chargés de pourvoir à sa vie automatique fournissent le support à ses pouvoirs de volonté. Subordination absolue, dans toutes les parties, à la force motrice, est le caractère constant des organisations inanimées. Toujours sur l’éveil, la machine à vapeur, l’usine, le vaisseau, toutes les parties sont dans une prompte et complète obéissance ; — leur perfection se mesure sur l’exactitude de leur subordination.

Dans les organisations sociétaires, nous avons la même loi modifiée, mais non révoquée, par la liberté qui accompagne la vie humaine, — et qui implique responsabilité envers Dieu et envers l’homme. L’équipage d’un vaisseau, — les bras employés dans une fabrique, — les milliers de bras dont se compose une armée, — sont organisés et subordonnés en vue de l’exécution du travail auquel ils doivent coopérer en commun. C’est de même dans un gouvernement civil, — la subordination des sujets étant essentielle au bien-être et au progrès de la communauté, et à ces libertés tout individuelles qu’elle limite, aussi bien qu’à l’ordre national dont elle a pour objet de garantir la sécurité. — Le plus remarquable exemple d’organisation sociétaire est celui des Hébreux dans le désert, pendant la longue période écoulée entre le passage de la mer Rouge et l’entrée dans la Terre promise.

Dans la nature, plus l’organisation est parfaite et la subordination absolue, plus il y a interdépendance harmonieuse et belle des parties. Brisez une roche, un morceau de houille, chaque fragment reste aussi parfait qu’auparavant. Coupez un polype en une douzaine de morceaux, la force vitale continue à exister dans chacun, si bien que chacun redevient un animal parfait. En pareil cas, l’homme passera vite à l’état de poussière. C’est de même pour les sociétés, la mutualité d’interdépendance augmente à chaque degré du progrès depuis la forme sociétaire la plus simple que nous présente l’histoire de Crusoé et de son Vendredi, jusqu’à ce haut état d’organisation où des dix mille personnes s’entendent pour satisfaire au besoin public d’un simple journal, — ce qui fait profiter des cent mille de sa lecture, à un prix si minime qu’il échappe à peu près au calcul[392].

Dans la nature, plus il existe subordination complète et interdépendance des parties, plus est grand le pouvoir d’individualité de l’ensemble et plus est absolu le pouvoir de se diriger soi-même. La roche est attachée à la terre, elle n’obéit qu’à une seule force. L’oiseau s’élève à son gré dans l’air, ou effleure le lac. Le chien obéit à son maître. Le maître a pouvoir de se diriger et de diriger la nature. L’homme à l’état de santé, dont toutes les parties se meuvent en soumission parfaite au cerveau qui dirige, décide lui-même s’il veut sortir ou rester au logis ; — le malade, au contraire, est forcé de garder la chambre. Il en est nécessairement ainsi de la société. — Son pouvoir de se diriger elle-même augmente à mesure qu’augmente l’interdépendance entre les diverses parties, et celle-ci acquiert son développement à mesure que l’organisation se perfectionne et que la subordination est plus complète.

Organisation et subordination, association et individualité, responsabilité et liberté marchent de compagnie dans le monde social.

§ 2. — Plus la coordination des parties est parfaite, et mieux se complète le développement de chacune et de toutes. Plus sont nombreuses les différences dans une société, plus la subordination est parfaite et plus complète est leur interdépendance. L’ordre et la liberté vont s’élevant à chaque degré qui rapproche du type de l’organisation sociétaire. Exemples empruntés à l’histoire.

Dans l’homme, le cerveau fait l’office de coordinateur de tout le système, et l’existence d’une nécessité de coordination, d’une part, implique le devoir de subordination d’autre part.

Plus la coordination de l’ensemble est parfaite, mieux se développe chacune des parties. Faute de diriger vers l’estomac sa provision d’aliments, les bras et les jambes perdent leur pouvoir, les yeux s’affaiblissent, — le cerveau subit sa part de déperdition jusqu’à ce qu’enfin la vie cesse.

Plus il y a perfection de développement des diverses parties de l’homme, et différences marquées et nombreuses des qualités développées, plus s’accroîtra pour lui le pouvoir de maintenir commerce en lui-même et avec le monde extérieur, — la vitesse de circulation étant un caractère essentiel de la plus haute organisation. C’est de même pour une société : plus les différences y sont nombreuses » et plus augmente le pouvoir d’association, la subordination étant plus complète, et plus absolu ce respect dans le droit d’autrui, respect qui constitue la liberté la plus parfaite. À l’appui de ceci, nous reviendrons encore à notre diagramme accoutumé.

A gauche, les différences sont peu nombreuses. L’organisation sociétaire n’existant pas, c’est uniquement la force qui fait loi ; le travailleur est esclave, et la terre continue à rester sans valeur. Sur la droite, les différences sont nombreuses, la société s’est organisée, — coordination et subordination se développant de compagnie, et l’homme gagnant en liberté.

Considérons l’ancienne Attique, nous voyons dans les nombreuses petites communautés qui ont occupé le territoire petit et stérile, les premiers et grossiers essais d’organisation sociétaire. La demande des pouvoirs humains étant très-limitée, les différences étaient peu nombreuses ; — chaque homme réunissait en lui les différents caractères de marin, négociant, soldat, artisan. L’interdépendance parmi les hommes existait à peine, et par conséquent elle était faible au dernier degré parmi les communautés auxquelles ces hommes appartenaient. — Chacune était prête, à chaque instant, à envahir le territoire de quelque autre, à y anéantir les droits delà personne et de propriété. Suivons-les plus avant. Nous trouvons les différences augmentant avec le développement de société, — coordination et subordination marchant du même pas avec l’augmentation de richesse et de population, jusqu’à ce qu’enfin apparaît sur la scène le corps sociétaire bien formé, avec Athènes pour capitale, pour tète, et Solon pour législateur. — Il exerce le pouvoir de co-organisation en donnant au peuple une constitution dans laquelle il est pourvu à la liberté d’une part, et de l’autre à la subordination, avec une sagesse supérieure à ce qu’on avait vu jusque-là dans le monde.

C’est pour avoir approché de l’ordre à un tel degré qu’Athènes occupe dans l’histoire un rang plus distingué qu’aucune autre communauté des temps anciens ou modernes. Ce premier pas, néanmoins, n’aurait dû être que le préliminaire d’un autre qui aurait conduit à l’interdépendance parmi toutes les petites communautés de la Grèce en masse, et à la subordination de chacune d’elles à un pouvoir central bien établi. Faute d’avoir poussé plus loin l’idée commencée, la Grèce devient le théâtre d’une guerre incessante ; et les différences disparaissent, — les communautés, libres naguère, se résolvent en masses de trafiquants et de soldats d’une part, et d’esclaves de l’autre.

Si nous comparons entre elles les deux politiques de Solon et de Lycurgue, nous trouvons que la tendance de la première a été de développer des facultés humaines et de produire des différences ; tandis que l’autre visait à limiter les occupations humaines et à prévenir les différences. Dans la première, l’interdépendance des diverses parties de la société, pendant près d’un siècle après Solon, fut une force constamment croissante, — qui stimula tout effort et produisit ce haut développement dont Athènes fut le théâtre. Dans l’autre, le système tendait dans la direction inverse. — Il anéantissait tout désir de distinction autre que celle qui s’acquérait par la force ou la fraude, et aboutissait à réduire la société en deux grandes classes : les grands propriétaires d’une part, et d’autre part les esclaves. Dans l’une des communautés, la subordination alla, pour un temps, se perfectionnant d’année en année. Dans l’autre, elle déclina à mesure que diminua le nombre des petits propriétaires, jusqu’à ce qu’enfin ils eurent tous disparu.

En traversant l’Adriatique, nous avons une reproduction de Sparte et non d’Athènes : — la fraude et la force, et non un développement d’interdépendance qui sont les bases de la puissance romaine. Ceux qui veulent s’ouvrir la route à la fortune doivent recourir au glaive et à lui seul. Aussi, l’histoire romaine ne nous présente-t-elle que la disparition graduée de ces différences parmi les hommes, sans lesquelles la perfection d’organisation sociétaire ne peut exister. L’Italie des premiers âges nous montre des cités nombreuses au sein de territoires qui sont la propriété des hommes qui les cultivent. L’Italie impériale, au contraire, n’offre à peu près qu’une cité qui fourmille de pauvres, de trafiquants et de banquiers, et que possèdent de grands propriétaires, qui font cultiver leurs lointains domaines par des esclaves. Il s’ensuit que l’histoire romaine, depuis l’époque dès Tarquins jusqu’à celle de Marius et de Sylla, dé Cicéron et de Catilina, d’Antoine et d’Octave, ne nous présente que développement de brutalité et d’insubordination d’une part, et de l’autre décadence du pouvoir de coordination, — le cerveau directeur s’affaiblissant à mesure que la terre se consolida et que la population tomba dans l’asservissement Étudiez cette histoire, vous y trouvez partout développement de tendance à séparer les consommateurs des producteurs, — à augmenter la proportion de la classe des intermédiaires, — à diminuer la demande de toute faculté humaine autre que celle que l’homme exerce en commun avec les animaux des champs, — la force brutale. Il en résulte que, tout vaste qu’ait été son empire, Rome n’a contribué que peu au fond général des arts et de la littérature, tandis que la petite Attique constitue le grand trésor auquel recourent ceux qui les aiment.

À la chute de l’empire et à la ruine générale des villes et cités, l’artisan et l’industriel disparaissent complètement. — La société se résout en ses éléments originels. — L’insubordination est universelle, — l’anarchie succède au peu d’ordre qui avait existé auparavant. Plus tard, nous trouvons Charlemagne engagé dans le travail de coordination, et cherchant à commander la subordination ; — il convoque des assemblées composées des diverses parties de la population, et il institue des lois que tous, grands et petits, sont tenus de respecter. À sa mort, le pouvoir de combinaison disparaît soudain, cédant la place à l’anarchie et à l’insubordination ; — le système féodal, tel qu’il exista en Allemagne et en France, reconnaissait pleinement le pouvoir du maître sur l’esclave, tandis qu’en pratique, il niait la nécessité de subordination de la part du maître lui-même. Ici nous avons une nouvelle dissolution de la société en ses éléments, avec une disparition ultérieure et plus complète des différences parmi les différentes parties. — Esclaves et nobles abondent, la force physique est la loi sous laquelle tout doit se courber[393]. La suite de l’histoire de France, nous l’avons déjà vu, nous montre un perpétuel effort pour établir la subordination avec des insuccès répétés, par la raison qu’on oubliait de s’attacher an développement d’une diversité d’emplois qui pût engendrer la demande pour les qualités dont la possession distingue l’homme véritable de la brute[394].

§ 3. — La subordination devient plus complète à mesure qu’augmente la concurrence pour l’achat du travail, — le travailleur gagnant alors en liberté. L’insubordination croissante suit l’accroissement de concurrence pour la vente du travail, — et le travailleur est de plus en plus asservi. Le premier cas est celui des pays qui se guident sur les principes de Colbert. L’autre est celui des pays qui adoptent les doctrines de l’école anglaise. Phénomènes que présentent l’Angleterre et les États-Unis.

Dans les autres parties de l’Europe, nous rencontrons l’insubordination en raison de l’absence de ces différences sans lesquelles la société ne peut acquérir sa forme naturelle, nul homme devenir libre, — par exemple en Angleterre à l’époque des Plantagenets, — en Écosse sous les Stuarts, — au Danemark, dans la période antérieure à Frédéric III, — et en Pologne jusqu’au jour du partage.

L’histoire de tous les pays nous apprend que, dans tout cas de civilisation progressive, à mesure que les facultés latentes de l’homme se sont développées, — que le pouvoir d’association s’est renforcé, — que l’homme est devenu davantage maître de la nature et de lui-même, — que la société a tendu à prendre sa forme naturelle, — que la concurrence pour l’octroi du travail a augmenté, — la subordination est devenue plus complète, et en même temps tous ont monté dans l’échelle de l’être, et le travailleur a gagné en liberté. Si nous examinons le mouvement des sociétés en déclin, nous trouvons l’inverse, — l’uniformité se substitue à la différence, — l’anarchie et l’insubordination prennent la place de l’ordre, — et le travailleur retombe dans l’asservissement. Nous voyons autour de nous que les hommes ont gagné en liberté dans tous les pays qui ont suivi la trace de Colbert ; — ainsi la terre s’est divisée, et le travailleur est devenu plus maître de la nature et de lui-même en France et dans tous les pays du centre et du nord de l’Europe, et s’est développée la tendance à ce respect pour les droits d’autrui, sans laquelle il ne peut exister de liberté réelle.

Notre regard, dirigé vers les pays qui suivent la trace ou reçoivent la direction de l’Angleterre, rencontre, en Irlande, une insubordination ayant pour conséquence une destruction de la vie, de la propriété, du bonheur, telle qu’on n’en avait vu nulle part ; à la Jamaïque, un état incessant de guerre entre l’esclave et son maître, qui aboutit à les ruiner tous les deux ; — en Turquie, disparition complète de l’organisation sociétaire ; — Mexique, une grande communauté qui marche vite à sa dissolution ; — dans l’Amérique espagnole, une série sans fin de guerres ayant pour objet de décider qui dirigera le mouvement sociétaire ; — dans l’Inde, une révolte avec une destruction incalculable de vie et de propriétés[395].

Venant à l’Angleterre elle-même, nous trouvons une guerre perpétuelle entre les classes : les capitalistes pensant, avec M. Huskisson, « que pour que le capital obtienne une rémunération convenable le travail doit être à bon marché, » et le travailleur protestant contre cette doctrine qui conduit à l’asservissement de ses enfants et de lui-même. Comme une conséquence viennent à chaque instant les « grèves » qui causent une grande perte à la communauté et finissent toujours par la défaite du travailleur. Le résultat est que la terre se consolide de plus en plus, que le petit propriétaire et le petit fabricant disparaissent de la scène, que le pouvoir d’association décline et que chaque année s’accroît la difficulté de diriger la machine sociétaire[396].

Aux États-Unis nous trouvons les deux conditions indiquées. Les vues de la partie Sud de l’Union tendent à une agriculture exclusive ; tandis que celles du Nord sont pour une industrie variée et un commerce actif. Dans la première, l’insubordination croissante se manifeste par une nécessité de faire passer des actes qui retirent, par degrés, les droits concédés naguère à l’esclave : dans l’autre, qui est, comme nous l’avons vu, entraînée sur la pente de l’Angleterre, l’insubordination croit journellement en même temps que la moralité diminue ainsi que le respect aux droits de la personne et de la propriété[397].

Tous les faits de l’histoire peuvent donc être invoqués à l’appui de la proposition : que l’organisation sociétaire se complète, la subordination se perfectionne, — et l’homme gagne en liberté, — en raison directe du rapprochement du consommateur et du producteur du développement d’une agriculture savante et de l’écart diminuant entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées.

§ 4. — Dans le monde physique et dans le monde social l’harmonie de mouvement, — l’interdépendance, — est un résultat de cette attraction locale qui maintient une parfaite indépendance. La subordination croit avec l’accroissement du pouvoir de libre direction personnelle et de protection. L’harmonie est un résultat de l’égale action de deux forces qui s’opposent l’une à l’autre. Elle naît dans tous les pays où l’action coordinatrice est en accord avec les principes de la science sociale.

Plus se complète le développement de différences parmi les hommes, plus se perfectionne le pouvoir de se diriger soi-même, plus se réalise leur interdépendance ; et plus il y a la tendance à l’harmonie dans les rapports sociaux et de respect mutuel de la part du travailleur et du capitaliste ; plus considérable sera la production, plus rapide la circulation, plus équitable la distribution, plus absolue la subordination et plus grande la tendance vers la liberté pour l’humanité entière. Moins cependant il y aura tendance à ce que se produisent ces freins positifs à l’augmentation de population sur lesquels compte M. Malthus et que le monde a dénommés : guerre, peste et famine.

La vérité de ceci est manifeste pour tous ceux qui voient dans l’homme pris individuellement le type de cet homme colossal auquel nous appliquons le nom de société, — et qui apprécient le fait qu’une même grande loi gouverne la matière sous toutes ses formes, soit systèmes de montagnes, soit communautés d’hommes. Dans tout notre système solaire, harmonie de mouvement — interdépendance — est un résultat de cette attraction locale qui assure une parfaite indépendance. C’est de même pour les nations : la tendance à la paix et harmonie parmi elles est en raison de leur interdépendance ; laquelle à son tour en raison directe de leur indépendance. De même que chez l’individu, le pouvoir d’association croit avec le développement d’individualité et que celui-ci marche avec le développement de l’habitude de combinaison, la tendance à l’action politique croit chez la communauté avec le développement de centres locaux et l’accroissement de leur indépendance, — et la subordination aux lois du droit et de justice parmi les nations croit avec l’accroissement du pouvoir de se diriger et de se protéger elles-mêmes. Il y a ici, comme partout dans la nature, action et réaction égales et contraires, — et l’harmonie résulte de l’équilibre parfait entre deux forces qui s’opposent l’une à l’autre.

C’est néanmoins l’inverse qu’on nous affirme dans les livres anglais. Ils nous enseignent que la paix universelle est de suivre un système qui vise à une centralisation de tout le pouvoir manufacturier du monde, — en dépouillant les diverses nations de toute aptitude à développer les pouvoirs latents tant de l’homme que de la terre, — en les parquant dans le labeur de gratter le sol et de l’expédier à des marchés lointains, ce qui arrête tout développement de l’agriculture. Sous ce système, l’interdépendance au sein de la société disparaît, en même temps qu’augmente la dépendance, avec tendance correspondante au développement d’insubordination et à ce que se produisent a les freins positifs » de l’école moderne. L’effort qui se poursuit aujourd’hui pour établir une centralisation trafiquante, — ce système prêché par l’école actuelle anglaise, — tend à amener un état de choses semblable à celui qu’a présenté la France à l’époque de la Jacquerie, l’Allemagne à l’époque de Jean de Leyde et ses anabaptistes, l’Angleterre à celle de Henri VIII, où 72.000 criminels furent pendus sous un seul règne ; en Hollande à l’époque de Fletcher, en Irlande dans lé siècle actuel, et dans l’Inde à ce moment même, — cet état de choses où l’insubordination a pour compagne une division de société en deux grandes forces : les très-riches et les très pauvres, le maître et l’esclave. C’est ainsi qu’il a donné naissance à la doctrine d’excès de population, qui n’est que celle de l’esclavage, de l’anarchie, de la ruine sociétaire, comme la condition finale de l’humanité, — et qu’il l’a présentée comme une conséquence de lois émanées d’un être tout sage et tout-puissant, qui pouvait, à sa volonté, instituer des lois en vertu desquelles liberté, ordre, paix et bonheur auraient été le lot de cette même humanité.

Que ces dernières lois ont été instituées, — que)e plan de la création n’est pas une déception, — qu’il n’est point souillé des erreurs qu’a signalées M. Malthus, — cela est prouvé par tous les faits que nous présentent les communautés du monde qui progressent, — l’habitude de paix entre les individus et les nations, augmentant par l’augmentation de population et l’accroissement du pouvoir de se diriger soi-même. Plus ce pouvoir se perfectionne, et plus il y a tendance au progrès. — Le misérable esclave de 1a nature cédant par degrés la place au maître de la nature, chez qui le développement du sentiment de responsabilité envers sa famille, son pays, son Créateur et lui-même, suit le développement du pouvoir de guider et de diriger les diverses forces placées sous son empira. Ce dernier s’accroît dans tous les pays où les énergies sociétaires, représentées par leurs centres coordinateurs, sont le mieux dirigées pour écarter les obstacles à l’association et la combinaison, et par conséquent plus en accord avec ces lois naturelles qui constituent la science sociale.


CHAPITRE LV.

DE LA SCIENCE SOCIALE.

§ 1. — Identité des lois physiques et sociales. L’harmonie, résultat universel de l’opération non entravée des lois naturelles. Identité des instérêts individuels et nationaux dans le monde entier.

Les simples lois qui régissent la matière sous toutes ses formes et qui sont communes à la science physique et à la science sociale, peuvent maintenant se résumer ainsi :

Toutes les molécules de la matière gravitent l’une vers l’autre, — l’attraction étant en raison directe de la masse et en raison inverse de la distance.

Toute matière est soumise à l’action des forces centripète et centrifuge : — l’une tendant à la production de centres locaux d’action, l’autre à la destruction de tels centres et à la production d’une grande masse centrale obéissant à une seule loi.

Plus il y a équilibre parfait entre ces forces opposées, plus uniforme et continu est le mouvement des différents corps, et plus harmonique est l’action du système dont ils font partie.

Plus l’action de ces forces est intense, plus s’accélère le mouvement et plus augmente la puissance.

Ce sont là les lois qui régissent les masses et les atomes ; mais il y a d’autres lois en vertu desquelles les masses se réduisent en atomes prêts à entrer en combinaison chimique l’un avec l’autre, — la tendance à combinaison étant en raison directe de l’individualisation parfaite des particules obtenues. Ces lois sont :

Que la chaleur produit mouvement et force, — le mouvement à son tour produisant chaleur et force.

Que plus il y a production de chaleur et de mouvement ; plus il y a tendance à l’accélération du mouvement et de la force.

Que plus il y a chaleur, plus il y a tendance à la décomposition des masses et à l’individualisation des particules dont elles sont composées ; — d’où suit aptitude pour elles d’entrer en combinaison chimique les unes avec les autres.

Que plus il y a tendance à l’individualisation, plus instantanée est la combinaison et plus grande la force obtenue.

Que plus il y a vitesse de mouvement, plus grande est la tendance de la matière à s’élever dans l’échelle de la forme, — en passant des formes grossières qui caractérisent le monde inorganique à celles du monde végétal et animal et se terminant à l’homme.

Qu’à chaque degré du progrès, il y a extension de la portée de la loi à laquelle la matière est soumise, accompagnée d’une augmentation du pouvoir de direction de soi-même, — la subordination et la liberté marchant constamment de concert avec l’organisation.

Que dans la série du progrès le dernier développement est l’homme, l’être à qui a été donné le pouvoir de se guider et se diriger lui-même et aussi la nature, — en même temps que sa soumission à toutes les lois ci-dessus est la plus complète.

En l’étudiant nous trouvons :

Que l’association avec ses semblables est une nécessité de son existence. — À cette condition seulement ces facultés, dont la possession le distingue de la bête des champs, peuvent se développer.

Que ses pouvoirs sont très-variés et susceptibles de combinaisons à l’infini. — Il n’y a pas en effet dans le monde deux individus complètement semblables.

Que le développement de ces facultés variées à l’infini dépend entièrement du pouvoir d’association et de combinaison.

Que l’association, à son tour, dépend du développement d’individualité.

Que l’individualité se développe en raison de la diversité des modes d’emploi, et de la diversité qui s’ensuit dans la demande qui est faite pour la production des pouvoirs humains.

Que plus la diversité s’accroît, plus s’accroît le pouvoir de l’homme pour dominer et diriger les grandes forces de la nature, plus augmente le nombre d’individus que peut nourrir un espace donné, et plus se perfectionne le développement des pouvoirs latents de l’homme ainsi que de la terre.

Que plus ce développement va se perfectionnant plus la chaleur gagne en intensité, le mouvement sociétaire en vitesse, et plus il y a de force produite.

Que plus augmentent ce mouvement et cette force, plus l’homme devient soumis aux grandes lois de la gravitation moléculaire, — les centres locaux l’attirent dans une direction, tandis que de grandes cités, centres du monde, l’attirent dans une autre.

Que mieux ces forces opposées se font équilibre, plus il y a tendance au développement d’individualités locales et à l’extension du pouvoir d’association dans tout l’intérieur de la communauté, — ce qui amène accroissement constant du pouvoir de production, accroissement de la valeur et de la liberté de l’homme, du capital, de l’équité dans le partage et de la tendance à l’harmonie et à la paix.

Que la loi, ainsi établie à l’égard des membres d’une communauté, fonctionne également à l’égard des communautés entre elles, — la tendance à la paix et à l’harmonie entre les États étant en raison directe du développement de leurs individualités respectives et de leur pouvoir de se protéger elles-mêmes.

Qu’il y a par conséquent une harmonie parfaite des intérêts privés et des intérêts nationaux, et que, à part toutes considération d’un ordre supérieur, nations et particuliers doivent trouver leur avantage à obéir à ce grand commandement qui exige des hommes de faire aux autres comme ils voudraient qu’il soit fait à eux-mêmes. — Que c’est la route à suivre, s’ils veulent s’assurer l’individualité et la liberté les plus parfaites, — le plus haut pouvoir d’association, — le plus large commandement des services de la nature — et la plus grande somme de richesse et de bonheur.

§ 2. — L’agriculture est, des industries de l’homme, la dernière à se développer. Le travailleur rural arrive le dernier à l’émancipation. La ténuité des instruments avec lesquels la nature accomplit ses plus grandes opérations est l’objet que l’on observe en dernier. Les avantages de la paix et de l’harmonie sont les derniers dont on ait la pleine appréciation. La science, l’interprète de la nature. Après avoir enregistré ses procédés, elle les accepte comme vrais. La science sociale traite des lois en vertu desquelles l’homme est mis en état d’acquérir pouvoir sur la nature et sur lui-même. L’étude attentive de ces lois fera comprendre à tous, depuis le fermier et l’ouvrier jusqu’au souverain et à l’homme d’État, les avantages recueillis de l’obéissance complète à ce grand précepte qui impose aux hommes de faire à autrui comme ils voudraient qu’il soit fait à eux-mêmes.

De toutes les industries de l’homme, la dernière à se développer est celle de l’agriculture. — De toutes les équités, la dernière à s’établir est celle entre la terre et l’homme, alors que celui-ci reconnaît que la première ne fait que prêter et ne donne pas, et que l’exactitude à rendre est la condition indispensable pour continuer et étendre le crédit. — De toutes les classes, la dernière à arriver à l’émancipation est celle des travailleurs ruraux. — De toutes les connaissances, celle qu’on acquiert en dernier, est la notion des instruments minimes avec lesquels la nature opère, lorsqu’elle se presse de produire ses plus grands effets. — C’est donc pleinement sa conformité avec tout ceci qu’une complète appréciation des avantages de l’harmonie de la paix et du respect des droits du prochain, — ainsi que de la nécessité d’un convenable exercice du pouvoir de coordination d’une part, accompagné de subordination d’autre part, — ne vient à l’homme qu’avec le développement de cette civilisation réelle qui suit, ou devrait suivre l’augmentation de population sur un espace donné, — cette augmentation étant nécessaire pour faciliter la combinaison et ainsi développer les divers pouvoirs de l’homme.

La science, nous l’avons dit, est l’interprète de la nature. Que s’enquiert avec respect : qu’est cela ? et comment se fait-il que cela soit[398] ? Elle écoute ce qui peut l’instruire. — Elle cherche la lumière. Elle frappe pour obtenir communication ; — son devoir étant accompli lorsqu’elle a enregistré les procédés de la nature et les a acceptés comme vrais. Cette branche, que l’on appelle science sociale, traite des lois qui régissent l’homme dans l’effort pour développer ses pouvoirs et par là obtenir domination complète sur les grandes forces de la nature, — tournant à chaque pas gagné, les batteries qu’il lui enlève contre elle-même, afin de compléter de plus en plus la conquête. L’objet des hommes qui enseignent cette science est d’indiquer les obstacles qui jusqu’à présent se sont opposés à un progrès ultérieur, et les moyens de les atténuer, si l’on ne peut les faire disparaître. L’étude attentive de ces lois apprendra :

Aux souverains, quo le maintien de la paix et le respect pour les droits d’autrui est la voie la plus certaine pour assurer puissance et influence aux communautés à la tête desquelles la fortune les a appelés.

Aux nations, que chaque usurpation sur les droits d’autrui a pour conséquence de diminuer leur pouvoir de se protéger elles-mêmes.

Aux législateurs, que leur devoir se borne à écarter les obsparmi la population dont les destinées leur ont été confiées : les plus importants de ces obstacles seraient ceux qui résulteraient de leur manque à reconnaître l’existence d’une harmonie parfaite entre les intérêts internationaux.

Aux capitalistes, qu’entre eux et ceux qu’ils emploient, il y a une parfaite harmonie d’intérêts réels et permanents.

Aux travailleurs, que mieux ils comprendront le respect des droits de propriété, et plus il y aura tendance à l’harmonie et la paix, plus rapide sera le développement du pouvoir de production, avec élévation correspondante de leur quote-part dans la quantité accrue des utilités produites.

Aux hommes libres, que la vraie liberté est incompatible avec les immixtions dans les droits des autres ; et que la subordination la plus parfaite est la voie qui conduit à l’harmonie, la paix et la liberté.

Aux avocats du libre-échange, que plus la production d’une communauté est variée, plus il y aura commerce domestique, et plus il y aura faculté pour entretenir commerce avec le monde.

Aux avocats des droits de la femme, que pour élever la condition du sexe, la direction à prendre est vers cette variété d’industrie qui puisse créer la demande pour toutes les qualités qui distinguent la femme.

Aux avocats de l'anti-esclavage, que la liberté vient avec cette diversité de professions qui a créé la demande pour tous les divers pouvoirs de l’homme ; et que l’esclavage est la conséquence nécessaire d’un système qui vise à une agriculture exclusive.

Aux disciples de malthus, que le Créateur a pourvu à des lois d’adaptation spontanée pour régler le mouvement de population, que le trésor de la nature n’a point de bornes, que la demande amène l’offre, et que le pouvoir de former la demande augmente avec le chiffre augmenté de l’humanité.

Aux philosophes, que la guerre, la peste, la famine résultent de la faute de l’homme et non des erreurs du Créateur, — le grand Être, à qui nous sommes redevables de l’existence n’ayant point institué des lois tendant à traverser les fins de la création de l’homme.

Aux réformateurs, que la nature travaille toujours lentement et sans bruit, lorsqu’elle désire que l’homme tire profit de son action, et que l’homme doit faire de même, — et qu’un des préceptes les plus sages est exprimé par ces deux simples paroles : festina lente[399].

Aux hommes d’état, que pouvoir et responsabilité marchent en se donnant la main, que leur action doit décider la grande question : si ceux dont les destinées ont été remises à leur soin progresseront dans la direction vers l’homme véritable, maître de la nature et de lui-même, on tomberont dans la condition du pur animal ayant {orme d’homme, duquel il est traité dans les livres Ricardo-Malthusiens ; et que leur négligence à se mettre en aptitude d’exercer convenablement le pouvoir à eux confié est un crime, des suites duquel ils auront à répondre à leurs concitoyens et à celui de qui dérive ce pouvoir.

Aux chrétiens, que le dogme fondamental du christianisme et de la science sociale est : Faites à autrui comme vous voudriez qu’il vous soit fait à vous-mêmes[400].


FIN DU TOME TROISIÈME ET DERNIER.


TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES
DANS LE TOME TROISIÈME ET DERNIER.



DE LÀ PRODUCTION ET DE LÀ CONSOMMATION.
§ 
1. — Chaque acte de consommation est aussi un acte de production, d’où il suit que l’une est la mesure de l’autre. 
 1
§ 
2. — Produire c’est approprier les forces de la nature au service de l’homme. Pour arriver à commander à la nature, l’homme doit se mettre d’abord en état de commander aux pouvoirs latents que lui-même possède. Identité des lois physiques et sociales. 
 4
§ 
3. — L’homme est l’objet final de toute production. La demande amène l’offre. Plus les hommes sont nombreux et plus augmente le pouvoir de combinaison, plus s’accroît la demande. 
 5
§ 
4. — La production s’accroît à mesure que décroît le pouvoir du trafiquant et de l’agent de transport. Cette décroissance est une conséquence de la diversité dans la demande pour les pouvoirs de l’homme. 
 7
§ 
5. — Le pouvoir-travail est l’utilité la plus périssable de toutes. Elle périt si la demande ne suit pas instantanément sa production. 
 9
§ 
6. — La déperdition de travail est une des conditions d’une société à sa naissance et d’une population disséminée. Erreurs de M. Malthus et de ses disciples. 
 13
§ 
7. — Salaire et pouvoir producteur de l’Angleterre à différentes époques. 
 16
§ 
8. — Salaire et production de la population de l’Ecosse dans le passé et au temps présent. 
 22
§ 
9. — Plus le mouvement sociétaire est continu et régulier, plus il résulte instantanéité de la demande et économie du travail. Cette continuité est la preuve d’une civilisation réelle. La diversité de professions est indispensable à son existence. Déperdition de pouvoir, et pauvreté qui s’ensuit chez toutes les nations exclusivement agricoles. 
 23
§ 
10. — La continuité dans la demande du travail et le développement de commerce se trouveront dans les pays où s*opérera le plus de rapprochement entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées. 
 27
§ 
11. — Plus la matière tend à revêtir sa forme la plus élevée, plus il s’ensuivra continuité et régularité dans le mouvement sociétaire, et économie de force. 
 28
§ 
12. — Erreurs des économistes modernes sur le travail productif et non productif. Tout travail est productif qui tend à mettre l’homme plus parfaitement en mesure d’approprier à son service les forces de la nature, — la richesse consistant dans l’existence de ce pouvoir d’appropriation. Plus s’accroît le pouvoir de l’homme sur la nature, plus est rapide le progrès d’accumulation. 
 29
DE L'ACCUMULATION.
§ 
1. — Le pouvoir d’accumulation dans le monde naturel et dans le monde social est en raison de la circulation. 
 33
§ 
2. — Le capital est l’instrument à l’aide duquel l’homme est en état d’approprier à son service les forces naturelles. Le pouvoir d’association s’accroît d’autant que l’homme acquiert plus d’empire sur l’instrument. Il décroît d’autant que l’instrument prend d’empire sur l’homme. 
 35
§ 
3. — La proportion du capital mobile, relativement au capital fixe, va décroissant — et cette décroissance est un signe de civilisation en progrès. Le commerce se développe avec ce changement relatif. 
 36
§ 
4. — La centralisation élève la proportion du capital mobile — et ce changement est un signe de civilisation en progrès. Exemples que fournit l’histoire. Augmentation du capital mobile dans tous les pays actuels de libre-échange. 
 39
§ 
5. — La proportion du capital fixe s’élève à mesure qu’il s’opère rapprochement entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées. — Elle s’abaisse avec l’écart entre ces prix. 
 44
§ 
6. — Erreurs des économistes modernes qui voient dans l’épargne la cause de l’accroissement du capital. 
 45
§ 
7. — Cet accroissement est dû à l’économie de l’effort humain. Cette économie résulte de la diversité d’emplois, qui est une conséquence de la combinaison d’action. Déperdition de pouvoir humain dans tous les pays qui se guident sur l’Angleterre. Résistance au système anglais et ses effets. 
 47
§ 
8. — Erreurs d’Adam Smith, au sujet de l’origine du capital. 
 53
§ 
9. — Inconséquences des économistes anglais. 
 56
§ 
10. — L’augmentation de capital suit le développement des centres locaux, avec accroissement constant du pouvoir de production, et de la vitesse de circulation. Sommaire des définitions données dans cet ouvrage. 
 59
DE LA CIRCULATION.
§ 
1. — La division de la terre est une conséquence de l’accroissement du pouvoir de combinaison parmi les hommes 
 61
§ 
2. — Faible circulation tant de la terre que de l’homme dans le premier âge d’une société. Le capital mobile est en forte proportion relativement au capital fixé 
 62
§ 
3. — La vitesse de circulation croît en raison directe de la tendance du capital à passer à l’état fixe et immobilier. Exemples fournis par l’histoire 
 64
§ 
4. — Plus la circulation s’accélère, plus s’accroît la tendance à la création de centres locaux, au développement d’individualité et à ce que la société prenne sa forme naturelle 
 67
§ 
5. — La circulation se ralentit quand la terre se consolide et quand s’élève la proportion du capital mobile. Phénomènes que présentent à l’observateur la Grèce, l’Italie et l’Espagne 
 68
§ 
6. — La circulation s’accélère d’autant que les emplois se diversifient et que la terre se divise 
 70
§ 
7. — Plus la propriété obtient sécurité, plus s’accroît la tendance à ce qu’elle se fixe et que la terre se divise. Phénomène social que présente la France 
 71
§ 
8. — Tendance de la politique anglaise à favoriser le développement des proportions du capital mobile aux dépens de celui qui est fixé. Ralentissement de circulation dans tous les pays soumis à cette politique 
 75
§ 
9. — La circulation s’accélère en raison de la tendance au rapprochement entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées. Cette tendance s’accroît dans tous les pays qui se guident d’après Colbert et la France ; elle décline dans tous ceux qui suivent les doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne 
 79
§ 
10. — Tendance du système colonial anglais à produire arrêt de circulation. Ses effets manifestés dans le passé et dans le présent des Etats-Unis 
 81
§ 
11. — Élévation dans les États-Unis de la proportion du capital mobile, et ralentissement de circulation qui en est résulté. Ils tombent de jour en jour davantage sous la dépendance de l’impulsion du trafiquant 
 88
§ 
12. — Plus la circulation s’accélère, plus il y a de force produite. Accroissement de force dans tous les pays qui suivent l’enseignement de Colbert ; déclin dans tous ceux qui adoptent les doctrines de l’école anglaise 
 89
§ 
13. — Désaccord entre Adam Smith et les économistes anglais modernes. L’un regarde le commerce comme le serviteur de l’agriculture, les autres visent à faire du trafic le maître du mouvement sociétaire 
 Ib.
§ 
14. — Plus la circulation s’accélère, plus l’équité règle la distribution. Identité des lois physique et sociale 
 92
DE LA DISTRIBUTION.
§ 
1. — Salaires, profits, intérêt. Large quote-part assignée an capital dans le premier âge des sociétés 
 96
§ 
2. — Le taux de quote-part du capitaliste baisse d’autant que le coût de reproduction diminue 
 98
§ 
3. — Loi générale de distribution. La part du travailleur augmente à la fois dans le taux de proportion et en quantité ; celle du capitaliste augmente en quantité et le taux de proportion diminue. Tendance de cette loi à produire l’égalité dans la condition de l’humanité. Son harmonie et sa beauté 
 Ib.
§ 
4. — Application universelle de la loi ci-exposée 
 101
§ 
5. — La quote-part du travail augmente à mesure qu’il s’opère rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées 
 103
§ 
6. — Cette tendance se rencontre dans toutes les contrées où les emplois se diversifient de plus en plus. L’inverse se rencontre dans tous les pays qui adoptent les doctrines de l’école anglaise 
 105
§ 
7. — Le capital s’accumule le plus vite là où le taux de profit est le plus bas. Ce taux s’abaisse en raison que l’effort du travail humain est de plus en plus économisé 
 106
§ 
8. — Tendance de la loi de distribution à produire l’harmonie et la paix entre les sociétés de la terre 
 107
§ 
9. — Les économistes anglais prétendent que le capital augmente le plus vite alors que, et là où, le taux de profit est le plus élevé 
 109
§ 
10. — Effet qu’exerce sur le taux d’intérêt la quantité d’espèces métalliques. Erreurs de M. Hume 
 112
§ 
11. — Vues erronées d’Adam Smith au sujet de la loi naturelle qui règle le prix à payer pour l’usage de l’argent 
 114
§ 
12. — Absence de logique dans les doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne 
 115
§ 
13. — La valeur de l’homme s’élève à mesure que baisse le taux de profit, d’intérêt et de rente 
 117
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — De la rente de la terre. Large quote-part du propriétaire au début de la culture. Cette quote-part diminue à mesure que le travail devient plus productif ; mais le montant de la rente augmente. La part du travailleur augmente pour le taux de quote-part, et beaucoup en quantité. Et tous les deux ont profit à l’accroissement du pouvoir de commander les services de la nature 
 119
§ 
2. — Théorie de M. Ricardo sur la rente. Il enseigne l’inverse : que la part du propriétaire augmente à mesure que le travail agricole devient moins productif. 
 122
§ 
3. — Cette théorie repose sur l’assertion erronée que la culture s’attaque d’abord aux sols riches, et que le travail devient moins productif à mesure que les hommes se multiplient et que s’accroit leur pouvoir. L’inverse est prouvé par tous les faits de l’histoire. 
 124
§ 
4. — Erreur de M. Ricardo au sujet de l’origine de la rente. Une rente telle qu’il l’indique n’a jamais été, ou ne peut être payée. 
 130
§ 
5. — L’esclavage final de l’homme est la tendance nature de la théorie Ricardo-Malthusienne, qui élève la rente à mesure que le travail devient moins productif. Cette théorie comparée avec les faits. 
 132
§ 
6. — Simplicité et vérité universelle des lois naturelles. Complication et fausseté de celles de M. Ricardo. 
 138
§ 
7. — Assertion de M. Ricardo : que les améliorations de culture retardent l’élévation de la rente. Autre assertion : que la diminution de l’approvisionnement de subsistances et la pauvreté croissante du travailleur favorisent les intérêts du propriétaire. Les faits et les théories les démentent tous deux. 
 140
§ 
8. — La théorie de M. Ricardo est une théorie de discorde universelle. Ses inconséquences, et sa tendance à produire la guerre entre les classes et les nations. Harmonies et beauté des lois véritables. 
 142
§ 
9. — Le taux de quote-part du capitaliste baisse et celui du travailleur s’élève à mesure que la circulation s’élève. Exemples fournis par l’histoire. 
 143
§ 
10. — Plus la circulation s’accélère, plus il y a tendance à la liberté parmi la population, et à la puissance de l’État. 
 148
§ 
11. — La théorie de distribution de M. Ricardo repose sur l’assertion d’un fait imaginaire. Ses successeurs continuent à soutenir cette théorie, bien que le fait se soit dissipé. Inconséquences des économistes modernes. 
 Ib.
§ 
12. — Tentative pour maintenir la théorie à l’aide d’une suspension imaginaire des grandes lois naturelles. 
 154
§ 
13. — Tendances révolutionnaires du système. La guerre entre nations, la discorde parmi les individus croissent à mesure que croit le monopole de la terre. Ce monopole est une conséquence nécessaire de la politique anglaise. A chaque pas dans cette voie, la population souffre de plus en plus dans la distribution entre elle et l’État. 
 156
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — De la distribution entre la population et l’État. On obtient peu de sécurité, au prix de contributions énormes, dans le premier âge d’une société. A mesure qu’il se forme diversité d’emplois, et que les hommes sont en état de combiner ensemble, la sécurité s’accroît et s’obtient à moins de frais. 
 160
§ 
2. — La taxation est nécessairement indirecte à cette époque. Cette nécessité diminue à mesure que s’élève la proportion de propriété fixée, relativement à celle qui est mobile. 
 163
§ 
3. — Le commerce tend à devenir plus libre à mesure que s’abaisse la proportion de propriété mobile, relativement à la propriété fixée. Phénomène que présente à étudier la France et les États-Unis. 
 164
§ 
4. — La tendance à ce que la taxation prenne davantage le caractère indirect atteste une civilisation qui décline. Phénomène que présentent à ce sujet la Grèce et Rome. 
 167
§ 
5. — Taxation indirecte de la Hollande, de la Turquie, de la Sicile, et d’autres pays qui vont tombant de plus en plus sous la dépendance du trafiquant. 
 169
§ 
6. — Substitution de la taxe indirecte à la directe dans la Grande-Bretagne. 
 173
§ 
7. — C’est en définitive le travail et la terre qui payent toutes les contributions pour l’entretien du gouvernement. Plus elles s’adressent à eux directement, plus s’allège le poids de la taxation. 
 175
§ 
8. — Les taxes anglaises sont en définitive payées par la terre et le travail des différents pays qui fournissent les matières premières que consomment les ateliers anglais. Épuisement qui en résulte pour ces contrées. 
 177
§ 
9. — Système de revenu des États-Unis. Les pays où la taxation directe tend à se substituer à l’indirecte sont ceux qui se sont protégés contre le système anglais. Négligence des États-Unis sous ce rapport. 
 181
§ 
10. — Plus la taxation est directe moindre est sa proportion relativement à la production. 
 182
§ 
11. — Système de revenu de l’Europe du nord et du centre. Tendance à la taxation directe. 
 183
§ 
12. — Plus s’accélère la circulation, moins il y a pouvoir d’exercer intervention dans le commerce, au moyen de taxes indirectes, et plus il y a tendance à ce que s’améliore la condition de l’homme. 
 185
§ 
13. — Pourquoi ne pas abolir d’un seul coup toute taxation indirecte ? Parce que le pouvoir de taxation directe étant une preuve de cette haute civilisation qui est marquée par le rapprochement des prix des denrées premières et des utilités achevées, — ne peut être exercée dans aucun pays qui n’y ait été préparé par la condition de voisinage immédiat du consommateur et du producteur. 
 188
§ 
14. — Plus se perfectionne le pouvoir de s’adresser directement à la terre et au travail du pays, plus augmente la puissance de l’État. 
 191
§ 
15. — Préférence des économistes anglais pour la taxation indirecte. 
 192
§ 
16. — Grand désaccord entre les doctrines des modernes économistes et celles d’Adam Smith. 
 195
§ 
17. — La protection vise à augmenter la valeur de la terre et du travail, et par là à créer le pouvoir de taxation directe. Les interventions dans le commerce pour la seule fin de revenus publics visent à perpétuer la taxation indirecte. La première tend à la concentration et à la liberté. Les dernières tendent à la centralisation et à propager l’esclavage parmi l’humanité. 
 196
DE LA CONCENTRATION ET DE LA CENTRALISATION.
§ 
1. — La concentration tend à développer les facultés individuelles, à augmenter le pouvoir d’association et à favoriser le commerce. 
 199
§ 
2. — Doctrines d’Adam Smith au sujet de la concentration et de la centralisation. 
 203
§ 
3. — Plus la circulation s’accélère, plus il y a tendance à la concentration, l’harmonie et la paix. 
 205
§ 
4. — La centralisation tend à diminuer à mesure que la terre et le travail gagnent en valeur. 
 207
§ 
5. — La centralisation croît à mesure que s’accroît le pouvoir du trafiquant. 
 209
§ 
6. — De toutes les oppressions, il n’y en a pas de comparable à celle de la centralisation trafiquante. 
 211
§ 
7. — Tendances centralisantes du système anglais. 
 213
§ 
8. — En théorie, le système américain est celui de concentration et d’action locale. La pratique du gouvernement est celle de centralisation. 
 214
§ 
9. — La concentration tend à créer le pouvoir de taxation directe, la centralisation tend à la guerre et à la taxation indirecte. 
 216
§ 
10. — Comment la concentration accélère la circulation. La centralisation tend à l’effet contraire. 
 218
§ 
11. — L’absentéisme du capitaliste et l’augmentation de concurrence pour la vente du travail sont les conséquences nécessaires de la centralisation. 
 222
DE LA CONCURRENCE.
§ 
1. — Lorsque manque la concurrence pour l’achat du pouvoir-travail, le travailleur devient esclave. Ce pouvoir est la seule utilité qui ne puisse se conserver, même pour un instant, au-delà de celui de sa production. 
 224
§ 
2. — Plus il y a concurrence pour l’achat du travail, plus la circulation s’accélère, plus la production augmente et plus se développe le pouvoir d’accumulation. 
 225
§ 
3. — La concurrence pour l’achat du travail tend à la liberté ; la concurrence pour sa vente est le désir du trafiquant. 
 226
§ 
4. — La centralisation trafiquante tend à produire concurrence pour la vente des denrées premières et du travail. Elle est par conséquent contraire à ce que l’homme et la terre gagnent en valeur. L’arrêt de circulation est le mode qui produit l’effet désiré. Comment la centralisation opère dans les contrées de libre-échange. 
 229
§ 
5. — Effet de la centralisation négociante sur la condition du peuple anglais. 
 233
§ 
6. — Comment la protection produit concurrence pour l’achat du travail. Le système du libre-échange vise à produire concurrence pour sa vente. Résultat de l’expérience américaine. 
 237
§ 
7. — Accroissement de concurrence pour la vente des denrées premières dans tous les pays exclusivement agricoles. Accroissement de concurrence pour leur achat dans les pays protégés de l’Europe. 
 239
§ 
8. — La centralisation trafiquante détériore la condition des travailleurs du monde entier. Nécessité de lui résister. 
 240
§ 
9. — La liberté de commerce s’accroit dans les pays qui ont adopté des mesures de protection contre le système anglais. 
 242
§ 
10. — Harmonie des intérêts réels de l’humanité entière. Toutes les nations ont intérêt à adopter des mesures tendantes à la concurrence pour l’achat des matières premières et du travail. 
 243
§ 
11. — Les deux sociétés qui prétendent marcher en tête pour la cause de la liberté prennent des mesures qui tendent à produire concurrence pour la vente du travail, — et par là elles propagent l’esclavage. Les pays absolutistes d’Europe, au contraire, prennent des mesures qui tendent à la concurrence pour son achat, — et par là ils propagent la liberté. 
 244
§ 
12 — La concurrence pour l’appropriation des services de la nature élève la valeur de l’homme et de la terre. 
 246
§ 
13. — La concurrence pour l’achat du travail introduit la demande pour les facultés supérieures de l’homme et élève ainsi le type de l’homme. La concurrence pour sa vente produit l’effet inverse. 
 Ib.
§ 
14. — La concurrence pour l’achat du travail tend à donner à la coutume force de loi en faveur du travailleur. La concurrence pour sa vente tend à anéantir les droits coutumiers en faveur du capitaliste. La première augmente dans tous les pays qui sont protégés contre la centralisation trafiquante ; l’autre augmente dans tous ceux qui y sont soumis. Dans les uns la circulation sociétaire s’accélère ; dans les autres elle se ralentit et la maladie de l’excès de population s’accroît. 
 249
DE LA POPULATION.
§ 
1. — Pour soumettre la terre, il faut que l’homme croisse et multiplie. La tendance à prendre les formes diverses de la vie se trouve la plus forte au plus bas degré d’organisation. Fécondité et développement sont en raison inverse l’une de l’autre. L’homme étant le plus haut degré de développement doit donc être très-long à croître. Temps nécessaire pour que la population double. Quelque long qu’il soit, si la tendance procréative est une quantité fixe et donnée, toujours prête à être excitée à l’action, le jour doit arriver où la place manquerait pour la population. En est-il ainsi ? se peut-il que le Créateur ait soumis l’homme à des lois en vertu desquelles il devienne l’esclave de la nature et de ses semblables ? 
 255
§ 
2. — La science physique atteste que l’ordre, l’harmonie et l’adaptation réciproque régissent tous les règnes qu’elle a encore explorés. Les économistes modernes ont pris des faits pour des lois. Les lois sont règles permanentes, uniformes et universelles dans leur action. La théorie de M. Malthus manque de tous ces caractères. La fonction procréatrice, en commun avec toutes les autres, est placée sous la loi de circonstances et de conditions. La loi de la vie humaine doit être en harmonie avec le dessein du Créateur. La guerre et la pestilence sont-elles nécessaires pour corriger les erreurs du Créateur, ou le Créateur a-t-il, à la tendance à procréer, adapté les moyens de corriger la faute de l’homme ? Il n’y a pas dans la nature d’exemple que les lois du sujet rompent l’harmonie du. plan de la création. Ce n’est pas l’ordre divin, mais le désordre de l’homme qui limite sa vie sur la terre dans la période d’utilité et de jouissance. 
 258
§ 
3. — Le pouvoir de progresser est en raison de la dissemblance des parties et de la perfection d’organisation. L’homme est donc l’être le plus susceptible d’évolutions, — passant de l’état de pure animalité à l’état de l’homme véritable, responsable vis-à-vis de sa famille, de ses semblables et de son Créateur. La responsabilité croit avec l’augmentation du pouvoir d’association et avec la division de la terre. 
 266
§ 
4. — L’accroissement de population modifié par le développement de ce sentiment de responsabilité qui vient avec la propriété de la terre. Faits que présentent à l’observation les pays du centre et du nord de l’Europe. — Ceux où les emplois vont se diversifiant de plus en plus, et où s’opère le rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées. 
 269
§ 
5. — Phénomènes que présentent les pays exclusivement agricoles, — ceux qui prennent l’Angleterre pour guide. Imprévoyance et pauvreté. Conséquences de l’absence de diversité dans les modes d’emploi, et de la consolidation de la terre. Adaptation du pouvoir procréateur aux circonstances dans lesquelles une société se trouve placée. 
 275
§ 
6. — La consolidation de la terre et la maladie d’excès de population sont conséquences nécessaires de la politique qui vise à avilir le prix du travail et des denrées premières de la terre. Le système anglais tend à produire ces effets. Ses résultats tels qu’ils se manifestent dans la condition du peuple anglais. 
 281
§ 
7. — La vie du pionnier favorable à l’accroissement de population. Le système américain, ici comme ailleurs, est un système d’anomalies, — la localisation est la théorie, et la centralisation est la pratique. Effets manifestés dans la durée de la vie. 
 287
§ 
8. — La fonction reproductive n’est pas une quantité constante. Elle s’adapte aux différentes conditions de race. Preuve qu’il existe dans la nature harmonie entre le taux de procréation et les subsistances. Prédominance générale des fonctions de nutrition et sexuelles. Antagonisme des instincts animaux et des facultés supérieures. Opposition spéciale entre les fonctions nerveuses et sexuelles. Fécondité chez les êtres sans valeur d’une civilisation imparfaite. Infécondité chez les tribus de chasseurs. Activité des freins intellectuels à la procréation. Les pouvoirs cérébral et générateur chez l’homme mûrissent ensemble. Fécondité en raison inverse de l’organisation. Faits que fournit la physiologie. Pouvoir cérébral de la femme affaibli par la fonction utérine. Effets divers des diverses qualités mentales et morales. Rapport de la fécondité à la mortalité. Une loi de population s’adaptant d’elle-même assure l’harmonie entre l’augmentation de population et celle des subsistances. Changements futurs dans le rapport de procréation tendant à développer le plus haut bien-être de la race. 
 290
§ 
9. — Dans le monde physique les effets les plus importants sont dus à l’action lente mais continue d’agens minimes et presque imperceptibles. — L’insecte corail opère des révolutions qui sont durables, tandis que l’éléphant ne laisse pas derrière lui trace de son existence. Il en est ainsi dans le monde social. — Le Créateur y a pourvu à un ensemble de tels instruments pour que s’accomplissent les fins de la création de l’homme. La guerre, la pestilence et la famine ne sont nullement nécessaires. La théorie d’excès de population n’est qu’une tentative d’expliquer les conséquences de l’erreur de l’homme par une erreur supposée de la part du Créateur de l’homme. 
 304
§ 
10. — L’harmonie dans le monde social comme dans le monde physique résulte de l’action égale de deux forces qui s’opposent l’une à l’autre. Plus l’équilibre est parfait, plus il y a tendance au développement de l’homme véritable et à l’harmonie entre les demandes qu’on adresse à la terre et son pouvoir d’y satisfaire. 
 307
DES SUBSISTANCES ET DE LA POPULATION.
§ 
1. — La population tire ses subsistances des sols riches — la dépopulation ramène aux sols pauvres. La régularité croissante dans l’approvisionnement des nécessités de la vie, conséquence de la demande croissante d’une population qui croît en nombre et en pouvoir. Une moindre déperdition de force humaine résulte de l’approvisionnement plus abondant des subsistances. 
 309
§ 
2. — Substitution de la nourriture végétale au régime animal. Elle fait que l’action de l’homme sur la nature devient plus directe, — moins de frottement et augmentation de pouvoir. 
 312
§ 
3. — Substitutions analogues en ce qui regarde d’autres besoins de l’homme. Le règne minéral coopère aussi à rendre l’homme moins dépendant du règne animal. — Chacune de ces substitutions est accompagnée d’une diminution dans la demande de force musculaire de l’homme et dans la quantité d’aliment nécessaire pour réparer la perte journalière. L’homme gagne en valeur à chaque pas du progrès dans cette direction. 
 313
§ 
4. — Tendance des animaux inférieurs à disparaître. Diminution qui s’ensuit dans l’approvisionnement d’acide carbonique — L’accroissement de demande pour cet acide suit l’extension de la culture. Nécessité qui en résulte pour que la population augmente. Merveilleuse beauté des arrangements naturels. 
 315
§ 
5. — Pour tirer parti de ces arrangements, l’homme doit se conformer à cette loi de nature qui demande que consommateur et producteur aient place l’un auprès de l’autre. — Augmentation de l’approvisionnement de toutes les nécessités de la vie dans les pays qui obéissent à cette loi. La population exerce pression sur les subsistances dans les pays où elle est violée. 
 317
§ 
6. — Augmentation rapide dans l’approvisionnement de subsistances pour la population des États-Unis, alors qu’ils ont obéi à cette loi. 
 318
§ 
7. — Désastreux effets de la politique anglaise ; elle est la cause de l’épuisement des contrées qui se guident d’après ses économistes. Tendance chez toutes à la centralisation, à l’esclavage, à la mort sociale. 
 319
§ 
8. — Simplicité et beauté des lois qui règlent la demande et l’offre des subsistances. Parfaite harmonie dans la nature de l’adaptation des moyens aux fins. 
 322
DE LA COLONISATION.
§ 
1. — Colonisation primitive. — La tendance à croître accompagnée d’une tendance à s’épandre, tant dans le monde social que dans le règne végétal. Attraction locale et centrale. 
 325
§ 
2. — La nature va ajoutant perfection à perfection depuis les pôles jusqu’aux tropiques. Les plus riches sols du monde encore inoccupés, — la nature y étant toute puissante. Par l’accroissement de population et de richesse, l’homme est mis en état de tourner contre elle ses propres forces à mesure qu’il les conquiert, — passant ainsi par une marche continue d’un triomphe à un autre, et soumettant les sols les plus fertiles. 
 328
§ 
3. — L’industrie manufacturière précède toujours et jamais ne suit la création d’une agriculture réelle. Le pays qui exporte son sol sous forme de denrées premières doit finir par exporter les hommes. Plus est parfait l’équilibre des forces qui s’opposent l’une à l’autre » plus s’accroît le pouvoir de cultiver les sols riches. La centralisation trafiquante tend à ruiner les centres locaux, à épuiser le sol, à détruire la valeur de la terre et de l’homme. La protection a pour objet d’établir la contre-attraction. 
 331
§ 
4. — Politique versatile des États-Unis. Tendance générale à l’épuisement du sol et à produire nécessité d’émigration. Affaiblissement du pouvoir d’entretenir l’attraction des centres locaux. Erreurs des enseigneurs Ricardo-Malthusiens. Le pouvoir d’association décline dans l’Union. 
 335
§ 
5. — L’erreur dans une société tend à produire l’erreur dans toutes. Les guerres de l’Angleterre contre les manufactures des autres nations, tendent à produire l’esclavage au dehors et chez elle. Émigration extraordinaire des îles anglaises. 
 340
§ 
6. — Tendance à l’excès de population et à une nécessité d’émigration en raison directe de l’écart entre les prix des denrées premières et des nécessités achevées. La politique anglaise tend à augmenter cet écart. Les pays qui se guident sur l’Angleterre sont ceux qui fournissent les faits dont on s’est servi pour démontrer la théorie Malthusienne. 
 344
DE LA THÉORIE MALTHUSIENNE.
§ 
1. — Tendance constante, selon M. Malthus, dans toute la vie animée à multiplier au-delà de la subsistance préparée pour elle. Les faits cependant prouvent que l’offre est partout une conséquence de la demande ; — la quantité de subsistance préparée pour les êtres de toute sorte est illimitée en pratique. L’accroissement en nombre et en pouvoir est suivi de l’accroissement d’aptitude à faire la demande, comme on le voit chez toutes les nations en progrès. Les lois de nature justifient à l’homme les voies de Dieu 
 347
§ 
2. — La misère et le vice attribués à l’insuffisance des pouvoirs de la terre pour fournir à la population croissante. Ne peut-on pas au contraire les attribuer à ce que l’homme manque lui-même à se rendre apte à adresser des demandes à la terre ? Les faits de l’histoire attestent que la difficulté provient de l’homme lui-même et non des erreurs du Créateur 
 351
§ 
3. — M. Malthus donne des faits et appelle cela une science. La science demande des principes, — elle pose des questions : pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Insuccès de M. Malthus pour établir « une grande casse » des divers faits observés. La cause et l’effet changent constamment de rôle dans son livre. Son principe de population est une pure forme de mots pour indiquer l’existence d’un fait purement imaginaire 
 352
§ 
4. — Son grand et universel remède pour la maladie d’excès de population. Inapplicable dans les cas qu’il décrit. La prudence et la prévoyance recommandées par des écrivains qui débutent par détruire, chez leurs lecteurs, tout sentiment d’espoir dans l’avenir. Caractère dommageable de l’enseignement de l’école Malthusienne. La véritable contrainte morale vient avec le développement d’individualité qui résulte de la diversité dans la demande pour les pouvoirs humains. Le système anglais tend à empêcher ce développement et produit ainsi la maladie décrite par M. Malthus 
 359
§ 
5. — La responsabilité croît avec l’accroissement des dons que l’homme tient de Dieu. Le pauvre travailleur, l’esclave des circonstances est pourtant tenu responsable de ses actes. Tendance de la doctrine Malthusienne à décharger le riche et le puissant du fardeau de responsabilité pour le jeter sur le pauvre, le faible et l’homme sans lumières 
 363
§ 
6. — Plus le consommateur est proche du producteur, plus la production augmente, plus la distribution est équitable, et plus il y a de tendance au sentiment de responsabilité chez le pauvre et chez le riche. L’imprévoyance augmente d’autant que le producteur et le consommateur sont plus séparés. — L’école anglaise a été égarée par des faits qui sont la conséquence des erreurs de la politique anglaise. Caractère anti-chrétien de la théorie Malthusienne 
 365
DU COMMERCE.
§ 
1. — Relations des sexes. La femme est esclave de l’homme dans l’âge primitif de société. Sa condition s’améliore à mesure qu’augmentent la population et la richesse et que l’homme véritable se développe davantage. Plus s’accélère la circulation sociétaire et plus il y a tendance à la création d’une agriculture éclairée, plus le sexe tend à occuper sa véritable position. 
 367
§ 
2. — Condition de la femme en Grèce, en Italie, en France, à différentes époques. La centralisation tend à rendre pire cette condition. Phénomènes observés dans le centre et le nord de l’Europe. La femme monte dans l’échelle sociale à mesure que la terre se divise et que l’homme gagne en liberté. 
 370
§ 
3. — Les femmes saxonnes vendues comme esclaves. Amélioration générale dans la condition de la femme en Angleterre. Perte des droits de propriété que leur assurait l’ancienne législation anglaise. Détérioration de la condition du sexe, dans tous les pays qui se guident sur l’Angleterre. 
 374
§ 
4. — Comment la centralisation trafiquante influe sur la condition des femmes anglaises. Accroissement de concurrence pour la vente du travail de la femme. Abaissement de salaires qui en est la suite et nécessité de recourir à la prostitution. La protection tend à produire concurrence pour l’achat du travail — à l’avantage du sexe dans le monde entier. 
 377
§ 
5. — Étonnants contrastes que présente la condition du sexe dans les différentes parties de l’Union américaine. La théorie du gouvernement est favorable à la création des centres locaux et à placer haut le sexe. La pratique qui tend vers la centralisation y est contraire, de là rapide augmentation de criminalité féminine et de prostitution. 
 383
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — Relations de famille. Faiblesse des liens de famille dans le premier âge de société. Responsabilité, à la fois chez le père et le fils, croit en raison que croit la diversité d’emplois — avec la division de la terre — et le rapprochement des consommateurs et des producteurs. 
 387
§ 
2. — Éducation dans le centre et le nord de l’Europe. Développement du sentiment de responsabilité au sujet de l’éducation de la jeunesse, tel qu’il se manifeste dans ces pays où les emplois vont s6 diversifiant de plus en plus. 
 389
§ 
3. — L’inverse manifesté dans ceux qui se guident sur l’Angleterre — et où les emplois sont de moins en moins diversifiés. Condition des enfants anglais. Manque à pourvoir à l’éducation générale. Infanticide. Les enfants regardés comme de simples outils à l’usage du trafic. Contraste à ces faits présentés par la condition des enfants du nord et du centre de l’Europe. Tendances désastreuses de la politique anglaise. Elle a nécessité en conséquence une théorie de l’excès de population. 
 392
§ 
4. — Pour que l’éducation donnée dans les écoles devienne utile, il faut qu’existe la demande pour les facultés qui y sont développées. Pour qu’existe cette demande, il faut nécessairement la diversité dans les modes d’emploi. Pour l’existence de celle-ci, il est besoin de l’exercice du pouvoir de l’État. 
 399
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — Commerce de l’État. Solidarité de la race humaine. Double nature de l’homme. Correspondance entre la structure et les fonctions de l’homme individuel et l’aggrégat-homme qu’on nomme société. Fonction coordinatrice du cerveau, son pouvoir limité par la liberté nécessaire des organes pris individuellement. Divers degrés de subordination des parties. Freins et balance du système ; ils correspondent à ceux du gouvernement civil. La nécessité de l’exercice du pouvoir coordinateur augmente chez les individus et dans les sociétés, en proportion que l’organisation devient de plus en plus complète. Centres locaux des systèmes physique et social. Pouvoir et devoir du cerveau. Ils correspondent à ceux du gouvernement civil. Gouvernement parmi des spontanéités. Ordre et liberté combinés et assurés. Système gradué et fédéral de gouvernement dans le corps humain, analogue à l’organisation politique de ce corps social qui constitue les États-Unis. 
 403
§ 
2. — La science sociale se ramifie en économie politique. L’une traite des lois et l’autre des mesures pour assurer à ces lois leur plein effet. Rapport de la science avec l’art tel que l’établit M. Comte. Nécessité pour l’exercice du pouvoir de coordination. Devoirs à remplir envers le corps social ; ils sont les mêmes que ceux qui, dans le monde physique, sont assignés au cerveau. Plus la coordination est parfaite, et plus, dans les deux cas, toutes les parties atteignent développement complet et plus s’harmonise l’action du tout. Tendance à la création de centres locaux. Plus est parfait l’équilibre des deux forces opposées, plus il y a tendance à la liberté humaine. Le devoir du pouvoir coordinateur se borne à écarter les obstacles à l’association. 
 411
§ 
3. — Tendance universelle à l’association. Compagnies d’actionnaires. Actes d’incorporation. Limitation de responsabilité. Analogie de l’action sociétaire avec les lois naturelles instituées pour le gouvernement de l’homme. Monopoles. Premiers exemples chez les Grecs et les Romains de corporations pour des fins politiques et de commerce. Limitation de responsabilité sous l’empire romain. Devant la centralisation croissante et la civilisation en déclin, la limitation disparaît. Il s’ensuit la disparition des gouvernements locaux et puis la ruine de l’empire. Renaissance graduée d’institutions locales. Influence de leur réapparition pour faciliter le commerce, favoriser le développement d’individualité, aider au rétablissement d’un gouvernement régulier. L’importance et la diversité des corporations est un caractère distinctif de la politique civile américaine. L’organisation est une nécessité de l’association. Le mouvement sociétaire s’accélère à mesure que le pouvoir de combinaison se complète davantage. Le pouvoir du trafiquant décline à mesure que les hommes sont de plus en plus aptes à s’associer. Acheter et vendre sont deux intérêts hostiles en arrêt, — excluant toute idée d’harmonie et d’équité. L’harmonie naît alors que le consommateur et le producteur prennent place l’un auprès de l’autre, — c’est au contraire la discorde qui grandit alors qu’ils sont de plus en plus séparés. 
 418
§ 
4. — Colbert et sa politique. Sa pleine appréciation de la nécessité de l’exercice par l’État du pouvoir coordinateur. Hume, sur la nécessité de conserver avec soin les manufactures d’une nation. Adam Smith ne recommande pas l’adoption du système laisser faire. Say, Rossi, Mill et autres, sur les devoirs d’un gouvernement par rapport à la diversification des industries dans lesquelles la population est engagée. 
 427
§ 
5. — M. Chevalier. Il approuve le système protecteur. Les gouvernements étant dans certaines limites la personnification des nations, ils ne font qu’accomplir un devoir positif lorsqu’ils favorisent l’entrée en possession de toutes les branches d’industrie dont l’acquisition est autorisée par la nature des choses. Il prétend que l’agriculture française a cessé d’être protégée. L’assertion manque d’exactitude. Justesse de ses vues au sujet de la faible production de l’agriculture américaine. Lourde taxation sur les fermiers américains ; celle sur les fermiers de France est légère en comparaison. Ces derniers jouissent d’un commerce libre en comparaison avec les restrictions qui gênent les autres. Causes de ces différences. 
 433
§ 
6. — Le monde gouverné par des mots, — des phrases vides de sens deviennent les objets d’un culte de mois. Tyrannie des gouvernements dont la théorie est celle du laisser faire. Ces gouvernements oppresseurs, en raison qu’ils manquent à exercer le& pouvoirs de coordination. Erreurs des économistes modernes. Un communisme colossal, conséquence du système anglais. Importation réelle de la doctrine du laisser faire. La nécessité pour l’exercice du pouvoir coordinateur croit en raison de l’augmentation de population et de richesse. Plus se perfectionne le pouvoir d’association dans l’État, plus augmente la faculté pour son peuple de contribuer au commerce du monde. 
 439
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — Commerce du monde. Dans les sociétés, comme chez l’homme individuel, le pouvoir d’entretenir commerce est en raison de leur développement. — Il se complète à mesure que le pouvoir de coordination est exercé avec plus de prudence. 
 451
§ 
2. — Les corps organiques s’accroissent à l’intérieur. La matière brute ne s’accroît que par aggrégation. Plus se perfectionne le développement des facultés humaines, plus s’élève le caractère de l’organisation sociétaire et plus se complète la self-dépendance, la faculté de compter sur soi-même. C’est le contraire qui se voit dans toutes les sociétés exclusivement agricoles. 
 452
§ 
3. — Le pouvoir d’entretenir commerce à l’extérieur augmente à mesure que la communauté peut de plus en plus compter sur elle-même. Rapide accroissement de commerce dans les pays qui se protègent. Sa décadence dans ceux où n’existe pas la protection. 
 453
§ 
4. — Limitation du commerce intérieur des États de l’Union américaine. Leur accroissement du pouvoir d’entretenir commerce étranger. 
 455
§ 
5. — L’obstacle au développement du commerce avec une population lointaine se trouve dans la taxe du transport. Le centre et le nord de l’Europe s’affranchissent par degrés de la nécessité de l’acquitter. Il s’ensuit un accroissement rapide des relations avec les pays éloignés. Augmentation de cette taxe dans tous les pays qui se guident sur l’Angleterre. La véritable liberté du commerce consiste à entretenir relation directe avec la monde extérieur. A cela s’oppose la centralisation, et de là vient la résistance qu’elle rencontre chez toutes les sociétés en progrès de l’Europe. La protection a pour objet d’établir la parfaite liberté de commerce sur tout le globe. 
 457
§ 
6. — La fin dernière de toute production est l’homme véritable. Plus progresse son développement, plus il y a tendance à ce que le commerce de goût et d’intelligence se substitue à celui qui ne demande pour son maintien que la force brutale. Les centres locaux se multiplient et l’attraction locale augmente dans tous les pays qui se règlent sur l’enseignement de Colbert. Déclin de l’attraction locale dans ceux qui adoptent les doctrines de l’école anglaise. La paix et l’harmonie viennent avec l’exercice convenable du pouvoir de coordination. La subordination de toutes les parties devient plus complète à mesure que l’organisation sociétaire se perfectionne. 
 458
DE l’ORGANISATION SOCIÉTAIRE.
§ 
1. — Dans la nature, la dissemblance des parties est une preuve de la perfection de l’ensemble, — le plus haut degré d’organisation étant celui qui présente les différences les plus nombreuses. Plus l’organisation est supérieure, plus est complète la subordination des parties. Plus la subordination est parfaite, et plus harmonique et belle est l’interdépendance des parties. Plus cette interdépendance est complète, plus est forte l’individualité du tout et plus il a pouvoir de self-direction, de direction spontanée. 
 461
§ 
2. — Plus la coordination des parties est parfaite, et mieux se complète le développement de chacune et de toutes. Plus sont nombreuses les différences dans une société, plus la subordination est parfaite et plus complète est leur interdépendance. L’ordre et la liberté vont s’élevant à chaque degré qui rapproche du type de l’organisation sociétaire. Exemples empruntés à l’histoire. 
 463
§ 
3. — La subordination devient plus complète à mesure qu’augmente la concurrence pour l’achat du travail, — le travailleur gagnant alors en liberté. L’insubordination croissante suit l’accroissement de concurrence pour la vente du travail, — et le travailleur est de plus en plus asservi. Le premier cas est celui des pays qui se guident sur les principes de Colbert. L’autre est celui des pays qui adoptent les doctrines de l’école anglaise. Phénomènes que présentent l’Angleterre et les États-Unis 
 467
§ 
4. — Dans le monde physique et dans le monde social l’harmonie de mouvement, — l’interdépendance, — est un résultat de cette attraction locale qui maintient une parfaite indépendance. La subordination croit avec l’accroissement du pouvoir de libre direction personnelle et de protection. L’harmonie est un résultat de l’égale action de deux forces qui s’opposent l’une à l’autre. Elle naît dans tous les pays où l’action coordinatrice est en accord avec les principes de la science sociale 
 470
DE LA SCIENCE SOCIALE.
§ 
1. — Identité des lois physiques et sociales. L’harmonie, résultat universel de l’opération non entravée des lois naturelles. Identité des instérêts individuels et nationaux dans le monde entier 
 472
§ 
2 — L’agriculture est, des industries de l’homme, la dernière à se développer. Le travailleur rural arrive le dernier à l’émancipation. La ténuité des instruments avec lesquels la nature accomplit ses plus grandes opérations est l’objet que l’on observe en dernier. Les avantages de la paix et de l’harmonie sont les derniers dont on ait la pleine appréciation. La science, l’interprète de la nature. Après avoir enregistré ses procédés, elle les accepte comme vrais. La science sociale traite des lois en vertu desquelles l’homme est mis en état d’acquérir pouvoir sur la nature et sur lui-même. L’étude attentive de ces lois fera comprendre à tous, depuis le fermier et l’ouvrier jusqu’au souverain et à l’homme d’État, les avantages recueillis de l’obéissance complète à ce grand précepte qui impose aux hommes de faire à autrui comme ils voudraient qu’il soit fait à eux-mêmes 
 474


FIN DE LA TABLE DU TOME TROISIÈME ET DERNIER.

  1. Le boisseau, bushel américain, équivaut à 36 litres 34 centilitres français.
  2. Inglis. Ireland in 1835.
  3. Carlyle. Latter-Day Pamphlet.
  4. Sainclair. Statistical accounts of Scotland. vol. VI, p. 121.
  5. Rév. M. Smith, cité par Mac-Culloch, Statistics of the British Empire, vol. I, p. 509.
  6. Rév. Dr Playfair, cité dans Edimburg Review, vol. LXVI, p. 57, 60. Edimburg-Review, n° cxxvi, p. 173.
  7. La population de la Jamaïque est libre de nom, mais il n’y a pas de liberté de fait possible sans le commerce qui résulte de la diversité d’emploi, comme nous le montre le rapport suivant fait sur la condition actuelle de l’île.
      « Une pétition récente, adressée au ministre d’État anglais, signale à son attention l’état de dissémination et la détresse qui pèse chaque jour davantage sur la population entière, et a réduit à la misère la plus complète un grand nombre d’habitants. La pétition est signée par M. Chitty, ex-président des assises trimestrielles et retraité ; M. Pinnock, négociant de Kingston ; M. Phinéas Abraham, l’associé le plus âgé de la maison Abraham et G. de Falmouth ; M. Hogdson, le chapelain du pénitencier général ; et M. Valpy, avocat, neveu du dernier lord justicier sir Joshua Rowe. Ils déclarent que la condition de la colonie est on ne peut plus déplorable, qu’on touche à une banqueroute et à une ruine générale ; que les terres n’ont nulle valeur que celle de la propriété bâtie ; on ne trouve point à emprunter même sur hypothèque. Les articles nécessaires de la consommation sont presque tous importés des États-Unis, tandis que les produits naturels sont négligés. L’argent sort du pays faute d’objet pour répondre à l’échange. Ils ajoutent que la condition industrielle des habitants est tombée au plus bas, et que leur condition morale et sociale n’est pas plus élevée.
  8. Entre nos îles noires des Indes orientales et notre blanche Irlande, entre ces deux extrêmes, la paresse qui refuse de travailler et la famélique inaptitude à trouver du travail, quel monde en avons-nous fait avec notre culte effréné de Mammon, notre bienveillante philanthropie et nos bavardages absurdes et athées ? L’offre et la demande — laisser faire, principe de volonté, le temps arrangera tout — jusqu’à ce que l’existence industrielle de l’Angleterre semble tout près de devenir un affreux marécage exhalant des miasmes pestilentiels au moral et au physique, un hideux Golgotha vivant oh les âmes et les corps sont enterrés tout vifs ; une sorte de gouffre de Curtius qui communique avec les profondeurs du néant et comme le soleil n’en avait jamais vu… Trente mille ouvrières à l’aiguille, de vraies parias, travaillant à mort, trois millions de pauvres pourrissant dans une oisiveté forcée et aidant lesdites ouvrières à l’aiguille à mourir : ce ne sont là que des item dans le triste grand-livre du désespoir. Trente mille mauvaises femmes sont plongées dans ce gouffre putréfiant d’abominations. Elles sont une illustration que dans Londres de l’universel marais de ce Styx de la vie industrielle anglaise ; elles se sont accumulées en un nombre tel dans ce gouffre du chagrin (Carlyle, Latter-Day Pamphlet).
  9. Westminster Review, juillet 1858. Notice of Wilkomm’s Wandering in Spain.
  10. Le cent américain équivaut à 1 centime 1/5 français.
  11. Voy. vol. I, ch. 6, § 4.
  12. Mill. Principes d’économie politique liv. I, ch. 3, § 4. Traduction de Courcelles-Seneuil, Guillaumin et Cie. — Paris, 1854.
  13. La valeur étant la mesure du pouvoir de la nature sur l’homme, on peut demander comment la terre peut en acquérir. Dans sa condition originelle, elle est, ainsi que la houille et le minerai, sans valeur. Celle qu’elle obtient par degrés n’est qu’une conséquence de l’incorporation en elle du travail nécessaire pour vaincre la résistance que la nature oppose à l’occupation du champ et à sa culture. — À mesure que la richesse s’accroît, la terre diminue de valeur comparée avec le travail. Tous les deux cependant, l’homme et la terre, gagnent en valeur comparée avec les produits de la terre et du travail. Voy. vol. XI, p. 268.
  14. Les chasseurs de la rivière Rouge sont au nombre d’environ 2.000, avec 3.000 femmes et enfants. Ils ont environ 1.800 chariots qui circulent de la vallée de la rivière Moose à la rivière Rouge du nord. Chaque année, en juin et juillet et puis en octobre et novembre, ils transportent à l’établissement de Pembina et sur le territoire anglais au moins 2.500.000 livres de viande de buffle séchée ou sous forme de pemmican. Il n’y a là aucun capital fixe, et c’est la condition ordinaire de la vie à demi-sauvage.
  15. Voy. vol. XII, p. 60, Journal des économistes, nov. 1856.
  16. Le lecteur doit considérer que le prix de toutes les utilités achevées tend constamment à baisser à mesure que celui de la terre tend à hausser. La quantité de propriété mobilière qui représenterait 2 milliards de livres sterling serait aujourd’hui le triple de celle qui aurait représenté à la première époque 1.700.000 livres sterling.
  17. En 1843 on évaluait la propriété réelle de la Grande-Bretagne à 85 millions de livres sterling, ce qui, à vingt fois la rente, représenterait un capital de 2 milliards 125 millions de livres sterling. En 1845, on évaluait la propriété personnelle à 2 milliards 200 millions livres sterling (Porter, Progress of the nation). On y comprend, il est vrai, 800 millions d’inscriptions de la dette, ce qui ne constitue pas une propriété pour la nation, et aussi toute la masse des hypothèques et les constitutions de rente, qui représentent des portions de la propriété foncière. En les mettant à 500 millions et en ajoutant les actions de chemins de fer et autres item de la propriété immobilière, nous avons un total d’au moins 1,500 millions de livres sterling. Si nous le déduisons de la somme ci-dessus, nous aurons 700 millions de livres sterling pour le capital flottant, et probablement il est moindre.
  18. Le dernier recensement donnait les chiffres suivants :
    Propriété foncière. Biens.   3.899.226.347 liv. st.
    Propriété personnelle
    (les esclaves compris).
    2.125.440.562
    _______ Total 6.024.666.909

    L’évaluation véritable, donnée dans le De Bow’s Compendium, p. 190, était. 7.066.562.966. Il n’est point dit comment se décompose ce million de surplus, mais voici les chiffres très-présumables :

    Propriété foncière ______ 4.466.000.000 liv. st.
    Propriété personnelle 2.600.000.000
    _______ Total 7.066.000.000

    La dernière étant, comme nous l’avons dit, dans le rapport de 3 à 5 avec la première.

  19. Le passage suivant d’un rapport du commissaire anglais à l’exposition de New-York donne une idée beaucoup plus exacte des aptitudes du peuple américain que ces aptitudes sont ou peuvent être appliquées sous un système qui disperse toutes les mains habiles du pays, à peu près à chaque demi-douzaine d’années, annihilant ainsi un capital qui représenterait, en moins d’un an, plus que toute l’étoffe qu’on importe en un demi-siècle. « Nous avons beaucoup d’ingénieurs et de mécaniciens, et une foule d’ouvriers habiles ; mais les Américains semblent appelés à devenir une nation tout entière de telles gens. Déjà leurs fleuves sont couverts de bateaux à vapeur, leurs vallées couvertes d’usines ; leurs villes surpassent en grandeur celles des États d’Europe, excepté de la Belgique, de la Hollande et de l’Angleterre, et ont toute l’industrie qui distingue une population urbaine ; c’est à peine s’il existe un genre d’industrie en Europe qui ne soit cultivé en Amérique avec autant et même plus d’habileté qu’en Europe, où il a été cultivé et perfectionné depuis longues années. Une nation entière de Franklins, de Stephensons et de Watts en perspective, est un spectacle étonnant pour les autres nations. En contraste avec l’inertie relative et l’ignorance de la masse de la population européenne, quelle que puisse être la supériorité d’un petit nombre d’hommes éclairés et bien doués, la grande intelligence répartie chez toute la population américaine est une circonstance qui doit éveiller toute l’attention publique. »
  20. J.-S. Mill, Principles of Political Economy, liv. I, ch. 2, § 1.
  21. De Fontenay, Du Revenu foncier, p. 63.
  22. Adam Smith, Richesse des nations, liv. IV, ch. 2,
  23. Richesse des nations, liv. IV, ch. 2.
  24. Journal des économistes. Oct. 1854.
  25. J.-S. Mill, Principles of political economy, liv. I, ch. 5, § 9.
  26. Principles of political economy, preliminary remarks.
  27. M. de Tocqueville (l’Ancien régime, ch. 15) a montré que les erreurs du socialisme moderne ne sont qu’une reproduction de celles des écrivains français du dernier siècle. — Les doctrines de la propriété en commun, du droit au travail, de l’égalité absolue, de l’uniformité universelle, de la régularisation mécanique des actes individuels, des règlements despotiques sur toute chose, et l’absorption complète de l’individu dans le corps politique se trouvent exposés dans le Code de la nature de Morelli tout aussi bien qu’ils l’ont été depuis dans les écrits de Proudhon ou de Louis Blanc.
  28. Ivanhoé, vol. I, ch. 4. Comme reproduction au XIXe siècle des mœurs de la vieille Angleterre, voici la description d’une cabane d’une plantation de la rivière Rouge, où se récolte par année 60 balles de coton, c’est-à-dire une valeur d’environ 3.000 dollars:
      « L’habitation était une petite cabane carrée construite en troncs d’arbres avec un large hangar sur le devant, et à l’un des bouts une cheminée faite de branchages et de terre. Une cabine plus petite et détachée, à vingt pieds en arrière, servait de cuisine, une citerne abritée sous un toit recevait l’eau des trois toits. L’eau du puits, ni celle de la rivière Rouge, ni celle d’aucune source des environs n’est bonne à boire ; on n’a de ressource que dans les citernes. La population blanche en use peu ; elle boit du lait, du claret, et le plus généralement du whisky. Auprès de l’habitation était une large cour avec deux ou trois arbres de la Chine et deux magnifiques rosiers de Cherokee toujours verts. Là erraient une demi-douzaine de chiens, quelques petits nègres, des dindons, des poulets, et une jolie truie enseignant à une belle portée de petits cochons à fouiller et à se vautrer. À trois cents pas de l’habitation étaient un gin-house (boutique à gin) et une étable que séparaient deux lignes de bonnes cabanes pour les nègres. Entre l’habitation et les cabanes des nègres un poteau avec la cloche pour appeler les nègres, et auprès un râtelier pour donner à manger aux chevaux. Sur le poteau de la cloche et sur les deux du râtelier on avait cloué des andouillers de daim et aussi sur un grand chêne tout à côté. Sur les troncs de la cuisine séchait une peau de daim toute fraîche. La barrière du hangar portait une selle mexicaine avec d’énormes étriers de bois. L’habitation n’avait qu’une porte et point de fenêtre ; il n’y avait pas un carreau de vitre dans tout rétablissement. L’habitation à l’intérieur nous offrit une chambre d’environ vingt pieds sur seize : le quart était occupé par un lit, un grand lit à quatre colonnes avec des rideaux ouverts qui tenaient de la mode française, et une courte-pointe d’un fort calicot ; à côté un plus petit lit de camp. Ces deux meubles remplissaient presque la pièce sur un côté de la porte. À l’autre bout une cheminée en troncs d’arbres avec un bon feu. Le contrevent de la porte restait constamment ouvert pour laisser entrer la lumière, à l’un des côtés de la cheminée une table ; de l’autre côté une sorte de dressoir avec de la poterie et un bureau. Il y avait deux chaises couvertes d’une peau de daim et un rocking-chair (une chaise berceuse).
  29. La valeur s’établit par comparaison avec le travail ; le prix, par la comparaison avec la monnaie. La valeur des denrées premières décline à mesure que le prix s’élève ; l’homme croissant en valeur en comparaison de l’argent, de l’or et du grain.
  30. À la dernière vente des biens du clergé on a constaté que les prix s’étaient élevés au triple de ce qu’on avait prévu, bien qu’ils eussent déjà beaucoup gagné en valeur précédemment. La preuve la plus concluante qu’une civilisation progresse est l’accroissement de valeur de la terre et la division de la propriété.
  31. Le professeur Reichensperger dit que l’élévation du prix des petits domaines aurait ruiné leurs récents acquéreurs si l’accroissement de production n’avait suivi dans une proportion égale. Et comme tous les propriétaires ont graduellement prospéré de plus en plus, malgré le surcroît de prix qu’ils avaient payé pour l’achat, il en conclut judicieusement que cela semblerait montrer que ce n’est pas seulement le produit brut des petits domaines, mais aussi le produit net qui s’est accru, et que le produit net par acre de terre affermé par les petits propriétaires est plus considérable que le produit net de l’acre affermé par les grands propriétaires. (Kay, Social condition of England and of Europe, vol. I, p. 116).
  32. Blanqui, Histoire de l’économie politique, vol. II, p. 86.
  33. Voyez à ce sujet ce que nous avons dit précédemment, vol. II, ch. xxi, § 5.
  34. M. de Tocqueville a fourni d’abondantes preuves pour redresser le sentiment erroné et si accrédité qui attribue à la Révolution le morcellement de la terre. Il montre que la tendance dans cette direction n’avait pas échappé à Turgot, Necker et Arthur Young. Leurs observations s’accordent pour confirmer les remarques de l’écrivain de nos jours qui a dit : « Que la terre se vend au delà de sa valeur grâce à la manie qu’ont les paysans de nos jours de devenir propriétaires fonciers. » Et il ajoute : « Toutes les épargnes des classes inférieures qui, dans d’autres pays, se placent dans des mains particulières ou dans les fonds publics sont employées en France à acheter de la terre. » {Ancien régime, p. 41.)
      Comme preuve du rapide accroissement de commerce à cette époque, voyez le passage de Tocqueville, précédemment cité, vol. II, ch. xxxi, § 3.
  35. Annuaire de l’économie politique. 1851, p. 380.
  36. Passy, Des systèmes de culture, Paris, 1852, p. 66.
  37. Mac Culloch, Principles.
  38. Voici quelques lignes d’un article d’un journal anglais qui montrent comment la circulation du sol est arrêtée et la terre elle-même monopolisée :
      « La complication d’intérêts attachés au sol qui s’est produite sous le système actuel de constitutions et de substitutions, les hypothèques dont le sol est grevé, l’incapacité absolue de la plupart des propriétaires pour administrer un domaine ont fait que la propriété foncière en Angleterre est à peu près nominale. L’Irlande était dans un cas semblable et même pire ; ou a dû recourir au remède décisif d’une Commission des biens hypothéqués, et c’est à peine s’il s’est montré efficace. Nul doute qu’avant peu, il faudra recourir, en Angleterre, à quelque chose de semblable pour le fond, sinon pour la forme, afin de débarrasser la terre de tous les embarras et liens qui resserrent sa puissance productive dans des limites si étroites. » The Economist 1852, p. 645.
  39. Voyez précédemment, ch. IX, § 2.
  40. Au désir de parvenir, inné dans le cœur de tout individu, un surcroît de taxation ajoute la crainte de tomber dans une situation inférieure, d’être privé des choses de convenance ou d’agrément que l’habitude a rendues tout à fait indispensables, et de l’influence combinée des deux principes produit des résultats qu’on n’obtiendrait pas autrement. Mac-Culloch.
  41. Wealth of Nations, liv. I, ch. viii.
  42. Ruffin, Essay on Manures.
  43. La superficie de l’État est de 64.000 milles carrés plus grande que celle de l’Angleterre et double de l’Irlande.
  44. De Bow’s Review.
  45. Le nord de l’État de New-York a probablement les meilleures terres du monde, et cependant on y discute cette question : qu’on sera peut-être forcé d& renoncer à la culture du blé. On a à lutter contre les ravages incessants du charançon et de la mouche hessoise. La cause en est dans la faiblesse de la plante qui manque de l’élément qu’elle doit s’assimiler et qui est l’ammoniaque. — Comme celui-ci se trouve abondamment dans le trèfle, les pois, les fèves, les betteraves, les artichauts, les lupins et d’autres végétaux, on recommande cette culture comme pouvant remédier promptement au mal. Mais par malheur le marché est loin et les produits que la terre donnerait largement ne supporteraient pas les frais de transport. Créez un marché sur le lieu même, et le fléau des insectes disparaîtra, — le pouvoir de l’homme sur la nature croissant toujours en raison de l’accroissement du pouvoir de combinaison.
  46. Adam Smith, Richesse des nations, liv. III, chap. I ; traduction de Garnier. Paris, Guillaumin.
  47. Smith.
  48. Sismondi.
  49. Le professeur William Thompson a présenté à l’institution royale de Londres un appareil, au moyen duquel une certaine quantité d’eau contenue dans un vase cylindrique, où sont disposées des palettes en haut et au fond, est agitée vivement en rond par un disque également pourvu de palettes et acquiert ainsi une température supérieure de quelques degrés par la force d’un homme. Si l’on emploie la manivelle d’une machine à vapeur, on peut élever la température de 30 degrés Fahrenheit en une demi-heure. Les supports de la tige à l’extrémité de laquelle le disque est attaché, sont tout à fait extérieurs ; de sorte qu’il n’y a aucun frottement de corps solides au-dessus de l’eau, et qu’il ne peut se produire de chaleur que par le frottement dans le fluide lui-même. Il est à remarquer que la chaleur ainsi obtenue n’est point produite d’une source, mais qu’elle est engendrée. — Annual of Scientific Discovery, 1853, p. 183.
  50. Mémoire du professeur Thompson, lu à l’Institution royale de Londres, Annual of Scientific Discovery, 1857, p. 185.
  51. Voyez précédemment, vol. 1, p. 54.
  52. Il y a peu d’hommes en Angleterre employant un capital de 100.000 liv. st., qui ne se contentassent d’un profit au-dessous de 10  % par année. Un manufacturier très-éminent, avec un capital de 40.000 liv., se plaignait à nous du faible taux de ses profits qu’il estimait de 12 1/2 %. Nous croyons qu’en moyenne 15 % est le taux qu’attendent les marchands qui emploient un capital de 10.000 à 20.000 liv. Il n’est point pour ainsi dire de commerce en gros qui n’exige un capital d’au moins 10.000 liv. Les capitaux moindres, appartiennent donc généralement aux fermiers, aux petits industriels, qui même lorsque leur capital monte à 5.000 ou 6.000 liv. prétendent à 20 %, et plus le commerce est infime, plus le tant pour cent s’élève. On nous dit que les petits fruitiers en échoppe calculent leurs gains à 2 deniers par shilling, soit 20 % par jour et un peu plus que 7.000 liv. Par année. Cela cependant semble presque trop bas. Le capital ainsi employé par chaque fois excède rarement 5 shellings, le 20 % ne serait que l sh. par jour — ce qui représente à peine le salaire rien que du travail employé. Il se peut néanmoins que le capital se renouvelle plus qu’une fois par jour ; et les capitalistes en question, si l’on peut les qualifier ainsi, sont généralement vieux et infirmes, leur travail n’a que peu de valeur. Le calcul peut donc être exact. Nous le citons comme le taux le plus élevé de profit que nous connaissions. Senior. Outlines of Political Economy, p. 214.
  53. Voyez précédemment, VoL II, p. 94, ce qu’ont dit à ce sujettes écrivains anglais qui font autorité.
  54. Voici comment se trouve exposée l’harmonie de cette grande loi, dans un livre que nous avons souvent cité :
      « Un point qu’il faut surtout remarquer, c’est que les avantages qui résultent de l’amélioration progressive pour le capitaliste et le travailleur, ne bénéficient point à l’un au préjudice de l’autre, et que tous deux bénéficient sans que ce soit aux dépens d’un tiers. Au contraire, des individus qui n’ont point contribué à l’amélioration, qui n’ont coopéré ni avec le capitaliste, ni avec le travailleur, participent aux bénéfices qui en résultent. Le travailleur qui, à la seconde période retient, après rémunération du capitaliste pour son assistance, une récompense en canots ou autres objets, équivalente à 4 pour le même travail dont son prédécesseur avait obtenu 1, — le travailleur qui, à la troisième période, après le capitaliste payé, a 14 au lieu de 4 qu’avait son père, — désire naturellement échanger quelques-uns de ces objets contre des objets d’autres sortes faits par d’autres travailleurs. Il ne peut toutefois exiger longtemps que ceux-ci échangent avec lui des services sur un pied d’inégalité, en lui donnant le produit de plus de travail qu’il n’en a dépensé lui-même. Autrement il induirait quelques-uns d’entre eux à construire des canots non-seulement pour leur propre usage, mais pour les vendre. Supposons qu’arrivés à la période du second degré de progrès, les valeurs se sont ajustées d’elles-mêmes, qu’un canot s’échange contre la venaison produite par une semaine de chasse, on contre le poisson pris après sept jours de travail, au filet, à l’hameçon ou au harpon. À la troisième période, les constructeurs de canot voudront d’abord obtenir en échange, contre une quantité de travail donnée, un surcroît de venaison ou de poisson, dans le rapport de 14 à 4 ou 3 fois et demi plus qu’auparavant. À ce taux, chasseurs et pécheurs n’auront pas plus d’aptitude à se procurer des canots qu’auparavant. L’offre croîtra rapidement, les moyens des tierces personnes d’acheter restant stationnaires. Beaucoup de canots resteront non Tendus aux mains de leurs constructeurs. Ceux-ci veulent-ils éviter ce résultat, ils offriront de prendre 9 longes de venaison en échange du même canot ou de la même part dans un canot dont ils demandaient d’abord 14, — autrement dit ils abandonneront aux chasseurs et pécheurs cinq quatorzièmes des avantages acquis par l’amélioration des haches, — la situation sera alors celle-ci : le travailleur qui se sert de la hache aura encore augmenté sa quote part dans le produit plus que le capitaliste qui fournit la hache, — le premier obtenant 9 au lieu de 4, le second 4 au lieu de 2, mesurés soit en canots, soit en venaison ou en pêche. Le premier obtiendra 9 quatorzièmes on 2 fois un 1/4 autant de venaison qu’auparavant. Le second aura 2 fois autant de canots à échanger contre de la venaison ; mais, comme le pouvoir d’acheter canots est réduit dans la proportion de neuf quatorzièmes, ils n’obtiendront qu’une fraction de quatre quatorzièmes, — environ 28 "/o de plus de venaison et de poisson qu’auparavant. Les acheteurs de canots obtiendront 14 pour le même travail qui ne leur procurait auparavant que 9, ou obtiendront un canot pour le travail de 4 jours et 1/2 au lieu de 7, — en substituant des dollars d’argent au lieu de longes de venaison. Nous avons seulement les mêmes faits, présentés sous un aspect rendu plus familier par l’usage de la monnaie comme intermédiaire d’échange. Il restera cette grande vérité que les salaires ont augmenté. Les profits ont augmenté aussi quoique dans un degré moindre, sous le rapport de leur montant absolu. Tandis que la valeur et le prix de l’utilité, en dehors des procédés de l’échange et de la vente sur laquelle profits et salaires seront payés, a diminué. En se servant des bienfaits gratuits de la nature, en usant des forces qu’elle tient à la libre disposition de l’intelligence humaine, le travailleur peut obtenir un surcroît à ses salaires, le capitaliste assumer un surcroît à ses profits — laissant un excédant à répartir au bénéfice de la communauté entière des consommateurs. L’expérience journalière confirme cette vérité que les hauts prix ne sont pas nécessaires aux salaires élevés et aux gros profits. Ils dérivent de la production à bon marché, et comme ils sont en conformité parfaite avec elle, leur existence dans toute communauté ne doit point exclure l’idée qu’il faut lutter de bon marché, en tentant de nouveaux modes de production, avec les autres pays, où gages et profits sont à un taux inférieur. Il est néanmoins très-important d’observer que tandis que la quote-part du capitaliste dans les produits diminue par suite d’une amélioration dans l’outillage, cela ne fait pas que sa part doit être en proportion moindre à son capital qu’auparavant. » Smith. Manual of Political Economy.
  55. M. Mac Culloch ajoute en note. « Pour éviter toute chance de malentendu, il est nécessaire d’observer que ceci se rapporte au profit net c’est-à-dire la somme qui reste au capitaliste après tous les frais acquittés, y compris une somme suffisante pour assumer le capital contre le risque, et pour l’indemniser de ce qui peut être particulièrement désagréable dans son service. »
  56. Mac Culloch. Principles of Political Economy.
  57. Richesse des Nations, liv. I, chap. xi.
  58. De ce que l’intérêt et les salaires sont bas en Hollande, et élevés dans les États-Unis, on serait tenté de supposer qu’il y a là exception à la règle générale exposée ci-dessus. En examinant mieux on voit au contraire sa confirmation. La première vit sur les accumulations du passé, les autres vivent en tirant sur l’avenir. Le pur rentier est forcé de se contenter du taux le plus bas de profit et des plus petits salaires. Le prodigue boit, mange, et se réjouit, mais il finit à l’hospice. La population des États-Unis vit sur la vente de son sol. Si l’on évaluait l’énergie potentielle dont on dépouille la terre chaque année, d’après le prix que l’on paye au Pérou pour le guano destiné à la rétablir en partie, on trouverait probablement que cela monte à bien près de la moitié de la valeur totale donnée à la terre par les générations qui l’ont occupée depuis l’époque des Puritains, (Voyez précédemment, vol. II, p. 200.) Voilà pourquoi la proportion de la propriété mobile à celle fixée est si élevée, et si forte la tendance au rétablissement final de l’esclavage dans toute l’Union.
  59. J.-S. Mill. Principes of Political Economy, book IV, chap. iv, § 3.
  60. Essay on Wages, p. 27.
  61. On peut regarder le prix de l’intérêt comme une espèce de niveau au-dessous duquel tout travail, toute culture, toute industrie, tout commerce cessent. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée : les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et les vallons, paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou s’abaisse d’un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plages immenses. — C’est l’abondance des capitaux qui anime toutes les entreprises, et le bas intérêt de l’argent est tout à la fois l’effet et l’indice de l’abondance des capitaux. » — Turgot. Distribution des richesses, § 89.
  62. Pour l’abandon des sois cultivés les premiers dans les différentes parties de l’Europe, voyez précéd., vol. I, p. 126.
  63. La citation suivante prouvera au lecteur que nous sommes fidèle dans notre exposé :
      « À chaque accroissement de population qui force un peuplé à cultiver des terrains d’une qualité inférieure pour en tirer des subsistances, le loyer des terrains supérieurs haussera.
      » Supposons que des terrains n° 1, 2, 3, rendent, moyennant l’application d’un même capital, un produit net de 100, 90 et 80 quarters de blé. Dans un pays neuf, où il y a quantité de terrains fertiles par rapport à la population, et où par conséquent il suffit de cultiver le n°1, tout le produit net restera au cultivateur et sera le profit du capital qu’il a avancé. Aussitôt que l’augmentation de population sera devenue telle qu’on soit obligé de cultiver le n°2 qui ne rend que 90 quarters, les salaires des laboureurs déduits, la rente commencera pour les terres n° 1 ; car il faut, ou qu’il y ait deux taux de profits du capital agricole, ou que l’on enlève dix quarters de blé ou leur équivalent du produit n°1 pour les consacrer à un autre emploi. Que ce soit le propriétaire ou une autre personne qui cultive le terrain n°1, ces dix quarters constitueront toujours la rente, puisque le cultivateur du n°2 obtiendrait le même résultat avec son capital, soit qu’il cultivât le n°1 en payant dix quarters de blé de rente, soit qu’il continuât à cultiver le n°2 sans payer de loyer. De même il est clair que lorsqu’on aura commencé à défricher les terrains n°3, la rente du n°2 devra être de dix quarters de blé ou de leur valeur, tandis que la rente du n°1 devra atteindre vingt quarters ; le cultivateur du n° 3 ayant le même profit, soit qu’il cultive le n°1 en payant vingt quarters de rente, soit qu’il cultive le n°2 en en payant dix, soit enfin qu’il cultive le n°3 sans payer de rente. » Ricardo, Political Economy, ch. II.
  64. Au nombre des premiers et des plus distingués défenseurs des doctrines de Ricardo, il faut compter l’auteur des Templar’s Dialogues, Dans un de ses derniers ouvrages, nous trouvons le passage suivant : « Les tendances d’une loi naturelle telle que celle de la rente sont toujours bonnes à exposer, et c’est ce que Ricardo a fait le premier. D’autres avaient découvert la loi, il a appliqué sa haute sagacité à en déduire les conséquences sur les profits, les salaires et la valeur, et par là sur l’économie tout entière. Il a bien fait, il s’est acquis des droits infinis à notre reconnaissance. Mais il a eu tort de tenir soigneusement à l’écart cet éternel contre-mouvement qui tend, par une action équivalente, à redresser la balance dérangée. Cette réserve a eu pour effet d’introduire le merveilleux dans une science sévère. Autrement il ne faudrait rien moins qu’un miracle pour que cette rente n’eût pas déjà absorbé la totalité de la production du sol, résultat auquel elle tend si manifestement. Notre système social semble contenir en lui-même le germe de ruine. Ou nous devons détruire la rente, c’est-à-dire les causes de la rente, ou la rente amènera notre perte, etc. » Logic of Political Economy, p. 190.
      M. Ricardo enseigne qu’à mesure que la population augmente, la rémunération du travail diminue et le pouvoir d’accumulation s’amoindrit. M. de Quincey lui aurait appris qu’à mesure que la population augmente, le pouvoir d’accumulation s’accroît aussi, et qu’à l’aide du capital accumulé la rémunération du travail s’élève. M. Ricardo ne cache pas le fait ; il ne le voit pas. M. de Quincey le voit, et un peu de réflexion lui eût montré que les faits et la théorie sont tout à fait incompatibles.
  65. « Que l’on compare l’état de ce pays ou celui de tout autre pays de l’Europe avec ce qu’il était il y a cinq cents ans ou même cent ans, et l’on reconnaîtra avec satisfaction que de grands progrès se sont accomplis ; que les moyens de subsistance se sont accrus plus vite que la population, — et que les classes ouvrières jouissent aujourd’hui de plus de confort et même de plus de luxe que les plus riches seigneurs d’autrefois. Mac-Culloch. »
  66. L’écu était une monnaie d’or, qui, à l’époque de Fortescue, valait 3 shellings 4 deniers.
  67. Cité par Eden, History of the Poor, vol. I, p. 70.
  68. Dictionnaire de l’Économie politique, art. Agriculture.
  69. Ce fait observé par le docteur Smith était en opposition directe avec le principe général énoncé par lui, en vertu duquel la quote part du propriétaire dans la production croît nécessairement avec l’accroissement de production. Il ajoute : « non-seulement la valeur réelle de la part du propriétaire, le pouvoir réel que cette part lui donne sur le travail d’autrui, augmente avec la valeur réelle du produit, mais encore la proportion de cette part, relativement au produit total, augmente aussi avec cette valeur. Ce produit, après avoir haussé dans son prix réel, n’exigeant pas plus de travail pour être recueilli, qu’il n’en exigeait auparavant, une quote-part plus forte doit par conséquent afférer au propriétaire. (Richesse des Nation, liv. I, ch. xi.)
      Ainsi que le lecteur l’a déjà vu, le docteur Smith avait, longtemps avant M. Ricardo, émis l’assertion que l’homme commence par cultiver les sols riches. Ceci posé, l’écrivain était conduit nécessairement à cette autre proposition « que lorsque tous les sols fertiles furent occupés, le produit à tirer d’un sol inférieur en puissance et en situation, fut moindre. » (Ibid., liv. I, ch. ix.) Telle aurait dû être cependant la condition où se serait trouvée la Grande-Bretagne au moment où il écrivait, — la population s’accroissant avec une rapidité inconnue jusqu’alors et amenant la nécessité ainsi prédite. Les sols de qualité inférieure auraient dû être mis rapidement en culture, — le taux de la quote part du propriétaire aurait dû monter, — les salaires auraient dû baisser ; et pourtant c’est précisément le fait contraire qu’il nous raconte, — il nous dit le taux de la quote part du propriétaire en baisse et les salaires en hausse. Nulle part dans son livre le docteur Smith n’est moins conséquent avec lui-même que dans la partie où il traite du partage des produits du travail ; — son manque de logique provient de ce que, tout en poursuivant l’idée que l’homme doit gagner de plus en plus en liberté, sa théorie de l’occupation de la terre aboutit inévitablement à conclure que l’homme tombe totalement de plus en plus dans l’esclavage. Son livre est un ouvrage remarquable pour l’époque où il a paru ; mais ceux qui se bornent à étudier la science sociale dans la Richesse des Nations commettent la même erreur que ceux qui borneraient leurs recherches en chimie aux ouvrages de Chaptal et de Lavoisier.
  70. Juillet 1852.
  71. Nous avons précédemment développé ces faits tout au long, vol II, p. 61.
  72. Voici comment M. Ferrara, professeur à Turin, établit que le changement dans le mode de distribution est la conséquence directe de la valeur limitée par le coût de reproduction.
      « Le présent s’appuyant sur les accumulations du passé acquiert une force productive qu’il n’aurait point autrement. Grâce à cette acquisition il est affranchi du besoin d’une autre aide. Le travail du passé et du présent, — le capital et le travail, — se rencontrant sur le marché, la loi générale de la valeur régit toutes leurs négociations, — cette loi étant directement constituée pour affranchir le présent de la tyrannie du passé. » — Bibliotheca dell Economista, vol. XIII, p. 49.
  73. Voyez précédemment, vol. I, p. 116.
  74. « Quelque lent que soit l’accroissement de population, du moment que celui du capital marche encore plus lentement (M. Mill croit que c’est le cas) les salaires tomberont si bas qu’une partie de la population s’éteindra régulièrement par suite du besoin. » — Mill.
  75. Mac Culloch
  76. Rome comptait, à l’époque d’Alaric, 1.760 grandes familles — dont quelques-unes possédaient un revenu annuel de 500.000 dollars. Dans la Campana, un demi-million d’acres avaient été abandonnées.
  77. En proclamant que chacun était libre, — Louis invitait les serfs à acheter leur liberté. Ses officiers avaient ordre de confisquer les biens des récalcitrants et de les forcer à devenir libres. Dans sa cupidité insatiable, il imposa une taxe de deux deniers par franc sur chaque contrat d’achat ou de vente fait par des Italiens — qui étaient alors les grands fabricants de l’Europe Les Juifs avaient été chassés par les rois précédents, il les invita à rentrer, — leur garantissant plein pouvoir de poursuivre leurs débiteurs, à la condition de lui donner les deux tiers de ce qu’ils recouvreraient.
  78. Voyez précédemment, vol. II, pour la condition des sujets de Louis XIV, qui fit bâtir Versailles et Marly.
  79. Voyez précédemment, vol. I.
  80. « Chez nous le revenu public dérive des taxes, il est distinct du revenu du propriétaire. Dans l’Inde il dérive des deux ; car notre gouvernement, par fraude et par usurpation, occupe la place des seigneurs et des propriétaires aussi bien que des gouvernants ; et les misérables vingt ou vingt et un millions de livres sterling que nous arrachons chaque année à une population famélique, proviennent en partie de la rente de la terre, qui n’a jamais dépassé 13 millions et en partie des taxes. Il serait impossible d’ajouter la moindre chose à ce revenu, qui provient en partie d’une taxe foncière qui monte à 60  %, et est calculée non d’après la valeur de la terre, mais d’après la valeur probable de la récolte, et pour l’autre partie d’autres taxes établies sur des objets de toute nature, depuis le luxe et le vice jusqu’aux nécessités les plus indispensables de la vie. Et cependant ce faible revenu se lève sur un territoire aussi grand que l’Europe entière, infiniment plus fertile, mieux peuplé, bien plus complètement dans les mains du gouvernement, favorisé de trois ou quatre récoltes par an et qui donne en abondance tous les produits qu’on peut nommer tropicaux. » — Discours de M. Anstey à la chambre des Communes d’Angleterre.
  81. « Si nous possédons une énorme richesse, n’oublions pas que nous avons aussi un paupérisme énorme. Si nous avons des classes moyennes plus riches et plus éclairées que celles d’aucune autre nation, nous avons des classes pauvres et elles forment chez nous la majorité de la population plus ignorantes, plus infectées de misère et plus dégradées moralement que les classes les plus pauvres des pays de l’Europe du Nord. » — Kay. Condition sociale du peuple d’Angleterre et de l’Europe, vol. I, p. 6.
  82. Voyez précédemment, vol. I, pour les énormes quote parts des négociants en Angleterre et la faible part des produits du travail qui échoient au travailleur. Cet état de choses a conduit M. Blanqui à douter de l’exactitude de la doctrine d’Adam Smith, en ce qui concerne les droits privés. « Cette doctrine, dit-il, a créé des richesses immenses à côté d’une affreuse pauvreté. Elle a enrichi la nation, en traitant souvent bien cruellement une partie de ses citoyens. » Et il ajoute : « Nous sommes obligés aujourd’hui de chercher un régulateur et de mettre un frein à ces instruments gigantesques de la production qui nourrissent et affament les hommes, qui les vêtissent et qui les dépouillent, qui les soulagent et qui les broient. » Histoire de l’Économie politique, vol. II, p. 145. Une étude plus approfondie de la Richesse des nations eut montré à M. Blanqui que les faits dont il parle ici, ne sont que les conséquences prédites, par le Dr Smith, au peuple anglais comme le résultat infaillible de sa persistance à vouloir faire de son pays l’unique atelier du monde — établissant ainsi une centralisation qui conduit inévitablement à la pauvreté, l’esclavage et la mort.
  83. Carey généralise ces faits — dans le but de renverser la loi de Ricardo. Il n’a pas vu que Ricardo parle uniquement de la puissance originelle du sol. Un sol marécageux, qui doit être drainé à grands frais a moins de puissance originelle qu’un sol siliceux qui peut être à l’instant mis en culture. Roscher, Économie politique, vol. II, p. 26.
  84. Molinari, Journal des Économistes, nov. 1851. Les italiques sont de l’écrivain cité.
  85. Baudrillart, Manuel d’Économie politique, p. 391. L’antagonisme dont il est ici question se présente sous diverses formes, il en est une que nous allons examiner. Les prix du drap, des maisons, des navires tendent à baisser à chaque amélioration dans les modes de production, car ils sont déterminés par le coût de reproduction à l’aide des machines nouvelles et meilleures. M. Ricardo dit que la rente monte à cause d’une hausse de prix résultant de la nécessité croissante de recourir à des sols moins fertiles, — le prix des subsistances étant déterminé par le coût auquel on les obtient avec les machines dernières et pires. Si l’on admet que l’homme a procédé pour la terre comme pour les maisons, les navires, les machines, passant des plus pauvres aux meilleures, l’antagonisme supposé cesse, — un grand principe régit tous les cas et l’universalité de la loi est établie. Qu’il en a été ainsi, nous en avons la preuve par le fait que les terres occupées les premières en Angleterre, en Écosse, en Suède, en France et aux États-Unis sont aujourd’hui abandonnées, — parce qu’on a reconnu qu’elles ne pouvaient soutenir la concurrence avec les dernières, pas plus que les anciennes machines avec celles de nos jours. Néanmoins, le prix des subsistances tend à monter, mais cela par les raisons que nous avons données au chap. xxix, et non par celles que donne M. Ricardo.
      M. J.-S. Mill nie l’existence « d’aucune loi invariable, » mais il admet « que les terres qui demandent le plus de défrichement et d’assèchement sont rarement les premières mises en culture. » N’ayant pas produit de cas d’exception, il aurait peut être mieux fait d’admettre franchement qu’il n’y en a aucun. Laissons l’ordre de cultivation, quel qu’il puisse être ; la loi de prix, pense-t-il, reste la même, — ces terres qui, cultivées, donnent le moindre rendement en proportion du travail requis réglant toujours le prix du produit agricole, et toutes les autres terres, payant une rente simplement équivalente à l’excès du produit sur ce minimum. « Si vraiment, ajoute-t-il, M. Carey pouvait montrer que ce rendement de la terre au travail, l’habileté agricole et la science restant les mêmes, ne diminue pas, il renverserait alors un principe beaucoup plus important qu’aucune loi de rente ; mais, en ceci, il a complètement échoué. »
      Ici, comme toujours, dans les écrits de l’école de Ricardo, la difficulté essentielle consiste à détermina l’idée précise qu’expriment les mots employés. Autant que nous pouvons comprendre, on désire que nous puissions montra ce que serait l’état des choses si les pouvoirs de l’homme restaient stationnaires avec la population accrue, — mais un tel cas ne peut jamais se présenter, — les pouvoirs de l’homme, croissant toujours avec l’accroissement de population et avec sa conséquence qui est l’accroissement du pouvoir d’association. Avec un grand respect pour l’écrivain en question, nous dirons que le sujet réel de la science sociale est l’homme comme la nature l’a fait — c’est-à-dire l’homme avec capacité et tendance pour l’amélioration, — et non l’être, ayant forme humaine, mais brut sous tout autre rapport duquel il est traité dans les livres Ricardo-Malthusiens. Le passage cité ci-dessus est de la troisième édition de Mill, et nous n’en avons connaissance qu’au moment où ceci est sous presse. Nous y voyons aussi qu’on nous demande de montrer « que dans quelque vieille comparée les terres non cultivées sont celles qui payent le mieux la culture. » Dartmoor et Shap Fells se trouvent alors constatées « être les plus fertiles terres de l’Angleterre. » L’Économiste Suisse, de la même manière, trouvant que nous avons entendu le passage de l’homme des sols les plus pauvres aux plus riches, nous sommerait probablement de montrer que les pics des Alpes sont plus riches que les plaines de la Lombardie. La preuve la plus concluante de confiance dans notre propre exactitude, se trouvera dans l’exactitude avec laquelle nous exposons les arguments de nos contradicteurs. À notre avis, M. Mill a tout à fait manqué à fournir cette preuve.
  86. Mill. Principles of political Economy, lib. I, ch. xii, § 2.
  87. Mill. Système de logique, Lib. I, ch. xii, § 2.
  88. Principles of Political Economy, part. I. Philad. 1837.
  89. Bastiat. Harmonies économiques. Reconnaissant l’identité entière des lois qui régissent les profits du capital et la rente de la terre, le professeur Ferrara, au sujet de cette loi de distribution, dit que « pour quiconque s’intéresse à la condition des classes pauvres, elle est consolante au plus haut point. » Plus loin il ajoute : « Nous avons montré que la Providence, en pourvoyant ainsi, par l’accroissement du capital, à une dernière limite de son importance, a, par le même procédé, pourvu à son extension. La compensation du capitaliste se trouve, il est vrai, diminuer dans son rapport avec le total de la production; mais la quote-part moins élevée dans une production plus considérable, au lieu de diminuer la rémunération de ceux qui possèdent les accumulations du passé, augmente. En d’autres termes, propriétaire, capitalistes et travailleurs ont un intérêt commun — celui de l’accroissement de productivité du travail. » Bibliotheca dell Economist, vol. XIII, p. 70.
  90. Ricardo. Chapter on Rent.
  91. Mill. Principles, liv. II, chap. ii.
  92. Economist, 1852, p. 635, voy. précédem. liv. II.
  93. Senior. Outlines of Political Economy, p. 166.
  94. L’histoire ne présente pas des faits plus instructifs que ce qui s’est passé dans notre siècle, en Écosse, comparé avec ce qui s’est passé dans le nord de l’Europe. Sur une grande surface du nord de la Grande-Bretagne, les tenanciers ont été chassés de leurs petites tenures, et avec des circonstances d’une grande dureté. Dans l’Allemagne, au Danemark, en Russie, les petits tenanciers ont été convertis en petits propriétaires. Examinez le système anglais, n’importe où, vous le trouverez tendant vers l’anéantissement des classes moyennes, — créant partout un corps de grands propriétaires fonciers ou capitalistes, de possesseurs de mines ou de manufacturiers, à côté d’un peuple qui doit devenir de plus en plus asservi d’année en année.
  95. L’acte d’émancipation était regardé par le peuple Anglais comme un acte de devoir ; d’après cela la dépense aurait dû être supportée par tous. Exécuté comme il l’a été, il a détruit la valeur de la terre et ruiné les propriétaires, résultat qui devait suivre la violation d’engagements bien explicites : le premier lorsqu’on permit d’importer les esclaves, le second lorsqu’on les émancipa. Dans toutes les transactions récentes du peuple anglais avec ses colonies, la force a fait le droit.
  96. Dans le monde social, comme dans le monde physique, le mouvement tend à l’accélération constante, — l’attraction croissant en raison de la résistance qui diminue.
  97. Pour donner on exemple frappant des sources misérables auxquelles les sociétés qui n’ont que peu de propriété fixée, sont réduits à recourir, pour former le revenu public, Voici la liste des utilités et des objets taxés : couteaux de table, pistolets, pianos, harpes, cartes à jouer, billards, jeux de boule, cirques, spectacles, montres, argenterie, voitures de luxe, voitures de vendeurs, drogues et médecines, colporteurs, détaillistes, tavernes, auberges, étables de louage, bouviers, magasins, vendeurs de nègres, marchands de liqueurs, crieurs d’encan, compagnies d’assurances, banquiers, gens qui montrent des curiosités naturelle : chanteurs, danseurs, lecteurs pour de l’argent, etc. Il semble que rien n’échappe, et cependant en fin de compte le revenu total ne s’élève pas à cinquante cents par tête.
  98. Richmond, rapporteur.
  99. Nieburhr. Hist. de Rome, vol. II, p. 139.
  100. « Des nuées de publicains étaient postés à l’entrée des ports, à l’embouchure des rivières, aux débouchés des vallées et taxaient impitoyablement les marchandises. Ils joignent même souvent à leurs remises de percepteurs les profits du monopole de certains articles de consommation. Il n’y avait aucune limite légale aux chiffre des impôts, devenus tellement élastiques entre les mains de ces fonctionnaires, que le cultivateur ne pouvait jamais savoir exactement sur quelle part de ses produits il avait le droit de compter. » Blanqui. Histoire de l’Économie politique, vol I, p. 95.
      Pour l’étude de l’histoire des impôts romains, nous renvoyons à M. de la Malle, Économie politique des Romains, vol. II, liv. X.
  101. Rapport du secrétaire d’État U.S. sur les Changes Commerciaux, sept. 30, 1855 p. 42.
  102. Au milieu du tableau varié que présente l’histoire des contributions publiques chez les diverses nations de l’Europe, il existe un pays dont les annales offrent peut-être le plus que partout ailleurs une sorte de résumé des modes d’impositions usités dans nos sociétés modernes. — Impôts fonciers divers sur la terre et les bâtiments, contributions sur les rentes et les emplois, taxes indirectes assises sur les objets de consommation les plus nombreux, impôts bizarres et ailleurs sans exemple, tels que ceux levés sur les mariages et les décès, toutes ces combinaisons financières se montrent à nous dans l’histoire de cette contrée où le timbre paraît avoir été inventé et où l’impôt sur les biens de main-morte a été imaginé un siècle avant d’avoir été introduit parmi nous.
  103. L’énorme revenu de la compagnie et les fortunes que de temps en temps les nababs rapportent en Angleterre proviennent de rentes minimes et de redevances arrachées à une population on ne peut plus pauvre de laboureurs, d’artisans, soit pour une hutte ou un petit champ, ou pour la liberté d’exercer quelque métier. Pour recueillir ces pitances, nous devons employer une race de collecteurs de plusieurs degrés, à qui l’on donne des dénominations de toute sorte, familières seulement à une oreille indienne, mais ne présentant aucune idée distincte à un Anglais qui n’a point voyagé ou n’a pas de lecture. La tâche est difficile en tout temps. Aussi la compagnie fait-elle un choix parmi les Européens ; les plus intelligents sont faits collecteurs, ceux qui le sont le moins sont faits juges. Mais, lorsque survient la famine, après une saison pluvieuse, la tâche devient tout à fait impossible. Cependant la compagnie doit payer ses dividendes, ses fonctionnaires, ses armées, ses flottes, ses travaux publics. Il faut trouver de l’argent, il faut mettre en jeu la vis à pressoir. La pression descend des hauts lieux jusqu’aux extrémités et aux parties les les plus infimes ; elle arrive enfin à une classe très-haïssable d’agents fiscaux et judiciaires, — car c’est tout un, — qui ont à traiter avec de pauvres diables encore plus misérables, qui n’ont ni honte, ni position, sont las de la vie, indifférents à la peine, qui n’ont qu’une pensée unique, nourrie depuis longtemps, la possession de quelques roupies. C’est dès lors une collision perpétuelle entre ces deux classes, l’une criant, menaçant, extorquant, vexant et pratiquant tout moyen d’extraire de l’argent ; l’autre, se dérobant et rusant, mentant et endurant tout plutôt que de payer. Chacun est au fait de tout ce qui s’est pratiqué, et quel est le dernier recours. Le péon, impitoyable et souvent injuste, pressure les roupies de la bourse des ryots par mille tortures. Ce n’est pas le grand style de la torture européenne qui allongeait un homme de cinq pieds jusqu’à six, ou vice versa, qui l’aplatissait comme une crêpe ou le gorgeait d’eau goute à goute jusqu’à ce qu’il en mourût. Non. La torture indienne est vive, impromptue, ingénieuse à bon marché ; elle moleste, elle dégoûte, elle révolte, elle est mesquine à l’excès. C’est la torture exercée par des enfants très-pervers, qui ont passé tout à coup à l’état d’hommes et de femmes sans avoir acquis le moindre respect de soi-même. Ils emploient le tourniquet, de lourdes pierres, des fibres d’arbres, la glace, les fourmis rouges, des vers de terre et des liqueurs âcres. C’est là tout l’appareil d’une inquisition indienne, mais ils s’en servent avec dextérité et promptitude. Le réfractaire, — n’importe l’âge ou le sexe, — une douzaine de réfractaires, la moitié d’un village, sont liés à la file comme de la volaille, avec de lourdes pierres sur le col et on les met cuire au soleil. Ils n’ont pas l’air de s’en affecter beaucoup, les autres s’en affectent encore moins pour eux. La souffrance fait partie de leur religion, ils vivent par la souffrance dans ce monde et dans l’éternité. La souffrance et l’ignominie sont respectables pour eux. » — London Times.
  104. Voyez précédemment, vol. p. 4l6
  105. Voyez précédemment vol. II, p. 79.
  106. L’exportation, en 1854, a été de 2.073.180 quarters, dont les neuf dixièmes en avoines ; tandis que les importations de grains de blé, seigle et maïs ont monté à 1.727.000 quarters.
  107. Le chiffre des impôts directs de toute nature, en 1854, s’élevait à 412.000.000 de francs, et constituait presque un tiers des ressources ordinaires du trésor, — le montant total était, cette année, de 1.265.000.000 francs.
  108. Dictionnaire de l’Économie politique, article Octrois. (Cela est inexact et n’est pas dans l’article.) Note du traducteur.
  109. « Le paysan allemand, aujourd’hui propriétaire de son petit champ, regarde la terre comme faite pour lui et pour ses semblables. Il se sent homme. Il a son enjeu dans le pays tout aussi bien que celui de la masse de ses voisins. Personne ne peut le menacer de l’expulsion ou de la maison de travail, du moment qu’il est actif et économe. Sa démarche en a pris de l’assurance. Il vous regarde en face comme peut le faire un homme libre, et cependant avec respect. » Howitt. Rural and Domestic Life in Germany, p. 27.
      Un autre voyageur anglais a fort bien décrit ce sentiment, résultat de la sécurité qui se produit sans l’aide des gouvernements.
      Chaque paysan qui possède un champ devient intéressé au maintien de l’ordre public, à la tranquillité du pays, à la suppression des crimes, à ce que ses enfants deviennent industrieux, à ce que leur intelligence se développe. Une classe de paysans propriétaires forme la plus puissante de toutes les classes conservatrices... Pendant toute l’excitation des révolutions de 1848, les paysans propriétaires de la France, de l’Allemagne, de la Suisse, de la Hollande, se sont montrés presque en totalité partisans de l’ordre et opposés aux excès révolutionnaires. Ce n’est que dans les provinces où la terre est possédée par les nobles et où les paysans ne sont que serfs, comme dans les provinces de la Pologne, de la Bohême, de l’Autriche et quelques parties de l’Allemagne méridionale, qu’ils se sont mis en révolte. En Prusse, ils envoyèrent députation sur députation à Frédéric-Guillaume pour l’assurer de leur appui. Dans une province, les paysans propriétaires ont choisi son fils pour leur représentant. Dans d’autres ils ont déclaré, dans des pétitions sur pétitions à la chambre et par le résultat des élections, qu’ils étaient opposés au parti monarchique de Berlin. » Kay. Social condition of the People of England and of Europe, vol. I p. 33, 273.
  110. « Les paysans libres de la Russie ne forment qu’une classe peu nombreuse ; mais ils vivent en « hommes libres » et heureux sur leur propriété. Ils sont actifs, sobres, et, sans exception, sont à leur aise. Cela doit être, car il leur a fallu payer cher pour leur liberté ; et une fois libres et en possession d’un terrain à eux, l’énergie et l’industrie qu’ils avaient montrées, même à l’état de serfs, doublent par la joie de se sentir libres, et naturellement leurs gains doublent aussi. — La seconde classe, les paysans de la couronne sont plus à leur aise (en mettant de côté le sentiment de la liberté) que les paysans de l’Allemagne. Ils ont à fournir leur contingent de recrues ; mais c’est là leur seule charge matérielle. De plus, ils payent annuellement à la couronne une somme de cinq roubles (environ 4 shillings) par chaque tête mâle de la maison. Supposons que la famille compte huit travailleurs mâles (ce n’est pas peu pour une ferme) ce sera à payer environ trente-deux shillings. Et quelle est la ferme qui ait à employer le travail de huit hommes pendant toute l’année ? Dans quel pays de l’Europe civilisée la charge du paysan est-elle aussi modérée ? Combien plus pesantes celles qui pèsent sur le tenancier anglais, sur le paysan français, allemand, et surtout sur le paysan dans toute l’Autriche qui, souvent, doit donner pour les taxes les trois quarts de sa récolte. Si le paysan de la couronne a le bonheur de se trouver dans le voisinage d’une grande ville, sa prospérité dépasse celle des paysans d’Altenbourg que l’on dit être les plus riches de toute l’Allemagne. D’un autre côté il ne peut jamais acheter sa liberté. Jusqu’à présent, du moins, la loi de la couronne ne l’y a point autorisé. » Jermann. Tableaux de Saint-Pétersbourg, p. 23.
  111. Voyez précédemment, vol. I, p. 299.
  112. Ibid., p. 360.
  113. Ibid., p. 367.
  114. Ibid., p. 346.
  115. Mac Culloch. Taxation and Funding, p, 147.
  116. Voyez précéd., vol. xi, p. 94. La terre en Angleterre payait, en 1814-15, 34.330.463 liv. sterling et celle d’Écosse 5.075.242 liv. st. — ce qui forme un total de 39.405.705. En 1848, le total est de 47.982.221. Dans le même temps la terre d’Irlande a beaucoup perdu.
  117. On Taxation and Founding, p 117.
  118. Ibid., p. 6.
  119. Ibid., p. 93.
  120. Ibid., p.241.
  121. Ibid., p. 51.
  122. On Taxation and Founding, p. 20.
  123. Ibid., p. 18.
  124. Voyez précéd., Vol 1, p 243.
  125. Dans un récent rapport d’une commission nommée par le parlement anglais, on voit que, bien que le montant des droits perçus ad valorem soit peu de chose, 188.000 liv. sterl., c’est celui qui donne lieu à toutes les fraudes ; et que la subordination et la corruption ont été très-générales jusqu’à l’introduction des droits déterminés.
  126. Voyez précéd., vol. II, p. 61.
  127. La conscription est, de tous les modes d’impôt, le plus vexatoire et le plus injuste. Retombant comme il fait entièrement sur ceux qui ont besoin de vendre leur travail, il force ceux qui ont peu de propriété à protéger, de payer un lourd impôt dont le grand capitaliste se trouve à peu près exempt, s’il tombe au sort, il se procure aisément un remplaçant. Son voisin pauvre, qui ne peut payer, doit servir ; et, pendant le temps de service, il lui est alloué, pour tous salaires annuels, la nourriture, l’habillement et environ cinq dollars.
  128. Voyez précéd., vol. II, p. 89.
  129. Cobden : Letters on 1793 and 1853.
  130. Voici les raisons données par le plus important des journaux anglais pour commencer une guerre qui, probablement, coûterait à une population inoffensive des centaines de mille d’existences, et des centaines de millions de sa propriété. On y verra un exemple de la moralité, de la centralisation trafiquantes.
      « L’esprit d’entreprise de l’Angleterre est venu en contact avec la fabrique isolée de la société chinoise. Les mesquins détails pour éclaircir si cet acte est légal ou conforme à la justice sont oubliés. Dans le régulier et inévitable développement du monde, il était nécessaire qu’à une certaine époque, une nation maritime, comme la nation anglaise, se mit forcément en rapport avec une race faible et stationnaire, comme la race chinoise, qui facilite un riche territoire ouvert à notre commerce. » London Times.
  131. Parnell. On Financial Reform.
  132. Écoutez Law parlant du marquis d’Argenson : « Permettez-moi de vous dire que le royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n’avez ni parlement, ni états, ni gouverneurs, — vous n’avez rien que trente maîtres des requêtes, et c’est d’eux, en tout ce qui concerne la province, que dépendent entièrement la misère ou l’abondance. » La centralisation trafiquante tend à faire du monde un seul royaume, mis au pillage par une foule d’intendants.
  133. Rapport du secrétaire de la trésorerie en 1845. De tous les documents publiés par le gouvernement de l’Union, depuis le jour de sa fondation, aucun peut être ne contient autant d’assertions aussi hasardées, aussi peu fondées. Jamais on n’a montré plus d’incapacité à saisir l’importance, pour le fermier, d’être libéré de la taxe écrasante du transport.
  134. Les dépenses de la ville de New-York ont monté, en sept années, de trois millions de dollars à neuf millions ; et les honoraires de l’attorney de la cité se sont élevés du chiffre modeste où ils étaient il y a peu d’années, à la somme annuelle de 71.296 dollars.
  135. L’Ancien Régime, ch. XII.
  136. L’Ancien Régime, appendice.
  137. Ibid., ch.XII.
  138. « La plupart des grands hommes de l’Allemagne, notamment dans l’art et la science, ont éclos dans les petites villes ou sont venus de la campagne. La concentration de la pensée sur un seul point est ce qui fait les grands hommes, et est peu compatible avec l’esprit encyclopédique des grandes cités. » Riehl, Land und Leute.
      Cela est vrai dans tous les pays ; — les grandes cités sont les tombeaux et non les berceaux de l’intelligence.
  139. La quantité de terre accordée aux compagnies qui transportent a dépassé, dans les derniers dix ans, 50.000.000 acres.
  140. Richesse des Nations, I, ch. xi.
  141. « Les capitales sont nécessaires, mais si la tête devient trop grosse, le corps devient apoplectique et tout périt. Que sera-ce donc si, en abandonnant les provinces à une sorte de dépendance directe et n’en regardant les habitants que comme des régnicoles de second ordre, pour ainsi dire, si, en n’y laissant aucun moyen de considération et aucune carrière à l’ambition, on attire tout ce qui a quelque talent dans la capitale ? » Marquis de Mirabeau, cité par Tocqueville.
  142. Enquête, par la commission, sur l’état de l’Irlande. Session de 1825.
  143. « L’absentéisme était général par toute la France, excepté dans les provinces où la population avait conservé le droit de se taxer elle-même. De ce nombre était le Languedoc, comme nous l’avons vu, — là, toutes les forces de la population étaient dirigées vers le but de soulager le cultivateur de la taxe du transport, et c’était là, par conséquent, que la propriété fixée avait la plus grande valeur. Quelle puissance il en résultait, on en peut juger par le fait que « le gouvernement central s’adressait souvent à la province pour des endossements, et empruntait au nom de la province à meilleur taux qu’on aurait pris à la couronne. » Tocqueville, L’Ancien régime.
  144. « On écrirait un gros volume de détails pleins d’intérêt sur cette contrée mise sous le sceau, cette région cachée à la connaissance et à l’industrie de l’humanité pendant près de deux cents ans, dans le but d’assurer à une compagnie de quelques particuliers la faculté de réaliser de beaux bénéfices… Il est impossible de regarder sans intérêt un pays de trois millions de milles carrés, riche en métaux, qui pourrait donner assez de grains pour nourrir l’Europe entière ; et, cependant, dont l’unique destinée est de fournir par année quatre chargements de peaux et de fourrures dont la valeur peut aller à 500.000 livres sterl. » Household Words, vol. VIII, p. 453.
  145. « Vivant sous des tentes grossières, se nourrissant de kammas ou bulbes conservés, de pemmican (viande desséchée,) et de fruits secs, ils (les aborigènes des établissements de la baie d’Hudson), ont peu de désir des jouissances des civilisés. De formes athlétiques, et faisant beaucoup d’exercice, ils jouissent d’une santé robuste, et chez eux la médecine se borne à guérir les blessures reçues à la guerre ou à la chasse. Pour tuer les buffles ou les daims ils ont des flèches et des lances dont la pointe est un os aigu ; ce sont dans leurs mains des armes redoutables. Comme ces animaux abondent et par troupeaux quelquefois de mille têtes, il est rare que la provision de pemmican manque pendant les mois du long hiver.
      « Pour plus d’un siècle l’existence de ces races, jadis heureuses, a été cachée à l’Europe. Tout, dans ce grand « boaver preserve, magasin de castors, » a été lettres closes pour notre pays. Cependant, à la longue, la vérité a transpiré lentement mais tristement. Des récits sont parvenus en Angleterre de l’extermination de races et de tribus entières par la famine, l’intempérance et les maladies apportées d’Europe. On a raconté des histoires, à peine croyables, de cannibalisme enfanté par la famine, de massacres en masse, résultat de l’ivresse, et il a été dit que si la destruction humaine continuait de ce train, avant la fin du présent siècle on ne trouverait pas la trace du pied d’un indigène dans toute l’étendue de ces vastes territoires. Household Words, vol. VIII, p. 453.
  146. Voyez précéd., vol. I.
  147. « Je ne vois pas exactement ce qu’on entend par civiliser le peuple de l’Inde. Ils ignorent la théorie et la pratique d’un bon gouvernement ; mais si un bon système d’agriculture, — une fabrication qui n’a point d’égale, — des écoles primaires partout, — des mœurs douces et hospitalières, — et par-dessus tout le respect scrupuleux et la délicatesse dans les rapports avec la femme, sont choses qui dénotent un peuple civilisé ; les Hindous ne sont inférieurs en civilisation à aucun peuple de l’Europe. » Sir Thomas Munro, cité par Sleeman, Rambles in India, vol. I, p 4.
      Le colonel Sleemann dit : « Je fais grand cas des classes agricoles de l’Inde généralement, et j’ai rencontré chez elles quelques-uns des meilleurs hommes que j’ai jamais connus. Le paysan de l’Inde a généralement de fort bonnes manières et il est très-intelligent, ce qui s’explique par le grand loisir dont il dispose, et par les relations faciles et sans réserve qu’il a avec ses supérieurs. »
  148. La production de coton, dans les quatre années de 1839-40 à 1842-43, a été de 1.950.000 balles. Celle des quatre années finissant en 1856-57 a été d’environ 3.000.000 balles, l’accroissement ayant été de 1.050.000 balles. Dans les vingt dernières années, l’accroissement de la consommation de l’Allemagne a été de 250.000 balles. De 1842 à 1847, la consommation américaine s’est accrue de 380.000 balles. Ajoutant à cela l’accroissement de Suède, de Danemark, de Russie et de France, sous une protection ferme, et celle des États, conséquence de la protection parfaite donnée pendant ce temps aux cotons bruts, on trouvera que l’accroissement entier de récolte a été absorbé par les contrées protégées du globe. — Nous avons vu, vol. 1, p. 557, que les provinces qui, étant manufacturières, achètent les matières premières, sont en France les meilleurs consommateurs, d’un autre côté, ceux qui les vendent et par là épuisent leur sol sont les plus pauvres consommateurs, cela nous est montré par le fait que d’une exportation moyenne, pendant cinq ans, de 1.092.000 francs, la quantité entière, prise par les cent millions d’habitants de l’Inde et les étrangers qui les gouvernent ; dépasse à peine 3.000.000 francs. Le Portugal prend 3.000.000 francs, la Turquie 17.000.000 francs. Mais, quant à cette dernière, il est probable qu’une portion notable va se consommer en dehors de l’empire turc. L’Allemagne elle-même, si énergiquement engagée dans la voie manufacturière était pour le travail français un consommateur de 42.000.000 francs, tandis que l’Amérique du Sud tout entière, ne paye que pour 72.000.000 francs. Consultez Annuaire Économique pour 1855 et les années suivantes, par Guillaumin.
  149. Mettant en oubli l’extermination de la population écossaise des Highlands, l’anéantissement de la nation irlandaise, la disparition totale des millions de nègres qui devraient se trouver dans les colonies insulaires anglaises, la conversion de millions de petits propriétaires de l’Inde en simples travailleurs, le peuple anglais se regarde comme le protecteur spécial de ceux de Grèce et d’Italie, — bien qu’il n’entretienne de colonies que dans un seul but, celui d’empêcher cette combinaison d’action sans laquelle la liberté ne peut être acquise, ni maintenue. — Le peuple américain applaudit aux révolutions étrangères comme conduisant à la liberté, en même temps qu’il suit une politique qui tend à produire l’esclavage au dehors, — et que toute l’activité du gouvernement fédéral tend à rétablir, par toute l’Union, le droit d’acheter des hommes, des femmes et des enfants. Avocats exclusifs de la liberté, le peuple anglais et le peuple américain sont toujours prêts à patronner les perturbateurs de la paix publique à l’étranger, — le trouble finissant par être profitable an trafic. Tous les deux applaudissent en ce moment à la liberté qui progresse à Neufchâtel, — singulier progrès qui se manifeste par l’établissement de lourds impôts indirects, tandis que jusqu’alors les dépenses de l’État s’étaient acquittées par des impôts directs, et par conséquent légers.
  150. Voyez précéd., vol. I.
  151. Brace
    . Walks among the Poor of Great-Britain, publié in the New-York Daily Times.
  152. « Les scènes parmi lesquelles nous avons promené le lecteur sont assurément des représentations fidèles de ce qu’on peut appeler le monde du pauvre. Ce monde, pour lui, est presque toujours croupissant, sale, affreux. Trop souvent il manque du confort d’un home, d’un logis. Lui, sa femme et sa petite famille sont exposés aux influences délétères d’un mauvais air, d’une eau mauvaise ou aux miasmes d’une localité rurale mal drainée. La mortalité sévit rudement dans cette classe. On laisse périr, par année, des milliers d’êtres qu’on préserverait de la maladie et de la mort à moins de frais qu’il n’en coûte pour la guerre la plus économiquement conduite. Les enfants de cette classe grandissent non-seulement affaiblis dans leurs corps, mais négligés dans leur intelligence. Un million ne reçoit aucune éducation ou en reçoit une qui n’a aucune valeur ; et de ceux qui arrivent à un apprentissage, bien peu se rappellent ce qu’ils ont appris à l’école. On compte par millions dans cette classe ceux qui négligent plus ou moins la plus simple pratique extérieure des devoirs religieux. En résumé, comme on l’a dit, il existe deux nations dans le même royaume : l’une pauvre, ignorante et souffrante ; l’autre confortable, passablement instruite et qui mène bonne vie. Mais le nombre des nécessiteux, des indigents, est bien autrement considérable que celui des gens à l’aise, au-dessus du besoin ; la classe riche et ayant de l’éducation présente un nombre insignifiant, comparée à la classe pauvre et ignorante. » — Inquiry into the War with Russia, by an English Landowner, ch. VI.
  153. Alton Locke.
  154. Voyez précéd., voI. II.
  155. Dans toutes les opérations dont traite la science sociale, le temps est un élément de grande importance ; mais on en peut dire autant de l’immigration. La demande de travail d’une année produit l’offre dans les années suivantes, ce qui explique comment la moyenne des années de 1835 à 1842 excède de peu le chiffre de l’année 1834. La baisse des salaires n’arrête pas l’immigration dans l’année où elle a lieu, mais dans les suivantes, ce qui explique le chiffre en 1843, inférieur à ceux de 1841 et 1842.
  156. Voyez précéd., vol. II.
  157. Voici le modeste budget des dépenses, par jour, d’un ouvrier rural en Angleterre :
    Loyer 1 sh. 6 d.
    Thé 0 6
    Lard 0 5
    Pain 5 0
    Soude, savon, etc.   0 5
    Combustible 0 8
    --- ---
    8 0

    Ici c’est 10 cents par semaine pour viande, 16 cents par semaine pour combustible, 1 dollar et 20 cents pour pain, pour une famille. Cependant la condition de ces pauvres gens est confortable comparée à celle de milliers de tisserands qui n’ont qu’un bien faible salaire, quand l’ouvrage va, et l’ouvrage est souvent sans aller. Elle est confortable comparée à celle des centaines et des milliers d’individus qui peuplent les caves, ou occupent les rues et les allées de Londres et de Liverpool, de Manchester et de Glasgow ; tous faisant concurrence pour la vente du travail, et laissant l’acheteur fixer le prix.

  158. Les lois de patentes de la Grande-Bretagne, ont été récemment étendues aux 100 millions d’habitants de l’Indoustan.
  159. Pour le document parlementaire où ces idées se trouvent exposées au long, voy. précéd., vol. I, p. 429. « Dans le cours de cette année, les prix du fer en Amérique ont constamment baissé ; les fers de première qualité ont subi une baisse de 5 dollars, les qualités inférieures de 7 à 10 dans l’année. Dans les trois années dernières, la fabrication du fer, en Amérique, s’est considérablement accrue. De 1853 à 1855, elle aurait, dit-on, presque doublé, elle aurait monté de 500.000 tonneaux à 1 million, et depuis lors l’accroissement aurait été de 200.000 tonneaux par année… D’après ces faits, quelques personnes intéressées dans ce commerce, ont conclu qu’il serait sage aux fabricants de fer de Straffordshire, la semaine prochaine, d’abaisser leurs prix de 2 liv. par tonne, afin de regagner la suprématie sur le marché américain et d’expulser les concurrents qui supplantent le fer anglais dans les États-Unis. Nul doute que si la réduction du prix du fer sur cette échelle peut se prolonger quelque temps, elle ne ruine la plupart des fabriques américaines et n’ouvre un jour la voie à une large demande du fer anglais. » — London Mining Journal, déc. 1856.
  160. V. préced. vol. I, p. 249.
  161. « Les noliseurs, les patrons de navires et même les contre-maîtres ont un intérêt à ce que l’équipage déserte en arrivant de l’autre côté de l’Atlantique, et dans ce but ils font le vaisseau trop chaud pour qu’ils y puissent tenir. Les bons matelots qui sont engagés pour aller et retour, et qui entendent faire honneur à leur engagement, sont éconduits à terre sans un sou, et réduits à se tirer d’affaire eux-mêmes, dès que le bâtiment est au quai. Il y a plusieurs manières de s’y prendre ; pour l’ordinaire on emploie les mauvais traitements pendant la traversée. Et pourquoi cet intérêt des maîtres, des contre-maîtres et des propriétaires à ce que l’équipage déserte de l’autre côté ? parce qu’ils auraient à payer la solde et les frais de nourriture aussi bien dans le port qu’en mer ; et aussi parce qu’à Liverpool on trouve à se procurer des matelots en foule à raison de 2 liv. 10 sh. par mois. Les noliseurs du bâtiment trouvent ainsi à épargner 15 % de frais d’équipage, à chaque voyage, et comme le capitaine est lui-même un des noliseurs, il est intéressé à cette épargne dans la proportion de son taux d’intérêt. Le contre-maître y trouve intérêt, parce que par collision avec les agents de la marine américaine (american shipping agents), il reçoit de 5 à 10 shillings par homme qu’il parvient à éconduire du bâtiment, sous condition d’employer le suborneur à recomposer un équipage quand le moment sera venu. Et ce ne sont pas là les seules parties intéressées à pousser à la désertion ; nos consuls touchent un droit de 1 dollar pour chaque engagement de matelot qui se fait dans leur port ; il n’est pas improbable que ce droit ait parfois induit les consuls à faire la sourde oreille, à la plainte d’un pauvre diable de matelot contre ses supérieurs... Les patrons de navire ont encore une autre source de gain illicite sur l’achat de provisions de qualité inférieure. Il est bien connu que très-souvent ils achètent, pour leur équipage, du bœuf et du porc qui ne vaut guère mieux que de la charogne. Dans le cas d’engagement pour un long voyage, par exemple, toucher à San-Francisco, Chine, Londres et New-York et qu’il est dû aux matelots une bonne somme, il est des capitaines de clippers de New-York, bien connus pour maltraiter si rudement leurs équipages avant de toucher Londres, qu’ils les forcent de déserter et de perdre ainsi le montant de leur solde Les capitaines qui rentrent à New-York avec le même équipage sont tellement rares qu’on les cite comme des exceptions à la règle. » — New-York Tribune.
      Ceci a eu pour effet que le taux d’assurance pour les navires américains a été toujours s’élevant. — La moyenne est de plus d’un tiers au-dessus de ce qu’elle était il y a vingt ans. N’importe où vous regardez la sécurité va diminuant, tandis qu’augmente le coût auquel on l’obtient. C’est la voie qui conduit à l’esclavage et à la barbarie.
  162. J.-S. Mill. Principles of Political Economy, livre II, ch. IV. Traduit par Courcelles-Seneuil. Guillaumin, Paris, 1854.
  163. La terrible épuration du comté de Sunderland est trop connue pour qu’il soit besoin de la raconter une fois de plus. Le même système s’est continué ; comme nous pouvons le voir d’après les faits suivants rapporté par un journal du Canada.
      « Un colonel, Gordon, propriétaire des domaines de South List et de Barra dans les Highlands d’Écosse, a expulsé plus de 1.100 malheureux tenanciers et cottagers, en les abusant de la manière la plus cruelle et la plus frauduleuse par des tentations ; en les assurant qu’à leur arrivée à Québec, l’agent des émigrants prendrait immédiatement soin d’eux — qu’ils auraient leur libre passage pour le haut Canada où du travail leur serait fourni par les agents du gouvernement, et des concessions de terre allouées à des conditions imaginaires. Soixante-onze, sur la dernière cargaison composée de quatre cent cinquante, ont signé un document qui porte que plusieurs avaient pris la fuite, devant l’emploi de la force pour les faire émigrer. » — « Sur quoi, ajoutent-ils, M. Fleming donna l’ordre à un policeman, qui était accompagné du garde du domaine de Barra et de quelques constables, de poursuivre les gens qui avaient gagné la montagne, ce qui fut fait. On en prit une vingtaine dans la montagne et dans les îles voisines. Ils ne suivirent les officiers que sur la menace d’être garottés, et à la condition qu’on cesserait de poursuivre les autres ; d’où, il résulta que quatre familles au moins se trouvèrent partagées — quelques membres montant sur les navires pour Québec, tandis que le reste de ces familles demeura dans les Highlands. »
  164. Voy. précéd., ch. XIII.
  165. Voy. précéd., vol. I p. 423.
      La concurrence irlandaise pour l’achat du travail irlandais ayant disparu, il en résulte un grand accroissement de la concurrence pour la vente du travail anglais. Un écrivain des plus distingués de l’Angleterre, en retrace ainsi les effets. — « Il suffit de regarder au bout de son nez, avec les lunettes de la statistique, pour voir qu’à la ville et aux champs, la condition de la dernière classe des travailleurs anglais tombe de plus en plus au niveau de celle de l’Irlandais, qui leur fait concurrence sur tous les marchés ; — que tout travail qui ne demande que la force musculaire et presque point d’apprentissage, est offert et accepté, non au prix anglais, mais à un prix voisin du prix irlandais, à un prix supérieur au prix irlandais qui est au-dessus d’une disette de pommes de terre de troisième qualité pour trente semaines de l’année ; supérieur, mais qui baisse à l’arrivée de chaque paquebot, et tend à s’égaliser. Carlisle. Chartism.
      Pour le résultat définitif lisez ce que dit un Écossais distingué.
      « Ce n’est pas un malheur imaginaire ni peut-être un malheur très-éloigné, que nos moyennes classes, avec leurs petits capitaux, tombent à rien — qu’elles se transforment en des marchands ou de petits détaillants fournissant les articles de la consommation de ménage à une classe de grands manufacturiers, et parvenant à se faire candidats surnuméraires pour des fonctions civiles, militaires ou cléricales qui n’auront plus d’utilité ; et que ce négoce domestique et une aristocratie de capitalistes, pour laquelle travaillerait une population de serfs, deviennent les deux grandes parties constituantes de notre édifiée social. » Laing. Notes of a Traveller, p. 154.
  166. Ce virement d’opinion est peut être le plus remarquable de cette histoire par la brusque promptitude qu’il a mise à s’opérer. Trente ans auparavant il se trouvait peu d’incrédules à cette déclaration que les hommes de la révolution adressaient au monde entier : « Nous tenons pour vérité évidente par elle-même, que tous les hommes ont été créés égaux ; qu’ils ont reçu de leur Créateur certains droits inaliénables, parmi lesquels la vie, la liberté et l’aspiration à être heureux. » Aujourd’hui le plus haut pouvoir judiciaire de l’Union décide que : « Il est difficile aujourd’hui de constater positivement quelle était l’opinion publique au sujet de cette classe infortunée dans la partie civilisée et éclairée du monde, à l’époque de la déclaration d’indépendance et de l’adoption de la constitution ; mais l’histoire montre que pendant plusieurs siècles ils ont été regardés comme des êtres d’un ordre inférieur, indignes de s’associera la race blanche, tant socialement que politiquement, dénués de droits que les hommes blancs soient tenus de respecter. Les hommes noirs pouvaient être réduits à l’esclavage, achetés et vendus, et traités comme un article ordinaire de marchandise. Ce fut pendant tout ce temps une opinion arrêtée et universelle chez toute la partie civilisée de la race blanche. Ça été un axiome en morale que personne ne songeait à discuter ; chacun réglait là-dessus sa conduite, sans douter un moment que l’opinion pût ne pas être droite. »
  167. « La plante et l’animal n’ont point à devenir autre chose que ce qu’ils sont au moment de leur naissance. Leur idée, comme disent les philosophes, est réalisée dans sa plénitude par le fait seul de leur apparence matérielle et de leur organisation physique. Le but final de leur existence est atteint, car ils ne sont que d’une nature physique. Mais il en est autrement de l’homme. L’homme, créé à l’image de Dieu, est d’une nature libre et morale. L’homme physique, tout admirable que soit son organisation, n’est pas le véritable homme. Il n’est pas un but mais un moyen, il n’est pas une fin comme l’animal, mais un commencement. Il y a un autre nouveau-né, mais destiné à croître en lui, et à développer la nature morale et religieuse, jusqu’à ce qu’il ait atteint la parfaite stature de son maître et modèle, qui est Christ. C’est là l’homme intellectuel et moral, l’homme selon l’esprit — Guyot. Earth and Man.
  168. En 1820 la population blanche comptait 8.107.000 âmes.
    En 1850 elle était portée à 20.169.000
    ----------------
    __________________ Augmentation 12.062.000
    .
    Dans cette même période l’immigration a été considérable,
    on a compté d’arrivants de 1820 à 1830.
    203.979
    __________________ de 1830 à 1840 762.369
    __________________ de 1840 à 1850 1.521.850
    ----------------
    ______________ Total 2.488.198

    Parmi eux il en était peu qui n’eussent passé l’époque de l’enfance ; les deux tiers étaient dans l’âge de 15 à 40 ans, la période où la force vitale existe au plus haut point. Admettons que chaque couple n’ait produit qu’un enfant, en raison de la part large à la mortalité, et additionnons, nous aurons 3.732.297. En y joignant la population espagnole du Texas, de Californie et du Nouveau-Mexique nous avons un total probable de 3.900.000. Déduisons le chiffre de l’accroissement total, nous avons un doublement à peu près juste en trente ans.
      Ces calculs sur les effets de l’immigration, sont certainement au-dessous de la vérité, à juger par les admirables calculs statistiques sur la vie, recueillis et publiés par le gouvernement de Massachusetts.
      Le chiffre de la population totale de cet État, en 1815, était 1.222.463, — dont 886.571 natifs de l’État, et 235.892 étrangers, dont une grande partie étaient Irlandais. Le chiffre des mariages de l’année est 12.329. De ces mariages 954 comptaient un conjoint étranger, et dans 4.269 mariages, les deux conjoints étaient étrangers. La proportion des mariages entre purement natifs étant comme 4 : 3, tandis que leur proportion dans la popu1ation est presque de 4 à 1. Les naissances ont été 32.845, — les légitimes ont été 31.273. De celles-ci 1617 sont le produit de mariages mêlés, et 13.708 de mariages entre étrangers, — ce qui forme un total de 15.325 ou presque la moitié du nombre entier.

  169. M. Roulin a rapporté un fait très-remarquable au sujet de la race bovine de l’Amérique du Sud, et qui a été signalé particulièrement par M. Geoffroy Saint-Hilaire dans un rapport à l’Académie royale des sciences sur le mémoire de M. Roulin. £n Europe, les vaches donnent du lait à partir du commencement de la gestation jusqu’à ce qu’elles cessent de nourrir. Chez la vache américaine, la sécrétion du lait est devenue une fonction constante dans l’économie animale ; cela provient de la pratique, prolongée pendant une longue suite de générations, de continuer à traire longtemps après qu’il n’en est plus besoin pour l’allaitement du veau. Les mamelles de la vache prennent plus de volume, et la sécrétion se perpétue. Dans la Colombie on négligeait de traire les vaches, parce que les fermes sont trop considérables et en raison d’autres circonstances. « Il a suffi de quelques générations, dit M. Boulin, pour rétablir le volume des parties, et ramener l’ordre naturel de la fonction. La sécrétion du lait chez les vaches de notre pays n’est qu’un phénomène accidentel et qui se rattache à la présence du veau. Si le veau meurt, le lait cesse de venir, et pour qu’on puisse traire une vache, il faut que le veau soit auprès d’elle. » Ce rapport est important comme propre à prouver que la production permanente de lait, chez les éleveurs de vaches, en Europe, est une fonction modifiée de l’économie animale, résultat d’une habitude artificielle, continuée pendant plusieurs générations. — Smith and Trall, Fruits and Farinacea, p. 309.
  170. Voici les calculs sur les changements de la durée de la vie dans les trois derniers siècles.
      « Dans la dernière partie du XVIe siècle, la moitié des enfants mouraient avant d’atteindre cinq ans — et la vie moyenne de la population entière était de dix-huit ans. Dans le XVIIe siècle, la moitié des naissances parvenait à l’âge de douze ans ; mais, dans les premières soixante années du XVIIIe, une moitié de la population parvenait à l’âge de vingt-sept ans. Dans les dernières quarante années, elle allait au-delà de trente-deux ans. Au commencement du présent siècle c’était à plus de quarante ans, et de 1838 à 1845, à plus de quarante-trois. » La longévité moyenne à ces époques successives, a monté de 18 ans, dans le XVIe siècle, jusqu’à 43.7 dans les derniers rapports.
      Cet accroissement de la durée de la vie a pour causes : les progrès de la médecine et les améliorations dans la construction des maisons, le drainage des rues et l’habillement.
  171. Dans le cas d’une fracture d’un os, d’une blessure, la nature se départit de la régularité de sa marche ordinaire, dans le but de réparer le mal. Une preuve évidente qu’il en est de même dans le phénomène de la reproduction, ce sont les changements dans les proportions des sexes que l’on observe en étudiant les tableaux des naissances. Les guerres de Louis XIV et de Louis XV ont causé un grand déficit dans le chiffre des hommes comparé à celui des femmes, et cependant, au commencement de la révolution, les proportions normales étaient rétablies. Les guerres de la Révolution et de l’Empire ont causé une telle déperdition d’hommes, que dans l'an IX, il y avait, du côté des femmes, un excédant de 725.225. Plus tard, l’excédant s’accrut en 1820, le chiffre des hommes était plus faible de 868.325. Peu à peu, cependant, l’excédant déclina. Voici les différences à quelques époques successives:
    Années _______
    1835 619.508
    1840 420.921
    1845 316.332
    1850 193.252

    _______Guillard, Statistique humaine, ch. VII.

      Dans la période décennale qui se termine en 1840, les naissances mâles de Philadelphie excédaient les naissances femelles d’une moyenne de 6.29 p. Néanmoins, l’année 1833, donne un excès de naissances femelles, et cet excès se trouve dans les mois qui correspondent aux conceptions qui ont eu lieu pendant que sévissait le choléra en 1832. La diminution des conceptions mâles dans cette période n’est pas moindre que 17 p. %. Les mêmes phénomènes se sont observés à Paris ; — l’excès des naissances mâles en 1832 est dans la proportion habituelle, tandis que dans le mois de 1833 qui correspond, pour la conception, à décembre 1832, où le choléra sévissait avec le plus de force, il y a excès de naissances femelles. Comme preuve que cette différence est certainement due à l’influence du fléau, c’est que dans les arrondissements qui n’en ont point eu à souffrir, il y a généralement un grand excès de naissances mâles, tandis que dans ceux qui ont le plus souffert les naissances femelles prédominent. — Emerson. American Journal of the Medical Sciences, July, 1848.

  172. Cette responsabilité existe en raison du développement des facultés diverses ; la preuve en est que la loi ne tient pas le monomane pour responsable de ses actes.
  173. Laing. Notes of a Traveller, London, 1854, p. 33.
  174. Notes of Traveller, p. 158, 159.
  175. Ibid., p. 165, 166.
  176. Notes of Traveller, p. 167.
  177. Voy. précéd., ch. XXII, sect II.
  178. Kay. Social Condition and Education of the Peuple of England and of Europe, vol. I, p. 200.
  179. Kay. Social Condition and Education of the Peuple of England and of Europe, vol. I, p. 247.
  180. Ibid., p. 261,
  181. . De tous les problèmes de la science sociale, il n’en est pas qui exige plus de recherches pour l’action des causes perturbatrices que le problème de déterminer les chances actuelles de vie. Dans les chiffres suivants tirés de la Statistique humaine de M. Guillard, Paris, 1855, on a essayé de corriger les erreurs des documents officiels ; il serait difficile de dire à quel point on y a réussi. Dans certains cas, la durée de vie moyenne se montre dans les dernières années plus courte qu’à l’époque plus ancienne — cela tient peut être aux perturbations politiques :
    France 1831-35     33.18
    1846-50 36.20
    Danemark 1835-44 31.65
    1845-49 31.21
    Suède 1816-25 29.00
    1826-35 30.40
    Belgique 1831-35 30.70
    1846-53 33.60
    Bavière 1831-35 28.35
    1846-50 28.70
    Prusse 1831-35 26.80
    1846-50 25.75
    Saxe 1836-40 23.10
    1846-50 24.25
    Wurtemberg   1832-37 22.65
    1846-50 25.75
  182. « L’éducation a toujours été, dès les temps les plus reculés de leur histoire, un objet de soin public et d’intérêt public pour les gouvernements hindous dans la péninsule de l’Inde. Chaque village, bien administré sous ces gouvernements, avait son école publique et un maître d’école public. Le mode d’instruction était celui qu’en raison de son efficacité, de sa simplicité, de son bon marché, l’on a introduit de Madras en Angleterre, et d’Angleterre dans le reste de l’Europe (l’enseignement mutuel). Chaque parent hindou regardait l’éducation de son fils comme un devoir solennel, dont il était responsable envers Dieu et son pays, et il le plaçait sous le maître d’école du village dès qu’il avait atteint sa cinquième année. La cérémonie de le présenter à son maître et à ses camarades s’accomplissait avec la solennité d’un acte religieux, on adressait une prière à Ganesa, la déesse de la sagesse hindoue, dont l’image occupait la place d’honneur dans toutes les écoles hindoues ; on lui demandait de venir en aide à l’écolier pour qu’il apprit bien et devint sage. » — Sir Alexander Johnston. Letter to the Président of the Board of Control.
      L’état actuel des choses présente un contraste frappant. La présidence de Madras, sur une population de 13.000.000 âmes, compte dans ses écoles 355.000 garçons et 8.000 filles. — Celle du Bengale, avec une population de 6.500.000 âmes, envoie à ses écoles moins que 40.000 enfants. Et depuis ces dernières années que sera-t-il advenu de ce peu d’écoles et d’écoliers ? Dans quel état tout cela se trouve-t-il aujourd’hui ?
  183. « Le jour suivant, je recueillis la preuve indubitable de la misère qui règne parmi les ryots, — d’une indigence, d’une dégradation qui forme barrière à tout essai d’amélioration parmi eux, et flétrit tout bourgeon d’espoir pour l’avenir. Nous avions fait halte dans un vallon frais et ombreux, près d’une petite masure en terre, comme on en rencontre par vingtaines dans les districts cultivés du Bengale. Je voulais un peu d’eau, et préférant la puiser moi-même à un ruisseau qui bruissait près de là, je quittai mon palanquin, mon ami en fit autant. En approchant de la masure, nous en aperçûmes le maître qui était assis devant la porte, et regardait vaguement les champs qui verdoyaient devant lui. Il était vêtu aussi misérablement que l’est un ryot, si l’on peut appeler vêtement un haillon de coton qui lui formait une étroite ceinture autour des reins. Il était d’une maigreur extrême, son visage sale et décharné était rendu plus affreux encore par une profusion de cheveux et de barbe en nattes épaisses. Quelques enfants maladifs, rachitiques, s’amusaient à l’ombre d’un bouquet d’arbres près du champ de riz. Sur notre demande pourquoi il n’était pas au travail à cette heure, il nous répondit que travailler ne lui servait à rien, que plus il travaillait, plus il était pauvre. « Et comment cela ? dîmes-nous. » II regarda autour de lui comme s’il eût eu peur d’être entendu, et nous dit tout bas : — « Mahajum prend tout. » — Nous lui demandâmes comment cela se pouvait, à quoi il répondit : « Il est riche et je suis pauvre. Que puis-je ? »
      « Tant que la masse de la population indienne restera ainsi dégradée et sans appui, il est plus qu’inutile d’attendre d’elle qu’elle se livre à quelque agriculture nouvelle. Pourquoi ces pauvres diables planteraient-ils du coton pour nos fabriques ? Qu’y gagneraient-ils ? C’est une moquerie de parler de leur donner des chemins de fer pour Bombay et Calcutta, quand ils n’ont pas mi sentier pour le tribunal de la commune. Qu’est-ce que la vapeur pour des gens qui n’osent pas manger la nourriture qu’ils produisent, de peur que le grand Zemindar ne trouve un grain de moins dans son ample magasin ? Qu’ont ils besoin des cotonnades venant de Manchester ou des marchandises venant de Birmingham ? » — Household Words, article : Peasants of British India.
  184. Voyez précéd., vol. I, p. 329, au sujet de la demande extraordinaire de livres qui existait en Irlande, avant que passât l’acte d’union.
  185. Désireux de prouver l’étonnante énergie de la tendance à procréer qui a toujours existé en Irlande, les avocats de la théorie Malthusienne ont répandu dans le monde des tableaux qui montrent une augmentation de plus de 40 % dans les trois années de 1785 à 1788 ; — le chiffre de 2.845.932, pour la première, devient 4.640.000 dans la dernière. Cette dernière année peut approcher de l’exactitude ; et si on admet son chiffre, le doublement suivant aura demandé environ un demi-siècle. Cependant ce n’est que dans le présent siècle que nous avons des documents dignes de foi. — Le premier recensement date de 1813, et donne environ 6.000.000 d’âmes pour la population totale. Vingt-huit ans après, en 1841, nous avons le chiffre de 8.175.794. — L’augmentation dans cette période a été d’environ 35 %. »
      Voy. précéd. vol I. p. 338.
  186. Notes and Recollections, p. 30.
  187. Notes et Recollections, p. 31.
  188. Mac Culloch. Principles, p. 383.
  189. L’influence que ceci a exercée sur la population de la Grande-Bretagne nous est révélée par le London Times :
      « Pour une génération entière, l’homme a été une drogue dans ce pays et la population une nuisance. À peine s’il est entré dans la tête des économistes qu’ils auraient à compter avec un manque de travail. L’inépuisable offre irlandaise a avili le prix du travail anglais, aux champs, au chemin de fer, au comptoir, à l’armée, à la marine, à la faucille, à la bêche, à l’auge du maçon, au pupitre chez le marchand. Nous croyons que, pour quarante ans au moins, le travail, en tenant compte de sa qualité, a été à plus bas prix dans ce pays qu’en aucun pays de l’Europe ; et ce bas prix a largement contribué à l’amélioration et au pouvoir du pays, au succès de toutes les entreprises du négoce, et aux jouissances de ceux qui ont de l’argent à dépenser. »
  190. Voy. précéd. voI I, p. 241.
  191. Ricardo. Chapter on Rent.
      Puisque la même cause, qui est la difficulté de produire, fait hausser la valeur échangeable des produits naturels, en augmentant aussi la proportion de ces produits donnés au propriétaire en payement de sorents, il est clair que celui-ci tire un double avantage de la difficulté de produire. En effet, il obtient d’abord une portion plus forte, et puis il est payé en denrées dont la valeur est plus considérable.
  192. Voy. précéd. vol I, p. 450, vol II p 96.
  193. Voy. précéd. vol II, p. 498. — « Les détails que nous recevons de tous les points du pays montrent que ces misérables cottages sont encombrés à l’excès d’habitants et que l’encombrement va toujours croissant. Des gens des deux sexes et de tout âge, mariés et non mariés, — père et mère, frères, sœurs et étrangers, — couchent dans la même chambre et souvent n’ont qu’un lit en commun. On nous cite six individus de sexe et d’âge différents : deux sont le mari et la femme, qui couchent dans le même lit, trois ont la tête au chevet, trois ont la tête au pied du lit… Ce ne sont pas là des exemples isolés ; nous recevons des rapports semblables de visiteurs sur tous les points du pays. — Kay. Social Condition of England, etc., vol. I. p. 472.
  194. « Il a été déclaré par le coroner de Leeds, et le chirurgien regarde la chose comme très-probable, qu’on peut évaluer à environ trois cents le chiffre des infanticides qui se commettent à Londres par année, sur des enfants soustraits à la déclaration légale. En d’autres termes, trois cents enfants sont mis à mort pour éviter les conséquences de leur existence ; et ces crimes, comme dit le coroner, ne sont jamais découverts. » — Leader.
      « Il est bien avéré que l’habitude existe dans les classes les plus dégradées de nos pauvres de plusieurs de nos villes, d’introduire leurs enfants dans ces clubs funéraires (burial), et alors de les faire mourir, soit de faim, soit par les mauvais traitements ou le poison ! Se peut-il imaginer un plus horrible symptôme de dégradation morale ? L’esprit se révolte à un tel récit, et voudrait le rejeter comme une monstrueuse fiction. Mais, hélas 1 la chose ne semble que trop vraie. » Kay, vol. I, p. 433.
      M. Kay, à propos de ces faits et d’autres du même genre, ajoute : « Ces récits sont en réalité presque trop horribles pour être crus de tout le monde ; et si nous ne les tenions pas d’une autorité qui a une si grande expérience et tant de charité, nous serions tenté de les rejeter complètement. — Mais, hélas ! ils ne sont que trop vrais. Il est impossible de mettre en doute qu’une grande partie des classes les plus pauvres de ce pays est plongée dans un si effroyable abîme de désespoir, de misère et de dégradation morale, que des mères elles-mêmes oublient leur affection pour leurs enfants dénués de tout, et les tuent comme un boucher tue ses agneaux, pour faire argent du meurtre (in order to make money by their murder), et avec cela diminuer le paupérisme et leur misère. » — Ibid., p. 446.
  195. Voy. précéd. vol. I, p. 432,
  196. Du prix qu’on paye en Angleterre pour un boisseau de blé produit en Iova, les quatre cinquièmes, en saisons ordinaires, sont absorbés par les personnes dans les mains desquelles il passe dans le trajet du producteur au consommateur. Ce doit être pire encore pour le grain qui vient du cœur de la Russie.
  197. Nous pourrions remplir nos pages du récit de souffrances qui arracheraient des larmes au cœur le plus dur. Nous pourrions dire comment d’habiles ouvriers, capables de gagner aujourd’hui, au taux ordinaire de leur profession, de 18 à 25 shillings par semaine, et avec cela sobres, probes, religieux, furent réduits à se nourrir d’épluchures, de rebuts ; comment plus d’une famille, ruinée et désespérée, tombée dans une misère sans remède, fut conduite au tombeau, laissant derrière elle un seul être, le bien-aimé peut-être, le seul spectateur de toutes leurs souffrances, qui avait souvent maudit amèrement l’heure où s’éveillèrent dans son sein les tendres émotions de la paternité, et qui avait trouvé dans la folie un triste asile pour tous ses chagrins. Donklet. Charter of the Nations. — C’est le livre qui remporta le prix pour l’essai sur les avantages du libre-échange des céréales, lorsque passa la loi de sir Robert Peel, en 1846. Voy. aussi précéd., vol. I, p. 388.
      Voy. aussi préced., vol I, p. 388.
  198. Voy. précéd., vol. I, p. 423.
  199. Kalm, le voyageur suédois, qui écrivait en 1749, dit en parlant du peuple de ces contrées : « C’est à peine s’ils appliquent quelque engrais à leurs terres à blé ; mais lorsqu’un champ est épuisé par une suite de moissons, ils défrichent un autre morceau de terre, et, celui-ci épuisé, ils passent à un nouveau. Ils laissent leur bétail errer par les bois et les pâtis, où il vit mal, — par suite de l’usage de couper les foins beaucoup trop tôt, avant que l’herbe ait eu le temps de former ses fleurs ou de répandre ses semences. » — Citation de Smith. Richesse des nations. Traduit par Blanqui. Guillaumin, Paris, 1843.
  200. On calcule, d’après les rapports des agences de négoce de New-York, qu’il y a une boutique et un boutiquier par 123 individus de tout âge dans l’Union : c’est-à-dire une famille par 24 familles qui vit à leurs dépens, — sans compter la masse de petits vendeurs, transporteurs, et autres intermédiaires. Il est douteux que, dans aucun autre pays, cette classe atteigne une telle proportion.
  201. En 1850, l’Union comptait 2.555 individus au-dessus de l’âge de 100 ans ; la France n’en comptait pas autant, quoique sur une population de 36.000.000 d’âmes.
  202. Voy. précéd. p. 271.
  203. Sur 100 enfants qui naissent dans Massachussets, il en meurt 13 1/2 dans la première année. À Londres et à Paris, il en meurt plus de 16.
  204. La totalité des décès en Angleterre, en 1855, était     216.587
    Sur lesquels ceux au-dessous de 5 ans
    (Soit 44 % de la totalité).
    89.527
    .
    La totalité des décès à Londres était 31.354
    Sur lesquels ceux au-dessous de 5 ans. 13.200
    Et de 5 ans à 65. 13.714

    La chance de vie, à Londres, est donc tout à fait égale à celle de Boston, et de beaucoup supérieure à celle de New-York.

  205. Les enfants morts-nés à New-York, en 1835, ont donné le chiffre de 1.659. Leur proportion à la totalité des décès est de 1 à 13.70.
  206. Memorials of the Shattuck Family, p. 44. Ce livre, probablement le plus remarquable recueil pour les statistiques sur la vie, est l’ouvrage d’un homme à qui l’État de Massachussets doit beaucoup pour l’admirable caractère de ses documents. Il contient des détails sur 1.037 individus issus d’un couple qui s’est marié en 1642. — 13.40 %, sont morts avant 20 ans. De 898 qui ont atteint cet âge, 91.84 % se sont mariés ; — ce qui donne, pour la proportion des mariés, un nombre total de 79.27. — De 377 mariages dans les six premières générations, dont 53 étaient des seconds, et 6 des troisièmes mariages, le produit moyen a été 64 1/4 enfants. — L’âge moyen de mariage a été, pour les garçons, 24 à 25 ans, pour les filles 20 à 22. — De 522 dont l’âge de décès a été bien constaté, 14.37 % sont morts avant 15 ans, la moyenne de tous étant 53 1/2 ans. — De ceux qui ont passé 20 ans, la moyenne a été 63 1/4 ans. Le nombre total des descendants de ce couple, tous portant le même nom, est calculé à 5.297.
  207. Cet accroissement extraordinaire est dû en grande partie à l’immigration. — La moyenne des décès étrangers est d’environ 30  %, et parfois s’élève à 35  % de la totalité. Dans les dix ans qui ont précédé 1856, on a compté 64.934 décès d’immigrants.
  208. Le nombre des pauvres assistés dans l’État de New-York en 1837 approchait de 180.000, dont 81.000 étrangers, 2.320 fous, 531 idiots et 55 sourds-muets.
  209. Morton. Catalogue of Skulls, Philadelphie, 1849.
  210. Malthus. Principles of Population vol. II, ch. v.
  211. Doubleday. The True Law of Population.
      London, 1846. — Selon M. Doubleday, c’est dans la pléthore, qui résulte d’une grande consommation de viande, qu’il nous faut chercher le véritable correctif de la tendance naturelle de l’homme à une procréation excessive. Il cite comme preuve l’exemple de la Russie, où la viande de boucherie, nous dit-on, est sans valeur, la nourriture végétale un objet de luxe, et la population limitée. En supposant cette loi exacte, la population américaine devrait être bien lente à s’accroître : — la consommation de viande y est bien plus forte que dans aucun autre pays. De plus, il est parlé de la diminution de la population de l’Angleterre dans les XVIe et XVIIe siècles, comme résultat d’une nourriture animale riche et abondante, qui se trouvait sous la main du travailleur. On peut voir à la page 34 du présent volume, jusqu’à quel point cette opinion est en accord avec les faits. Si c’était réellement là la loi, ce serait à désespérer du cas dans lequel se trouverait l’humanité. — L’accroissement de notre espèce serait suivi nécessairement de la diminution des animaux inférieurs et de l’obligation croissante de dépendre de la nourriture végétale, — cette nourriture dont l’usage tend le plus, comme nous l’avons vu, à développer le commerce sexuel, et à produire dans le monde entier l’état de choses qui existe aujourd’hui en Irlande.
  212. « Lorsque la boite crânienne est faible, elle a une forte odeur spermatique très-persistante. M. Chaussier a constaté qu’elle durait des années dans un des crânes desséchés. Donglison, Human Physiology, vol. I, p. 101. »
  213. À l’état de nature, la rose n’a que cinq pétales. La culture soignée de la plante lui donne plus de vigueur et de beauté, — les étamines, qui sont les organes de reproduction, se transforment en pétales. Transportez une semence de cette même plante dans un sol avare, vous obtenez une fleur faible, languissante, mais qui a maintenant des étamines parfaites. Il en est ainsi dans tout le règne végétal. — Le haut développement et le pouvoir de reproduction sont en raison inverse l’un de l’autre. Il en est de même dans la vie animale. — On prépare souvent les juments de course pour la conception en leur diminuant la ration d’aliments ; on va même parfois jusqu’à les soumettre à de mauvais traitements.
  214. Voy. précéd. Vol. II.
  215. Au sujet du pouvoir de reproduction) nous recommandons la lecture d’un article ayant pour titre : Théorie de la population, dans Westminster Review avril 1852. L’auteur croit à l’existence d’une loi d’adaptation spontanée réglant la demande et l’offre d’aliment ; il la trouve « dans une pression constante que la population exerce sur les moyens d’existence. » — Il y voit la cause immédiate du progrès. « C’est à cette pression que nous devons toute l’amélioration qui s’est produite et toute celle qui pourra se poursuivre jusqu’au jour où, après avoir peuplé le globe autant qu’il puisse l’être, et avoir mis en culture tout ce qui est habitable ; — après avoir pourvu de la manière la plus parfaite à la satisfaction de tous les besoins de l’homme ; — après avoir en même temps développé son intelligence au niveau de sa tâche, et ses sentiments en complète adaptation à la vie sociale ; — où après avoir fait tout cela, nous verrons cette pression de la population, qui s’était accrue graduellement pour l’accomplissement de son œuvre, décroître elle-même graduellement. » Nous croyons au contraire que, dans une hypothèse qui fait de la pauvreté et du besoin les compagnons inséparables du progrès, chargés de fournir le pouvoir moteur, les dernières scènes du voyage les montreront plus développés que jamais.
      Il suffit de regarder autour de nous pour voir que la pauvreté et le besoin sont déprimants et non stimulants. En a-t-il jamais été autrement ? L’histoire nous assure que non. D’où donc est venu le stimulant ? — De l’accroissement de richesse et de puissance, — se manifestant par l’augmentation des salaires et un plus grand développement des facultés humaines. Consultez l’histoire ou étudiez le mouvement contemporain, n’importe où, vous trouverez qu’à mesure que l’homme devient plus maître de la nature et maître de lui-même, la tendance à l’amélioration devient de plus en plus rapide. Si l’on devait chercher les causes du progrès dans le déficit d’aliments, c’est à l’Irlande et à l’Inde qu’il faudrait s’adresser, et non à l’Angleterre, à l’Europe centrale ou aux États-Unis. La théorie Malthusienne étant celle qui aboutit à l’esclavage et à la discorde, ce sera toujours en vain qu’on essayera de l’harmoniser avec les idées du progrès.
  216. Un fait nous montre combien l’augmentation était lente, même dans les circonstances les plus favorables, chez les aborigènes américains. À l’époque où les Européens visitèrent pour la première fois le pays des cinq tribus qui formaient la ligue des Iroquois, le chiffre était de 25.000. Certainement, de tous les territoires dont se compose la république des États-Unis, aucun n’était plus propre à se prêter aux desseins de l’homme que celui dont ils avaient le libre usage.
  217. « Chez les animaux domestiques, nous sommes toujours maîtres de régler la fécondité ; nous pouvons toujours avoir autant d’espèces particulières qu’il nous plaît, que nous en pouvons nourrir. — Paley. Natural Theology, »
  218. En Italie, même actuellement, on peut voir un homme labourer avec une paire de vaches attachées à une souche d’arbre qui fait l’office de charrue. — Il est vêtu d’une peau à laquelle on a conservé le poil. Dans quelques parties de nos États à esclaves, l’outillage de culture est à peine meilleur.
  219. Le prix du blé en Angleterre, en 1499, était 4 sh. le quarter. — En 1557, il monte à 53 sh. 4 d., il tombe, en 1558, à 8 sh. ; — en 1562, il est à 8 sh., et en 1574 il est à 56 sh. En 1597, il était à 5 liv. st., et en 1601 à 34 sh. 10 d. Aujourd’hui encore, , la Russie présente des variations tout à fait semblables, ainsi que l’Amérique et tous les pays qui sont encore sous la dépendance des marchés étrangers. En Espagne, les prix varient de 150 Ve rien qu’à une distance de 300 milles. Voy. précéd. vol. II.
  220. « En admettant (ce qui est à peu près au-dessus du doute) qu’une moyenne de six litres de nourriture animale par jour soit nécessaire pour chaque individu qui ne devrait exclusivement que de viande, et qu’une acre de terre, consacrée à nourrir du bétail, ne produise pas plus que huit ou dix onces de chair par jour, il faudrait dix ou douze acres pour la subsistance d’un individu par an, tandis qu’une acre cultivée en blé en peut nourrir trois, et que, selon Gurwen, une acre en pommes de terres en peut nourrir au moins neuf ; de sorte qu’un régime de pommes de terre et de fruits pourrait nourrir une population à peu près cent fois plus considérable qu’un régime exclusif de viande. Aux prix courants de Londres, dit le docteur Lyon Playfair, un homme peut fabriquer une livre de chair sur son corps avec du lait, à raison de trois shillings et neuf pences ; avec des pommes de terre, des carottes et de la viande de boucherie, sans os ni graisse, à raison de deux shillings ; avec la farine d’avoine, à raison d’un shilling et dix pences ; avec du pain, farine et farine d’orge, à raison d’un shilling et deux pences ; avec des fèves et des pois, à moins de six pences. » — Fruits et Farinacea, p. 288, 289.
  221. « Les fruits, les racines, les parties succulentes des végétaux semblent être l’aliment naturel de l’homme ; ses mains lui donnent facilité de les recueillir ; ses mâchoires courtes et comparativement faibles, ses dents canines qui sont courtes et ne dépassent pas les autres en longueur, ses molaires, tout cela se prête mal à manger l’herbe ou dévorer la chair, à moins que ces aliments n’aient subi la préparation culinaire. » — Cuvier.
      « Il n’est en vérité permis de douter si la viande de boucherie est nécessaire à la vie. Les céréales et d’autres végétaux, en y joignant le lait, le beurre, le fromage, ou l’huile si l’on n’a pas de beurre, peuvent (et l’on en a l’expérience), sans la moindre viande de boucherie, composer le régime le plus copieux, le plus sain, le plus nourrissant, le plus fortifiant. » — Smith. Wealth of Nations.
  222. Voy. vol. II, p. 22.
  223. « Pour économiser dans les locomotives la dépense en pure perte de combustible qui résulterait de la prompte diminution d’excitation, si on les exposait nues aux rigueurs de l’hiver, on a soin de couvrir d’une enveloppe de bois, substance non conductrice, le corps des bouilleurs. C’est ainsi que, pour économiser la consommation en pure perte des aliments chez les animaux, qui résulterait de la prompte diminution d’excitation, s’ils restaient exposés nus dans les régions polaires, ils ont été couverts naturellement de fourrure et de duvet, qui sont matières, au plus haut degré, non conductrices. Bien plus, pour économiser la combustion de la provision limitée de carbone et d’hydrogène mise en réserve dans leur corps sous forme de graisse, pour être brûlés en combustible dans leurs poumons, ils sont constitués de manière à passer les longs hivers dans un état d’immobile torpeur. Il est clair qu’ils évitent ainsi toute dépense de combustible, que nécessiterait le mouvement, dans le but de réserver toute entière son efficacité pour l’entretien de l’excitation électrodynamique qui doit préserver leur corps de la congélation.
    « Et finalement, comme pour part à la perfection l’application pratique de la science électro-dynamique, les couleurs foncées de l’enveloppe des animaux se changent en couleur blanche lorsqu’ils habitent les régions polaires ; on sait que le blanc diminue le rayonnement de la chaleur.
      « Des motifs d’intérêt personnel, aussi bien que de compassion, dictent aux cultivateurs et à d’autres qui ont des animaux à entretenir pour le travail ou la boucherie, de leur procurer des abris convenables contre les vents incléments de l’hiver, afin d’éviter une consommation inutile d’aliments qui seraient brûlés dans leurs poumons pour entretenir leur corps à la température convenable. À force d’attention, il est praticable de réorganiser en formations utiles de chair et de muscles d’animaux de boucherie ou de travail, la plus grande partie de moissons hâtives d’aliments de formation organique végétale, qui sont produites chaque année par l’excitation du soleil sur une acre de terre. » Allen. Philosophy of the Mechanic of Nature, p. 472.
  224. Voy. précéd. vol. II.
  225. Voy. précéd, vol. I, p. 78.
  226. Allen. Philosophy of the Mechanics of Nature, p. 736.
  227. « Vous avez compté uniquement sur le pouvoir de l’agriculture, — et quelle agriculture. Vos forêts de joncs obscurcissent le soleil. Votre incurie pour votre unique source de richesse a desséché le sein de la terre. Au lieu d’avoir un bétail qui pâture sur un millier de collines, vous avez eu à chasser le daim à grosse queue dans vos forêts de joncs, pour vous procurer un simple beefsteak. L’état de choses actuel a duré trop longtemps dans la Virginie. Le propriétaire a dépouillé le tenancier, et le tenancier a dépouillé la terre, au point que tous deux sont pauvres à la fois. » — Gov. Wise. Address to the People of Virginia.
      Le travail qui se perd aux États-Unis par manque de ce pouvoir de coopération qui résulte de la diversité des professions, peut se calculer, même estimé à bon marché, à 10 millions de dollars par jour, soit plus de 3 milliards de dollars par an. Les désastreux effets, pour l’intérêt agricole, du système de dispersion, aujourd’hui en faveur, se manifestent aujourd’hui (1858) par la ruine générale des récoltes. — L’avoine, le seigle, le blé, le foin ont manqué dans une grande partie de l’Union. Les hommes, en se rapprochant, deviennent maîtres de la nature ; en se séparant, ils retournent à l’esclavage. — L’agriculture à l’état de science vient toujours dans le sillage de l’industrie manufacturière ; jamais elle ne la précède.
  228. Il y a trente ans, Demarava exportait annuellement plus de 8 millions de livres de coton ; mais cette culture a cessé, et l’on achèterait aujourd’hui la meilleure terre à coton à raison de cinquante cents l’acre. Notez qu’il s’agit ici du cotonnier-arbrisseau, — qui, une fois venu, exige peu de travail. Bien taillé, il peut produire pendant un demi-siècle.
  229. Voy. précéd. vol, II.
  230. Voy. précéd. vol. II.
  231. Voy. précéd. vol. I.
  232. « Dans plusieurs travaux qui ont attiré notre attention, nous regrettons de trouver que les tôles de chaudière laissent à désirer beaucoup plus de force. Nous tremblons pour les conséquences, lorsque ces tôles seront soumises au rude service que les bouilleurs sont parfois appelés à faire dans notre pays et en Amérique. — Les constructeurs de chaudières doivent tenir pour certain qu’il est impossible de faire une bonne tôle aux prix auxquels on les leur fournit aujourd’hui. La rage pour le fer à bon marché nous inspire les plus graves appréhensions, et nous désirons soulever contre elle un grand cri d’alarme. La sûreté on le danger de centaines d’existences dépend souvent de la qualité excellente ou inférieure d’un morceau de fer d’un pied de long. » — Engineer. London, July 1858.
  233. « L’Histoire sainte et la tradition hindoue s’accordent pour donner à l’humanité la même région pour berceau. Viennent à l’appui la réflexion qu’elle a dû être la première à sortir des eaux du déluge, et la croyance que le blé et l’orge y sont plantes indigènes, et que s’y trouvent à l’état sauvage les animaux que l’homme a apprivoisés, et qui l’ont suivi dans ses migrations sous tous les climats : — le cheval, l’âne, le bouc, la brebis, le cochon, le chat qui s’attache à son foyer, — et le chien dont la fidélité à sa personne semble presque une émanation d’une nature supérieure. » — Smith. Manual of Political Economy, p. 11.
  234. Voy. Diagrams, précéd. vol., p. 266, 15.
  235. Voy. précéd. vol. II, p. 272.
  236. Guyot. Earth and Man, p. 258.
  237. Les rapports de récents voyageurs s’accordent à nous montrer que, même en Chine, une quantité considérable de terres d’un haut degré de fertilité reste sans culture.
  238. Guyot. Earth and Man, p. 231.
  239. Voy. précéd. vol. I, p. 120.
  240. « Un habitant de la mer du Sud, lorsqu’il a, dans le cours de sa vie, planté trois arbres à pain, a rempli ses devoirs vers sa famille aussi complètement qu’un fermier qui, chez nous, n’a pas manqué une seule année de labourer et semer, moissonner et battre ; bien plus, il ne s’est pas seulement assuré du pain pour sa vie, il laisse à ses enfants un capital en arbres. » — Cook. Voyages.
  241. Voy. précéd. vol. I, p. 132.
  242. Voy. précéd. vol. I, p. 125.
  243. « La nature tropicale ne peut être conquise et soumise que par les hommes civilisés, armés de toute la puissance de la discipline, de l’intelligence et d’une habile Industrie. C’est donc des continents du Nord que ceux du Sud attendent leur délivrance ; c’est par l’assistance des hommes civilisés des continents tempérés, qu’il sera accordé à l’homme des terres tropicales d’entrer dans le mouvement de progrès et d’amélioration universels, que l’humanité entière doit partager. » — Guyot, Earth and Man, p. 330.
      « J’ai vu un travail aussi rude, travail réel de chair et d’os, que font les citoyens du Royaume-Uni dans l’orient, aussi rude qu’il en fut jamais fait dans le froid occident, et tout cela en vivant sur du riz et du curry, — non curry et riz, — dans lequel le riz avait formé le mets réel, et le curry venait simplement en auxiliaire comme une sorte de zeste substantiel de Kitchener ou de sauce d’Harvey. J’ai vu pareillement Mores et Malabares, et autres gens des classes ouvrières de l’Inde accomplir une journée de travail qui terrifierait un porteur de Londres, un mineur, un matelot ou un laboureur anglais, et cela sous les rayons directs d’un soleil qui avait rendu un plancher de bois trop brûlant pour qu’on pût s’y tenir, avec des souliers épais, sans danser littéralement avec un sentiment de douleur, comme j’ai fait plus d’un jour sous le sixième degré de latitude. » House Words. — Ce passage est emprunté au Seaboard Slave States de M. Olmsted, qui donne différent faits recueillis par lui-même, comme preuve de l’efficacité du libre-travail blanc dans les États de l’extrême sud.
  244. Un sixième du sol de la France (environ 24 millions d’acres) est en dehors de toute culture.
  245. Voy. précéd. vol. II, p. 231.
  246. Voy. précéd. vol. I, p. 325.
  247. Voy. Boecken. Public Economy of Athens, ch. XVIII.
  248. « Puissent la prospérité et le bonheur régner quelque jour sur cette île si belle. Puissent son sol fertile, ses rivières, ses lacs, ses chûtes d’eau, ses minéraux et tous les autres matériaux pour les besoins et le luxe de l’homme, être un jour développés. Mais toutes les apparences sont contre la croyance que ce jour soit marqué parmi les jours du Celte. Cette tribu doit bientôt se soumettre à la grande loi de la Providence, qui semble enjoindre et récompenser l’union des races. Elle doit se fondre avec les Anglo-Américains et cesser de former un peuple jaloux et séparé. Sa place actuelle doit être occupée par la race plus mélangée, plus docile, plus serviable, qui a longtemps subi le joug de l’insolente industrie dans cette île, qui ne peut accepter un maître et obéir à la loi. Et ceci n’est plus un rêve, c’est un fait dont l’accomplissement se manifeste de jour en jour davantage. » — London Times.
  249. Voy. précéd. vol. I, p. 399.
  250. Voy. précéd. vol. I, p. 339.
  251. Voy. précéd. vol. I, p. 351, 355.
  252. Depuis l’extension du marché pour les produits de l’Inde, on calcule l’augmentation de la mortalité en Chine à 400, 000 têtes par année. Pour montrer de quel œil ce commerce est regardé dans l’Inde elle-même par des hommes chrétiens, il suffira de l’extrait suivant d’une Revue, récemment publiée dans le Télégraphe de Bombay, de documents à cet égard :
      « Qu’un gouvernement qui fait profession d’être chrétien produise, de sa seule autorité et sous sa seule responsabilité, une drogue qui non-seulement est de contrebande, mais qui est essentiellement nuisible aux plus grands intérêts de l’humanité ; qu’il encaisse annuellement dans son trésor des millions de roupies, qui, si on on ne peut les qualifier le prix du sang, sont manifestement le prix de la déperdition physique, de la misère sociale et de la ruine morale des Chinois ; et que cependant les remontrances persévérantes de la presse, tant mondaine que cléricale, ni celles de la société ne puissent rien contre ce système inique, c’est là certainement un fait étonnant dans l’histoire de nos éthiques chrétiennes. »
      Un Américain accoutumé à recevoir de nous des représentations passionnées contre sa propre nation, au sujet de l’esclavage, serait bien excusable de nous dire avec quelque peu d’impatience : « Médecin, guéris-toi toi-même, » et de nous exposer avec amertume la triste inconséquence de l’Angleterre, qui déclame avec véhémence contre l’esclavage américain, tout en poussant à démoraliser la Chine.
      La Revue, à propos de cette déperdition de vie humaine, termine ainsi :
      « Quelle destruction sans pareille ! Les sacrifices au Jaggernauth de l’Inde ne sont rien en comparaison. Nous le répétons, l’esclavage seul est comparable en horreurs avec ce monstrueux système d’iniquité. En écrivant, nous nous sentons confondu devant l’énormité de son immoralité et l’immensité des désastres qu’il enfante. Son énormité elle-même semble en quelque sorte le protéger. Si le mal était moindre, il semble qu’une seule intelligence suffirait pour le mesurer ; mais il est tel que nous ne pouvons le saisir tout entier. Il n’y a pas de termes pour l’exprimer ; il n’y a pas d’indignation assez énergique, assez brûlante pour en faire justice.
      « L’énorme richesse qu’il amène dans nos coffres est l’unique argument qui plaide peur lui. Les cris de misérables esclaves du vice sont sa seule bienvenue ; les malédictions de tout ce qui est moral et vertueux dans un empire de trois cent soixante millions d’âmes éclatent à son introduction ; les prières des chrétiens éclairés demandent grâce sur son passage ; l’indignation de tous les esprits honnêtes est son unique : « Dieu vous assiste ! »
      » Il porte avec lui la flamme et le glaive, il laisse derrière lui des banqueroutes, l’idiotisme, des cœurs brisés, des âmes perdues. Ennemi de tous les intérêts de l’humanité, hostile aux humbles vertus de la terre, en guerre ouverte contre l’inépuisable bienveillance des cieux, puissions-nous bien tôt avoir à nous réjouir de son abolition ! »
  253. On évalue le montant de ces remises adressées d’Amérique en Irlande pendant sept ans, 1848-1854, pour aider à l’émigration, à 8.393.000 liv. sterl.
      Les cash means, le pécule des immigrants qui ont débarqué au port de New-York, en 1856, s’élevait, selon déclaration, à 9.642.104 dollars. On peut supposer qu’il était de beaucoup plus.
  254. Voy. précéd., p. 239.
  255. Voy. précéd., Vol II, p. 228.
  256. Voy. précéd. vol. II, p. 198, 242.
  257. « La production de blé diminue et la production de pommes de terre diminue ! Les chevaux, les cochons, les moutons disparaissent ! Cela vient de ce que les bras manquent pour semer et moissonner ou soigner le bétail ; parce qu’il n’y a ni laboureurs ni bergers ; parce qu’une législation perverse a fait son possible, depuis plusieurs années, pour couvrir nos campagnes de désolation, dans le but de permettre à un ou deux cents propriétaires d’usines d’emplir leurs poches. Donnez-nous d’abord du travail, nous parlerons alors de collèges. » — New-York. Evening Post.
      Il y a onze ans, on évaluait la quantité de subsistances exportées à 68 millions de dollars ; et alors la production de fer et d’étoffe prenait un développement rapide. Depuis, la politique du pays a été dirigée par des hommes qui professent la même opinion que l’auteur du paragraphe cité. Dans ce laps de temps, la population a augmenté de plus de 8.000.000 d’âmes ; le chiffre des individus employés dans les grandes branches de l’industrie fabricante a diminué ; la production d’étoffe et de fer a beaucoup décliné, et l’épuisement des fermes et des fermiers nous fournit une nouvelle preuve du grand fait : qu’il n’y a point d’agriculture réelle en l’absence des manufactures.
  258. J’ai été fort étonné de ce que personne, avant ceci, n’avait rendu un compte fiđèle de la condition du peuple et de l’état de choses en Californie. J’ai séjourné dans cet État trois mois, et, dans ce laps de temps, j’ai vu plus de misère, plus de vice, plus d’immoralité, plus d’espérances ruinées et plus d’amers désappointements, plus de complète infortune et plus d’impuissants regrets que je n’en avais vus dans tout le cours de ma vie. C’est une chose à étonner, à confondre, que quelque philanthrope n’ait pas entrepris la tâche d’exposer aux yeux du monde l’état des affaires ici, et le sort à peu près universel de la grande majorité des émigrants en Californie. Tous ceux qui quittent leur pays pour cette terre, qu’on suppose la terre de l’or, partent avec de hautes espérances, des attentes brillantes ; mais s’ils savaient quel sort à peu près certain les attend ici, ils aimeraient mieux biner les pommes de terre à cinquante cents par jour, que d’entreprendre cette expédition. Ceci serait également applicable à cette foule de gens qui se trouvent forcés d’aller gagner les États sur la frontière. — Voyez précéd. vol. II. p. 267, note.
  259. « Des nuées d’Irlandais misérables assombrissent toutes nos villes. Les traits du sauvage Milésien, empreints d’une fausse ingénuité, d’insouciance, de déraison, de misère et de raillerie, vous saluent sur toutes les routes, à tous les carrefours. Le cocher anglais, tout en passant comme un tourbillon, allonge au Milésien un coup de fouet et une malédiction de la langue, le Milésien ôte son chapeau pour demander l’aumône. Il est le plus grand fléau contre lequel notre pays ait à lutter. Dans ses haillons et sa rieuse sauvagerie, il est ici pour entreprendre tout travail qui se fasse à bras ou à dos, moyennant un salaire qui puisse lui acheter des pommes de terre ; il ne lui faut d’autre assaisonnement que du sel. Il loge, à son caprice, dans un pigeonnier, dans un chenil, se juche sous un hangar, et porte une série de haillons, dont se dépouiller est, dit-on, une opération difficile qu’il n’accomplit que les jours de fête et de hautes marées inscrits au calendrier… L’homme saxon, s’il n’accepte pas de travailler au même prix, ne trouve pas d’ouvrage. Et pourtant ces pauvres Calédoniens, que peuvent-ils à cela ? Ils ne peuvent rester au pays et y mourir de faim. Il est juste et naturel qu’ils viennent ici, comme une malédiction pour nous. Hélas ! pour eux aussi, ce n’est point là un luxe. Le jour est venu où la population d’Irlande doit obtenir quelque amélioration ou bien être exterminée… Il suffit de regarder au bout de son nez avec les lunettes de la statistique, pour voir qu’à la ville et aux champs, la condition de la dernière classe des travailleurs anglais tombe de plus en plus au niveau de celle de l’Irlandais, qui leur fit concurrence sur tous les marchés ; que tout travail qui ne demande que de la force musculaire et presque point d’apprentissage, est offert et accepté, non au prix anglais, mais à un prix voisin du prix irlandais, à un prix supérieur au prix irlandais, qui est au-dessus d’une disette de pommes de terre de troisième qualité pour trente semaines de l’année ; supérieur, mais qui baisse à l’arrivée de chaque paquebot, et tend à s’égaliser. » — Carlyle. Chartisme. Voy. précéd. vol. I, p, 240.
  260. « Aujourd’hui, l’ouvrier, dans la Grande-Bretagne, n’a point de perspective devant lui. À force d’habileté et de sobriété soutenues, il peut épargner quelques centaines de livres ; mais à quoi bon ! Ce petit capital épargné, — mettez quelques milliers au lieu de centaines de livres sterling, — ne peut rien dans l’état présent de notre négoce et de nos manufactures, en concurrence avec les vastes capitaux, accumulés par une suite d’héritages, qui occupent à l’avance chaque branche d’industrie et de manufacture, et qui produisent à meilleur marché que notre homme ne pourrait le faire avec ses faibles moyens. La terre, par l’effet des privilèges accordés à cette sorte de propriété, et de ce que coûtent ses titres, est hors de sa portée aussi bien que le négoce et l’industrie. Il n’est point de petits biens fonciers dans la Grande-Bretagne, généralement parlant, qu’un ouvrier ou un homme de classe moyenne puisse acheter, pour s’y installer avec sa famille et y vivre en yeoman-travailleur, ou en paysan propriétaire ; les petits capitaux, après l’accumulation effectuée, sont donc poussés forcément dans le négoce ou la fabrication, bien que chaque branche soit surabondamment pourvue des moyens de production. Où se tournera un homme qui n’a qu’un petit capital de trois ou quatre mille livres ? où entrera-t-il avec quelque perspective raisonnable de ne pas perdre son petit capital dans ses efforts les plus honnêtes et les plus prudents ? Et que peut faire l’ouvrier sinon dépenser ce qu’il gagne, boire, tomber dans un genre de vie d’insouciance et d’imprévoyance, quand il voit clairement que tout chemin à une condition indépendante est, par le pouvoir du grand capital, fermé pour lui ? Un vasselage dans l’industrie et le négoce a succédé au vasselage de la terre ; et le serf de l’atelier est dans une condition plus infime et plus dénuée que le serf de la glèbe, parce que sa condition ne semble pas simplement résulter d’une économie sociale erronée et artificielle, comme Tétait la féodalité, à laquelle on puisse remédier, mais bien l’effet inévitable de causes naturelles. » — Laing. Notes of a Traveller, p. 117.
      « Ceux qui sont au-dessus du besoin et de la pauvreté donnent néanmoins encore un coup d’œil à cet abîme de misère et de dégradation au-dessous d’eux, et, se félicitant d’y être échappés, ils ne se plaignent pas et n’osent pas se plaindre de maux d’un caractère moins terrible. Ils se taisent sur cette armée qui assiège leur propre position et dérobe à chaque famille sa paix ; ils se taisent sur ce débat continuel, cette lutte du négoce qui sème le germe de tant de haines dans chaque ville et chaque village. Le loup n’est-il pas encore à la porte ? » — Thorndale. On the Conflict of Opinions.
  261. Voy. précéd. vol. I, p. 271, 525.
      Si l’on déploie le rideau de soie, on peut le voir de deux points de vue, — du côté plein de soleil et éblouissant de Shoolbred’s, ou du côté sombre et affreux de Spitafields. Alors qu’il est porté, le vêtement prouve augmentation des moyens de la société ; — alors qu’on le fabrique, il atteste la diminution des moyens de la société. Le tisserand qui tissait de telles soieries gagnait d’habitude, dans les premiers temps, 2 sh. 20 d. là où aujourd’hui il ne gagne pas 8 deniers. Le libre-échange ne brille pas de luxe pour lui ; il ne lui donne pas le gros pain promis ; car, au lieu de deux shill. qu’il aurait donnés pour un pain dans les jours de cherté, il a aujourd’hui beaucoup de peine à mettre en avant six pences. Si jadis il rendait son pauvre cottage à peu près confortable, avec bonne chère au buffet, assez d’habits, et, à la sourdine, quelque petit amusement, aujourd’hui son buffet est nu. Le voisinage s’est peuplé sans être mieux drainé ; et en même temps que sa misère s’est constamment accrue, il en a eu le double sentiment par la lumière du jour qui a été jetée sur sa condition. — Spectator, mars 27, 1858.
  262. « De Barnard-Castle, je fis, à cheval, 23 milles, à compter de High-Force, une chute de la Tees, jusqu’à Darlington, passé Raby-Castle, à travers le domaine du duc de Cleveland. Le marquis de Breadalbane parcourt cent milles à cheval, en droite ligne jusqu’à la mer, sur sa propriété. Le duc de Sutherland possède le comté de Sutherland, qui traverse l’Écosse d’une mer à l’autre. Le duc de Devonshire, sans compter ses autres biens, possède 96.000 acres dans le comté de Derby. Le duc de Richmond a 40.000 acres à Goodwood, et 300.000 à Gordon-Castle. Le parc du duc de Norfolk, en Sussex, a quinze milles de tour. Un agronome a acheté récemment l’île de Lewes dans les Hébrides, de la contenance de 500.000 acres. Les propriétés du comte de Londsdale lui donnent huit sièges au parlement. — Emerson. English Traits.
      On prétend que la propriété des deux tiers du territoire de l’Angleterre se répartit entre deux mille personnes. Quarante-six jouissent d’un revenu de 2 millions et un quart de dollars ; — quatre cent quarante-quatre personnes ont un revenu de 50 à 250 mille dollars, — et huit cent onze personnes, un revenu de 25 à 50 mille dollars ; — treize cents personnes ont des fortunes princières, — mais c’est un petit nombre comparé à la population totale.
  263. L’introduction de la féodalité dans l’économie sociale de nos manufactures est très-remarquable dans quelques-unes de nos grandes fabriques de coton. Dans quelque district, le chef suprême qui emploie huit cents ou mille ouvriers ne traite en réalité qu’avec cinquante ou soixante vassaux ou ouvriers filateurs qui se chargent à l’entreprise de faire marcher tant de métiers ou mull-jennys. Ils embauchent et payent les hommes, femmes et enfants, qui exécutent réellement le travail, et leur imposent le plus bas prix possible du salaire, et se font payer par le chef suprême le plus cher qu’ils peuvent, la besogne faite. Souvent ils font ligue (en France, on dirait ils font grève) avec peu d’avantage et toujours contre la volonté des ouvriers effectifs. Ils sont, dans le petit royaume de la fabrique, l’équivalent des barons féodaux. Notes, Of a Traveller, p. 177.
  264. Ibid., p. 188.
  265. La constitution sociale de la colonie est dans la condition la plus déplorable. Des crimes du caractère et de la perversité les plus horribles se commettent de tous côtés. Les routes sont couvertes de bush rangers, écumeurs de buissons ; les rues fourmillent de voleurs et de gens capables de tout. En plein jour, des hommes ont été jetés à terre, roués de coups et volés ; les boutiques ont été envahies par des bandits armés, qui ont jeté dehors les habitants et pillé les lieux, et cela dans des quartiers populeux. La nuit venue, personne n’ose se hasarder dans les rues. Les voleurs couvrent le terrain en un tel nombre, et sont si acharnés à leur œuvre, que nous tenons pour certain qu’ils doivent souvent se voler entre eux. Les meurtres effroyables sont devenus si nombreux que c’est à peine s’ils excitent l’attention pour tout un jour. Notre système de police est si peu efficace que c’est à peine si, depuis la fondation de la colonie, on a livré à la justice un seul coupable d’assassinat prémédité. Melbourne Argus.
  266. La population entière d’un district de plusieurs milles d’étendue fut simplement jetée sur la grande route « pour y vivre ou mourir comme ils purent. » Cette courte sentence, empruntée au London-Times, résume toute l’histoire de l’Irlande pendant une grande partie des dix dernières années.
  267. La mortalité, dans la traversée de l’Atlantique, est effrayante ; — parfois, elle égale presque celle des bâtiments négriers venant d’Afrique. Des bâtiments jugés hors d’état de recevoir des marchandises qu’on puisse assurer, sont employés à transporter des hommes, des femmes, des enfants qui ne peuvent l’être.
  268. Free trade periods, terminating in 1824, 1842, 1858.
  269. « C’est à peine si l’on peut ouvrir un journal, venant d’un point quelconque du globe, sans y trouver un paragraphe annonçant quelque transport de travailleurs un d’un pays à un autre. Le mouvement est si universel, en ce qui concerne nos colonies inter-tropicales et les pays en relation directe avec elles, que la question qui se présente naturellement à tout esprit de la portée la plus ordinaire, est : Pourquoi tous ces travailleurs ne restent-ils pas où ils sont, à travailler chez eux ? À quoi bon tant d’évolutions et ces allées et venues de l’un chez l’autre, lorsque chaque pays a de l’ouvrage à faire et des gens vivant sur les lieux pour le faire ? Ces simples questions nous paraissent parfaitement rationnelles, et nous sommes sûr qu’on n’y peut faire aucune réponse qui satisfasse un esprit droit et honnête. Cette désastreuse et laborieuse permutation de l’offre du travail, — cet effort coûteux pour contrarier les grandes lois naturelles de société, — est une conséquence d’une violation antérieure des lois de la nature, que nous appelons esclavage, et que les possesseurs d’esclaves qualifient servitude bénéficiaire d’une race inférieure sous une race supérieure. » — London Spectator.
      Comment cependant se fait-il que les hommes restent dans l’esclavage ? Parce que le pouvoir leur est refusé de diversifier leurs occupations. Une conséquence est que les pouvoirs du sol diminuent, et que les hommes doivent quitter le sol s’ils ne veulent y mourir. De là ce transfert si extraordinaire et si désastreux de travail chez toutes les nations qui ne se protègent pas elles-mêmes contre le système anglais.
  270. Malthus, Principles of Economy, liv I ch. i
  271. Voy. précéd. vol. II, p. 8.
  272. Principles of Population, liv. I, ch. ii.
  273. Les principes sont vérités antérieures à tous les faits ou actions, et sont eux-mêmes non-faits. Ils existent dans une immuable et éternelle nécessité ; et tandis qu’ils règlent la condition de toute force, aucune force ne peut rien sur eux. L’omnipotence elle-même n’est sagesse et justice qu’en vertu de principes immuables. Le regard de la raison peut souvent découvrir dans le fait le principe qui détermine la nature du fait ; et dans la lumière d’un tel principe, nous pouvons voir pourquoi le fait et non simplement que le fait est.
      « La perception du sens donne les faits ; le regard de la raison donne les principes. En se servant des faits, l’esprit peut aller des jugements particuliers aux généraux, ce qui nous permet de classer tout ce qui est acquis par les sens, et d’assurer un ordre intelligible d’expérience ; les principes servent à guider l’esprit dans l’interprétation et l’explication des faits, et son savoir s’élève de l’expérience logique à la science philosophique. Ce ne sont point des faits seuls, ni des matières, bien que logiquement classées, mais des faits éclaircis par des principes, qui constituent une philosophie. » Hickock. Rational Cosmologie, p. 18.
  274. Voy. précéd. vol. I, p, 465.
  275. Principles of Population, liv, I, ch. iv.
  276. Principles of Population, liv. I, ch. v.
  277. Ibid., liv. I, ch. vii.
  278. Principles of Population, liv. I, ch. viii.
  279. Ibid., liv. I, ch. ix.
  280. Principles of Population, liv. II, ch. xiv.
  281. Ibid., liv. II, ch. ii.
  282. Il y a quelques années, un ministre (nous croyons que c’est le Rév. M. Cunningham) constata que la moralité de sa paroisse s’améliorait. Ce qui le lui faisait penser, disait-il, c’est que les bâtards y devenaient plus nombreux. Il en concluait que les relations non officielles avaient dû diminuer.
  283. Principles of Population, liv. I, ch. i.
  284. Ibid., seconde édit., p. 431.
      M. Malthus, par déférence pour l’opinion publique, a depuis supprimé ce passage, et pourtant, en l’écrivant, il n’avait fait que pousser jusqu’au bout « son principe. » Les écrivains qui Tout suivi sont allés aussi loin que lui, et ils ont écrit ce que nous citons.
  285. Cité par M. Rickards, dans son livre Population and Capital, sans nom d’auteur. M. R. est, comme nous, opposé à la théorie de Malthus ; ce qu’il a fourni, tant en faits qu’en raisonnements, mérite l’attention du lecteur.
  286. Principles of Population, liv. III, ch. iv.
  287. « Un pauvre diable famélique, qui n’a que des haillons pour se couvrir, une hutte de terre pour y dormir, sait qu’il ne peut être méprisé davantage, bien qu’on puisse avoir pour lui plus de pitié, si les trous dans ses joues, et dans son vêtement, et dans le toit de son abri, viennent à s’agrandir du double. L’absence de honte, au sujet de son apparence extérieure, n’est pas non plus suppléée, comme on pourrait s’y attendre, par la crainte accrue des maux encore plus réels de la misère. Au contraire, il semble que plus un homme est misérable, plus il devient insouciant sur sa misère croissante. S’il était dans des circonstances aisées, il répugnerait à risquer quelqu’un de ses conforts ; mais un homme pauvre à ce point ne peut avoir de conforts à perdre. S’il n’a tout juste que de quoi satisfaire chétivement aux exigences de la nature, sans pouvoir se donner quelque satisfaction positive, il peut penser que sa situation si mauvaise ne saurait beaucoup empirer, et que ce n’est pas le cas de mettre en pratique la restriction personnelle dont il s’agit, par la crainte d’ajouter quelque peu à sa pauvreté (*). Peut-être pourrait-il être amené à ajouter le contentement de ses instincts, s’il y avait quelque chance pour que sa position l’améliorât ; mais, faute d’un tel espoir, il ne voit pas plus d’objection à faire à l’opportunité présente qu’à aucune autre qui se soit jamais présentée. Il peut même se persuader que se marier serait pour lui chose avantageuse ; il aurait des enfants pour l’assister dans sa vieillesse, qui autrement serait tout à fait à l’abandon. C’est peut-être le raisonnement qu’il se fait, s’il est en état de penser ; mais il est probable que ses infortunes lui ont ôté toute faculté de réfléchir et de songer à quoi que ce soit. Devant la sombre perspective qui s’ouvre à lui, il préfère fermer les yeux sur l’avenir et ne s’occupe que du présent ; Il s’attache à tout moyen d’alléger ses chagrins, sans calculer à quel prix. » Thornton. Causes of Over-Population, p. 120.
      (*) Le docteur Johnson, qui avait d’heureuses saillies, résumait ainsi ce raisonnement : « Un homme est pauvre. Il se dit : Je ne peux être pire, prenons Margot. » — Crocker’s Roswell, vol. II, p. 103.
  288. Selon M. Mill, Principles, liv. IV, ch. ii. « On peut se demander si toutes les inventions mécaniques ont allégé la journée de travail de la créature humaine. Elles ont servi à ce qu’une grande partie de la population mène une vie de corvée et d’emprisonnement, et à augmenter le nombre des manufacturiers qui font de grandes fortunes. — Ce triste résultat, — résultat constaté, — il l’attribue à une tendance excessive à la procréation ; mais M. Mill aurait été bien plus près de la vérité, s’il l’eût attribué à la tentative de monopoliser l’atelier du monde, — qui, au-dehors de la Bretagne, arrête le développement de l’agriculture, et produit dans le royaume lui-même tous les maux prédits par Adam Smith. Devant la condition actuelle de tous les pays non protégés, il pouvait aller plus loin — et affirmer que la condition de la race humaine a subi une détérioration depuis le jour qui a vu la première application de la vapeur à la fabrique des étoffes et du fer. On pourrait affirmer le contraire pour tous les pays protégés de l’Europe centrale et occidentale. »
  289. Cherbulliez. Études, p. 73.
  290. Jeffrey. Cité par M. Rickards, Population and Capital, p. 215.
  291. Thornton. On Over-Population,
  292. Edimburgh Review, octob. 1849.
  293. Ibid. Il est arrivé à l’auteur de cet article ce que nous venons de raconter de M. Malthus. Il n’a pas osé pousser sa logique jusqu’au bout. En conséquence, il fait une exception pour le cas où il s’agirait du danger de mort positive. Mais l’homme qui nous engage à laisser le pauvre souffrir, sans assistance, tous les autres maux « que la chair a hérités, » n’avait pas besoin de répugner à ajouter ce dernier de tous les maux, qui vient comme pour soulager de tous.
  294. Si le doublement est la tendance naturelle de l’homme, comment serait impossible aux subsistances ? Les animaux et les plantes qui constituent le fond de ces subsistances ne sont-ils pas, comme l’homme, et sur une bien autre échelle, doués de la faculté de se reproduire et de multiplier ? Et si cette faculté, chez eux comme chez lui, reste parfois latente ou restreinte, ne l’a-t-on pas vue, bien des fois aussi, se manifester avec une intensité prodigieuse ? Il a suffi pour cela qu’elle ne fût pas contrariée. L’homme a le pouvoir, non-seulement d’empêcher qu’elle ne le soit, mais de l’aider en faisant même, au besoin, les circonstances les plus favorables à son développement. Sa tâche, ici-bas, n’est pas autre chose. Placé dans un milieu où la vie, à mille degrés divers, surabonde de toutes parts, il la saisit au passage ou l’appelle à lui ; mais, en s’emparant d’elle, il ne la détruit pas, il l’occupe on instant à peine, et pour la restituer bientôt, bon gré mal gré, au réservoir commun. La consommation, comme la production, qui l’alimente et qu’il dépend d’elle d’alimenter, à son tour, n’est qu’une transformation qui n’épuise rien… Loin d’être une cause de faiblesse et de ruine, par conséquent, le nombre est, dans l’ordre naturel des choses, une cause de richesse et de puissance ; et plus les générations se multiplient et se serrent, plus la vie, loin de fuir devant elles, devient, par une loi de fraternité et d’amour, abondante et facile… À chaque bouche nouvelle correspondent deux mains mieux armées que celles qui ont nourri jusqu’alors les bouches existantes ; et si la vie humaine est la plus destructive de toutes les machines, elle est aussi la plus productive de toutes. » Passy. Économiste belge (Oct. 10, 1858.)
  295. On peut cependant objecter que les premiers âges de société nous présentent des femmes occupant une position plus élevée que celle que nous leur donnons ici, par exemple : Sémiramis, Boadicée, Frédégonde et d’autres. L’inégalité n’en est pas moins la conséquence constante du barbarisme et du semi-barbarisme. Le sexe en masse occupe, à ces époques, une position très-peu au-dessus, si même elle l’est aucunement, de celle de l’esclave noir d’aujourd’hui.
  296. « Une autre circonstance qui frappe le voyageur, c’est l’effet qu’a produit sur l’apparence et la condition du sexe féminin la division de la terre entre les classes laborieuses. Les femmes ne sont point exemptes du travail des champs, même dans les familles de paysans propriétaires fort aisés, dont les maisons sont aussi bien pourvues qu’aucun presbytère de notre pays. Toutes travaillent autant que le peut faire l’homme le plus pauvre. Cependant, comme la terre est à eux, ils ont le choix de la besogne, et celle qui est rude se fait par les hommes. Abattre et apporter an logis le bois à brûler, faucher l’herbe généralement, mais pas toujours, porter à dos le fumier, conduire les chevaux et les bœufs, remuer la terre, et toute rude besogne est l’affaire de l’homme ; semer, lier la vigne et l’émonder, soigner le verger, et d’autres menus travaux, c’est l’affaire de la femme. Mais les femmes, tant en France qu’en Suisse, me paraissent jouer un rôle bien plus important dans la famille, chez les classes inférieures et moyennes, que les nôtres. La femme, sans pour cela être exempte du travail du dehors et même d’un rude travail, entreprend la direction et le maniement des affaires de la famille ; le mari n’est que l’agent qui exécute. La femme est, de fait, très-supérieure au mari en manières, en habitudes, en tact, en intelligence, dans la plupart des familles des classes moyennes et inférieures dans la Suisse… En France, aussi, la femme partage pleinement le soin des affaires avec le chef mâle de la famille, en tenant les livres et en vendant les marchandises. Dans les deux pays, elle a certainement une position sociale plus élevée et plus rationnelle que chez nous. Cela me semble résulter de la division de la propriété, qui fait que la femme a sa part et son intérêt aussi bien que l’homme, et grandit avec le même intérêt personnel et le même sentiment de propriété tout autour d’elle. » — Laing. Notes of a Traveller, p. 172.
  297. Pour ce que dit le chevalier Bunsen des effets de la guerre, comme ils se sont manifestés en Allemagne et en Russie, voy. précéd. vol. II, p. 144.
  298. Voici ce que raconte un officier anglais, témoin oculaire, de ce qui se passa après la prise d’assaut de Badajos, en 1812. Le lecteur pourra se faire quelque idée de ce que probablement était le sort de femmes de Delhy, de Luknow et de l’Inde en général, pendant la dernière guerre du soulèvement.
      « Un couvent, au bout de la rue Saint-Jean, était en flammes, et j’y vis plus d’une religieuse éplorée dans les bras d’un soldat ivre. Plus loin, la confusion semblait pire encore. On avait roulé en dehors des boutiques, dans la rue, des tonneaux de vin et d’eau-de-vie ; quelques-uns étaient encore pleins, les autres bus à demi, la plupart défoncés, et le liquide coulant dans le ruisseau. On entendait, en passant, des cris délirants, des supplications de femmes qui demandaient en vain pitié. Comment en eût-il été autrement ? Si l’on songe que vingt mille hommes, ivres de fureur et de licence s’étaient rués sur une grande population où se trouvent les plus belles femmes de la terre. Tout, dans cette cité vouée au pillage, était à la merci d’une armée furieuse, qui, pour le moment, ne connaissait plus de frein, assistée par une bande infâme de ces gens qui suivent les camps, et qui se montraient plus sanguinaires, plus impitoyables que les hommes qui avaient survécu à l’assaut. Il est inutile de s’appesantir sur une scène qui révolte le cœur. Peu de femmes dans cette belle ville échappèrent cette nuit à l’outrage. La grande dame et la mendiante, la religieuse et la femme et la fille de l’artisan, jeunes et vieilles, toutes furent enveloppées dans la ruine générale. On ne respectait rien, et par conséquent bien peu échappèrent. »
  299. « Rien peut-être ne peut donner l’idée d’un enfer sur la terre autant que les abords de ces lieux infâmes : « les antres de l’opium. » Rev. E. B. Squire.
      « Nous avons peu de raisons de nous étonner que la Chine répugne à étendre ses relations avec l’étranger, quand de telles relations lui apportent leur peste : la pauvreté, le crime et le désordre. Personne ne peut exprimer les horreurs du commerce de l’opium, » — Rev. Howard Macolm.
  300. Rev. J. White. The Eighteen Christian Centuries, p. 482. — C’est dans les deux siècles, dont il s’agit, que la femme anglaise a perdu tous les droits précédents à sa propriété propre et à celle de son mari.
  301. « Demandez aux plus vieux habitants des rochers nus qui bordent les noires et rudes côtes de l’Ouest comment il se fait qu’ils traînent une famélique existence sur les sols âpres et infertiles ; tandis que sur des vingtaines de milles, des terres qui rapporteraient des milliers de milliers de fois davantage, restent dans une désolation sombre et nue ? Demandez comment il se fait que des coteaux et des vallées dont les échos répétaient naguère le rire joyeux de centaines d’enfants d’heureux cottages, ne répètent aujourd’hui que le bêlement des moutons, le son de la trompe de chasse, ou le coup de fusil du sportsman ?. Demandez comment il arrive que la population de Lairg n’est plus que le tiers de ce qu’elle était en 1801 ; comment Loth a diminué d’un tiers ; Kildonan des trois quarts ; Creich a perdu 1.500 âmes et d’autres paroisses un peu moins, si bien que le comté de Sotherland n’a pas augmenté de 7 pour  % en population dans l’espace des cinquante dernières années ? Demandez s’il est vrai que le comte qui tenait une place distinguée dans les annales du pays, pour le nombre et la bravoure de ses soldats, ne fournirait pas une demi-douzaine de ses enfants à la milice, ou pour servir en partisans volontaires à la défense de la côte ? Demandez s’il est de fait que, depuis le commencement du présent siècle, plus de quinze mille habitants natifs du Sutherland aient été jetés hors de la terre que leurs ancêtres ont occupée depuis les époques traditionnelles, et expulsés, — non comme convaincus de crime, — non pour être coupables de paresse, non pour devoir des arrérages de rente, non pour conduite immorale ; mais parce qu’on a voulu transformer leurs tenures en des parcs monstres pour les moutons, et en terrains à perdrix ? » Douglas Jerrold : Letter to Mr Strove.
  302. « Mon attention se porta sur une maison publique très-fréquentée par les ouvriers des fabriques. Je m’y rendis un soir à neuf heures, et je trouvai dans la tabagie, six femmes, dont trois mariées et trois célibataires, en compagnie de cinq hommes. Les femmes étaient toutes des ouvrières de la fabrique. Je liai conversation avec l’une d’elles. « À quelle heure du matin commence le travail ? — On commence à six heures ; mais je dois me lever à cinq, car je demeure à plus d’un mille d’ici. — Déjeunez-vous avant de partir ou vous apporte-t-on plus tard à déjeuner ? — Non, je l’apporte avec moi, ainsi que mon dîner et mon thé. — Combien de temps vous donne-t-on pour déjeuner ? — Un quart d’heure. — Et pour dîner ? — Une heure. — Combien pour le thé ? — Un quart d’heure. — À quelle heure du soir quittez-vous ? — À sept heures et demie. — Vous sentez-vous fatiguée après la journée de travail ? — Je n’ai qu’à tous dire, monsieur, que la besogne est rude, nous avons à soulever plus haut que la tête quatre peignes, par minute, qui pèsent vingt-quatre livres. — C’est-à-dire que vous soulevez quatre-vingt-seize livres par minute, pendant tout le jour. — Oui, monsieur, et cela toute la semaine. C’est pourquoi vous nous voyez ici à boire du thé, car nous n’avons pas grande envie de manger, et il faut prendre quelque chose. J’ai apporté mon beurre et mon pain, ce matin, et vous voyez, je n’y ai pas touché. Votre mari a-t-il de l’ouvrage ? — Voici dix-huit mois qu’il en a manqué. — Se lève-t-il à la même heure que vous ? — Non, je le laisse au lit avec le plus petit de nos enfants. — Combien avez-vous d’enfants ? — Trois ? — De quel âge ? —— Cinq ans, trois ans et un an. Il m’arrive parfois de ne plus voir celui de trois ans du lundi matin au samedi soir y parce qu’on est couché avant que je rentre et que je le laisse au lit le matin à mon départ. — Que vous donne-t-on pour ce genre de travail ? — Nos salaires varient de six à huit shillings par semaine. — Depuis quel, temps travaillez-vous en fabrique ? — Depuis que j’ai eu mon second enfant. — Combien êtes-vous de femmes dans votre fabrique ? — Trente. — Combien de mariées ? — Dix. — Combien ont eu des enfants ? — Presque toutes ; et celles qui en ont ne veulent pas rester ici longtemps, car ce sont de mauvaises places. Je voudrais bien n’en jamais avoir entendu parler, pour le bien de mes enfants. Je puis vous assurer, monsieur, que j’ai connu des jour meilleurs. » — Wrongs of Women, p. 134.
  303. Voyez précéd., vol. I, p. 544.
  304. « Sur le continent européen, bien qu’il arrive souvent de voir la femme faire des travaux d’homme, par exemple un travail rural répugnant, qui ne convient point à son sexe, cependant, comme une sorte de compensation, elle n’y est point privée autant que chez nous de ce genre de travail qui lui convient spécialement. À Paris, les magasins pour articles de femmes emploient un certain nombre d’hommes, mais moins que chez nous ; à l’étranger, aux stations des chemins de fer, ce sont les femmes qui délivrent les billets. En France les femmes font le service de commis copistes ; elles tiennent les boutiques de détail, de livres, de gravures, de menus objets. En Suisse, elles fabriquent des montres. En Amérique, elles composent dans les imprimeries. Notre système est tout à fait dans la direction d’enlever aux femmes tout moyen de travail. Mais on ne peut penser un seul instant que les femmes anglaises, une fois l’effet du système réalisé, regardent quelques insignifiants avantages comme balançant les grands et terribles maux, résultats d’une violation de la répartition convenable de travail. » — London Times.
  305. Pour une étude d’ensemble sur la condition des ouvrières en Angleterre ; voyez le livre déjà cité : Wrongs of Women, par Charlotte Élisabeth.
  306. North British Review, The Employment of Women, p. 171.
  307. Ibid.
  308. De 1839 à 1856, la criminalité des femmes, en attaques contre la personne, s’est élevée de 11.2 à 18 pour %, et en offenses contre la propriété de 26.9 à 30.8. Les femmes sont poussées à commettra le crime et transportées comme criminelles.
  309. Chevalier. Lettres sur l’Amérique du Nord.
  310. Vous pouvez juger de la moralité d’un peuple par celle de ses femmes. On ne peut voir la société américaine sans admirer le respect qui entoure le lien du mariage. Ce sentiment exista au même degré chez les peuples de l’antiquité ; les sociétés actuelles de l’Europe ne conçoivent pas même l’idée d’une telle pureté de mœurs. — M. de Beaumont.
  311. « Une des particularités qui frappent le plus le voyageur aux États-Unis, c’est la déférence qu’on y a en tous lieux pour le sexe, sans que cela tienne au rang ou à la position, Lyell. »
  312. « L’esprit inventif du peuple de la Nouvelle-Angleterre se déploie dans la production de machines propres à économiser le temps et le travail de leurs femmes. » Chevalier.
  313. « On aurait peine à croire combien peu se paye la journée de travail des femmes et quelle somme de travail on exige d’elles dans cette journée, si les plus fortes preuves n’étaient là. Et même le travail intelligent de modistes, de couturières, est très-peu rémunéré. Celles qui n’ont exactement que le travail de coudre ne gagnent pas de quoi se procurer, même avec la plus grande économie, le strict nécessaire pour vivre. Nous avons connu, dans notre propre ville, des femmes employées à faire de grosses chemises à quatorze cents de façon. En cousant sans s’arrêter tout un jour, elles arrivaient au plus à en faire deux. À travailler six jours de la semaine, elles ne gagnaient pas plus d’un dollar et demi. La-dessus il fallait s’habiller, se nourrir et se loger. Et encore ce n’était qu’une ressource occasionnelle et précaire, on ne pouvait compter sur ce travail ingrat, quoiqu’il donnât si peu. » New-York Tribune,
  314. « Quelle est la situation des femmes qui vivent de l’aiguille ? Bien pire que celle d’une servante. Et en général la situation de modiste ou de couturière n’est pas beaucoup meilleure. Qu’importe qu’elle tombe de lassitude et d’épuisement ; — mistress a commandé pour demain sa robe de bal, la pauvre esclave doit travailler comme si son salut éternel reposait sur l’agilité de ses doigts. Mais voici achevée la robe de plaisir qui doit servir de parure à la beauté, l’heure du repos a enfin sonné. La pauvre fille fatiguée se traîne de nuit par les rues les plus désertes, elle rencontre quelques créatures de son sexe qui sont bien mises, dont la démarche annonce qu’elles ne se laissent pas mourir de faim ; une pensée lui traverse l’esprit. « Leur condition vaut mieux que la mienne. » Sa nature humaine peut à peine réprimer un tel sentiment, qui trop souvent n’est que le précurseur de sa propre ruine. » Sanger. History of Prostitution New-York 1858. — Le livre du docteur Sanger est plein de faits qui montrent le progrès rapide de la prostitution et des crimes qu’elle amène avec elle.
      Le pénitencier de l’île de Backwell, New-York, ne contient pas moins de 800 femmes de tout âge et de tout degré de criminalité.
  315. La sainteté du foyer est telle que pour exprimer nos rapports avec Dieu, à nous recourir à des mots inventés pour la vie de famille. Les hommes se qualifient les Enfants du père Céleste. — Souvestre. Attic Philosopher, p. 101.
  316. Dupin. Forces commerciales, vol. I, p. 52.
  317. Voyez précéd., vol. II, p. 112.
  318. Le sentiment de responsabilité respire très énergiquement dans les règlements adoptés par l’une des plus grandes fabriques de Stockolm, et que nous avons donnés. Voyez précéd., vol. II, p. 171.
  319. Voy. précéd., p. 275.
  320. « Dans White-Chapell et Spitafields, » dit le Quarterly-Review, ils forment une fourmilière ; mais c’est dans Lambeth et Westminster qu’on rencontre le plus de leur activité bourdonnante. Là, les sombres et affreux passages sont encombrés d’enfants des deux sexes de trois à treize ans. Quoique pâles et hagards, ils ont une vivacité étrange et s’occupent de milles manières, excepté à rien qui puisse leur être bon et utile au prochain. Leur apparence est sauvage, leur chevelure épaisse, la saleté dégoûtante qui rend difficile de distingua la couleur de la peau à travers les haillons, leur farouche indépendance en dehors de toute surveille tout frein, frappent d’anxiété et d’horreur quiconque n’est pas familiarisé à de telles choses. Visitez ces parages en été, la puanteur vous suffoquera ; visitez-les en hiver, vous frémirez à ce spectacle de centaines de créatures qui grelottent sous un costume qui serait léger sous les tropiques, La plupart sont dans une nudité complète ; ceux qui sont vêtus semblent en mascarade ; le pantalon ne dépasse pas les genoux, la queue de l’habit descend sur les talons. C’est ainsi qu’ils courent par les rues et flânent sur le bord de la rivière à la marée basse, en quête d’un morceau de charbon, d’un bâton, d’un bouchon ; une trouvaille fait toujours plaisir. Parfois il arrive que la bande éclate en cris joyeux, et fournit au passant, s’il est d’humeur contemplative, sujet de s’étonner et de voir avec un certain contentement que la dégradation physique et morale n’a pas encore brisé tout bourgeon de leur jeune énergie. » Cité par Kay, vol. I, p. 409.
  321. Nombre, en Angleterre, des enfants des écoles quotidiennes :
    en 1818   674.883 ou à la population 1  à  17.25
    en 1833 1.548.890 1 sur 11.27
    en 1851 2.407.409 1 sur 8.36
    En 1833, dans les écoles du dimanche,
    le chiffre d’enfants était comme
    1 à 9.28.
    En 1851 1 à 7.45.

    « Toutefois M. Tremenheere, dans son rapport, a constaté que le plus grand nombre des enfants quittent les écoles primaires avant l’âge de dix ans, — que la fréquentation est très-irrégulière, et que le peu qu’ils y apprennent, ils « l’ont oubliée au bout de quelques années. » Au sujet de l’ignorance générale de ceux qui ont passé par les écoles anglaises, voici ce que dit M. Wood, président de l’institution des ingénieurs des mines : « Aux engagements annuels, c’est à peine s’il se trouve un homme ou un jeune garçon qui puisse signer son nom au bas de l'engagement ; et cependant tous ces gens-là ont passé par les écoles, et nous supposons qu’ils y ont appris à lire et à écrire, mais qu’ils les ont quittées de si bonne heure qu’ils ont oublié le peu qu’ils avaient appris ; et nous les trouvons parfaitement incapables de signer leur nom. »
      « Dans le cours d’une enquête récente par une commission du parlement britannique, le coroner Wakley, constata un déplorable manque d’éducation dans la population ; et comme preuve, il raconte qu’en désignant un grand jury dans la partie ouest du comté de Middlesex, il avait trouvé.onze membres sur les trente hors d’état de signer leurs noms. Il croyait, ajoutait-il, qu’en examinant ses reçus pour dépenses, il pourrait établir que la moitié de ses jurés ne savent pas écrire. Un chef de jurés, un homme qui est tenu de posséder 100.000 dollars, et qui ne sait pas écrire !
      « De tous côtés nous rencontrons l’ignorance, et non toujours en compagnie de la pauvreté. Prenons dans la Gazette, à l’article dissolution de sociétés, pas un mois se passe sans que quelque malheureux homme, roulant sur l’or, mais gonflé d’ignorance, en est réduit à l’experimentum crucis, à mettre une croix au lieu de signature. Le nombre de petits jurés, surtout dans les districts ruraux, qui ne peuvent signer qu’avec une croix est énorme. Il n’est pas rare de voir des documents de paroisse, d’une grande importance locale, déshonorés par ce signe humiliant, l’y ont apposé des hommes que leurs fonctions dénotent comme des hommes de marque et même de valeur. — Dickens : Household Words.

  322. Charlotte Élisabeth. Wrongs of Women, part. III, p. 100.
  323. La ville de Boston, avec une population de 15.000 âmes en l’année 1856-7, consacrait au service d’éducation la somme de 335.000 dollars, employée à entretenir une université, un collège de latin, une école normale, soixante-dix de grammaire et deux cent quatre écoles primaires. Le chiffre d’étudiants et d’écoliers était 23.749. L’éducation coûte en moyenne 14 dollars 41 cents. — Dans la même année, la dépense pour le culte public a été 240.000 dollars.
  324. Voy. précéd., p. 336.
  325. « Dans la grande criminalité, les quatre cinquièmes des causes jugées étaient contre des mineurs, et les deux tiers de toutes les accusations pour crime durant le trimestre ont été contre des prévenus de 15 à 21 ans. — Presentment of the Grand Jury. New-York, 1852.
      « Sur 16.000 criminels qui sont entrés aux Tombes, à New-York, l’année dernière, 4.000 étaient au-dessous de 21 ans, et 800 parmi eux étaient entre 9 et 15 ans. Sur 2.400 voleurs enfermés dans cette prison, 1.000 étaient au-dessous de 21 ans, et 600 au-dessous de 15.
      « L’homme qui écrit ceci a eu pendant les deux dernières années quelques occasions d’observer à fond la dégradation de l’Europe, et il a conçu le triste présage que notre société dans l’avenir repose sur une base de crime et de misère. L’Europe n’a rien de pire que le côté noir de New-York. Les lanes de Liverpool, de Westminster et de Saint-Gilles, les faubourgs de Vienne ne présentent pas un aspect de misère plus générale et de vice moins refréné que nos quartiers inférieurs. » Rev, C.-L. Brace.
  326. Dans une occasion récente, lord Campbell adressait au grand jury du comté de Chester, à propos de l’état de la morale publique dans cette localité, un discours dont voici le résumé.
      « Le calendrier qui se déroule devant lui est effrayant. Il n’y a que trois ou quatre mois depuis la tenue des dernières assises et que la geôle a été vidée, et voici aujourd’hui une autre liste de crimes dont le degré fait frémir et dont le nombre est alarmant. Non-seulement les causes sont nombreuses, mais les cas sont de la teinte la plus sombre. Les voici exposés devant vous par groupes rangés selon l’ordre alphabétique, et sous chaque tête d’ordre le nombre des cas est considérable (ici l’émunération des sortes de crimes) ; il y en a qui n’avaient pas encore été nommés chez nous. C’est un fort triste état de choses. La faute cependant n’en est pas aux fonctionnaires, ils ont sans nul doute rempli leurs devoirs de magistrats pour que la loi fût exécutée, l’ordre maintenu, les droits de propriété assurés ; mais une considération importante et sur laquelle on doit réfléchir, c’est que notre prospérité matérielle ayant augmenté, le crime a augmenté aussi dans quelques parties du pays. Il avait espéré que grâce au progrès de l’éducation et à l’instruction religieuse que donne le clergé, un meilleur état de choses se serait présenté. »
  327. Voir précéd., vol. II, p. 246, 258.
  328. Depuis plus d’un demi-siècle M. Malthus et ses disciples ont poussé le peuple anglais à adopter leur théorie de contrainte morale tout en prêchant des mesures tendant à la destruction de la responsabilité morale. Ils ont obtenu du succès pour ses dernières, comme on en a pu juger au dernier meeting pour le progrès de la science sociale. Un membre du clergé s’est appesanti sur la difficulté sérieuse qu’il y aurait à appliquer aucun système d’éducation plus forte à un district où la population était surtout occupée au travail du tissage et où un tout petit enfant était déjà utile à ses parents. « Ce petit, a-t-il dit, est déjà en état de soigner un baby tandis que sa mère est à l’atelier, et s’il arrive qu’une jeune femme ait un ou deux enfants avant mariage, c’est actuellement un avantage pour elle, cela lui assure un mari parmi les plus habiles ouvriers de ce district du Lancashire. »
  329. Dunglison, Human Physiology, vol I, p 99.
  330. Moyennant une dépense qu’on peut qualifier insignifiante, le lieutenant Maury, de la marine des États-Unis, autorisé par le gouvernement, a relevé, en dix années, une liasse de documents relatifs aux vents et courants qui représente en valeur annuelle pour le monde entier, une économie de temps, de propriété et de vies humaines montant à des millions de dollars.
  331. Ce qui se paye annuellement aux États-Unis pour le transport du thé suffirait probablement pour assurer le succès de l’introduction de cette culture dans le pays. L’entreprise cependant ruinerait un homme seul ; elle a déjà réduit à la mendicité un homme courageux qui l’avait tentée. La semence du thé doit se tirer de Chine, et le peuple s’oppose à l’exportation de la meilleure comme un acte préjudiciable à ses intérêts. De plus, les armateurs pour le thé, les marchands commissionnaires, les importateurs, etc., regardent l’introduction de la culture du thé ici comme un coup mortel pour la profession qui les enrichit. Aussi la convenance du climat, du sol et de la culture, tout doit être l’objet d’expériences patientes et répétées qui, bien que le succès ne soit pas douteux, le rendraient cependant coûteux à obtenir.
  332. Commentaries, vol. II, p. 469.
  333. Ibid., p. 269.
  334. Ibid., p. 268.
  335. Ibid., p. 270.
  336. Histoire de la Civilisation en Europe, tome I, leçon 2.
  337. Les curiales ainsi enfermés de gré ou de force dans la curie, voici quelles étaient leurs fonctions et leurs charges :
      1o Administrer les affaires du municipe, ses dépenses et ses revenus, soit en allant dans la curie, soit en occupant les magistratures municipales. Dans cette situation, les curiales répondaient non-seulement de leur gestion individuelle, des besoins de la ville auxquels ils étaient tenus de pourvoir eux-mêmes, en cas d’insuffisance des revenus.
      2o Percevoir les impôts publics, aussi sous la responsabilité de leurs biens propres en cas de non recouvrement. Les terres soumises à l’impôt foncier et abandonnées par leurs possesseurs retombaient à la curie, qui était tenue d’en payer l’impôt jusqu’à ce qu’elle eût trouvé quelqu’un qui voulût s’en charger. Si elle ne trouvait personne, l’impôt de la terre abandonnée était réparti entre les autres propriétés. » Histoire de la Civilisation en Europe, tome II, leçon 2
  338. Voy. précéd., vol. I, p. 140, au sujet des cités des Albigeois dans les XIe et XIIe siècles. Les droits et libertés de Londres furent assurées par une provision de la magna charta dans le XIIIe siècle. « M. Renouard, dans son Histoire du droit municipal en France, dit M. Guizot, a donné les traces d’un système municipal, en vigueur, sans interruption, du VIIIe au XIIe siècle.
  339. Commentaries, vol. II, p. 280.
  340. Les admirables effets de combinaison sont très-bien exposés dans les récents rapports des super-intendants des Lodging-houses des nouveaux-nés, qui montrent combien peu il en coûte pour améliorer la condition d’un grand nombre d’individus.
  341. Voici un passage d’un des partisans les plus distingués du système de libre-échange, qui montre combien est faible la tendance à l’harmonie et comme il y a peu d’espoir de la voir advenir sous un système qui traite l’homme comme un simple outil à l’usage du négoce.
      « L’humanité aimerait à les voir, eux et leur famille, vêtus selon le climat et la saison ; elle voudrait que dans leur logement ils pussent trouver l’espace, l’air et la chaleur nécessaire à la santé ; que leur nourriture fût saine, assez abondante et même qu’ils pussent y mettre quelque choix et quelque variété ; mais il est peu de pays où des besoins si modérés ne passent pour excéder les bornes du strict nécessaire, et où, par conséquent, ils puissent être satisfaits avec les salaires accoutumés de la dernière classe des ouvriers. » — J.-B. Say. Traité d’Économie politique, p. 377. — Guillaumin, Paris, 1841.
  342. Pour les effets de la rente argent en Angleterre, voy. précéd. vol. II, p. 74 ; vol. III, p. 578.
  343. Voy. précéd. vol. II, p. 437, pour la propriété des nouvelles banques anglaises et pour le montant des prêts. Comme règle, il y a là à peine frottement entre le prêteur et l’emprunteur, — l’un recevant comme dividende presque exactement le même taux qui est payé par l’autre comme intérêt. Telle était aussi la tendance de ce système de compagnie manufacturière par actions de New-England, qui tend si rapidement à disparaître. Rien ne prouve d’une manière plus frappante les désastreux effets de la politique présente du libre-échange que ce qui se voit aujourd’hui dans le New-England, au sujet de la substitution personnelle de grands capitalistes au lieu d’association de petits propriétaires.
  344. Smith. Wealth of Nations.
      « C’est de la grande multiplication des productions de toutes les différentes industries, par suite de la division du travail (combinaison d’action), que résulte, dans une société bien gouvernée, cette opulence générale qui s’étend jusqu’aux classes inférieures. Chaque artisan peut disposer d’une grande quantité de son produit au delà de ce qu’il lui en faut pour lui-même, et chaque autre artisan se trouvant dans la même situation, il est à même d’échanger une grande quantité de son produit pour une grande quantité, ou ce qui est la même chose, pour le prix d’une grande quantité de leurs produits. Il les fournit abondamment de ce qui est de sa compétence, et ils agissent de même à son égard, et une abondance générale se répand dans toutes les classes de la société. » — Smith. Richesse des Nations.
  345. L’exemple le plus remarquable de coopération à citer est : the Equitable Pioneers Society, la Société des Équitables travailleurs de Rochdale, en Angleterre, fondée il y a quatorze ans par une trentaine ou une quarantaine de pauvre et humées ouvriers, avec moins de 10 dollars en caisse et un revenu de deux pence par semaine payées par chaque actionnaire, — et ayant pour objet « l’avantage pécunier et l’amélioration de la condition sociale et domestique de ses membres. » De ce modèle point de départ, elle est arrivée à comprendre aujourd’hui sept départements distincts, et le capital actuel est de 75.000 dollars divisé en actions de 5 dollars. Sur ce capital, 18.000 dollars sont placés dans une usine dont ils sont propriétaires. Les pionniers ne font point de dettes et n’ont point fait de pertes, et, bien qu’ils aient fait pour 1.500.000 dollars d’affaires, ils n’ont jamais eu recours à l’huissier. La Société emploie directement et constamment une centaine de personnes, dont une douzaine pour le magasin seulement. Au-dessus de la boutique où se vendent toutes choses, il y a un cabinet de journaux que les membres fréquentent le soir et une bibliothèque circulante de 2.200 volumes choisis, où eux et leurs enfants viennent chercher des livres. Il y a foule de membres chaque soir à Toad-Lane, et le magasin a vendu pour 2.000 dollars en un seul jour. » Cette brillante activité commerciale, dit l’auteur de l’intéressant petit livre, n’est pas ce qui touche le plus, mais bien le nouvel et meilleur esprit qui anime ce négoce. Acheteur et vendeur traitent en amis, sans que l’un songe à surfaire et l’autre à se méfier, et Toad-Lane est dans la nuit du samedi aussi gai que Lowlher-Arcade à Londres et dix fois plus morale. Ces foules d’ouvriers, qui auparavant n’avaient jamais goûté d’une bonne nourriture, dont chaque mets était frelaté, dont les souliers prenaient l’eau sur-le-champ, dont les vestes gardaient une poussière du diable, dont les femmes portaient un calicot qu’elles ne pouvaient laver, achètent maintenant sur les marchés comme les millionnaires, et pour la bonne nature d’aliments, vivent comme des lords. Ils tissent leurs étoffes, font leurs souliers, cousent leurs habits, mondent leur propre blé. Ils achètent le meilleur sucre, le meilleur thé et moudent leur café. Ils tuent leur bétail, et les plus belles bêtes du pays traversent les rues de Rochdale pour être consommées par des tisseurs de flanelle et des savetiers. Est-ce la concurrence qui donne à ces pauvres gens ces avantages ? qui dira que leur caractère moral n’est pas amélioré par de telles influences ? Les teotalers preneurs de thé, de Rochdale, reconnaissent que ce magasin a fait plus d’hommes sobres depuis sa fondation, qu’ils ne sont parvenus à en faire dans le même laps de temps. Des maris qui n’avaient jamais su ce que c’est que d’être sans dettes, de pauvres femmes, qui depuis quarante ans n’avaient pas eu dans leurs poches six pence qui ne fussent grevées d’hypothèques, possèdent maintenant de petites épargnes qui suffiraient à leur faire bâtir un cottage et vont chaque semaine à leur propre marché avec de l’argent sonnant dans leur poche, et, dans ce marché, il n’y a ni méfiance ni tromperie, il n’y a ni frelatement ni deux prix. Toute l’atmosphère est honnête. Ceux qui servent n’y mettent ni acharnement, ni finesse, ni flatterie ; ils n’ont point intérêt à chicaner ; ils n’ont qu’un devoir à remplir : donner exactement le poids, la mesure et l’article pur. Dans les autres parties de la ville, où la concurrence est le principe du négoce, tous les prédicateurs de Rochdale ne produiraient pas des effets moraux tels que ceux-ci. — Self-Help by the People. History of Cooperation in Rochdale by G.-J. Holyoake.
  346. « Lorsque de petits cultivateurs possèdent quelque peu de terre, comme en Norvège, en Belgique, en Suisse, en France, ils s’entendent pour faire les fonds de tout projet qui peut être d’utilité générale. De la sorte on fait des canaux de plusieurs milles pour l’irrigation ou le drainage. Une douzaine de propriétaires de trois ou quatre vaches s’entendent pour la fabrication de fromages aussi grands et aussi bons que ceux de Chestershire, et même pour établir une usine à traiter la betterave, la plus étendue et la plus scientifique de toutes les opérations agricoles. La coopération mutuelle met ainsi à la portée des petits cultivateurs presque tous les avantages que possèdent leurs concurrents riches. » — Thornton. On Over-population, p. 331.
  347. La concurrence, selon M. Bastiat, est « démocratique dans son essence. » Harmonies économiques, p. 407. Ailleurs il dit, p. 458 : « La contradiction qui existe ici provient de ce que l’écrivain n’a pas remarqué que la concurrence est de deux sortes : l’une pour l’achat du travail et de ses produits, et l’autre pour leur vente. Tout ce qui tend à accroître l’une tend à l’esclavage, — augmenter l’autre, au contraire, tend à la liberté. Plus le producteur est à distance du consommateur, plus l’achat et la vente tend à devenir l’affaire de l’humanité entière avec une augmentation constante de désaccord. Plus ils sont près l’un de l’autre, moins il y a d’achat et de vente et plus il y a tendance à cette coopération parmi tous les membres de la société, qui fait que tous, grands et petits, deviennent participant à la fois dans les pertes et dans les profits. »
  348. L’esprit du système de Colbert en ce qui regarde le commerce extérieur est résumé ainsi par lui dans un de ses rapports au roi. « Réduction des droits d’exportation sur tous les produits domestiques ; diminution des droits d’importation sur les matières premières ; exclusion des manufactures étrangères au moyen d’augmentation de droits. »
  349. Voy. précéd. vol. I, p. 350, pour les principes qui faisaient la base de sa politique. — Dans une de ses lettres à l’intendant de Tours, il dit : « Examinez dans toutes vos visites si les paysans se rétablissent un peu, comment ils sont habillés, meublés, et s’ils se réjouissent davantage les jours de fête et dans l’occasion des mariages qu’il ne faisaient ci-devant, ces quatre points renfermant toute la connaissance que l’on peut prendre de quelque rétablissement dans un meilleur état que celui auquel ils ont été pendant la guerre et dans les premières années de la paix. » — Clément. Histoire du système protecteur, p. 31.
  350. Dans l’ouvrage cité, M. Clément dit : « que les pays où les denrées sont à bon marché et abondantes ont, dans la concurrence manufacturière sur les marchés du monde, un avantage marqué sur ceux où la vie est chère. » On peut, selon lui, regarder comme un principe établi que « moins le peuple doit dépenser pour sa nourriture et plus bas sera le coût de production. » C’est précisément le contraire qui a lieu, — le coût de transformation étant le moindre dans les pays où la subsistance coûte cher, et le p|us élevé dans ceux où elle est à bon marché. La subsistance coûte peu chez les Illinois, mais les utilités achevées y sont chères. — La première est chère en Angleterre, tandis que les autres sont à bon marché. La nourriture était à bon marché en France à l’époque de Louis XIV, mais le drap et le fer étaient rares et chers. La première est aujourd’hui plus chère, mais les autres sont à meilleur marché. — Quand on voit de telles erreurs de nos jours, on doit excuser celles dans lesquelles a pu tomber Colbert deux siècles auparavant.
  351. Essay on Money.
  352. Wealth of Nations, liv. IV, ch. ii.
  353. Say. Traité d’Économie Politique, ch. XVII. — Voy. précéd., vol. II, p. 39, l’opinion de M. Say sur les résultats de la politique de Colbert tels qu’ils se manifestent aujourd’hui en France.
  354. Blanqui. Histoire de l’Économie Politique, tome II, p. 237.
  355. Rossi. tome. II, leçon 12e. — Guillaumin. Paris, 1854.
  356. Moreau de Jonnès.
  357. Mill. Principles, liv. V, ch. X.
  358. Ibid., t. I, ch. XIII.
  359. Chevalier. Examen du système commercial connu sous le nom de système protecteur. Paris, 1852.
  360. Chevalier. Examen du système commercial.
  361. Chevalier. Examen du système commercial.
  362. Journal des Économistes, sept. 1856. Mémoire au Conseil général de l’Hérault.
  363. Examen du système commercial, p. 212.
  364. À la page 318, précédemment, le lecteur a un tableau comparé de la production des diverses céréales dans les années 1840 et 1847 — qui montre une augmentation de plus de 40 p. % dans les quelques années où les fabriques de coton, de fer et d’autres produits avaient fait des progrès si extraordinaires sous le tarif protecteur de 1842. Dans les onze années suivantes, la politique américaine a tendu à la destruction des manufactures, ce qui fait que le nombre d’individus engagés dans les principales branches de l’industrie de conversion est moindre aujourd’hui qu’il ne l’était alors, et pourtant la quantité totale des céréales produite dans l’année courante n’est évaluée qu’à 1.100.000 boisseaux, c’est-à-dire seulement 25 p. % de plus qu’en 1847. Dans les périodes de protection, l’augmentation a été deux fois plus grande que celle de la population. Dans celles du libre-échange, elle est d’un cinquième au-dessous de celle des bouches à nourrir. D’où il suit que la faculté d’acheter les utilités étrangères diminue à mesure qu’augmente la nécessité de les acheter, — la marche des choses aux États-Unis étant précisément la même que celle observée en Irlande, dans l’Inde, en Turquie et dans tous les autres pays de libre-échange.
  365. C’est le tonnage total sorti de nos ports pour l’exportation de cette année. Il en faudrait déduire le tonnage des objets manufacturés, mais il est si faible qu’on peut n’en pas tenir compte.
  366. Le gouvernement républicain de 1848 a perfectionné le monopole de la banque de France en fermant toutes celles de département. Les réformateurs d’Allemagne cherchent à créer le type par excellence Du pouvoir central. La réforme suisse a eu pour résultat d’augmenter la centralisation. En Angleterre, la centralisation gagne journellement du terrain depuis qu’a passé le bill de réforme, — comme on le voit par l’acte sur la banque de sir Robert Peel, et par la soumission absolue de l’Inde à la législation anglaise.
  367. Voy. précéd. vol. II, p. 259, 262, 263, notes.
  368. Voy. précéd. vol. I, p. 36.
  369. Ricardo, Political Economy. chapter on Wages.
  370. Edimburg Review, octobre. 1849.
  371. « L’épreuve du travail, le labor test, telle qu’on l’a appliquée, a plutôt pour caractère de rendre l’assistance désagréable et d’en dégoûter que de créer un travail intelligent. En 1835, la grande ère des actes pour la réforme de la loi des pauvres, les secours s’élevaient à 75.373.807 livres sterl., et en 1848, après treize années du régime amendé, nous trouvons., 817.429 livr. ster. pour chiffre de secours, et un neuvième de notre population recevant l’assistance. » Edimburg Review, octob. 1849.
      Pour les dix années qui ont précédé le rappel de la loi des céréales, c’est-à-dire :
    De 1836 à 1845, le chiffre de secours était 46.766.097 liv. st.
    De 1846 à 1855, il a été 58.594.087.
  372. Principles of Economy, Introduction.
  373. Voy. précéd., vol. I, p. 500.
  374. Ibid., p. 544.
  375. Ibid., p.271.
  376. Voy. précéd., vol. 1, p. 414.
  377. Principles of Economy,
  378. Protection et communisme, p. 37.
  379. Smith. Wealth of Nations, liv. IV, ch. viii.
  380. Voy. précéd., vol. I, p. 482.
  381. Ici M. Bastiat se trompe ainsi que toute l’école du libre-échange généralement, en préférant les droits d’octroi et ceux des ports aux taxes directes, sous prétexte qu’ils sont « peu sentis. » (Voy. Dict. de l’Économie politique, article « Octrois. »
      M. Chevalier prétend que, nonobstant la perception de 500 millions de francs pour droits de douanes, le libre-échange est un axiome du gouvernement anglais. — Examen, p. 163.
  382. Lalor. Money and Morals, p. 135.
  383. Selon toute apparence, la question des chemins de fer est destinée bientôt à fournir des faits de haute importance relativement à la nécessité d’un exercice continu des pouvoirs sociétaires. Leur construction tend à anéantir la concurrence pour le service de transport, — et à créer ainsi des monopoles qui peuvent devenir très-vexatoires. Dans l’Europe continentale, généralement, les sociétés ont en conséquence jugé nécessaire d’exercer une sage discrétion par rapport aux routes à construire, — et de conserver le pouvoir de contrôler les tarifs. Il en est résulté qu’avec des charges modérées, ils ont, à peu d’exceptions près, été profitables pour tout le monde, — donnant de bons dividendes à leurs actionnaires, et facilitant les relations, ce qui a élevé la valeur à la fois de la terre et du travail. Dans la Grande-Bretagne, au contraire, on a pensé que, dans l’intérêt de la communauté, il fallait favoriser la plus large concurrence pour la construction. Il en est résulté concurrence ruineuse à un moment et de hauts tarifs à un autre, perte générale pour ceux qui ont construit les chemins, — expulsion de la population et consolidation de la terre. Comme remède, les compagnies sont occupées à créer une sorte de congrès, — un imperium in imperio, qui probablement, d’ici à peu, exercera une forte influence sur la législature du pays.
      Il en est de même, aujourd’hui, dans nos États-Unis. Les compagnies de chemins de fer dominent déjà la législature de plusieurs États. Le jour d’une combinaison générale n’est point encore venu, mais tout montre qu’il approche. Alors on aura une nouvelle preuve du fait que, de tous les gouvernements, le plus ruineux et le plus vexatoire est celui de la classe des transporteuses.
  384. Quand on voit la masse énorme d’écrits innombrables sur les diverses questions de la masse sociale, tout ce qui remplit les journaux quotidiens, hebdomadaires et autres, et tous les sens qu’on donne aux mots : civilisation, liberté, démocratie et le reste ; il est impossible, pour qui a lu Goethe, de ne pas se reporter à ce passage de la tragédie de Faust.
      « Méphistophelès, Le mieux est de n’écouter qu’un seul et de jurer sur la parole du maître. Somme toute, tenez-vous-en au mot, et vous entrerez alors par la porte sûre au temple de la certitude.
      L’Écolier, Cependant un mot doit toujours contenir une idée.
      Méphislophelès, Fort bien, seulement il ne faut pas trop s’en soucier, car c’est précisément là où manquent les idées, que le mot vient le plus à propos. Avec des mots ou discute vaillamment, avec des mots on érige un système, on peut fort bien croire aux mots. D’un mot on n’ôterait pas un iota. »
      De tous les termes en usage commun chez les économistes modernes, il n’en est pas un sur la valeur duquel ils soient tous d’accord, d’où vient que nous les voyons recommander le même traitement pour des maladies d’un caractère tout à fait contraire. L’Angleterre souffre du système dénoncé par Adam Smith, comme devant infailliblement transformer sa population entière en boutiquiers et en manufacturiers. L’Amérique souffre d’un système qui s’oppose complètement à ce qu’il existe chez elle une industrie manufacturière, et on leur prescrit à toutes deux le remède du libre-échange. Qu’est-ce cependant que cette liberté du négoce ? Consiste-t-elle à n’avoir qu’un marché unique pour débouché, comme c’est le cas pour l’Irlande et l’Inde ; ou en avoir mille, comme c’est le cas pour la France et la Belgique ? Peut-il exister quelque liberté de négoce en l’absence de manufactures, et celles-ci peuvent-elles se fonder en l’absence de la protection ? Toute l’expérience est là qui répond : Non.
  385. L’augmentation du total des exportations et importations de la France a été en dollars :
    1825 à 1833.   163.953.000 dollars.
    1844 à 1846. 350.000.000
    1852 et 1853. 477.000.000
    1857. 1.065.000.000

    Depuis qu’on a complété les relations par chemins de fer avec la Belgique, la Prusse, l’Allemagne et la Suisse, la France a attiré une grande partie du commerce de l’Océan avec l’intérieur de l’Europe, le détournant de ses anciens canaux, l’Angleterre et la Hollande. Ainsi le système qui vise au développement intérieur tend à l’emporter sur celui des deux pays de l’Europe qui ne visent qu’au négoce exclusivement.
      Pour montrer comment le commerce domestique et le commerce étranger s’aident réciproquement, et quel développement extraordinaire prend le pouvoir qui résulte de leur action rendue plus efficace par la combinaison, nous citerons le passage d’un mémoire lu à une réunion de la société anglaise pour les progrès de la science, qui s’est tenue dernièrement à Leeds.
      « On peut calculer que, pendant ces six années, pour les chemins de fer seulement, il s’est dépensé en France près de trente millions de livres sterling par année, — c’est à peu près autant qu’il en a fallu pour nos difficultés de chemins de fer. Puis est venue la guerre de Russie, la récolte de soie a manqué, et il y a eu deux récoltes insuffisantes de céréales. Comment alors a-t-on fait face à toute cette dépense ?… l’explication réelle, la voici : les rapports officiels ont montré que depuis 1845, 1a balance du commerce a été de beaucoup plus que cent millions sterling en faveur de la France, — la demande pour articles de France étant venue des États Unis, de l’Australie, par suite des découvertes de l’or. »

  386. Les exportations domestiques des États-Unis
    pour 1836 montaient à
    107.000.000 dollars.
    Celles de 1856 (en dehors des métaux précieux,
    montaient à
    265.000.000.

      — La population, en même temps, avait complètement doublé. Quoique voisins de l’Amérique espagnole et portugaise, les exportations pour ces vastes pays ne montent qu’à 13 millions de dollars, — la cause en est dans le fait que la population des États-Unis se refuse à regarder le commerce domestique comme la véritable base d’un commerce international étendu.

  387. Voy. précéd., p. 429.
  388. Le poids de la taxe ainsi imposée augmente à mesure que s’abaissent les prix des denrées premières. Nous avons tu dans un précédent chapitre (ch. XXV), que ceux des utilités américaines s’abaissent. Voici ce qui en résulte pour les fermiers et planteurs. En 1834-5, lorsqu’on exportait en denrées premières pour 92 millions de dollars, le tonnage des navires nationaux et étrangers qui chargeaient pour les ports étrangers était de 2.030.000 tonneaux. Six ans après, en 1840-1, l’exportation était de 98.000.000 dollars, et le tonnage des vaisseaux chargés pour l’étranger était de 2.353.000 tonneaux. En 1856, la valeur totale d’exportations était 230.000.000 dollars, le tonnage pour l’étranger montait à un peu moins de 7.000.000 tonneaux, — l’augmentation de valeur en vingt ans n’avait été que de 150 %, tandis que l’augmentation du tonnage avait été très-peu au-dessous de 350 %.
  389. Pour qui a lu les écrits d’Adam Smith, sa préférence pour le commerce domestique sur le commerce étranger est bien connue. Chaque acte de commerce se composant de deux demandes de service humain, il a vu clairement que plus les parties seront voisines l’une de l’autre, plus se multiplieront les demandes de services, et plus considérable sera la production. Aussi affirme-t-il « que le capital employé dans le négoce domestique donne vingt-quatre fois plus d’encouragement et de soutien à l’industrie du pays » que n’en donnerait la même somme dans le commerce étranger. — Wealth of Nations, Book II, ch. v.
  390. Qu’il y a avantage à poursuivre une honnête politique internationale, et désavantage à en poursuivre une déshonnête, c’est ce que prouve le commerce avec la Chine pendant les trente dernières années. La guerre de l’opium s’est terminée par un traité qui, a ouvert certains ports de la Chine. Voici queue a été depuis Ion la marche du commerce, avec ce qu’elle était auparavant.
    Exportations anglaises avant la guerre.
    _________ Liv. st.
    1834 842.852
    1835 1.074.708
    1836 1.326.388
    1838 1.204.356

      La période qui a suivi l’ouverture du marché en 1842, et l’acquisition de Hong-Kong donne les chiffres suivants :

    _________ Liv. st.
    1845 2.359.000
    1846 1.200.000
    1848 1.445.950
    1852 2.508.599
    1853 1.749.597
    1854 1.000.716
    1855 1.122.241

      Les journalistes anglais cherchent à expliquer le caractère stationnaire du négoce, en prouvant la difficulté de soutenir la concurrence avec l’Amérique pour les cotonnades, et avec l’Allemagne et la Russie pour les lainages. On ne pourrait fournir un argument plus fort en faveur de la protection, — puisque les manufactures de ces deux pays ont dû leur existence à des mesures protectrices du caractère le plus énergique, et que le pouvoir de faire concurrence pour la vente d’étoffes dans d’autres pays fournit une preuve concluante du bon marché auquel les hommes qui produisent le coton et la laine les ont obtenus chez eux.

  391. Voy. précéd., vol. I, p. 58,
  392. Voyez précéd., vol II, p. 301.
  393. L’insurrection de la Jacquerie, en 1351, et les horreurs qui l’accompagnèrent était une conséquence nécessaire de ce que, chez les nobles de France, toute subordination avait disparu pendant les guerres avec l’Angleterre. Voy. Sismondi, Hist. de France, vol. X, p. 530.
  394. Voy. précéd., vol. I, p. 280.
  395. M. Michelet, s’adressant aux Anglais dans l’Inde, dit : qu’il les voit partout sur la surface du globe, mais n’ayant pris racine nulle part. La raison, c’est que vous cueillez et sucez la substance de la terre, mais que vous ne plantez rien, — ni sympathie ni pensée. N’apportant avec vous aucune idée morale, vous n’avez fondé nulle part. Votre Inde, par exemple, un des plus beaux empires que le soleil ait contemplés, — qu’en avez-vous fait ? Il s’est flétri dans vos mains. Vous restez à l’extérieur de lui, vous êtes un corps parasite qui sera chassé demain. Vous avez trouvé ce merveilleux pays pourvu d’un commerce, d’une agriculture, que lui reste-t-il à exporter, excepté l’opium ? Nul anglais qui aille dans l’Inde pour s’y établir ; point de mariage avec les indigènes. Les Anglais partiront un jour ne laissant d’eux nulle trace, si ce n’est l’anéantissement du commerce et de l’industrie de l’Inde, et la ruine de son agriculture.
      À l’appui des considérations du Français distingué, voici un passage d’une lettre d’un fonctionnaire anglais dans l’Inde, publiée par un journal de Londres :
      « D’années en années nous avons agi comme si nous n’étions sous aucune responsabilité morale quelconque, — comme si l’Inde était une chose faite tout exprès pour notre simple avantage dans ce monde et pour rien autre, — comme si les indigènes étaient au niveau des bêtes sauvages des jungles, ou étaient des créatures sans défense, créées uniquement pour porter du bois et tirer de l’eau, pour être les esclaves de l’homme blanc, — comme si toute prétention de leur part à la portion d’héritage que Dieu leur a assignée était une insigne trahison, — comme si des opinions, des coutumes, des usages aussi anciens que ces montagnes et aussi chéris d’eux que la liberté le puisse être de l’Anglais, devaient être quittés et mis de 6ôté aussi aisément qu’on jette un vieux bonnet, du moment qu’ils ne cadraient pas avec les notions de John Bull ou faisaient obstacle à son égoïsme et à sa cupidité. Voilà exactement ce que nous avons fait depuis ces vingt dernières années. Nous avons tenté une foule de choses que les plus hardis, les plus téméraires de leurs souverains indigènes n’auraient jamais eu la folie de risquer, par exemple : cette maudite rage d’annexer ; les viles et misérables corruptions, précarisations, extorsions pratiquées dans nos tribunaux civils et par la police ; un système de tenure de la terre, inventé par nous, qui, bien que beau et spécieux en théorie, et dans un livre ou dans un discours au parlement, a été le plus désastreux possible pour les cultivateurs indigènes, et les a laissés entièrement à la merci des marchands et des usuriers, et a été simplement la ruine du malheureux ryot... Personne n’a écouté leurs plaintes, tout le monde les a traités avec mépris jusqu’à ce qu’enfin ils ont en recours au seul mode de redressement qui leur fût laissé, — la désobéissance, l’insurrection, la révolte organisée. Et je déclare que de toutes les horreurs et les tristes calamités qui ont suivi, c’est l’Angleterre qui est responsable. »
  396. « Nous mettons le pauvre dans la poussière par notre politique générale, et nous nous savons un gré infini de le relever en lui faisant la charité. » Fonblanque. Voyez aussi précéd., vol. I, p. 463.
  397. Voy. précéd., vol. II, p. 257.
  398. Les mathématiciens demandent combien et où ?
  399. « La pure autorité, dit Shiller, va au but en ligne droite et rapide comme le boulet, mais détruisant tout dans sa course et même le but qu’elle atteint. La ligne que suivent les usages est autre et battue par la vieille pratique de la vie. C’est un sentier qui serpente le long de la rivière ou dans la prairie, et qui arrive sûrement quoique lentement à la destination. C’est, ajoute-t-il, la route par laquelle voyagent les bénédictions. »
      « Nous avons de fréquents exemples de cette vérité dans notre législation. Il y a une législation qui modifie, qui réforme, qui innove, mais tout cela après examen débattu, une enquête lente et circonspecte, et consultation en tout lieu où l’on puisse recueillir lumière et connaissance. Il y a aussi une législation de théorie pure, — quelquefois la théorie du J3ur raisonneur de cabinet, — beaucoup plus souvent celle d’une autre sorte de théoricien qui se qualifie praticien, parce qu’il tire à la hâte ses règles générales de sa propre étroite et simple expérience (étroite par cela même qu’elle est simple) comme juge, avocat ou législateur. Une telle législation, lorsqu’elle prescrit de grandes et permanentes règles d’action, ressemble au chemin de fer d’un ingénieur de demi-savoir qui court droit à son but par monts et par vaux, à travers forêts et marécages. Sans tenir compte des obstacles naturels ni des usages et besoins des affaires humaines, il va droit et par le plus court ; mais il fait un gaspillage énorme d’argent au mépris du droit privé et de la convenance publique.
      » Un procédé plus sage et meilleur est celui qui, en adoptant les améliorations de la science moderne, les applique avec habileté dans la direction que l’expérience a montré être la plus facile, ou que le temps, l’usage, ou même un hasard, a rendu familière et par conséquent convenable. Cette route contourne les montagnes, longe les marais, longe le village ou le lieu de débarquement, respecte l’habitation et le jardin, et même les vieux ombrages héréditaires et tous les droits sacrés de la propriété. C’est la route sur laquelle la vie humaine se meut facile et joyeuse, sur laquelle « les bénédictions vont et viennent. »
      » Faisons ainsi cette route sur laquelle la justice puisse accomplir son circuit régulier et bienfaisant à travers le pays. — C’est le caractère que nous donnerons à notre jurisprudence si nous abordons la tâche sainte de la réforme légale avec un esprit élevé, — si nous l’abordons non en furieux, mais avec vénération, — sans orgueil ou préjugé, — libres surtout de ce préjugé qui s’attache à tout ce qui est vieux et détourne de toute amélioration, et de cet orgueil d’opinion qui, drapé dans une sagesse rêveuse, dédaigne de mettre à profit tant l’expérience de notre époque que les souvenirs des générations passées. » Verplank. Speech on Judicial Reform.
  400. « Rien n’est plus contraire à la tranquillité d’un homme d’État (dit l’auteur d’un éloge de l’administration de Colbert), qu’un esprit de modération, parce qu’il le condamne à une observation perpétuelle, lui montre à chaque instant l’insuffisance de sa sagesse, et lui laisse le triste sentiment de sa propre imperfection ; tandis que sous l’abri de quelques principes généraux, un politique à système jouit d’un calme perpétuel, à l’aide d’un seul, celui d’une liberté complète de commerce, il gouvernera le monde et laissera les affaires humaines s’arranger d’elles-mêmes à loisir sous l’opération des préjugés et des intérêts privés. S’ils se contredisent entre eux, il ne prend nul souci des conséquences, il insiste sur ce que le résultat ne peut être apprécié qu’après un siècle ou deux. Si ses contemporains, par suite du désordre dans lequel il a mis les affaires publiques, hésitent à se soumettre tranquillement à l’expérience, il les accuse d’impatience. Eux seuls, et non lui, sont à blâmer pour ce qu’ils souffrent, et le principe continue à être inculqué avec le même zèle et la même confiance qu’auparavant — Cité par Wakefield, Préface of Wealth of Nations, vol. I, p. 91.