Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (Tome 3p. 160-198).


CHAPITRE XLIII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.


III. — Le peuple et l’État.

§ 1. — De la distribution entre la population et l’État. On obtient peu de sécurité, au prix de contributions énormes, dans le premier âge d’une société. A mesure qu’il se forme diversité d’emplois, et que les hommes sont en état de combiner ensemble, la sécurité s’accroît et s’obtient à moins de frais.

Le jour où Crusoé découvrit qu’il avait des voisins qui étaient encore plus pauvres que lui, il entra dans une crainte de tous les instants pour sa vie. Vendredi, cependant, lui étant survenu pour compagnon, il se sentit plus rassuré. — L’un pouvait faire sentinelle, tandis que l’autre se livrait au sommeil ou au travail. Ce fut et c’est encore là l’histoire de tous les établissements primitifs. Forcés de pourvoir à leur sûreté, les premiers habitants de la Grèce et de l’Italie eurent toujours soin de placer leurs villes au sommet d’une montagne, — précaution à laquelle ils eussent été conduits, quand bien même le pouvoir ne leur eût pas manqué de cultiver les sols fertiles des vallées, capables de rémunérer le travail trois fois davantage. Il en a été ainsi dans le sud de l’Angleterre, — chaque petit sommet présente encore les traces d’une occupation primitive. Ce fut l’histoire des puritains de Massachusetts et des cavaliers de la Virginie, c’est l’histoire actuelle des settlers du Kansas et de l’Oregon, — chacun y est forcé de pourvoir à sa défense personnelle. Comme il n’existe point encore d’application systématique et régulière du travail à l’œuvre d’acquérir la domination des grandes forces de la nature, l’énergie potentielle de l’homme demeure à l’état latent, — et il continue de rester pauvre, faute du pouvoir de combinaison avec ses semblables.

L’arrivée de Vendredi exerce sur la condition de Crusoé une double influence. Elle augmente de beaucoup sa puissance applicable, et elle lui permet de l’appliquer constamment. Ses besoins et ses forces étant là, comme partout, deux termes d’une quantité constante, chaque accroissement du dernier terme est suivi d’un développement de ses proportions, — la résistance de la nature aux efforts suivants diminuant en raison du pouvoir accru de l’attaque. C’est l’histoire de tous les établissements primitifs. La sécurité s’accroît en raison beaucoup plus forte que le nombre d’associés. — Elle résulte d’une contribution de temps et d’intelligence, elle est le produit des deux termes qui vont constamment diminuant dans leur proportion à la quantité de choses produites. En voulez-vous la preuve ? Prenez la Grèce à l’époque de Solon et comparez-la à la Grèce d’Homère ; comparez la Germanie de Tacite avec l’union douanière allemande, le Zollverein ; la Gaule du temps de César à la France actuelle ; le Massachusetts du XVIIe siècle à celui du XIXe ; comparez la terre de Guillaume Penn, il y a un siècle, alors que les settlers avaient à redouter à tout moment les attaques des sauvages, avec la Pennsylvanie d’aujourd’hui, ou le Kentucky aux jours de Daniel Boone avec celui des jours d’Henri Clay. Partout, vous pourrez vous convaincre que la marche de l’homme vers la sécurité, la richesse, la prospérité, la civilisation, est représentée par le diagramme sur lequel nous avons souvent appelé l’attention, et que nous reproduisons à l’appui de l’universalité de la loi qu’il exprime :

A gauche point de sécurité, — la loi de la force est la seule reconnue. L’individu faible de bras ou de sexe y est asservi à celui qui possède la force musculaire, il est imposable au caprice d’un maître. En avançant vers la droite, nous voyons les professions se multipliant et l’individualité se développant de plus en plus. Le pouvoir d’association et de combinaison est constamment en progrès jusqu’à ce qu’enfin, dans Massachusetts, nous nous trouvons dans une société qui jouit d’un plus haut degré de sécurité, pour lequel elle donne en échange une part proportionnelle dans les produits du travail, plus faible que chez aucune autre nation.

Si nous consultons l’histoire d’Angleterre, elle nous présente les mêmes résultats que ceux obtenus en passant des pays modernes les moins peuplés aux pays qui le sont davantage. La population de la primitive Angleterre, harassée tour à tour par les Danois et les Saxons, jouissait de moins de sécurité que celle de l’Angleterre normande à l’époque du premier et du second Henri. Depuis Édouard jusqu’à Jacques II, la sécurité n’existe pas dans les comtés du Nord et de l’Ouest. Ailleurs, les guerres des Deux-Roses et l’exécution de 72.000 individus sous un seul règne attestent l’absence presque totale de sécurité dans la jouissance des droits de la personne. Le règne d’Élisabeth nous montre la population du littoral victime d’une suite de déprédations exercées par les pirates algériens et autres. Après les guerres d’Écosse vient la guerre civile ; et, cependant, malgré cette énorme déperdition de forces humaines, nous saisissons à travers tous ces faits une marche progressive et soutenue de la société, résultat d’un accroissement dans les parts attribuées à la terre et au travail, et d’une diminution dans la part afférente à la classe qui vit sur les contributions des hommes qui possèdent la terre et de ceux qui la cultivent.

Là, comme partout, nous avons la preuve que le signe le plus certain d’une civilisation en progrès doit se chercher dans le rapprochement des prix des matières premières de ceux des utilités achevées, — les premiers s’élevant, à mesure que s’abaissent les autres. À chaque pas dans cette direction, les hommes sont de plus en mesure de former combinaison pour le maintien et l’extension de leurs propres droits et de ceux de leurs voisins — obtenant une sécurité place parfaite à moins de frais, ce qui leur permet de donner à la production un travail plus assidu ; en même temps qu’ils accumulent plus vite les instruments qui rendent leurs efforts plus efficaces[1].

La richesse consiste dans le pouvoir de commander les services de la nature. Plus s’accroît ce pouvoir, plus s’accroît la tendance à la distribution égale et à ce que chaque membre de la société se présente le front haut, en homme, devant ses semblables.

§ 2. — La taxation est nécessairement indirecte à cette époque. Cette nécessité diminue à mesure que s’élève la proportion de propriété fixée, relativement à celle qui est mobile.

À la naissance de la société, les contributions requises pour le maintien de la sécurité sont en forte proportion comparées à la propriété des individus composant la communauté. D’où se tirent-elles ? D’où peuvent-elles se tirer ? La propriété immobilière n’existe point, — le faible capital consiste en bétail, en porcs, en grains, en esclaves et autres utilités et objets mobiliers. — D’où il suit qu’à cette époque nous voyons le seigneur exerçant son pouvoir sur l’application du travail et de ses produits, — arrêtant la circulation sociétaire afin de pouvoir prélever la part du lion sur les services ou objets qui s’échangent. Selon la saison, il requiert le service personnel dans la ferme, ou sur la route, ou sur le champ. Un jour il arrête le grain que l’on porte au moulin, un autre jour la farine que l’on porte au four ; puis c’est la laine qu’il empêche d’arriver chez le fabricant, et enfin le drap qu’il empêche d’arriver à celui qui désire s’en vêtir. À un moment il se fait apporter la monnaie d’or et d’argent de bon poids, — et il la paye en une autre monnaie qui pèse moins, — et puis il refuse la monnaie légère et force ses sujets de lui acheter celle qui a le poids, recourant à l’escroquerie lorsqu’il n’ose piller ouvertement.

À mesure que s’accroissent la richesse et la population et que s’établit la diversité des professions, la proportion du capital mobile au capital fixé tend constamment à diminuer, d’où il suit que la terre et le travail sont en hausse, les utilités en baisse ; que l’homme gagne en liberté et que ses maîtres s’enrichissent. Le pouvoir de s’interposer décroit constamment, les monopoles du moulin et du four disparaissent, seigneurs et maîtres sont de plus en plus forcés de considérer la propriété fixée comme source de revenu. Le serf alors devient un tenancier — qui passe contrat avec le propriétaire foncier pour l’usage de la terre moyennant payement d’une rente fixe et déterminée, contrat qui le décharge pleinement de toutes demandes capricieuses et incertaines pour un service personnel. Le tenancier devient aussi un homme libre — qui contracte avec son souverain pour le payement d’une certaine somme déterminée, et par là s’affranchit lui même d’une interposition dans les échanges qu’il pourra contracter avec ses associés.

§ 3. — Le commerce tend à devenir plus libre à mesure que s’abaisse la proportion de propriété mobile, relativement à la propriété fixée. Phénomène que présente à étudier la France et les États-Unis.

Que telle doit être la marche des choses dans les sociétés en progrès, le diagramme ci-dessus le met en évidence, — l’espace occupé par la propriété mobile se resserre constamment, et celui de la terre et de l’homme qui la cultive s’élargit de plus en plus à mesure que le premier se resserre, le pouvoir d’interposition diminue constamment. — La quantité d’objets exposés à être arrêtés dans leur trajet du producteur au consommateur entre en proportion constamment décroissante avec la production. À mesure que celle-ci augmente, le producteur gagne constamment et rapidement en pouvoir de traiter avec ceux qui font fonction de gouvernants. — Cet accroissement de pouvoir se manifeste par un effort constant et régulier pour écarter les obstacles qui obstruent la voie du commerce.

Que telle a été la marche des choses dans toutes les sociétés en progrès, nous le voyons par ce qui s’est passé dans l’Attique à partir de l’époque de Thésée jusqu’à celle de Solon, où tant de milliers d’hommes s’affranchirent de toute nécessité de porter à des maîtres le produit de leur travail — et purent se livrer librement aux échanges ; nous le voyons de nouveau dans ce qui s’est passé en Angleterre à partir de l’époque où les Plantagenets achetaient et vendaient la laine, — falsifiaient les monnaies, — où l’on ne trouvait pas d’autre moyen d’imposer la terre que de s’opposer à ce qu’elle passât de main en main en imaginant les lettres de provision, la tutelle, les lois sur l’aliénation et d’autres mesures semblables, jusqu’à l’établissement, en 1692, d’une taxe spéciale sur chaque livre de rente payée au propriétaire. — En France, dans les temps féodaux nous trouvons la terre exempte de tout impôt, — néanmoins le serf qui la cultive est sujet à des contributions de service personnel de toute sorte, et toute sa production est taxée à chaque pas dans le trajet de la terre sur laquelle la production s’est opérée à la personne du consommateur. Arrivons à la Révolution, nous trouvons l’assemblée constituante abolissant, en 1791, les taxes nombreuses qui font obstacle à la circulation et leur substituant des contributions directes sur la terre et les maisons, — contributions qui constituent aujourd’hui les plus importants articles dans le revenu. L’Espagne aussi a fait de même, — un impôt territorial général a remplacé l’alcavala, qui grevait chaque transfert de biens meubles, petits ou grands, et de nombreuses taxes inférieures qui tendaient à arrêter la propriété dans le trajet du producteur au consommateur. En Allemagne, nous trouvons partout une tendance de la rente déterminée en argent à se substituer au service personnel, et des impôts sur la terre, les maisons et les autres propriétés fixées, à se substituer à ceux qui s’étaient acquittés jusqu’alors sur les biens meubles passant de main en main ou d’une localité a une autre.

Aux États-Unis, nous observons un état de choses correspondant en passant des États du Sud, où la terre est tenue en grandes plantations et cultivée par des hommes dans l’esclavage, aux États du Nord et de l’Est où la terre est divisée et les hommes libres. Dans la Caroline du Sud, le budget de l’État est presque entièrement fourni par les taxes sur les esclaves, sur les nègres libres, sur les patentes et les marchandises. Sur un budget total de 380.000 dollars, la Caroline du Nord ne perçoit que 105.000 dollars sous la forme d’impôt territorial ; — ce sont des contributions sur la propriété mobile qui fournissent le reste[2].

La Virginie taxe les marchands et les taverniers, les vendeurs de billets de loterie et les médecins, les hommes de loi et les dentistes, les pendules, harpes, pianos, chevaux, voitures, esclaves et autres commodités et objets ; — c’est ainsi qu’elle fournit à toutes les dépenses du budget d’une société de 1.400.000 âmes. Assez récemment le pouvoir exécutif de cet État avait proposé, pour augmenter le revenu, une taxe sur l’exportation des huîtres.

De toutes les sociétés du monde, peut-être, il n’est pas qui habite un pays plus favorisé par la nature que l’est ou que le fut le pays de la Virginie. Néanmoins, la puissance du sol va s’anéantissant ; la proportion des biens meubles à la propriété fixée s’élève graduellement, en même temps que l’État lui-même décline en richesse, en pouvoir et mi importance dans l’Union ; on en reconnaîtra la cause dans l’extrait suivant d’un article d’un journal influent, l’écrivain est un homme qui n’aspire qu’à un développement plus considérable du pouvoir du négoce et à la complète extermination du commerce.

« Qu’avons-nous fait ? quels marchés avons-nous fondés ? Quels grands transits avons-nous établis ? Voilà les questions qui aujourd’hui appellent puissamment notre intérêt et doivent nous tirer de la léthargie et de l’indifférence où nous étions plongés. Il n’est pas d’État dans l’Union qui soit plus favorisé de richesses naturelles abondantes et variées, et précédemment aucun État n’en tient si peu de compte. Avec un climat, un sol, des productions, des minéraux, des stations, enfin, avec tout à souhait pour lui procurer les incalculables avantages de devenir la grande rue vers le grand ouest, et de l’emporter sur tous les rivaux, — il dort, ou s’il ne dort pas complètement, « il se traîne lentement, » si tristement, si nonchalamment, que les cœurs de ses fils, les plus brillants, tombent par degrés et s’enfoncent de plus en plus dans le bourbier du désespoir. Ils s’effraient de l’avenir en voyant tant d’hésitation dans la politique de la Virginie sur les questions d’amélioration intérieure. À une session de la législature, les entreprises de ce genre reçoivent une sorte d’impulsion, on prend des résolutions qui ne manquent pas d’un certain caractère libéral, on naît à l’espérance de voir dans quelques années la Virginie en mesure de réparer ses pertes énormes et de faire une heureuse concurrence pour un commerce qui lui appartient aussi légitimement que les eaux du James au Chesapeake. À la session suivante, nous avons le reflux de la marée, les cordons de la bourse de la république se ferment à un millier de nœuds et la grande amélioration du jour reste en suspens, empêtrée dans les toiles d’araignée des longs rouleaux de projets. On regrette amèrement les améliorations pensées, et le libéralisme avancé, — comme on l’appelle improprement, est graduellement hué et répudié : Dettes ! dettes ! taxes ! taxes[3] ! »

La Pennsylvanie perçoit actuellement plus de 3.000.000 de dollars, dont les deux tiers sont levés sur la propriété fixée ; le reste provient de taxes sur les biens meubles, sur les successions, sur les procédures et de pistes pour différents commerces.

Avec une population qui est les deux cinquièmes, les impôts du Massachusetts ne vont qu’à 400.000 dollars, dont les sept huitièmes proviennent de la propriété fixée, — le dernier huitième seulement provient d’une intervention dans les affaires du commerce. Une taxe sur les ventes à l’enchère, qui ne donne qu’un faible produit, constitue la seule portion du revenu de l’État qui ne dérive pas d’une application directe et honnête de l’impôt aux parties qui doivent le payer.

Boston, la capitale de l’État, perçoit trois fois davantage, — le tout provenant d’impôts sur la propriété, à l’exception d’une capitation de 1.50 dollars par tête. Nulle part ailleurs, dans le monde, on ne comprend aussi bien que l’homme et la propriété doivent payer, l’un et l’autre, pour les avantages qui résultent du maintien de sécurité, et nulle part ailleurs l’impôt n’est aussi direct, ou les affaires publiées réglées avec autant d’ordre économique.

En résumé, dans les sociétés que nous venons de citer, nom trouvons le commerce en progrès, à mesure que nous passons de celles où l’impôt est indirect à celles où il est direct, la circulation devenant plus rapide, la consommation suivant de plus près la production, — la production d’elle-même s’accroissant avec l’économie de la force humaine, — et la richesse augmentant à mesure que se développe davantage le pouvoir d’association, conséquence du retour de l’intervention gouvernementale dans le libre échange d’idées, de services, d’imités et de choix.

§ 4. — La tendance à ce que la taxation prenne davantage le caractère indirect atteste une civilisation qui décline. Phénomène que présentent à ce sujet la Grèce et Rome.

La substitution de l’impôt direct à l’impôt indirect indiquant une civilisation en progrès, le système contraire indiquera un déclin vers la barbarie. Nous en avons la preuve dans les mouvements progressif et rétrograde de la petite communauté de l’Attique.

À l’époque de Solon, les hommes gagnaient en liberté d’année en année, — l’esclave d’un particulier passait au nombre des citoyens de l’État. L’impôt s’adressait alors à la propriété fixée. —

On inscrivait sur les registres le chiffre total de celle du pentacosio-medimnus, c’était la première classe des gros propriétaires ; les cinq sixièmes de la propriété du chevalier qui formait la seconde classe ; les quatre neuvièmes de la propriété du Zeugite, qui formait la troisième classe ; et l’impôt était de 2% sur le chiffre de propriété inscrite. La quatrième classe, les Thètes, — n’étant éligible à aucune fonction échappait à toute contribution et au service de guerre. Plus tard, l’époque de Démosthènes nous montre les hommes ramenés à l’asservissement, l’impôt s’est tellement étendu, qu’il embrasse tout le capital employé ou sans emploi, les esclaves, les matières premières et les produits industriels, le bétail et le mobilier ; « bref, dit le professeur Boeckh « tout l’argent et ce qui a valeur d’argent, a la fraude s’exerce généralement, c’est la compagne inévitable de la contribution indirecte, comme celle-ci est une conséquence de l’abaissement de la valeur de la terre et du travail.

L’Italie nous prépare le même phénomène, — les mêmes causes produisant toujours des effets semblables. À l’époque d’Ancus Martius, alors que la Campana était couverte de bourgs et de cités, l’impôt était payé par la propriété, il ne variait ni ne diminuait en vertu de considérations personnelles au propriétaire. Ancus Martius lui-même créa, pour le sel, un monopole qui semble avoir été l’unique exception au système d’impôt direct. Dans la période aristocratique, nous trouvons une taxe personnelle du caractère le plus oppressif que l’histoire ait jamais mentionné. — Les petits propriétaires peuvent être à chaque instant requis de faire campagne ; sur le refus de satisfaire à la réquisition, on dépouille leur domaine et l’on brûle leur maison[4]. Arrivés à l’armée, ils servent à leurs frais, — le butin, fruit de la guerre, passe dans les caisses des patriciens. À leur retour au foyer, ils trouvent leurs champs en friche et dépendent de leur maître pour les moyens d’existence, ce qui fait que cette période de l’histoire romaine est une suite ininterrompue de luttes contre les débiteurs et les créanciers ; — qu’il y a partout des prisons particulières et que le nombre de citoyens libres décroît régulièrement ; ce qui aboutira un jour à la consolidation complète de la terre et à la disparition de la classe des petits propriétaires. »

Plus tard à l’époque de l’empire, nous voyons la terre, en Italie, n’avoir pris de valeur aucune, par suite de cette disparition de la population libre. Il en résulte que le gouvernement est, pour ce qui regarde le revenu, dans la situation exacte indiquée en haut du diagramme. La nécessité d’arrêter les produits du travail dans leur trajet du producteur au consommateur s’est accrue en raison de l’avilissement de la valeur du travail de la terre. Les mines de toute nature deviennent la propriété de l’État le droit de les exploiter devient un privilège qu’il faut payer cher. Des droits d’importation et d’exportation, — des droits pour introduire les produits de la campagne dans les villes, des péages sur les rivières, droits sur la vente aux enchères, des droits de locomotion pour les biens meubles de toute sortes, marquent la dernière époque de l’histoire de la république, et l’époque tout entière de l’empire. Les esclaves ne peuvent changer de maître, la propriété ne peut changer de main par testament ou par donation, sans acquitter une taxe. L’élévation du bétail, la consommation du sel sont des privilèges pour lesquels on doit payer à l’État. On ne peut consommer d’eau, on ne peut l’évacuer sans acquitter un droit dans les deux cas. Point de chose si ignoble qu’elle puisse échapper au percepteur, pour peu qu’elle promette d’ajouter au revenu que réclame le maintien d’un système sous lequel le travail et la terre ont perdu leur valeur, où l’esclavage a remplacé la liberté[5].

§ 5. — Taxation indirecte de la Hollande, de la Turquie, de la Sicile, et d’autres pays qui vont tombant de plus en plus sous la dépendance du trafiquant.

Si nous passons à l’Europe moderne, la Hollande se présente comme le pays qui, dans les temps récents, s’est le plus consacré au trafic, et le moins à favoriser le commerce. La terre y a été divisée de bonne heure, les sols riches y ont été amendés à côté des manufactures qui se multipliaient, et le commerce s’est accru rapidement. Vient la soif du trafic qui supplante le besoin d’une marine et de colonies, et l’histoire de ce pays n’offre plus qu’une suite de guerres constamment renaissantes et longtemps prolongées. d’où naît la nécessité d’impôts tels, que les utilités qui s’y consommaient se payent trois fois, comme l’on dit, une fois au producteur et deux fois à l’État.

Depuis lors, le pays a continué dans la même voie ; on en peut voir les résultats dans les quelques lignes que nous extrayons d’un document officiel :

« La presque totalité des revenus du gouvernement provient des taxes à l’intérieur, et à cet égard aucun pays n’est plus chargé. Il n’y a d’exemption pour nulle profession, pour nul travail et seulement que pour un bien petit nombre de nécessités de la vie ; la moindre transaction paye son droit. Ce sont littéralement des taxes qui se lèvent sur des taxes[6]. La guerre, le négoce, les entraves au commerce marchent ainsi toujours de compagnie. La dette nationale de ce pays monte à un chiffre effrayant ; elle exige une contribution de 142 dollars 80 par tête et elle s’est accrue avec une rapidité extrême depuis que la Hollande a perdu le privilège de forcer les autres nations à se servir de sa marine pour transporter leurs produits, à prendre ses ports et ses comptoirs pour leurs places d’échange. Admirablement située pour le transit avec le monde entier la Hollande pourrait occuper aujourd’hui un haut rang parmi les nations si elle n’avait négligé d’observer que la richesse et la puissance s’acquièrent par le moyen du commerce, — tandis que la pauvreté et l’épuisement physique et intellectuel ont été les invariables résultats d’une dépendance aveugle du négoce. Dans son état actuel, la patrie de de Witt, de Rubens, d’Érasme, Grotius, Leeuwenhoek et Boorhaave a perdu toute considération dans le monde artistique, scientifique et littéraire et cela, tout en n’en observant que peu dans le monde du négoce[7].

En Turquie, nous avons une reproduction du système de la France au moyen âge. L’impôt n’est aucunement basé sur ce que peut valoir la terre, il repose sur l’habileté de collecter et de ses agents pour extorquer, au cultivateur, le plus possible de sa production. De ce peu qui échappe à leurs griffes il ne reste qu’une faible portion à ce misérable dont le travail a donné cette production, il faut que l’autre portion aille acheter quelque part au dehors les utilités qu’il ne peut produire chez lui. Si nous ajoutons à cela, l’adultération des monnaies qui va constamment empirant, nous avons une taxation sur les biens meubles si écrasant qu’on peut tenir pour certain que la terre et le travail manquant totalement d’une valeur qui puisse être soumise à un impôt direct.

Dans la Sicile, jadis le grenier de Rome, nous avons vu que la terre s’est consolidée et a perdu sa valeur, il en résulte que la taxation s’attache à saisir au passage la propriété qui cherche à se mouvoir, — elle pèse lourdement sur les grains dans son trajet vers les consommateurs en dehors de l’île, et elle exige 50 % à l’intérieur pour le grain qui prend la forme de pain.

Dans l’Inde, nous trouvons une population de 120 millions d’âmes avec un gouvernement dont le revenu provient tout entier de taxes levées sur les biens meubles. La terre n’y paye point d’impôts. La part du gouvernement se prélève dans les produits, et le montant de cette part dépend entièrement du degré de soin, d’habileté et d’industrie de l’occupant. Un impôt direct s’assied sur la valeur de la terre et s’y proportionne ; il reste le même que la récolte soit forte ou faible. Le travailleur assidu qui parvient à obtenir de son petit champ deux fois autant que rend le champ plus grand de son voisin jouit de ce surcroît de fruits de son extra de travail sans rien acquitter de plus à l’impôt. Les taxes de l’Indoustan, au contraire, se rapportent aux qualités de l’homme, — elles produisent plus ou moins, selon que le malheureux cultivateur a travaillé ou s’est dissipé. C’est exactement ce qui a lieu dans la Caroline. Si l’esclave a bien travaillé, le maître qui est dans la position du gouvernement anglais obtient un bon rendement d’un petit champ. Si l’esclave n’a pas fait sa tâche, le maître obtient un faible rendement d’une grande pièce de terre. Ajoutez à cette taxe ainsi levée dans l’Inde sur le travail et son application, des taxes sur tous les instruments de travail depuis la barque du pécheur, jusqu’aux outils de l’orfèvre, et d’autres plus fortes et les plus fortes qu’il se puisse imaginer sur le sel et l’opium, et nous aurons le système le plus écrasant que le monde ait encore vu et qui ne s’adresse qu’à la personne du commencement à la fin. Comme conséquence, la terre trouve rarement acquéreur à un prix qui dépasse le montant de trois années de la taxe payée par l’occupant. Les millions d’hommes meurent, chaque année, faute de trouver à vendre leur travail[8].

Au Mexique, le système de taxation est presque entièrement indirect ; — les sept huitièmes du revenu sont fournis par des droits d’importation et d’exportation, des droits sur les jeux de cartes, le tabac, la poste, les loteries, le timbre, etc. Ce qui nous montre que plus un pays est pauvre et faible, moins les gouvernants y ont le pouvoir de s’adresser à ceux qui possèdent le capital matériel et intellectuel pour des contributions directes affectées au maintien de la paix publique.

§ 6. — Substitution de la taxe indirecte à la directe dans la Grande-Bretagne.

Si nous passons à la Grande-Bretagne, nous trouvons que les choses ont suivi précisément la marche que nous avons observée en parlant de la Grèce et de l’Italie, — les impôts directs cédant peu à peu la place aux impôts indirects. La terre et les maisons furent imposées, comme nous l’avons dit, sous Guillaume III. — Ce fut un signe de progrès que ce passage à un système qui s’adressait directement à la population pour les moyens d’entretenir le gouvernement. Au début, l’impôt sur la terre fut variable, oscillant entre le dixième et le cinquième de la rente annuelle. Il finit par se fixer à la plus haute de ces quotités, et dès lors un acte du parlement autorisa les propriétaires à racheter l’impôt, — et à affranchir par là leur propriété, d’un seul coup et pour jamais, de toute contribution pour le service public. À ce moment même, et comme résultat simultané, surgit une nouvelle théorie sur la population, d’après laquelle il était prouvé (l’auteur du moins le supposait ainsi) que l’humanité s’est trompée dans tous les temps en pensant que la richesse et la puissance d’une nation croissent avec le chiffre de population. On enseigna à la population anglaise que c’était directement l’inverse qui avait lieu, — par la raison que la production de subsistances tend à cesser d’être en rapport suffisant à mesure que s’accroissent la richesse et la population. On affirma, de plus, que c’était la conséquence d’une grande loi de la nature, à laquelle on ne pouvait se soustraire, en vertu de laquelle le propriétaire du sol prélève une quote-part plus élevée à mesure que diminue la rémunération du travail, ce qui lui assure le pouvoir de plus en plus grand de commander les services du travailleur. Après quoi quelque lent que soit le cours des choses, elles ne peuvent manquer d’aboutir au rétablissement des rapports de maître à esclave.

Les maisons de pauvres une fois pleines, et le paupérisme devenant de plus en plus la condition habituelle d’une proportion croissante de la classe des travailleurs ; il fallut compter avec les faits. M. Malthus l’essaya. Rejetant la simple explication fournie par Adam Smith[9] : il imagina une grande loi de la nature pour rendre compte d’effets affectant pour cause l’action de l’homme. Comme la politique du pays, pendant plus de trente ans, avait tondu à l’asservissement du travailleur, par ceux qui, étant riches, n’ont pas besoin de travailler, toutes ces théories et ces mesures tiennent l’une à l’autre. L’année qui suivit celle où le riche propriétaire de la terre — abondante en houille et en minerai — eut la faculté à peu de frais, de libérer de l’impôt sa propriété ; cette même année vit rendre une loi qui défendait aux ouvriers mineurs d’aller au dehors chercher, pour leurs services, cette rémunération qui leur était refusée sur les lieux. C’était, en réalité, imposer une taxe personnelle au bénéfice du riche et du puissant, au moment où ce dernier trouvait à se libérer de toute taxation pour le maintien de cette sécurité de la personne et de la propriété, qui est si importante.

Depuis lors on a marché constamment dans cette direction, — celle d’enrayer les rouages du commerce, au bénéfice de ceux qui trouvent à vivre sur le trésor public. On entassa taxes sur taxes, jusqu’à ce qu’elles eussent atteint, comme dit Sidney Smith, chaque article qui entre dans la bouche, ou couvre le dos, ou se place sous les pieds ; taxes sur chaque objet qui récrée la vue, l’ouïe l’odorat, le goût, le toucher ; taxes sur la chaleur, la lumière, la locomotion ; taxes sur tout ce qui est sur terre, et dans les eaux et sous la terre ; taxes sur tout ce qui vient du dehors ou qui croit dans le pays ; taxes sur les matières premières ; taxes sur chaque surcroît de valeur qu’y ajoute l’industrie humaine ; taxes sur la sauce qui développe l’appétit de l’homme et sur la drogue qui le remet en santé ; sur l’hermine qui décore le juge et la corde qui pend le criminel ; sur le sel du pauvre et sur l’épice du riche ; sur les clous de cuivre du cercueil etsur les rubans de la fiancée ; au lit ou à tableau lever ou au coucher, il faut payer.

« L’écolier, ajoute-t-il, fouette son sabot taxé ; le jeune homme manie son cheval taxé avec une bride taxée, sur une route taxée ; l’Anglais moribond, à qui l’on administre sa médecine qui a payé 7 % puis une cuiller qui a payé 15 %, est couché sur un lit d’indienne qui a payé 22 % ; il fait son testament sur un timbre de huit livres, et il expire dans les mains d’un apothicaire qui a payé une patente de cent livres pour le privilège de le tuer. Sa succession entière est à l’instant taxée de 2 à 10 %. En outre du probate (la vérification), on exige de larges droits pour l’enterrer dans le sanctuaire ; ses vertus sont transmises à la postérité sur un marbre taxé, et il est réuni à ses pères pour cesser enfin d’être taxé. »

Telle a été la marche de la taxation de la propriété fixée à la taxation de la propriété mobile, — c’est précisément vers l’état de choses qui existe aujourd’hui dans les pays demi-barbares de l’Orient ; vers ce qui existait dans la France et l’Angleterre du moyen âge, lorsque la terre et le travail avaient peu de valeur et que la propriété commençait à peine à se fixer.

Trente-cinq ans après, nous voyons un autre pas dans la même direction : c’est le rappel de la taxe sur les maisons ; et là se termine à peu près l’histoire de la taxation directe dans le Royaume-Uni. Le résultat est celui-ci : En 1854, il a été perçu 21 millions livres sterling de droits sur l’importation, 6 millions de taxes d’exercice sur les denrées, — 7 millions de droits de timbre, 3 millions de droits sur chevaux, voitures péages, — 7.500.000 livres de taxes et profits, — et 1.500.000 de droits de postage et autres petites sources de revenus ; le tout montant à 56 millions de livres ou 270 millions de dollars, ce qui, réparti sur la population, donne une moyenne de 10 dollars par tête, dont les neuf dixièmes dérivent de l’exercice du pouvoir d’entraver la propriété ou les idées dans leur trajet du lieu de production au lieu de consommation ; Et voilà ce qu’on appelle la liberté du négoce.

§ 7. — C’est en définitive le travail et la terre qui payent toutes les contributions pour l’entretien du gouvernement. Plus elles s’adressent à eux directement, plus s’allège le poids de la taxation.

La liberté du commerce vise à favoriser la rapidité de circulation de la propriété tant matérielle qu’intellectuelle. La liberté du négoce vise à entraver cette circulation, afin d’y recueillir des contributions pour l’entretien du gouvernement. La première s’adresse directement et honnêtement à l’homme qui a une propriété qui réclame protection. La seconde le fait indirectement et frauduleusement ; — elle soutire de sa poche la somme nécessaire. Qu’est-ce qui paye en définitive la somme énorme d’impôts perças pour le service du gouvernement anglais ? Est-ce l’huissier-priseur qui paye le droit de vente ? Certainement pas. Il S’ajoute à sa commission et le fait rembourser par celui qui le charge de vendre ou celui qui achète. Est-ce l’agent de change qui paye l’impôt de revenu ? Certainement non ; car il vit en prélevant une part sur ce qu’il vend. Est-ce le négociant qui paye le droit de timbre ? Certainement non ; car il porte le droit de timbre dans son addition. Est-ce le propriétaire du chemin de fer qui paye un imp6t pour les gens qui voyagent dans ses wagons ? Certainement non ; car il le fait payer aux voyageurs. Est-ce le propriétaire d’un journal qui paye le droit sur les annonces ? Certainement non ; car il le fait payer à ses abonnés. Est-ce le marchand qui paye une taxe pour les lettres ? Certainement non ; car il les porte au compte de ses clients. Est-ce l’éditeur qui paye une taxe sur le papier ? Certainement non ; car il la fait entrer dans le prix du livre. Est-ce l’armateur qui paye une taxe sur l’assurance de son navire ? Certainement non ; car l’assurance, comme le fret, est une charge supportée par les biens assurés.

Par qui donc et sur qui est payée cette énorme somme ? Notre réponse sera de renvoyer de nouveau le lecteur au diagramme qui représente le mouvement de la société.

Le courtier, le commissaire-priseur, le négociant, les payeurs du droit de timbre et d’encan, les receveurs d’impôts, les hommes qui vivent du produit des taxes, sont tous autant de gens qui s’interposent entre le producteur et le consommateur, — vivant tous de la part qu’ils prélèvent sur la production du sol, dans son trajet de la main qui produit à la bouche qui la mangera, on au dos qui doit la porter. Dans les premiers âges d’une société, — alors que la circulation est difficile, les hommes d’intermédiaire abondent, et la terre et le travail ont peu de valeur. Plus tard leur nombre diminue, — et tout ce qui se trouve ainsi économisé se partage entre la terre et le travail ; tous deux gagnent en valeur en raison directe du retrait des obstacles qui existent sur la voie de circulation. Par qui et sur quoi sont payées les taxes ? N’est-ce pas sur le travail seul, sur le travail donné à la production du grain et de la laine, à la conversion de la matière première en étoffe ? Le courtier ne produit rien, le négociant n’ajoute rien à la quantité ou à la qualité des choses produites, le receveur d’impôts n’aide en rien dans le travail de production. Les champs seraient aussi bien cultivés, et donneraient autant de blé, quand même il n’existerait ni politiques, ni amiraux, ni généraux. Le grand fermier, qui prend la place des petits propriétaires, substitue simplement à des hommes que tout stimulait à l’effort, d’autres hommes qui savent et comprennent qu’ils n’ont aucun stimulant. Plus cette substitution s’opère, et plus la production diminuera, — plus s’élèvera la proportion de la propriété mobile à la propriété fixée ; plus s’élèvera la quotité de la part prise dans la production par les hommes intermédiaires, — plus le travailleur sera pauvre, — et plus tombera la valeur de la terre. Il en a toujours été, il en sera toujours ainsi. Ce sont, en fin de compte, la terre et le travail qui payent tous les impôts, n’importe le mode de perception. Il est donc de leur intérêt que la taxation soit directe et coûte le moins possible, —ce sont les parties sur lesquelles on compte pour toutes les additions en faveur d’intérêts individuels.

§ 8. — Les taxes anglaises sont en définitive payées par la terre et le travail des différents pays qui fournissent les matières premières que consomment les ateliers anglais. Épuisement qui en résulte pour ces contrées.

Revenons au diagramme qui va nous sert à étudier la condition des peuples de l’Inde, — Les hommes qui vendent le coton et la laine à moins d’un penny la livre, et qui les rachètent de vingt à quarante pence sous la forme d’étoffe. Suivons ce coton : il contribue largement aux fortunes des fonctionnaires anglais et aux dividendes de la Compagnie des Indes, — au fret de la marine, — à la solde des matelots, — au loyer de magasins, — à des commissions de courtage, — à des timbres sur billets, — passant par des milliers et des dizaines de milliers de mains, et à chaque pas du trajet contribuant à l’entretien du gouvernement par un système de taxation indirecte qui atteint chaque membre de la communauté, depuis le pauvre diable qui se permet une pincée de tabac à priser, jusqu’au grand directeur de banque qui paye l’income-taxe. Plus il y a de mains par lesquelles l’utilité passe, et plus il y a d’occasions de la taxer, de lui faire rendre davantage au fisc. Le résultat final est que l’Inde, qui produit le coton, est trop pauvre pour acheter de l’étoffe, tandis que l’ouvrier de Manchester est trop pauvre pour acheter du pain en suffisance ; pauvreté et esclavage sont proches parents.

Voyons maintenant la Caroline et l’Alabama : nous trouvons le même résultat. Le coton sort de la plantation au prix courant de cinq, six ou huit cents la livre ; quand il y revient sous forme d’étoffe, on en demande soixante, soixante-dix, ou quatre-vingts cents — l’amidon dont il est gaufré n’entre pas pour peu dans le poids. Dans le trajet, il a payé des taxes à chacune de ses modifications et transformations. — Une si grande part a été absorbée sur la route par les intermédiaires, que l’homme qui l’a produit reste esclave, tandis que le travailleur qui l’a transformé a tout au plus de quoi acheter une chemise.

Venons au paysan journalier de l’Angleterre. Il reçoit pour salaire d’une année de travail la valeur de quarante bushels de blé, le quinzième ou le vingtième du rendement de la terre qu’il a travaillée. Il veut savoir ce que reçoit l’ouvrier de l’usine, le consommateur de son blé, son tout proche voisin ; c’est le même salaire, un peu plus du prix d’un bushel. — Dans les deux cas, les quatre cinquièmes du produit du travail sont absorbés comme salaires ou profits par les intermédiaires. Plus ces derniers sont nombreux, et moindre se trouve être la valeur de la terre et du travail. — Terre et travail sont en fin de compte les payeurs de tous les intermédiaires qui se placent entre le producteur des matières premières et le consommateur de l’utilité achevée. La preuve en est dans le fait qu’à mesure qu’il s’opère rapprochement entre le prix des matières premières et des utilités achevées, par l’exclusion graduelle des intermédiaires, la valeur de la terre et du travail s’élève, tandis que, précisément en proportion de l’écart qui augmente entre ces prix, on les voit rendus solidaires tous les deux pour l’acquittement des chaînes qui pèsent sur le marché, — solidarité qui se manifeste par l’avilissement de la valeur de Tune et par l’asservissement de l’autre. Le pouvoir de l’homme et ses besoins, pris ensemble, sont deux termes d’une quantité fixe, — l’un augmentant à mesure que l’autre diminue. Le premier augmente si les intermédiaires disparaissent ; le dernier augmente à mesure que le trafic fait de plus en plus la loi. Que l’homme gagne en pouvoir, et la terre gagne en valeur ; que l’homme perde en pouvoir, la valeur de la terre s’avilit.

Voulons-nous voir quelle population et quelle terre payent les taxes de Angleterre, adressons-nous à celles qui produisent les matières premières et celles qui consomment les utilités achevés, — nous les trouverons dans les terres et les populations de l’Irlande, de l’Inde, du Portugal, de la Turquie, de la Jamaïque et de la Caroline. Si nous venons ensuite à la terre et à la population du Royaume-Uni lui-même, nous trouvons, que malgré la substitution du chemin de fer à la route à péage, la terre n’a que très-peu gagné en valeur depuis quarante ans ; tandis que la population donne des signes de détérioration et non de progrès[10].

En réalité les taxes de l’Angleterre sont acquittées par les populations de tous les pays qui fournissent les matières premières des manufactures, — et les rachètent sous une forme d’utilité achevée. Comme ces populations se comptent par centaines de millions, l’évidence du caractère épuisant du système résulte du chiffre même de la somme totale perçue qui est peu de chose, comparé au chiffre énorme des têtes sur lesquelles la perception s’opère.

Cela résulte de ce que le système tend partout à accroître l’espace et ainsi à augmenter le frottement qui sépare le producteur du consommateur, — ce qui ramène toujours à la barbarie, comme nous le voyons dans le diagramme. Il y a vingt-cinq ans, l’Irlande fournissait à la population anglaise trente mille bushels de grains ; aujourd’hui l’importation de ce genre ne lui suffit pas à payer ce qu’elle importe[11]. Le déficit, ici et ailleurs, étant comblé par des importations de pays plus éloignés, L’effet est nécessairement d’accroître la proportion de profits en diminuant celle des gages et salaires, — et de fournir plus de matière imposable à la taxe sur les profits.

On a souvent cité le chiffre élevé qu’a fourni au budget l’income-tax comme une preuve d’amélioration dans la condition de la population anglaise, sous le système actuel ; examinons comment fonctionne ce système. Notre diagramme nous montre qu’en allant de la barbarie à la civilisation, la proportion affectée aux profits baisse constamment, tandis qu’elle monte non moins constamment quand on va de la gauche à la droite, — de la civilisation à la barbarie. Plus il se place d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur, plus il doit y avoir de profits ; mais plus s’avilit la valeur de la terre et du travail. Les faits déjà cités nous prouvent que la terre alors ne gagne point en valeur ; comme preuve que le travail ne gagne pas non plus, rappelons-nous la destruction extraordinaire de vie humaine dans l’Irlande, et une émigration de la Grande-Bretagne, qui a presque complètement arrêté l’accroissement de population.

Le montant des taxes levées dans les trois années qui finissent en 1815 a dépassé 70.000.000 livre sterling Depuis lors la population a augmenté de 50 %, — ce qui donne un surcroît de 10 millions de têtes pour acquitter les taxes. La richesse du pays, à en juger par les documents que nous avons invoqués, a de même beaucoup augmenté ; et cependant la difficulté de pourvoir au service public n’a point diminué. — La taxation a même été sentie plus rudement. Ceci parait étrange et cependant s’explique aisément. Plus la terre s’est consolidée et plus s’est élevée la proportion sujette à l’income-tax, les milliers et dix milliers de petits propriétaires, qui auraient été exempts, ayant cédé la place à de grands propriétaires qui ont acheté d’eux, ou à de gros fermiers. Il en a été de même pour les petits fabricants qui ont disparu, — cédant la place aux entreprises colossales de l’époque actuelle. La centralisation gagnant du terrain d’année en année, chacun de ses pas est marque par la proportion croissante des profits comparés aux gages et aux salaires. Le revenu imposable du pays augmente en apparence à mesure que la richesse réelle diminue.

§ 9. — Système de revenu des États-Unis. Les pays où la taxation directe tend à se substituer à l’indirecte sont ceux qui se sont protégés contre le système anglais. Négligence des États-Unis sous ce rapport.

Le gouvernement des États-Unis, depuis qu’il existe, s’est presque constamment laissé égarer par cette fausse idée que la taxation indirecte est le mode légitime de lever le revenu public. À de brefs intervalles, il a suivi une marche contraire, comme m 1828 et 1842, où les tarifs furent calculés dans le but spécial d’opérer un rapprochement entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées ; — le revenu n’était plus qu’un objet accessoire, la protection était l’objet principal. Ces deux essais de ce système politique ont été suivis d’une prospérité que rendait plus remarquable la comparaison avec une pauvreté une misère dont on venait précisément de faire la rude expérience. Leur durée a été fort courte, chacun n’a pas été poussé plus loin qu’une demi-douzaine d’années. Comme règle générale, on s’est attaché au revenu comme l’objet spécial qui devait dominer dans les rapports internationaux. —— La protection n’a obtenu de garantie que juste autant que cela pouvait s’accorder avec l’idée principale d’obtenir de larges recettes pour le service public. Telle fut la politique adoptée après la fin de la guerre avec l’Angleterre, en 1816, puis en 1834, puis en 1846. En toutes occasions elle n’a pas manqué d’amener les mêmes résultats : — grande prospérité en apparence, — de grandes recettes au trésor, — de grands profits aux capitalistes, aux dépens de la terre et du travail du pays, — le tout suivi, en 1822 et 1842, de crises financières qui, comme celle de 1857, ont arrêté presque complètement la circulation sociétaire.

Ce qu’a produit cette politique, nous l’avons vu dans les faits que nous avons constatés au sujet des prix comparatifs des produits agricoles qui ont besoin de vendre et des produits métalliques qui se présentent pour acheter. — L’expérience de quarante années a montré un constant et régulier accroissement de la quantité de blé, de farine, de riz, de tabac et de coton, qu’il faut donner en échange, contre des quantités de plus en plus petites de plomb, d’étain, de fer, de cuivre, d’or et d’argent. Comme c’est la voie qui conduit à la barbarie et que nous avons persisté à y marcher avec une obstination incroyable, nous pouvons nous expliquer pourquoi le pouvoir du trafic va constamment croissant, tandis que celui du commerce décline, et pourquoi sur le territoire où tous les hommes sont déclarés libres et égaux, « la société libre » est déclarée aujourd’hui avoir fait faillite.

Les pays où la taxation directe tend à se substituer à l’indirecte sont ceux où le commerce prend graduellement le pas sur le trafic, où la circulation s’accélère, — où la terre et le travail vont gagnant en valeur : — la Belgique, le Danemark, la Suède, l’Allemagne, l’Espagne et la Russie, tous pays qui prennent exemple sur la France et ont adopté la politique de Colbert. Ceux où s’accroît la tendance vers la taxation indirecte sont la Turquie, le Portugal, l’Inde, les États-Unis, pays qui prennent pour guide l’Angleterre et préfèrent la suprématie du trafic au développement du commerce. Dans tous, les prix des matières premières et ceux des utilités achevées vont s’écartant davantage, — la terre et le travail perdent en valeur, l’homme perd en liberté.

§ 10. — Plus la taxation est directe moindre est sa proportion relativement à la production.

Plus se perfectionne le pouvoir personnel de protection, moins il y a d’interruption dans la demande de l’effort humain, — plus son application se régularise, — plus s’accroît la quantité de production — et la facilité d’accumulation. À chaque pas dans cette voie diminue la nécessité de dépendre du gouvernement, et diminue aussi la proportion des produits du travail exigée pour l’entretien des hommes qui s’acquittent des fonctions gouvernementales.

Plus s’accroît le pouvoir d’accumulation, plus s’accroît la tendance à l’exploitation des sols plus riches, — à la division de la terre, — à la diversité dans les demandes des facultés humaines, — à l’élévation du rapport du capital fixé au capital mobile, à l’accélération de circulation, — à l’établissement de rentes et de taxes déterminées et bien comprises se substituant à la taxation indirecte qui réclame un service personnel ou intervient dans les mouvements du commerce.

Plus on tend à la taxation directe et moindre est toujours le rapport entre la taxation pour l’entretien du gouvernement, et le chiffre de production totale de la population.

Ce sont-là, des faits réels, ainsi que l’atteste l’histoire de toutes les sociétés en progrès, tant anciennes que modernes, et plus spécialement l’histoire moderne de la France et du nord de l’Europe. Bien que la centralisation de la France soit excessive, bien que soit onéreuse sa taxation sous forme tant de service personnel que de contribution pécuniaire, on ne peut lire son histoire au siècle dernier et au siècle actuel, sans remarquer accroissement constant dans la quote-part de production retenue par le travailleur, et diminution dans celle prise par le gouvernement. Il y a un siècle, les fermiers généraux étaient en réalité les gouvernants du royaume, — grâce au privilège qu’ils avaient acheté du souverain de taxer la population sous leur bon plaisir. Leurs fortunes grossissant selon ce que les taxes rendaient, ils mettaient tout en œuvre pour augmenter les contributions. La taxation est encore aujourd’hui exorbitamment pesante ; mais, quant à la terre, tant qu’elle reste aux mains du propriétaire, l’impôt est fixe et déterminé. Une fois acquitté, on est à l’abri de toute demande arbitraire qu’élevaient des bandes de gens du gouvernement, comme il arrivait journellement à l’époque de Louis XIV et de ses deux successeurs immédiats. Quoique la valeur de la propriété territoriale ait plus que doublé, comme nous l’avons dit plus haut, le montant de l’impôt actuel est encore à peu près ce qu’il était lors de sa première perception il y a cinquante ans, — preuve de l’abaissement du rapport proportionnel de la part prise pour l’entretien du gouvernement, — résultat de la substitution graduelle de la taxation directe à celle indirecte[12].

§ 11. — Système de revenu de l’Europe du nord et du centre. Tendance à la taxation directe.

La même tendance existe dans tous les pays du nord de l’Europe, et par la raison qu’à mesure que la taxation se fait plus directe, elle s’adresse davantage à l’être raisonnable reconnu avoir qualité d’homme, et moins à l’être dénué de raison dont il est question dans l’école malthusienne, — toujours mû par des passions sur lesquelles il n’a pas d’empire, et restant par conséquent très-peu au-dessus de la brute. L’un est invité à payer une contribution directe dont le montant sera appliqué à le maintenir en sécurité, lui, sa femme et ses enfants, dans l’exercice des droits de la personne et de la propriété. On pousse l’autre à boire, à jouer, à mettre à la loterie, afin que, pendant qu’il s’occupe ainsi, le gouvernement ait l’occasion de lui filouter sa bourse.

Nulle part en Europe la valeur de la personne et de la propriété ne s’élève plus rapidement qu’en Danemark, et l’homme n’a progressé plus vite vers la civilisation ; nulle part conséquemment la tendance à substituer des payements déterminés pour l’usage de la terre au propriétaire et an gouvernement n’a fait des pas plus rapides, accompagnée nécessairement de la tendance à l’abaissement du rapport des taxes à la production. Les revenus des bourgs et des villes proviennent tous de taxes sur la propriété ; on part du principe de s’abstenir de toute intervention dans le trajet de la propriété du producteur au consommateur[13].

Il en est ainsi en Allemagne, — le grand accroissement de productivité du travail et de la valeur de la terre y est accompagné d’une tendance décidée à substituer l’impôt fixe et déterminé, à ces modes d’intervenir dans le mouvement sociétaire connus sous le nom « de taxes sur la consommation[14]. »

Il en est de même pour la Russie, — la tendance y existe à limiter la proportion du service personnel dû tant au propriétaire qu’au gouvernement pour l’usage de la terre et à substituer des demandes directes et déterminées aux demandes indirectes et incertaines jusqu’alors en usage[15].

Regardons sur n’importe quel point du globe, chez les nations en progrès nous trouvons abaissement de la proportion dans les produits de la terre et du travail exigée pour l’entretien du gouvernement, accompagné d’un accroissement de tendance à faire un honorable appel à des hommes raisonnables pour le payement d’impôts abjects et à abandonner le système qui vise à leur filouter une large proportion dans les produits du travail.

§ 12. — Plus s’accélère la circulation, moins il y a pouvoir d’exercer intervention dans le commerce, au moyen de taxes indirectes, et plus il y a tendance à ce que s’améliore la condition de l’homme.

Plus la circulation s’accélère, plus forte est la tendance dans cette direction, — la valeur de la terre et de l’homme s’élevant en raison directe de la vitesse avec laquelle la consommation soit la production. Plus la circulation est lente, plus forte est la proportion prise par les gouvernements, — et plus forte est la tendance vers la taxation indirecte. — La première direction aboutit à l’homme, qu’Adam Smith a reconnu faire le sujet de la science sociale ; la seconde aboutit à l’esclave, le sujet dont il est traité par MM. Malthus et Ricardo, — requis, ainsi qu’il l’est, de donner à ses différents maîtres une quote-part constamment croissante dans une quantité constamment décroissante fournie par la terre.

Le peu de respect pour les droits de la personne à la Jamaïque et dans les autres îles anglaises se manifeste par le rapprochement de deux chiffres. Sur plus de deux millions d’individus importés, il n’en existait plus que 800.000 à la date de l’émancipation. Tout le reste, ainsi que les millions qu’aurait dû produire l’accroissement naturel, a été chassé de la vie par le fouet du régisseur. Le peu de respect pour les droits de la propriété se manifeste par l’adoption d’une série de mesures qui ont abouti à la ruine totale de presque tous ceux qui possédaient la terre. En voulez-vous la cause ? Elle est dans un système qui, limitant les planteurs au seul travail agricole, a enfanté la nécessité d’aller faire ailleurs tous leurs échanges, ce qui a fourni une occasion d’organiser une taxation, appliquée avec une rigueur telle que le producteur périssait sur le sol, tandis que l’Anglais qui, s’il avait pu vendre son travail, aurait été volontiers son client, était conduit à la maison des pauvres pour y chercher du pain[16].

Le peu de sécurité qui s’obtient dans l’Inde en échange des taxes payées, se manifeste par la disparition graduelle de la classe entière des petits propriétaires, — les hommes qui payent directement au gouvernement — et à sa place la substitution de grands zémindars, une classe d’intermédiaires par les mains desquels doit passer tout l’argent versé par la population pour le service de l’État[17].

Un fait qui montre à quel excès est misérable la condition de la population, c’est qu’à mesure qu’on s’éloigne du Bengale, le pays gouverné longtemps par la Compagnie, on trouve l’Hindou se rapprochant de plus en plus de la qualité d’homme[18].

Par tout le pays, le système entier de taxation tend à entraver la circulation, — le montant de la contribution s’élevant à chaque effort de plus que s’avise de donner le travailleur, et s’abaissant lorsqu’il cesse d’apporter aucun soin pour aider à la production[19]. C’est une prime offerte à l’inactivité ; le résultat est que le payement des taxes absorbe une plus faible proportion dans le produit du travail et de la terre que dans aucun autre pays. La cause en est dans les grands capitaux : l’anéantissement de la circulation de la société, la pérégrination de son coton qui la quitte au prix d’un penny et qui lui rentre au prix de trente pence, — toute la différence ayant été absorbée dans ce long trajet de ce même coton du champ de production pour arriver sur les corps du travailleur, de sa femme et de ses enfants.

L’Irlande nous montre un avilissement constant dans la valeur de la terre et du travail, et un accroissement de la part proportionnelle que la taxation prélève dans les produits, qui se manifeste d’une manière frappante par l’application à elle faite d’une taxe sur les profits qui, à l’époque où l’Irlande était prospère, ne s’appliquait qu’à la Grande-Bretagne. La cause se trouve dans les faits mentionnés plus haut : les aliments et la laine d’Irlande grevés de taxes si fortes, dans le trajet du champ de production à la bouche et au dos du consommateur, que c’est à peine si l’on peut dire qu’une circulation existe du travail et de ses produits.

Venons aux États-Unis. Nous voyons le gouvernement contracter des dettes dans la période de libre-échange, de 1818 à 1825, — se libérer dans une période de protection, de 1826 à 1834, — recontracter des dettes dans la période de libre-échange, de 1836 à 1842, — se libérer dans une période de protection, de 1843 à 1846, — recontracter de nouvelles dettes de 1847 à 1850, — et, pour se libérer, recourir cette fois à des revenus provenant d’énormes importations basées sur des dettes privées qui nécessitent un payement annuel d’intérêt, dont le montant dépasse le chiffre moyen d’exportation de subsistances au monde entier. La taxation indirecte, et l’intervention dans le commerce, de nouveau reconnus comme source convenable et permanente du revenu, ont amené ce résultat : que la dette publique a quintuplé dans une période où la population n’a fait que doubler.

Arrivons enfin à l’Angleterre. Nous trouvons les dépenses augmentant à mesure que les profits empiètent sur la production, et que les taxes sur la consommation se substituent de plus en plus aux quelques impôts directs qui ont existé précédemment. À la date du rappel de l’house-tax (impôt sur les maisons), la moyenne du montant des contributions pour l’entretien du gouvernement était de 46 millions livres sterling. Depuis lors, le chiffre moyen a atteint 48 millions dans la période de 1836 à 1841, — 53 millions dans celle de 1844 à 1849, — 54 millions en 1854, — et 71 millions en 1856.

N’importe où nous regardions, il est pour nous évident qu’à mesure que l’homme gagne en liberté, le rapport de la taxation à la production tend à diminuer, — ce rapport diminué tend davantage à prendre la forme d’une invitation directe et honorable adressée par les gouvernants aux gouvernés, et le sentiment de responsabilité va se développant de plus en plus chez ceux qui dépensent le revenu public. Là, au contraire, où l’homme perd en liberté, le rapport s’élève et la nécessité pousse de plus en plus à extorquer individuellement de la poche du contribuable ce que Ym n’ose lui demander directement, et, en même temps, à affaiblir le sentiment de responsabilité chez les gouvernants vis-à-vis des gouvernés, —tout cela prouvé abondamment par les phénomènes qui se déroulent sous nos yeux dans l’Irlande et dans l’Inde, la Jamaïque et la Turquie, la Virginie et la Caroline, la Grande-Bretagne et les États-Unis.

§ 13. — Pourquoi ne pas abolir d’un seul coup toute taxation indirecte ? Parce que le pouvoir de taxation directe étant une preuve de cette haute civilisation qui est marquée par le rapprochement des prix des denrées premières et des utilités achevées, — ne peut être exercée dans aucun pays qui n’y ait été préparé par la condition de voisinage immédiat du consommateur et du producteur.

Pourquoi donc alors, va-t-on demander, ne pas abolir d’un seul coup tous les droits d’excisé, les droits de douanes et toutes autres interventions dans le commerce — et établir la parfaite et complète liberté dans les rapports d’homme à homme dans le monde entier ? L’idée a été souvent suggérée par ceux qui tiennent que le bonheur et la prospérité de l’humanité doivent progresser par l’extension du trafic, et qui voient dans l’accroissement du nombre et du tonnage des navires, l’évidence la plus concluante de ce progrès. Nous pourrions tout aussi bien demander : Pourquoi ne donnerait-on pas à chaque homme un faire-valoir ? Pourquoi ne ferait-on pas tous les hommes propriétaires ? Pourquoi ne porterait-on pas au quadruple la richesse sociale, et ne mettrait-on pas ainsi chaque membre de la société en mesure de se sentir enrichi ? Dans le cours naturel des choses, la terre tend à se diviser ; les facultés de l’homme tendent à se développer ; la richesse tend à s’accroître ; la distribution entre les quelques-uns et les multitudes tend à produire l’égalité ; et la taxation tend à devenir directe. Tous ces phénomènes cependant sont des preuves de civilisation — qui se manifestent invariablement dans toutes les sociétés où la circulation va s’accélérant ; et disparaissent dès que la circulation cesse. Plus la demande de force humaine tend à suivre instantanément l’existence du pouvoir de la produire, plus s’accroît la tendance vers l’état de choses où la taxation directe devient possible. Pins il s’écoule de temps entre Le moment de la production et ceci de la consommation, plus s’élève le rapport du capital mobile au capital immobilisé, et plus forte sera la tendance à chercher à obtenir par des moyens indirects et frauduleux, les subsides qu’on ne peut demander directement. À l’appui de ceci, nous invitons le lecteur à revoir de nouveau au diagramme, et à se demander, comment, sur la gauche, on trouvera moyen d’établir la taxation directe. L’homme est là un simple esclave et la terre y est si dénuée de valeur, qu’on en pourrait acquérir des centaines de milles carrés pour un dollar. À côté, nous trouvons le gouvernement achetant des millions d’acres pour une somme qui n’achèterait pas en France on en Angleterre ce qu’on appelle une simple terre. Où sont là les éléments sur lesquelles asseoir une taxation directe ?

Poussons davantage vers l’Est. La marge pour)es profits diminue, et diminue aussi le pouvoir de la taxation indirecte. La terre et le travail obtiennent de plus larges quote-parts, — l’esclave de la primitive période est remplacé par l’homme libre de la dernière ; les misérables propriétaires de vastes étendues de terres sont remplacés par des milliers et des dizaines de milliers de riches cultivateurs, propriétaires du sol qu’ils exploitent. Il y a là possibilité d’une taxe sur l’homme et sur sa terre ; mais avant tout il faudra consulter l’homme libre sur le mode de taxation à adopter — sur le montant qu’elle ne pourra dépasser, — et sur l’application qui sera faite des sommes perçues.

La taxation tend à devenir directe à mesure que l’homme gagne en liberté, et plus cette tendance se développe, plus vite décroît la proportion des demandes du gouvernement comparées à la faculté que la société a acquise d’y satisfaire. L’homme gagne en liberté à mesure que s’opère un rapprochement entre les prix des matières premières et ceux des utilités achevées, — par la hausse des premiers et la baisse des autres. Ce rapprochement est en un rapport proportionnel avec l’existence du pouvoir d’association et de combinaison, — lequel est en raison de la diversité dans la demande du travail. Plus la société est parfaite, — plus sont diverses les demandes des facultés physiques et intellectuelles, — plus la circulation s’accélère, plus s’accroît le pouvoir d’accumulation, plus s’élève la proportion du capital fixé au capital mobile et plus il y a possibilité d’obtenir, par la taxation directe, les moyens de fournir à ces dépenses requises pour le maintien de l’ordre et pour garantir à tous la jouissance paisible des droits de la personne et de la propriété.

Ce sont là les tendances dans tous les pays qui prennent exemple sur la France, — la terre et le travail gagnant en valeur à mesure que s’opère le rapprochement des prix, et la taxation directe tendant à se substituer à celle qui est indirecte.

Le contraire se rencontre dans tous ceux qui ont pour guide l’Angleterre. L’Inde donne plus de coton pour moins de fer, de plomb, d’étain, de cuivre et d’or qu’il y a quarante ans. Aussi la terre et le travail perdant en valeur, le gouvernement devient d’année en année plus dépendant pour son entretien des monopoles du sel et de l’opium. Dans de telles circonstances, comment essayer d’abolir la taxe indirecte ? La Jamaïque donne plus de sucre pour tous les produits métalliques qu’il y a quarante ans, en même temps qu’elle a moins à vendre. Le Portugal, la Turquie et l’Irlande sont dans la même condition : moins à vendre, et de moindres prix pour ce qu’ils vendent. De même, aux États-Unis, le prix de toutes les matières premières a baissé constamment pendant une période de quarante ans, relativement à ceux du cuivre, du fer, de l’étain, du plomb, de l’argent ou de l’or. Par tout le pays s’élève la proportion de la propriété mobile à la propriété fixée, — d’où s’accroît constamment la nécessité de recourir à des interventions dans le commerce pour obtenir un revenu public. Cela a eu lieu dans la période de 1817 à 1824 et dans celle de 1835 à 1842, — reconnues aujourd’hui comme deux périodes où la politique du pays tendait à maintenir de telles interventions, comme partie du système gouvernemental, et ne regardait la protection que comme un objet accessoire et qui devait céder le pas à l’objet principal, trouver un revenu. Cela n’a pas eu lieu dans les périodes de 1828 à 1834, et de 1842 à 1847, alors que la demande des subsides gouvernementaux avait pris une forme plus directe, et que la protection était devenue l’objet principal des tarifs, la question d’un revenu à former n’occupant plus que la seconde place. La terre et le travail alors gagnèrent vite en valeur ; et cela par la raison qu’il s’opéra un rapprochement soutenu entre les prix des matières premières et ceux des utilités achevées, — symptôme le plus évident que l’on touche à ce degré de civilisation nécessaire pour mettre le gouvernement à même de s’adresser directement à la population, afin de pourvoir à ses moyens d’entretien.

Le commerce devient libre autant que la taxation indirecte cesse d’exister. La faculté d’une taxation indirecte diminue autant que le cultivateur est de plus en plus libéré de la taxe oppressive du transport. Cette taxe diminue, autant que les facultés de l’homme vont se développant, et que grandit le pouvoir d’association. Pour qu’il surgisse et qu’il puisse s’étendre, la diversité de professions est indispensable. Comme c’était là les effets que les tarifs protecteurs de 1828 et de 1842 avaient pour objet bien déterminé de produire, et que ces effets se sont réalisés non-seulement dans ce pays et dans tous ceux qui ont suivi la trace de la France, en adoptant le système de Colbert, l’expérience du monde peut être invoquée à l’appui de cette assertion : que la voie vers la paisible liberté du commerce se trouve dans l’adoption de mesures qui tendent à créer un marché domestique, et par là délivrer le fermier de la première et de lapins oppressive des taxes, — celle qui résulte de la nécessité de transport. Telle fut précisément l’idée d’Adam Smith, lorsqu’il s’établit sur les avantages pour le commerce, qui résultent de la combinaison de quintaux de subsistances avec des quintaines de quintaux de laine pour former des pièces de drap, facilement transportâmes jusque dans les contrées les plus lointaines.

§ 14. — Plus se perfectionne le pouvoir de s’adresser directement à la terre et au travail du pays, plus augmente la puissance de l’État.

Plus le commerce se perfectionne parmi une population, plus elle acquiert de faculté pour la taxation directe et propre, et plus l’État gagne en puissance. Le commerce progresse autant que les professions se diversifient, que l’individualité se développe, que l’agriculture devient une science. Que les pays qui suivent l’école de Colbert vont gagnant en puissance, nous en avons la preuve dans la Russie maintenant son crédit pendant une guerre épuisante dans la Prusse maintenant sa neutralité en droit de tous les efforts des cabinets de l’Ouest. Que les pays qui suivent l’enseignement des économistes anglais vont s’affaiblissant, nous en avoir la preuve, dans les cas de la Turquie, du Portugal, de l’Irlande et des Indes tant occidentales qu’orientales. La preuve encore nous en est fournie par toute l’expérience des États-Unis, — par la comparaison des États du Sud et de l’Ouest avec ceux du Nord et de l’Est, ou en comparant l’union avec elle-même à différentes époques. La Floride et le Mississippi suivent la doctrine anglaise et sont pour le moment dans an état de défaveur. La Californie fait de même, tandis que Massachusetts jouit d’un crédit égal à celui d’aucun autre pays du monde. Le gouvernement fédéral a éteint sa dette en 1835, grâce au moyen du tarif de 1828 ; tandis qu’en 1842, sans la moindre guerre sur les bras, il n’eût trouvé à empruntera aucun taux d’intérêt. La puissance d’un État s’accroît autant que la terre et le travail gagnent en valeur, et que s’accroît la proportion du capital fixé au capital mobilier. La politique américaine tend à l’accroissement du capital mobile, aux dépens du capital fixé, d’où suit que l’État va s’affaiblissant.

§ 15. — Préférence des économistes anglais pour la taxation indirecte.

Comme les vues que nous présentons diffèrent complètement de celles de l’école Ricardo-Malthusienne, — qui voit dans le négoce l’objet principal auquel l’homme doive s’attacher, — et dans l’esclavage le terme à laquelle il aboutit fatalement, — nous allons pour un moment examiner les raisons données à l’appui de cette doctrine par l’un de ses professeurs les plus éminents.

« Les impôts indirects, dit M. Mac Culloch, ont le mieux réussi auprès des princes et des sujets. » Par la raison que, selon lui, « ils constituent un système ingénieux pour extraire de la population une portion de sa subsistance, sans toucher à ses préjugés[20]. »

À l’appui de son opinion, il cite le marquis Garnier qui approuve hautement le filoutage comme moyen de procurer les subsides au gouvernement, — « c’est par le luxe et les profusions de la table que les impôts se sont toujours acquittés et s’acquittent le mieux ; — le trésor public trouve ainsi une source de profits à pousser aux dépenses qu’excite la gaieté des festins. »

Certes, voilà un argument on ne peut mieux à l’usage de ceux qui regardent l’homme comme une simple bête de somme, — un animal qui doit être nourri, qui procrée, et qu’on peut mettre au travail ; mais le lecteur appréciera lui-même jusqu’à quel point il peut s’adresser convenablement à l’homme pensant, l’être créé à l’image de son Créateur, et doué de facultés qui l’appellent à être le roi de la nature.

M. Mac Culloch est opposant à la taxation directe en général, mais plus spécialement aux impôts sur la terre, qu’il qualifie de « primes à perpétuité, concédées à la paresse et à l’imprévoyance » — en faveur de ceux qui ont laissé leurs terres sans amélioration tandis que leurs voisins ont mis les leurs en état de donner vingt, trente ou quarante bushels par acre, dans des localités où le rendement moyen n’avait été jusqu’alors que de cinq, six ou huit bushels. La réponse nous semble se trouver dans le fait : que le plus rapide accroissement dont l’histoire fasse mention dans la production agricole est celui signalé dans le demi-siècle qui a précédé l’abolition de l’impôt territorial land-tax, — période signalée également par une grande amélioration dans la condition du travailleur agricole. Depuis lors les impôts directs ont disparu, mais la rente territoriale du Royaume-Uni est demeurée pendant quarante ans à peu près stationnaire, tandis que la condition de celui qui laboure la terre a beaucoup empiré[21].

Sur le continent, nous trouvons la terre gagnant rapidement en valeur là où la taxation devient de plus en plus directe, tandis qu’elle perd dans tous ceux où la taxation devient plus indirecte. L’Italie et la Grèce des anciens temps nous montrent la taxation directe en usage alors que la terre gagne en valeur et l’homme en liberté ; — la taxation indirecte la remplaçant alors que la terre se consolide et que l’homme retourne à l’esclavage. On pourrait donc voir, dans la théorie de M. Mac Culloch, un peu plus que la constatation du phénomène observé dans tous les pays, où, comme en Angleterre, la terre va se monopolisant et les petits propriétaires disparaissant. On conçoit que le propriétaire de vastes domaines « soit paresseux et négligent ; » — ce ne peut être le fait des petits propriétaires.

Après son objection à l’impôt territorial, M. Mac Culloch ne veut pas non plus de ceux qui affecteraient le fond des banques et des compagnies d’assurances. Il tient « que ce serait en réalité un impôt sur la propriété des classes les plus utiles et les plus industrieuses de la société, ce De tels impôts, dit-il, induiraient beaucoup de gens à conserver leur capital oisif chez leur banquier particulier, ou dans leur propre coffre-fort, ce qui serait nuisible aux classes industrieuses sans qu’il en résultât pour l’État le moindre avantage correspondant[22].

Les impôts sur les accumulations du passé tendant, selon M. Mac Culloch, à produire l’oisiveté et l’imprévoyance, il s’adresse nécessairement aux interventions dans le commerce, et aux taxes sur le travail du présent, comme moyens de rendre les gens plus industrieux. « Les impôts, et c’est un fait notoire, prétend-il, lorsqu’ils sont judicieusement calculés et qu’ils ne vont pas jusqu’à l’oppression, sont un stimulant à l’industrie et à l’économie[23].

Il trouve dans les contributions acquittées par le malt, la bière, le drap et d’autres articles, dans leur trajet du producteur au consommateur, le plus beau, le plus égal et le moins lourd des impôts. — Et il cite Arthur Young, qui dit que si les Hollandais, « estimés avec raison la nation la plus sage de l’Europe, » ont sauvé leur industrie « sous de lourdes charges, » c’est surtout parce qu’ils ont adopté ce mode de taxation[24]. » Il est cependant permis de douter, comme il dit, si les impôts sur le tabac et les spiritueux ont ajouté matériellement au salaire du travailleur[25]. Il est également permis de douter, dirons-nous, si la nécessité de porter à son maître tous les produits du travail, en s’en remettant à lui pour la distribution, ajoute matériellement aux salaires de l’esclave du Brésil et de la Caroline.

Le montant de la taxation du Royaume-Uni, y compris taxes des pauvres et dépenses locales, étant, d’après M. Mac Culloch, de 73 millions livres sterling, et dépassant de beaucoup la rente de la propriété foncière, s’il y avait confiscation complète, l’on se trouverait encore dans la nécessité d’ajouter un surcroît de quelques millions par an par des taxes additionnelles[26]. Toutefois, la question est celle-ci : le montant de la taxation irait-il à la moitié de ce que nous le voyons, ou même au tiers, si ceux qui ont dirigé les affaires du gouvernement avaient été forcés, en tout temps, de s’adresser directement à la population pour les subsides dont ils avaient besoin ? La révolution américaine ou la série de guerres dont Waterloo fut le terme, auraient-elles eu lieu si les ministres, s’aidant du système dont M. Mac Culloch se fait l’avocat, n’avaient pas eu la faculté de filouter à la population les contributions qu’ils n’osaient pas demander aux détenteurs du capital fixe ? Si ces guerres n’eussent pas eu lieu, verrions-nous aujourd’hui la Grande-Bretagne, — qui manie, à l’aide de son outillage, une force de plusieurs centaines de millions d’hommes, ~ lutter sous le fardeau d’une taxation si effrayante ? Aurait-on jamais songé à inventer les doctrines de l’excès de population et de l’asservissement éventuel ? Aurions-nous dans ce siècle de lumières, des économistes distingués nous affirmant que « le gouvernement a rempli son devoir » du moment qu’il a trouvé les objets qui se prêtent le mieux à une taxation[27], sans s’occuper aucunement de l’égalité de contribution, « qui est une considération inférieure[28]. »

Assurément non. La saine morale demande que chacun acquitte sa part équitable pour l’entretien du gouvernement qui lui assure protection à lui et aux siens, dans l’exercice de leurs droits, de la personne et de la propriété. Par qui cependant sont payés les impôts sur le malt, le houblon, le tabac, le sucre, le café ? Par les travailleurs, qui ont peu de chose à faire protéger. Qui échappe à la taxation ? ceux qui ont des fonds et des billets, — valeurs qui représentent les accumulations du passé. Le système entier tend à empêcher le capital de se fixer, — à élever la proportion de celui qui reste mobile, — à accroître la nécessité d’intervenir dans le commerce ; et le résultat se manifeste par lé payement d’un montant d’impôts qui dépasse de beaucoup le montant de la valeur annuelle de la terre. Si le système avait eu pour objet le maintien du commerce, comme le conseille Adam Smith, la terre aurait aujourd’hui une valeur double, tandis que le montant des taxes n’irait pas au cinquième de ce qu’il est.

§ 16. — Grand désaccord entre les doctrines des modernes économistes et celles d’Adam Smith.

Partant, comme ils l’ont fait, de l’insertion inexacte, que les hommes débutent par les sols riches, MM. Malthus et Ricardo ont été conduits à voir « la crainte de la pénurie » marcher de compagnie avec l’accroissement de richesse et de population qui contraint à la nécessité de recourir aux sols pauvres avec rémunération décroissante du travail. Ceci admis comme la grande loi de Dieu, il suit inévitablement que le moment viendra où le travailleur, pressé par la faim, s’estimera heureux de se vendre, lui, sa femme et ses enfants, au propriétaire de la terre, — et l’esclavage est le terme auquel la société aboutit fatalement. Voilà pourquoi M. Mac Culloch trouve dans la crainte les moyens de stimuler l’humanité à agir, — laissant entièrement de côté l’idée, l’espérance d’une amélioration dans l’avenir.

Adam Smith avait foi dans le commerce ; ses successeurs adorent la châsse du trafic. L’un tenait que plus le producteur et le consommateur sont rapprochés, plus s’accroît la production, et le pouvoir d’accumuler, et la concurrence pour acheter les services du travailleur. Les autres tiennent que les navires sont plus producteurs que les terres à blé ; — les premiers gagnant en pouvoir d’année en année, tandis que le pouvoir des autres va déclinant. Plus le producteur est loin du consommateur, et plus les intermédiaires sont nombreux ; plus augmentera, nous assure-t-on, la quantité de choses produites, — consommateurs et producteurs trouvant une demande croissante de leurs services, d’autant qu’ils sont plus séparés. L’un désire la concurrence pour l’achat du travail, aussi dénonce-t-il le système basé sur l’idée d’avilir les prix des matières premières, y compris le travail ; les autres, — cherchant à produire la concurrence par la vente du travail, — se font les avocats d’un système basé sur l’avilissement des prix du blé et du coton, et veulent, pour les transformer en drap, « que l’offre du travail soit abondante et à bas prix[29].

Plus s’abaissent les prix de la terre et du travail, plus s’accroît la nécessité d’une taxation indirecte et frauduleuse. Plus ils montent, plus le gouvernement a la faculté de requérir ouvertement et honnêtement tous les deux de lui fournir les subsides ; et plus la société prend un rang élevé parmi les nations. La centralisation tend à mettre sur la première voie ; la concentration tend à mettre sur l’autre.

§ 17. — La protection vise à augmenter la valeur de la terre et du travail, et par là à créer le pouvoir de taxation directe. Les interventions dans le commerce pour la seule fin de revenus publics visent à perpétuer la taxation indirecte. La première tend à la concentration et à la liberté. Les dernières tendent à la centralisation et à propager l’esclavage parmi l’humanité.

On marche à la liberté quand on est dans la voie des rentes et des impôts dont le taux est déterminé, — laissant au propriétaire ou à l’occupant toute liberté de décider comment il emploiera la terre, son temps et le produit obtenu. On marche à l’esclavage dans la voie des taxes sur la propriété mise en mouvement, — quand le malt et le houblon payent, sous la forme d’un droit sur la bière, — quand le sable et les autres matériaux payent sous la forme d’un impôt sur le verre. Ce sont là des impôts indirects ; mais le caractère indirect est encore plus prononcé lorsque s’interpose une oscillation de la valeur en monnaie, — quand la bière et le verre payent plus ou moins, suivant que leur valeur-monnaie oscille de jour en jour. De ce genre était l’impôt espagnol l’alcavala, par lequel l’État percevait le dixième du prix argent sur les objets vendus. Tel jour la même quantité de farine se trouvait payer cinquante cents, tel autre jour elle payait un dollar. Dans telle localité elle payait vingt-cinq cents ; dans telle autre localité, le même jour, elle payait deux ou trois fois autant. Plus il y avait disette, plus le montant de la taxe était considérable ; plus il y avait abondance, moins l’État touchait de subsides. Les intérêts de l’État et du peuple se trouvant en opposition constante, la fraude agissait activement des deux côtés. Financièrement et moralement, il était impossible d’inventer un plus mauvais système ; c’est portant celui qu’on a adopté aux États-Unis.

Une protection adéquate, qui se propose pour objet, et qui, par le fait qu’elle se le propose, l’atteint, de libérer le cultivateur de la taxe constamment périodique et la plus oppressive, celle des transports, tend à élever la valeur de la terre et du travail, — et a la faculté, pour l’État, d’établir une taxation directe et honorable. Intervenir dans le commerce, dans le seul but d’alimenter le Trésor public, c’est tendre au maintien des taxes indirectes, comme la source permanente des subsides. Il semble que telle soit la politique adoptée par le peuple américain. Au lieu, cependant, d’imposer la pièce de drap ou la tonne de fer, et par là de frapper sur les importateurs de ces utilités une contribution proportionnelle au revenu, il adopte le mode de taxation qui a le caractère le plus indirect, interposant une valeur monnaie et asseyant dessus les taxes. Il en résulte précisément ce qui résultait de l’alcavala. — L’État perçoit beaucoup lorsque le sucre, le thé et le fer sont rares, et leur prix élevé ; il perçoit peu lorsqu’ils abondent et sont à bon marché. Les intérêts de l’État et de la population se trouvent en opposition ; la fraude est générale ; et il est devenu si difficile de rester probe dans les rapports avec le gouvernement, que les hommes honorables doivent renoncer aux affaires d’importation[30].

Le système politique des États-Unis, basé comme il est sur l’idée de l’action locale, offre la forme la plus parfaite de gouvernement ; cependant sa perfection même fait que le mal que peut produire une faute en politique, a plus de gravité. Le fonctionnaire chargé, à Londres ou à Liverpool, de percevoir l’impôt, est pris parmi la population anglaise tout entière. — Il est exempt de tout sentiment qui puisse l’inciter à favoriser la fraude aux dépens de l’État, pour favoriser son port en particulier. C’est le contraire aux États-Unis, où les percepteurs ont des intérêts locaux qui les engagent à fermer les yeux sur la fraude, aux dépens des intérêts de l’État et de la population. Voilà comment le trafic se centralise si rapidement dans un seul port, et comment l’esclavage gagne si vite du terrain. Plus le système social tend à la concentration de la population et à l’accroissement du commerce, plus on est sûr de remédier aux inconvénients de la centralisation politique. Plus il tend à la dissémination de la population et à l’accroissement du pouvoir du trafic, plus on est sûr d’aboutir à une centralisation politique complète, et plus s’accroît la tendance à l’asservissement final de l’homme.

  1. Dans le monde social, comme dans le monde physique, le mouvement tend à l’accélération constante, — l’attraction croissant en raison de la résistance qui diminue.
  2. Pour donner on exemple frappant des sources misérables auxquelles les sociétés qui n’ont que peu de propriété fixée, sont réduits à recourir, pour former le revenu public, Voici la liste des utilités et des objets taxés : couteaux de table, pistolets, pianos, harpes, cartes à jouer, billards, jeux de boule, cirques, spectacles, montres, argenterie, voitures de luxe, voitures de vendeurs, drogues et médecines, colporteurs, détaillistes, tavernes, auberges, étables de louage, bouviers, magasins, vendeurs de nègres, marchands de liqueurs, crieurs d’encan, compagnies d’assurances, banquiers, gens qui montrent des curiosités naturelle : chanteurs, danseurs, lecteurs pour de l’argent, etc. Il semble que rien n’échappe, et cependant en fin de compte le revenu total ne s’élève pas à cinquante cents par tête.
  3. Richmond, rapporteur.
  4. Nieburhr. Hist. de Rome, vol. II, p. 139.
  5. « Des nuées de publicains étaient postés à l’entrée des ports, à l’embouchure des rivières, aux débouchés des vallées et taxaient impitoyablement les marchandises. Ils joignent même souvent à leurs remises de percepteurs les profits du monopole de certains articles de consommation. Il n’y avait aucune limite légale aux chiffre des impôts, devenus tellement élastiques entre les mains de ces fonctionnaires, que le cultivateur ne pouvait jamais savoir exactement sur quelle part de ses produits il avait le droit de compter. » Blanqui. Histoire de l’Économie politique, vol I, p. 95.
      Pour l’étude de l’histoire des impôts romains, nous renvoyons à M. de la Malle, Économie politique des Romains, vol. II, liv. X.
  6. Rapport du secrétaire d’État U.S. sur les Changes Commerciaux, sept. 30, 1855 p. 42.
  7. Au milieu du tableau varié que présente l’histoire des contributions publiques chez les diverses nations de l’Europe, il existe un pays dont les annales offrent peut-être le plus que partout ailleurs une sorte de résumé des modes d’impositions usités dans nos sociétés modernes. — Impôts fonciers divers sur la terre et les bâtiments, contributions sur les rentes et les emplois, taxes indirectes assises sur les objets de consommation les plus nombreux, impôts bizarres et ailleurs sans exemple, tels que ceux levés sur les mariages et les décès, toutes ces combinaisons financières se montrent à nous dans l’histoire de cette contrée où le timbre paraît avoir été inventé et où l’impôt sur les biens de main-morte a été imaginé un siècle avant d’avoir été introduit parmi nous.
  8. L’énorme revenu de la compagnie et les fortunes que de temps en temps les nababs rapportent en Angleterre proviennent de rentes minimes et de redevances arrachées à une population on ne peut plus pauvre de laboureurs, d’artisans, soit pour une hutte ou un petit champ, ou pour la liberté d’exercer quelque métier. Pour recueillir ces pitances, nous devons employer une race de collecteurs de plusieurs degrés, à qui l’on donne des dénominations de toute sorte, familières seulement à une oreille indienne, mais ne présentant aucune idée distincte à un Anglais qui n’a point voyagé ou n’a pas de lecture. La tâche est difficile en tout temps. Aussi la compagnie fait-elle un choix parmi les Européens ; les plus intelligents sont faits collecteurs, ceux qui le sont le moins sont faits juges. Mais, lorsque survient la famine, après une saison pluvieuse, la tâche devient tout à fait impossible. Cependant la compagnie doit payer ses dividendes, ses fonctionnaires, ses armées, ses flottes, ses travaux publics. Il faut trouver de l’argent, il faut mettre en jeu la vis à pressoir. La pression descend des hauts lieux jusqu’aux extrémités et aux parties les plus infimes ; elle arrive enfin à une classe très-haïssable d’agents fiscaux et judiciaires, — car c’est tout un, — qui ont à traiter avec de pauvres diables encore plus misérables, qui n’ont ni honte, ni position, sont las de la vie, indifférents à la peine, qui n’ont qu’une pensée unique, nourrie depuis longtemps, la possession de quelques roupies. C’est dès lors une collision perpétuelle entre ces deux classes, l’une criant, menaçant, extorquant, vexant et pratiquant tout moyen d’extraire de l’argent ; l’autre, se dérobant et rusant, mentant et endurant tout plutôt que de payer. Chacun est au fait de tout ce qui s’est pratiqué, et quel est le dernier recours. Le péon, impitoyable et souvent injuste, pressure les roupies de la bourse des ryots par mille tortures. Ce n’est pas le grand style de la torture européenne qui allongeait un homme de cinq pieds jusqu’à six, ou vice versa, qui l’aplatissait comme une crêpe ou le gorgeait d’eau goute à goute jusqu’à ce qu’il en mourût. Non. La torture indienne est vive, impromptue, ingénieuse à bon marché ; elle moleste, elle dégoûte, elle révolte, elle est mesquine à l’excès. C’est la torture exercée par des enfants très-pervers, qui ont passé tout à coup à l’état d’hommes et de femmes sans avoir acquis le moindre respect de soi-même. Ils emploient le tourniquet, de lourdes pierres, des fibres d’arbres, la glace, les fourmis rouges, des vers de terre et des liqueurs âcres. C’est là tout l’appareil d’une inquisition indienne, mais ils s’en servent avec dextérité et promptitude. Le réfractaire, — n’importe l’âge ou le sexe, — une douzaine de réfractaires, la moitié d’un village, sont liés à la file comme de la volaille, avec de lourdes pierres sur le col et on les met cuire au soleil. Ils n’ont pas l’air de s’en affecter beaucoup, les autres s’en affectent encore moins pour eux. La souffrance fait partie de leur religion, ils vivent par la souffrance dans ce monde et dans l’éternité. La souffrance et l’ignominie sont respectables pour eux. » — London Times.
  9. Voyez précédemment, vol. p. 4l6
  10. Voyez précédemment vol. II, p. 79.
  11. L’exportation, en 1854, a été de 2.073.180 quarters, dont les neuf dixièmes en avoines ; tandis que les importations de grains de blé, seigle et maïs ont monté à 1.727.000 quarters.
  12. Le chiffre des impôts directs de toute nature, en 1854, s’élevait à 412.000.000 de francs, et constituait presque un tiers des ressources ordinaires du trésor, — le montant total était, cette année, de 1.265.000.000 francs.
  13. Dictionnaire de l’Économie politique, article Octrois. (Cela est inexact et n’est pas dans l’article.) Note du traducteur.
  14. « Le paysan allemand, aujourd’hui propriétaire de son petit champ, regarde la terre comme faite pour lui et pour ses semblables. Il se sent homme. Il a son enjeu dans le pays tout aussi bien que celui de la masse de ses voisins. Personne ne peut le menacer de l’expulsion ou de la maison de travail, du moment qu’il est actif et économe. Sa démarche en a pris de l’assurance. Il vous regarde en face comme peut le faire un homme libre, et cependant avec respect. » Howitt. Rural and Domestic Life in Germany, p. 27.
      Un autre voyageur anglais a fort bien décrit ce sentiment, résultat de la sécurité qui se produit sans l’aide des gouvernements.
      Chaque paysan qui possède un champ devient intéressé au maintien de l’ordre public, à la tranquillité du pays, à la suppression des crimes, à ce que ses enfants deviennent industrieux, à ce que leur intelligence se développe. Une classe de paysans propriétaires forme la plus puissante de toutes les classes conservatrices... Pendant toute l’excitation des révolutions de 1848, les paysans propriétaires de la France, de l’Allemagne, de la Suisse, de la Hollande, se sont montrés presque en totalité partisans de l’ordre et opposés aux excès révolutionnaires. Ce n’est que dans les provinces où la terre est possédée par les nobles et où les paysans ne sont que serfs, comme dans les provinces de la Pologne, de la Bohême, de l’Autriche et quelques parties de l’Allemagne méridionale, qu’ils se sont mis en révolte. En Prusse, ils envoyèrent députation sur députation à Frédéric-Guillaume pour l’assurer de leur appui. Dans une province, les paysans propriétaires ont choisi son fils pour leur représentant. Dans d’autres ils ont déclaré, dans des pétitions sur pétitions à la chambre et par le résultat des élections, qu’ils étaient opposés au parti monarchique de Berlin. » Kay. Social condition of the People of England and of Europe, vol. I p. 33, 273.
  15. « Les paysans libres de la Russie ne forment qu’une classe peu nombreuse ; mais ils vivent en « hommes libres » et heureux sur leur propriété. Ils sont actifs, sobres, et, sans exception, sont à leur aise. Cela doit être, car il leur a fallu payer cher pour leur liberté ; et une fois libres et en possession d’un terrain à eux, l’énergie et l’industrie qu’ils avaient montrées, même à l’état de serfs, doublent par la joie de se sentir libres, et naturellement leurs gains doublent aussi. — La seconde classe, les paysans de la couronne sont plus à leur aise (en mettant de côté le sentiment de la liberté) que les paysans de l’Allemagne. Ils ont à fournir leur contingent de recrues ; mais c’est là leur seule charge matérielle. De plus, ils payent annuellement à la couronne une somme de cinq roubles (environ 4 shillings) par chaque tête mâle de la maison. Supposons que la famille compte huit travailleurs mâles (ce n’est pas peu pour une ferme) ce sera à payer environ trente-deux shillings. Et quelle est la ferme qui ait à employer le travail de huit hommes pendant toute l’année ? Dans quel pays de l’Europe civilisée la charge du paysan est-elle aussi modérée ? Combien plus pesantes celles qui pèsent sur le tenancier anglais, sur le paysan français, allemand, et surtout sur le paysan dans toute l’Autriche qui, souvent, doit donner pour les taxes les trois quarts de sa récolte. Si le paysan de la couronne a le bonheur de se trouver dans le voisinage d’une grande ville, sa prospérité dépasse celle des paysans d’Altenbourg que l’on dit être les plus riches de toute l’Allemagne. D’un autre côté il ne peut jamais acheter sa liberté. Jusqu’à présent, du moins, la loi de la couronne ne l’y a point autorisé. » Jermann. Tableaux de Saint-Pétersbourg, p. 23.
  16. Voyez précédemment, vol. I, p. 299.
  17. Ibid., p. 360.
  18. Ibid., p. 367.
  19. Ibid., p. 346.
  20. Mac Culloch. Taxation and Funding, p, 147.
  21. Voyez précéd., vol. xi, p. 94. La terre en Angleterre payait, en 1814-15, 34.330.463 liv. sterling et celle d’Écosse 5.075.242 liv. st. — ce qui forme un total de 39.405.705. En 1848, le total est de 47.982.221. Dans le même temps la terre d’Irlande a beaucoup perdu.
  22. On Taxation and Founding, p 117.
  23. Ibid., p. 6.
  24. Ibid., p. 93.
  25. Ibid., p.241.
  26. Ibid., p. 51.
  27. On Taxation and Founding, p. 20.
  28. Ibid., p. 18.
  29. Voyez précéd., Vol 1, p 243.
  30. Dans un récent rapport d’une commission nommée par le parlement anglais, on voit que, bien que le montant des droits perçus ad valorem soit peu de chose, 188.000 liv. sterl., c’est celui qui donne lieu à toutes les fraudes ; et que la subordination et la corruption ont été très-générales jusqu’à l’introduction des droits déterminés.