Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (Tome 3p. 119-159).


CHAPITRE XLII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.


II. — De la rente de la terre.

§ 1. — De la rente de la terre. Large quote-part du propriétaire au début de la culture. Cette quote-part diminue à mesure que le travail devient plus productif ; mais le montant de la rente augmente. La part du travailleur augmente pour le taux de quote-part, et beaucoup en quantité. Et tous les deux ont profit à l’accroissement du pouvoir de commander les services de la nature.

Dans notre examen des grandes lois naturelles qui régissent l’homme et la matière, elles se sont montrées également vraies, soit qu’on les considère dans leur rapport avec la terre, on avec les bâches, les canots, les vaisseaux, le vêtement en quoi l’homme transforme les objets matériels dont il est entouré. Sa marche, dans toute société qui croit en richesse et en population est toujours en avant, — passant du couteau de pierre à celui d’acier, — de la peau qu’il prend sur le dos de l’animal à un paletot de laine, — du canot au vaisseau, — du sentier du sauvage au chemin de fer, — et des sols pauvres situés sur les collines et les pentes aux sols fertiles des vallées, qui dans les premiers temps, étaient trop saturés d’eau pour qu’il pût les occuper ou couverts de bois trop épais. La richesse est le pouvoir ; — plus il y a de sols meilleurs cultivés et plus s’accroît la population qui peut trouver à subsister sur une surface donnée, plus s’accroît la facilité d’association, et la tendance à la combinaison pour triompher de la résistance que la nature peut encore opposer.

En ceci comme en toutes choses, le premier pas est celui qui coûte le plus et qui produit le moins. À chaque pas qui suit, l’effort exigé est moindre et le travail est de mieux en mieux rémunéré. Comme il en coûte de moins en moins pour reproduire des instruments d’un pouvoir égal à ceux en usage, la valeur des derniers diminue, — la première terre et la première hache étant généralement abandonnées[1].

La rente aussi s’abaisse, — le propriétaire d’un sol est requis de se contenter d’une part moindre dans le produit comme compensation de l’usage qu’il cède. Supposons le propriétaire du premier petit domaine, on lui demande la permission de le cultiver, voici à peu près ce qu’il répond : « Avec ma terre vous obtiendrez autant de nourriture en une journée de travail que vous en obtiendriez sans elle en une semaine ; vous me donnerez les trois quarts du produit de la terre et du travail. L’arrangement ne vous laisse, il est vrai, qu’une petite quotité des choses produites, — mais la quantité sera telle que vos salaires seront de moitié plus élevés qu’à présent. Vous devez être satisfait. »

Le contrat passé, les deux partis y gagnent en pouvoirs, — les voici tous les deux à même de consacrer du temps et de l’intelligence à fabriquer l’outillage qui leur permettra de réaliser de plus grandes économies de travail. La petite ferme a coûté des années d’efforts incessants et ne donne que 100 boisseaux en retour d’une certaine somme de travail consacré à sa culture. Grâce à la combinaison qui s’effectue par degrés du pouvoir intellectuel avec la force musculaire, une ferme de 200 boisseaux s’établira à moins de frais. Et ainsi des autres, — la ferme de 300 boisseaux se fondera avec moins d’efforts qu’il n’en a coûté pour la première, et l’effort diminuera encore pour celle de 400. À chaque degré du progrès la valeur de l’homme augmente comparée à celle du capital, — le travail actuel gagnant en pouvoir aux dépens des accumulations du passé, et la rente diminuant en quotité, bien que croissant en quantité. Le premier propriétaire a pu forcer le travailleur de se contenter d’un quart du produit de sa peine. Mais lorsque le second vient à mesurer le pouvoir de ses accumulations contre les pouvoirs des hommes qui l’entourent, il trouve que la position relative de l’homme et de la matière a bien changé. Ses propres pouvoirs ont grandi ; mais les leurs ont grandi aussi. Il peut établir une ferme de 200 boisseaux par an avec bien moins de peine qu’il ne lui en a coûté pour une de 100 boisseaux ; mais ils le peuvent de même. Au lieu donc de demander trois quarts de la récolte, il ne demande que trois cinquièmes, — il reçoit 120 au lieu de 75 que recevait son prédécesseur et laisse au travailleur 80, — c’est-à-dire plus de trois fois la première quantité allouée.

À la troisième étape du progrès, nous retrouvons le même phénomène, qui se fait encore mieux sentir. Une ferme d’un rapport de 300 boisseaux coûte moins de peine à établir qu’il n’en a coûté pour celle de 200 boisseaux ; son propriétaire traite avec des travailleurs dont les pouvoirs se sont accrus, — des hommes qui ont eux-mêmes accumulé un capital. Il ne demande plus que la moitié de la récolte ; il reçoit 150, — laissant 150 au travailleur, dont le prédécesseur n’avait que 80. Les salaires s’élèvent donc à 150 boisseaux, ce qui facilite beaucoup un nouvel accroissement de capital. Animé d’une force constamment accélérée, le progrès vers la création d’un outillage encore amélioré, marche beaucoup plus vite que par le passé, et maintenant une ferme d’un rapport de 400 boisseaux s’établit avec bien moins de peine qu’il n’en a coûté pour celle de 300 boisseaux. Le coût de reproduction, abaissé à ce points son propriétaire est forcé de se contenter de 40 %, — il prend 180, et laisse au travailleur 220.

À la cinquième étape, la quote part du capitaliste tombe à deux cinquièmes. — Le pouvoir de la société, sur les services de la nature, s’est tellement accru, qu’une ferme de 600 boisseaux coûte moitié moins de peine à établir qu’aucune des fermes précédentes » Il en est ainsi pour la suivante, qui rapporte 1.000 boisseaux. L’accroissement des salaires y correspond au même degré ; le travailleur, qui mesure ses pouvoir contre la somme totale du travail que, dans un échange, représenterait la nouvelle ferme, se trouve autorisé à demander deux tiers de la récolte, ne laissant qu’un tiers au propriétaire. Nous voici loin des trois quarts que prélevait le premier propriétaire.

Dans toutes les distributions, le capitaliste a bénéficié ; il a obtenu une quantité constamment croissante, résultat d’une quantité constamment décroissante dans une production qui a toujours été en augmentant ; mais le travailleur a bénéficié bien mieux encore, en gardant pour lui-même une quotité constamment croissante dans cette production augmentée. Ainsi nous avons :

_____________   Total   Part du capital   Part du travailleur
Première ferme 100 75 25
Seconde 200 120 80
Troisième 300 150 150
Quatrième 400 180 220
Cinquième 600 240 300
Sixième 1.000 333 667

Le pouvoir du capital a donc un peu plus que quadruplé, tandis que celui du travail est vingt-six fois plus grand. Plus s’accélère la réduction de la part du capitaliste, plus s’accroît la tendance à une proportion plus forte du capital fixé au capital flottant et au décroissement successif de la quote-part qui peut être réclamée comme rente. À mesure que s’accroît le pouvoir de l’homme sur la matière, le pouvoir de l’homme sur ses semblables tend à diminuer, et l’on marche à l’établissement de l’égalité parmi les différentes agglomérations de la race humaine. Pour que le faible se trouve de niveau avec le fort, pour que la femme prenne son rang à côté de l’être qui partout a été le maître, que faut-il ? Rien que le libre accroissement de la richesse, le libre développement de l’association, — le développement de l’individualité par la diversité des professions, qui est indispensable pour la vitesse de circulation et pour enfanter de nouveaux progrès.

§ 2. — Théorie de M. Ricardo sur la rente. Il enseigne l’inverse : que la part du propriétaire angmente à mesure que le travail agricole devient moins productif.

Ce sont là autant de vues qui diffèrent totalement de celles généralement acceptées, — celles de l’école Ricardo-Malthusienne. La question de la rente payée pour la terre, et des lois qui régissent ce payement avait depuis plus d’un siècle préoccupé les économistes, lorsque M. Ricardo, en 1817, résuma sous forme positive les idées déjà émises par Adam Smith, le docteur Anderson et autres — et donna au monde une théorie de la rente qui fut tout d’abord acceptée comme la véritable et qu’on a depuis qualifiée la grande découverte de l’époque.

Selon lui, la compensation pour l’usage de la terre se payant pour disposer de « certains pouvoirs originels et indestructibles du sol » tend à s’accroître dans ses proportions à mesure que l’accroissement de richesse et de population amène une nécessité de recourir aux sols d’une fertilité constamment décroissante » qui payent de moins en moins bien le travail de l’homme. — Le pouvoir de la nature sur l’homme s’accroissant constamment et l’homme devenant de plus en plus son esclave et celui de ses semblables. Partant ainsi d’un point directement opposé à celui dont nous sommes partis ; rien d’étonnant de voir qu’il arrive à une distribution toute contraire à celle que nous venons d’exposer, et également en opposition avec tous les faits que présente l’histoire de l’origine et de la marche de la rente, dans tous les siècles à dater de Charlemagne. Ses doctrines ramenées à leur forme la plus simple sont contenues dans les propositions suivantes :

1o Qu’à l’origine de l’agriculture, la population était peu nombreuse et la terre abondante, on se contenta de cultiver les sols qui, grâce à leurs propriétés, payaient largement le travail — une certaine somme d’efforts étant rémunérée par cent quarters de blé.

2o Que la terre devenant moins abondante à mesure que la population devenait plus dense, on se trouva dans la nécessité de cultiver les sols moins fertiles, — de s’attaquer successivement à ceux de seconde, de troisième, de quatrième qualité qui donnent respectivement quatre-vingt-dix, quatre-vingts, soixante quarters pour une même somme d’efforts.

3o Qu’avec la nécessité croissante d’appliquer le travail de moins en moins productivement, la rente s’élève. — Le propriétaire du no 1 se trouvant à même de demander et d’obtenir dix quarters du moment où l’on s’est attaqué au no 2, vingt quarters lorsqu’on a passé au no 3, — et trente quarters lorsqu’il a fallu descendre au no 4.

4o Que la proportion, la quote-part du propriétaire, tend ainsi constamment à s’accroître, à mesure que décroît la productivité du travail, — le partage s’effectuant comme il suit :

Total.     Travail. Rente.
A la première époque lorsque le no 1 est seul cultivé 100 100   00
Seconde. no 1 et 2 sont cultivés. 190 180   10
Troisième no 1 à 3 270 240   30
Quatrième no 1 à 4 340 280   60
Cinquième no 1 à 5 400 300 100
Sixième no 1 à 6 450 300 150
Septième no 1 à 7 490 280 210

D’où résulterait une tendance à l’absorption finale de toute la production par le propriétaire de la terre et à une inégalité toujours croissante des conditions — le pouvoir du travailleur de consommer les utilités qu’il produit diminuant constamment, et celui du propriétaire de les réclamer comme rente allant toujours croissant.

5° Que cette tendance à ce que diminue la rémunération du travail, et à ce que s’augmente la proportion du propriétaire, se trouve en rapport avec l’accroissement de population, et se prononce d’autant plus fortement que la population s’accroît plus vite ; — mais qu’elle est contrebalancée à un certain degré par l’accroissement de richesse qui permet une amélioration dans la culture.

6° Que chaque amélioration de ce genre tend à retarder l’élévation de la rente, tandis que chaque obstacle à l’amélioration tend à l’augmenter, d’où cette conséquence nécessaire que les intérêts du propriétaire et du travailleur sont constamment en opposition, — la rente s’élevant à mesure que le travail tombe, et le travail tombant à mesure que la rente s’élève[2].

§ 3. — Cette théorie repose sur l’assertion erronée que la culture s’attaque d’abord aux sols riches, et que le travail devient moins productif à mesure que les hommes se multiplient et que s’accroit leur pouvoir. L’inverse est prouvé par tous les faits de l’histoire.

Le système entier, placé ainsi sous les yeux du lecteur, repose sur l’assertion que la première culture commence par s’attaquer aux meilleurs sols, — idée que M. Ricardo n’aurait jamais émise, s’il avait eu l’occasion d’étudier comment s’y prennent les premiers colons qui sont toujours pauvres ou si la réflexion lui était venue, même dans son cabinet, que les riches sols occupent des relais de fleuves, qu’ils exigent par conséquent de grands efforts combinés pour être défrichés, drainés et rendus aptes à recevoir la charrue. Comme nous l’avons déjà vu, les faits sont tout autres ; le travail de culture a partout invariablement commencé par les sols pauvres ; c’est seulement après l’accroissement de richesse et de population que les riches sols ont été soumis au travail agricole ; la théorie n’ayant donc point de base pour la supporter on pourrait la laisser arriver, en compagnie de milliers d’autres aussi inexactes, à l’oubli qu’elle mérite si bien. Cependant comme elle ne manque pas d’un caractère spécieux et qu’elle a obtenu du crédit dans l’opinion publique, nous la soumettrons à un examen plus suivi, ce qui nous conduira à exposer les nombreuses erreurs contenues dans les déductions de ce que M. Ricardo a supposé une vérité importante et fondamentale[3].

D’abord vient cette assertion : qu’avec l’accroissement de population surgisse la nécessité de recourir à des instruments de pouvoir moindre. — qui rémunèrent de moins en moins le travail. S’il était vrai que l’homme commence par les sols riches, cette autre proportion serait vraie aussi : que l’accroissement de population porte en lui la décadence du pouvoir de l’homme, et que l’homme devient de plus en plus victime de la nature. En commençant au contraire par les sols pauvres, il passe graduellement aux meilleurs, et à chaque nouveau pas s’accroît le pouvoir de choisir les sols qui répondent le mieux à ce qu’il se propose. Devenant graduellement maître de la nature et de lui-même, il prend une terre siliceuse ou la marne pesante, — l’argile ou la terre noire, — le fer ou la houille, — la pente d’un coteau ou le lit d’un fleuve, — une couche végétale mince ou profonde, — selon qu’il convient à ses besoins présents, et que cela peut l’aider dans la recherche d’un pouvoir plus étendu. Avec l’accroissement de population amenant la misère, le type de l’homme doit s’abaisser, il doit finir par tomber au-dessous du niveau de ce pur animal qui est le sujet dont s’occupe la science politique moderne. Si cet accroissement engendre au contraire la force, le type progresse vers le niveau du véritable homme mieux nourri, mieux vêtu, mieux logé, agissant mieux, pensant mieux, exerçant sur tous les actes de sa vie une volonté qui s’accroît à mesure que s’accroît l’empire qu’il exerce sur le monde matériel. À laquelle de ces deux classes de phénomènes appartient celui qui s’observe chez toutes les nations en progrès ? c’est ce que nous allons examiner.

La population totale de l’Angleterre et du pays de Galles, au XIVe siècle, ne dépassait pas 2.500.000 âmes. Les terres fertiles abondaient attendant l’appropriation aux mains de l’homme. Les terres pauvres cependant recevaient la culture et payaient peu le travail, — six ou huit boisseaux de blé par acre passaient pour le rendement moyen. Aujourd’hui la population est sept fois plus nombreuse, il y a dix fois plus de terre en culture, — comprenant tous les sols pauvres sur lesquels la nécessité aurait forcé d’appliquer une déperdition de travail, et cependant le rendement moyen par acre, en estimant la récolte en foin comme du bœuf et du mouton, et en calculant la récolte de pommes de terre et d’autres végétaux alimentaires, s’est accrue dans une proportion au moins égale à celle des acres cultivés en plus. Les famines étaient fréquentes et sévissaient rudement ; tandis qu’aujourd’hui l’on a cessé de les compter au nombre des chances possibles, — l’offre ayant gagné en régularité, en raison de la plus grande régularité de la demande[4].

Au bon vieux temps de la joyeuse Angleterre, alors que la terre fertile abondait et que la population était peu nombreuse, les porcs saxons erraient dans les forêts, — vivant du gland de vieux chênes que leur propriétaire n’avait pas les moyens d’abattre. Plus tard, un famélique mouton végétait sur des terres incapables de produire du grain. C’est à peine si l’on avait des vaches et des bœufs, — les terrains de riches pâturages étant couverts de bois ou tellement saturés d’humidité qu’ils ne rendaient aucun service. Les filles d’honneur se régalaient de lard, les travailleurs faisaient festin d’une « bouillie de gruau, » comme cela se voyait encore il n’y a pas soixante-dix ans chez beaucoup de paysans des comtés du nord, ces mêmes comtés qui présentent aujourd’hui les plus belles fermes de l’Angleterre, — ces comtés de sols riches qui attendaient alors l’accroissement de population et de richesse. Du morceau de lard était à ces époques un objet de luxe qu’on rencontrait rarement sur la table du travailleur. Il y a tout au plus un siècle, une grande partie de la population se nourrissait de pain d’orge, de seigle et d’avoine, — le froment n’était qu’à l’usage du riche. Il est aujourd’hui à l’usage de tout le monde ; et pourtant sans remonter plus haut qu’à l’année 1727, aux environs d’Édimbourg, un champ d’un huitième d’acre portant du blé passait pour une curiosité. Ceci donne une idée de ce que pouvaient être alors les Lothians et les différents comtés du nord d’Angleterre, où se voit aujourd’hui l’agriculture la plus prospère. À ces époques les hommes cultivaient non les meilleures terres, mais celles qu’ils pouvaient cultiver, laissant les riches terres pour leurs successeurs, — ils ont fait ce que font journellement sous nos yeux les settlers, les colons des prairies de l’ouest.

En même temps que le pain de froment a succédé au mélange d’orge, de seigle et de glands, que jadis on qualifiait pain, et qu’on supposait plus nourrissant parce qu’il restait plus longtemps dans l’estomac, qui le digérait moins facilement, (— une idée, que répète encore aujourd’hui le pauvre paysan d’Irlande, qui, parmi les pommes de terre, préfère la lumper, parce que, dit-il, elle contient un os) — le bœuf et le mouton ont succédé au hareng salé sur la table de l’artisan et du laboureur, et au jambon nourri de gland sur la table du lord. Dans l’espace d’un siècle, le poids moyen du gros bétail s’est élevé de 370 livres à 800 livres, et celui du mouton de 28 livres à 80 livres ; — et le chiffre des têtes consommées s’est élevé encore plus que le poids. La quantité de laine de peaux et d’autres parties qu’utilisent des manufactures de toute sorte, est immense, et cependant la population qui ne vit que du travail purement agricole n’est certes pas le triple de ce qu’elle fut à l’époque des Plantagenets. La rémunération du travail s’est donc largement accrue avec l’accroissement de population. L’homme a acquis pouvoir sur les différents sols que leur ténacité ou la distance dérobait aux moyens de cultiver dont il disposait, mais qui aujourd’hui sont requis de fournir à la subsistance d’une population accrue et plus prospère.

L’histoire de la France au moyen âge, lorsque la terre abondait et que la population était peu nombreuse, n’est qu’un récit d’une suite non interrompue de famines. À une date aussi avancée que le milieu du quinzième siècle, voici quelle était la condition des paysans de cette nation, d’après Fortescue, un savant jurisconsulte anglais de cette époque.

« Ils boivent de l’eau, ils se nourrissent de pommes et d’un pain de seigle presque noble. Ils ne mangent point de viande, si ce n’est, et très-rarement, un peu de lard, ou les entrailles et les têtes des animaux que l’on tue pour les nobles et pour les riches marchands. Ils ne portent pas de laine, sinon une pauvre cotte sous leur vêtement extérieur, qui est fait d’une grosse toile, et qu’ils appellent un froc. Leurs chausses sont de la même toile, et ne descendent qu’au genou, sur lequel la jarretière les serre, et les jambes sont nues. Les femmes et les enfants vont pieds nus. Et il leur serait impossible de vivre mieux ; car tel parmi eux qui ne pouvait payer à son seigneur, pour le loyer d’un petit champ, un écu[5] paye maintenant au roi jusqu’à cinq écus. Aussi le besoin les condamne à de telles veilles, à un tel travail, à tant remuer la terre pour leur subsistance que leur nature est toute dévastée et leur espèce réduite à rien. Ils marchent voûtés, et sont faibles, incapables, de se battre et de défendre le royaume. Il n’ont ni armes, ni argent pour s’en procurer. En vérité, ils vivent dans la plus extrême pauvreté et misère ; et cependant ils habitent un des plus fertiles royaumes du monde[6]. »

Le lecteur a déjà vu que jusqu’au commencement du siècle dernier la population de ce royaume manquait de pain la moitié du temps, et portait des peaux comme vêtement, faute de drap. Le chiffre des consommateurs de pain de froment était de 7 millions ; aujourd’hui il est de 20 millions. L’aliment s’est plus amélioré que la population ne s’est accrue. Le pouvoir d’obtenir les nécessités, les conforts et le luxe de la vie, dépend du pouvoir de demander à la nature leur production ; — plus est grand le pouvoir d’association, plus grande aussi sera, comme nous le voyons invariablement, la quantité produite.

« Si l’on met en regard, dit M. Passy, les chiffres afférents aux dix départements les plus peuplés et les plus riches, et les chiffres afférents aux dix départements qui le sont le moins, on trouve que l’hectare rend, en moyenne, de 15 à 20 hectolitres de froment dans les premiers, et seulement de 7 et demi à 11 dans les derniers, et qu’il y a pareille disproportion entre tous les autres produits. Quant aux consommations, elles offrent également des différences fort marquées. La nourriture n’est pas seulement supérieure en qualité dans les départements avancés, elle l’est en quantité, et, tête par tête, on y consomme jusqu’à 30 % en poids de plus que dans les départements arriérés[7]. »

Le même ordre de faits se présente dans tout pays en progrès. Le peuple de Russie est mieux nourri et mieux vêtu qu’à l’époque de Pierre le Grand, — bien que son accroissement eût dû le forcer depuis longtemps à recourir aux sols de qualité inférieure, si la théorie de Ricardo était exacte. Il en a été, et il en est de même pour les populations d’Allemagne, de Belgique, du Danemark et de Suède, — qui sont toutes incomparablement mieux nourries que ne le furent leurs ancêtres, alors que la terre abondait. Considérons maintenant la récente fondation de ce qui est devenu les États-Unis, elle nous offre un récit de rudes privations, — provenant du peu de densité qui ne permettait point l’association et la combinaison. La seconde des propositions formulées ci-dessus est donc en opposition directe avec chacun des faits que présente l’histoire du monde ; tous les faits, au contraire, sont en concordance exacte avec celle que nous présentons ici.

À mesure que s’accroissent richesse et population, les hommes sont de plus en plus mis à même de s’associer et de combiner leurs efforts, en même temps que s’accroît la tendance au développement de leurs diverses facultés, et que s’accroît constamment leur pouvoir de contraindre les forces de la nature à travailler pour leur service, — chaque étape, dans cette voie de progrès, étant marquée par un accroissement du pouvoir de déterminer quels sols à choisir pour la culture, et par un accroissement constant de la rémunération du travail, et de la facilité de produire et d’accumuler. — Voilà comment l’homme devient le maître de la nature, tandis, qu’à croire M. Ricardo, il en devient, de plus en plus l’esclave.

§ 4. — Erreur de M. Ricardo au sujet de l’origine de la rente. Une rente telle qu’il l’indique n’a jamais été, ou ne peut être payée.

La seconde proposition attribue l’origine de la rente à la nécessité d’appliquer le travail d’une manière moins productive, Le propriétaire du n° 1 qui rend 100 quarters se trouvant dans la position de demander 10 quarters lorsque le moment est venu de recourir aux sols de seconde qualité, qui rendent 90 quarters et 20 quarters lorsqu’on descend au n° 3, qui ne rend que 80 quarters.

Si toutes les terres avaient le même degré de puissance, la nécessité ne serait plus admissible ; cependant on aurait à payer, pour l’usage d’une ferme garnie de bâtiments et de clôtures, une compensation qu’on refuserait de payer au propriétaire d’un terrain resté dans l’état de nature. Dans cette compensation, M. Ricardo ne voit que l’intérêt du capital, et il la distingue de celle payée pour l’usage de la puissance du sol. Lorsque des terres de puissance différente sont exploitées, — et qu’elles sont toutes également pourvues de bâtiments, de haies, de granges, — il suppose que le propriétaire du n° 1 reçoit intérêt de son capital, plus la différence entre les 100 quarters de rendement et les 90, 80 ou 70 quarters du rendement des sols de puissance inférieure auxquels la nécessité a forcé l’homme d’appliquer la culture. Cette différence constitue pour lui la véritable rente.

Cependant, comme la culture débute toujours par les sols pauvres, et passe de là aux sols riches, c’est la marche inverse qui doit avoir lieu, — le propriétaire du sol cultivé le premier recevant un intérêt, moins la différence entre la puissance de son sol et celle des autres sols, qui, à mesure que s’accroissent population et richesse sont exploités avec une dépense de la même somme d’effort humain. Le premier petit champ défriché sur le revers du coteau, et sa misérable hutte, ont coûté plus de journées à travail qu’il n’en faut aujourd’hui pour défricher une plus grande pièce de terre de qualité supérieure, et y installer une maison de bois fort habitable. Le premier colon à qui vient l’envie de louer sa propriété se trouve forcé d’accepter, non des profits plus une différence mais des profits moins une différence. L’observation journalière montre que telle est la marche régulière, la terre obéissant aux mêmes lois que celles qui régissent toutes les utilités et toutes choses. Comme le vieux navire a coûté bien plus de travail qu’il n’en faut aujourd’hui pour en construire un de puissance double, son propriétaire reçoit, pour son fret, des profits moins une différence. La vieille maison a coûté de travail » mais elle est petite et peu commode. Une nouvelle, capable de mieux abriter le double d’habitants ne coûtant aujourd’hui que la moitié du travail de la première, le nouveau constructeur ou son représentant reçoit comme rente des profits de capital, moins une large différence. Il en est ainsi pour les nouveaux engins, les chemins de fer, les moulins, les machines de toute espèce. — Il n’existe qu’un seul système de lois pour régir la matière, quelque forme qu’elle revête.

Le prix de la terre est plus ou moins en rapport avec la rente qu’elle commande. Si la doctrine de M. Ricardo est exacte, le prix de vente serait le capital incorporé, plus la valeur de ce qu’il regarde comme la véritable rente. Si la doctrine est erronée et si l’occupation débute toujours par les sols pauvres, — le prix sera le capital moins la différence entre le degré de puissance et celui des autres terres dont le coût de mise en exploitation serait le même. Dans un cas, le pouvoir du capital sur le travail tend toujours à s’accroître ; dans l’autre il doit régulièrement décliner, — le travailleur acquérant toujours de nouveaux sols meilleurs, moyennant un décroissement des quote-parts dans les produit » payées comme rente. La diminution de valeur des premières terres suit comme conséquence nécessaire. Nous avons déjà vu que cette diminution a lieu en effet et qu’elle provient de la facilité croissante d’accumulation, — la terre obéissant aux mêmes lois que les charrues, les haches et les engins — tous objets qui tombent, avec le temps, au-dessous un coût de production. Sa valeur étant partout limitée au coût de reproduction, et celui-ci tendant à diminuer à chaque accroissement de richesse, le propriétaire se trouve forcé d’accepter, de l’homme qui en fait usage, moindre quote-part dans les produits. Jamais rente comme celle qu’a imaginée M. Ricardo ne fut et n’a pu être payée. Le propriétaire de l’outil primitif, ou du premier moulin, pourrait tout aussi bien s’attendre à être payé pour l’usage des propriétés originelles et indestructible du fer — que le propriétaire du premier champ exploité.

§ 5. — L’esclavage final de l’homme est la tendance nature de la théorie Ricardo-Malthusienne, qui élève la rente à mesure que le travail devient moins productif. Cette théorie comparée avec les faits.

La troisième proposition est que, avec l’accroissement de richesse et de population, et en vertu de la nécessité qui en résulte de recourir aux sols pauvres, — la rente s’élève à mesure que le travail devient de moins en moins productif. Si la culture débute par les sols riches, on doit tenir pour vraie cette assertion : que le résultat nécessaire d’un accroissement de la race humaine et du pouvoir de combinaison et d’association, serait l’asservissement croissant des hommes du travail au vouloir de ceux qui possèdent la terre. L’esclavage définitif de l’homme est ainsi la conclusion naturelle des doctrines Ricardo-Malthusiennes. Si cependant la culture ne débute pas par les sols riches, — si au contraire elle débute toujours par les sols pauvres, passant de là aux sols riches, avec une rémunération croissante du travail, c’est alors l’inverse qui est la vérité. La quote-part du propriétaire doit décroître constamment, laissant une quote-part plus forte dans une quantité accrue au travailleur, dont le lot final devra être la liberté au lieu de l’esclavage ; et c’est là en effet la marche des choses, comme le prouve l’histoire de toutes les nations qui progressent.

Nous lisons dans Adam Smith, qu’à la différence de la première époque de la société où la terre était cultivée par des serfs qui appartenaient à un seigneur corps et biens, ainsi que le produit de leur travail, — la part du propriétaire ne dépassait pas, de son temps, le tiers ou même le quart de la production, — et que néanmoins le montant de la rente s’était tellement accru, qu’il était pour lors a le triple ou le quadruple de ce qu’avait été jadis le total de la production. »

L’abaissement du taux de la quote-part a été admise par Malthus lui-même, lorsqu’il affirme que : d’après les rapports récents au conseil d’agriculture, la moyenne n’excède pas un cinquième ; au lieu qu’auparavant il avait été formellement d’un quart, d’un tiers, ou même d’un cinquième. Et toutefois il voit là une preuve qu’il y a eu accroissement continu de la difficulté d’obtenir 1a subsistance. Le sentiment général, au contraire, était que les hommes vivent mieux que par le passé, — qu’ils ont aujourd’hui de la viande, du pain de froment, du sucre, du thé, du café, au lieu que jadis ils se contentaient d’un pain d’or, de seigle et de glands[8]. Pour combattre ce sentiment, Malthus s’appuie sur ce qu’au lieu de 192 setiers de blé par semaine, que le travailleur aurait reçu autrefois comme salaires, il ne reçoit (en 1810) que 80 setiers ; et depuis lors un autre écrivain s’est hasardé à dire : qu’en l’année 1495, ces salaires de la semaine auraient été de 199 setiers.

Quels étaient les salaires annuels du travailleur précisément à cette date ? Les moyens nous manquent de le constater ; mais comme le changement s’est opéré lentement, nous risquerons peu de nous tromper m prenant ceux des dernières années du siècle qui a précédé. En 1389, un conducteur de charrue avait sept shillings, et un charretier dix shillings par semaine, sans l’habillement ou quelque casuel. Il n’est pas même bien positif qu’il eût avec cela sa misérable nourriture. En prenant une moyenne d’années, ces salaires représentaient au plus un quarter de blé ou huit boisseaux ; et voici qu’on nous parle de salaires de trois boisseaux par semaine. Dans cette même année que l’on cite, il fallait 450 journées de travail pour faire la moisson de 200 acres de terre, — le rendement moyen étant de 6 boisseaux par acre, soit en tout 1.200 boisseaux, c’est-à-dire 2 boisseaux 2/3 moissonnés par journée de travail. À ce taux, le salaire d’une semaine serait 16 boisseaux, dont le cinquième juste nous est donné comme le salaire de chaque semaine dans l’année. À cette époque, la terre occupait presque tous les bras, les fabriques étaient dans leur enfance. En supposant tous les travailleurs payés sur ce pied, il s’ensuivrait que 5 semaines de gages absorberaient le total de la récolte annuelle.

Voilà les documents mis gravement en avant par des écrivains qui savent qu’à cette époque, la terre et son représentant prenaient au moins les deux tiers, et ne laissaient que bien peu au travailleur. La main-d’œuvre pour la moisson aujourd’hui se paye avec moins d’un quarantième de la récolte ; mais il y a du travail aux champs pendant toute l’année, et les salaires de la moisson ne s’écartent pas beaucoup de celui des autres journées. Au quinzième siècle au contraire, on trouvait peu à travailler dans l’année, ces salaires de moisson formaient une partie importante du revenu annuel, comme nous le voyons encore chez les paysans de l’Irlande. L’accroissement de richesse et de population, facilite la distribution de besogne dans le cours de l’année, — ce qui accroît beaucoup la circulation, l’économie et la productivité du travail ; un fait qui aurait dû être connu de tous les économistes qui depuis plusieurs années ont pris à tâche de démontrer la doctrine malthusienne, en prônant que le travailleur d’aujourd’hui a moins pour subsister que celui de l’époque des Plantagenets et des Lancastres. Il est difficile de penser plus loin l’absurde, qu’on ne l’a fait dans certains raisonnements, à propos de cette question.

En comparant les rentes de l’époque actuelle avec celles du temps d’Arthur Young (1770), la Revue d’Édimbourg[9] montre que, dans la période qui les sépare, le prix moyen par acre payé à Bedford et Norfolk, s’est élevé de 11 shilling., 9 deniers à 25 shilling. 3 deniers ; mais que dans la même période, on a réalisé différentes économies dans la culture qui montent à 32 shilling. 2 deniers, — c’est-à-dire à plus du double de l’élévation de la rente. La différence entre les deux va au fermier, et c’est une bonne addition à ses profits. Il faut ajouter à ces économies les grands avantages qui résultent de la création d’un marché domestique qui met le fermier à même de faire deux fois plus de fourrages verts, de laitage, de viande et de laine que n’en faisait son prédécesseur.

Ce sont là d’immenses avantages, et si, dans de telles conditions la terre et le travail ne gagnent pas en valeur, cela doit tenir à quelque erreur dans le système. Et il est facile de le voir. À l’époque de Smith et de Young, les travailleurs, pour la plupart, cultivaient leur propre petite propriété. Depuis, la terre s’est consolidée de plus en plus, d’où est venue la nécessité qu’une classe de grands fermiers s’interposât et fut supportée par celui qui possède la terre et par les bras qui la travaillent. La récolte étant le fond sur lequel se payent les salaires, la rente et les profits, plus ces derniers prélèvent, et moins il reste à partager entre les autres. L’élévation et le taux de la quotité des profits, nous dit l’auteur de l’article de la revue, est la véritable raison qui fait que la terre ne gagne pas en valeur, et que le pouvoir de production du travailleur fermier va décroissant, tandis que dans le cours naturel des choses, il devrait s’accroître. La tendance récente dans toute l’Angleterre, en ce qui regarde la terre, a été rétrograde, et c’est pourquoi ses économistes se sont presque tous ingéniés si fort à fournir des lois naturelles, en vertu desquelles il devienne possible d’imputer au Créateur la pauvreté et le crime, qui sont l’œuvre de l’homme.

En France, nous l’avons déjà vu, le chiffre des familles agricoles a presque doublé dans la période de 1700 à 1840, — en même temps que le salaire journalier du travail agricole a presque quadruplé. La quote-part du travailleur était de 35 %, elle a monté à 60 %. Le propriétaire de la terre retenait 65 % ou presque le double de la part du travailleur, il n’a plus retenu que quarante, soit deux tiers de moins. Néanmoins la production s’est tellement accrue que cette quote-part, plus faible, donne au capitaliste 2 milliards de francs, au lieu de 850 millions qu’il obtenait auparavant[10].

Telle est la marche des choses dans tout pays où richesse et population peuvent librement s’accroître et où le commerce a son libre développement ; — toutes les utilités qui existent diminuent de valeur comparées au travail, et celui-ci gagne en valeur comparé à elles, par suite de la diminution constante du coût de reproduction. En Prusse, il y a quarante ans, un tiers du produit était regardé comme le taux équitable de la quote-part du travailleur. Depuis lors le travail est devenu beaucoup plus productif, — et le taux a monté vite. De même en Russie et en Espagne, tandis qu’en Irlande, dans l’Inde, au Mexique, en Turquie, il a continuellement baissé ; — la richesse dans ces derniers pays tendant à décroître au lieu de progresser.

La richesse doit s’accroître plus rapidement que la population. Son accroissement cependant étant en raison directe de la vitesse de circulation, il est nécessairement lent dans tous les pays où la centralisation gagne du terrain, — car c’est la route certaine vers l’esclavage et la mort politique et morale. Chaque fois que s’élève le rapport de la richesse à la population, le pouvoir du travailleur s’accroît comparé à celui du capital foncier ou autre. Il n’échappe à personne que lorsqu’il y a plus de navires que de chargements, le fret baisse ; et vice versa lorsqu’il y a plus de chargements que de navires, le fret monte. Lorsqu’il y a plus de charrues et de chevaux que de laboureurs, ceux-ci font la loi pour le salaire ; lorsqu’il y a plus de laboureurs que de charrues, les maîtres des charrues règlent le partage des produits. La demande de charrues étant suivie d’une demande nouvelle de bras pour exploiter la houille et fondre le minerai, le maître de forge devient un concurrent à la recherche du travailleur, qui obtient une meilleur part dans la rémunération constamment croissante du travail. Comme il devient dès lors un meilleur acheteur de drap, le fabricant fait concurrence au maître de forges et un fermier pour s’assurer ses services. Sa part augmentée de nouveau, il demande du sucre, du thé, du café, et voici que l’armateur entre vis-à-vis de lui en concurrence avec le fabricant, le maître de forges et le fermier. Avec l’accroissement de richesse et de population, il y a ainsi accroissement constant dans la demande de l’effort intellectuel et musculaire, — lequel gagne en puissance productive, ce qui accroît la faculté d’accumuler, et augmente nécessairement la part du travailleur. Son salaire s’élevant, le taux de la quote-part du capitaliste baisse, et toutefois celui-ci fait fortune plus vite qu’auparavant, — son intérêt et celui du travailleur étant en parfaite harmonie l’un avec l’autre. Nous en avons la preuve dans la somme constamment croissante de la rente foncière de France et d’Angleterre à mesure que s’abaisse le taux de la quote-part du propriétaire ; comme dans la somme énorme que produisent les chemins de fer, en transportant à un prix de transport qu’on peut dire insignifiant, si on le compare aux prix de roulage et au péage des routes à barrière. La plus grande preuve d’un accroissement de richesse est dans la baisse du taux de la quote-part du capitaliste ; et cependant la doctrine Ricardo-Malthusienne a pour principe fondamental, qu’avec l’accroissement de richesse et de population ce taux doit fatalement monter.

Rien de plus fréquent que ces renvois « au vieil âge d’or » où le travailleur « trouvait à vivre bien mieux qu’à présent, » et il n’y a rien de plus erroné. La consommation actuelle de l’Angleterre, en calculant au plus bas, est soixante fois plus grande qu’à l’époque d’Édouard III, et la population est six fois plus nombreuse. La moyenne par tête est dix fois plus forte en quantité, sans tenir compte de la différence de qualité. Dans ces jours de barbare esclavage, les nobles et leur suite dissipaient énormément. Aujourd’hui l’économie prévaut partout, et il n’en peut être autrement, le mode général d’existence s’élevant en conformité exacte avec la baisse du taux de la quote-part dans les produits du travail donnée au propriétaire du sol. L’accroissement de richesse tend donc à engendrer l’économie, laquelle à son tour aide à l’accroissement de la richesse — et facilite l’extension de la culture sur les sols riches, D’où il suit que plus s’élève la qualité des sols mis en culture et plus s’élève la somme de production ; plus s’accroît pour le travailleur, la faculté de fournir à ses besoins et à ceux d’une famille ; et plus la prudence et l’économie deviennent nécessaires pour ceux qui ne vendent pas leur travail et qui pourtant doivent vivre dans ce style plus élevé dont l’usage s’est établi.

Comme le capital est le grand égalisateur des conditions l’instrument qui les élève à un même niveau, tout le monde a intérêt à l’adoption de mesures qui ont pour objet d’empêcher sa dissipation par suite d’une guerre, ou sa déperdition faute d’une prompte demande de l’énergie potentielle, résultat de sa consommation sous forme de nourriture. Plus la demande de l’effort humain suit de près l’application ; plus s’accroît le pouvoir d’accumuler et plus forte est la tendance à l’abaissement du taux de quote-part du capital, et à la hausse du taux de quote-part du travailleur[11].

Voici un tableau des résultats des deux systèmes ; le lecteur peut comparer avec ce qui se passe sous ses yeux — et dédier en faveur de celui qui lui semble s’accorder le mieux avec les faits   :

_________________ Doctrine de Ricardo __________ Observations
_____________ Pouvoir
  de la terre
Pouvoir
  du travail
____ Pouvoir
  de la terre
Pouvoir
  du travail
1° période 100 100 30 20 10
2° période 190 10 180 70 42 28
3° période 270 30 240 120 60 60
4° période 340 60 280 180 80 100
5° période 400 100 300 250 100 150
6° période 450 150 300 330 120 210
7° période 490 210 280 420 140 280
8° période 520 280 240 510 155 355
9° période 540 360 180 620 170 450
10° période 550 450 100 740 180 560
11° période 550 550 870 190 680
§ 6. — Simplicité et vérité universelle des lois naturelles. Complication et fausseté de celles de M. Ricardo.

Passons à cette proposition : que la richesse tend à contrebalancer les lois en question, — en introduisant des améliorations dans la culture, retardant ainsi la nécessité de recourir aux sols moins productifs. La proposition a été introduite dans le système par le besoin absolu de créer un refuge à quelques-unes des mille exceptions à ses lois, qui se présentaient d’elles-mêmes à son auteur ; sa présence est un aveu positif du vice de la doctrine.

Selon M. Ricardo, la richesse s’accroît le plus vite à l’époque et dans le pays où la terre abonde le plus, — à l’époque et dans le pays où les meilleurs sols seuls sont en culture. C’est aussi l’opinion de ses disciples, comme on le voit par le fait que tous, sans exception, attribuent le rapide accroissement de richesse des États-Unis à l’abondance de la terre. La culture améliorée devrait donc progresser au plus vite là où la terre abonde le plus, mais ce n’a été le cas dans aucun pays du monde. C’est tellement le contraire qui est arrivé que la richesse s’est accrue le plus lentement dans les États où abondent le plus les sols riches et inoccupés, et cela par la raison que la population y étant le plus disséminée, — le pouvoir d’association y a le moins existé. Elle s’accroît, aujourd’hui, le plus rapidement dans ceux où l’on a eu recours aux sols négligés dans les premiers temps ; et c’est précisément de cette manière que les améliorations dans la culture se produisent le mieux[12]. La charrue permet an fermier de fouiller profondément les terrains qui occupent le fond des vallées, la bêche lui facilite l’accès à la marne, — le chemin de fer lui rend facile de changer de localité. Il lui permet aussi de rapprocher la houille de la chaux. Il facilite la composition d’un nouveau sol qui, selon M. Ricardo, devrait être plus mauvais que l’ancien, et qui, de fait, se trouve meilleur. À chaque extension de la culture, le travail devrait être moins productif, — la richesse 8’accroître plus lentement, en même temps que décroîtrait le pouvoir de progresser dans les améliorations ; et cependant chaque extension se trouve suivie d’un accroissement du pouvoir de l’homme de commander les services de la nature.

Les nouveaux sols sont meilleurs que les anciens, ou ils sont pires. Dans le premier cas, la théorie de M. Ricardo n’a nul fondement. Dans le second à l’extension de la culture devrait succéder l’affaiblissement du pouvoir d’accumulation — et la nécessité d’appliquer un travail de moins en moins rémunéré, ce qui conduit fatalement au paupérisme, à l’esclavage et au crime. La loi de nature qui règle la production alimentaire ne peut pas plus être suspendue que celles qui règlent la gravitation de la matière ; le faiseur de système qui doit s’appuyer sur leur interruption pour l’établissement de sa théorie fournit par cela même la preuve concluante de son manque de connaissances. Toutes ses lois sont simples et universellement vraies ; la loi de M. Ricardo est complexe et universellement fausse. Autrement, il n’eut point été dans la nécessité de ménager des soupapes pour les faits qui le gênent.

§ 7. — Assertion de M. Ricardo : que les améliorations de culture retardent l’élévation de la rente. Autre assertion : que la diminution de l’approvisionnement de subsistances et la pauvreté croissante du travailleur favorisent les intérêts du propriétaire. Les faits et les théories les démentent tous deux.

La dernière proposition est que chaque amélioration de cette sorte tend à retarder l’élévation de la rente, — chaque obstacle à l’amélioration tendant au contraire à accélérer cette élévation. Les intérêts du propriétaire et du travailleur sont donc toujours en opposition l’un avec l’autre.

Si les hommes commencent par la culture des sols les plus fertiles et si avec le progrès de population vient la nécessité de recourir à ceux de moindre puissance, qui rémunèrent de moins en moins le travail, la conclusion de la proposition est exacte. Plus se ralentira l’accroissement de subsistances et plus vite s’accroîtra le pouvoir du propriétaire de la terre en culture, et aussi la tendance à la pauvreté et aux maladies pour ceux qui doivent vivre de leur travail[13]. Le propriétaire doit prendre une quote-part constamment croissante, — car le travailleur devient son esclave, reconnaissant de ce qu’on lui permet de vivre et de travailler, quoique réduit au pain de gland. M. Ricardo ayant poussé sa doctrine jusqu’à ses conséquences légitimes, ces résultats seront un jour atteints, — si la doctrine est exacte. Peu importe de dire que la marche à la décadence puisse être suspendue. L’homme tendant constamment dans cette direction doit aboutir au terme, fût-ce dans mille ans[14].

L’expérience de l’Europe pour des milliers d’années, et celle de l’Amérique pour les trois derniers siècles nous conduisent à des conclusions tout à fait contraires ; cependant M. Ricardo affirme avec insistance que telle est la loi. D’après cela, comment songer à se mettre au travail ? Nous ne connaissons aucune autre loi de la nature suspendue ainsi in terrorem une loi de terreur, au-dessus de l’homme ; aucune dont l’action soit ainsi interrompue pour l’aider, à quelque époque de l’avenir, avec une énergie accrue à l’infini pendant l’interruption. La population s’accroissant chaque jour et très-vite, la nécessité de recourir aux sols moins productifs doit s’accroître à chaque heure ; et cependant il est permis à l’homme d’aller multipliant son espèce, dans une ignorance avenue et bénite de ce fait : que ses descendants sont destinés à endurer tous les tourments de la faim, tandis que les propriétaires fonciers seront dans une abondance telle qu’on en a jamais connue, — une classe devenant maîtresse et les autres esclaves.

Posons maintenant que la culture commence toujours par les sols pauvres, — passant de là aux sols humides et aux anciens lits des fleuves, — nous aurons l’inverse de la proposition. La quantité de la rente s’accroîtra à chaque amélioration et diminuera à chaque obstacle à l’amélioration ; — les intérêts tant du propriétaire que du laboureur sont ainsi en parfaite harmonie. Une culture améliorée fait nécessairement l’accroissement de richesse. Plus il y a de bêches et de charrues et plus leur qualité est supérieure, plus l’effort humain obtient de rémunération, et plus augmente la quantité de la rente. Plus il y a de machines à vapeur, plus l’opération du drainage devient facile, mieux le travail est rémunéré et plus augmente la quantité de la rente. Plus il y a de moulins, plus est facile la conversion du grain en farine, et mieux le travail est rémunéré, plus augmente la quantité de la rente. Plus il y a de fabriques, moins on a de peine à se procurer du drap, plus augmente la proportion que l’on peut consacrer à améliorer la terre par le drainage, les chemins, les ponts, les écoles, mieux le travailleur est rémunéré plus s’accroît la quantité de la rente. Les intérêts du propriétaire sont donc directement favorisés par toute mesure qui tend à accroître la richesse de la communauté et à améliorer la culture.

Quant au travailleur, comme il voit qu’à chaque progrès en nombre et en qualité des bêches, charrues, machines, chemins, moulins et fabriques, son travail devient plus productif, — qu’en proportion de chaque progrès dans la facilité de produire qu’ils assirent à qui en louera l’usage, il est mis à même de retenir une quote-part plus élevée dans une quantité plus grande, — et que au lieu du premier contrat qui, alors que la terre en culture ne rendait que six boisseaux par acre, donnait au propriétaire les deux tiers et ne lui laissait que deux boisseaux, le contrat nouveau, dans un rendement de quarante boisseaux, ne donne au propriétaire qu’un cinquième et lui laisse trente deux boisseaux, il comprend que ses intérêts, comme ceux de celui qui touche la rente, sont directement favorisés par toute mesure qui tend à augmenter la richesse et à perfectionner le mode de culture.

§ 8. — La théorie de M. Ricardo est une théorie de discorde universelle. Ses inconséquences, et sa tendance à produire la guerre entre les classes et les nations. Harmonies et beauté des lois véritables.

Cette harmonie parfaite de tous les intérêts permanents de l’homme, il semblerait qu’il suffise de convaincre les hommes de son existence, — de leur faire apprécier pleinement les avantages de la coopération sur l’antagonisme, de leur montrer que pareille à la grâce, « elle descend goutte à goutte comme la douce pluie qui descend du ciel, bénissant à la fois celui qui donne et celui qui reçoit. » Il suffirait de cela seul, disons nous, pour exciter tout homme honnête et éclairé à travailler au développement, chez ses semblables de tous les pays, de leur instinct naturel pour leur association et la combinaison, — le laboureur et l’artisan prenant place à côté l’un de l’autre. Que la nécessité en soit comprise, ainsi que les avantages qui en résulteraient pour tous — le Gaulois et le Breton — le Russe et l’Américain — le Turc et le chrétien, et dès lors la paix et le commerce succéderont au trafic envieux et à la discorde universelle. L’harmonie des classes enfantera l’harmonie des na-tiens. L’amour de la paix se répandra sur toute la terre. Tous reconnaîtront avec bonheur que dans les lois qui régissent les rapports de l’homme avec ses semblables, règne cette belle simplicité, cette harmonie qui se manifeste si hautement en toutes autres choses ; tous apprendront, par degrés, que la meilleure manière de servir leurs propres intérêts est de respecter dans autrui les droits de la personne et de propriété qu’ils désirent qu’on respecte en eux-mêmes ; et tous à la fin acquerront la conviction que toute la science sociale est comprise dans cette courte parole du grand fondateur du christianisme : « Faites au prochain comme vous voudriez qu’il soit fait à vous-même. »

Le système de M. Ricardo est un système de discorde. Ses parties ne s’accordent pas entre elles, et son ensemble tend à soulever la guerre entre les classes et les nations. Tout en préconisant la liberté, il enseigne que le monopole de la terre est en accord avec une grande loi de la nature. Tout en croyant à la liberté d’action, il enseigne que si les hommes et les femmes s’avisent de contracter mariage, — ce qui est le stimulant le plus puissant au travail et ce qui tend le mieux à améliorer le cœur et l’intelligence, — leur chance probable est de mourir de faim. Tout en admirant la saine moralité, il fait valoir les avantages du célibat, — donnant faveur à ce qui peut détourner du mariage et favoriser la débauche. Tout en émettant un vœu pour la liberté du commerce des grains, il enseigne au propriétaire que ses intérêts auraient beaucoup à en souffrir. Tout en désirant améliorer la condition du peuple, il affirme au propriétaire que tout capital dépensé en amélioration de culture doit diminuer la quantité de la rente. Tout en désirant que les droits de la propriété soient respectés, il enseigne au travailleur que les intérêts du propriétaire ont à gagner à toute mesure qui tend à produire une disette ; — la rente étant payée en vertu du pouvoir qu’exerce une minorité qui s’est approprié ce que la bienveillante Providence a créé pour le bien commun de tous. Son livre est le véritable manuel du démagogue — qui cherche le pouvoir par la loi agraire, la guerre et le pillage. Ses enseignements sont en contraction avec ce qu’enseigne l’étude des faits bien observés, en contradiction avec eux-mêmes. Les rejeter au plus vite sera agir pour le mieux dans les intérêts du propriétaire et du tenancier, du fabricant et de l’ouvrier, et de l’humanité en masse.

§ 9. — Le taux de quote-part du capitaliste baisse et celui du travailleur s’élève à mesure que la circulation s’élève. Exemples fournis par l’histoire.

Que depuis des siècles la marche des affaires en Angleterre, en France et dans d’autres pays, ait été celle par nous indiquée, il n’est pas permis d’en douter, — la quote-part du propriétaire foncier et des autres capitalistes s’étant constamment abaissée, tandis que s’élevait celle du travailleur, et le premier s’étant enrichi en même temps que l’autre s’est affranchi. En examinant d’autres contrées, nous voyons un autre état de choses. — La quote-part du propriétaire a monté, tandis que celle du travailleur a baissé. Il nous reste donc à chercher les causes de désordre qui ont produit un tel effet, — et à apprécier à quel point elles peuvent confirmer ou détruire la proposition : que la tendance à abaisser le taux de la quote-part du capitaliste et à élever celle du travailleur est en raison directe de la circulation du travail et de ses produits.

L’Attique, dans les jours de paix qui suivirent la promulgation des lois de Solon, nous présente un peuple chez lequel la quote-part du capitaliste va constamment s’abaissant, — en même temps que le peuple gagne de jour en jour en liberté. Plus tard, on ne s’occupe que de guerre et de négoce, le mode de distribution change et l’homme retourne à l’esclavage. Voyons peu après le siège de cette république jadis puissante, nous y trouvons une province romaine. — Les libres citoyens des anciens jours ont cédé la place à des esclaves qui dépendent du vouloir d’hommes tels qu’Hérode-Atticus, pour la solution d’une question telle que celle de la distribution des produits de la terre et du travail. La circulation du corps social ayant graduellement cessé, la mort politique et sociale a suivi comme conséquence nécessaire.

En Italie nous trouvons une répétition de ce que nous avons vu en Grèce, — la circulation cessant par degrés à mesure que la terre est monopolisée et que des individus acquièrent le pouvoir de diriger la distribution de ce qui est produit par des troupeaux d’esclaves. La centralisation et l’esclavage conduisent à l’abandon des sols les plus riches. Les derniers jours de l’empire nous montrent la fertile Campana devenue la propriété de quelques grandes familles, qui sont les récipients où s’engloutissent d’énormes revenus, mais qui sont incapables de la moindre défense personnelle[15].

L’Espagne chassa la partie la plus industrielle de sa population ; — il en résulta arrêt de la circulation et abandon des plus riches sols. La terre se consolida, d’où résulta accroissement de pouvoir chez une minorité, et faiblesse correspondante dans le peuple et dans l’État.

Louis X proclama l’abolition du servage, chaque homme en France put être, dès lors, supposé libre[16]. Cependant, comme toutes ses mesures et celles de ses successeurs tendent à suspendre complètement la circulation ; il en résulte que la terre va se consolidant dans les mains de la noblesse et du clergé, et le peuple meurt « comme les mouches à l’automne » tandis que la subsistance est dissipée par ses maîtres dans des guerres au dehors ou dans, des palais à l’intérieur[17].

La politique anglaise ayant pour idée fondamentale la centralisation des manufactures à l’intérieur et l’arrêt de la circulation au dehors, c’est surtout dans les pays où elle règne que, nous devrons rencontrer le taux de quote-part du propriétaire le plus élevé — la quantité la moindre — et le pouvoir du travailleur de disposer du produit de son propre travail n’existant qu’au plus faible degré. Et en effet, toutes ces conditions se sont accomplies. Tandis que le travailleur irlandais a payé une rente de cinq, six et huit livres par acre, les propriétaires ont été si bien ruinés, qu’il a fallu recourir à la mesure révolutionnaire de créer une cour spéciale chargée de déposséder ceux qui recevaient la rente. Voyons les Indes occidentales, le propriétaire y prend une si large quote-part dans les produits du travail, et laisse si peu au travailleur qu’il en est résulté la disparition entière des deux tiers de la population qui y avait été importée, — et la nécessité d’un renouvellement constant d’importation de travailleurs qui disparaîtront à leur tour[18]. Tout élevée qu’était la quote-part des propriétaires, ils sont aujourd’hui ruinés, car ils n’ont touché qu’une quantité faible. Voyons l’Inde : le gouvernement exige comme rente annuelle environ le quart de la valeur totale de la terre, il ne reçoit pas plus de soixante-dix cents (américains) par tête, — preuve concluante que ce grand pays subit la loi en vertu de laquelle la quantité de la rente diminue en raison de l’élévation du taux de quotité[19]. Il en est de même en Tur- quie et en Portugal où la circulation sociétaire décline, ainsi que le pouvoir de production, ce qui amène le cultivateur à payer pour rente et pour taxes, un taux de quotité de plus en plus élevé dans sa production. Elles absorbent une telle part qu’il lui est impossible de se procurer les premières nécessités de la vie.

Il y a un siècle on se plaignait en France que la rente et les taxes absorbaient les onze douzièmes de la production, — ne laissant qu’un douzième au cultivateur. Le tenancier anglais a moins encore aujourd’hui. — Il est douteux, comme nous avons vu, que pour sa part il reçoive même un vingtième du produit de son travail. Aussi sa condition est-elle au-dessous de celle de la classe correspondante, dans presque toute autre société qui prétend à être classée parmi les nations civilisées[20].

Le fermier s’interpose entre le propriétaire du sol et le journalier qui fait le travail ; le négociant entre l’homme qui fabrique le vêtement, et celui qui le porte ; le banquier, le courtier et mille autres intermédiaires entre le propriétaire du capital et celui qui a besoin de le mettre en œuvre ; l’homme de loi et l’agent parlementaire entre ceux qui veulent avoir des routes et ceux qui désirent en construire. C’est le système des intermédiaires, et, de là tant d’énormes fortunes que font les banquiers, les négociants, les agents et autres qui vivent aux dépens du public[21]. La quote-part du fabricant s’est abaissée » mais là aussi et pour la même raison, — par suite du manque d’activité dans la circulation l’artisan et sa famille sont hors d’état de se procurer le nécessaire en aliment et en vêtement. La quote-part du propriétaire du capital sous forme d’argent s’est abaissée et cependant le taux d’intérêt payé par les membres les plus pauvres de la société est aussi élevé qu’en aucune autre partie de l’Europe. La cause en est dans la tendance du système à accroître le frottement de la société, et par là arrêter la circulation et agrandir le négoce aux dépens du commerce.

Venons aux États-Unis, nous voyons un pays où le changement est à peu près perpétuel. Le taux de l’intérêt, toujours élevé, y quadruple parfois. En cherchant la cause, nous trouvons que ces changements succèdent toujours à des temps d’arrêt de la circulation — le taux de la quote-part du capitaliste montant dès que la politique du pays tend à favoriser l’exportation des denrées premières, et baissant dans le cas contraire. Comme conséquence, les périodes de libre échange se signalent toujours par des agitations pour le rappel des lois qui restreignent les demandes des capitalistes d’argumenter. Sous un système tendant à la création d’une balance favorable du commerce, la quote-part du capitaliste tendrait constamment à baisser, — l’argent tomberait par degré à aussi bon marché que dans aucun autre pays du monde. Sous le système actuel, il tend à monter ; et cela par la raison que la population américaine donne une quantité constamment croissante de ses denrées premières pour une quantité constamment décroissante de tous les métaux, y compris l’or et l’argent. La quote-part du capitaliste est maintenant en hausse constante ; d’où il suit que les palais des princes marchands croissent en nombre et en splendeur, tandis que le crime et le paupérisme font des pas de géant.

§ 10. — Plus la circulation s’accélère, plus il y a tendance à la liberté parmi la population, et à la puissance de l’État.

Tous les faits que nous venons d’exposer concernant les salaires, les profits et les rentes, et tous les faits que présente l’histoire du monde se résument et se classent dans les propositions suivantes :

Que dans le premier âge d’une société, alors que la population est faible et disséminée, la possession d’un faible capital donne à son possesseur un grand pouvoir — le met à même de tenir le travailleur dans la dépendance de son vouloir, comme serf ou esclave.

Qu’avec l’accroissement de richesse et de population, le pouvoir de combinaison s’accroît, ce qui rend le travail beaucoup plus productif et accroît le pouvoir d’accumuler. — À chaque pas dans cette direction diminue le pouvoir inhérent au capital déjà existant de commander les services du travailleur, et s’accroît chez ce dernier le pouvoir de commander l’aide du capital.

Que le taux de la quote-part dans la production accrue du travail afférente au travailleur tend ainsi constamment à s’accroître, tandis que le taux de celle du capitaliste tend aussi régulièrement à baisser.

Que la quantité qui revient à chacun d’eux s’accroît, — celle du travailleur s’accroissant cependant beaucoup plus vite que celle retenue par le capitaliste, — ce dernier ayant une quotité moins élevée dans la quantité accrue, tandis que le premier a une quotité constamment plus élevée dans une quantité qui croit rapidement.

Que la tendance à l’égalité est en raison directe de l’accroissement de richesse et de la productivité de travail qui en résulte.

Que la richesse s’accroît en raison de la vitesse de la circulation.

Que la circulation s’accélère à mesure que se développe davantage l’individualité, avec le pouvoir croissant de diversifier les professions parmi les travailleurs.

Que plus la circulation s’accélère, plus s’élève la quote-part du travailleur et plus grande est la tendance vers l’égalité, l’élévation et la liberté parmi le peuple, et plus est grande la force de l’État.

§ 11. — La théorie de distribution de M. Ricardo repose sur l’assertion d’un fait imaginaire. Ses successeurs continuent à soutenir cette théorie, bien que le fait se soit dissipé. Inconséquences des économistes modernes.

Depuis un demi-siècle, le monde a reçu l’assurance positive qu’en vertu d’une des grandes lois naturelles, la culture a toujours débuté par les « sols riches et féconds » de la terre, — Le colon pauvre et solitaire donnait toujours la préférence à ceux dont « la puissance originelle et indestructible « était la plus grande ; que la rémunération du travail de culture fut alors très large ; que la terre étant abondante et tout le monde ayant la liberté de choisir parmi les sols les meilleurs, la rente fut alors inconnue, — le travailleur gardant pour soi la production entière de sa terre ; qu’avec l’accroissement de richesse et de population — les sols les meilleurs se trouvant appropriés par les premiers exploitants, — une nécessité vint de cultiver des sols d’une qualité moindre ; qu’en simultanéité avec cette nécessité pour les membres les plus pauvres de la communauté, surgit du côté des gens riches un pouvoir d’exiger une rente comme compensation pour l’usage des sols exploités les premiers ; que plus le progrès de population et de richesse a été rapide et plus a été grande la nécessité de recourir aux sols de qualité moindre, — ce qui a fait monter constamment le taux de la quote part du produit demandable comme rente ; que la rente a monté à mesure que le travail est devenu moins productif, en même temps que gagnaient en pouvoir les propriétaires du sol et que perdaient par conséquent ceux qui le travaillaient ; que cette marche des choses dans le passé se continuera à plus forte raison dans l’avenir, « la stérilité croissante du sol devant infailliblement l’emporter à la longue sur tous les perfectionnements des machines et de l’agriculture ; » et qu’ainsi donc le temps viendra infailliblement où des masses énormes de population « devront mourir de faim comme par coupes réglées. » Depuis lors c’est sur la nécessité de recourir aux sols de qualité moindre qu’on a rejeté le vice et la misère qui se trouvent sur le globe, — le tout devant être imputé à l’erreur du Créateur qui a soumis l’homme à des lois en vertu desquelles la population tend à s’accroître à mesure que la puissance de la terre diminue.

Une observation plus attentive nous a cependant conduit à affirmer : que c’est exactement l’inverse qui s’est passé dans le monde, — la culture ayant, et cela invariablement, commencé par les sols pauvres et l’accroissement de population et de richesse étant marqué par un accroissement correspondant du pouvoir de commander les sols plus riches ; que la rémunération du travail donné à la culture tend par conséquent constamment à s’accroître ; que le taux de la quote-part demandable par les propriétaires des sols altérés les premiers tend par conséquent à baisser, et que dans toute société qui progresse l’homme tend vers la richesse, la force, la liberté, et non, comme M. Ricardo nous le donne à croire, vers la pauvreté, la faiblesse et l’esclavage final ; que les faits de l’histoire sont d’accord avec cette dernière manière de voir, et que la théorie de M. Ricardo sur la marche de l’exploitation du sol est donc insoutenable ; que c’est à peine si elle est soutenue, car ses partisans n’ont pu citer un seul fait dans l’histoire d’une colonisation ancienne ou moderne qui puisse infirmer, en quoi que ce soit, la grande loi qui fait que les hommes pauvres et disséminés énoncent leurs opérations avec les outils de puissance inférieure, — passant de là progressivement à de plus puissants, dont ils obtiennent les services lorsque la combinaison avec leurs semblables les met en état de les demander aux mains de la nature.

D’après cela on pourrait croire que la théorie de la rente passerait paisiblement en liberté dans les limbes de l’oubli, — prenant place à côté du système de Ptolémée, la théorie de la transmigration des âmes et la loi imaginaire qui lui sert de base. Point. Le monde reçoit de nouveau l’assurance que la grande loi de M. Ricardo n’a changé en aucune manière l’état des choses, — sa théorie de la rente existant par elle même et ne demandant pour se souvenir d’autre preuve que celle résultant de ce fait : que les différentes pièces de terre payent des rentes différentes.

M. Ricardo n’a pas donné au monde simplement une théorie de la rente, mais une grande loi en vertu de laquelle la tendance à l’esclavage final du travailleur croit à mesure que s’accroît la population et que diminue la puissance du sol. Ses successeurs, aujourd’hui, prétendent qu’il n’importe nullement que l’homme gagne ou perde en pouvoir de commander les services de la nature, qu’il en devienne davantage l’esclave ou le maître, la loi de distribution étant la même dans l’un et l’autre cas. « En admettant qu’il soit exact que la culture ait débuté par les sols de qualité inférieure, n’est-il pas évident, dit-on, que ces sols de qualité inférieure ont été dans le principe les plus productifs ? M. Ricardo, en parlant des sols les plus riches et les plus fertiles, ne parle-t-il pas évidemment de ces sols pauvres et infertiles qui auront été d’abord soumis à la culture ? N’est ce donc pas parfaitement d’accord avec sa théorie de supposer que ces sols de qualité moindre auront été les premiers à fournir une rente, » — cette même rente qu’il a attribuée à l’infertilité croissante des sols plus riches ! Si l’auteur de cette théorie célèbre vivait encore, il serait le premier à rejeter la manière dont ceux qui se disent ses disciples et marchent sur ses traces viennent récemment de la défendre[22].

Cette nouvelle position faite à la théorie par ses défenseurs, ne mériterait peut-être pas un commentaire de plus, n’était le caractère des raisons émises pour repousser la critique exercée contre elle, — raisons qui ont trait aux conséquences infaillibles, si l’on admettait l’exactitude de ce qu’on présente comme une grande loi de la nature.

« On prétend encore, dit un éminent écrivain, que Ricardo s’est trompé en disant que les bonnes terres, c’est-à-dire les terres spécialement propres à telle ou telle culture, sont mises en culture les premières. On affirme que les hommes choisissent, au contraire, de préférence, les plus mauvaises pour les cultiver avant les autres. En admettant même qu’il en fut ainsi, cela ne changerait rien à l’affaire, ce me semble. Du moment qu’on applique à la fois à la même culture une bonne terre et une mauvaise, la rente se manifeste, soit que l’on ait commencé par la bonne ou par la mauvaise. Ce que dit M. Carey sur ce point ne signifie donc absolument rien, quant au fond de la question. Mais il ne faut pas moins se méfier de son assertion, car elle conduit droit au protectionnisme. En effet, si l’on commence par mettre en culture les mauvaises terres de préférence aux bonnes, il sera utile, dans l’intérêt de la production nationale, de repousser ks blés étrangers ; on provoquera ainsi la mise en culture des meilleurs terrains qui, sans cela, seraient demeurés en friche, et l’on améliorera par conséquent la condition de la société[23]. »

On peut voir tout d’abord combien l’auteur de l’article s’est trompé en supposant que nous ayons prétendu que « les hommes choisissaient pour la culture les sols pauvres, alors qu’ils avaient acquis le pouvoir de soumettre à la culture les sols plus riches, cade mieux rémunérer le travail. » C’est le contraire qui est vrai. Les hommes prennent toujours les meilleurs qu’ils puissent exploiter ; mais toujours, dans une société qui débute, en passant des plus pauvres aux meilleurs, tandis que M. Ricardo les fait passer des meilleurs aux pires. On arrive à des conclusions beaucoup plus exactes quant aux mesures politiques qui résultent nécessairement, si l’on adopte la loi réelle d’occupation que si l’on adopte la loi imaginaire dont il se fait l’avocat, — car, dans le dernier cas, la tendance nécessaire de cette loi, qui agirait sans restriction, aboutit à la dispersion des hommes, et, par suite, à l’affaiblissement du pouvoir de combinaison, l’épuisement du sol et l’asservissement de ceux qui le cultivent. Dans le premier cas, on voit les lois naturelles tendre à l’accroissement de l’association et de la combinaison, à l’accroissement de productivité du sol et du pouvoir du travailleur. — Elles poussent l’homme d’État, et de la manière la plus évidente, à adopter des mesures analogues à celles de Colbert, et à celles qui se pratiquent aujourd’hui avec tant de succès en Belgique, en Allemagne, en Russie et dans les autres pays qui sont dans dans la même voie que la France.

En grand désaccord avec les partisans du système de Ricardo, un économiste distingué, qui appartient à la France, s’exprime ainsi : « La doctrine de M. Carey est beaucoup plus satisfaisante pour le sens commun. Les faits l’attestent ; ce n’est qu’à une époque très-avancée qu’on a attaqué les forêts vierges, endigué les rivières pour en cultiver les bords, desséché les marais, assaini les plaines humides, enfin mis en culture ces terrains qui, présentant une couche de terre végétale, formée par les débris de la vie végétale et animale, sont destinés à offrir une fertilité sans égale… Mais ici l’on insiste : « Qu’importe, ont dit quelques économistes, qu’importe l’ordre de culture ? Du moment que l’on reconnaît une inégalité de production dans les différentes parties du sol, il y a inégalité de revenu : il y a une rente, « Nous ne nions pas le fait de la rente. Nous disons seulement qu’en supposant la mise en culture des terres de moins en moins fertiles, Ricardo s’est condamné à soutenir implicitement que le travail grossier, peu intelligent, des premières époques est le mieux rémunéré ; qu’il s’est condamné à attribuer à la rente une importance disproportionnée, à appeler de ce nom ce qui est un véritable profit, le profit de longues avances faites pour le défrichement, l’appropriation, la mise en culture des terres les plus fertiles ; terres dont la fertilité n’a été découverte ni exploitée sans frais alors même qu’elle n’a pas été absolument créée de main d’homme. Il s’est condamné par suite aux plus tristes conséquences, contre lesquelles on est heureux de voir s’élever l’observation et l’analyse. L’humanité, placée en face de terres qu’il assimile à une série de machines de forces décroissantes, doit obtenir et obtient en fait, selon lui, de plus en plus péniblement la subsistance qui lui est nécessaire, subsistance à laquelle il a joint, en vertu de la même loi, les matières premières de l’industrie. Admettez, au contraire, que Tordre indiqué par Ricardo n’a rien de nécessaire et qu’il est à beaucoup d’égards l’inverse du vrai ; admettez que l’on aille le plus souvent des terrains maigres et faciles à ceux qui, grâce à l’application du capital, acquièrent ou développent une fertilité nouvelle, ce sera d’une part le travail intelligent, le travail scientifique des dernières époques qui sera le mieux rémunéré, et l’humanité tendra vers l’abondance des subsistances et des matières premières. Que le prix nominal de ces denrées agricoles reste élevé, il importe peu si leur abondance augmente relativement à la population, si moins de travail est en mesure d’acheter plus de produits. Dès lors l’antagonisme qu’on prétend établir scientifiquement entre les effets qui se produisent dans l’industrie et ceux qui se produisent dans l’agriculture aura cessé de subsister ; la fertilité de l’industrie agricole et non celle de la terre considérée à part du travail et du capital, sera reconnue comme le fait dominant par la science économique, ouvrant au progrès de ce côté, comme de tous les autres, une carrière sans limites assignables[24]. »

§ 12. — Tentative pour maintenir la théorie à l’aide d’une suspension imaginaire des grandes lois naturelles.

M. Mill admet aussi que les faits historiques donnent généralement un démenti à Ricardo, tout en se rangeant néanmoins à l’opinion que sa théorie de la rente est « la proposition la plus importante de l’économie politique. » Voici en quels termes il expose à ses lecteurs :

« Après une certaine période peu avancée dans le progrès de l’agriculture, aussitôt qu’en réalité l’espèce humaine s’est adonnée à la culture avec quelque énergie et y a appliqué des instruments passables ; depuis ce moment, la loi de la production résultant de la terre est telle, que dans tout état donné d’habileté et d’instruction agricole, le produit ne s’accroît pas dans une proportion égale ; en doublant le travail, on ne double pas le produit ; ou, pour exprimer la même chose en d’autres termes, tout accroissement de produit s’obtient par un accroissement plus que proportionnel dans l’application du travail à la terre. »

Avant ce degré, le cas inverse a dû avoir lieu : — accroissement de production obtenu par un moindre accroissement proportionnel dans l’application du travail à la terre. Deux lois se manifestent ainsi à nous, — qui opèrent dans des directions opposées, nous laissant à choisir celle qui se prête le mieux à notre désir d’expliquer dans un tel ou tel sens certains faits particuliers. Comme cela n’a lieu dans aucune autre science, il semble peu probable que celle qui traite des lois qui régissent l’homme fasse exception.

« De ce que l’action de la loi de décroissance n’est pas toujours manifeste, cela ne prouve pas, dit M. Mill, que la loi en question n’existe pas, mais seulement qu’il y a en action quelque principe d’antagonisme capable pour un temps de la contrarier : une telle action se manifeste dans l’antagonisme habituel que rencontre la loi de diminution du revenu habituel de la terre ; et nous allons porter toute notre attention sur cette action même. Elle n’est autre que le progrès de la civilisation. Je me sers de cette expression générale et quelque peu vague, parce que les faits qu’elle doit renfermer sont si variés, qu’aucune expression d’une signification plus restreinte ne pourrait les comprendre tous[25].

La réponse, nous la trouvons dans un livre du même écrivain, qui s’adresse à l’entendement[26]. Pour prouver que notre science et notre connaissance du cas particulier nous rendent compétent pour prédire l’avenir, nous devons montrer qu’elles nous ont mis à même de prédire le présent et le passé. »

C’est là le grand objet de la science ; mais à quoi servirait cette évidence qui, pour expliquer le passé, est forcée d’invoquer des suspensions imaginaires des grandes lois de la nature ? N’est-il pas évident, d’après cela, que la science sociale, telle que l’enseignent M. Ricardo et ses accesseurs, n’en est encore qu’à ce degré que M. Comte désigne comme le degré métaphysique ? En peut il être autrement d’un système qui ne tient point compte des qualités par lesquelles l’homme se distingue de la bête des champs ?

§ 13. — Tendances révolutionnaires du système. La guerre entre nations, la discorde parmi les individus croissent à mesure que croit le monopole de la terre. Ce monopole est une conséquence nécessaire de la politique anglaise. A chaque pas dans cette voie, la population souffre de plus en plus dans la distribution entre elle et l’État.

La loi de distribution que nous venons d’exposer avec ses développements, nous l’avions annoncée pour la première fois, il y a vingt ans[27]. Un des économistes distingués de France l’a reproduite et en a reconnu l’harmonie et la beauté, dans les termes suivants dont la vérité sera appréciée par tous ceux qui étudient cette loi avec autant de soin et d’attention qu’elle en mérite.

« Telle est la grande, admirable, consolante, nécessaire et inflexible loi du capital. La démontrer, c’est, ce me semble, frapper de discrédit ces déclamations dont on nous rebat les oreilles depuis si longtemps contre l’avidité, la tyrannie du plus puissant instrument de civilisation et d’égalisation qui sorte des facultés humaines… Ainsi, la grande loi du capital et du travail, en ce qui concerne le partage du produit de la collaboration, est déterminée. Chacun d’eux a une part absolue de plus en plus grande, mais la part proportionnelle du capital diminue sans cesse comparativement à celle du travail… Cessez donc, capitalistes et ouvriers, de vous regarder d’un œil de défiance et d’envie. Fermez l’oreille à ces déclamations absurdes, dont rien n’égale l’orgueil, si ce n’est l’ignorance, qui, sous promesse d’une philanthropie en perspective, commencent par souffler la discorde actuelle. Reconnaissez que vos intérêts sont communs, identiques, quoi qu’on en dise, qu’ils se confondent, qu’ils tendent ensemble vers la réalisation du bien général, que les sueurs de la génération présente se mêlent aux sueurs des générations passées, qu’il faut bien qu’une part de rémunération revienne à tous ceux qui concourent à l’œuvre, et que la plus ingénieuse, comme la plus équitable répartition s’opère entre vous, par la sagesse des lois providentielles, sous l’empire de transactions libres et volontaires, sans qu’un sentimentalisme parasite vienne vous imposer ses décrets aux dépens de votre bien-être, de votre liberté, de votre sécurité et de votre dignité[28]. »

Bien différentes sont les tendances de la doctrine qui enseigne que « le propriétaire trouve un double avantage dans la difficulté de production, — puisqu’il obtient une plus grande part et qu’il est payé dans une utilité de plus haute valeur[29]. » Si cela eût été exact, M. Ricardo eût été parfaitement autorisé à affirmer, comme il le fait, que les intérêts des propriétaires du sol sont constamment en opposition avec ceux de toutes les autres classes de la société, — tout le profit dans leurs transactions avec le public leur revenant, toute la perte tombant sur ceux avec qui ils traitent. Ce système, étant ainsi un système de discorde universelle, tend nécessairement à la perturbation du droit de propriété, comme l’a démontré l’un de ses partisans les plus distingués.

« Lorsqu’on parle du caractère sacré de la propriété, on devrait toujours se rappeler que ce caractère sacré n’appartient pas au même degré, à la propriété de la terre. Aucun homme n’a fait la terre. Elle est l’héritage primitif de l’espèce humaine tout entière… Si l’État est libre de traiter les possesseurs de la terre comme des fonctionnaires publics, ce n’est que faire un pas de plus que d’avancer qu’il est libre de les écarter. Le droit des propriétaires à la possession du sol est complètement subordonné à la police générale de l’État. Le principe de propriété ne leur donne pas droit à la terre, mais ne donne droit qu’à une compensation pour toute portion de leur intérêt dans cette terre dont il ne peut convenir à la police de l’État de les priver[30]. »

Poursuivant cette idée ainsi présentée, un autre professeur distingué de la même école a depuis enseigné que la dernière confiscation qui vient de s’opérer de la propriété foncière en Irlande, ne tarderait pas à être demandée en Angleterre[31].

Nous avons là le résultat naturel d’une doctrine dont l’étude conduit à affirmer que la rente foncière n’est la compensation d’aucun sacrifice d’aucune sorte, — qu’elle est touchée par ceux qui ne travaillent ni aident, mais qui simplement tendent la main pour recevoir les offrandes de la communauté. Un écrivain a été jusqu’à formuler cette sentence que c’est la récompense accordée au propriétaire pour qu’il permette d’accepter les dons de la nature[32]. Toute politique qui tend à consolider la terre est révolutionnaire dans ses tendances — Elle a pour résultat nécessaire d’arrêter la circulation sociétaire, de concentrer une masse de richesses dans les mains d’un petit nombre, d’augmenter à l’infini la classe de ceux qui n’ont rien, et qui cherchent volontiers dans une révolution les moyens d’améliorer leur position. Cette consolidation est la tendance en Angleterre et dans tous les pays qui ont pris exemple sur die, nous l’avons déjà vu. Ses effets se manifestent par le manque total de respect des droits de la propriété en Irlande, en Écosse, dans les Indes orientales et occidentales, le propriétaire du sol ayant été dépouillé dans le premier de ces pays, — le tenancier dans le second[33], — le petit propriétaire dans le troisième — et le planteur dans le dernier[34].

« L’homme n’a pas fait la terre, dit M. Mill. L’homme n’a pas davantage fait la brique avec laquelle le moulin eut construit, ni le fer qui forme son outillage. Tout cela existait aux jours de l’Heptarchie, et rien de cela n’avait de valeur. Tout cela aujourd’hui a une valeur, qui est la rémunération de l’effort humain. La propriété en toutes choses a la même base, toutes sont régies par les mêmes lois. La propriété du sol est cependant tenue comme moins sacrée que celle de ballots de coton, ou de drap, ou de sacs de graine ; et par la raison que tout le système tend à développer le trafic au dépens du commerce, — à convertir tout un peuple en trafiquants, aux dépens de la plus importante occupation de l’homme, l’agriculture savante.

La guerre entre nations, la discorde parmi les individus, se développent à mesure que grandit le monopole de la terre. Plus sa consolidation se complète, plus s’accroissent les inégalités dans la société, et plus les travailleurs seront amenés à souffrir dans la distribution opérée entre le peuple et l’État.

  1. Pour l’abandon des sois cultivés les premiers dans les différentes parties de l’Europe, voyez précéd., vol. I, p. 126.
  2. La citation suivante prouvera au lecteur que nous sommes fidèle dans notre exposé :
      « À chaque accroissement de population qui force un peuplé à cultiver des terrains d’une qualité inférieure pour en tirer des subsistances, le loyer des terrains supérieurs haussera.
      » Supposons que des terrains n° 1, 2, 3, rendent, moyennant l’application d’un même capital, un produit net de 100, 90 et 80 quarters de blé. Dans un pays neuf, où il y a quantité de terrains fertiles par rapport à la population, et où par conséquent il suffit de cultiver le n°1, tout le produit net restera au cultivateur et sera le profit du capital qu’il a avancé. Aussitôt que l’augmentation de population sera devenue telle qu’on soit obligé de cultiver le n°2 qui ne rend que 90 quarters, les salaires des laboureurs déduits, la rente commencera pour les terres n° 1 ; car il faut, ou qu’il y ait deux taux de profits du capital agricole, ou que l’on enlève dix quarters de blé ou leur équivalent du produit n°1 pour les consacrer à un autre emploi. Que ce soit le propriétaire ou une autre personne qui cultive le terrain n°1, ces dix quarters constitueront toujours la rente, puisque le cultivateur du n°2 obtiendrait le même résultat avec son capital, soit qu’il cultivât le n°1 en payant dix quarters de blé de rente, soit qu’il continuât à cultiver le n°2 sans payer de loyer. De même il est clair que lorsqu’on aura commencé à défricher les terrains n°3, la rente du n°2 devra être de dix quarters de blé ou de leur valeur, tandis que la rente du n°1 devra atteindre vingt quarters ; le cultivateur du n° 3 ayant le même profit, soit qu’il cultive le n°1 en payant vingt quarters de rente, soit qu’il cultive le n°2 en en payant dix, soit enfin qu’il cultive le n°3 sans payer de rente. » Ricardo, Political Economy, ch. II.
  3. Au nombre des premiers et des plus distingués défenseurs des doctrines de Ricardo, il faut compter l’auteur des Templar’s Dialogues, Dans un de ses derniers ouvrages, nous trouvons le passage suivant : « Les tendances d’une loi naturelle telle que celle de la rente sont toujours bonnes à exposer, et c’est ce que Ricardo a fait le premier. D’autres avaient découvert la loi, il a appliqué sa haute sagacité à en déduire les conséquences sur les profits, les salaires et la valeur, et par là sur l’économie tout entière. Il a bien fait, il s’est acquis des droits infinis à notre reconnaissance. Mais il a eu tort de tenir soigneusement à l’écart cet éternel contre-mouvement qui tend, par une action équivalente, à redresser la balance dérangée. Cette réserve a eu pour effet d’introduire le merveilleux dans une science sévère. Autrement il ne faudrait rien moins qu’un miracle pour que cette rente n’eût pas déjà absorbé la totalité de la production du sol, résultat auquel elle tend si manifestement. Notre système social semble contenir en lui-même le germe de ruine. Ou nous devons détruire la rente, c’est-à-dire les causes de la rente, ou la rente amènera notre perte, etc. » Logic of Political Economy, p. 190.
      M. Ricardo enseigne qu’à mesure que la population augmente, la rémunération du travail diminue et le pouvoir d’accumulation s’amoindrit. M. de Quincey lui aurait appris qu’à mesure que la population augmente, le pouvoir d’accumulation s’accroît aussi, et qu’à l’aide du capital accumulé la rémunération du travail s’élève. M. Ricardo ne cache pas le fait ; il ne le voit pas. M. de Quincey le voit, et un peu de réflexion lui eût montré que les faits et la théorie sont tout à fait incompatibles.
  4. « Que l’on compare l’état de ce pays ou celui de tout autre pays de l’Europe avec ce qu’il était il y a cinq cents ans ou même cent ans, et l’on reconnaîtra avec satisfaction que de grands progrès se sont accomplis ; que les moyens de subsistance se sont accrus plus vite que la population, — et que les classes ouvrières jouissent aujourd’hui de plus de confort et même de plus de luxe que les plus riches seigneurs d’autrefois. Mac-Culloch. »
  5. L’écu était une monnaie d’or, qui, à l’époque de Fortescue, valait 3 shellings 4 deniers.
  6. Cité par Eden, History of the Poor, vol. I, p. 70.
  7. Dictionnaire de l’Économie politique, art. Agriculture.
  8. Ce fait observé par le docteur Smith était en opposition directe avec le principe général énoncé par lui, en vertu duquel la quote part du propriétaire dans la production croît nécessairement avec l’accroissement de production. Il ajoute : « non-seulement la valeur réelle de la part du propriétaire, le pouvoir réel que cette part lui donne sur le travail d’autrui, augmente avec la valeur réelle du produit, mais encore la proportion de cette part, relativement au produit total, augmente aussi avec cette valeur. Ce produit, après avoir haussé dans son prix réel, n’exigeant pas plus de travail pour être recueilli, qu’il n’en exigeait auparavant, une quote-part plus forte doit par conséquent afférer au propriétaire. (Richesse des Nation, liv. I, ch. xi.)
      Ainsi que le lecteur l’a déjà vu, le docteur Smith avait, longtemps avant M. Ricardo, émis l’assertion que l’homme commence par cultiver les sols riches. Ceci posé, l’écrivain était conduit nécessairement à cette autre proposition « que lorsque tous les sols fertiles furent occupés, le produit à tirer d’un sol inférieur en puissance et en situation, fut moindre. » (Ibid., liv. I, ch. ix.) Telle aurait dû être cependant la condition où se serait trouvée la Grande-Bretagne au moment où il écrivait, — la population s’accroissant avec une rapidité inconnue jusqu’alors et amenant la nécessité ainsi prédite. Les sols de qualité inférieure auraient dû être mis rapidement en culture, — le taux de la quote part du propriétaire aurait dû monter, — les salaires auraient dû baisser ; et pourtant c’est précisément le fait contraire qu’il nous raconte, — il nous dit le taux de la quote part du propriétaire en baisse et les salaires en hausse. Nulle part dans son livre le docteur Smith n’est moins conséquent avec lui-même que dans la partie où il traite du partage des produits du travail ; — son manque de logique provient de ce que, tout en poursuivant l’idée que l’homme doit gagner de plus en plus en liberté, sa théorie de l’occupation de la terre aboutit inévitablement à conclure que l’homme tombe totalement de plus en plus dans l’esclavage. Son livre est un ouvrage remarquable pour l’époque où il a paru ; mais ceux qui se bornent à étudier la science sociale dans la Richesse des Nations commettent la même erreur que ceux qui borneraient leurs recherches en chimie aux ouvrages de Chaptal et de Lavoisier.
  9. Juillet 1852.
  10. Nous avons précédemment développé ces faits tout au long, vol II, p. 61.
  11. Voici comment M. Ferrara, professeur à Turin, établit que le changement dans le mode de distribution est la conséquence directe de la valeur limitée par le coût de reproduction.
      « Le présent s’appuyant sur les accumulations du passé acquiert une force productive qu’il n’aurait point autrement. Grâce à cette acquisition il est affranchi du besoin d’une autre aide. Le travail du passé et du présent, — le capital et le travail, — se rencontrant sur le marché, la loi générale de la valeur régit toutes leurs négociations, — cette loi étant directement constituée pour affranchir le présent de la tyrannie du passé. » — Bibliotheca dell Economista, vol. XIII, p. 49.
  12. Voyez précédemment, vol. I, p. 116.
  13. « Quelque lent que soit l’accroissement de population, du moment que celui du capital marche encore plus lentement (M. Mill croit que c’est le cas) les salaires tomberont si bas qu’une partie de la population s’éteindra régulièrement par suite du besoin. » — Mill.
  14. Mac Culloch
  15. Rome comptait, à l’époque d’Alaric, 1.760 grandes familles — dont quelques-unes possédaient un revenu annuel de 500.000 dollars. Dans la Campana, un demi-million d’acres avaient été abandonnées.
  16. En proclamant que chacun était libre, — Louis invitait les serfs à acheter leur liberté. Ses officiers avaient ordre de confisquer les biens des récalcitrants et de les forcer à devenir libres. Dans sa cupidité insatiable, il imposa une taxe de deux deniers par franc sur chaque contrat d’achat ou de vente fait par des Italiens — qui étaient alors les grands fabricants de l’Europe Les Juifs avaient été chassés par les rois précédents, il les invita à rentrer, — leur garantissant plein pouvoir de poursuivre leurs débiteurs, à la condition de lui donner les deux tiers de ce qu’ils recouvreraient.
  17. Voyez précédemment, vol. II, pour la condition des sujets de Louis XIV, qui fit bâtir Versailles et Marly.
  18. Voyez précédemment, vol. I.
  19. « Chez nous le revenu public dérive des taxes, il est distinct du revenu du propriétaire. Dans l’Inde il dérive des deux ; car notre gouvernement, par fraude et par usurpation, occupe la place des seigneurs et des propriétaires aussi bien que des gouvernants ; et les misérables vingt ou vingt et un millions de livres sterling que nous arrachons chaque année à une population famélique, proviennent en partie de la rente de la terre, qui n’a jamais dépassé 13 millions et en partie des taxes. Il serait impossible d’ajouter la moindre chose à ce revenu, qui provient en partie d’une taxe foncière qui monte à 60  %, et est calculée non d’après la valeur de la terre, mais d’après la valeur probable de la récolte, et pour l’autre partie d’autres taxes établies sur des objets de toute nature, depuis le luxe et le vice jusqu’aux nécessités les plus indispensables de la vie. Et cependant ce faible revenu se lève sur un territoire aussi grand que l’Europe entière, infiniment plus fertile, mieux peuplé, bien plus complètement dans les mains du gouvernement, favorisé de trois ou quatre récoltes par an et qui donne en abondance tous les produits qu’on peut nommer tropicaux. » — Discours de M. Anstey à la chambre des Communes d’Angleterre.
  20. « Si nous possédons une énorme richesse, n’oublions pas que nous avons aussi un paupérisme énorme. Si nous avons des classes moyennes plus riches et plus éclairées que celles d’aucune autre nation, nous avons des classes pauvres et elles forment chez nous la majorité de la population plus ignorantes, plus infectées de misère et plus dégradées moralement que les classes les plus pauvres des pays de l’Europe du Nord. » — Kay. Condition sociale du peuple d’Angleterre et de l’Europe, vol. I, p. 6.
  21. Voyez précédemment, vol. I, pour les énormes quote parts des négociants en Angleterre et la faible part des produits du travail qui échoient au travailleur. Cet état de choses a conduit M. Blanqui à douter de l’exactitude de la doctrine d’Adam Smith, en ce qui concerne les droits privés. « Cette doctrine, dit-il, a créé des richesses immenses à côté d’une affreuse pauvreté. Elle a enrichi la nation, en traitant souvent bien cruellement une partie de ses citoyens. » Et il ajoute : « Nous sommes obligés aujourd’hui de chercher un régulateur et de mettre un frein à ces instruments gigantesques de la production qui nourrissent et affament les hommes, qui les vêtissent et qui les dépouillent, qui les soulagent et qui les broient. » Histoire de l’Économie politique, vol. II, p. 145. Une étude plus approfondie de la Richesse des nations eut montré à M. Blanqui que les faits dont il parle ici, ne sont que les conséquences prédites, par le Dr Smith, au peuple anglais comme le résultat infaillible de sa persistance à vouloir faire de son pays l’unique atelier du monde — établissant ainsi une centralisation qui conduit inévitablement à la pauvreté, l’esclavage et la mort.
  22. Carey généralise ces faits — dans le but de renverser la loi de Ricardo. Il n’a pas vu que Ricardo parle uniquement de la puissance originelle du sol. Un sol marécageux, qui doit être drainé à grands frais a moins de puissance originelle qu’un sol siliceux qui peut être à l’instant mis en culture. Roscher, Économie politique, vol. II, p. 26.
  23. Molinari, Journal des Économistes, nov. 1851. Les italiques sont de l’écrivain cité.
  24. Baudrillart, Manuel d’Économie politique, p. 391. L’antagonisme dont il est ici question se présente sous diverses formes, il en est une que nous allons examiner. Les prix du drap, des maisons, des navires tendent à baisser à chaque amélioration dans les modes de production, car ils sont déterminés par le coût de reproduction à l’aide des machines nouvelles et meilleures. M. Ricardo dit que la rente monte à cause d’une hausse de prix résultant de la nécessité croissante de recourir à des sols moins fertiles, — le prix des subsistances étant déterminé par le coût auquel on les obtient avec les machines dernières et pires. Si l’on admet que l’homme a procédé pour la terre comme pour les maisons, les navires, les machines, passant des plus pauvres aux meilleures, l’antagonisme supposé cesse, — un grand principe régit tous les cas et l’universalité de la loi est établie. Qu’il en a été ainsi, nous en avons la preuve par le fait que les terres occupées les premières en Angleterre, en Écosse, en Suède, en France et aux États-Unis sont aujourd’hui abandonnées, — parce qu’on a reconnu qu’elles ne pouvaient soutenir la concurrence avec les dernières, pas plus que les anciennes machines avec celles de nos jours. Néanmoins, le prix des subsistances tend à monter, mais cela par les raisons que nous avons données au chap. xxix, et non par celles que donne M. Ricardo.
      M. J.-S. Mill nie l’existence « d’aucune loi invariable, » mais il admet « que les terres qui demandent le plus de défrichement et d’assèchement sont rarement les premières mises en culture. » N’ayant pas produit de cas d’exception, il aurait peut être mieux fait d’admettre franchement qu’il n’y en a aucun. Laissons l’ordre de cultivation, quel qu’il puisse être ; la loi de prix, pense-t-il, reste la même, — ces terres qui, cultivées, donnent le moindre rendement en proportion du travail requis réglant toujours le prix du produit agricole, et toutes les autres terres, payant une rente simplement équivalente à l’excès du produit sur ce minimum. « Si vraiment, ajoute-t-il, M. Carey pouvait montrer que ce rendement de la terre au travail, l’habileté agricole et la science restant les mêmes, ne diminue pas, il renverserait alors un principe beaucoup plus important qu’aucune loi de rente ; mais, en ceci, il a complètement échoué. »
      Ici, comme toujours, dans les écrits de l’école de Ricardo, la difficulté essentielle consiste à détermina l’idée précise qu’expriment les mots employés. Autant que nous pouvons comprendre, on désire que nous puissions montra ce que serait l’état des choses si les pouvoirs de l’homme restaient stationnaires avec la population accrue, — mais un tel cas ne peut jamais se présenter, — les pouvoirs de l’homme, croissant toujours avec l’accroissement de population et avec sa conséquence qui est l’accroissement du pouvoir d’association. Avec un grand respect pour l’écrivain en question, nous dirons que le sujet réel de la science sociale est l’homme comme la nature l’a fait — c’est-à-dire l’homme avec capacité et tendance pour l’amélioration, — et non l’être, ayant forme humaine, mais brut sous tout autre rapport duquel il est traité dans les livres Ricardo-Malthusiens. Le passage cité ci-dessus est de la troisième édition de Mill, et nous n’en avons connaissance qu’au moment où ceci est sous presse. Nous y voyons aussi qu’on nous demande de montrer « que dans quelque vieille comparée les terres non cultivées sont celles qui payent le mieux la culture. » Dartmoor et Shap Fells se trouvent alors constatées « être les plus fertiles terres de l’Angleterre. » L’Économiste Suisse, de la même manière, trouvant que nous avons entendu le passage de l’homme des sols les plus pauvres aux plus riches, nous sommerait probablement de montrer que les pics des Alpes sont plus riches que les plaines de la Lombardie. La preuve la plus concluante de confiance dans notre propre exactitude, se trouvera dans l’exactitude avec laquelle nous exposons les arguments de nos contradicteurs. À notre avis, M. Mill a tout à fait manqué à fournir cette preuve.
  25. Mill. Principles of political Economy, lib. I, ch. xii, § 2.
  26. Mill. Système de logique, Lib. I, ch. xii, § 2.
  27. Principles of Political Economy, part. I. Philad. 1837.
  28. Bastiat. Harmonies économiques. Reconnaissant l’identité entière des lois qui régissent les profits du capital et la rente de la terre, le professeur Ferrara, au sujet de cette loi de distribution, dit que « pour quiconque s’intéresse à la condition des classes pauvres, elle est consolante au plus haut point. » Plus loin il ajoute : « Nous avons montré que la Providence, en pourvoyant ainsi, par l’accroissement du capital, à une dernière limite de son importance, a, par le même procédé, pourvu à son extension. La compensation du capitaliste se trouve, il est vrai, diminuer dans son rapport avec le total de la production; mais la quote-part moins élevée dans une production plus considérable, au lieu de diminuer la rémunération de ceux qui possèdent les accumulations du passé, augmente. En d’autres termes, propriétaire, capitalistes et travailleurs ont un intérêt commun — celui de l’accroissement de productivité du travail. » Bibliotheca dell Economist, vol. XIII, p. 70.
  29. Ricardo. Chapter on Rent.
  30. Mill. Principles, liv. II, chap. ii.
  31. Economist, 1852, p. 635, voy. précédem. liv. II.
  32. Senior. Outlines of Political Economy, p. 166.
  33. L’histoire ne présente pas des faits plus instructifs que ce qui s’est passé dans notre siècle, en Écosse, comparé avec ce qui s’est passé dans le nord de l’Europe. Sur une grande surface du nord de la Grande-Bretagne, les tenanciers ont été chassés de leurs petites tenures, et avec des circonstances d’une grande dureté. Dans l’Allemagne, au Danemark, en Russie, les petits tenanciers ont été convertis en petits propriétaires. Examinez le système anglais, n’importe où, vous le trouverez tendant vers l’anéantissement des classes moyennes, — créant partout un corps de grands propriétaires fonciers ou capitalistes, de possesseurs de mines ou de manufacturiers, à côté d’un peuple qui doit devenir de plus en plus asservi d’année en année.
  34. L’acte d’émancipation était regardé par le peuple Anglais comme un acte de devoir ; d’après cela la dépense aurait dû être supportée par tous. Exécuté comme il l’a été, il a détruit la valeur de la terre et ruiné les propriétaires, résultat qui devait suivre la violation d’engagements bien explicites : le premier lorsqu’on permit d’importer les esclaves, le second lorsqu’on les émancipa. Dans toutes les transactions récentes du peuple anglais avec ses colonies, la force a fait le droit.