Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (Tome 3p. 472-478).


CHAPITRE LV.

DE LA SCIENCE SOCIALE.

§ 1. — Identité des lois physiques et sociales. L’harmonie, résultat universel de l’opération non entravée des lois naturelles. Identité des instérêts individuels et nationaux dans le monde entier.

Les simples lois qui régissent la matière sous toutes ses formes et qui sont communes à la science physique et à la science sociale, peuvent maintenant se résumer ainsi :

Toutes les molécules de la matière gravitent l’une vers l’autre, — l’attraction étant en raison directe de la masse et en raison inverse de la distance.

Toute matière est soumise à l’action des forces centripète et centrifuge : — l’une tendant à la production de centres locaux d’action, l’autre à la destruction de tels centres et à la production d’une grande masse centrale obéissant à une seule loi.

Plus il y a équilibre parfait entre ces forces opposées, plus uniforme et continu est le mouvement des différents corps, et plus harmonique est l’action du système dont ils font partie.

Plus l’action de ces forces est intense, plus s’accélère le mouvement et plus augmente la puissance.

Ce sont là les lois qui régissent les masses et les atomes ; mais il y a d’autres lois en vertu desquelles les masses se réduisent en atomes prêts à entrer en combinaison chimique l’un avec l’autre, — la tendance à combinaison étant en raison directe de l’individualisation parfaite des particules obtenues. Ces lois sont :

Que la chaleur produit mouvement et force, — le mouvement à son tour produisant chaleur et force.

Que plus il y a production de chaleur et de mouvement ; plus il y a tendance à l’accélération du mouvement et de la force.

Que plus il y a chaleur, plus il y a tendance à la décomposition des masses et à l’individualisation des particules dont elles sont composées ; — d’où suit aptitude pour elles d’entrer en combinaison chimique les unes avec les autres.

Que plus il y a tendance à l’individualisation, plus instantanée est la combinaison et plus grande la force obtenue.

Que plus il y a vitesse de mouvement, plus grande est la tendance de la matière à s’élever dans l’échelle de la forme, — en passant des formes grossières qui caractérisent le monde inorganique à celles du monde végétal et animal et se terminant à l’homme.

Qu’à chaque degré du progrès, il y a extension de la portée de la loi à laquelle la matière est soumise, accompagnée d’une augmentation du pouvoir de direction de soi-même, — la subordination et la liberté marchant constamment de concert avec l’organisation.

Que dans la série du progrès le dernier développement est l’homme, l’être à qui a été donné le pouvoir de se guider et se diriger lui-même et aussi la nature, — en même temps que sa soumission à toutes les lois ci-dessus est la plus complète.

En l’étudiant nous trouvons :

Que l’association avec ses semblables est une nécessité de son existence. — À cette condition seulement ces facultés, dont la possession le distingue de la bête des champs, peuvent se développer.

Que ses pouvoirs sont très-variés et susceptibles de combinaisons à l’infini. — Il n’y a pas en effet dans le monde deux individus complètement semblables.

Que le développement de ces facultés variées à l’infini dépend entièrement du pouvoir d’association et de combinaison.

Que l’association, à son tour, dépend du développement d’individualité.

Que l’individualité se développe en raison de la diversité des modes d’emploi, et de la diversité qui s’ensuit dans la demande qui est faite pour la production des pouvoirs humains.

Que plus la diversité s’accroît, plus s’accroît le pouvoir de l’homme pour dominer et diriger les grandes forces de la nature, plus augmente le nombre d’individus que peut nourrir un espace donné, et plus se perfectionne le développement des pouvoirs latents de l’homme ainsi que de la terre.

Que plus ce développement va se perfectionnant plus la chaleur gagne en intensité, le mouvement sociétaire en vitesse, et plus il y a de force produite.

Que plus augmentent ce mouvement et cette force, plus l’homme devient soumis aux grandes lois de la gravitation moléculaire, — les centres locaux l’attirent dans une direction, tandis que de grandes cités, centres du monde, l’attirent dans une autre.

Que mieux ces forces opposées se font équilibre, plus il y a tendance au développement d’individualités locales et à l’extension du pouvoir d’association dans tout l’intérieur de la communauté, — ce qui amène accroissement constant du pouvoir de production, accroissement de la valeur et de la liberté de l’homme, du capital, de l’équité dans le partage et de la tendance à l’harmonie et à la paix.

Que la loi, ainsi établie à l’égard des membres d’une communauté, fonctionne également à l’égard des communautés entre elles, — la tendance à la paix et à l’harmonie entre les États étant en raison directe du développement de leurs individualités respectives et de leur pouvoir de se protéger elles-mêmes.

Qu’il y a par conséquent une harmonie parfaite des intérêts privés et des intérêts nationaux, et que, à part toutes considération d’un ordre supérieur, nations et particuliers doivent trouver leur avantage à obéir à ce grand commandement qui exige des hommes de faire aux autres comme ils voudraient qu’il soit fait à eux-mêmes. — Que c’est la route à suivre, s’ils veulent s’assurer l’individualité et la liberté les plus parfaites, — le plus haut pouvoir d’association, — le plus large commandement des services de la nature — et la plus grande somme de richesse et de bonheur.

§ 2. — L’agriculture est, des industries de l’homme, la dernière à se développer. Le travailleur rural arrive le dernier à l’émancipation. La ténuité des instruments avec lesquels la nature accomplit ses plus grandes opérations est l’objet que l’on observe en dernier. Les avantages de la paix et de l’harmonie sont les derniers dont on ait la pleine appréciation. La science, l’interprète de la nature. Après avoir enregistré ses procédés, elle les accepte comme vrais. La science sociale traite des lois en vertu desquelles l’homme est mis en état d’acquérir pouvoir sur la nature et sur lui-même. L’étude attentive de ces lois fera comprendre à tous, depuis le fermier et l’ouvrier jusqu’au souverain et à l’homme d’État, les avantages recueillis de l’obéissance complète à ce grand précepte qui impose aux hommes de faire à autrui comme ils voudraient qu’il soit fait à eux-mêmes.

De toutes les industries de l’homme, la dernière à se développer est celle de l’agriculture. — De toutes les équités, la dernière à s’établir est celle entre la terre et l’homme, alors que celui-ci reconnaît que la première ne fait que prêter et ne donne pas, et que l’exactitude à rendre est la condition indispensable pour continuer et étendre le crédit. — De toutes les classes, la dernière à arriver à l’émancipation est celle des travailleurs ruraux. — De toutes les connaissances, celle qu’on acquiert en dernier, est la notion des instruments minimes avec lesquels la nature opère, lorsqu’elle se presse de produire ses plus grands effets. — C’est donc pleinement sa conformité avec tout ceci qu’une complète appréciation des avantages de l’harmonie de la paix et du respect des droits du prochain, — ainsi que de la nécessité d’un convenable exercice du pouvoir de coordination d’une part, accompagné de subordination d’autre part, — ne vient à l’homme qu’avec le développement de cette civilisation réelle qui suit, ou devrait suivre l’augmentation de population sur un espace donné, — cette augmentation étant nécessaire pour faciliter la combinaison et ainsi développer les divers pouvoirs de l’homme.

La science, nous l’avons dit, est l’interprète de la nature. Que s’enquiert avec respect : qu’est cela ? et comment se fait-il que cela soit[1] ? Elle écoute ce qui peut l’instruire. — Elle cherche la lumière. Elle frappe pour obtenir communication ; — son devoir étant accompli lorsqu’elle a enregistré les procédés de la nature et les a acceptés comme vrais. Cette branche, que l’on appelle science sociale, traite des lois qui régissent l’homme dans l’effort pour développer ses pouvoirs et par là obtenir domination complète sur les grandes forces de la nature, — tournant à chaque pas gagné, les batteries qu’il lui enlève contre elle-même, afin de compléter de plus en plus la conquête. L’objet des hommes qui enseignent cette science est d’indiquer les obstacles qui jusqu’à présent se sont opposés à un progrès ultérieur, et les moyens de les atténuer, si l’on ne peut les faire disparaître. L’étude attentive de ces lois apprendra :

Aux souverains, quo le maintien de la paix et le respect pour les droits d’autrui est la voie la plus certaine pour assurer puissance et influence aux communautés à la tête desquelles la fortune les a appelés.

Aux nations, que chaque usurpation sur les droits d’autrui a pour conséquence de diminuer leur pouvoir de se protéger elles-mêmes.

Aux législateurs, que leur devoir se borne à écarter les obsparmi la population dont les destinées leur ont été confiées : les plus importants de ces obstacles seraient ceux qui résulteraient de leur manque à reconnaître l’existence d’une harmonie parfaite entre les intérêts internationaux.

Aux capitalistes, qu’entre eux et ceux qu’ils emploient, il y a une parfaite harmonie d’intérêts réels et permanents.

Aux travailleurs, que mieux ils comprendront le respect des droits de propriété, et plus il y aura tendance à l’harmonie et la paix, plus rapide sera le développement du pouvoir de production, avec élévation correspondante de leur quote-part dans la quantité accrue des utilités produites.

Aux hommes libres, que la vraie liberté est incompatible avec les immixtions dans les droits des autres ; et que la subordination la plus parfaite est la voie qui conduit à l’harmonie, la paix et la liberté.

Aux avocats du libre-échange, que plus la production d’une communauté est variée, plus il y aura commerce domestique, et plus il y aura faculté pour entretenir commerce avec le monde.

Aux avocats des droits de la femme, que pour élever la condition du sexe, la direction à prendre est vers cette variété d’industrie qui puisse créer la demande pour toutes les qualités qui distinguent la femme.

Aux avocats de l'anti-esclavage, que la liberté vient avec cette diversité de professions qui a créé la demande pour tous les divers pouvoirs de l’homme ; et que l’esclavage est la conséquence nécessaire d’un système qui vise à une agriculture exclusive.

Aux disciples de malthus, que le Créateur a pourvu à des lois d’adaptation spontanée pour régler le mouvement de population, que le trésor de la nature n’a point de bornes, que la demande amène l’offre, et que le pouvoir de former la demande augmente avec le chiffre augmenté de l’humanité.

Aux philosophes, que la guerre, la peste, la famine résultent de la faute de l’homme et non des erreurs du Créateur, — le grand Être, à qui nous sommes redevables de l’existence n’ayant point institué des lois tendant à traverser les fins de la création de l’homme.

Aux réformateurs, que la nature travaille toujours lentement et sans bruit, lorsqu’elle désire que l’homme tire profit de son action, et que l’homme doit faire de même, — et qu’un des préceptes les plus sages est exprimé par ces deux simples paroles : festina lente[2].

Aux hommes d’état, que pouvoir et responsabilité marchent en se donnant la main, que leur action doit décider la grande question : si ceux dont les destinées ont été remises à leur soin progresseront dans la direction vers l’homme véritable, maître de la nature et de lui-même, on tomberont dans la condition du pur animal ayant {orme d’homme, duquel il est traité dans les livres Ricardo-Malthusiens ; et que leur négligence à se mettre en aptitude d’exercer convenablement le pouvoir à eux confié est un crime, des suites duquel ils auront à répondre à leurs concitoyens et à celui de qui dérive ce pouvoir.

Aux chrétiens, que le dogme fondamental du christianisme et de la science sociale est : Faites à autrui comme vous voudriez qu’il vous soit fait à vous-mêmes[3].


FIN DU TOME TROISIÈME ET DERNIER.
  1. Les mathématiciens demandent combien et où ?
  2. « La pure autorité, dit Shiller, va au but en ligne droite et rapide comme le boulet, mais détruisant tout dans sa course et même le but qu’elle atteint. La ligne que suivent les usages est autre et battue par la vieille pratique de la vie. C’est un sentier qui serpente le long de la rivière ou dans la prairie, et qui arrive sûrement quoique lentement à la destination. C’est, ajoute-t-il, la route par laquelle voyagent les bénédictions. »
      « Nous avons de fréquents exemples de cette vérité dans notre législation. Il y a une législation qui modifie, qui réforme, qui innove, mais tout cela après examen débattu, une enquête lente et circonspecte, et consultation en tout lieu où l’on puisse recueillir lumière et connaissance. Il y a aussi une législation de théorie pure, — quelquefois la théorie du J3ur raisonneur de cabinet, — beaucoup plus souvent celle d’une autre sorte de théoricien qui se qualifie praticien, parce qu’il tire à la hâte ses règles générales de sa propre étroite et simple expérience (étroite par cela même qu’elle est simple) comme juge, avocat ou législateur. Une telle législation, lorsqu’elle prescrit de grandes et permanentes règles d’action, ressemble au chemin de fer d’un ingénieur de demi-savoir qui court droit à son but par monts et par vaux, à travers forêts et marécages. Sans tenir compte des obstacles naturels ni des usages et besoins des affaires humaines, il va droit et par le plus court ; mais il fait un gaspillage énorme d’argent au mépris du droit privé et de la convenance publique.
      » Un procédé plus sage et meilleur est celui qui, en adoptant les améliorations de la science moderne, les applique avec habileté dans la direction que l’expérience a montré être la plus facile, ou que le temps, l’usage, ou même un hasard, a rendu familière et par conséquent convenable. Cette route contourne les montagnes, longe les marais, longe le village ou le lieu de débarquement, respecte l’habitation et le jardin, et même les vieux ombrages héréditaires et tous les droits sacrés de la propriété. C’est la route sur laquelle la vie humaine se meut facile et joyeuse, sur laquelle « les bénédictions vont et viennent. »
      » Faisons ainsi cette route sur laquelle la justice puisse accomplir son circuit régulier et bienfaisant à travers le pays. — C’est le caractère que nous donnerons à notre jurisprudence si nous abordons la tâche sainte de la réforme légale avec un esprit élevé, — si nous l’abordons non en furieux, mais avec vénération, — sans orgueil ou préjugé, — libres surtout de ce préjugé qui s’attache à tout ce qui est vieux et détourne de toute amélioration, et de cet orgueil d’opinion qui, drapé dans une sagesse rêveuse, dédaigne de mettre à profit tant l’expérience de notre époque que les souvenirs des générations passées. » Verplank. Speech on Judicial Reform.
  3. « Rien n’est plus contraire à la tranquillité d’un homme d’État (dit l’auteur d’un éloge de l’administration de Colbert), qu’un esprit de modération, parce qu’il le condamne à une observation perpétuelle, lui montre à chaque instant l’insuffisance de sa sagesse, et lui laisse le triste sentiment de sa propre imperfection ; tandis que sous l’abri de quelques principes généraux, un politique à système jouit d’un calme perpétuel, à l’aide d’un seul, celui d’une liberté complète de commerce, il gouvernera le monde et laissera les affaires humaines s’arranger d’elles-mêmes à loisir sous l’opération des préjugés et des intérêts privés. S’ils se contredisent entre eux, il ne prend nul souci des conséquences, il insiste sur ce que le résultat ne peut être apprécié qu’après un siècle ou deux. Si ses contemporains, par suite du désordre dans lequel il a mis les affaires publiques, hésitent à se soumettre tranquillement à l’expérience, il les accuse d’impatience. Eux seuls, et non lui, sont à blâmer pour ce qu’ils souffrent, et le principe continue à être inculqué avec le même zèle et la même confiance qu’auparavant — Cité par Wakefield, Préface of Wealth of Nations, vol. I, p. 91.