Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (Tome 3p. 96-118).


CHAPITRE XLI.

DE LA DISTRIBUTION.


I. — Des salaires, — du profit, — et de l’intérêt.

§ 1. — Salaires, profits, intérêt. Large quote-part assignée an capital dans le premier âge des sociétés.

Le capital — l’instrument à l’aide duquel l’homme acquiert le pouvoir d’approprier à son service les forces de la nature, est un résultat de l’accumulation d’efforts intellectuels et physiques du passé. Avant d’être abattu, l’arbre possédait déjà tout ce qui le rendait propre à servir aux desseins de Crusoé, mais cela à l’état latent ; et la situation se prolongea pendant des années d’un effort constant, mais inefficace de celui-ci, pour acquérir le pouvoir de diriger les qualités de l’arbre vers le but de le porter sur l’eau.. La fibre nécessaire pour son arc avait possédé de tout temps la capacité de rendre service ; mais sans un exercice de cet effort intellectuel dont l’homme seul est capable, l’arc n’eut point été fait, — les propriétés du bois et de la fibre continuant à rester latentes. Une fois fait, grande était sa valeur, — car il avait coûté un travail sérieux, — faible était son utilité, car il ne se prêtait qu’à une faible besogne.

Vendredi n’avait pas de canot, et n’avait pas acquis le capital intellectuel nécessaire pour produire un tel instrument. Si Crusoé en eût possédé un et que Vendredi eût désiré l’emprunter, le premier eût pu répondre : « Pour trouver beaucoup de poisson, il faut s’éloigner un peu du rivage, il est rare dans notre voisinage immédiat. Sans le secours de mon canot, vous vous donnerez beaucoup de mal pour obtenir à peine de quoi subsister, tandis qu’avec lui, eu une demi-heure, vous prendrez assez de poissons pour suffire à nous deux. Donnez-moi les trois quarts de ce que vous prendrez, vous aurez le reste pour votre usage. Voilà qui vous assure une ample nourriture, — et vous laisse encore beaucoup de temps pour l’employer à vous faire une meilleure habitation et à mieux vous vêtir. »

Bien qu’elle pût sembler dure. Vendredi eût accepté l’offre. — Il eût gagné un profit — à l’aide du capital de Crusoé, tout en payant cher pour l’usage. La réflexion cependant l’eût bientôt conduit à voir que s’il pouvait devenir lui-même propriétaire d’un canot, il garderait tout le produit — et que sa nourriture qui lui coûtait aujourd’hui douze heures de travail ne lui en coûterait plus que trois. Stimulé par cette idée, et désireux d’utiliser le temps et la force déjà économisés, il traite en outre avec Crusoé pour l’usage de sa hache, — laquelle lui sert avec le temps à devenir possesseur d’un canot. Tous les deux sont maintenant capitalistes et leurs conditions se sont beaucoup rapprochées, malgré les avances qu’ait pu faire Crusoé. D’abord sa richesse était 10, et celle de Vendredi 0 ; le premier possède aujourd’hui 40, mais le dernier a acquis 5 ou même 10. La tendance à l’égalité est donc ainsi une conséquence naturelle de l’accroissement de la richesse, qui met l’homme à même de substituer la force intellectuelle à celle qui n’est que musculaire. Quelque accroissement de son pouvoir sur la nature n’est qu’une préparation pour se mouvoir et progresser dans la même direction. — Les forces qui naguère faisaient obstacle à sa marche viennent graduellement se concentrer sous sa main et l’aider à en soumettre d’autres, dont le pouvoir plus grand opposait à ses efforts plus de résistance. En ceci donc, comme en toutes ch oses c’est le premier pas qui coûte le plus et qui produit le moins.

Partout le même spectacle : celui de l’homme passant des plus faibles aux plus énergiques instruments de production, — le pauvre colon employant volontiers le charbon de bois à la production du fer, bien qu’il ait autour de lui la houille qui lui rendrait trois fois plus de service en échange d’un travail moindre de moitié. Plus est grande la capacité de rendre service et plus elle s’accompagne d’une résistance à surmonter, qu’il s’agisse de commander aux services soit des hommes, soit des choses. Les lois de la nature sont, comme nous le voyons, d’une vérité universelle — également applicables à l’homme et aux forces données pour son usage par le Créateur.

§ 2. — Le taux de quote-part du capitaliste baisse d’autant que le coût de reproduction diminue.

L’arc a amené, avec lui un pouvoir sur la nature, le premier effet se manifeste dans le pouvoir accru de Vendredi pour avoir la direction de sa propre personne. Ayant du loisir, il le consacre à construire un canot — à l’aide du sel il acquiert plus de loisir encore. Il remploie à faire une hache et une voile. Puis il arrive à pouvoir construire une maison, — car la quantité de travail nécessaire pour reproduire le capital existant et lui donner un développement nouveau, diminue à chaque pas fait en avant. — Les accumulations anciennes tendent constamment à décroître en valeur — tandis que la valeur du travail va constamment croissant en proportion. Il a fallu plus de peine pour imaginer et faire la hache de caillou que pour celle d’airain qui est venue ensuite — et cependant la dernière est un outil bien plus efficace. La hache de caillou a cessé d’avoir aucune valeur, et cependant, dans les premiers âges, ses services étaient estimés valoir les trois quarts de ceux de l’homme qui l’employait. Lorsque vint la hache de fer et d’acier et qu’on l’eût reconnue encore plus efficace, celle d’airain, son tour perdit en valeur. À mesure qu’on acquiert un outil d’un meilleur usage et cela en échange de moins de peine que n’en a coûté celui moins bon, — la valeur des anciens outils décroit de plus en plus. L’intelligence ayant conquis l’empire sur la matière, les grandes forces naturelles se concentrent sous la main de l’homme qui désormais délaisse les premiers outils, — s’il en conserve quelques spécimens, c’est par simple curiosité comme preuve de l’infériorité de ses prédécesseurs qui n’eurent rien que leurs mains pour travailler.

Se mesurant d’après ses produits et ses outils, l’homme s’attribue chaque accroissement d’utilité dans les objets matériels qui l’entourent. Plus s’accroît cette utilité, plus s’élève sa propre valeur, tandis que diminue celle des choses dont il a besoin. À mesure que le coût de la reproduction diminue constamment, il grandit lui-même constamment, — chaque réduction dans la valeur du capital actuel s’ajoutant ainsi à la valeur de l’HOMME.

§ 3. — Loi générale de distribution. La part du travailleur augmente à la fois dans le taux de proportion et en quantité ; celle du capitaliste augmente en quantité et le taux de proportion diminue. Tendance de cette loi à produire l’égalité dans la condition de l’humanité. Son harmonie et sa beauté.

Bien qu’elle ne débitât pas très-vite la besogne, la hache de pierre avait rendu un très-grand service à son propriétaire. Il lui parut évident que l’homme à qui il la prêtait devait lui en payer largement l’usage ; et l’on comprend que celui-ci le pouvait bien faire. Coupant avec elle plus de bois en un jour qu’il n’en eût coupé en un mois sans elle, il eût trouvé avantage à s’en servir, même s’il eût dû ne lui rester qu’un dixième des produits du travail. En obtenant de garder le quarts il trouve une bonne augmentation de son salaire, malgré la forte proportion réclamée comme profit par son voisin le capitaliste.

On invente la hache d’airain, qui fait bien plus de besogne. On demande à son propriétaire de la prêter, — on l’engagea considérer que non-seulement le travail est beaucoup plus productif que par le passé, mais qu’en outre il en coûte moins de travail pour produire une hache, — le capital perdant ainsi de son pouvoir, sur le travail, à mesure que grandit le pouvoir du travail pour la reproduction du capital. Ce propriétaire se borne à demander les deux tiers du prix de l’outil plus efficace — en disant au coupeur de bois. « Vous pourrez faire deux fois plus de besogne, avec cette hache, que vous n’en faites avec la hache de caillou de notre voisin. Si je vous permets de garder un tiers du bois coupé, votre salaire se trouvé encore doublé. L’arrangement se conclut, et voici les résultats comparés de la première et de la nouvelle distribution.


___________ Total de la
production  
Part du
travailleur  
Part du
capitaliste
1re 4 1 3
2me 8 2.66 5.33

La rémunération du travail a plus que doublé, puisqu’il obtient une proportion plus forte dans une quantité qui s’est accrue. La part du capitaliste n’a pas tout à fait doublé, il reçoit une proportion diminuée de cette même quantité accrue. La situation du travailleur qui d’abord était comme un est à trois, est maintenant comme un est à deux, — en outre son pouvoir d’accumuler s’est accru et il est sur la voie de devenir lui-même un capitaliste. Grâce à la substitution de la force intellectuelle à celle qui n’est que musculaire, la tendance à l’égalité commence à se développer.

Vient l’invention de la hache de fer qui donne lieu à une nouvelle distribution — le coût de reproduction ayant de nouveau diminué tandis que le travail a encore pris plus de valeur comparée au capital. Avec le nouvel outil on débite deux fois plus de besogne qu’avec celui d’airain ; et cependant le propriétaire est forcé de se contenter de la moitié du produit.

Voici les chiffres comparés des différents modes de distribution :

______ Total de
production
Travailleur   Capitaliste
1er   4 1 3
2me   8 2.66 5.33
3me 16 8 8

Vient la hache de fer à tranchant d’acier ; le produit double de nouveau, avec diminution du coût de reproduction. Le capitaliste est forcé d’abaisser ses prétentions, — et la distribution s’établit ainsi :

______ Total de
production
Travailleur   Capitaliste
4me 32 19.20 12.90

La part du travailleur s’est accrue, et le produit étant bien plus considérable, il lui revient beaucoup. La part du capitaliste a diminué en proportion ; — mais le produit étant bien plus considérable cette proportion, quoique réduite, donne une augmentation de quantité. Tous les deux ont tiré grand profit d’améliorations successives. Chaque pas de plus dans cette voie donne un résultat analogue : la part proportionnelle du travailleur croit à chaque fois que l’effort devient de plus en plus productif ; — la part proportionnelle du capitaliste décroit constamment en même temps que s’augmente la quantité de la production et que croit la tendance à l’égalité parmi les différentes parties dont la société est composée. Plus le progrès est rapide, plus s’accroît la tendance de l’intellect à acquérir pouvoir sur la matière ; — car la valeur de l’homme comparé au capital s’élève, et celle du capital comparé à l’homme va diminuant. Dans le cours naturel des choses, les travailleurs du présent tendent donc à acquérir du pouvoir aux dépens des accumulations du passé, — et cette tendance existe partout en raison directe de la rapidité de circulation et de l’accroissement qui en résulte dans le pouvoir d’accumulation.

Telle est la grande loi qui régit la distribution des produits du travail, la plus belle peut-être des lois inscrites dans le livre de la science — puisque c’est elle qui établit une harmonie parfaite des intérêts réels et vrais parmi les différentes classes de l’humanité. Bien plus, elle établit ce fait : quelque oppression qui ait pesé sur les masses tombées aux mains de quelques maîtres ; — quelque considérables qu’aient pu être les accumulations par suite de l’exercice du pouvoir d’appropriation ; — quelque frappantes que soient les distinctions qui existent parmi les hommes, — il suffit, pour établir partout l’égalité parfaite devant la loi et pour amener l’égalité dans la condition sociale généralement d’adopter un système qui tende à porter au plus haut degré le pouvoir d’association et le développement d’individualité, — et ce système consiste à observer strictement le respect des droits d’autrui, en assurant ainsi le maintien de la tranquillité, et facilitant le développement de richesse et de population au dehors et à l’intérieur. Plus vite l’homme grandit en pouvoir sur la nature, et mieux il tend à fonder le pouvoir de diriger sa propre personne, — la richesse et le pouvoir marchant ainsi de conserve.

§ 4. — Application universelle de la loi ci-exposée.

La loi que nous venons de donner, à propos du capital converti en haches, est également vraie pour les capitaux de toute autre espèce ; le lecteur le reconnaîtra sans peine. La maison qu’il habite date de très-loin ; elle a coûté beaucoup plus de travail qu’il n’en faudrait aujourd’hui, avec les inventions nouvelles de faire les parquets, de fabriquer la brique et tant d’autres appareils qui épargnent le travail, pour en construire une autre bien supérieure tant en apparence qu’en confortable ; et cette révolution a amené une telle baisse dans la valeur des maisons précédentes, qu’il ne trouverait pas aujourd’hui à vendre la sienne la moitié du travail qu’elle a coûté. S’il lui fallait la prendre à bail, il ne donnerait pas la moitié du loyer qu’on en a payé dans le principe ; et cependant, en raison de l’accroissement de son pouvoir sur la nature, ses propres forces tant physiques qu’intellectuelles lui assureraient une rémunération deux fois plus forte que celle acceptée autrefois. Une preuve de l’avilissement de valeur des vieilles maisons, c’est qu’on les condamne partout comme indignes d’occuper plus longtemps le terrain.

Il en est de même pour l’argent. Brutus prêtait le sien à raison de presque 50 % d’intérêt ; et à l’époque de Henri VIII le taux légal était de dix. Depuis lors il a constamment baissé ; — 4 % est si bien le taux établi, que la propriété s’évalue régulièrement sur le pied de vingt-cinq fois la rente. Et néanmoins les forces de l’homme ont grandi au point que l’homme qui touche un vingt-cinquième peut se procurer deux fois plus d’utilité et de confort que par le passé avec son dixième. Cette baisse opérée dans le prix de l’usage du capital nous fournit la plus haute preuve de la condition améliorée de l’homme. Il est évident que le travail présent devient chaque jour plus productif, — que la valeur de toutes les utilités, en la mesurant sur le travail, est constamment en baisse ; — que le travailleur progresse, en comparaison du capitaliste, — que s’accroît pour lui la facilité de devenir capitaliste — et que s’opère de plus en plus le développement de l’HOMME.

Le taux de l’intérêt dans les pays purement agricoles est toujours élevé, — parce que l’argent y a toujours tendance à aller au dehors. Les quelques mains qui peuvent commander les services de cet instrument le plus puissant, — celui qui met son possesseur à même de choisir parmi les utilités du marché, — ne se désaisissent de cet avantage que si on leur rend une somme plus forte. Le négociant aussi doit avoir de larges profits, — puisqu’il doit renoncer à l’intérêt élevé qu’il pourrait toucher en prêtant son argent, même dans le cas où il n’a pas lui-même à payer un tel intérêt. Bien que les proportion soient élevées, le chiffre touché est peu considérable. — On trouve peu à prêter, et la quantité d’utilités qui se puisse vendre est faible. Avec l’accroissement de richesse et de population, la proportion s’abaisse — et l’intérêt tombe à 5 ou 6 % ; mais le négociant trouve un surcroît d’affaires, si bien que celui qui gagnait à peine sa vie lorsqu’il avait 50 %, s’enrichit avec 10 % ; et son voisin qui opère sur une plus grande échelle fait fortune en se contentant de 1 %. —— Tous obtiennent un bénéfice constamment croissant à mesure qu’ils se contentent de retenir une proportion décroissante de la propriété qui passe par leurs mains.

Il en est de même pour les manufactures. Le tisserand isolé, avec son simple métier, devait avoir la moitié du produit de son travail, autrement il n’eût pu vivre. Viennent l’accroissement de richesse et la facilité accrue de combinaison, des milliers de métiers réunis reçoivent l’impulsion de la vapeur, — et le travail devient tellement productif, qu’un. dixième ou même un vingtième de la production paye largement le capital employé.

Le canot ne porte qu’une faible charge, l’homme qui le conduit prélève une large proportion pour son travail. Le navire qui porte des milliers de tonneaux nous est un bel exemple du pouvoir de l’association ; une douzaine d’hommes font avec lui ce qui exigerait des milliers d’hommes réduits à se servir de canots ; qu’en résulte-t-il ? Le propriétaire du navire est mieux rémunéré avec un vingtième de la cargaison que ne l’eussent été les propriétaires des canots si on leur eût abandonné en payement la cargaison entière. Les propriétaires des chemins de fer s’enrichissent avec 1 % des marchandises transportées ; tandis que les rouliers ne trouvent qu’à vivre en prenant 10 %. Le propriétaire des premières machines à moudre le grain devait retenir une large proportion du produit de son travail, tandis que le propriétaire du grand moulin à farine s’enrichit en retenant des parties du grain qui seraient perdues, n’était la facilité avec laquelle la production et la consommation se suivent l’une l’autre à cette époque de la société où le besoin d’un tel moulin se fait sentir. Plus s’accélère la circulation, plus décroîtra toujours la part proportionnelle du capitaliste, — et plus tendront à diminuer les frais de reproduction de l’outillage dans lequel est placé son capital. La somme par lui touchée en fin de compte sera plus considérable, — le travail devenant chaque jour plus productif et le prix de revient des utilités achevées diminuant constamment.

§ 5. — La quote-part du travail augmente à mesure qu’il s’opère rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées.

Plus le prix des matières premières et celui des utilités achevées se rapprochent l’un de l’autre, plus s’abaisse nécessairement la proportion des produits du travail qui peut être demandée sous la forme de profits, d’intérêts, de fret ou de rentes, comme on peut s’en assurer par le diagramme que nous reproduisons ici :

Sur la gauche, la proportion de la part que s’attribue le négociant est forte, et en fin de compte le profit est si mince que la profession nourrit peu de monde. — Le taux de l’intérêt serait d’au moins cent pour cent qu’un capitaliste n’y ferait point de placements. Le fret absorbe une telle proportion dans les profits que le laboureur est l’esclave du négociant, et la terre est sans valeur. La rente qu’on demanderait pour un domaine qui aurait été soumis à la culture et sur lequel un homme pourrait travailler avec sécurité serait telle qu’elle absorberait presque tout le produit. Profits, intérêts, frais et rentes, tout serait élevé dans la proportion, mais parfaitement insignifiant quant au montant réel.

Marchons à l’est et arrivons aux plaines du Kansas. Le négociant y reçoit davantage, en quantité, quoique beaucoup moins en proportion de l’affaire convenue. 40, 50 ou 60 % par année y étant le taux ordinaire d’intérêt, l’homme qui bâtit une maison ou un magasin prétend à une rente calculée à peu près sur ce taux. La terre et le travail ont gagné en valeur, en comparaison de la région plus à l’ouest, en même temps que les utilités ont baissé de prix, — laissant un moindre proportion des produits du travail absorbé par les mains de l’homme qui se place entre le producteur et le consommateur.

À mesure qu’on avance vers l’est, la part de l’homme intermédiaire baisse de plus en plus, — cela accompagné d’une élévation correspondante de la valeur de la terre et du travail, — et d’un abaissement correspondant du taux du profil et de l’intérêt, — jusqu’à ce qu’enfin dans l’État de Massachusetts nous trouvons le producteur et le consommateur si bien rapprochés l’un de l’autre, que sur le total de la production, la proportion que les négociants se partagent soit en argent soit en marchandise est très-faible, et cependant c’est là que les fortunes s’accumulent plus rapidement que dans aucune autre contrée du monde de l’Ouest.

Et dans ce pays même, si nous pénétrons dans les différentes couches de la société, nous retrouverons le même phénomène que nous avons observé à l’ouest du diagramme. Plus un homme est pauvre et plus le prêteur exige de lui un taux élevé d’intérêt ; plus petit sera son logement, plus le loyer exigé sera cher comparé à son salaire et plus le propriétaire tirera profit du capital employé[1].

§ 6. — Cette tendance se rencontre dans toutes les contrées où les emplois se diversifient de plus en plus. L’inverse se rencontre dans tous les pays qui adoptent les doctrines de l’école anglaise.

Le phénomène de distribution que présentent toutes les sociétés en progrès, si l’on monte l’échelle, correspond exactement à celui qui s’observe si l’on passe des montagnes de l’Ouest où la population est rare et la terre sans valeur, aux Massachusetts où la population est compacte et la terre d’un haut prix.

La terre et le travail, nous le voyons, croissent constamment en valeur à mesure que diminue la proportion attribuée au négociant, au roulage, au marchand, au vendeur d’argent et au propriétaire, — le prix des denrées premières s’élevant et fournissant le signe le plus évident d’une civilisation qui progresse. L’homme devient libre à mesure que la circulation gagne en vitesse et que la terre gagne en valeur et se divise, — tous profitant ainsi par l’aptitude accrue de commander les semences de la nature.

La même chose exactement se présente aujourd’hui en Finance, en Allemagne, en Danemark, en Suède et en Russie. — la quote-part du propriétaire, le taux du profit, l’intérêt pour l’usage de l’argent s’abaissent à mesure que la terre gagne en valeur et que l’homme gagne en liberté.

Le contraire est ce que nous voyons dans l’Inde, en Irlande, à la Jamaïque » au Portugal, en Turquie et autres pays de libre échange, — la terre y perd sa valeur en même temps que la proportion exigée s’y élève constamment, — les profits du négoce s’accroissent à mesure que l’argent disparaît et que s’élève l’intérêt pour son usage. C’est aussi la marche des faits en Angleterre, — où les salaires du travail agricole sont restés stationnaires, tandis que la rente à presque doublé[2]. Il en est de même aux États-Unis où le paupérisme et la croyance en l’origine divine de l’esclavage gagnent constamment du terrain, et marchent du même pas avec la consolidation des terres dans les États plus anciens. Telles sont les conséquences d’un système qui tend nécessairement à augmenter la quantité de grains, de lin, de coton ou de tabac à échanger contre l’or, l’argent, le fer, le plomb ou tout autre des produits métalliques de la terre,

§ 7. — Le capital s’accumule le plus vite là où le taux de profit est le plus bas. Ce taux s’abaisse en raison que l’effort du travail humain est de plus en plus économisé.

Le taux de la quote-part du capitaliste s’abaisse lorsque s’accroît le pouvoir d’association et de combinaison, — cela à cause de la grande économie de travail résultant de l’accroissement de vitesse de la circulation sociétaire. Comme celle-ci s’accroît avec le développement d’individualité, il suit nécessairement que le taux du profit et le taux d’intérêt doivent toujours être au plus bas lorsque le métier et l’enclume se trouvent à côté de la charrue et de la herse : vérité dont on a la preuve en comparant les États du Sud et de l’Est de l’Union avec ceux du Nord et de l’Est, — le Brésil avec la France, — l’Inde avec l’Angleterre, ou l’Irlande, le Portugal et la Turquie avec le Danemark et la Belgique.

Cette réduction étant une conséquence nécessaire de l’accroissement d’efficacité de travail et de l’accroissement d’économie de l’effort humain, on a l’explication facile du fait que le capital s’accumule toujours plus rapidement lorsque le taux de l’intérêt est au plus bas. Le passé nous en fournit des exemples comme nous l’avons va en comparant l’accroissement du capital de l’Angleterre sous les Plantagenets ou de la France sous les Valois, — époque où l’intérêt était très-élevé, — avec ce qui se passe aujourd’hui dans ces deux pays ; ou dans le dernier pays en comparant l’époque antérieure à la révolution, avec celle qui a suivi. On le voit aussi, en comparant tout pays purement agricole, comme l’Irlande, le Brésil, l’Inde avec d’autres où existe la diversité de professions, comme la Nouvelle-Angleterre, la France ou la Belgique, ou bien, sans sortir de notre propre pays, en comparant la période de 1817 à 1824, alors que les moulins et les hauts fourneaux furent partout fermés, avec la période de 1824 à 1834, alors qu’on se mit à construire des moulins.

Le capital étant l’instrument employé par l’homme dans ses efforts pour acquérir le pouvoir sur la nature, tout ce qui tend à accroître son pouvoir sur l’instrument tend également vers l’égalité et la liberté, et tend à l’élévation du travailleur du temps présent aux dépens des accumulations du temps passé. Tout ce qui tend au contraire à accroître le pouvoir de l’instrument sur l’homme, tend à l’élévation de ces accumulations à ses dépens, — à produire l’inégalité, — et à rétablir l’esclavage. Le pouvoir de l’homme sur l’instrument grandissant lorsque grandit l’association, et celle-ci grandissant lorsque se multiplient les professions, il s’ensuit nécessairement que la voie qui conduit l’homme à la liberté fait suite à celle qui conduit au développement des différentes facultés des individus dont se compose la société.

§ 8. — Tendance de la loi de distribution à produire l’harmonie et la paix entre les sociétés de la terre.

Dans la marche que nous avons tracée plus haut, nous remarquons une harmonie parfaite dans les intérêts des différentes parties de la société, — le travailleur tirant grand avantage du voisinage du propriétaire du canot, et ce dernier en tirant également du voisinage de l’homme qui a la volonté et l’aptitude de s’en servir. Aucun ne profite aux dépens de l’autre, — chacun obtient une plus grande quantité d’utilités, — et tous deux sont mis à même de consacrer plus de temps et d’intelligence à perfectionner l’outillage qui leur sert à commander l’usage des services de la nature et d’acquérir ainsi un surcroît de richesse. Tous deux sont également intéressés à tout ce qui peut maintenir la paix, et à adopter un système de conduite qui assure la plus rapide circulation de services et de produits, et la plus grande économie de travail, — le plus haut pouvoir d’association, — le plus parfait développement d’individualité, — et le commerce avec ses semblables le plus large et le moins restreint. La marche dans cette voie les met à même de cultiver les sols plus riches, ce qui accroît les subsistances dont ils disposent, — car le riche grenier de la nature abonde en provisions qui n’attendent que la demande. Le pouvoir de se protéger soi-même fait des progrès, tandis que diminue la nécessité des services du soldat ou du matelot, du négoce ou du roulage, et la nécessité de payer des impôts pour leur entretien. La tendance vers l’égalité s’accroît de jour en jour, — car la nature travaille toujours gratuitement et elle travaille également au bénéfice du fort et du faible, du pauvre et du riche. Plus on la fait travailler pour le service de l’homme, plus s’accroît la tendance vers le développement des facultés particulières de tous, — plus s’augmente la rémunération pour chacun, — et plus s’élève le type de l’homme lui-même[3].

§ 9. — Les économistes anglais prétendent que le capital augmente le plus vite alors que, et là où, le taux de profit est le plus élevé.

Tous les faits de l’histoire, aussi bien que tous ceux qui se déroulent sous nos yeux prouvent que le progrès des nations en richesse et en prospérité, en moralité, intelligence et liberté, est en raison inverse du taux du profit et de l’intérêt. Cependant consultons le docteur, M. Culloch, et nous le trouverons soutenant la thèse précisément contraire. Puisque le capital est formé de l’excédant de produits réalisé par ceux qui se vouent aux opérations industrielles, il suit de là, évidemment, que les moyens d’amasser ce capital seront le plus considérables, là où le taux du profit sera le plus considérable. C’est là une proposition si évidente, qu’il est à peine nécessaire de la démontrer. L’homme qui produit un boisseau de froment en deux jours, possède évidemment la faculté d’accumuler deux fois aussi promptement que l’homme qui soit par défaut d’habileté, soit parce qu’il est obligé de cultiver un mauvais terrain, est forcé de travailler quatre jours pour arriver à produire la même quantité de froment ; et le capitaliste qui place son capital de manière à lui faire rapporter un profit de 10 %, a pareillement la faculté d’accumuler deux fois aussi vite que le capitaliste, qui ne peut trouver un mode de placement qui lui rapporte plus de cinq pour cent. En conformité avec cette assertion, on voit que la faculté d’amasser, ou, en d’autres termes, le taux du profit a été constamment le plus considérable chez les peuples qui ont fait les progrès les plus rapides en richesse et en population… Nous croyons qu’on peut établir, comme un principe qui souffre peu d’exceptions, que si deux pays ou un plus grand nombre, placés par la nature à peu près dans les mêmes circonstances, ont un gouvernement également tolérant et libéral, et protègent également la propriété, la prospérité de ces pays sera en raison directe du taux des profits dans chacun d’eux. Partout où, toutes choses égales d’ailleurs, les profits sont élevés, le capital s’accroît rapidement, et il se produit un accroissement rapide de la richesse et de la population ; mais, d’un autre côté, partout où les profits sont faibles, les moyens de mettre en œuvre une plus grande somme de travail sont limités en proportion, et le progrès de la société en devient d’autant plus lent[4]. »

Il y a dans tout ceci un manque de clarté qui a droit de surprendre, de la part d’un écrivain si haut placé dans l’école Ricardo-Malthusienne. L’homme dont il est question, le producteur de froment A, est un producteur d’objets échangeables ; c’est un homme qui gagne des salaires. Il abandonne une part des produits à B, le propriétaire qui reçoit une rente, il garde pour lui-même une autre part, pour être vendue au magasin par l’intermédiaire de C, le négociant qui reçoit des profits. Le fonds qui sert à acquitter tout cela, c’est le froment, et rien autre ; il est donc évident que le producteur bénéficiera de toute diminution de la part prise par les parties qui se placent entre lui et D, le consommateur du pain ; tandis que tous les deux auront à souffrir de tout ce qui accroît cette quote part. Les intérêts de A et de D sont en antagonisme à ceux de B et de C. Ils désirent donc que le taux de profit soit bas, — comprenant fort bien que moins il y aura de frottement dans le trajet entre eux, et plus s’accroîtra leur part dans les utilités produites. B et C désirent, au contraire, accroître le frottement, — acheter les services du travailleur et ses produits au meilleur marché, et les vendre le plus cher possible, — moyen de s’assurer un taux élevé de profil ; sur quoi M. Mac-Culloch vient nous dire que mieux ils réussiront à atteindre leur but, et plus il en résultera d’accroissement du capital. En ce cas, le capital s’accroîtrait bien plus vite dans Minnesota que dans l’État des Massachusetts — car le taux du profit y est trois fois plus élevé. C’est le contraire, heureusement, qui arrive. Lorsque le taux du profit est élevé, la quantité touchée de profit est toujours faible, — le capital restant longtemps à s’accroître. Lorsque le taux est bas, la quantité est considérable, — le capital s’accroissant très-vite. Plus il y a rapprochement des prix des matières premières et de ceux des utilités achevées, plus le taux baisse, mais la quantité augmente, — ce qui est prouvé par l’accroissement rapide du capital, en ce moment en France, en Allemagne, en Suède et en Danemark. Plus il y a d’écart entre les prix, plus le taux de profit s’élève, mais l’accroissement du capital est plus lent, — comme on le voit aujourd’hui en Turquie, en Portugal, en Irlande, et dans tous les autres pays de libre échange.

Les faits sont donc incompatibles avec la théorie de M. Mac Culloch, comme les désirs du négociant, qui veut acheter bon marché et vendre cher, le sont avec ceux du producteur et du consommateur, qui sentent que plus s’abaisse le taux du profit et plus grand sera le fond sur lequel ils doivent nourrir et vêtir leur famille. L’inconséquence est le caractère essentiel de l’économie politique moderne ; et par la raison que tous les enseignements ont pour base cette assertion, que l’homme débute par cultiver les sols riches, — un fait qui ne s’est jamais présenté et ne peut pas se présenter. À la suite de M. Ricardo, M. Mac Culloch prétend qu’à mesure que la puissance productive du travail décroît, la rente s’accroît, le propriétaire recevant beaucoup lorsque la production est faible, quoiqu’il reçoive peu lorsqu’elle est abondante. La quote-part du travailleur, selon cette théorie, va constamment en décroissant. Cependant, comme les faits donnent un démenti complet, — puisque la quote-part du travailleur, chez toutes les nations en progrès, va croissant régulièrement, — on met cela sur le compte de la nécessité.

« Il est clair que la fertilité décroissante des terrains auxquels doit avoir recours toute société en progrès, ne se bornera pas, comme nous l’avons déjà remarqué, à diminuer la quantité de produits à répartir entre les profits et le salaire, mais qu’elle augmentera également la proportion de ces produits qui doit former la part du travailleur. Il est tout à fait impossible qu’il y ait continuation d’augmentation du prix des produits bruts, qui forment la partie principale de la subsistance des pauvres, en forçant le rendement des bonnes terres, ou mettant les mauvaises en culture, sans qu’il y ait augmentation de salaire[5]. »

Voici donc la proportion du travailleur qui s’accroît en vertu de la même loi qui fait en même temps qu’elle décroît. Plus diminue le fond sur lequel les deux parties doivent être payées, et plus s’accroît la quote-part qui échoit à chacune.

§ 10. — Effet qu’exerce sur le taux d’intérêt la quantité d’espèces métalliques. Erreurs de M. Hume.

« Rien n’est regardé, dit Hume dans son Essai sur l’intérêt, comme un signe plus certain de l’état florissant d’une nation que le faible taux de l’intérêt, et avec raison — bien que dans mon opinion, ajoute-t-il, la cause ne soit pas précisément celle que l’on assigne communément. Le faible taux d’intérêt s’attribue généralement à l’abondance de l’argent. Mais l’argent, quoique abondant, n’a pas d’autre effet, s’il est placé, que d’élever le prix du travail… Les prix ont quadruplé depuis la découverte des Indes, et il est probable que l’or et l’argent se sont multipliés beaucoup davantage, mais l’intérêt n’a pas baissé de plus de moitié. Le taux de l’intérêt ne dérive donc pas de la quantité des métaux précieux. »

L’effet ici attribué à la quantité accrue d’argent est parfaitement exact. — Elle élève non-seulement le prix du travail, mais aussi celui de la terre et de toutes les denrées premières du sol. Leurs prix avaient monté au moment où ce passage fut écrit ; mais ceux des utilités achevées avaient beaucoup baissé, — ce qui facilitait l’achat des métaux précieux en diminuant les frais de reproduction et par suite abaissant le taux d’intérêt.

On a nié que l’accroissement de la quantité d’argent puisse exercer quelque effet sur le prix à payer pour son usage. En y réfléchissant davantage, M. Hume eût certainement reconnu que les emprunteurs qui touchent de gros salaires obtiennent toujours l’argent à un taux d’intérêt plus bas, que celui qu’on impose à ceux qui touchent de faibles salaires. En promenant son regard sur ce monde, il eût vu que l’intérêt est faible partout où le travail et la terre ont une grande valeur élevée, au contraire, là où la terre est à vil prix et où l’homme est esclave. De plus il eût vu que selon que les haches ou les machines sont perfectionnées, et le travail rendu plus productif, le propriétaire de ces instruments est obligé de se contenter d’un taux de compensation constamment décroissant en proportion du coût de l’instrument — laissant à l’homme qui s’en sert une quote-part constamment décroissante dans une quantité constamment croissante.

C’est exactement pour la même raison qu’il allouera au possesseur de cet instrument d’échange, qui consiste en pièces d’or et d’argent, une plus faible indemnité pour leur usage, — parce qu’il sent qu’avec les instruments actuels améliorés, il dépensera le même effort pour gagner plus de schillings qu’il eût dépensé à l’époque des Plantagenets pour gagner un pence, La valeur ne peut excéder le coût de reproduction. Lorsqu’elle baisse et que le travail est en hausse, l’intérêt baisse nécessairement. — Cette baisse de l’intérêt, selon l’expression de M. Hume, « est un signe certain de la prospérité d’une nation » par la pure et simple raison qu’elle est un signe d’une haute valeur de la terre et du travail, — laquelle donne le pouvoir d’acheter les métaux précieux.

Ce qui fait monter l’intérêt, dit M. Hume, « ce n’est pas la rareté de l’or et de l’argent, mais la grande demande de l’emprunt, l’insuffisance des capitaux pour répondre à la demande, et les grands profits à faire dans le commerce, » ou, pour parler plus exactement, dans le trafic. C’est dans de telles circonstances, certainement, que l’intérêt est élevé, — et elles se rencontrent infailliblement dans tous ces pays, qui, — ayant la balance du commerce contre eux, — ne peuvent acquérir ou retenir un approvisionnement convenable de ce grand instrument d’association qui a nom monnaie. Ceux qui le possèdent en tirant alors de grands profits, et le nombre considérable de ceux qui ne l’ont point étant appauvris, il y a grande demande pour emprunter, et insuffisance de capital pour répondre à la demande, comme nous voyons que c’est précisément le cas dans les États de l’Ouest. Le bas intérêt provient, comme dit l’écrivain de ce qu’il y a peu de demandes d’emprunt, un capital supérieur à la demande, et peu de profits à réaliser dans le négoce. » Lorsque le capital abonde, la rémunération du travail s’élève, et c’est alors que diminue la nécessité d’emprunter et que diminue de jour en jour le pouvoir du négociant. Producteurs et consommateurs s’enrichissent parce que s’est accrue la possibilité de retenir pour leurs propres fins et usage, les produits de leur travail. Quand l’argent est rare, les négociants font des primes. Quand il abonde, il y a tendance chaque jour croissante à ce que le travailleur s’élève à l’égalité de condition avec le trafiquant, qui vit sur le travail des autres.

§ 11. — Vues erronées d’Adam Smith au sujet de la loi naturelle qui règle le prix à payer pour l’usage de l’argent.

Les doctrines d’Adam Smith sur la question d’intérêt ont pour base la théorie erronée sur laquelle sont assises celles de l’école Ricardo-Malthusienne[6]. « Après que tous les sols de qualité supérieure et de situation meilleure ont été occupés, la culture trouve moins de profit à faire en s’appliquant aux sols inférieurs en qualité et situation, un intérêt moindre est fourni au capital ainsi employé. »

Malheureusement pour cette théorie les faits sont précisément le contraire. Le colon pauvre commence invariablement par les sols pauvres ; c’est seulement lorsqu’il entre en possession d’un meilleur outillage qu’il est en état de s’attaquer aux sols riches. Précisément alors le taux d’intérêt s’abaisse. Plus le travail est rémunéré, plus s’accroît la facilité d’obtenir l’argent qui est l’instrument de circulation pour les produits du travail, — le taux d’intérêt tendant à baisser à mesurer que s’accroît le pouvoir de commander l’utilité dont on payera l’usage.

Cette idée erronée du docteur Smith le fait tomber nécessairement dans plusieurs contradictions avec lui-même. Ainsi, après avoir affirmé que l’intérêt baisse là où s’accroissent la richesse et la population ; — à cause de la nécessité constamment croissante d’appliquer le travail aux sols plus pauvres — il enseigne que c’est dans les pays où les salaires sont infimes que l’intérêt est élevé, par exemple, au Bengale, où le fermier paye 40, 50 et jusqu’à 60 %, ou en Sicile, à l’époque où Brutus se contentait de 48. Il est difficile cependant d’imaginer quelque chose de mieux calculé pour amener ces salaires infimes, et par conséquent l’intérêt exorbitant, que ces mêmes circonstances que l’on décrit comme l’accessoire invariable de l’accroissement de richesse et de la baisse d’intérêt, — une nécessité croissante d’appliquer le travail à des sols qui d’année en année le payerait de moins en moins. Cherchez dans Hume ou Smith une logique suivie partout où ils ont traité la question de monnaie, ce serait aussi bien perdre son temps que la chercher chez Ricardo et Malthus, lorsqu’ils traitent de l’accroissement de richesse et de population.

Tous les faits que l’on étudie soit dans le présent soit dans le passé concourent à prouver la vérité universelle de cette assertion : que le taux de profit et le taux d’intérêt tendent nécessairement à baisser à mesure que les prix des matières premières et ceux des produits achevés tendent de plus en plus à se rapprocher. La population des États-Unis donne une quantité constamment croissante de blé, riz, farine, coton et tabac, pour une quantité décroissante d’or, d’argent, de fer, de plomb et d’autres métaux, d’où il suit que chez elle taux d’intérêt est tellement élevé[7].

§ 12. — Absence de logique dans les doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne.

M. Mill pense « qu’il existe pour chaque époque et pour chaque lieu un taux particulier de profit, qui est le plus bas qui puisse induire la population de cette époque et de ce lieu à accumuler des épargnes et à les employer d’une manière productive — ce minimum variant selon les circonstances. » C’est cependant lorsque les gens sont le plus poussés à épargner, qu’ils sont le plus enclins à entasser et le moins disposés à employer leurs moyens en aucune manière qui profite à la société ou à eux-mêmes. Épargner implique un arrêt de la circulation, — tandis qu’un emploi profitable du capital implique une accélération de la circulation, — deux choses qui sont tout à fait contradictoires. 4 % est le point où chacun en Angleterre se sent le désir d’épargner ; — aujourd’hui ce taux, selon M. Mill, agit pour développer ce désir aussi efficacement que le taux de 40 % agissait sous le roi Jean, et qu’il agit encore aujourd’hui dans l’empire birman. « Un tel taux, ajoute-t-il, existe toujours, et une fois atteint, il n’y a plus pour le moment d’accroissement possible de capital[8]. »

Le manque de toute logique dans les doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne est ici évident au plus haut point. Après qu’on a soumis l’homme à une grande loi de la nature, en vertu de laquelle le travail devient d’année en année moins productif, on vient nous dire que les hommes éprouvent le désir d’épargner dans tel lieu, pourvu qu’ils obtiennent 4 % ; que dans tel autre lisseront induits à l’économie par quarante ; l’homme se trouvant de la sorte investi du pouvoir de déterminer lui-même si le capital s’accroîtra ou non, — bien que cependant vivant, se mouvant, ayant son être sous une grande loi qui rendrait l’accumulation plus difficile d’année en année[9].

Pourquoi cependant le taux du profit était-il si élevé en Angleterre à l’époque des Plantagenets ? Pourquoi si élevé de nos jours dans l’Inde, au Mexique, en Turquie et chez toutes les nations non fabricantes ? Pourquoi si bas en France et en Angleterre ? Pourquoi le capital s’accumule-t-il plus vite en France qu’en Portugal ? Voilà des questions à poser à la science ; mais que les économistes modernes laisseront sans réponse tant qu’ils persisteront à supposer l’existence d’une grande loi, en vertu de laquelle la tendance à la pauvreté et à la dégradation s’accroît à mesure que les hommes deviennent plus nombreux et plus aptes à combiner leurs efforts.

La véritable réponse à toutes se trouve dans ces simples propositions : — que le capital s’accumule en raison directe de l’économie de l’effort humain, — que plus vite il s’accroît, plus grande est la tendance à la diminution de valeur de toutes les accumulations précédentes et que moindre est leur valeur, moindre est la charge à acquitter pour leur usage, et plus grande est la tendance à l’accroissement de richesse de force et de pouvoir.

§ 13. — La valeur de l’homme s’élève à mesure que baisse le taux de profit, d’intérêt et de rente.

M. Mac-Culloch enseigne que les travailleurs ne veulent, et en fait ne peuvent se présenter sur le marché, si les salaires ne sont pas suffisants pour les y attirer et maintenir. De quelque point que nous partions du cercle politique, le coût de production est selon lui, le grand principe auquel on aboutit toujours. Les hommes, les femmes, les enfants, sont objets de manufactures, et « amenés sur le marché » en Irlande pour travailler à quatre pences par jours, parce que « le paysan vit dans de misérables huttes de terre, sans fenêtre ni cheminée et sans rien qu.on puisse appeler meuble ; tandis qu’en Angleterre, il habite un cottage à fenêtres vitrées, et à cheminées, et garni d’un bon mobilier, et que ce cottage est aussi remarquable par sa propreté et le confort que la cabane irlandaise par sa saleté et sa misère. »

Certes, voilà une manière commode d’apprécier l’état déplorable de l’Irlande sous le système qui a d’abord annihilé ses manufactures et depuis a réduit la nation à néant, comparativement aux autres nations, — une manière commode bien que très-peu philosophique. D’après le principe qu’on établit, la cause des salaires élevés de l’homme de loi, du négociant, du général, de l’amiral, doit être attribué à ce qu’ils vivent dans de grandes maisons au lieu de huttes de terre ; qu’ils boivent du vin au lieu d’eau ; qu’ils portent de beaux habits au lieu d’aller en haillons. La raison des salaires infimes des uns et des gros honoraires des autres se découvrirait mieux dans le fait de leur existence sous un régime qui vise à avilir le prix du travail et des matières premières, dans le but d’enrichir ceux qui font trafic d’hommes et de marchandises.

La valeur de l’homme, comme celle de toute utilité et de tout objet se mesure par le coût de production et non par celui de reproduction. À l’époque des Plantagenets, « le bénéfice du clergé » était le privilège de l’homme qui connaissait l’alphabet et savait lire. Aujourd’hui la richesse s’est accrue et presque tout le monde lit, — les travailleurs du présent profitent ainsi des accumulations du passé. Plus vite s’accroît la richesse, et plus se perfectionne la circulation sociétaire, plus il y a tendance à la production d’intelligences supérieures en puissance, en même temps que diminue la valeur de celles précédemment produites.

Plus les prix du travail et des matières premières de la terre tendent à s’élever, et plus tendent à baisser les prix des produits achevés ; — l’écart entre eux disparaissant — moins il reste de place pour les profits, intérêt et rente, et plus l’homme grandit en valeur ainsi que la terre qu’il cultive[10].

  1. Il y a peu d’hommes en Angleterre employant un capital de 100.000 liv. st., qui ne se contentassent d’un profit au-dessous de 10  % par année. Un manufacturier très-éminent, avec un capital de 40.000 liv., se plaignait à nous du faible taux de ses profits qu’il estimait de 12 1/2 %. Nous croyons qu’en moyenne 15 % est le taux qu’attendent les marchands qui emploient un capital de 10.000 à 20.000 liv. Il n’est point pour ainsi dire de commerce en gros qui n’exige un capital d’au moins 10.000 liv. Les capitaux moindres, appartiennent donc généralement aux fermiers, aux petits industriels, qui même lorsque leur capital monte à 5.000 ou 6.000 liv. prétendent à 20 %, et plus le commerce est infime, plus le tant pour cent s’élève. On nous dit que les petits fruitiers en échoppe calculent leurs gains à 2 deniers par shilling, soit 20 % par jour et un peu plus que 7.000 liv. Par année. Cela cependant semble presque trop bas. Le capital ainsi employé par chaque fois excède rarement 5 shellings, le 20 % ne serait que l sh. par jour — ce qui représente à peine le salaire rien que du travail employé. Il se peut néanmoins que le capital se renouvelle plus qu’une fois par jour ; et les capitalistes en question, si l’on peut les qualifier ainsi, sont généralement vieux et infirmes, leur travail n’a que peu de valeur. Le calcul peut donc être exact. Nous le citons comme le taux le plus élevé de profit que nous connaissions. Senior. Outlines of Political Economy, p. 214.
  2. Voyez précédemment, VoL II, p. 94, ce qu’ont dit à ce sujettes écrivains anglais qui font autorité.
  3. Voici comment se trouve exposée l’harmonie de cette grande loi, dans un livre que nous avons souvent cité :
      « Un point qu’il faut surtout remarquer, c’est que les avantages qui résultent de l’amélioration progressive pour le capitaliste et le travailleur, ne bénéficient point à l’un au préjudice de l’autre, et que tous deux bénéficient sans que ce soit aux dépens d’un tiers. Au contraire, des individus qui n’ont point contribué à l’amélioration, qui n’ont coopéré ni avec le capitaliste, ni avec le travailleur, participent aux bénéfices qui en résultent. Le travailleur qui, à la seconde période retient, après rémunération du capitaliste pour son assistance, une récompense en canots ou autres objets, équivalente à 4 pour le même travail dont son prédécesseur avait obtenu 1, — le travailleur qui, à la troisième période, après le capitaliste payé, a 14 au lieu de 4 qu’avait son père, — désire naturellement échanger quelques-uns de ces objets contre des objets d’autres sortes faits par d’autres travailleurs. Il ne peut toutefois exiger longtemps que ceux-ci échangent avec lui des services sur un pied d’inégalité, en lui donnant le produit de plus de travail qu’il n’en a dépensé lui-même. Autrement il induirait quelques-uns d’entre eux à construire des canots non-seulement pour leur propre usage, mais pour les vendre. Supposons qu’arrivés à la période du second degré de progrès, les valeurs se sont ajustées d’elles-mêmes, qu’un canot s’échange contre la venaison produite par une semaine de chasse, on contre le poisson pris après sept jours de travail, au filet, à l’hameçon ou au harpon. À la troisième période, les constructeurs de canot voudront d’abord obtenir en échange, contre une quantité de travail donnée, un surcroît de venaison ou de poisson, dans le rapport de 14 à 4 ou 3 fois et demi plus qu’auparavant. À ce taux, chasseurs et pécheurs n’auront pas plus d’aptitude à se procurer des canots qu’auparavant. L’offre croîtra rapidement, les moyens des tierces personnes d’acheter restant stationnaires. Beaucoup de canots resteront non Tendus aux mains de leurs constructeurs. Ceux-ci veulent-ils éviter ce résultat, ils offriront de prendre 9 longes de venaison en échange du même canot ou de la même part dans un canot dont ils demandaient d’abord 14, — autrement dit ils abandonneront aux chasseurs et pécheurs cinq quatorzièmes des avantages acquis par l’amélioration des haches, — la situation sera alors celle-ci : le travailleur qui se sert de la hache aura encore augmenté sa quote part dans le produit plus que le capitaliste qui fournit la hache, — le premier obtenant 9 au lieu de 4, le second 4 au lieu de 2, mesurés soit en canots, soit en venaison ou en pêche. Le premier obtiendra 9 quatorzièmes on 2 fois un 1/4 autant de venaison qu’auparavant. Le second aura 2 fois autant de canots à échanger contre de la venaison ; mais, comme le pouvoir d’acheter canots est réduit dans la proportion de neuf quatorzièmes, ils n’obtiendront qu’une fraction de quatre quatorzièmes, — environ 28 "/o de plus de venaison et de poisson qu’auparavant. Les acheteurs de canots obtiendront 14 pour le même travail qui ne leur procurait auparavant que 9, ou obtiendront un canot pour le travail de 4 jours et 1/2 au lieu de 7, — en substituant des dollars d’argent au lieu de longes de venaison. Nous avons seulement les mêmes faits, présentés sous un aspect rendu plus familier par l’usage de la monnaie comme intermédiaire d’échange. Il restera cette grande vérité que les salaires ont augmenté. Les profits ont augmenté aussi quoique dans un degré moindre, sous le rapport de leur montant absolu. Tandis que la valeur et le prix de l’utilité, en dehors des procédés de l’échange et de la vente sur laquelle profits et salaires seront payés, a diminué. En se servant des bienfaits gratuits de la nature, en usant des forces qu’elle tient à la libre disposition de l’intelligence humaine, le travailleur peut obtenir un surcroît à ses salaires, le capitaliste assumer un surcroît à ses profits — laissant un excédant à répartir au bénéfice de la communauté entière des consommateurs. L’expérience journalière confirme cette vérité que les hauts prix ne sont pas nécessaires aux salaires élevés et aux gros profits. Ils dérivent de la production à bon marché, et comme ils sont en conformité parfaite avec elle, leur existence dans toute communauté ne doit point exclure l’idée qu’il faut lutter de bon marché, en tentant de nouveaux modes de production, avec les autres pays, où gages et profits sont à un taux inférieur. Il est néanmoins très-important d’observer que tandis que la quote-part du capitaliste dans les produits diminue par suite d’une amélioration dans l’outillage, cela ne fait pas que sa part doit être en proportion moindre à son capital qu’auparavant. » Smith. Manual of Political Economy.
  4. M. Mac Culloch ajoute en note. « Pour éviter toute chance de malentendu, il est nécessaire d’observer que ceci se rapporte au profit net c’est-à-dire la somme qui reste au capitaliste après tous les frais acquittés, y compris une somme suffisante pour assumer le capital contre le risque, et pour l’indemniser de ce qui peut être particulièrement désagréable dans son service. »
  5. Mac Culloch. Principles of Political Economy.
  6. Richesse des Nations, liv. I, chap. xi.
  7. De ce que l’intérêt et les salaires sont bas en Hollande, et élevés dans les États-Unis, on serait tenté de supposer qu’il y a là exception à la règle générale exposée ci-dessus. En examinant mieux on voit au contraire sa confirmation. La première vit sur les accumulations du passé, les autres vivent en tirant sur l’avenir. Le pur rentier est forcé de se contenter du taux le plus bas de profit et des plus petits salaires. Le prodigue boit, mange, et se réjouit, mais il finit à l’hospice. La population des États-Unis vit sur la vente de son sol. Si l’on évaluait l’énergie potentielle dont on dépouille la terre chaque année, d’après le prix que l’on paye au Pérou pour le guano destiné à la rétablir en partie, on trouverait probablement que cela monte à bien près de la moitié de la valeur totale donnée à la terre par les générations qui l’ont occupée depuis l’époque des Puritains, (Voyez précédemment, vol. II, p. 200.) Voilà pourquoi la proportion de la propriété mobile à celle fixée est si élevée, et si forte la tendance au rétablissement final de l’esclavage dans toute l’Union.
  8. J.-S. Mill. Principes of Political Economy, book IV, chap. iv, § 3.
  9. Essay on Wages, p. 27.
  10. On peut regarder le prix de l’intérêt comme une espèce de niveau au-dessous duquel tout travail, toute culture, toute industrie, tout commerce cessent. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée : les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et les vallons, paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou s’abaisse d’un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plages immenses. — C’est l’abondance des capitaux qui anime toutes les entreprises, et le bas intérêt de l’argent est tout à la fois l’effet et l’indice de l’abondance des capitaux. » — Turgot. Distribution des richesses, § 89.