Le Mariage du trésorier/Texte entier

E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. --202).
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LES


MÉNAGES MILITAIRES


L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l’étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la librairie) en avril 1876.


paris. typographie de e. plon et Cie, rue garancière, 8.
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LES MÉNAGES MILITAIRES



LE MARIAGE DU TRÉSORIER



I

En 1869, le 43e bataillon de chasseurs à pied, retour du Mexique, occupait depuis une année la garnison de Vincennes, que sa proximité de Paris classe parmi les plus enviées.

Il était commandé par un soldat d’Afrique et de Crimée, le commandant Toussaint, un troupier fini, comme disaient les vieilles moustaches du corps, épithète qui sert, paraît-il, à qualifier toutes les vertus militaires, et lui ralliait la sympathie de ceux d’entre ses subordonnés qui avaient patiemment conquis, un à un, tous leurs grades.

Les jeunes sous-lieutenants, élèves de Saint-Cyr, qui avaient entendu raconter les élégantes traditions du 43e, déploraient la présence d’un chef qui ne connaissait que la discipline toute nue et dédaignait profondément les accommodements qu’un homme du monde sait se ménager avec sa brutalité.

C’est dire assez que les belles manières étaient le moindre souci du bataillon à sa rentrée en France. Cette dernière campagne avait d’ailleurs introduit dans son effectif des éléments nouveaux, infiniment plus recommandables par leurs bons services que par leur éducation première.

La bravoure y avait engendré la hâblerie ; le climat brûlant, longtemps supporté, y avait développé le culte de l’absinthe ; le sans-gêne y était à l’ordre du jour ; enfin, symptôme qui caractérise généralement les rentrées de campagnes, une bonne moitié des officiers s’étaient mariés hâtivement, étourdiment, pressés par une soif de vie intérieure plus légitime que prudente, sans prendre le temps de bien choisir.

Il en était résulté pas mal de ménages où l’amour devait tenir lieu de dot, et quelques-uns même où l’incompatibilité d’humeur glissait déjà son souffle desséchant.

C’était la plaie secrète du commandant Toussaint, un vieux garçon qui regardait en haussant les épaules les petites misères conjugales de ses officiers.

— Sacrebleu ! avait-il déclaré, je ne donne plus d’autorisation de mariage à moins qu’on ne m’apporte, dans mon cabinet, la dot de la future en espèces roulantes et sonnantes. Messieurs, vous pouvez vous le tenir pour dit.

Comme on savait bien que le commandant menaçait d’excéder ainsi son droit, la terreur n’était pas grande parmi les gens mariables du bataillon. Et puis le voisinage de Paris, la ville des séductions incessantes et des caprices faciles, commençait à produire son effet : depuis un an, on se mariait beaucoup moins au 43e.

À cette époque, l’aristocratie n’y était représentée que par trois sous-lieutenants des dernières promotions. Ce fut donc un étonnement pour tous, lorsqu’on vit arriver le lieutenant Georges de Maucler, qui venait y prendre les fonctions de trésorier en remplacement du titulaire décédé.

Tout d’abord, ce grand beau garçon-là avec sa taille élevée d’une suprême élégance, son teint mat, ses fines moustaches crânement relevées, la simplicité recherchée de ses façons de gentilhomme, parut une anomalie dans ces fonctions bureaucratiques.

Lui, trésorier ! c’est-à-dire éplucheur de comptes, assidu au travail, ferré sur les chiffres, enterré dans les paperasses, allons donc !… Il n’était pas fait pour s’endormir dans les somnolentes aridités de la section hors rang ; sa place future était à la droite du bataillon, comme adjudant-major ; la parade serait son triomphe, et les grandes manœuvres son avenir.

Voilà ce que disaient à haute voix les camarades indulgents. Les envieux ajoutaient tout bas que ce prudent jeune homme voulait ménager ses mains féminines et son front blanc en les mettant à l’abri des rudes exercices corporels de la vie militaire.

Il est probable que ces propos malveillants, — qu’on ne s’explique, du reste, que par l’usage à peu près général de confier ces fonctions spéciales à d’anciens sous-officiers qui ont prouvé leurs aptitudes, et se contentent d’un avancement médiocre en échange de la tranquillité de leur position, — il est probable, dis-je, que ces propos parvinrent aux oreilles du nouveau venu.

Il affecta d’abord de n’y prêter aucune attention ; mais comme la jalousie de quelques candidats évincés rendit le venin de plus en plus corrosif, M. de Maucler, au déjeuner commun de la pension militaire, dit un jour à ses camarades :

— Messieurs, j’apprends que vous êtes surpris de me voir au dépôt avec un titre dont plusieurs d’entre vous se croyaient justement plus dignes, et que les motifs de mon acceptation sont dénaturés ou mal compris. Il est peut-être bon de rectifier votre opinion à cet égard.

Il y eut un grognement approbatif autour de la table.

Le jeune homme promena lentement son regard ferme sur les convives en l’arrêtant plus spécialement sur quelques-uns.

— Non, monsieur Lorillon, reprit-il, je ne suis pas trésorier parce que j’ai des dettes cachées qu’il me faut payer à tout prix. Non, monsieur Périllas, je ne suis pas trésorier parce que le grand soleil du polygone répugne à mes goûts efféminés. Non, monsieur Anselme, je ne suis pas trésorier parce que je sais mieux manier une plume qu’une épée… : cela, je pourrais vous le prouver au besoin. Je suis trésorier, messieurs, parce que j’ai à remplir une lourde et sérieuse tâche qui me fait désirer, pendant quelques années, une vie relativement immobilisée ; je suis trésorier, parce que j’avoue être pauvre et avoir très-prosaïquement besoin des appointements supérieurs attachés aux fonctions que j’occupe, pour m’aider à accomplir un devoir que je considère comme sacré et sur lequel je n’ai pas à m’expliquer davantage.

Un silence profond suivit cette déclaration étrange, humble et fière à la fois, rare dans les coutumes militaires où l’on supporte la pauvreté sans l’avouer, mais qu’un cachet de loyauté indicible rendait respectable.

Les officiers se regardèrent, interdits, sentant le mérite de cette parole claire et sans emphase, un peu honteux déjà de leurs jugements téméraires, regrettant leurs médisances et hésitant à les désavouer.

Le lieutenant Périllas, un des médisants, avec le prime-saut de sa nature méridionale, fut le premier à reconnaître ses torts.

— Tarasque ! s’écria-t-il en se levant d’un mouvement brusque, c’est trop de bonté de nous exposer vos motifs. Vous êtes ce que vous êtes, parce que vous voulez l’être ; cela suffit, et vous me paraissez un gaillard de taille à faire respecter votre sentiment.

— Je le crois, répondit simplement Georges de Maucler.

— Pour ma part, si j’ai prononcé la parole que vous venez de relever, — et j’en suis bien capable après tout, — je reconnais avoir dit une sottise. Nos langues du Midi nous jouent de ces mauvais tours-là. Veuillez bien l’oublier, monsieur !

M. de Maucler étendit à travers la table sa main longue et soignée, qui fut énergiquement serrée dans la main brune et nerveuse de M. Périllas.

Cet exemple amena une autre rétractation, moins carrément formulée, et quelques protestations qui parurent suffisantes à tout le monde.

Le déjeuner s’acheva sans incident. Le président de la table fit apporter du champagne, et l’on but, sans rancune, à la santé du nouveau trésorier.

Telle fut rentrée de Georges de Maucler au 43e bataillon de chasseurs. De cette escarmouche, dont il conserva un certain prestige, naquit pour lui la très-sincère amitié du lieutenant Périllas, à laquelle son inséparable Pylade, le capitaine Lanternie, — épaisse et excellente nature, — ne manqua pas d’ajouter promptement son estime.

Ces trois officiers, quoique fort dissemblables de naissance et de manières, se sentirent cependant sympathiques, car ils étaient profondément honnêtes, francs, bons militaires et suffisamment chauvins.


II

Les anciens visiteurs du bois de Vincennes, que le souvenir de leur admiration passée ramène sous ses ombrages, reconnaissent difficilement, et même ne reconnaissent absolument plus, les épais fourrés, coupés de larges allées feuillues, où ils s’égaraient autrefois.

Depuis quelques années, la nature, qui faisait seule les frais de ces décors agrestes, s’est adjoint la collaboration de l’art, et, de cet accouplement fécond, sont, nés ces paysages gracieux, ces lacs pleins de fraîcheur, ces courbes élégantes, ces entrelacements de lierre et de rochers, ces échappées vertes, ces fonds lumineux qui font du bois de Vincennes actuel une des plus belles perles de l’écrin splendide dont M. Alphand a été établi, par la ville de Paris, ciseleur, monteur et metteur en lumière.

Malheureusement pour les amateurs de beautés purement champêtres, la spéculation a suivi l’art, et les constructeurs de villas modernes ont succédé aux terrassiers paysagistes. Une ceinture de maisons blanches, de chalets coquets, de pimpants pavillons s’étend autour de la ville, empiétant de plus en plus sur le vrai bois, frais et odorant, de jadis.

Les grands chênes sont coupés dans les lots de terrains à vendre, et le nouveau propriétaire plante autour de sa maisonnette une série de manches à balai, grêles, à têtes maigrement empanchées, du plus lamentable effet comme perspective. Les parterres se grillent au grand soleil tandis que les habitants voient à quelques pas, — supplice renouvelé de Tantale, — les ramures touffues verser l’ombre aux promeneurs.

Dans dix ans, quand les manches à balai seront des arbres et les parterres des jardins, Vincennes tout entier, s’allongeant de Fontenay-sous-Bois à Paris, ne sera plus qu’un adorable nid de verdure et de fleurs, où les boulets du polygone paraîtront d’étranges fruits dépaysés.

Une des belles maisons nouvellement construites sur l’avenue Marigny appartenait, en 1869, à M. Athanase Gilmérin, lequel avait laborieusement édifié une plantureuse fortune dans le commerce des denrées coloniales, en plein quartier des Halles.

Actif, habile et honnête, il arriva, jeune encore, à cette situation honorable, aisée, autoritaire, qui est l’ambition légitime du grand commerçant. Il pouvait, en persistant dans cette voie, doubler ses capitaux, mais ayant perdu sa femme, — une utile compagne de travail, — il jugea plus sage de se retirer des affaires après avoir assuré son avenir et la dot de ses enfants.

Ni l’un ni l’autre, du reste, n’étaient aptes à lui succéder. Son fils, Sosthène Gilmérin, après des études capricieuses, s’était découvert un goût prononcé pour la peinture. Il avait dès lors abandonné tout projet d’occupation sérieuse, et barbouillait sur toile avec une ardeur digne d’un résultat moins fantaisiste.

Comme il était largement pensionné par son père, et très-généreux avec ses amis, ceux-ci lui persuadaient aisément que ses tableaux de genre étaient étourdissants et que l’air circulait entre les arbres violets de ses paysages. Pour M. Gilmérin, Sosthène était un des plus grands peintres de l’avenir.

Sa fille, mademoiselle Valérie Gilmérin, qui avait fait au couvent des Oiseaux les plus aristocratiques connaissances, ne pouvait décemment, en rentrant au logis, trouver son père à la tête d’une armée de commis, dirigeant des transactions commerciales !… sur une vaste échelle, il est vrai, mais enfin des transactions ! Non, c’était inadmissible. Son éducation, sa distinction, sa grâce devaient la préserver du contact de ces vulgarités.

Le fonds de commerce fut donc vendu, la famille installée dans un somptueux appartement du boulevard de Sébastopol. — Dame ! on ne peut pas, des Halles, s’implanter tout à coup au cœur du faubourg Saint-Germain !… et M. Gilmérin, que venait de saisir l’amour de la villégiature, fit construire une villa à Vincennes.

La maison construite, — et ce fut une année bien employée pour le digne homme, — il procéda à l’érection d’un jardin, au creusement d’un bassin, à la coûteuse transplantation de beaux arbres déjà ombreux.

Encore six mois heureux arrachés à l’ennemi qu’il entrevoyait comme un cauchemar : l’oisiveté.

Mais vint enfin le jour où la maison confortable reçut ses habitants, où le jardin étendit ses allées, bordées de catalpas fleuris, devant les promeneurs, où la famille Gilmérin put dire à son chef : « Votre œuvre est parfaite, et nous avons bien fait de planter ici notre tente. »

Ce jour-là, le négociant retiré n’ayant plus rien à organiser ni à surveiller, s’endormit le cœur bien gros : qu’allait-il faire désormais ?

Ah ! il ne s’en doutait pas, le pauvre homme ! il appartenait à Valérie de lui démontrer que l’occupation la plus grave, la plus impérieuse, la plus absorbante qui puisse incomber à un père est de marier sa fille.

À l’époque où mademoiselle Valérie Gilmérin quitta l’institution célèbre, où se forment tant de petits prodiges, pour venir reprendre sa place dans la maison paternelle, c’était une belle personne de dix-huit ans, assez grande, dont les épaules larges et tombantes, quoique un peu grêles encore, promettaient avec les années un splendide développement.

Ses traits, sans avoir rien de classiquement régulier, respiraient une vivacité spirituelle ; sa bouche, grande, était expressive ; ses yeux, d’un vert lumineux, avaient un regard profond où la passion, latente et indécise encore, semblait dormir.

On se retournait pour la voir passer, non qu’elle fût remarquablement jolie, mais infiniment attrayante avec sa taille souple et ses cheveux châtains, hardiment relevés sur le front un peu bas des statues antiques.

Elle avait de la gaieté, de la franchise et de la résolution dans le caractère. Ce n’était pas du tout la jeune fille de notre génération telle que la font nos mœurs frivoles, bonne d’instinct, coquette par nature, généreuse quand il ne s’agit que d’argent, positive par calcul, avec un égoïsme naïf qui la fait se regarder comme une délicate petite merveille qu’on ne saurait trop ménager.

Valérie valait mieux que ce type si répandu sur lequel se coulent, de nos jours, nos jeunes et jolies Parisiennes. Elle avait, par exemple, la faiblesse d’appartenir à son époque par le côté modes, dont elle portait consciencieusement les retroussis cavaliers, les pouffs gigantesques et les envolements d’étoffes.

Ainsi faite, c’était une charmante enfant dont tous les pères du monde auraient eu le droit d’être fiers. M. Gilmérin ne s’en faisait pas faute. Ce fut même ce légitime orgueil qui le rendit promptement très-jaloux du bonheur à venir de son trésor, et très-difficile sur le choix d’un gendre.

Les prétendants affluaient déjà. Une jolie personne, une dot sonnante, quel miroir aux alouettes braqué sur les célibataires !

— Elle est trop jeune… Je ne veux pas m’en séparer si vite… Laissons-la jouir de son printemps, se défendait l’excellent père, attaqué de toutes parts.

Et pourtant, en homme habitué à peser toutes les propositions pour en extraire le bénéfice probable, il passait au crible tous les amoureux, négociants, banquiers, officiers, propriétaires, ne trouvant à aucun d’eux les qualités requises pour mériter Valérie.

Les prétentions de la jeune fille étaient-elles donc formidables ? À vrai dire, elle n’en avait aucune bien nettement accentuée. Se sentant riche, jolie, libre de choisir, elle attendait que quelqu’un lui plût, — toutes les jeunes filles nous comprendront, — et personne ne lui plaisait.

Ce n’était ni coquetterie ni caprice de sa part, c’était médiocrité chez les prétendants. Ils étaient, les uns jeunes, les autres riches, parfois beaux ; on en rencontrait même de spirituels ; mais aucun ne soulevait dans le cœur de Valérie ce désir vague, ce trouble inconnu qu’elle rêvait de ressentir un jour à l’approche de son futur mari.

Sans être aussi romanesque que beaucoup de ses compagnes, elle avait donc aussi son petit grain d’idéal qui germait dans un coin de sa mignonne cervelle.

L’idéal de M. Athanase Gilmérin ne ressemblait pas précisément à celui de sa fille. Il voulait, lui, un gendre parfait, tout simplement, quelque chose comme un Adonis doublé d’un nabab, poëte à ses heures et petit manteau bleu à ses moments perdus.

Eh bien, Paris, le pays des merveilles en tous genres, en renferme peu, très-peu même, d’aussi réussies que le voulait ce programme. La merveille n’avait pas encore paru.


III

On ne recevait que peu de monde à la villa Gilmérin, — c’est ainsi qu’on avait pris l’habitude de désigner la plus élégante maison de l’avenue Marigny. — L’absence d’une mère imposait une certaine réserve à Valérie, qui se faisait aider dans ses fonctions de maîtresse de maison par madame Duval, sa gouvernante, un être passif et doux dont l’autorité était, il faut l’avouer, purement nominale. Elle servait à sauvegarder les convenances, et M. Gilmérin, plein de confiance en sa fille, ne lui en demandait pas davantage.

Quelques dames, Parisiennes pour la plupart, transplantées à Vincennes pendant la belle saison, formaient le fond de cette société, dans laquelle Sosthène Gilmérin se chargeait d’introduire l’élément masculin.

Quoique très-léger d’esprit et fort insouciant de caractère, Sosthène avait le bon goût de ne présenter à sa sœur que le dessus du panier artistique où il se fournissait de bons camarades, c’est-à-dire quelques jeunes gens, plus ou moins inconnus, mais bien élevés, dessinateurs, sculpteurs, vaudevillistes.

Ces messieurs, naissants météores, trouvaient agréable de passer de temps en temps une soirée à la villa hospitalière, d’y faire de la musique, d’y lire des vers sous les regards rayonnants d’une belle fille, qu’on savait indépendante, et en faveur de laquelle on pardonnait au père de n’être qu’un « bourgeois ».

Tous n’étaient pas des amis, cependant. Beaucoup passaient dans le salon Gilmérin à titre de curiosité, d’actualité, et ne revenaient que rarement, d’autres succès les attendant ailleurs. Quelques-uns restaient, et parmi ceux-là Edmond Gaussens, le vaudevilliste ; le lieutenant Périllas, qui écorchait l’alto avec assurance, et le capitaine Lanternie, qui possédait une formidable voix de basse-taille.

Edmond Gaussens commençait à sortir de l’obscurité par ses deux derniers succès, une comédie de mœurs au théâtre de Cluny et le libretto d’un opéra-bouffe à l’Athénée. M. Gilmérin, qui n’entendait absolument rien en littérature, était infiniment flatté de recevoir intimement un auteur d’avenir, et lui témoignait une considération toute particulière.

Le lieutenant Périllas et le capitaine Lanternie étaient devenus les amis de Sosthène, par l’effet de cette petite vanité belliqueuse qui pousse certains membres de notre gandinisme moderne à afficher des relations militaires.

Par suite du désœuvrement chronique de la plupart des officiers hors des heures du service, ces messieurs, toujours accueillis par un sourire de Valérie et une poignée de main de son père, devinrent peu à peu les hôtes assidus de la villa.

C’était faire preuve de bon goût, du reste, que de préférer cette société bienveillante à la bruyante mêlée qui se produit d’ordinaire au Café militaire, à l’heure de l’absinthe ou de la bière, quand l’atmosphère est empoisonnée d’émanations alcooliques ou nicotinales ; quand, avec le sans-gêne inhérent aux environs de Paris, les tables y sont envahies par des cavaliers de médiocre retenue accompagnés de maquillées douteuses.

Ni le lieutenant Périllas, un Méridional osseux et turbulent qui jurait « Tarasque ! » à chaque mot, ni le capitaine Lanternie, un Lorrain paisible et somnolent, ne se rendaient un compte bien exact du charme qui, leur faisant fuir le Café militaire, les attirait presque chaque soir sous les catalpas de l’avenue Marigny.

Ce charme s’appelait peut-être « Valérie » ; mais en conscience, ils ne le savaient pas et ne voulaient pas le savoir. Ils étaient bien reçus ; on les revoyait le lendemain ; ils en étaient heureux, et toujours ainsi depuis un an.

C’était peut-être bien imprudent à M. Gilmérin d’ouvrir ainsi toutes grandes les portes de la volière élégante où il détenait captif son bel oiseau rare ; son trésor, sa fille ! Eh ! sans doute, la stricte sagesse aurait exigé que l’enfant sans mère vécût plus retirée, moins exposée aux regards, hardis par vocation et par métier, d’hommes de lettres et d’hommes de guerre.

M. Gilmérin possédait, comme père, l’aveuglement que l’on suppose à tort monopolisé par les maris. Il comptait que son fils ne lui amènerait que d’honnêtes gens, incapables d’abuser de son hospitalité ; que sa fille, qui avait besoin de quelques distractions, était trop bien élevée pour faire un choix sans son approbation. Cela lui suffisait pour dormir en paix.

La réalité servit mieux ses prévisions hasardeuses qu’il n’était permis de l’espérer. Valérie distribuait équitablement à tous ses attentives prévenances de maîtresse de maison, ne manifestait aucune préférence, les saluait à l’entrée d’un bonjour souriant, et au départ d’un regard tranquille. Évidemment le petit groupe d’intimes formé par MM. Gaussens, Périllas et Lanternie n’offrait rien de sérieusement dangereux pour son imagination.

Ce fut par leur intermédiaire que de nouveaux personnages, d’un relief plus accusé, furent présentés à la villa Gilmérin.

Un soir, la petite société était rassemblée sous un berceau de chèvrefeuille dont l’ex-négociant était justement fier. Madame Boinvilliers, — une voisine, — et mademoiselle Eudoxie Boinvilliers, sa fille, — une petite personne ronde, prétentieuse, passée maîtresse dans l’art de ravauder le linge et de confectionner les confitures, — complétaient la réunion.

Valérie déplorait amèrement, avec l’exagération propre aux jeunes filles, la perte qu’elle venait de faire de son maître de piano,

— Il devient aveugle et nous abandonne, disait-elle. Un si honnête homme !… et si indulgent !

— Si indulgent surtout ! appuya mademoiselle Eudoxie d’un air ambigu.

— Ah ! c’est un gros chagrin pour mademoiselle, dit madame Duval, la gouvernante in partibus.

Madame Boinvilliers, en provinciale convaincue, observa qu’elle s’était évité tous ces désagréments en ne faisant point apprendre la musique à sa fille.

— Mademoiselle Eudoxie se trouve ainsi privée d’un grand plaisir, fit M. Gilmérin avec bonhomie.

— Non, monsieur, répondit vivement la jeune fille ; le piano est si long à apprendre qu’une jeune personne sérieusement occupée dans son intérieur n’a point le temps de l’étudier à fond.

— Il est vrai que mademoiselle Boinvilliers est un petit modèle de femme de ménage, dit Edmond Gaussens avec un sourire railleur, et que le réalisme utilitaire doit l’emporter de beaucoup chez elle sur l’art fantaisiste.

— Mais, monsieur, répondit Eudoxie piquée en fixant ses yeux ronds sur le vaudevilliste, son ennemi déclaré, si vous épousez jamais l’art fantaisiste, comme vous dites, soignera-t-il votre ordinaire et réparera-t-il vos chaussettes ?

— J’incline à croire que mademoiselle Boinvilliers pourrait bien avoir raison, déclara le capitaine Lanternie, qui avait un faible pour les bonnes ménagères.

Cette approbation lui valut un sourire encourageant de la mère. La fille rougit prodigieusement, ce qui lui arrivait, du reste, chaque fois qu’un de messieurs les officiers de la garnison laissait tomber un mot ou un regard à son adresse.

Elle avait un penchant pour l’uniforme distingué des chasseurs à pied, mademoiselle Boinvilliers, pour cette blanche épaulette qui se détache, argentée, de la tunique sombre, et même pour ces deux rangées de boutons à la prussienne dont on a eu le tort de consteller le plastron.

Ce qui prouve surabondamment que, sans être une fille spirituelle, elle était une fille de goût.

— Tarasque ! dit le lieutenant Périllas, c’est dommage que mon ami le trésorier n’ait pas ses diplômes de maître de musique ; en voilà un qui tapote agréablement les petites touches de son épinette !

— Ah ! vous avez au 43e un officier qui joue du piano ? interrogea Valérie.

— Qui en joue comme un charme, mademoiselle. C’est plaisir de le voir avec ses grands bras qui voltigent, mais c’est surtout plaisir de l’entendre : une sainte Cécile en uniforme de chasseur.

— Voilà qui pique ma curiosité.

— Qu’à cela ne tienne… j’aurai l’honneur de vous l’amener.

— N’est-ce pas du beau de Maucler que vous voulez parler ? demanda Sosthène Gilmérin.

— C’est de lui, en effet,

— Charmant garçon… et homme du monde. Valérie, ma chère, on t’amènera là une brillante recrue pour tes petites soirées.

— J’en serai reconnaissant à M. Périllas… Mais cela ne me rendra pas mon maître de piano au moment où je commençais à réparer ma paresse de pensionnaire.

— Nous allons lui chercher un remplaçant dès demain, dit M. Gilmérin avec philosophie.

— Oh ! les maîtres ne manquent pas ; mais encore faut-il réunir certaines conditions pour être accepté près d’une demoiselle, observa madame Boinvilliers d’un ton pincé.

Edmond Gaussens ébouriffa d’un revers de main sa plantureuse chevelure, ce qui était le signe infaillible qu’une idée venait de lui naître.

— Mademoiselle, dit-il en regardant Valérie, voulez-vous me permettre de vous proposer un candidat ?

— Le concours est ouvert.

— Il le faut savant, indulgent et grisonnant, chantonna Sosthène.

— Tout cela ? railla Eudoxie.

— Trois mérites indispensables pour être admis au privilège de diriger sur le clavier les adorables petites menottes de ma sœur.

— Mon candidat est… une femme.

— Ah ! cher !… cher !… chuchota Sosthène avec un regard de reproche discret.

Le vaudevilliste haussa les épaules.

— En ce cas, dit gaiement Valérie, je ne la veux ni sotte, ni revêche, ni vieille, ni en lunettes.

— Eh ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela peut vous faire ? demanda la positive Eudoxie.

— Un vieux maître inspire du respect, une maîtresse intelligente et jeune doit faire aimer la musique par son aspect attrayant.

— Poëte comme vous l’êtes, mademoiselle, vous apprécierez au premier regard tout le mérite de ma protégée, dit Edmond Gaussens.

— Elle est donc belle ?

— Un peu plus qu’il le faudrait pour courir le cachet.

— Et jeune ?

— Vingt-trois ans environ.

— Elle est bien élevée ?

— C’est la fille d’un officier supérieur.

— Ah ! par exemple ! protestèrent, par esprit de corps, MM. Périllas et Lanternie.

— D’un officier supérieur, colonel de cavalerie, je crois, mort peu de mois après sa mise à la retraite, laissant sa femme et sa fille à peu près sans ressource.

— Métier militaire !… honorable, brillant et ruineux ! soupira le capitaine Lanternie, qui se souvenait avec joie de posséder une petite ferme en Lorraine.

— Et cette jeune fille travaille ?

— Avec un courage admirable.

— C’est très-bien… très-bien, cela ! exclama l’enthousiaste Valérie. Mon père, nous allons lui être utiles, n’est-ce pas ?

— Il faut la connaître d’abord, ma chère enfant, répondit M. Gilmérin moins prompt à s’enflammer ; du reste, l’occasion que nous offre M. Gaussens me paraît bonne à saisir.

— Elle est vraiment bonne musicienne ?… vous avez pu juger fréquemment de son talent ? demanda la pratique madame Boinvilliers, qui se méfiait déjà d’une virtuose proposée par un vaudevilliste.

Celui-ci comprit le soupçon et répondit avec un naturel qui ne laissait pas de prise aux interprétations fausses :

— Je l’ai entendue à travers les murs. Nous habitons la même maison et le même étage, rue Bleue, 19. Je dois même avouer que ces accords, ces roulades, quelque brillants qu’ils soient, ont le don de me fatiguer quand je travaille.

— Profane ! fit Sosthène intéressé.

— Personnellement, je ne comprends pas grand’chose à la musique ; mais Offenbach, qui me fait l’honneur d’écrire avec moi une bouffonnerie pour les Folies-Dramatiques, l’ayant entendue en venant, par hasard, faire un raccord dans ma mansarde, a paru ravi de son jeu et plus encore de sa voix.

— Offenbach ! oh ! oh ! répéta M. Gilmérin saisi de respect,

— Je voudrais la voir. Voulez-vous le lui dire de ma part ? fit étourdiment Valérie.

— Je ne pourrais le faire, malgré mon désir, mademoiselle, dit le librettiste avec un accent sérieux, car je n’ai pas l’honneur d’être admis chez les dames de Clarande ; je craindrais donc qu’une proposition de leçon venant de ma part, et servant de prétexte à mon introduction dans leur intérieur, ne fût soupçonneusement accueillie.

Eudoxie, qui échafaudait déjà dans sa tête tout un petit roman sentimental et malveillant sur le compte du jeune écrivain et de la fille du colonel, en fut pour ses frais d’imagination.

— Vous avez raison, dit M. Gilmérin, tout à fait rassuré par le respect positif qu’annonçait ce refus ; c’est moi que cela regarde, et je m’en charge.

— Cher monsieur, je vous souhaite de réussir dans vos négociations avec la protégée inconnue de M. Gaussens, dit, non sans ironie, madame Boinvilliers en se levant pour prendre congé.

— Et vous, Valérie, tâchez de pouvoir nous montrer bientôt votre merveille, ajouta Eudoxie en imitant le mouvement maternel.

Il était déjà tard. L’ombre du bois, qui borde tout un côté de l’avenue Marigny, s’étendait sur le jardin de la villa.

— Comme il fait noir ! dit craintivement la jeune fille en se serrant convulsivement dans son burnous.

Sosthène, qui accompagnait son ami Gaussens au chemin de fer, et les deux officiers, qui regagnaient leurs chambres garnies de la rue Neuve, s’offrirent galamment à reconduire ces dames.

C’était le moment attendu par Eudoxie, qui ne manquait jamais une occasion de glisser son bras rond sur le bras replet du capitaine Lanternie, ou, plus volontiers encore, sur le poignet osseux du lieutenant Périllas.

La mère et la fille acceptèrent donc avec empressement. Tandis qu’elles faisaient ainsi en vaillante compagnie les quelques centaines de pas qui les séparaient de leur demeure, la mère se demandait avec inquiétude si, sur leurs quatre cavaliers, aucun ne serait tenté de devenir son gendre ; la fille se berçait du secret espoir que les voisins non encore endormis les verraient peut-être rentrer avec leur brillante escorte militaire.



IV

Georges de Maucler, prévenu par son ami Périllas, fut introduit à la villa Gilmérin le même soir où la nouvelle maîtresse de piano, mademoiselle Judith de Clarande, y fit également sa première apparition.

M. Gilmérin, fidèle à sa promesse, s’était enquis de la belle protégée d’Edmond Gaussens, et, malgré l’origine quelque peu suspecte de cette recommandation, les renseignements recueillis avaient été excellents.

Cette jeune personne, fort distinguée et d’une fierté royale, vivait retirée avec sa mère, dont la santé affaiblie avait reçu la plus cruelle atteinte de la mort de son mari, colonel de hussards en retraite.

Les deux pauvres femmes, habituées à l’aisance trompeuse des grades supérieurs que n’accompagne aucune fortune personnelle, s’étaient brutalement trouvées en face d’une position plus que difficile. Huit cents francs de pension de veuve d’officier, cinq cents francs de rente, débris d’une petite dot engloutie dans de coûteux changements de garnison, c’étaient là leurs seules ressources.

On se réfugia à un cinquième étage, on vécut de privations et l’on se trouva, toutefois, bientôt assailli de dettes criardes. La mère ne quitta guère le lit ; la fille, humiliée, désespérée, consentit alors au plus grand sacrifice que pût accomplir son orgueil : elle chercha des leçons de musique.

Avoir été la belle et radieuse Judith de Clarande, la fille enviée du colonel du 17e hussards, et venir échouer misérablement dans les courses au cachet ! En acceptant chaque jour cette épreuve, la fière jeune fille cherchait avec une avidité fiévreuse le moyen de s’y soustraire. Elle se sentait faite pour d’autres destinées, qu’un hasard heureux pouvait faire naître. C’est pourquoi elle en acceptait volontiers l’aventureuse collaboration.

Malgré la lente maladie qui minait sa mère, malgré l’isolement de ses vingt-trois ans et les dangers de sa beauté blonde, elle se rendit seule, comme une femme que sa position émancipe, à l’invitation de mademoiselle Gilmérin. Elle avait, du reste, — elle autrefois si coquette, — le bon goût d’harmoniser son extérieur avec les difficultés de son rôle et de mûrir le plus possible le rayonnant attrait qui émanait de toute sa personne.

Vêtue d’une robe de taffetas noir, dont la coupe puritaine faisait valoir les lignes pures de sa taille, elle avait répudié les volants, les tuyaux, les pouffs insensés décrétés par la mode ; elle portait noblement les plis allongés de l’étoffe cassante.

Ses splendides cheveux blonds, non plus répandus en boucles folles sur ses épaules, mais relevés en diadème sur son front, donnaient à sa physionomie sérieuse un cachet imposant.

Lorsqu’elle entra, lente et digne, dans le salon Gilmérin, on eût cru voir une jeune impératrice. Valérie, bonne et point jalouse, en fut un peu surprise et toute charmée. Eudoxie Boinvilliers échangea avec sa mère un regard expressif et mécontent.

Le nouveau trésorier partagea avec mademoiselle de Clarande, quoique à un degré moins intense, la vive curiosité que faisait naître cette double introduction dans le petit cercle d’intimes.

Il était musicien fantaisiste plutôt que classique, et ne se fit guère prier pour jouer, sans prétention, une valse brillante, dont ses poignets exercés, tour à tour d’acier ou de velours, rendirent avec art les phrases mélodiques.

Il fut applaudi avec sincérité par mademoiselle de Clarande, avec enthousiasme par Eudoxie Boinvilliers, avec réserve par Valérie ; et pourtant Valérie avait été tout émue.

Georges de Maucler jouait comme il causait, avec verve, avec abandon, tout à coup avec mélancolie. Sous ses doigts, les notes partaient en fusées éclatantes, et, dans sa bouche, le rire inattendu succédait à une période de gravité. On eût dit que la gaieté spirituelle de son caractère était tempérée par de secrètes préoccupations.

Plusieurs fois son regard rêveur s’arrêta sur les trois jeunes filles, avec cette expression vaguement contemplative qui semble entrevoir une autre image par delà la personnalité présente.

Eudoxie Boinvilliers en prit du dépit. Quoique physiquement insignifiante, elle couvait des prétentions positives et se tenait prête, à tout risque, à jeter résolûment l’hameçon de sa beauté du diable au premier célibataire passant à sa portée.

Le trésorier, infiniment supérieur à MM. Périllas et Lanternie, lui parut une proie désirable, et Dieu seul sait combien de fois, pendant la soirée, elle se repentit de n’avoir pas arboré une certaine toilette de mousseline blanche, à ramages verts, d’un effet, à son avis, irrésistible.

Mademoiselle de Clarande, priée de se mettre au piano, exécuta avec un brio extrême un caprice de Thalberg. Elle déploya infiniment plus de talent que d’expression dans cette exécution magistrale et laissa son auditoire plus émerveillé qu’émotionné.

Où elle se révéla musicienne accomplie, ce fut en chantant de sa voix souple, vibrante, d’une sonorité indicible dans les notes graves, d’une tendresse exquise dans les notes élevées, la romance d’Il Trovatore.

Lorsqu’elle eut achevé, un murmure sympathique, mille fois plus flatteur que de frénétiques bravos, salua la révélation de ce talent admirable.

— Vous êtes cantatrice comme la Patti ! s’écria M. Gilmérin enthousiasmé.

— Avec la beauté majestueuse en plus ! ajouta galamment le lieutenant Périllas, dont les petits yeux méridionaux lançaient des éclairs.

Edmond Gaussens, avec sa spontanéité d’artiste, déclara n’avoir jamais rien entendu d’aussi parfait, ce qui était beaucoup plus vrai qu’on ne pouvait d’abord le croire.

Judith de Clarande, froide et calme, accueillit ces éloges avec une gratitude réservée. Sa lèvre involontairement dédaigneuse semblait indiquer que les bravos de cette société bourgeoise lui paraissaient à peine dignes d’attention. Le vaudevilliste excepté, et encore !… qui donc pouvait la comprendre ?

Elle se trompait cependant. Sosthène Gilmérin, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, la voyant seule dans l’embrasure d’une fenêtre, penchée sur une jardinière fleurie, lui dit à demi-voix, d’un accent pénétré :

— Je vous remercie, mademoiselle, d’avoir bien voulu nous montrer un coin de votre âme.

Elle le regarda de ses yeux de pervenche auxquels désormais elle imposait, par raison, une expression glaciale.

— C’est bien involontairement, monsieur, répondit-elle avec un peu de hauteur, car la maîtresse de piano était beaucoup encore la fille du colonel.

— Que serait-ce donc alors, si vous daigniez la livrer tout entière à l’enthousiasme d’une foule transportée ?… Mademoiselle, votre place est à l’Opéra.

Un tressaillement qu’elle ne put réprimer plissa son front marmoréen.

— À l’Opéra ! répéta-t-elle.

— C’est là, et là seulement, que votre talent, votre grâce et votre beauté trouveraient un véritable cadre.

Mademoiselle de Clarande fit un geste fier.

— Parlons de ma voix uniquement, je vous prie ; s’il est vrai qu’elle soit agréable, il ne m’est jamais venu la pensée de la produire en public.

— C’est une omission réparable. Douée comme vous l’êtes, mademoiselle, je vous garantis un succès colossal.

Judith eut un regard interrogateur qui semblait demander à quel titre, en vertu de quelle autorité, ce jeune homme pouvait parler aussi hardiment.

Il le comprit, rougit de dépit et reprit avec une vivacité passionnée :

— Je ne suis malheureusement pas musicien moi-même, mais je connais beaucoup d’artistes, le monde théâtral m’est familier, et j’ose sans trop de présomption vous offrir, dès aujourd’hui, mademoiselle, un zèle discret et un complet dévouement à vos intérêts artistiques.

— Je vous remercie, monsieur, et me souviendrai, au besoin, de votre offre gracieuse, répondit-elle avec la même réserve hautaine qui tour à tour enflammait et décourageait ses admirateurs.

Sosthène s’éloigna aussitôt, subjugué par ces façons souveraines alliées à une souveraine beauté.

— L’Opéra ! pensait Judith rêveuse, l’Opéra !… Si ce jeune homme disait vrai, quel rêve !

Vers la fin de cette soirée où se jetaient les germes de drames intimes, M. Maucler, s’arrachant enfin à sa distraction persistante, parut suivre avec intérêt les mouvements vifs et multipliés de Valérie, qui remplissait gentiment ses fonctions de maîtresse de maison avec l’aide, un peu gauche, de sa gouvernante, madame Duval.

L’air de franchise et de résolution, qui n’excluait pas la grâce sur le visage mutin de la jeune fille, lui plaisait évidemment davantage que les mines sucrées d’Eudoxie, et même que l’aristocratique pureté de lignes de mademoiselle de Clarande.

— Elle doit être bonne… un peu passionnée… généreuse… n’est-ce pas ? dit-il tout à coup à son ami Périllas en sortant d’un long mutisme.

— De qui parlez-vous ?

— Eh ! parbleu, de la charmante enfant qui prend corps à corps en ce moment, pour nous l’offrir, cette énorme brioche.

— Ah ! mademoiselle Valérie !… quel observateur vous faites ! Voilà un an que je la vois presque chaque soir, et dès la première fois vous lisez couramment sur sa physionomie.

— Mon cher ami, répondit le trésorier avec une teinte de mélancolie, les gens qui ont souffert apprennent à juger sainement et vite.

— Ah çà ! voilà deux ou trois fois que je vous surprends à soupirer une sorte d’élégie rétrospective… Êtes-vous donc si malheureux ?

— Pas tant que cela. J’ai seulement une part… un peu plus libérale, des peines humaines.

— Oui ! fit Périllas en riant, peines de cœur… chagrins amers… soupçons… trahisons… désolations… que sais-je ! N’avons-nous pas tous passé par là ?

— Bah ! êtes-vous bien sûr que j’en sois encore à payer mon tribut à ces sortes de catastrophes inévitables ?

— On ne le croirait pas à voir les regards attentifs dont vous poursuivez depuis un instant notre jolie hôtesse.

— En effet, il ne me semblait pas l’avoir encore aperçue.

— Ah ! vous prenez votre revanche, monsieur le distrait.

Le trésorier détourna les yeux sans embarras.

— Elle paraît infiniment agréable, dit-il simplement.

— Et un parti splendide ! Vous ai-je dit qu’elle aura trois ou quatre cent mille francs de dot… et autant plus tard ?

— Très-beau, cela.

— Et je vous préviens en outre, — avec un désintéressement dont vous aurez, j’en suis certain, l’ingratitude de ne tenir aucun compte, — que mademoiselle Gilmérin est laissée, par le plus indulgent des pères, libre de choisir son mari.

— Oh ! oh ! Périllas, mon ami, cela n’a pas aiguillonné votre ambition ?

— Je crois savoir que mademoiselle Valérie n’aime pas les bruns… et, vous voyez, j’ai le malheur d’être une deuxième édition de Victor Cochinat. C’est triste, allez !

— Et Lanternie ?

— Lanternie !… c’est une autre affaire. Une sienne cousine se morfond en pays lorrain, attendant, faute de dot suffisante, que le brave garçon prenne sa retraite.

— Et il est fidèle ?

— D’une façon invraisemblable.

— C’est admirable ! Mais je soupçonne que ce M. Gaussens…

— Le vaudevilliste ? allons donc !… Un barbouilleur de papier !… jamais le bonhomme Gilmérin…

— Vous dites qu’il laisse sa fille libre.

— Encore faut-il que le prétendant ait quelque chance, et je n’en crois aucune à ce coureur de coulisses.

— Faites-vous teindre les cheveux couleur d’or, mon cher ami ; cela se fait très-bien, vous savez !

— Mais vous, Maucler ? vous auriez quelques atouts en main, ce me semble : un beau nom et une belle mine… sans parler de cette heureuse veine qui vous a fait naître blond.

Un nuage passa sur le front du trésorier, et son grand œil bleu s’assombrit.

— Oh ! moi !… moi, Périllas, dit-il tristement, je ne suis pas mariable.

Le lieutenant Périllas allait protester, lorsqu’un mouvement produit par les dames Boinvilliers, qui se retiraient, rompit l’entretien.

Mademoiselle de Clarande refusa bravement d’être accompagnée plus loin que la gare de Vincennes, disant qu’à la Bastille elle trouverait un fiacre.

— Et d’ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton amer qui lui était particulier, une maîtresse de piano doit savoir marcher seule dans les rues comme dans la vie.

Un brûlant regard de Sosthène, regard qu’elle ne daigna pas remarquer, lui aurait appris cependant que le jeune peintre s’inscrivait déjà en faux contre cette assertion découragée.



V

Le hasard, qui se mêle beaucoup de nos affaires et embrouille malicieusement les trames les plus simples, avait voulu que, pendant la conversation des deux officiers, Valérie, allant et venant autour de ses invités, se fût trouvée tout à point derrière eux pour entendre le trésorier du 43e bataillon prononcer cette phrase énigmatique :

— Ah ! moi, je ne suis pas mariable.

Valérie, de surprise, en faillit laisser choir la pile de capuchons qu’elle apportait à ses amies. Pas mariable !… cet officier jeune, beau garçon, noble, distingué ? Pas mariable !… cet aimable causeur, ce musicien fantaisiste ? allons donc !… et que signifiait cela ?…

Cette phrase malencontreuse eut le pouvoir d’attirer vivement l’attention de mademoiselle Gilmérin et de la fixer sur le jeune homme un peu plus qu’il n’était naturel de le faire dès une première entrevue.

Retirée dans sa chambre, où tout l’invitait au sommeil, elle ne songea nullement à s’y livrer et s’abandonna à un examen rétrospectif des plus minutieux des faits, gestes, paroles et manières d’être du nouveau venu.

Elle ne s’était pas dit en l’apercevant, comme elle l’avait souvent rêvé dans ses méditations romanesques : « Voilà celui que je dois aimer. » Mais il était difficile de réunir un extérieur plus sympathique à des qualités morales plus apparentes ; sa conversation dénotait l’instruction, son sourire disait la bonté et ses yeux avaient des reflets d’or qui brillaient d’intelligence ; l’habitude du monde se décelait dans ses moindres mouvements ; la loyauté était largement peinte sur sa physionomie ouverte.

Et il se déclarait à lui-même ne pas être mariable ! D’où pouvait venir une sévérité de jugement si excessive et si peu motivée ?

Lorsque la jeune fille se fut posée cette question, son imagination surexcitée se mit à chevaucher en croupe des suppositions les plus variées. Avait-il des dettes énormes ? de celles qu’on ne saurait avouer ? Avait-il commis une de ces fautes que le monde ne pardonne pas ? Portait-il la peine imméritée de quelque déshonneur de vieille date ?

Rien de tout cela n’était admissible. Rien de tout cela ne concordait avec le caractère honorable, le nom estimé, la vie au grand jour du jeune officier.

Quoi donc, alors ? Avait-il quelque engagement secret ?… une liaison sérieuse ?

Dans les pensionnats à la mode, l’éducation mutuelle que les élèves se donnent entre elles est assez avancée pour qu’une jeune fille fasse un peu plus que soupçonner ce que peut bien être ce qu’on appelle dans le monde une liaison sérieuse.

Il n’est pas rare d’entendre sous les splendides ombrages de la maison en vogue des conversations mystérieusement échangées, dans le genre de celle-ci :

— « Tu sais, Antoinette ?… elle est mariée. Ah ! ma chère, quel courage ! cela frise l’imprudence qu’un mariage pareil. Imagine-toi que le vicomte avait une liaison qu’on ne peut pas dénouer en un jour. Antoinette l’a appris : elle s’est mariée quand même. Et maintenant, elle rencontre tous les soirs sa rivale dans le monde. Maman dit qu’elle s’en repentira tôt ou tard. »

Valérie soupçonna donc que, si M. de Maucler se reconnaissait indigne du mariage, c’est qu’il avait contracté quelqu’un de ces engagements imprudents que la passion dicte et que l’habitude resserre.

À cette pensée, on eût pu voir ses lèvres se contracter dans une moue dédaigneuse, tandis qu’une fugitive sensation de tristesse lui étreignait le cœur.

— C’est dommage ! murmura-t-elle en arrangeant coquettement sa tête sur les broderies de l’oreiller, comme une personne bien décidée à s’endormir.

Et pourtant le jour pénétrait déjà dans la jolie chambre, toute tendue de perse bleue semée de roses blanches, que les yeux de la rêveuse étaient encore grands ouverts.

Pour des motifs tout différents, la curiosité des officiers du 43e bataillon de chasseurs était également fort excitée par je ne sais quoi d’insolite qui se remarquait dans l’existence de M. de Maucler.

Sa tenue était soignée, son ordre extrême, son économie phénoménale. Il était logé convenablement, mais très-simplement, sans égard pour les facilités que pouvait lui fournir à cet égard son supplément de solde.

On ne le voyait jamais au café. Il semblait ignorer les attraits de l’absinthe et le charme de la bière fraîche ; le cigare lui-même, cet inséparable compagnon du désœuvrement militaire, approchait rarement de ses lèvres.

Il s’était avoué pauvre, hautement, sans fausse honte, avec cette simplicité fière qui impose le respect. Il devait l’être, en effet, à moins d’une invraisemblable avarice que sa jeunesse et son visage ne permettaient guère de supposer.

Nourrissait-il sa famille ? On apprit qu’il était orphelin depuis nombre d’années. Avait-il à sa charge quelque ménage interlope, lourd fardeau que quelques-uns traînent après eux de garnison en garnison, en en souffrant, en en gémissant, sans avoir l’adresse de glisser hors des liens, ou la force de rompre la chaîne ? Non pas, il vivait seul, sobre comme un trappiste, rangé comme un anachorète.

Son secrétaire, fourrier d’avenir qui étudiait la vie en même temps que la comptabilité, et faisait in petto sa petite enquête sur son chef direct, ne voyait jamais arriver de visite suspecte ni de lettre mignonne ou parfumée.

Jamais, en quittant le bureau à l’heure du courrier, le jeune scribe ne portait à la poste que des lettres de service militaire. Jamais il ne remarqua de démarches douteuses, ni de griffonnages dissimulés à son approche. C’était à n’y rien comprendre.

Le trésorier était donc un sage ou un désillusionné C’était un être mystérieux surtout. MM. les officiers, qui vivent beaucoup au dehors, sur les banquettes d’un café ou sous les arbres d’une promenade, n’aiment guère les exceptions. Les anciennes préventions ne se réveillaient pas, il est vrai, Georges de Maucler ayant affirmé de mille manières sa loyauté et son indépendance, mais il était plus estimé qu’aimé de ses camarades.

Le lieutenant Périllas et le capitaine Lanternie lui témoignaient, en revanche, une chaude affection et le défendaient contre tout venant. Du reste, pas plus que les autres, ces deux champions n’avaient percé le nuage de réserve dont s’enveloppait le trésorier. Ils ne comprenaient pas et n’interrogeaient jamais, conduite prudente qui permettait aux trois officiers d’être les meilleurs amis du monde.

Un jour pourtant, tant de précautions d’un côté et de discrétion de l’autre faillirent devenir inutiles.

M. Périllas, dont l’exubérante nature trouvait des excitants un peu partout et n’en dédaignait aucun, s’était constitué le chevalier servant des dames Boinvilliers, qu’il avait rencontrées errant, avec la mélancolie d’une mère et d’une fille en quête d’un épouseur, dans le parc de Saint-Mandé, qui touche celui de Vincennes.

Galamment, il avait offert le bras à la mère, tout en débitant des madrigaux à la fille, sans beaucoup de conviction, il est vrai, mais dans l’intention louable de ne pas se rouiller.

Mademoiselle Eudoxie n’était pas médiocrement flattée, non pas qu’elle se fît positivement illusion sur la valeur de ces improvisations plus littéraires que concluantes, mais c’est si bon d’entendre un langage adulateur quand on n’y est point accoutumée ! Et puis n’avait-on pas la chance de rencontrer, peut-être, quelque bonne amie de Paris ou de Vincennes qui mourrait de jalousie en la voyant si belliqueusement entourée ?

On fit deux fois le tour de ce joli lac de Saint-Mandé, où le soleil couchant incendiait les petites vagues soulevées par les cygnes majestueux. Ils s’avançaient, les ailes gonflées comme des voiles, la tête élevée comme la proue d’un navire, fendant l’eau avec la magistrale envergure d’un bâtiment de guerre.

Les promeneurs, les bonnes d’enfants, les militaires, tous les badauds enfin les regardaient avec admiration et leur jetaient du pain qu’une bande de canards, plus agiles, enlevaient au passage.

Eudoxie, qui ne voulait pas laisser s’égarer sur des objets extérieurs l’amoureuse attention dont elle se croyait l’objet, entraîna sa mère et l’inflammable lieutenant vers une partie de bois moins fréquentée, où rien ne viendrait les distraire d’eux-mêmes, ni se jeter au travers des jolis riens qu’elle écoutait avec tant de vaniteux plaisir.

Ils suivirent donc un adorable petit chemin, juste assez large pour y passer deux de front, vrai sentier d’amoureux ou de poète, qui forçait la coquette à marcher un peu en avant, retournée à demi dans une attitude enfantine qu’elle jugeait devoir lui aller à merveille.

Et, de fait, le lieutenant Périllas, qui en était à ce moment à sa troisième brouille de la semaine avec une capricieuse et fantastique personne, Palmyre, Fraisinette ou Belles-Menottes, je ne sais au juste, prenait un certain plaisir à suivre du regard les mignardises de mademoiselle Boinvilliers.

Ce chemin aboutissait à la chaussée de l’Étang, sur laquelle s’ouvrent de charmantes propriétés particulières. L’une d’elles, toute petite et protégée par un rideau de peupliers, montrait discrètement à l’angle de la chaussée son parterre tout emmosaïqué de géraniums multicolores.

Au delà, s’élevait un pavillon très-modeste, très-gracieusement aménagé dans sa rustique simplicité ; un étage seulement, trois fenêtres de façade, un perron enguirlandé de vignes grimpantes, c’était tout et c’était ravissant.

— Ah ! le joli nid ! s’écria Eudoxie, qui chantonna aussitôt, d’une voix aigrelette, le refrain d’une romance à la mode :

Fleur et verdure, nid charmant,
Frais, épanoui, sous la feuillée, etc., etc.

— Il n’y manque que la fauvette ! ajouta Périllas avec un regard expressif qui commentait éloquemment l’allusion.

Eudoxie crut devoir rougir, résultat qu’elle obtint immédiatement par une habile contraction de l’appareil respiratoire, sur lequel elle s’était livrée à des expériences approfondies.

Comme la « fauvette » approchait, curieusement, en sautillant, de la grille, un promeneur, qui débouchait du côté opposé de la chaussée, y sonna vivement, comme un homme habitué à s’y faire entendre en maître.

À peine le timbre eut-il retenti, que le promeneur eût voulu l’arrêter, car ses yeux venaient de rencontrer le regard perçant de mademoiselle Boinvilliers, fort occupé à le dévisager.

— Tiens ! Maucler ! murmura M. Périllas, tout étonné en reconnaissant son ami.

Un embarras prononcé se manifesta sur la mobile physionomie du trésorier à cette double rencontre. Il salua en ébauchant un sourire et fit quelques pas dans la direction des nouveaux venus, avec la visible intention de les éloigner le plus possible de la villa.

Il était déjà trop tard. La petite porte venait de s’ouvrir, et une jeune femme avait surgi sur le seuil avec une promptitude inquiète, qui révélait au moins clairvoyant qu’elle était bien près de là, en faction peut-être.

En voyant M. de Maucler le chapeau à la main, l’attitude guindée, en face de gens qu’il ne paraissait pas charmé d’avoir rencontrés, l’inconnue lui jeta un regard vif, fit prestement quelques pas en arrière, et la porte, repoussée par sa main, — très-fine et très-blanche, — retomba avec un petit bruit sec.

Quelque rapide qu’eût été cette apparition, Eudoxie avait eu le temps de constater qu’elle était jeune, — vingt-deux ans à peine, — fort jolie, très-pâle, avec des tresses brunes aux reflets bleuâtres qui formaient à sa tête expressive une couronne opulente.

L’examen furtif auquel, de son côté, se livra le lieutenant Périllas, sans avoir toute la netteté de celui d’Eudoxie, confirma le Méridional dans le soupçon, qu’il avait secrètement accueilli parfois, que Georges-Caton, que Maucler-Scipion était peut-être moins sage au fond qu’à la surface.

Involontairement, sans doute, quelque reflet de cette impression narquoise courut sur son visage, car le sourcil de Georges se fronça, mais sa bouche resta souriante. Il s’informa de la santé des dames Boinvilliers avec un peu plus d’intérêt que n’en exigeait une relation si récente et se mit à les accompagner à pas lents, comme un flâneur enchanté d’avoir rencontré l’occasion de perdre une heure.

Personne ne fut dupe de cet excès de politesse, qui alluma une mesquine colère dans le cœur étroit d’Eudoxie. En effet, la présence du trésorier distrayait le lieutenant Périllas de l’attention qu’il lui accordait auparavant, sans qu’elle pût raisonnablement attribuer à ses charmes personnels l’empressement de ce cavalier d’extra.

Toujours causant, toujours rageant, on regagna Vincennes. Ce ne fut que devant la porte qui, du fort, débouche sur le polygone, que M. de Maucler prit congé. Il s’engagea dans le chemin tournant du fort et disparut.

— La dame de Saint-Mandé va bien nous en vouloir de l’avoir privée de la visite de votre ami, murmura Eudoxie d’une voix suave.

M. Périllas sourit discrètement.


VI

Au cinquième étage de la rue Bleue, madame veuve de Clarande, malade, amaigrie, frileusement blottie dans un fauteuil étique, auprès d’un feu agonisant, attendait sa fille, qui n’était point encore rentrée de sa quatrième leçon de piano.

C’était là la meilleure ressource matérielle de ces deux femmes, qui avaient joué un rôle brillant naguère au 17e hussards. Trois ans à peine s’étaient écoulés depuis que le colonel de Clarande, irrémédiablement atteint par la blessure de la mise à la retraite, qui meurtrit et abat tant d’officiers encore verts, avait passé brusquement de l’activité brillante à la morne placidité de l’inaction.

Vainement Paris, où il s’était retiré, lui avait-il offert le spectacle de son panorama prestigieux ; c’était une organisation essentiellement militaire, que les choses de l’esprit intéressaient peu, que les plaisirs des yeux ne captivaient pas, que le mouvement des armes seul faisait vivre.

Il languit, dépérit et mourut au bout de quelques mois, bien plus du spleen, qui le dévorait, que de l’angine qu’il contracta un soir en s’attardant au Helder.

Ce nouveau coup frappa la veuve au cœur ; la misère aidant, elle ne devait plus se relever. Judith de Clarande, dans cette épreuve suprême, gagna en énergie tout ce qu’y perdit sa mère. Elle se roidit contre le malheur, et nous avons vu déjà de quelle manière elle supportait la lutte.

Voir sa fille travailler, se fatiguer, pâlir…, cette belle Judith, dont elle était si fière !… c’était l’éternel désespoir de la pauvre veuve.

Ses deux autres filles, mariées l’une à un lieutenant de hussards sans fortune, l’autre à un capitaine démissionnaire et père de plusieurs enfants, venaient en aide à leur sœur, dans la mesure de leurs ressources, avec une exquise délicatesse ; mais ce n’était point assez. La mère, qui eût voulu voir son idole couverte d’or, était réduite à en recevoir une part du pain quotidien.

Ces réflexions douloureuses amenaient une fois encore des larmes dans les yeux de la veuve, quand un coup sèchement frappé à la porte la fit tressaillir. Aussitôt, sans même attendre sa réponse, la concierge se montra : à quoi bon avoir des égards pour des locataires qui logent si haut et rapportent si peu ?

Cette pensée se lisait clairement entre les rides multiples qui zébraient le visage renfrogné du cerbère en cornette.

— Encore des lettres, dit-elle. Quand on a tant de correspondances que votre demoiselle, on ne devrait pas loger au cinquième, ou bien faudrait-il les prendre en bas soi-même.

Madame de Clarande, résignée à ces façons d’agir que connaissent seules les femmes pauvres et distinguées, tendit la main sans répondre, et la porte se referma bruyamment sur la concierge grommelante.

— Deux lettres de Paris, fit la veuve en examinant les timbres expéditeurs ; de nouvelles leçons peut-être… Elle se tuera, la chère petite.

On entendit dans l’escalier le pas rapide de Judith. Elle jeta en entrant son parapluie dans un angle, secoua son waterproof inondé, et, venant mettre un baiser distrait au front de sa mère :

— Un temps affreux ! dit-elle.

— Tu es glacée, ma chérie ?

— Non, je suis mouillée, voilà tout. J’arrive de Vincennes, les omnibus étaient pris d’assaut ; j’ai dû attendre sous la pluie.

— Tu vas gagner un rhume.

— Qu’y faire ? dit-elle en avançant les pieds vers les tisons noircis que sa mère essayait de ranimer.

Renversée sur une chaise basse, d’un air de découragement amer, elle inspecta du regard le désordre de son humble toilette de ville. La robe noire retombait humide sur les chaussures trempées, enveloppes épaisses et vulgaires d’un pied cambré d’une élégance idéale. La pluie avait collé à son front les boucles déroulées de ses cheveux, et la pâleur de la fatigue s’étendait sur son beau visage.

— Il ne faudra plus sortir par des temps semblables, dit doucement la veuve en passant sa main maigre sur les cheveux de sa fille avec un geste caressant.

Celle-ci, pour toute réponse, eut un sourire navré. Ne savait-elle pas que dans sa voie laborieuse il ne fallait pas s’arrêter sous peine de perdre le fruit des travaux passés ? Ses yeux tombèrent sur les lettres déposées au bord de la cheminée.

— Qui donc pense à moi ? murmura-t-elle en les décachetant avec une vivacité fébrile.

L’une était de Sosthène Gilmérin ; il sollicitait, avec toutes les formules du respect, l’autorisation de se présenter chez madame de Clarande pour une communication les intéressant.

— Mais tu viens de Vincennes, observa la mère.

— Il n’y habite pas toujours. Son atelier est à Paris.

— Et tu n’imagines pas quelle peut bien être cette communication ?

— Non, fit Judith, dont une rapide rougeur colora les joues pâles.

— Alors, qu’il vienne.

— Oh ! il viendra dès aujourd’hui ; cette demande d’autorisation n’est, à vrai dire, qu’un avertissement de sa visite.

Judith ouvrit la seconde lettre, la parcourut d’un œil courroucé, la froissa et la jeta sur les tisons, auxquels elle communiqua subitement un peu de la flamme qu’elle contenait sans doute.

— Qu’est-ce donc ? s’écria la mère.

— Une impertinence.

— Et qui se permet ?…

— Qui ? ricana la jeune fille en se levant avec indignation, qui ? dites-vous, ma mère ; mais tout le monde : les pères de mes élèves, les cousins de leurs amies, les beaux messieurs du boulevard et jusqu’aux désœuvrés de l’omnibus. Une jeune personne qui court le cachet !… En vérité, ils se croiraient bien sots de ne pas tenter l’aventure !

Madame de Clarande laissa tomber sa tête dans ses mains en étouffant un de ces soupirs inexprimables qui montent du cœur aux lèvres des mères.

Judith songeait à Sosthène Gilmérin. Le jeune peintre, avec ses relations de théâtre, son enthousiasme et sa bonne volonté, pouvait être une planche de salut.

Ce ne fut que deux heures après environ que Sosthène se présenta chez les dames de Clarande, dont il reçut un accueil plein de dignité, nuancé de la pointe de bonne grâce due au frère d’une élève.

Judith, quoique prévenue de cette visite, avait eu le tact de ne s’y préparer par aucun changement de toilette. Elle voulait ne s’imposer en rien à l’imagination du jeune homme et mériter d’abord son estime.

Nous n’oserions pas affirmer qu’il n’y eût point en cela autant de calcul que de loyauté chez la belle et intelligente fille, qui savait qu’un caprice pouvait bien mener à quelque chose, mais qu’un engagement sérieux conduit plus loin encore.

Elle était donc assise devant un cahier de musique, gravement occupée à transcrire une partition, quand le jeune peintre fit son entrée. Cette simplicité fut la plus habile des mises en scène. Judith lui parut plus touchante, plus adorable mille fois, avec sa pauvre robe noire usée, dans le cadre nu où rayonnaient ses vingt ans.

La conversation, dont la musique fit naturellement les premiers frais, amena Sosthène, que les grands yeux de Judith encourageaient, à formuler sa proposition d’obtenir pour elle une audition du directeur de l’Opéra.

Madame de Clarande étouffa un cri. La perspective de la scène, — dans sa pensée elle disait : les planches, — la fit reculer effrayée. Où sa fille ne voyait que triomphes, plus prudente, elle devinait des écueils.

— Vous n’y songez pas, monsieur, s’écria-t-elle ; une jeune personne de cette éducation, de cette… naissance !

— Eh ! justement, madame, ce serait un élément de succès joint à tous ceux que mademoiselle possède par elle-même.

— Un nom illustré dans l’armée !

— Il s’illustrerait dans les arts.

— Son père n’aurait jamais consenti…

— S’il vivait, je ne consentirais pas mieux que lui, dit fièrement Judith.

— S’il vivait ?… Tu consentirais donc maintenant ?

— Oui, ma mère.

— Ce n’est pas possible !

— J’accepte.

— Tu ne sais pas quels dangers…

— Je sais seulement que je suis une Clarande.

— Et ta réputation ?

— Et mon avenir ?

— Et ton bonheur intérieur ?

— Et votre bien-être matériel ?

— Oh ! moi, je ne réclame rien.

— Pour vous, ma mère, je deviens très-exigeante.

— Mais, ma pauvre malheureuse enfant !… tu ne t’appartiendras plus, tu seras la proie du public, la chose de la presse !

— Eh ! qu’importe ?… Monsieur, ajouta la jeune fille en se retournant, l’œil animé d’une flamme éblouissante, vers Sosthène radieux, je suis prête.

— Ah ! mademoiselle !…

— Je confie mon avenir à vos bons offices et plus encore à votre dévouement.

Le jeune homme prit la main que lui tendait Judith, et y déposa un baiser infiniment plus enthousiaste que l’état actuel de la question ne semblait l’exiger.

On parla aussitôt des moyens à employer pour mener à bien cette entreprise. Madame de Clarande, écrasée de surprise et d’appréhension, incapable de s’opposer au désir formellement exprimé par sa fille, ne prit plus aucune part à cette conversation, dans laquelle Judith se révéla pour la première fois comme une jeune fille très-forte, très-ambitieuse et parfaitement décidée à se diriger désormais elle-même.

Sosthène, qui n’était ni meilleur ni pire que les jeunes gens de son âge et de son milieu, ressentit une certaine satisfaction en observant la hardiesse avec laquelle mademoiselle de Clarande posait carrément, malgré l’opposition maternelle, les bases de son indépendance future.

Il augura bien de cette émancipation, car il n’avait pas au fond du cœur autant de désintéressement qu’il en affirmait au dehors. Judith était, d’ailleurs, trop belle, trop audacieuse et trop isolée pour ne pas éveiller des sentiments et des espérances confuses dans une imagination de vingt-cinq ans.

— Faisons-la toujours débuter, pensait-il, et qui peut prévoir ?… La reconnaissance est une vertu… Le public est bon prince et ne me disputera peut-être pas les prémices, — que j’aurai bien gagnées, — de ce talent fleuri.

Et il entra au café de Paris, où il avait rendez-vous avec un compositeur de ses amis, assez influent dans le cabinet directorial. Le compositeur y était attablé en compagnie d’Edmond Gaussens, lequel lui exposait chaudement le plan d’un libretto pour le Théâtre-Lyrique.

Sosthène fut assez contrarié de les rencontrer ensemble ; mais comme il fallait avant tout mettre à profit la bonne volonté du musicien ; il le pria avec instance d’appuyer la demande de la jeune artiste auprès de M. Perrin.

— Je verrai Perrin, et nous enlèverons cela, répondit le musicien avec une superbe confiance.

Edmond Gaussens, qui écoutait silencieusement cet entretien, eut un soupçon de la vérité, quoique le nom de Judith n’eût pas été prononcé.

— Très-cher, dit-il à Sosthène, lorsque le compositeur se fut éloigné, n’aurais-je, par hasard, tiré de sa coque une perle rare, que j’étais fier d’avoir découverte, que pour t’offrir l’occasion de la faire monter en épingle ?

— Plaît-il ? fit Sosthène avec hauteur.

— En d’autres termes, la future débutante de l’Opéra à laquelle tu parais t’intéresser très-chaudement, n’est-elle pas mademoiselle de Clarande ?

— Et quand cela serait ?

— C’est un procédé peu fraternel que de travailler à enlever sournoisement à mademoiselle Gilmérin sa maîtresse de piano, sourit tristement le vaudevilliste.

— Ne voilà-t-il pas, en effet, un bel avenir pour une jeune personne de ce nom et de ce mérite ?

— Tu peux même ajouter : et de cette beauté !

— Ce qui est un défaut dans cet ingrat métier.

— Auquel tu cherches charitablement à la soustraire.

— Je l’avoue. Tu n’imagines pas jusqu’où va ma philanthropie.

— Je le soupçonne. Permets-moi de te féliciter de la promptitude de tes résolutions et du désintéressement de tes démarches.

— Tu railles… Serais-tu jaloux ?

— Nullement. Je respecte trop mademoiselle de Clarande pour imaginer que tu puisses songer à escompter tes services auprès d’elle.

— Je ne songe qu’à être utile, quand je le peux, à de pauvres femmes dont la position est digne de pitié, dit Sosthène avec un peu d’embarras.

— C’est ce que j’avais aussi tâché de faire. Je suis, toutefois, contraint de reconnaître que tu l’emportes de beaucoup sur moi comme hardiesse dans le plan et réussite dans l’exécution.

Sosthène, mécontent du ton moitié grave moitié badin sous lequel son ami dissimulait un blâme tacite, rompit la conversation en demandant un journal ; ce que voyant, Edmond Gaussens rentra philosophiquement dans sa mansarde de la rue Bleue pour y travailler à son opéra-comique.

Comme il passait sur le palier des dames de Clarande, il entendit des roulades agiles s’égrener entre les lèvres de Judith, qui se voyait déjà étoile et s’exerçait, la coquette, à fasciner son public.

— Allons, soupira l’honnête vaudevilliste, malgré l’esprit qu’on veut bien me reconnaître, je ne fais que des sottises. N’osant pas être épris de Valérie par timidité, ne voulant pas devenir amoureux de Judith par scrupule, je laisse la première s’enamourer d’un officier qui n’a que la cape et l’épée, comme je n’ai, moi, que la cape et la plume, et la seconde m’est enlevée par un jeune gandin dont la bourse est aussi pleine que le cœur vide. Plumitif, pauvre plumitif, ces belles amours ne sont pas faites pour toi !

Ce soir-là, et quoi qu’il en eût, les roulades de mademoiselle de Clarande nuisirent singulièrement aux élucubrations versifiées d’Edmond Gaussens.


VII

La perspicacité, attristée plutôt que jalouse, du jeune homme lui avait fait voir clair dans les sentiments confus de Valérie Gilmérin. Elle subissait un charme, elle descendait une pente entraînante, elle se berçait d’une de ces chimères idéales comme il en naît aux cœurs de vingt ans.

Chacune des visites du jeune trésorier, — qui déjà ne les comptait plus, — fortifiait cette sensation enivrante. La jolie enfant s’étonnait naïvement de n’avoir pas ressenti, en présence de Georges de Maucler, ce qu’elle avait entendu appeler par ses savantes compagnes de pension le coup de foudre.

Elle avait cru si fermement que cette impression subite, violente, était le cachet indiscutable de l’amour, qu’elle trouvait à la fois très-étrange et très-doux d’éprouver, quand même, des joies intimes et radieuses.

Elle ne calculait pas, ne scrutait rien, ne prévoyait aucun obstacle, ne s’effrayait d’aucune probabilité. C’était la confiance absolue dans le bonheur. Elle aimait Georges, chaque jour plus profondément, à chaque heure pour ainsi dire, avec une ivresse secrète plus rayonnante.

M. de Maucler ne lui avait pas adressé une seule parole dont sa candeur pût s’alarmer ; il semblait l’entourer d’un respect tendre, d’une attention soutenue, et, croyante, elle se trouvait sincèrement aimée.

Il devenait de plus en plus évident, du reste, pour les observateurs, s’il s’en trouvait dans la petite société Gilmérin, que le trésorier, si distrait, si froid au début, n’était pas resté longtemps indifférent à la grâce, à l’esprit, à l’élévation du cœur de la jeune fille, et qu’il faisait de constants efforts sur lui-même pour ne pas témoigner plus expressivement le plaisir croissant qu’il éprouvait en sa présence.

C’est qu’il est bien difficile, même aux plus forts, de résister à la provocante douceur d’une amitié féminine, faite de réserve et de chatteries, et si prompte à se changer en tendresse ardente ; quand celui qui la fait naître est jeune, spirituel, aimant.

Cette amitié d’une belle fille de dix-neuf ans, innocente, franche et libre d’elle-même, offrait d’autant plus de séductions, qu’insouciante ou entraînée, elle sautait parfois à pieds joints sur les petites conventions mondaines, ce qui ne la rendait que plus désirable.

Périllas et Lanternie s’étaient tant bien que mal soustraits au danger, mais Dieu seul savait quels soupirs enflammés le lieutenant avait poussés dans l’ombre ! et la pauvre petite cousine de Lorraine, qui attendait le capitaine, ne se douta jamais du nombre de fois où elle avait été trahie en rêves !

Edmond Gaussens, lui, avait bien laissé prendre un coin de son cœur entre les doigts roses de la jeune héritière, mais il était un peu sceptique, se savait trop chétif : pour être épousé, ne voulait pas user sa jeunesse en rêves bleus et cherchait dans les coulisses des petits théâtres, où il avait ses entrées, des diversions positives à ses velléités éthérées. Il n’y cueillait que dégoût !

La réserve du trésorier, réserve visible et persistante, était généralement attribuée à son manque de fortune. On ne pouvait donc que louer sa fierté, la noblesse de ses sentiments, qui le mettaient à l’abri de tout soupçon de cupidité.

M. Gilmérin lui-même, toujours à la recherche d’un gendre modèle, s’était aperçu des respectueuses assiduités du trésorier et se disait :

— Voilà un bel officier qui trouve ma fille adorable et serait facilement féru d’amour… comme tous les autres, du reste. Ah ! je suis un heureux père !… mais, pas plus que les autres, il n’oserait songer à l’épouser. C’est là le bénéfice des fortunes connues et des positions tranchées.

Et sur ce raisonnement d’une logique au moins défectueuse, le bonhomme dormait avec une entière placidité.

Valérie était une nature infiniment plus impressionnable qu’on ne le croyait autour d’elle et qu’elle ne se l’imaginait elle-même. Tandis qu’on la croyait uniquement occupée à recevoir ses amis, à étudier son piano ou à broder des pantoufles à son père, elle avait fait, dans le fond de son cœur, des pas de géant vers l’inconnu, vers le bonheur, vers l’amour.

En un mois elle franchit, muette et ravie, la gamme des sentiments intimes les plus purs, certes, les plus vifs aussi. Elle aima Georges de Maucler avec la belle irréflexion de la jeunesse qui va où la pousse un vent mystérieux. Cela suffisait à rendre ses yeux brillants, ses lèvres épanouies et son existence radieuse.

La réaction n’était pas encore venue, le doute ne l’avait pas effleurée de son aile brutale.

Un matin, elle s’éveilla plus gaie que de coutume encore et descendit au jardin en fredonnant une des plus jolies romances de sa belle maîtresse de piano, qui avait un répertoire inépuisable d’exquises mélodies. Il était de bonne heure ; le bois de Vincennes ouvrait ses profondeurs vertes aux premiers rayons du soleil. Tout était fête dans la nature, sur la pelouse où scintillait la rosée, dans les ramures où s’éveillaient les oiseaux.

L’avenue Marigny était déserte, et Valérie, le front appuyé contre la grille de la villa, s’enivra longuement de ces senteurs matinales dont les citadins oisifs et paresseux ignorent toujours la douceur.

Il lui semblait qu’en son âme c’était une fête plus joyeuse encore que celle de la terre et du soleil ; ses espérances brillaient plus que la rosée ; ses rêves volaient plus loin que les oiseaux ; son cœur était un foyer plus lumineux que les beaux rayons d’or qui rayaient l’herbe drue ; qu’elle était heureuse !… elle eût voulu le crier tout haut.

Un faible bruit de pas troubla tout à coup cette poésie champêtre ; deux personnes, appuyées l’une sur l’autre, s’avançaient le long de l’avenue. C’était un couple d’ouvriers jeunes, beaux et souriants.

L’homme allait au travail, ses outils sur l’épaule ; la femme l’accompagnait en portant les provisions du jour. On devinait qu’elle voulait prolonger de quelques instants cette compagnie, et que lui, partageant le même désir, cherchait à lui faire oublier la distance déjà parcourue.

Ils causaient à voix presque basse, mais, dans la paix sereine de cette matinée, le moindre bruit se répercutait doucement. Valérie surprit au passage leurs naïves confidences.

— Vois-tu, Jean, disait la jeune femme, il ne faut pas rire avec ces choses-là ; si tu n’avais pas deviné mon amour, je serais morte !

— Ne pas te deviner, Marie !… mais je t’ai aimée, moi, sais-tu bien ? le premier ! répondait l’ouvrier avec tendresse.

— Vrai ?

— Vrai.

— Alors pourquoi ne me le disais-tu pas ?

— Ton père était patron, et moi simple manœuvre.

— Ah !… te voyant silencieux, je croyais que tu en aimais une autre.

Ils passèrent. Valérie resta rêveuse. L’avait-on devinée, elle ? Georges l’avait-il aimée le premier ? Ces simples mots que le hasard jetait à son oreille portaient subitement dans la quiétude de son cœur une lumière troublante. Elle avait aimé, elle ignorait le doute, elle se croyait comprise, si ce n’était qu’une illusion pourtant ?… il ne lui avait jamais dit qu’il l’aimait.

La femme de Jean l’ouvrier lui paraissait bien heureuse : on le lui disait, du moins ! Il lui vint alors une soif folle de se l’entendre affirmer, et combien elle en était loin !

Affaissée sur le gazon, le menton dans la main, les yeux clos, elle réunit ses souvenirs, elle fouilla dans cette mine chère et sacrée de sensations, d’observations, dont elle formait son trésor secret, et ne trouva que la réserve sereine, imperturbable, absolue du jeune trésorier.

Une voix tendre, les yeux chaudement attentifs, un langage affectueux, c’était tout. Jamais un regard enflammé, jamais un entraînement irrésistible, jamais une parole d’amour.

Ce dont la jeune fille lui avait su gré comme d’un mérite lui apparut tout à coup comme une menace. Ce calme, cette retenue, ce bon goût n’étaient-ils donc qu’une amitié paisible ?

Valérie frissonna. Elle voulait davantage. Elle ne s’embarrassait ni des distinctions de fortune, ni des exigences de positions ; elle entendait se donner à un mari selon son cœur et non à un prétendant affriandé par sa dot. Mais encore, fallait-il savoir si elle était aimée !

— Je le saurai dès demain, se dit-elle avec résolution.


VIII

Mademoiselle Eudoxie Boinvilliers, entre ses bonnes qualités de ménagère et de fille sage, possédait un petit défaut : elle était curieuse comme madame Pipelet à son printemps.

La petite maison de la chaussée de l’Étang, où M. de Maucler sonnait en maître, la rendait rêveuse. Elle eût voulu connaître plus positivement la belle recluse, dont le hasard lui avait révélé l’existence, avant d’en faire part à sa meilleure amie, qu’elle devinait bien ne pas être insensible à une aventure de ce genre.

Ce fut dans ce but louable, dont sa mère comprit à demi-mot la profondeur, que les deux dames, munies de pliants et de broderies, dirigèrent leur promenade vers le bois de Saint-Mandé.

Il y avait là, tout au bord de la chaussée, un abris vert et discret formé de jeunes chênes et de vieux ormes, d’où l’on apercevait de biais le pavillon mystérieux et qui parut aux bonnes âmes le meilleur des observatoires.

Elles étaient, du reste, commodément assises et en mesure de prolonger sans fatigue leur faction charitable jusqu’au soir. On ne sait pas assez combien l’introduction du pliant dans les habitudes de la banlieue a facilité les espionnages privés et les petites perfidies féminines.

Ce fut ainsi que, pendant toute une semaine, elles virent, sans être aperçues, M. de Maucler arriver dans la journée, sans heure fixe, parfois sonner à la grille, parfois entrer directement à l’aide d’une clef qu’il retirait de son paletot, disparaître dans le jardin et reprendre, vers six heures, le chemin de Vincennes, où l’appelait le dîner des officiers.

Deux ou trois fois il ne ressortit pas, ce qui laissait supposer qu’il dînait au pavillon en fort gracieuse compagnie. Du reste, l’inconnue y vivait cloitrée, car il était rare d’apercevoir son ombre dans les allées. Sans doute cherchait-elle un abri plus sûr dans le petit verger qui s’étendait derrière la maison.

Un jour que les dames Boinvilliers, de plus en plus intéressées, étaient à leur poste habituel, l’après-midi menaça de s’écouler sans amener le moindre visiteur ni le moindre mouvement dans le pavillon ; tout semblait y reposer à l’ombre des polanias : c’était à en prendre du dépit.

À quatre heures cependant un jardinier, une bêche à la main, vint sonner à la petite porte, qu’une femme de service âgée ouvrit aussitôt. Le jardinet était si mignon et les fleurs si soigneusement entretenues que le séjour du jardinier ne fut pas de longue durée.

Il ratissa les allées, rattacha quelques branches d’aristoloches entrainées par le poids de leurs larges feuilles, et s’apprêta à repartir. Mais le bruit qu’il avait fait avait attiré sur le perron la maitresse de céans, toujours pâle, sérieuse et belle.

Eudoxie et sa mère, les yeux fixes, se serrèrent la main en silence. Un bel enfant de deux à trois ans venait d’apparaître derrière la jeune femme, dont il retenait à deux mains la robe de mousseline.

Un enfant !… il y avait un enfant !… quelle révélation ! C’était mieux encore que ne l’avait imaginé l’étroit cerveau, méchamment inventif, des dames Boinvilliers. Cette fois, elles échangèrent un regard d’une éloquence foudroyante.

— Ah ! la famille est au complet ! chuchota la mère qui oublia de ménager l’innocence qu’elle devait au moins supposer à sa fille.

La jeune femme prit l’enfant dans ses bras, ce qui mit en lumière les boucles blondes de cette jolie petite tête, et fit un pas vers le jardinier, qui avait déjà ouvert la grille.

— Baptiste ! dit-elle en le rappelant.

L’homme se retourna sans lâcher la serrure, et l’inconnue, pour se faire entendre, éleva quelque peu la voix.

— Apportez-moi ce soir des plantes grimpantes, dit-elle ; je veux que cette grille soit plus couverte qu’elle ne l’est.

— Dame ! oui, madame, ça se peut tout de même, répondit Baptiste en regardant avec quelque surprise la très-petite ouverture par laquelle les regards étrangers pouvaient glisser jusqu’au pavillon ; quoique ça, il y en a déjà pas mal, des plantes.

— J’en veux davantage.

— La saison est trop avancée pour le lierre et pour la vigne vierge ; quoique ça, nous avons encore les gobeas. Dame ! seulement, après, ce sera sensément un mur par ici.

— Justement, un mur de verdure, c’est ce que je souhaite.

— Bon, madame ! fit Baptiste en remettant sa casquette, et la grille retomba derrière lui.

Eudoxie se leva sans mot dire, s’enfonça dans le taillis, fit sous bois un petit détour savant et se retrouva en face du jardinier au moment où il allait enfiler la route qui conduit à Charenton.

— Monsieur Baptiste, dit-elle en l’abordant, vous travaillez, je pense, à la journée ?

— Dame ! oui, madame, répondit Baptiste en retirant vivement sa casquette.

— Nous aurions besoin de quelques petits travaux dans notre jardin, mais peut-être êtes-vous occupé dans ce moment chez la dame d’où vous sortez.

— C’est vrai tout de même que je fais l’entretien du jardin de madame Albert par abonnement ; quoique ça, je fais aussi…

— Oh ! alors, interrompit adroitement Eudoxie, nous n’oserions pas vous prendre, nous aurions peur de contrarier cette dame ou… son mari.

— Pourvu que son jardin soit entretenu, qu’est-ce que vous voulez que ça lui fasse, à madame Albert ?

— Oui, mais… son mari…

— Son mari ne s’occupe pas beaucoup de tout ça.

— C’est pourtant l’affaire des hommes.

— Je ne dis pas non. Mais celui-là n’est pas amateur ; vous savez… les militaires !

— Ah ! M. Albert est donc officier ?

— Dame ! je crois que oui, quoiqu’il soit plus souvent en paletot qu’en uniforme. Et quoique ça, madame, vous voudriez des journées ?

— Quelques-unes. Donnez-moi votre adresse.

— Baptiste Pinté rue de Montreuil, 190.

— Eh bien ! monsieur Pinté, j’irai choisir des fleurs chez vous.

— À votre service, madame. Quoique ça, s’il faut aller travailler à votre jardin, demain.

— Demain, je serai absente. Non, attendons que j’aie fait un choix parmi vos plantations.

— Quand il vous plaira, madame.

La casquette se replaça sur le front en sueur de M. Baptiste Pinté, et Eudoxie se coula prestement dans le bois.

Elle revint s’asseoir avec l’air paisible d’une fillette qui a fait un crochet pour cueillir une marguerite.

— Ma mère, dit-elle doucement en reprenant son aiguille, cette femme se fait appeler madame Albert, et M. de Maucler passe pour son mari.

Madame Boinvilliers ne releva pas les yeux, ne fit pas un geste, mais un sourire qui retroussa ses lèvres minces dénota la satisfaction de sa curiosité satisfaite.

Par un reste de pudeur assez rare chez les langues vipérines, elle se contenta de constater à part elle l’habileté de sa fille, et n’ajouta aucune question sur ce sujet scabreux. Il venait de lui pousser, après coup, le tardif scrupule d’avoir entretenu une jeune fille de vingt ans de la faiblesse si bien cachée du trésorier.

En rentrant au logis, ces dames trouvèrent un petit billet de Valérie, qui les conviait gracieusement à une promenade en canot pour le lendemain.


IX

Sous la dictée de mademoiselle Gilmérin, la docile madame Duval avait écrit trois billets identiques par lesquels MM. de Maucler, Périllas et Lanternie étaient convoqués pour une partie de bateau sur le lac des Minimes.

En bonne stratégiste, Valérie griffonna deux mots à madame Boinvilliers, afin d’occuper utilement chacun de ses cavaliers. Elle chargea son père d’aller à Paris lui acheter de la musique, avec mission de ramener mademoiselle de Clarande.

Sosthène devait venir dîner à Vincennes ; tout son monde serait donc au complet. Elle n’oublia, l’ingrate, que le pauvre Edmond Gaussens, qui n’avait pas su se rendre indispensable ; mais le vaudevilliste, comme s’il eût deviné l’exclusion dont il était menacé, eut l’esprit d’accompagner Sosthène, tout à point pour empêcher le jeune peintre de battre trop facilement en brèche les hauteurs, vraies ou feintes, de la belle Judith.

Personne ne manqua à l’aimable appel de la jeune maîtresse de maison, qui cachait son petit plan sentimental sous un enjouement du meilleur aloi.

À la chute du jour, après une collation servie sous bois, la petite société se dirigea vers le lac des Minimes, le plus vaste, le plus pittoresque des trois lacs qui forment à Vincennes, à Saint-Mandé et à Charenton une ceinture de fraîches eaux.

On y arrive par les grandes routes de Joinville et de Nogent-sur-Marne, et par de petits chemins traversants où les couples amoureux aiment à chercher la solitude.

Moitié par la route, moitié par les sentiers, on arriva au bord du lac, où se balançait une gentille flottille de petits canots blancs bordés de rouge, dont des mariniers d’opéra-comique, — pantalons blancs, vareuses à grands collets bleus, chapeaux cirés, — tenaient le gouvernail.

— Trois canots ! cria M. Gilmérin, et toute la flottille s’ébranla.

Madame Boinvilliers, Valérie, M. de Maucler et le capitaine Lanternie entrèrent bravement dans le premier.

Madame Duval, mademoiselle de Clarande, Sosthène et Edmond Gaussens prirent possession du second.

Eudoxie jugea à propos de manifester une crainte nerveuse en avançant le pied, — qu’elle avait joli, — hors de l’embarcadère, M. Périllas s’efforçait de la rassurer, tout en suivant d’un œil intéressé les savantes oscillations du petit pied qui se refusait à obéir.

Enfin, la jeune fille parut faire un grand effort, se cramponna étroitement au bras du lieutenant et vint tomber, toute pâmée, à l’arrière du troisième canot, que M. Gilmérin acheva de remplir.

On commença le tour du lac, un enchantement lorsque la brise s’élève et que, dans l’onde claire, la lune jette des paillettes tremblotantes. Les canots avançaient avec ce clapotement léger des rames qui berce le promeneur. Instinctivement le silence s’était fait, et chacun laissait errer sa pensée dans le sillage bleuâtre des barques.

Sur les rives, les silhouettes des passants se détachaient, indécises, des profondeurs sombres des massifs, et, dans l’île du Chalet-Jaune qui occupe le milieu du lac, les lampes de quelques soupeurs éclairaient çà et là, à travers la verdure, comme pour servir de phares à cette minuscule navigation.

Les canots, s’éloignant du Chalet-Jaune, gagnèrent le côté solitaire, presque sauvage, où le lac, resserré entre deux berges élevées, forme des cascatelles couronnées de youcas piquants. Une poésie pénétrante se dégageait de plus en plus de ces lueurs pâles, de ces eaux murmurantes, de ces grands arbres mélancoliquement penchés sur les bords.

— Cela ressemble à un paysage d’Écosse ! s’écria tout à coup Eudoxie, qui n’avait jamais quitté les boulevards.

— Comme on vit mieux… le soir ! dit Georges de Maucler en laissant son regard profond aller à la dérive.

— Ce soir ! corrigea Valérie avec intention.

Le trésorier ne répondit pas. La jeune fille serra ses petites mains avec dépit.

Sosthène, que la présence de madame Duval n’empêchait que tout juste de se livrer à son lyrisme en face de Judith, se pencha vers elle :

— Si vous chantiez ? soupira-t-il.

Celle-ci secoua doucement la tête.

— Voyez comme la nuit est splendide et comme votre voix serait émouvante à cette heure sereine ! insista tendrement le jeune homme.

— Non, non, fit Judith, qui ne voulait pas céder si promptement à une telle prière.

— Pourquoi pas, mademoiselle ? ce serait très-joli, dit madame Duval en intervenant dans le débat ; n’est-ce pas, monsieur Gaussens ?

Le vaudevilliste, déjà mécontent de l’attitude de son ami, ne répondit que par un salut affirmatif. Mais, dans le grand silence, ces quelques paroles avaient été portées jusqu’à M. Gilmérin, qui trouva l’idée excellente.

De sa grosse voix joyeuse, il troubla le calme des parages isolés où s’engageaient les canots, en priant mademoiselle de Clarande de ne pas les priver du plaisir de l’entendre.

La jeune artiste essaya vainement de résister à cette prière devenue générale ; elle se rendit donc avec cette grâce hautaine qui faisait une faveur de la moindre de ses concessions, et chanta lentement, accompagnée par les rames cadencées, cette rêverie allemande dont elle avait fait la musique :

    Perles, richesse de la mer ;
    Joyaux du ciel, étoiles blondes,
    Mon cœur, plus vaste que les ondes.
Est plus profond aussi que l’insondable éther !

    Mon cœur sous ses discrètes ombres.
    Perles d’argent ! étoiles d’or !…
    Mon vaste cœur couve un trésor
Dont le sublime éclat vous fait paraître sombres.

    Et ce trésor, — tel brûle et luit
    L’astre de feu dans les nuits mornes, —
    C’est l’amour !… sans fin et sans bornes !
Et le ciel et la mer sont contenus en lui !

Lorsque la voix vibrante de Judith se fut éteinte en un soupir ineffable sur cet aveu d’amour, les applaudissements venus de tous les canots se croisèrent pour féliciter la chanteuse.

À l’abri de ces bruits divers, Georges et Valérie, seuls silencieux, échangèrent un long regard ému. Les petites coquetteries de l’une étaient subitement devenues inutiles ; le stoïcisme de l’autre s’était envolé sur les ailes de cette amoureuse mélodie.

    « C’est l’amour profond et sans bornes ! »

murmura Georges,

    « Et le ciel et la mer sont contenus en lui ! »

acheva Valérie.

— Ah ! le ciel… la mer… et la terre !… et la vie !… et l’être tout entier ! continua le jeune homme, dont les lèvres si longtemps muettes semblèrent s’ouvrir enfin.

Un tressaillement de bonheur fit frissonner Valérie.

— Le pensez-vous vraiment ? interrogea-t-elle d’une voix basse.

— Je ne l’avais jamais compris comme à cette heure enivrante, répondit-il en se penchant vers elle.

Elle avait laissé glisser sa main au bord du canot. La main du trésorier chercha dans l’ombre et rejoignit les petits doigts frémissants, auxquels elle s’unit sous la caresse de l’onde tiède…

Le canot les berçait doucement.

Madame Boinvilliers, qui causait avec le capitaine Lanternie, était si surprise et si charmée de se voir en coquetterie réglée avec un officier de l’armée française, — ce qui ne lui était pas arrivé depuis ses fuyantes belles années, — qu’elle en oublia de surveiller les deux jeunes gens, comme Eudoxie le lui avait cependant recommandé chaudement.

Aussi, par cette belle soirée attendrie, l’amour de M. de Maucler et de mademoiselle Gilmérin, que nul œil jaloux ne flétrit d’un examen indiscret, fit-il un pas immense et décisif.

Ils ne se parlèrent plus ; leurs cœurs palpitaient à l’unisson, et la brise embaumée qui, du bois assombri, venait mourir dans leurs cheveux, les faisait frissonner du même trouble indicible.

En quittant le canot, Valérie se sentait aimée comme elle aimait elle-même. Georges sentait avec une inexprimable sensation de confusion et d’ivresse qu’il avait laissé échapper son secret.

Eudoxie Boinvilliers n’avait rien vu, rien entendu de cet accord de deux âmes qu’elle eût volontiers séparées à son profit, — les avantages du lieutenant Périllas restant toujours fort au-dessous de ceux du trésorier ; — mais l’instinct envieux, qui sommeillait rarement en elle, l’avertit que quelque chose de sérieux avait dû s’échanger entre les jeunes gens. Georges était transfiguré, et Valérie portait sur son espiègle visage la gravité sereine d’une résolution prise.

— Il est, je crois, temps de parler, se dit la bonne âme, qui savait posséder, depuis la veille, un moyen sûr de semer l’anxiété dans la joie trop visible de son amie.

Pourtant, l’heure lui semblant mal choisie pour lancer ses flèches venimeuses, elle jugea plus habile, plus raffiné, de laisser les choses s’engager plus avant encore, prévoyant avec sagacité que, plus les liens seraient forts, plus douloureux serait leur brisement.

X

— cher petit père, dit câlinement Valérie, lorsqu’au déjeuner du lendemain elle se retrouva seule avec l’ex-négociant, voilà quinze grands jours, au moins, que vous ne m’avez parlé d’aucun prétendant à ma main.

M. Gilmérin eut un haut-le-corps de surprise. Eh quoi ! sa fille, qui repoussait toutes les propositions avec un dédain à peine dissimulé, amenait la première l’entretien sur ce sujet épineux !

— Comment !… comment ! balbutia-t-il.

— Auriez-vous, par hasard, renoncé à marier votre fille ?

— Moi, renoncer ?… Regretterais-tu les pauvres diables que je t’ai présentés en vain ?

— Ceux-là, non ; des Crésus bêtes ou des intelligences ruinées, des notaires moisis dans leurs paperasses ou des gentilshommes en quête d’une dot plutôt que d’une compagne. Je voudrais du nouveau.

— Je n’ai plus à t’offrir, pour le moment, qu’un propriétaire de Joinville-le-Pont, M. de Sestré.

— Son signalement ?

— De la distinction dans une stature de tambour-major. Quarante ans, mais n’en paraît pas plus de trente-deux.

— Peuh !… un gentillâtre qui se rajeunit à l’aide de l’eau de Floride.

— Il est marquis, ma chère.

— Et moi je n’ai pas vingt ans. Je ne connais pas de marquisat qui vaille cet avantage.

— Dame ! tu te montres si difficile que nous finissons par éloigner les célibataires.

— Mais pas trop, car chaque semaine voit éclore une nouvelle liste de prétendants aussi nombreuse, quoique aussi insuffisante, que les précédentes.

— Enfin, si je te les présente, c’est pour l’acquit de ma conscience paternelle.

— Cher père ! vous ne voudriez pas, j’en suis certaine, m’imposer un choix déplaisant.

— Dieu m’en préserve !

— Eh bien ! imaginez-vous, petit père chéri, que je fais, de mon côté, ma petite liste, et que je compte la soumettre avant peu à votre approbation.

— Bah !

— Oh ! pour l’acquit de ma conscience filiale.

M. Gilmérin, trouvant la plaisanterie charmante, embrassa sa fille en riant,

— Et quand verrai-je cette fameuse liste ? continua-t-il avec bonne humeur.

— La supposez-vous bien remplie ?

— Hum ! qui peut savoir ?… Les petites filles ont parfois des comptabilités mystérieuses dont le secret nous échappe.

— Il se pourrait, au contraire, que j’aie voulu vous épargner l’embarras du nombre.

— Ce qui revient à dire…

— Que je n’ai qu’un seul candidat.

— Un seul !

— On ne peut plus sérieux, par exemple.

— Ah ! mon Dieu ! exclama le père, qui s’amusait beaucoup de ce qu’il continuait à prendre pour une boutade : quel est donc le mortel heureux qui trône ainsi dans cette flatteuse solitude ?

— C’est… mais d’abord, avant de livrer ce nom fortuné, je veux que mon père ratifie le choix de sa fille.

— Sans savoir ?

— Sans savoir.

— La prétention me paraît exorbitante.

— Comme toutes les tyrannies publiques ou privées ; or, vous n’en êtes pas à vous apercevoir que Valérie Gilmérin est un petit despote.

— À qui le dis-tu ? soupira comiquement le bonhomme.

— Ainsi, c’est bien convenu, vous approuvez mon candidat ?

— Tout ce que tu voudras, pourvu que je le connaisse ; il s’appelle ?…

— M. Georges de Maucler.

M. Gilmérin, tout aveuglé qu’il fût, ne put s’empêcher d’être ébloui par le rayonnement intérieur qui transfigura la jeune fille eu prononçant ce nom. Il continua à rire cependant.

— Ah ! très-bien !… très-bien !… Ceci est une petite leçon, une petite menace pour les pères trop confiants qui admettent les jeunes officiers dans leur intérieur.

— Ceci est une déclaration grave, dit fermement Valérie.

— Allons, dit le père vaguement inquiet, tu ne te plaindras pas de ma patience à écouter tes babillages d’enfant gâtée. Maintenant, laissons le trésorier du 43e à ses paperasses et parlons raison, veux-tu ?

— Je ne fais que cela.

— M. le marquis de Sestré ne te plaît décidément pas ?

— D’autant moins que M. de Maucler me plaît davantage.

— Pourquoi reviens-tu là-dessus ? Ce n’est pas bien de mêler le nom d’un officier honorable à la petite mystification dont tu te permets de me régaler depuis une heure.

Valérie se leva, vint passer les bras au cou de son père, et le regardant bien en face, les yeux dans les yeux :

— Écoutez-moi, je vous en prie, dit-elle ; M. de Maucler m’aime, je le sais ; je le lui rends de toute mon âme, et ce que vous prenez pour une plaisanterie de ma part est la chose la plus sérieuse du monde.

— Il t’aime, soit ; mais…

— Il a trop de délicatesse pour oser demander ma main, vu son manque de fortune ; c’est vous, mon père, qui me donnerez à lui.

— Hein !… tu dis ?… balbutia le bonhomme abasourdi.

La jeune fille, le regard plein de résolution, répéta d’une voix assurée la proposition inouïe qui renversait brutalement toutes les illusions paternelles. Il fallut, du reste, quelques minutes à M. Gilmérin pour entrevoir clairement ce qu’osait lui déclarer sa fille avec la bravoure entêtée de l’innocence.

Nous devons avouer que, malgré toute sa tendresse, toute sa faiblesse même, il débuta, en sentant, pour la première fois, les conséquences possibles de son aveuglement, par une superbe tirade sur sa confiance trahie, son autorité méconnue, la haute inconvenance d’un attachement mutuel contracté sans son aveu.

Valérie se souvint à propos des beaux acacias de la terrasse, dont les branches flexibles pliaient et se relevaient au souffle de l’orage sans se briser jamais. Elle se fit branche d’acacia.

Un peu courbée, silencieuse, les yeux tristes et les mains inertes, elle écouta sans sourciller cette diatribe violente ; jamais fille imprudente ne parut plus humiliée, plus soumise, plus pénétrée de ses torts.

M. Gilmérin, dont l’haleine était infiniment plus courte que l’éloquence, s’arrêta bientôt, fatigué de cet effort et tout déconcerté de n’avoir pas à lutter contre une seule objection. Il respira longuement, prêt à reprendre l’offensive contre une rébellion probable ; mais toute sa vigueur tomba à plat devant l’attitude effacée de la jeune fille.

— Eh bien ! s’écria-t-il, tu ne dis rien, tu ne te défends pas… c’est vrai que ce serait difficile… tu ne me réponds pas même !

Valérie leva vers le ciel son regard, tout noyé de larmes, qui effleura son père au passage et lui causa quelque trouble.

— Que répondrais-je ? soupira-t-elle d’une voix douce comme un son de harpe lointain, — son père ne lui connaissait pas cette voix brisée, — vous venez de me convaincre de mes torts, je vous prie de me les pardonner.

M. Gilmérin n’en croyait pas ses oreilles. Quoi ! ce n’était pas plus difficile que cela de conduire les jeunes filles ! Un peu de sévérité, et les plus volontaires rentraient, confuses, dans la bonne voie ! Pourquoi diable n’avait-il pas essayé plus tôt ?

— Hum ! te pardonner !… mâchonna-t-il ; certainement, je ne te tiendrai pas rigueur si tu m’avoues avoir un peu exagéré toute cette histoire romanesque.

— Je n’ai rien exagéré, mon père ; je déplore seulement de vous avoir déplu.

— Alors promets-moi de renoncer à des projets qui ne sauraient avoir mon approbation.

— Y renoncer !… hélas !… mais rassurez-vous, je saurai vous obéir.

— Quelle mine lugubre ! Ah ça ! j’espère que tu reprendras promptement ta bonne figure riante.

— Vous ne pouvez cependant exiger que je me brise le cœur et que je sourie quand même.

— Qui parle de te briser le cœur ? je te dis d’oublier…

— Oublier, c’est mourir.

— Allons, bon ! les exagérations d’une autre nature à présent.

— Soyez tranquille, votre intérieur n’en sera pas attristé : les femmes savent souffrir.

— Mais je ne veux pas que tu souffres. Crois-tu que je t’ai choyée, gâtée, aimée jusqu’à ce jour, pour te voir dépérir ensuite ?

— Vous êtes si bon ! Malheureusement ce que vous désirez n’est pas en votre pouvoir… ni au mien.

— Je ne veux pas que tu pleures, tu m’entends bien !

— Vous ne me verrez pas pleurer. Quand nous avons perdu ma pauvre mère, comme mes larmes vous faisaient mal, souvenez-vous que j’avais appris à les dissimuler si bien que vous me supposiez presque consolée ; elles me retombaient lourdement sur le cœur, voilà tout.

Ce souvenir, toujours cher au bonhomme, l’attendrit subitement. Ce n’était peut-être pas très-louable à Valérie de l’introduire dans sa petite ruse sentimentale, mais, à ses yeux, le motif disculpait les moyens.

M. Gilmérin fit un tour dans son cabinet en serrant désespérément sa cravate autour de son cou, ce qui était en lui le signe infaillible d’une puissante préoccupation. D’ordinaire, il résultait de cette pantomime que le sang affluait à son cerveau et les résolutions à son esprit.

Valérie, silencieuse, épiait cette éclosion.

— C’est absurde ! s’écria-t-il tout à coup ; une fille intelligente comme toi ne pas comprendre tout le ridicule d’un semblable attachement !…

— Dites la disproportion, si vous voulez, mais non le ridicule. M. de Maucler est noble, jeune, agréable, officier d’avenir…

— Je t’arrête. Son avenir est compromis par le temps d’arrêt qu’il consacre aux fonctions de trésorier, peu compatibles avec l’avancement. On dit même à ce sujet, ma chère enfant, des choses…

— Il a renversé toutes les calomnies et s’est fait des amis de ses détracteurs mêmes.

— Il détruira difficilement la défaveur que lui vaut son genre de vie mystérieux.

— Ou plutôt sa vie sérieuse, rangée, qui fait le procès de l’existence dissipée de nombre de ses camarades ; et vous, mon père, homme d’ordre et de travail, vous devriez avoir plus d’estime pour l’officier sans fortune qui conquiert son indépendance avec tant d’austérité.

— Quel beau petit avocat tu fais !

— C’est que je défends un homme de cœur qui a le droit imprescriptible de vivre à sa guise, sans que sa sagesse, — si rare ! — lui soit imputée à crime.

— Est-ce sagesse ?

— Eh ! que serait-ce ? s’écria Valérie, avec la superbe assurance des jeunes filles qui entrevoient, sans les approfondir, les faiblesses humaines.

M. Gilmérin ne crut pas devoir insister. Il était d’ailleurs très-fortement impressionné par la tristesse et l’exaltation contenue de sa fille, dont le rire épanoui faisait la moitié de son propre bonheur.

Il revint vers elle avec un peu d’inquiétude dans les yeux et d’hésitation dans la voix.

— Tu seras raisonnable, ma chère petite, dit-il d’un ton conciliant ; tu te souviendras que j’ai rêvé pour toi un brillant avenir, que tu as le droit d’y atteindre, et que ce serait folie que d’arrêter plus longuement ta pensée sur ce jeune homme.

— Puisque vous le trouvez indigne de moi, mon cher père, je n’y penserai plus.

Valérie pencha son front dans, son mouchoir, avec une attitude élégiaque d’une telle éloquence que le pauvre père prit une sérieuse peur.

— L’infortuné ! murmura-t-elle ; parce qu’il est pauvre !

— Mais non, mais non, ce n’est pas uniquement pour cela…

— Vous ! un homme si désintéressé !

— Ce n’est même pas du tout parce qu’il ne possède rien…

— C’est cependant tout ce qu’on peut alléguer contre lui ; il est vrai que c’est concluant.

— Tu me juges mal si tu me crois si accessible aux questions d’argent.

— Vous, c’est possible ; mais votre entourage, dont vous n’osez affronter le jugement.

— Moi ! s’écria le digne homme piqué au vif, je suis, au contraire, fort indifférent à l’opinion des Boinvilliers, des Gaussens, des Langlois, des Martinod, des…

— Alors pourquoi hésiter à leur apprendre qu’un officier de bonne famille, de grand air et de charmant esprit veut devenir votre gendre ?

— C’est que je veux un gendre qui te rende si heureuse !

— M. de Maucler y est tout disposé.

— Qui t’adore !

— Plus que M. de Maucler ? c’est impossible,

— Qui possède tant de qualités !

— M. de Maucler réunit les plus enviables.

— Il t’emmènerait loin de moi.

— Eh ! nous reviendrions ensemble.

— Il fera quelque campagne dangereuse.

— Dont je serai fière de lui voir porter le ruban.

— Il n’a que sa solde.

— J’ai ma dot.

— Tu pourrais si bien faire grande figure à Paris.

— Je préfère éblouir le 43e bataillon de chasseurs.

— C’est un cadre bien restreint, ma fille.

— Celui où l’on se sent aimée paraît immense.

— Femme de militaire, tu seras toujours sans foyer.

— Quand on aime, on porte avec soi son foyer et son bonheur.

— Petite enthousiaste !… Ainsi tu persistes ?

— Oh ! si vous vouliez le permettre ! s’écria Valérie qui vit la bataille gagnée ; je serais si heureuse de tenir uniquement du cœur de mon père la réalisation de tous mes vœux !

Elle se jeta dans ses bras, l’enlaça de caresses, le berça de mots tendres, et lui persuada, par les raisonnements les plus irréfutables, que M. de Mander devait être, à peu de chose près, le gendre modèle entrevu dans ses rêves.

Ce fut une de ces victoires comme les grands généraux et les adroites jeunes filles n’en remportent qu’une dans leur vie.


XI

Georges de Maucler avait rapporté de la promenade au lac des Minimes une fièvre ardente et délicieuse, à laquelle il s’abandonnait sans plus essayer d inutiles résistances. Il comprenait vaguement encore que tous les préjugés du monde séparaient sa pauvreté honorable de l’opulence bien assise de mademoiselle Gilmérin ; mais il sentait surtout, avec une intensité brûlante, que Valérie avait pris toute son âme et qu’il ne pourrait désormais l’arracher à ses petites mains.

Ce ne fut que trois jours après qu’il recouvra assez de calme relatif pour oser se présenter à la villa de l’avenue Marigny. Il avait repris, non toute sa raison, mais un peu de sang-froid, et s’était juré de dissimuler à tous les yeux la vie nouvelle qui soulevait en lui tant d’émotions inconnues.

Elle le verrait bien, elle, et quelle joie d’être compris dans son tendre et respectueux silence ! quelle ivresse de ne pouvoir pas être un seul instant soupçonné de calcul intéressé par l’adorable enfant qu’il aimait !

Si leur dernier regard au bord du lac avait été un aveu, le premier coup d’œil qu’ils échangèrent en se retrouvant, le jeudi soir, fut un serment.

M. Gilmérin, très-anxieux, épiait l’entente des deux jeunes gens en affectant plus que jamais la rondeur insouciante d’un père confiant. Lorsqu’à leur émotion communicative, à leur joie contenue, il ne put douter de leurs sentiments, un énorme soupir soulagea ses incertitudes.

— Après tout, pensa-t-il, je ne cherche que son bonheur ; elle sera, quand elle voudra, madame de Maucler.

Le lieutenant Périllas, avec sa finesse habituelle et sa clairvoyance d’attentif repoussé, s’amusait fort de ce joli manège d’amoureux qui se croyaient bien discrets, et dont les yeux ensoleillés livraient naïvement le secret rayonnant.

— Tarasque ! grommelait le Méridional en mâchonnant sa grosse moustache noire ; ce gaillard-là est plus inflammable qu’une torpille et plus imprudent qu’un lézard ! Il courtise une héritière et se passe la douceur d’une petite maison dans le bois, très-gentiment habitée, ma foi ! C’est trop de moitié. Ah ! le Sardanapale ! Moi, naïf, qui le comparais à Scipion ! Cela m’apprendra à le croire meilleur que nous.

Qu’eût-il donc pensé, le digne Périllas, s’il eût connu certains détails de la découverte scabreuse dont mademoiselle Eudoxie Boinvilliers avait eu les prémices !

Avant de se retirer, Georges se trouva quelques minutes seul auprès de Valérie : c’était la première fois de la soirée.

— Pardonnez-moi, lui dit-il d’une voix oppressée, j’ai manqué doublement aux promesses que je m’étais faites ; j’ai abandonné mon cœur à un rêve ineffable et j’ai laissé deviner ma folie à celle qui l’inspirait.

— Je le sais, murmura-t-elle tremblante.

— Sait-on comment s’évanouissent les résolutions les plus viriles ?… Il a suffi d’un regard… Ne me punissez pas de tant de hardiesse.

— Vous punir !

— Je jure de me taire à jamais.

— Pas avec mon père, du moins, fit-elle avec une vivacité passionnée.

— Que dites-vous ?… pas avec votre père ?…

Valérie releva sa tête penchée ; ses yeux expressifs jetèrent une chaude lueur qui fondit les derniers scrupules du jeune homme sous leur effluve magnétique.

— Quoi !… vous m’autoriseriez ?… balbutia-t-il dans un souffle ardent.

— Monsieur de Maucler, dit-elle, je suis libre de disposer de mon avenir ; mon père le permet ; je serai votre femme.

Le trésorier étouffa un cri de joie, et ses lèvres se collèrent follement sur la petite main palpitante qui s’étendait instinctivement pour l’empêcher de protester.

Protester ! après en avoir eu longtemps la volonté, il n’en avait même plus le courage.

Lorsque, par une suite de circonstances fortuites, une jeune fille arrive à sortir violemment des usages imposés à son sexe, elle reste longtemps sous l’impression puissante d’une surexcitation anormale.

Les heures qui suivirent pour Valérie l’offre de sa main furent remplies d’émotions qui ne se traduisent en aucune langue. Celle de la passion heureuse pourrait seule en exprimer une faible partie, mais qui donc en saurait rendre avec fidélité les accents à la fois insensés et sublimes ?

Valérie était fermement convaincue à son réveil, — dormit-elle ? — que la journée radieuse, dont elle saluait joyeusement le début, ne s’achèverait pas sans apporter à son père une demande respectueuse de sa main en faveur de M. Georges de Maucler, lieutenant-trésorier du 43e bataillon de chasseurs à pied.

La première distribution devait même en être chargée ; et pourtant le facteur passa vers neuf heures sans s’arrêter à la villa.

À deux heures, quand le shako verni du fonctionnaire de la poste brilla entre les arbres, Valérie était aux aguets, souriant déjà et prête à tendre la main entre les barreaux. Le facteur passa encore.

Le soir, à sept heures, un peu pâle et agitée, elle attendait le bienheureux coup de sonnette. Il retentit enfin. Elle bondit et reçut avec extase, à travers la grille, trois lettres, trois ! à l’adresse de son père.

Laquelle était la bonne ? laquelle était la seule ?

M. Gilmérin, qui n’avait nul soupçon des angoisses de sa fille, en déchira les enveloppes avec le mouvement automatique du négociant habitué à dépouiller une volumineuse correspondance.

Valérie, debout, les mains serrées, attendait.

La première missive était l’annonce d’une pièce de vieux bordeaux que lui adressait la maison Martel fils, frère et Cie, de Lanssac (Gironde).

Valérie haussa les épaules.

La seconde renfermait deux billets de spectacle pour une représentation de Fernande, au Gymnase, envoyés par Edmond Gaussens, qui payait ainsi en attentions gracieuses l’hospitalité de la villa.

Valérie prit les billets et les enfouit dans sa poche sans y jeter un coup d’œil.

La troisième lettre n’était qu’un griffonnage de Sosthène, qui s’excusait de ne pouvoir, de quelques jours, venir dîner à Vincennes.

Valérie, toute blanche et le cœur serré, s’éloigna brusquement pour cacher le flot de larmes qui montait à ses yeux.

— Il viendra lui-même demain, se dit-elle.

Levée avec le soleil, après une nuit de fièvre, elle ravagea le parterre fleuri pour remplir les jardinières du salon. Il fallait faire fête au cher attendu !

La journée se traîna lente et monotone ; M. de Maucler ne parut pas.

— Que je suis sotte ! pensa Valérie en s’enfermant dans sa chambre pour pleurer plus à l’aise ; il a chargé un ami, M. Périllas, sans doute, de faire sa demande, et les amis ne sont jamais aussi pressés que les intéressés.

Ce fut donc le lieutenant Périllas qu’elle attendit le troisième jour, et le lieutenant Périllas vint, en effet, passer la soirée à la villa. Son inséparable, le capitaine Lanternie, l’accompagnait, naturellement.

La jeune fille n’eut garde de laisser le brave Lorrain entraver, par sa présence, les négociations qu’elle supposait devoir être entamées ce soir-là. Elle l’accapara donc avec une grâce merveilleuse, dont le brave capitaine, peu accoutumé à une telle faveur, resta tout abasourdi.

M. Périllas, grâce à cette précaution féminine, eut tout le loisir d’entretenir M. Gilmérin, car leur tête-à-tête prolongé ne cessa que lorsque le bonhomme, altéré par le feu de la conversation, demanda un cruchon de bière fraîche, qu’on apporta sous le berceau de chèvrefeuille.

Il faisait presque nuit déjà, mais les yeux perçants de Valérie ne désespéraient pas de lire sur le visage de son père le résultat obtenu par le plénipotentiaire.

Rien d’extraordinaire cependant ne se manifestait sur la physionomie placide de l’ancien négociant ; il ingurgitait sa bière par petites gorgées, avec la béatitude d’un gourmet au repos, et blâmait vertement les derniers articles de l’Opinion nationale, qui lui paraissaient exagérés.

Quant au lieutenant Périllas, il usait de la permission qu’il avait reçue de savourer en plein air un excellent cigare, avec l’aisance absolue d’un homme exempt de toute préoccupation.

Lorsque les deux officiers se furent retirés, Valérie prit le bras de son père pour remonter le perron : sa curiosité, surexcitée par cette conduite énigmatique, la fit sortir de sa réserve.

— M. Périllas ne vous a rien dit, père ? demanda-t-elle.

— Comment ! rien dit ?… Nous n’avons fait que bavarder toute la soirée.

— J’entends… rien d’intéressant ?

— Mais si. Il est très-exalté, Périllas, très-avancé même pour un militaire. Comprends-tu qu’il approuve la dernière sortie de l’opposition contre le ministère ?

— Oui…, mais enfin…, rien de particulier ?

— Eh ! que diable veux-tu qu’il ait à me dire ? D’abord, quand nous parlons politique, il me fait sortir des gonds.

Le quatrième et le cinquième jour n’amenèrent aucun changement dans cette situation tendue.

Le sixième, Valérie apprit incidemment, par le capitaine Lanternie, que le trésorier jouissait d’une bonne santé, quoiqu’il n’eût pas dîné, la veille ni l’avant-veille, avec ses camarades.

Le septième, le lieutenant Périllas glissa dans la conversation que ce pauvre M. de Maucler était accablé d’occupations par l’approche de l’inspection générale.

Un observateur attentif eût remarqué que cette semaine d’attente avait exercé une trace profonde sur les traits altérés de mademoiselle Gilmérin. Ni inspection générale, ni indisposition physique, ni timidité hors de saison, ni considération d’aucune sorte ne devaient, à ses yeux, entraver l’élan qu’elle avait elle-même encouragé par l’offre de sa main.

Eh quoi ! n’avait-elle donc bravé les conventions mondaines, dans un instant de générosité irréfléchie, en se promettant avant d’avoir été, sinon désirée, du moins demandée, que pour voir l’abstention la plus blessante, le silence le plus inexplicable répondre à sa grandeur d’âme ?

S’était-elle donc méprise sur les sentiments qu’elle inspirait ?… Avait-elle rencontré un cœur vulgaire, qui ne comprenait pas sa conduite et peut-être même s’en alarmait mesquinement ?

L’inquiétude, le doute, l’humiliation déchiraient tour à tour ce cœur mobile et passionné. Qu’eût-elle donc éprouvé s’il lui eût été donné de lire dans l’âme du trésorier les combats qui s’y livraient ? si elle avait pu le suivre du regard, après les paroles enflammées qu’ils avaient échangées, quand, rentré chez lui, et la tête dans ses mains, il murmurait avec désespoir :

— Qu’ai-je fait ?… Ai-je donc oublié ?… Je suis un fou… et un malheureux ! Je ne me marierai pas… Mais elle !… elle ! que va-t-elle croire ?… et comment la revoir désormais !…

C’est que Georges de Maucler traversait une crise suprême. Il est dans la vie des heures si accablantes qu’il semble, aux natures les mieux trempées, devoir succomber sous leur poids ; heures lourdes où la lutte contre la destinée ne paraît plus possible, où, las de la soutenir, on s’avoue fatalement vaincu ; heures néfastes où l’on est tenté de désespérer à la fois de la Providence et de soi-même.


XII

Mademoiselle Eudoxie Boinvilliers fut frappée du changement douloureux qui s’opérait dans la physionomie de Valérie ; une grande terreur la saisit. Aurait-elle donc la mauvaise chance, pour avoir trop tardé, de se voir devancée dans la perfidie qu’elle méditait ? Ne serait-elle plus la première à verser la goutte empoisonnée de ses révélations dans le cœur de son amie ?

Cette perspective la décida à renoncer au supplément d’informations qu’elle comptait recueillir çà et là, et à brusquer les confidences.

— Chère amie, dit-elle en s’asseyant d’un air tout pensif sous le berceau, à côté de mademoiselle Gilmérin, je vais vous étonner, vous blesser peut-être… ; mais je vous demande d’être indulgente et de ne pas nous juger, ma mère et moi, sans de mûres réflexions.

— Me blesser ! En quoi donc ? fit la pauvre Valérie avec incrédulité, car il lui semblait bien impossible qu’une peine pût l’atteindre qui ne fût d’avance annihilée par ses angoisses secrètes.

— Je crois que nous serons contraintes de nous abstenir de venir désormais à vos charmantes réunions du soir.

— Ah ! mon Dieu ! d’où vous vient donc ce subit accès de cénobitisme ?

— C’est assez difficile à expliquer, surtout… entre jeunes filles, dit Eudoxie en baissant pudiquement les yeux ; pourtant je craindrais que ma mère, qui ne plaisante pas sur les questions de… morale, ne vous dît cela trop vivement, et je préfère… quoi qu’il m’en coûte…

— Oh ! parlez vite vous-même, ma chère Eudoxie.

— Eh bien ! votre société, si bien choisie, si aimable, renferme, — à votre insu certainement, — un membre dont la conduite… privée… éloignerait, si elle était connue, les femmes honnêtes de votre intimité.

— Vous dites ?…

— Vous comprenez que nous préférons, ayant été instruites de certains détails peu édifiants, nous retirer sans explications, sans scandale.

— Mais, ma chère, fit Valérie un peu troublée sans trop se rendre compte du motif de son émotion, tout ce que vous racontez là est inimaginable ! Quel est celui d’entre nous ?… quelle est cette conduite… inavouable ? enfin, quel scandale voulez-vous éviter ?…

— Quel est celui d’entre nous ?… Ah ! ma bonne Valérie, vous n’exigerez pas que je le nomme. À quoi bon nuire à son prochain… et vous attrister, en outre, j’en suis certaine ?

— Qu’importe !… parlez, au contraire.

— Vous parler des mœurs de… Enfin, elles sont malheureusement telles, — voyez-vous, ma chère, nous n’imaginons pas ces choses-là, nous autres, — qu’une mère ne peut exposer sa fille à un contact qui pourrait donner lieu, dans la suite, à de faux jugements sur son compte.

— Vous m’effrayez !

— Mais non, mais non, rassurez-vous. Ma mère est très-prudente, peut-être même un peu austère… quand il s’agit de ma considération, je ne saurais l’en blâmer ; mais vous n’avez pas sujet de vous tant alarmer pour cela. D’ailleurs, nous vous verrons le jour, et rien, sauf les réunions du soir, ne sera changé à nos habitudes.

— Écoutez-moi, Eudoxie, dit Valérie d’un ton grave, vous en dites trop ou pas assez. Si quelque danger menace votre réputation, par le seul fait de votre rencontre chez moi avec un visiteur, la mienne courrait alors de plus grands risques, et j’ai le droit de vous prier de vous expliquer plus clairement.

C’était tout ce que désirait Eudoxie. La loyale Valérie était tombée dans le piège avec la promptitude et la naïveté des âmes droites.

Mademoiselle Boinvilliers hésita longtemps, se jeta dans des réticences savantes ; enfin, avec une de ces rougeurs pudibondes dont elle avait le secret, elle attira la tête de son amie tout près de ses lèvres et chuchota dans un souffle haletant :

— M. de Maucler a toute une famille… une femme… un enfant… comprenez-vous ?

Valérie se dressa sur ses pieds toute frémissante.

— Que prétendez-vous là ? s’écria-t-elle avec un regard enflammé, et de quelle indigne calomnie osez-vous bien vous faire l’écho ?

Eudoxie, préparée à cette explosion, conserva sa mine béate, sans l’ombre de ressentiment dans la voix en répondant ;

— Je savais bien, pauvre chère amie, que j’allais vous chagriner… vous l’avez voulu. Je regrette déjà ma faiblesse.

— Dites plutôt votre crédulité, car vous n’imaginez pas, je pense, qu’on puisse croire à cette fable ?

— Je suis de votre avis. Une pareille immoralité me paraît bien difficile à admettre chez un jeune homme si… convenable, et je me refuserais encore à l’évidence, si je n’avais vu, de mes yeux, le trésorier du 43e bataillon agir en maître chez cette madame Albert.

— Madame Albert ! répéta sourdement Valérie.

— Une brune attrayante, quoiqu’un peu maigre, dont la beauté n’a pourtant pas la sérénité des bonheurs légitimes.

— Vous… l’avez vue ?

— Le hasard me l’a permis. Sa petite maison de la chaussée de l’Étang, à Saint-Mandé, est un bijou.

Subitement, Valérie fit sur elle-même un suprême effort ; soit qu’elle soupçonnât la perfidie sous les révélations, soit qu’elle voulût dissimuler à tout prix sa douleur, elle eut le courage surhumain, — avec sa nature et ses sentiments, — d’interrompre net cette scabreuse confidence.

Un interrogatoire répugnait à sa dignité, son cœur était déjà assez cruellement atteint. Il lui fallut, toutefois, une grande minute pour recouvrer sa voix étranglée par l’angoisse.

— Ah ! fit-elle en se laissant retomber brisée sur son siège, cela prouve que mon père a été trop confiant, et mon frère un peu léger, dans l’introduction de M. de Maucler au milieu de nous.

Il leur appartient, du reste, de vérifier ces assertions, et je les en prierai demain.

— Ce sera sage, balbutia Eudoxie, un peu déconcertée par cet apaisement feint ou réel.

Les deux jeunes filles n’osèrent plus se regarder. L’une craignait de révéler sa joie méchante ; l’autre, par une sainte pudeur, refoulait son indicible désolation.

Madame Duval, qui vint les rejoindre à cet instant, apporta fort à propos sa placide figure au milieu de cet intolérable tête-à-tête. En remarquant le silence qui l’accueillait, elle se crut obligée à des frais inusités d’amabilité, car elle regardait comme une des charges de son métier de gouvernante de suppléer, au besoin, au mutisme de son élève.

Eudoxie, aidée par sa présence, reprit son assurance assez promptement pour pouvoir se retirer un quart d’heure après, avec la douce certitude d’avoir fait tout le mal qu’elle désirait produire.

À peine eut-elle disparu qu’il se fit une transformation foudroyante dans toute la personne de Valérie. Sa taille se redressa ; à son front, le sang monta en flots de pourpre ; ses yeux fiévreux jetèrent une lueur fauve.

— Je veux voir de mes yeux, moi aussi ! dit-elle d’une voix vibrante.

Madame Duval leva les mains au ciel.

— Qu’avez-vous ?… que vous prend-il ? interrogea-t-elle tout effarée.

Valérie haussa les épaules, et, sans daigner s’expliquer :

— Descendez-moi un chapeau, un paletot, ordonna-t-elle ; prenez également les vôtres, et hâtez-vous… nous sortons.

— Ah ! nous sortons ?… C’est très-bien, mais…

— Mais allez donc, vous dis-je ! répéta la jeune fille avec colère.

Madame Duval s’enfuit vers la maison. Elle reparut moins de trois minutes après avec les objets demandés. Valérie s’en revêtit, ouvrit la grille et se jeta dans l’avenue Marigny avec la hâte d’une personne poursuivie.

— C’est de la folie !… Au nom du ciel ! qu’est-il donc arrivé ? Est-ce que quelque malheur vous menacerait, ma chère demoiselle ? disait par intervalle la gouvernante essoufflée, qui avait peine à la suivre.

Un fiacre passait à vide, revenant du bois. La jeune fille lui fit un signe, s’y précipita, laissa à peine à la pauvre madame Duval le temps de s’y engouffrer à son tour, et jeta au cocher le nom de la chaussée de l’Étang, à Saint-Mandé.

Madame Duval, qui ne connaissait à la famille aucune relation dans ces parages, renonça à questionner, mit sa tête dans ses mains et se perdit en conjectures insensées.

Le fiacre avançait lentement, au trot de ses haridelles épuisées ; mais la distance de Vincennes à Saint-Mandé est si courte que quelques minutes suffirent à la franchir. Quand il entra dans l’allée bordée de lilas et encadrée de bois qu’on nomme la chaussée de l’Étang, Valérie, penchée à la portière, appela un cantonnier qui se livrait à l’arrosage de la route.

— La maison de madame Albert, s’il vous plaît ? demanda-t-elle.

L’homme à la lance parut fort embarrassé et promena sur les grilles enlierrées un regard indécis ; puis, après réflexion :

— C’est-y pas une dame sur l’âge ?… avec un domestique pour la traîner dans sa petite voiture.

— Non, dit Valérie, dont une rougeur ardente envahit les joues ; c’est une jeune dame… brune… jolie… avec un enfant.

— Des jeunes dames jolies avec des enfants, le bois en est plein ! fit le cantonnier avec un gros rire ; moi, je connais pas ça.

— Allez au pas jusqu’au bout de la chaussée, ordonna Valérie au cocher.

Madame Duval, de plus en plus assiégée par la crainte de voir un accident inconnu déranger l’état mental de son élève, joignit les mains, et, prête à pleurer, se renfonça dans le fiacre.

La jeune fille, attentive, les yeux perçants comme un guerrier sioux qui guette un ennemi sur le sentier de guerre, examinait une à une les constructions qui se dressaient le long de l’allée. Celle-ci était une vaste maison bourgeoise, celle-là une maison d’éducation ; cette autre abritait toute une nichée de garçons bruyants et de fillettes rieuses ; un vieillard s’ensoleillait sur le perron de ce chalet ; un luxueux équipage attendait devant cette grille ouverte.

Ce n’était point là que devait se cacher celle qu’on appelait madame Albert.

Tout à coup Valérie fit un haut-le-corps, et sa main nerveuse arrêta net le cocher. On venait de passer devant un pavillon petit, discret, ombreux, qui disait hautement à ses soupçons : « C’est là. »

— Rangez-vous contre le bois et attendez, dit aussitôt mademoiselle Gilmérin.

Le fiacre obéit d’autant plus promptement qu’il venait de cahoter pendant dix-huit kilomètres, sans s’arrêter, une famille de bourgeois qui cherchait son petit-cousin, fusilier au camp de Saint-Maur.

Valérie s’accota aux coussins poussiéreux, baissa le store et reprit silencieusement sa faction. Une grande heure passa. La jeune fille semblait pétrifiée, le cocher dormait profondément. On n’entendait même plus souffler l’infortunée gouvernante.

Cinq heures sonnèrent à l’hôpital militaire. Un joyeux cri d’enfant retentit. C’était un adorable bébé blond, qui sautillait en dedans de la grille du pavillon, tendant ses petites mains pour l’ouvrir.

Valérie eut un éblouissement : il ressemblait à Georges de Maucler autant qu’une ébauche gracieuse ressemble à une peinture achevée.

Le bébé s’agitait, il voulait ouvrir, car, du côté de la route, venait de se dresser la silhouette élégante du trésorier. Une clef tourna dans la serrure, et le jeune homme, sans prendre le temps de repousser la porte, se penchant vers l’enfant, l’enleva dans ses bras en lui donnant un baiser sonore.

Le petit garçon lui entoura le cou de ses bras roses et nus, noyant la moustache de l’officier dans la profusion de ses boucles blondes.

Lorsque celui-ci, échappant enfin à cette étreinte enfantine, voulut refermer la grille, Valérie, plus blanche que la morte de la ballade allemande, était debout en face de lui.

En la reconnaissant, Georges eut un regard affolé.

Elle, droite, muette, terrible, plongeait ses yeux sombres dans les yeux troublés du malheureux.

À ce moment, un frôlement soyeux bruit sur le sable, et madame Albert, — la dame brune et pâle, — s’approcha du groupe silencieux.

— Georges ! dit-elle d’une voix grave qui retentit comme un glas funèbre aux oreilles bourdonnantes de la jeune fille, Georges, qui donc m’amenez-vous ici ?

Georges ouvrit les lèvres ; Valérie l’arrêta par un geste écrasant.

— Ne prononcez pas mon nom devant cette femme, dit-elle, je vous le défends !

Elle fit un pas en arrière ; il voulut la suivre ; ses deux bras s’étendirent comme pour le repousser, puis un nuage flotta entre elle et lui ; elle chancela et glissa sans connaissance sur le sol.

Au cri de terreur de Georges répondit celui de madame Duval, qui, du fond du fiacre, avait suivi de l’œil cette scène inexplicable. La digne femme s’élança au secours de son élève, l’arracha des bras de l’officier, et, retrouvant la force de sa jeunesse, l’emporta comme une proie.

Madame Albert n’essaya pas à l’aider, mais le trésorier, qui suivait la gouvernante en lui offrant chaleureusement ses services, ne reçut qu’un refus très-sec, car elle commençait à démêler que ce beau garçon-là était la cause déterminante de toute cette aventure.

Le cocher, philosophe en carrick, qui souriait à part lui, partit d’un train inusité. Le cahotement extravagant du véhicule tira la pauvre fille de son évanouissement. Son premier regard fut pour madame Duval, qui, pleurant, se penchait sur elle. Sa première parole fut celle-ci :

— Chère madame Duval !… pas un mot de ceci à mon père : vous n’avez rien vu, rien compris, vous ne savez rien.

La gouvernante lui prit les mains, la rassura, la consola par la certitude de son silence, quoique sa conscience fût bien un peu troublée par la difficulté de concilier ses devoirs avec cette imprudente promesse.

Lorsque le fiacre eut disparu, madame Albert demanda d’un air songeur :

— Georges, cette jeune personne est-elle votre maîtresse ou votre fiancée ?

Et le trésorier répondit d’un ton farouche :

— Elle était ma fiancée, et ne peut plus être ma femme.


XIII

Le même soir, Valérie reçut des mains de madame Duval, toujours effarée, le petit billet suivant :

« Mademoiselle Gilmérin est instamment suppliée de désigner à M. de Maucler quel moyen lui serait permis pour s’expliquer et se disculper auprès d’elle. »

La jeune fille bondit sur une plume, et, d’une main fiévreuse, traça cette ligne implacable :

« M. de Maucler n’a besoin ni d’explication, ni de justification : il est jugé. »

Une semaine s’écoula. Valérie gardait la chambre, avec une fièvre lente et un parti pris de mutisme qui désespérait son père. Les visites étaient interrompues, les intimes consignés à la porte de la villa ; La présence de madame Duval était seule tolérée par la triste jeune fille.

Blessée, honteuse, désespérée, elle essayait de cacher dans la solitude la plus poignante désillusion. Elle sentait, avec des frissonnements de rage douloureuse, qu’elle serait tôt ou tard devinée, qu’elle l’était peut-être déjà. Son amour bafoué, sa générosité méconnue, sa confiance trahie s’unissaient pour infliger à sa nature sensible, orgueilleuse et passionnée, une indicible torture.

Pour y échapper, elle se fit conduire à Bade par son père. Elle y trouva le bruit, la foule et les élégances, non le repos. — Au retour, elle déclara le séjour de Vincennes insipide pendant l’hiver et voulut demeurer à Paris.

Elle ne profita guère des distractions que la grande ville pouvait lui procurer, car, malgré toutes les instances, elle persista à ne sortir que de loin en loin, à refuser toute occasion de plaisir, à ne recevoir personne.

C’était en elle, et autour d’elle, un deuil dont elle ne daignait pas expliquer les motifs, et dont le bonhomme Gilmérin se désolait vainement.

Quant à Sosthène, ce fut à peine s’il s’aperçut du changement radical survenu dans le caractère de sa sœur et dans les habitudes de la maison paternelle.

Égoïste et aveuglé comme tout homme passionné, il poursuivait son but sans rien voir autour de lui. Il avait échoué dans ses efforts pour obtenir du directeur de l’Opéra une audition en faveur de mademoiselle de Clarande.

Furieux de cet insuccès, follement désireux de le réparer et de plus en plus épris de la fille du colonel, il entreprit, avec une bravoure de fanatique, le siège de la direction de l’Opéra-Comique.

Ce qu’il lui fallut employer d’influences, d’habileté, d’activité, de douceur, de persévérance et d’énergie pour amener le directeur à daigner entendre Judith, eût suffi à un pauvre diable pour atteindre la fortune.

Mais aussi quel triomphe ! Judith, entendue, fut engagée séance tenante, et ses débuts fixés à la réouverture du théâtre.

Le jeune homme, radieux, eut le bon goût de s’effacer après le succès.

Judith lui sut gré tout à la fois de ses services et de sa réserve adroite à n’en pas réclamer le prix. Elle nageait en pleine ivresse. Qui se fût opposé désormais à ses projets ? Madame de Clarande, paralysée, s’éteignait par degrés insensibles ; déjà son intelligence affaiblie ne lui permettait plus que d’assister avec une indifférence absolue à la nouvelle existence de sa fille.

Les leçons de piano avaient été abandonnées ; un habile professeur travaillait à rendre la belle artiste capable d’affronter le public parisien. Sans répondre aux timides objections de ses sœurs, qui, du fond de la province, s’effrayaient de ses tendances indépendantes, Judith se jetait, le front haut, dans cette redoutable mêlée artistique où les plus fortes-perdent quelque pièce de leur armure, les plus pures quelque fleur de leur couronne. C’est l’aveuglement dont la Providence frappe parfois celles qui doutent de sa puissance et négligent d’implorer son secours.

Elle avait refusé les offres d’argent qu’avec une habile délicatesse le jeune peintre avait osé lui faire. Un usurier, — de cette race de rongeurs spéciaux qui sucent les artistes, — sur la présentation de son engagement à l’Opéra-Comique, lui avait ouvert un crédit de plusieurs milliers de francs.

Elle les avait aussitôt employés en achats indispensables, en une installation confortable et coquette, rue de Provence, où sa pauvre mère eut une petite chambre isolée pour y agoniser en paix.

Elle adopta le couturier en renom, prit une femme de chambre rompue au métier lucratif de soubrette d’actrice, se laissa amener par Sosthène quelques visiteurs, des camarades futurs, des musiciens, quelques gandins qui proclamaient d’avance son triomphe.

Au jour de ses débuts, elle se trouva sous les armes, prête à tout, hardie, confiante, résolue à se conquérir brillamment une place au soleil de la rampe, de la réclame et du succès.

Nul obstacle devant elle : d’importuns souvenirs d’honneur et de position étaient écartés ; ses sœurs se taisaient, impuissantes ; sa mère se mourait ; et le colonel de Clarande, ce vieux type de soldat chevaleresque, était bien mort !

Judith avait choisi pour ses débuts le Premier Jour de bonheur. Elle y parut dans ce gracieux rôle de jeune Indienne, que mademoiselle Marie Rose avait poétisé par sa beauté délicate.

Celle de mademoiselle de Clarande, plus majestueuse, plus complète, illuminée par l’espoir et doublée par le succès, s’y révéla avec un éclat foudroyant. Avant qu’elle eût modulé une phrase, la salle frémissait d’admiration ; quand elle eut chanté son premier air, ce fut du délire.

On avait salué la femme, on encensa la cantatrice.

Et quelle salle !… Pendant le deuxième acte, Judith laissa tomber son premier regard sur les spectateurs qui la composaient. Des célébrités mondaines et artistiques ; des femmes de l’aristocratie, attirées par la curiosité de voir en scène une des leurs ; des femmes du demi-monde qui venaient épier, d’un œil jaloux, l’éclosion d’une rivalité formidable.

En hommes, la fleur du gandinisme contemporain s’étalait au balcon et à l’orchestre.

L’apparition de cette hautaine beauté qui irradiait sur la scène resplendissante, météore inattendu, paraissait à quelques-uns une répudiation du noble passé des Clarande, une injure à leur gloire militaire, une profanation.

Pour les autres, c’était au contraire l’affirmation d’un caractère énergique, admirablement trempé, plein de fécondes promesses pour le monde des arts et des plaisirs élégants.

Tout à coup le regard de Judith, qui planait, dédaigneux, sur la salle, se fixa et devint attentif.

Une bizarre fantaisie du hasard avait réuni au premier rang des fauteuils d’orchestre des individualités bien diverses, bien tranchées, qu’elle avait déjà rencontrées sur sa route, qui toutes avaient laissé une trace plus ou moins distincte dans sa vie passée.

Un homme jeune, le front dévasté déjà, et la tête grave supportée par une cravate blanche de magistrat, ressuscita soudainement, pour mademoiselle de Clarande, le substitut, M. Ernest Samson, qui avait si tendrement aimé la fille du colonel, et l’aimait peut-être encore du fond de ses illusions mortes.

Près de lui, un superbe bellâtre, d’une irréprochable élégance, frisant des moustaches guerrières et arborant sur son torse développé la rosette de la Légion d’honneur, n’était autre que le brillant officier de hussards, l’ex-commandant Adalbert de Poitevy, qu’elle eût autrefois souhaité pour époux et qui lui avait préféré l’opulente vulgarité d’une veuve de province.

Edmond Gaussens venait ensuite, laissant lire sur ses traits expressifs beaucoup d’admiration et plus de dépit encore.

Le lieutenant Périllas, les coudes serrés, les oreilles tendues, les yeux fixes, buvait cette harmonie, dévorait cette beauté, avec une extase qui faisait jaunir mademoiselle Eudoxie Boinvilliers dans la loge où elle trônait avec sa mère.

Et le capitaine Lanternie !… Pauvre petite cousine de Lorraine qui attendait patiemment au pays !… ses actions étaient bien basses, ce soir-là.

Sosthène, assis près de M. Gilmérin, éprouvait à la fois tous les enivrements et toutes les tortures. Il avait déjà mis à mal deux paires de gants dans les étreintes convulsives de ses mains fiévreuses, mais il se gardait bien d’applaudir bruyamment ce qu’il regardait comme son œuvre,

Judith les vit tous, les devina tous, et un sourire de suprême orgueil acheva de graver sur sa physionomie le cachet marmoréen qui lui était propre.

— Éblouir !… dominer !… régner !… régner enfin ! murmura-t-elle.

Le succès de la cantatrice grandit à chaque acte. La représentation s’acheva au milieu d’un orage d’acclamations et de cris enthousiastes. Les bouquets, en pluie odorante, tombaient à ses pieds, et les critiques dramatiques regrettèrent unanimement, dans leurs articles laudatifs du lendemain, de n’avoir pu suivre les bouquets.

Pour rendre plus complet son triomphe, ses camarades, — hommes, — la félicitèrent avec chaleur. Les artistes femmes lui exprimèrent une admiration aigre-douce, dont les témoignages avaient l’aspect attrayant et la réalité piquante d’une branche de houx.

Judith, dont la loge fut assiégée, se fit déshabiller en hâte pour échapper à cette invasion, se jeta dans une voiture et arriva seule chez elle, où madame de Clarande, inconsciente, dormait.

La soubrette veillait près d’un souper délicat, préparé dans la chambre de « madame » au coin d’un feu clair et joyeux.

Judith, brisée d’émotions et de fatigues, se laissa glisser sur une causeuse, le corps alangui, l’esprit surexcité, les mains inactives.

Elle rêvait, et rien n’assombrissait sa rêverie ; ses grands yeux, doucement éclairés, disaient une ivresse entière.

On sonna une fois… deux fois ; la camériste s’était élancée hors de la chambre ; on sonnait encore. Des voitures s’arrêtaient à la porte. Était-ce donc l’avalanche de ses admirateurs qui, repoussés de sa loge, la poursuivaient jusque-là ?

La soubrette rentra, apportant sur un plateau deux cartes, un bouquet et un écrin.

Judith prit une carte où, sous des armes orgueilleuses, s’épanouissait le nom de M. Adalbert de Poitevy, officier supérieur de cavalerie démissionnaire.

Un pli sombre se creusa à son front ; sa main, par un geste brusque, déchira en miettes impalpables cet audacieux souvenir d’un délaissement cruel.

— L’insolent ! murmura-t-elle.

Elle lut la seconde carte, qui portait en caractères imposants sur un carton immense : Ernest Samson, procureur impérial. Sa lèvre dédaigneuse se détendit sans s’attendrir.

— Encore lui !… fit-elle avec fatigue.

La carte, échappant à ses doigts indifférents, rebondit sur la soie de sa robe et vint échouer dans les cendres brûlantes.

La femme de chambre tendit un bouquet à sa maîtresse avec un malin sourire :

— De la part de M. Gaussens.

C’était un étrange bouquet, uniquement composé de splendides œillets rouges entourant une rose blanche immaculée. Cela disait en langage des fleurs, — ce langage connu ou deviné de toutes les femmes ; — « Vous êtes irréprochable autant que belle, et, secrètement, je vous aime d’un amour vif et pur. »

Mademoiselle de Clarande enfouit son visage dans la gerbe parfumée, en aspira délicieusement les senteurs, puis la rejetant brusquement :

— Il est bien tard, dit-elle… et d’ailleurs, un pauvre rimailleur, à quoi bon ?

Elle demeura rêveuse, se ravisa, reprit le bouquet, et le plaçant dans un cornet de sèvres :

— Vous en changerez l’eau, Olympe.

Mademoiselle Olympe prit le vase d’une main et présenta, de l’autre, à l’admiration de sa maîtresse, un écrin tout ouvert. C’était, sur un lit de velours bleu, une rivière de diamants, rayons cristallisés qui scintillaient de feux éblouissants.

— De quelle part ? demanda Judith sans faire un geste ; mais involontairement son regard rivalisa de flammes avec le bijou tentateur.

— M. Sosthène Gilmérin l’apporte lui-même, en sollicitant l’honneur d’offrir ses hommages à madame.

Un flot de sang monta au front altier de mademoiselle de Clarande.

— L’échéance !… Déjà !… fit-elle avec un frisson.

Elle se leva et posa l’écrin sur la cheminée, comme saisie de honte d’avoir pu se laisser fasciner un instant par ses reflets irrésistibles.

Elle se mit à marcher au hasard dans la chambre, les mains anxieusement nouées, pâle, quelques gouttelettes de sueur perlant à la naissance de ses cheveux.

La lutte était cruelle. Revoyait-elle, en une vision rapide, sa jeunesse heureuse, la tendresse aveugle de sa mère, le grand cœur du colonel ?… Tout ce passé d’honneur qu’elle avait compromis en public, et qu’elle menaçait de répudier en secret, se dressait-il devant son esprit troublé pour y jeter une irrésolution suprême ?… Et l’attendrissement qu’elle s’efforçait de vaincre était-il un souvenir, un regret ou un remords ?

Mlle Olympe haussa les épaules avec philosophie, car elle se rappelait que ses premières maîtresses ne faisaient pas tant de façons.

Tout à coup, Judith de Clarande passa les deux mains sur son front comme pour en bannir à jamais des tentations condamnées à périr…

Elle prit l’écrin, et, sans même le regarder :

— Rendez ceci à M. Gilmérin, fit-elle d’une voix hautaine, en lui disant que la fille du colonel de Clarande peut accepter un service et jamais un présent.


XIV

Au retour de la belle saison, Valérie consentit à revenir à Vincennes, mais ce fut pour y continuer le genre de vie monotone qu’elle avait adopté. Sous prétexte de mauvaise santé — et sa blanche figure triste donnait beaucoup de ressemblance à cette assertion — elle tint close la porte jadis si hospitalière de la villa Gilmérin.

L’enfant rieuse était devenue farouche, repliée sur elle-même et assez maîtresse de ses impressions pour n’avoir pas prononcé une seule fois le nom de Georges de Maucler.

— Quelle tête ! disait M, Gilmérin avec ébahissement, quelle tête !… c’est sa mère ressuscitée… elle me boudait pendant un mois entier si je faisais une bévue… et ma petite sournoise fait rudement expier à cet étourdi de trésorier quelque sottise que j’ignore.

Du reste, n’eût été la tristesse de sa fille, le digne homme n’éprouvait qu’un regret très-médiocre d’une rupture qui mettait à néant des projets dont il n’avait pas eu l’initiative.

Au commencement de l’été de 1870, des rumeurs belliqueuses agitèrent la France. On parla de guerre avec la Prusse, et ce fut, à cette expectative, un frémissement patriotique dans toutes les classes de la société.

L’armée s’apprêta au départ avec cette superbe insouciance du danger qui fait des héros et souvent des martyrs.

L’enthousiasme ne calcule pas. On ne se demanda pas si la France était prête ni si la lutte ne serait pas disproportionnée ; on voulut croire aux promesses tombées de haut, et l’on ne rêva que victoires.

Les officiers du 43e bataillon de chasseurs à pied espéraient faire la campagne du Rhin ; ils se mirent en mesure de partir au premier signal avec l’entrain traditionnel que ce corps d’élite avait déployé dans la campagne du Mexique.

Ces bruits arrivèrent jusqu’à Valérie. Elle eut un méprisant sourire.

— Il y en a qui ne partiront pas, dit-elle à madame Duval, cela pourrait contrister leur entourage !

La gouvernante, qui comprit à demi-mot, baissa silencieusement la tête.

Ce jour-là même, arriva à l’adresse de mademoiselle Gilmérin une lettre, d’une écriture inconnue, qui portait le timbre de la poste de Saint-Mandé.

La vue du timbre mit tout d’abord un éclair dans les yeux de la jeune fille, qui n’ouvrit cependant la lettre qu’avec la lenteur désenchantée qu’elle apportait à toute chose. Ce n’étaient que quelques lignes tremblées, où l’on déchiffrait péniblement ces mots :

« Je crois que je vais mourir, mademoiselle, et je voudrais vous dire comment il se peut faire que les grands dévouements aient parfois l’apparence des grandes fautes. Je ne puis plus aller à vous ; venez à moi, je vous en conjure !… mais hâtez-vous si vous pouvez vaincre la répulsion que je vous inspire.

« Albertine de Maucler.

« Chaussée de l’Étang, à Saint-Mandé. »

La jeune fille ferma les yeux pour mieux se recueillir et comprendre. Un tel nom au bas d’une telle lettre était le comble de l’audace ou cachait quelque mystère de famille. À quelle supposition s’arrêter ?

Madame Duval, qui, depuis quelques mois, avait été promue à la dignité de confidente, fut priée de donner son avis à la tremblante Valérie dont toutes les émotions se réveillaient douloureusement.

Le simple bon sens de la bonne dame la servit mieux que l’imagination inventive de son élève,

— Cette personne, dit-elle, qui connaît vos sentiments, — sa démarche le prouve, — ne saurait prendre en vous écrivant un nom qu’elle n’aurait pas le droit de porter.

— Eh quoi !… elle serait mariée ? s’écria mademoiselle Gilmérin avec explosion.

— Si elle était devenue la femme légitime, avouée, de M. de Maucler, poursuivit la gouvernante avec calme, dans quel but vous appeler près d’elle, remuer un passé honteux et réveiller des souvenirs qu’elle doit désirer anéantir à jamais ?

— Mais alors ? si ce n’est pas sa femme…

— Celle qui signe Albertine de Maucler ne peut être que la proche parente du trésorier,

— Sa sœur ?… interrompit Valérie haletante.

— Très-probablement sa sœur, conclut paisiblement madame Duval.

Si mademoiselle Gilmérin n’eût pas été si durement éprouvée par la désillusion, elle eût suivi sa première impulsion et couru vers Saint-Mandé, où la poussaient la curiosité, la crainte, peut-être un reste d’amour.

Mais elle avait été broyée, et son cœur n’admettait plus sans hésitation la plus légère espérance. Ce fut donc posément, longuement, après des réflexions sérieuses que nulle passion ne troublait plus, qu’elle se résolut à la démarche insolite qu’on osait réclamer de sa bonne volonté.

Madame Duval, fidèle à ses traditions, n’osa ni blâmer, ni encourager, et servit seulement de chaperon dans cette démarche hasardeuse.

Ce fut, à travers bois, une promenade triste et recueillie, bien différente de cette course en fiacre au bout de laquelle la lumière s’était faite. Les deux femmes marchaient à pas lents, comme oppressées d’instinctives terreurs. Qu’allaient-elles rencontrer dans cette maison redoutée ? et vers quelles étranges découvertes s’avançaient-elles ainsi à l’aventure ? Il n’y a que les pauvres jeunes filles élevées sans mères qui aient de ces audaces-là.

Quand le pavillon de la chaussée de l’Étang s’offrit à leurs regards, Valérie pâlit et frissonna. Ce ne fut qu’une faiblesse passagère ; elle franchit vaillamment la route et sonna à la grille enguirlandée.

Une servante vint ouvrir qui demanda aussitôt ;

— Ces dames viennent de Vincennes ?

— Oui, fit madame Duval.

— En ce cas, que ces dames prennent la peine d’entrer : madame les attend.

On les fit traverser un vestibule, monter un premier étage et pénétrer dans une chambre où l’âcre parfum de l’iode vous saisissait à la gorge.

Un lit occupait le fond de la pièce, et dans ce lit une femme qui était étendue pour mourir. Cela se lisait sur ses traits, qui avaient le ton et la transparence de la cire. Sa main, qui se détachait à peine de la blancheur des draps, fit un signe de bienvenue aux arrivantes.

Était-ce donc là cette jeune femme belle, pâle, fière, que Valérie avait entrevue l’automne dernier ? Ses yeux de jais, ses splendides cheveux noirs répandus sur l’oreiller la lui firent seuls reconnaître.

— Je vous remercie d’être venue, dit la malade d’une voix si faible que Valérie dut se pencher pour l’entendre.

— Je suis venue, répondit simplement la jeune fille, parce qu’on ne doit rien refuser à ceux qui souffrent.

— Je voudrais réparer une grande injustice de la destinée, reprit la voix éteinte ; je voudrais, avant de quitter ce monde, effacer un peu du mal que j’ai fait, bien involontairement, à mon malheureux frère.

Valérie eut un geste vif aussitôt réprimé.

— Votre frère ! balbutia-t-elle. Vous seriez donc ?…

— Je suis, pour quelques heures encore, peut-être, mademoiselle de Maucler, la sœur unique de celui qui vous aimait avec tant d’adoration et de respect.

— Mademoiselle, dit Valérie, je ne saurais entendre rappeler de tels souvenirs par votre bouche.

— C’est cependant moi, moi seule qui peux vous donner la clef du malheureux malentendu dont vous avez inexorablement accepté les conséquences, et dont il souffre encore, lui, assez pour me donner le courage de faire, à son insu, la démarche que j’ai tentée auprès de vous.

— Ainsi, c’est à son insu ?…

— Certes !… il a sacrifié ses plus belles années, son avenir, son amour, pour pallier ma position et ensevelir dans l’ombre la faute de mon imprudente jeunesse ; il a tout donné pour sauver par le silence mon honneur perdu.

— À quoi bon ces aveux, mademoiselle ? interrompit froidement Valérie.

— À quoi bon ?… C’est que j’ai lu tardivement dans son cœur, compris son dévouement, sondé sa blessure !… alors, la mort venant, prête à le délivrer de ma présence douloureuse, je me suis décidée à parler, à détruire son œuvre, à révéler un déshonneur qu’il sauvegardait au prix du plus amer des sacrifices : celui de votre main.

— Mademoiselle !… je vous en prie…

— Voulez-vous m’entendre ? dites, le voulez-vous ?

— Parlez, dit Valérie vaincue, en se penchant, tremblante, vers le lit.

Une effroyable quinte de toux paralysa pendant quelques instants la bonne volonté de la mourante. Elle serra son mouchoir sur ses lèvres humides de sang, respira longuement, et, les mains jointes, comme une coupable qui demande grâce, au moins par son humble attitude, elle fit avec des ménagements infinis, avec cet art féminin de tout laisser entrevoir sans rien articuler, le difficile récit que nous donnons au lecteur avec plus de développements que n’en entendirent les délicates oreilles de mademoiselle Gilmérin.


XV

Bien jeune encore, Georges de Maucler avait accepté la charge d’un devoir de famille que des circonstances exceptionnelles avaient remplie d’intimes amertumes. Sa mère était morte en le mettant au monde. Son père s’était remarié quelques années après, et, de ce second mariage, était née une petite fille chétive que le vieux soldat adorait d’autant plus qu’il tremblait chaque jour de la perdre.

L’enfant vécut pourtant plus que sa mère. M. de Maucler, déjà âgé, accablé par ces deuils successifs, ne traîna plus qu’une existence décolorée, qui s’éteignit alors que Georges n’avait encore que seize ans et Albertine dix.

Les dernières paroles du père furent de touchantes recommandations au jeune homme de veiller sur sa sœur, de lui tenir lieu de la famille disparue, de la fortune absente, des tendresses qu’elle ne connaîtrait jamais.

Georges le jura et tint parole. Il fit deux parts de l’héritage plus que modeste de son père, l’une pour les besoins éventuels de la jeune fille, l’autre pour lui faire donner, dans une institution de Paris, une éducation excellente, afin qu’elle pût acquérir cette richesse inaliénable : l’amour du travail en face des difficultés de la vie.

Lui-même, travailleur assidu, passa des examens brillants, fut reçu à Saint-Cyr et en sortit, deux ans après, dans son arme favorite, celle des chasseurs à pied.

Quelques années s’écoulèrent. Albertine acheva son éducation, malgré les obstacles d’une santé très-délicate, et devint sous-maîtresse dans la maison même où l’on avait pu apprécier son aimable caractère.

C’était une jeune fille frêle, distinguée, remarquablement jolie, et d’une vivacité d’imagination qui inquiétait souvent son jeune mentor.

Toutefois, dans la vie sérieuse qu’elle menait et que variaient seules les visites de son frère, mademoiselle de Maucler n’avait aucune occasion d’exercer cette impressionnabilité de sensations et de sentiments qui formait le côté vulnérable de sa nature.

L’expédition du Mexique sépara fatalement le frère et la sœur. Jusqu’alors Albertine de Maucler avait passé ses vacances avec Georges, qui obtenait d’ordinaire à cette époque un congé de six semaines, et le consacrait à faire jouir sa chère recluse des plaisirs parisiens accessibles à la bourse commune d’un sous-lieutenant et d’une sous-maîtresse.

C’était l’époque rêvée chaque année par Albertine, attendue par Georges ; c’était le repos pour l’une, la récompense de ses sacrifices pour l’autre ; c’était pour tous deux la famille un instant retrouvée et l’affection partagée sincèrement.

Il fut convenu, au départ, que, pendant l’absence de l’officier de chasseurs, Albertine ne quitterait pas l’institution. Cette résolution, quelque sévère qu’elle fût, était pourtant la seule possible ; car, dans leur fierté un peu sauvage, les deux jeunes gens n’avaient contracté au dehors aucune relation.

La première quinzaine des vacances universitaires s’écoula tristement pour Albertine, dont l’unique distraction était une correspondance incessante avec le Mexique. Elle écrivait beaucoup, ne se plaignait pas de son isolement forcé, mais en souffrait cruellement.

Maladive, exaltée, dévorée d’ennui, elle contemplait de loin, par-dessus les murs du jardin, le mouvement fébrile de la vie parisienne, et pleurait de s’en sentir exclue.

Ce fut dans une de ces heures dangereuses pour les têtes bouillantes qu’une de ses anciennes élèves, demeurée son amie, lui apporta la tentation suprême ; une invitation toute cordiale à venir passer quelques jours à la campagne chez ses parents.

Albertine se souvint de sa promesse et refusa, le cœur gros. Mais l’amie était pressante, l’offre gracieuse et le frère si loin !

Les deux jeunes filles s’envolèrent vers Fontainebleau avec l’insouciante gaieté des petits oiseaux qui quittent le nid pour la première fois. L’une était toute heureuse de ramener sa chère compagne ; l’autre, — l’imprudente ! — ne savait rien de la famille qui lui donnait asile, famille médiocrement fortunée, mais appartenant à cette classe de Parisiens vaniteux qui sacrifient beaucoup à l’apparence et jettent follement au vent d’une journée de plaisir le fruit d’une année de travail.

Peu de solidité dans le fond, beaucoup de brillant dans la forme, une élégante habitation, un service confortable, table ouverte, rien ne manquait pour faire du petit castel de la famille Gastès un lieu de réunion des plus recherchés.

MM. Gastès père et fils y avaient amené des chasseurs et des canotiers. Mesdames Gastès, l’une encore jeune, l’autre assez jolie, s’y créaient une petite cour d’adorateurs.

L’arrivée d’Albertine y fut chaleureusement fêtée. C’était un milieu bien différent de celui où elle avait vécu jusqu’alors, mais dont les usages élégants répondaient infiniment mieux à ses aspirations secrètes que les austérités du pensionnat.

Elle se jeta avec ivresse dans ce tourbillon de plaisirs inconnus, fêtes, bals, parties sur l’herbe, promenades en canot, courses à cheval, excursions dans la forêt. Ardente, spirituelle et encensée, elle voyait quelques spécimens des mieux réussis de la jeunesse dorée rendre hommage à ses saillies autant qu’à sa beauté.

Dans ce concert d’adulations, une voix se détachait plus tendre, plus accessible à son cœur, celle de Jules Gastès, le fils de la maison, un gandin de la plus belle eau, dont les séductions boulevardières paraissaient chaque jour plus irrésistibles à son inexpérience.

Sa nature sensible, irréfléchie, prime-sautière, s’éveilla subitement au contact de ce luxe, de ces hommages, de cette tendresse nouvelle qui, d’abord murmurée à son oreille, lui parla bientôt sans contrainte un langage enivrant.

Ce fut un éblouissement absolu dont les physiologistes auraient peut-être cherché la cause première dans la faiblesse de sa santé et l’irritation maladive de ses nerfs.

Où était Georges ? Hélas ! elle l’avait oublié… Elle l’avait oublié si bien que lorsque sonna l’heure de la rentrée des classes, la jeune sous-maîtresse, aveuglée, fuyait en Italie, où Jules Gastès la rejoignait pour l’unir à lui par un mariage religieux. Sa conscience satisfaite son cœur joyeux oublièrent dans une sécurité fatale que les lois françaises n’avaient point ratifié leur double promesse.

Les lettres de Georges restèrent dès lors sans réponse. Au bivouac, le soir, brisé de fatigue, manquant de tout, il griffonnait encore quelques mots suppliants pour obtenir des nouvelles de France.

À la veille d’un combat sérieux, le pauvre jeune homme reçut de la directrice du pensionnat de Paris une foudroyante nouvelle : depuis trois mois mademoiselle de Maucler n’avait pas reparu.

Le lendemain, Georges, désespéré, chercha la mort dans la bataille mais la mort, qui le savait destiné à de nouveaux dévouements, épargna ce brave cœur.

Il ne pouvait déserter son poste, il ne pouvait solliciter de congé en temps de guerre ; il resta, morne, sombre, dévorant sa douleur, irrité des suspensions d’armes, et se battant comme un lion quand l’occasion lui en était offerte.

L’année suivante, son bataillon rentra en France, et sa première action en touchant terre fut, un semestre en poche, de courir à Paris… à Paris, où il saurait enfin !

À l’institution qu’avait abandonnée sa sœur, il apprit qu’elle en était sortie vers le milieu des vacances dernières, emmenée par mademoiselle Gastès ; depuis lors, même dans cette maison, on n’avait pu en avoir de nouvelles.

Un quart d’heure après, Georges se faisait conduire au petit hôtel des Gastès, rue Fontaine. Une femme de charge, qui le reçut, répondit que mademoiselle de Maucler n’avait fait que passer quelques semaines à la campagne chez ses maîtres, qu’elle n’en avait plus entendu parler.

Mais ses maîtres, où étaient-ils ? Eux, du moins, seraient certainement mieux instruits. La femme de charge expliqua que monsieur était mort l’hiver précédent, que madame et mademoiselle étaient à Bade, que M. Jules Gastès, après la bruyante rupture de son mariage avec la fille d’un banquier, voyageait en Amérique.

Georges partit pour Bade. Il n’eut aucune peine à découvrir les dames qu’il y cherchait, mais infiniment de difficultés à s’en faire recevoir. Lorsqu’il prononça le nom de sa sœur, mademoiselle Gastès rougit, se leva et sortit d’un air prude. Restée seule avec lui, la mère expliqua sèchement qu’elle avait eu beaucoup à se plaindre de l’ingratitude de mademoiselle de Maucler, qui avait payé son hospitalité affectueuse du plus inconcevable abandon, et fait rompre le mariage de son fils.

L’officier essaya d’amener dans le débat, ne fût-ce qu’à titre d’éclaircissement, le rôle joué par M. Jules Gastès. Mais à la première allusion, la veuve hautaine et méprisante déclara que son fils était au-dessus de tout soupçon de détournement de sous-maîtresse en rupture de pensionnat.

Elle avait bien entendu parler de quelque sotte histoire de mariage secret, d’une façon d’opéra-comique sentimental et niais dont mademoiselle de Maucler avait voulu farder son coup de tête.

Mais en sa qualité de mère offensée, elle avait mis bon ordre à des folies de cette nature, qui compromettaient l’avenir de son fils, et obtenu qu’il partît pour l’Amérique.

Quoique cette attitude confirmât ses doutes, le malheureux frère, humilié et navré, ne tenta pas en ce moment une démarche douloureuse et inutile près d’un homme que son éloignement mettait à l’abri de sa légitime indignation. Ne pouvant pas obtenir encore de réparation pour l’imprudente Albertine, il renonça à la venger, mais non à la découvrir.

Alors il organisa dans Paris, avec l’aide des milliers d’yeux de la police, un système de recherches actives, dévorantes, désespérées, qui n’amenèrent aucun résultat. Il rejoignit son corps dans un état d’abattement moral dont sa délicatesse ombrageuse doublait l’intensité.

Une lettre de sa sœur l’y attendait. Une lettre ! une confession !… L’infortunée, trompée, désabusée, abandonnée, mère d’un pauvre petit être, abaissait son orgueil, implorait son pardon.

Elle n’avait point osé le faire tant qu’elle avait espéré triompher de l’indifférence de Jules Gastès et des refus humiliants de sa mère. Elle avait tant espéré conquérir le nom qui lui était dû et que les lois françaises lui refusaient !…

Mais une dépêche d’Amérique avait apporté soudainement la nouvelle de la mort de M. Jules Gastès.

Elle s’était alors réfugiée, sous un nom d’emprunt, dans un taudis malsain de la banlieue, où les battues de la police et les recherches fraternelles ne l’avaient cependant pas découverte, tant elle cachait avec soin sa honte et ses regrets.

Georges repartit aussitôt le cœur plein d’une sombre colère. Jeune, honnête, rigide, il avait assez souffert depuis quelques mois dans ses affections et dans son honneur pour avoir le droit de se montrer sévère.

Il trouva une jeune femme flétrie, souffrante, éplorée, un petit enfant nourri de larmes, privé de lumière et d’air. Son cœur se fondit dans une immense pitié. Il pardonna. Il prit l’enfant et la mère, les adopta une fois encore, jura de ne plus les quitter et de porter vaillamment le double poids de ce secret et de cette honte.

Ce n’est pas en campagne seulement qu’on peut avoir du courage.

Pour mettre plus absolument à exécution son nouveau plan d’existence, il fit sans bruit et sans phrases le sacrifice le plus douloureux au cœur d’un officier français plein de jeunesse et d’avenir. Il sollicita des fonctions bureaucratiques, sédentaires, bien rétribuées, incompatibles avec ses goûts, mais qui lui offraient l’avantage de ne point se séparer du cher dépôt qu’on lui avait soustrait une fois.

Nommé trésorier du 43e bataillon de chasseurs à pied, en garnison à Vincennes, il s’en réjouit dans la générosité de son âme, car la solde de Paris lui permettait d’offrir à la triste Albertine les soins recherchés et les douceurs coûteuses que sa santé compromise réclamait impérieusement.

Les secousses qu’elle avait subies, la misère qu’elle avait affrontée avaient développé en elle les germes d’une maladie de poitrine dont elle étudiait, sans se plaindre, les progrès incessants.

À l’enfant, il fallait la campagne, l’espace, la liberté. Georges installa la mère et le fils dans un pavillon de Saint-Mandé, à portée de sa présence, de sa protection, de son admirable dévouement, aussi grand après qu’avant la faute ; il entourait Albertine des soins les plus attentifs, de l’oubli le plus généreux. Les meilleurs médecins spécialistes de Paris la visitaient. Sa retraite était ornée de tous les jolis riens intimes qui pouvaient embellir sa réclusion Elle vivait paisible, ignorée, entre les caresses de son enfant, l’amour de son frère et les fleurs de son jardin.

Et pourtant elle ne guérissait pas. C’est que la plaie était profonde, le remords toujours vivant dans le cœur tendre, qu’une passion trahie avait brutalement brisé. N’eût été le petit ange qui devait porter le poids des imprudences maternelles, elle eût supplié Georges de la laisser mourir de sa douleur. Pour le pauvre innocent, elle essayait de vivre.

Elle ne soupçonnait pas, du reste, tant elle croyait son existence bien murée, qu’elle pût être un obstacle à l’avenir de son frère, dont la délicatesse infinie écartait soigneusement toute supposition de cette nature. Il se disait heureux, elle le croyait à peu près ; gardant l’espoir secret qu’une femme aimante, bonne et belle récompenserait un jour ce noble cœur de tout son dévouement.

L’apparition de Valérie au seuil du pavillon, l’amère réflexion échappée au désespoir de Georges furent pour la pauvre femme un jet de lumière foudroyant.

Elle comprit que coupable, inutile, perdue, elle s’attachait encore comme une fatalité vivante à celui qui l’avait retirée de l’abîme. Elle comprit que, plutôt que d’avouer le déshonneur de son nom, la flétrissure de sa sœur, il se condamnait à l’isolement, à la privation de la famille.

— Dieu me permettra de mourir bientôt pour le rendre libre ! se dit-elle avec une joie sombre.

Mais ses yeux étant tombés sur le petit Georges, qui jouait au milieu des fleurs, la pauvre jeune mère éclata en sanglots et laissa la maladie faire son œuvre sans lui opposer désormais d’autre obstacle qu’une pieuse résignation.


XVI

Lorsqu’elle eut achevé ce douloureux récit, Albertine laissa retomber sur l’oreiller sa tête livide : cet effort, si pénible pour son orgueil et sa droiture, avait épuisé le peu qui lui restait de force.

Valérie, bien pâle aussi, qui venait d’entrevoir des séductions et des chutes inconnues à son innocence, chercha la main de la mourante.

— Vous avez assez souffert comme femme, comme sœur, comme mère, dit-elle ; Dieu vous doit un peu de bonheur.

Albertine eut un regard effrayé.

— Du bonheur ! répéta-t-elle. Eh ! qu’en ferais-je ? Je ne veux que mourir avec l’assurance de savoir mon fils aimé de Georges !… et Georges aimé de vous !

Valérie fit un geste ; mais Albertine, qui sentait la vie s’échapper de ses veines comme l’eau d’une source à demi tarie, repoussa doucement sa main.

— Aimez-le ! dit-elle d’un ton suppliant, aimez-le pour tout l’amour qu’il vous a gardé en se sacrifiant au plus héroïque point d’honneur fraternel.

— Mademoiselle, au nom du ciel !…

— Oui, oui, je le sais, je renverse toutes les lois reçues, toutes les convenances, en vous appelant à mon chevet pour vous parler ainsi, pour vous demander miséricorde et pitié en faveur de celui dont j’ai entraîné la ruine.

— Oh ! que n’a-t-il parlé ! exclama involontairement mademoiselle Gilmérin.

Albertine se souleva, les mains jointes,

— Comprenez-le, devinez-le. Pouvait-il vous offrir à vous, si pure, ce noble nom de Maucler que j’avais flétri ? Entraîné par sa passion pour vous, il m’avait oubliée, le malheureux !… Quand il s’éveilla de son extase, dites… dites, pouvait-il faire autre chose que de vous fuir ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! soupira Valérie, dont l’émotion brisa la voix.

— Aimez-le ! aimez-le ! vous dis-je, répétait la mourante : on ne refuse jamais rien à ceux qui, demain, ne pourront plus rien demander.

La porte s’ouvrit avec précaution, et Georges de Maucler parut, son petit-neveu à la main. En apercevant Valérie, il ne fit ni un cri ni un geste : son visage se décomposa, et le regard qu’il jeta sur Albertine eut une éloquence intraduisible.

— Oui, fit la mourante des yeux et de la tête.

— Vous avez parlé ? répéta-t-il, des lèvres, cette fois, mais avec quel accent !

— J’ai parlé, dit la jeune femme avec une énergie factice, parce que j’ai le droit et le devoir de vous rendre heureux malgré vous.

Le trésorier se retourna vers Valérie, et, la saluant avec un indicible respect :

— Pardonnez-lui, mademoiselle, dit-il fièrement ; sa tendresse l’égare, sans atténuer mes torts personnels à votre égard. Daignez croire toutefois que je ne varie dans aucun de mes sentiments, quelque contradictoires qu’ils paraissent, pas plus avant cette regrettable démarche qu’après le généreux mouvement qui, je le devine, a dû vous conduire ici.

Mademoiselle Gilmérin ne releva pas les yeux qu’elle tenait fixés dans l’espace. Sa physionomie s’était immobilisée comme en face d’une vision stupéfiante, tandis que ses mains croisées étaient agitées d’un faible tremblement.

Que se passait-il dans le cœur de la jeune fille sans mère qui savait mieux sentir que juger ?

On n’entendait dans cette funèbre chambre que la respiration sifflante de la malade. L’enfant lui-même se taisait, intimidé.

Tout à coup on vit un peu de sang remonter aux joues de Valérie ; ses traits se détendirent, et ses yeux adoucis allèrent caresser d’un ineffable rayonnement les yeux déjà vitreux d’Albertine.

Albertine eut un frémissement.

Valérie se pencha vers l’enfant, qui lui souriait, la voyant si blonde et si jolie, l’enleva dans ses bras, et le montrant à la pauvre mère :

— Soyez en paix, dit-elle, il sera mon fils !

Puis, se tournant vers Georges :

— Monsieur de Maucler, ajouta-t-elle d’une voix grave, je vous autorise à me rappeler cette promesse le jour où vous croirez possible son accomplissement.

Elle embrassa l’enfant, sourit à la mère, eut pour Georges un regard qui lui bouleversa le cœur, et, faisant signe à madame Duval de la suivre, elle sortit silencieusement, laissant le frère et la sœur éperdus de surprise et de reconnaissance.

Lorsque les deux femmes se retrouvèrent sous bois, mademoiselle Gilmérin se laissa glisser sur l’herbe, la tête dans les mains, le regard noyé de rêverie : elle demeura ainsi une grande heure sans faire un mouvement, sans prononcer un mot, comme accablée sous le faix des révélations et des résolutions qui venaient d’être échangées.

Madame Duval, aplatie contre un arbre, complètement ahurie par ces événements, où sa responsabilité recevait un nouvel échec, risqua enfin une timide interrogation.

Valérie releva la tête, et, répondant moins à sa gouvernante qu’à sa propre pensée :

— Il a fait son devoir, dit-elle brièvement ; j’ai la prétention de faire le mien.

Le plus difficile était de faire accepter à M. Gilmérin ces subits revirements de faits et de cœurs.

Elle était partie de la villa Marigny l’âme pleine de doutes ; elle rentrait grandie par sa détermination généreuse, transfigurée par son amour affirmé.

Elle crut digne d’elle et de Georges d’affronter l’orage prévu en racontant franchement à son père les péripéties par lesquelles avaient passé, depuis un an, leurs sentiments secrets.

Elle avait bien tort, vraiment, de redouter la surprise, la colère ou les refus du bonhomme. Le pauvre père avait tant souffert de la tristesse de sa fille, tant redouté de la voir se murer à jamais dans un mystérieux désenchantement, que la première parole de cette ouverture le fit tressaillir d’espérance, et que sa conclusion lui épanouit le cœur.

— Enfin ! s’écria-t-il en prenant dans ses grosses mains tremblantes de joie la tête de Valérie ; enfin ! tu vas donc sourire et chanter… et te faire jolie… et me rendre ma gaieté d’autrefois !… Tu vas donc bien vouloir d’un mari et me permettre de rêver à mes futurs petits-enfants !… Mais où est-il, ce M. de Maucler ? Il va venir, j’imagine ? que j’aie enfin une fois le plaisir de m’entendre demander ma fille sans avoir encore à dire non.

Trois jours après, M. Gilmérin accompagnait au petit cimetière de Saint-Mandé ce qui restait ici-bas de cette belle et triste jeune fille qui s’appelait « madame Albert » pour les indifférents, et « Albertine de Maucler » pour ceux qui l’aimaient.

Il marchait près de Georges. Un peu en arrière, deux femmes voilées suivaient le triste cortège.

Valérie, accompagnée de madame Duval, soldait, par cette suprême démarche, la série d’angoisses et d’allégements que lui avait, tour à tour, versés la pauvre morte.

À la même heure, le petit orphelin sautillait comme un oiseau dans le jardin de la villa Gilmérin, qui devenait sa demeure.

Georges de Maucler obtint le jour même sa permutation avec un de ses camarades, qu’une santé compromise rendait incapable de faire campagne.

À la fin de cette chère et douloureuse semaine, rassuré sur l’enfant de son adoption, enivré d’espoir, sûr que la tombe aimée qu’il laissait derrière lui ne serait pas abandonnée, il partait avec sa compagnie pour cette malheureuse guerre si fatalement entreprise, si déplorablement conduite, si désastreusement terminée !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La campagne de France ! Il est trop tôt pour en écrire l’histoire lugubre ; trop de passions nous agitent encore, nous pleurons trop de morts, nous haïssons trop de vivants. Plus tard, plus tard !

Un temps viendra où l’on fera la part de chacun, chefs et soldats ; la part de l’incapacité et celle de l’indiscipline ; la part des défaillances et celle des difficultés matérielles ; la part du nombre et celle de l’aveuglement.

M. de Maucler, dès la première et sanglante étape de cette route funeste, fut fait prisonnier. C’était le soir de Reischoffen ; il s’était battu vaillamment.

Valérie, qui devinait le désespoir morne de cette captivité, n’osait s’avouer qu’elle en éprouvait, dans la profondeur de ses angoisses féminines, une sorte de soulagement.

Hélas ! cette trêve à ses inquiétudes ne fut pas de longue durée.

Georges travaillait à recouvrer sa liberté ; Georges parvint à tromper ses gardiens. Un jour, il écrivit à M. Gilmérin, réfugié en Suisse :

« Je suis libre. Je cours offrir mon épée au général Bourbaki. »

Huit jours après, Valérie recevait ces quelques mots :

« Je fais partie du 20e corps ; nous marchons au secours de Belfort. »

Puis ce fut tout.

M. et mademoiselle Gilmérin avaient quitté Vincennes un peu avant l’investissement de Paris par l’armée prussienne. On redoutait une première attaque de ce côté ; et, d’ailleurs, la banlieue tout entière se repliant sur Paris, le séjour des environs désertés devenait aussi difficile que dangereux.

Ce n’était plus alors, sur la route de Vincennes, que convois militaires se croisant avec l’émigration, tapissières surchargées, charrettes où cahotaient les pauvres meubles, voitures de luxe écrasées de bagages, bestiaux ahuris, femmes en larmes, paysans sombres, enfants riant de tout, huchés sur le sommet des équipages branlants.

En passant devant le fort de Vincennes, dont les embrasures béantes laissaient passer la bouche ronde et luisante des canons, les jeunes hommes prenaient un air crâne et les mères détournaient la tête en frissonnant.

Quelques propriétaires du pays, prenant peur outre mesure, abandonnèrent leurs maisons pleines et s’enfuirent. Ceux-là ne retrouvèrent par la suite que les quatre murs soigneusement vidés.

De ce nombre furent les dames Boinvilliers.

D’autres mirent leur mobilier en sûreté dans Paris et gagnèrent l’étranger. Ce furent, sinon les plus patriotes, du moins les plus sages, et en tous cas les plus heureux.

Valérie ne voulait pas fuir un danger possible pendant que Georges affrontait un danger certain. Son père, qui n’avait pas les mêmes raisons de sentiment et que son âge relevait de tout service militaire, l’emmena, quoi qu’elle en eût, en Suisse, où il l’installa, avec le petit Georges et madame Duval, au bord du lac de Neuchâtel.

Sosthène, engagé avec Edmond Gaussens dans les francs-tireurs de la Presse, devait se battre, sous Paris, avec une intrépidité qui ne rappelait en rien l’artiste fantaisiste que nous avons connu. Il fut décoré.

Edmond Gaussens fut mortellement frappé à ses côtés dans une affaire d’avant-poste. Un peu avant de mourir, il murmura en regardant son ami :

Était-ce Valérie ?… Était-ce Judith ?

— Mais quoi donc, mon pauvre cher ? interrogea Sosthène.

— Va, je crois bien que je les aimais toutes les deux !

Et il mourut, le front appuyé sur le bras d’un aumônier militaire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’ambulance de l’Opéra-Comique n’eut jamais d’infirmière plus active, plus intelligente, plus dévouée que mademoiselle Judith de Clarande, la cantatrice célèbre déjà dont le front assombri portait le mystérieux stigmate de la désespérance, de l’écœurement ou du remords.


XVII

Nous allions de défaites en défaites. Après l’armée de Sedan, l’armée de Metz ; puis l’armée de la Loire, puis l’armée du Nord, puis l’armée de Paris.

L’armée de l’Est se battait encore que l’armistice était déjà signé, avec l’encre particulière faite du venin de M. de Bismarck et des larmes de Jules Favre.

Une petite fraction de cette valeureuse et malheureuse armée de l’Est, après avoir suivi Bourbaki dans toutes ses rencontres avec l’ennemi, occupait, le 29 janvier, le village de Chaffois (Doubs), près de la frontière suisse.

L’ennemi était tout proche. On tiraillait presque à bout portant. Le capitaine de Maucler, qui défendait le village sans savoir qu’il n’était soutenu d’aucun côté et que, non loin de là, la retraite commençait déjà, avait divisé le bataillon de marche, dont la direction venait de lui incomber par suite de la mort du commandant, en deux petites troupes dont l’une, postée dans une maison crénelée, balayait la route, et dont l’autre, placée en réserve, attendait le moment d’entrer en ligne.

Il était sept heures du soir ; la nuit s’étendait sur la campagne couverte de neige dont l’éclatante réverbération scintillait aux furtives lueurs des coups de feu.

Le tir de la maison crénelée se ralentissait depuis quelques minutes, et celui des Prussiens, embusqués à bonne portée, redoublait d’intensité.

Le capitaine jugea que l’instant était venu d’amener la seconde troupe au secours de la première. Il ne se fiait à personne du soin de placer ses hommes, sachant bien que du plus ou du moins de précaution d’un chef peut résulter la mort de centaines de braves.

À cheval, non pas insouciant du péril, mais décidé à le braver chaque fois que son devoir l’ordonnait, il traversa l’espace découvert, criblé de projectiles, dont le dangereux passage ne pouvait être évité.

Il rassembla sa compagnie, lui dit en quelques mots la meilleure manière de se tirer d’une position difficile, et la dirigea, au pas gymnastique, vers la maison crénelée.

Les balles sifflaient autour de cette poignée de jeunes gens qui avançaient sans se plaindre. Ils n’étaient pas chaussés, cependant ; à peine vêtus, ils se disaient qu’ils allaient peut-être mourir.

Georges de Maucler retenait son cheval au trot pour se maintenir à leur tête. Une balle traversa son caban ; il en ramena les plis écartés. Une autre, venant d’écharpe, effleura son bras étendu pour enlever ses hommes, et pénétra dans sa poitrine.

Il lâcha les rênes et tomba.

Les soldats effarés l’entourèrent.

— En avant, mes enfants, en avant !… et ne vous occupez pas de moi ! leur dit-il d’une voix que le sang étouffait.

Les soldats passèrent, et le feu de la maison crénelée se ressentit de la rage qui les animait.

Quatre hommes prirent le capitaine et le transportèrent dans une chaumière, la première du village, qui servait d’ambulance. Une trentaine de malheureux y gémissaient déjà.

Près du grabat où l’on étendit M. de Maucler, un officier, assis sur une botte de paille, recevait les soins d’un docteur militaire. C’était un lieutenant de chasseurs qui venait de recevoir une plaie contuse au front.

L’éclat d’obus qui l’avait touché au passage avait eu la délicate attention d’écornifler seulement la peau sans attaquer l’os.

Aussi, en voyant arriver un corps sanglant, sans connaissance, éloigna-t-il la main qui le soignait.

— Voilà de l’ouvrage plus pressé, docteur, dit-il avec un accent méridional très-prononcé ; faites vite cela d’abord, vous me retrouverez ensuite.

— Voilà, voilà, fit le docteur, en terminant son opération.

Puis il courut au nouvel arrivé. Le lieutenant, le front bandé, tout chancelant encore, s’approcha également. Quand son regard tomba sur le visage du capitaine :

— Tarasque ! exclama-t-il, c’est ce pauvre Maucler !

— Chut ! dit le médecin qui examinait la blessure.

Elle était grave, si grave même qu’en se relevant les assistants purent lire, dans la moue découragée de ses lèvres, le verdict peu rassurant de la science.

— Je suis un vieil ami, moi ; je veux savoir, dit le lieutenant en emmenant le docteur dans un coin.

— La balle a touché le poumon, répondit celui-ci.

Le blessé s’agita.

— Périllas ! murmura-t-il.

— Il m’a reconnu !… Tarasque !… nous allons le guérir !

Et tout joyeux, le Méridional vint embrasser son camarade avec la ferveur de sa chaude affection.

— Ici ? interrogea M. de Maucler plus du regard que des lèvres.

— Parbleu ! Ils m’avaient pincé à Sedan ; mais Périllas n’est pas maigre pour rien : il leur a glissé entre les doigts… et j’ai fait la campagne de l’Est.

— Vous lui direz que je l’aimais bien ! murmura le blessé avec une peine infinie.

— Hein ?… Plaît-il ?

— Vous porterez à Valérie…

— Mais, tarasque !… vous le lui direz bien vous-même au retour.

— Oh ! moi !…

Un flot de sang rougit ses lèvres.

Le lieutenant se pencha pour arranger la couverture afin de dissimuler son émotion.

— Comme j’aurais voulu la revoir ! soupira Georges que la fièvre saisissait.

— Mais, mon pauvre ami, Paris est loin.

— Elle est là… tout près… à Neuchâtel…

— À Neuchâtel ! Tarasque !… je vais vous la chercher.

Et le brave garçon, n’écoutant que la folle et charitable pensée qui venait de lui traverser le cœur, s’en allait déjà tout chancelant vers la porte.

— Arrêtez ! dit vivement le docteur, le village est au pouvoir des Prussiens.

Périllas se laissa retomber sur sa paille avec un énergique jurement. Tout l’héroïsme de cette journée… perdu ! toujours perdu !

Quelques instants après, l’ambulance provisoire était encombrée de nouveaux blessés, les derniers défenseurs du village.

Un officier allemand y entra pour se faire rendre les armes des prisonniers.

Périllas l’aperçut le premier.

— Mes armes à ces drôles ! grommela-t-il ; foi de Périllas ! cela ne se peut pas.

Il détacha son ceinturon, en entoura prestement la taille, heureusement fort svelte, du docteur, — qui n’usait pas de son droit d’être armé, — lui fit un geste à la fois impérieux et suppliant, et se hâta vers Georges.

Pour sonder la plaie, on avait à demi déshabillé le blessé ; son sabre et son revolver reposaient en travers sur le pied de son lit. Périllas les prit, les glissa sous le corps de son ami, ramena la maigre couverture sur ses bras et se tint debout, prêt à subir la néfaste visite.

L’officier prussien faisait lentement le tour de l’ambulance, recevant les armes des prisonniers, les passant ensuite aux hommes de son escorte.

Arrivé devant Périllas et ne voyant pas le lieutenant faire mine de lui remettre quoi que ce soit :

— Donnez tout de suite, dit-il en français, d’un ton rogne.

— Je n’ai rien, répondit résolument Périllas.

— Votre sabre.

— Penh !… j’ai dû le casser sur la tête d’un Hanovrien.

Un formidable accès de toux du prudent docteur empêcha l’officier de saisir exactement le sens de cette réponse. Son regard constata l’absence du ceinturon et l’armement inusité du docteur.

Il touchait au lit de Georges.

— Mon capitaine blessé, dit Périllas.

L’officier avança la main.

— Un mourant, chuchota le docteur.

L’Allemand laissa tomber son regard froid sur le visage du blessé ; par pudeur, il n’osa pas disputer à la mort les armes de l’infortuné et passa.

— Enfin, je pourrai donc achever en paix de panser mon malade ! fit l’excellent docteur en s’apprêtant à poser un appareil sur la blessure.

— Vous m’avez sauvé mes armes, merci ! fit Périllas.

Dans cette même nuit, Périllas, dont la blessure était réellement légère et qui aurait volontiers combattu si sa compagnie de chasseurs n’avait été prisonnière, resta rêveur, étendu sur son lit de paille, roulant dans son cerveau surexcité un projet aussi dangereux que dévoué.

Il voulait sortir de l’ambulance, traverser le pays infesté de Prussiens, gagner la frontière suisse et ramener Valérie, rien que cela.

Il avisa tout à coup dans un coin de la chaumière, au milieu d’une dizaine de cadavres de chasseurs et de mobiles, la blouse bleue d’un pauvre diable de paysan atteint dans la bagarre. Ce fut un rayon lumineux pour le Méridional. Il se traîna jusque-là, tira le cadavre du paysan du milieu des autres cadavres et l’entraîna sans bruit, lentement, jusqu’à sa paille.

L’unique lampe fumeuse qui éclairait ce lieu de douleur n’envoyait là qu’une lueur indécise. D’ailleurs, parmi les blessés, qui donc eût songé à regarder ce que pouvait bien faire quelqu’un d’entre eux ? Les pauvres diables souffraient, gémissaient ou priaient dans la pénombre.

Périllas déshabilla le paysan, le revêtit de sa propre tunique, cacha les jambes sous la paille et releva le capuchon du caban sur la tête échevelée.

Puis lui-même enfila le pantalon plein de sang, le chaud gilet de laine et la blouse du malheureux.

Alors, il rampa jusqu’à la porte, où trois soldats allemands devaient veiller. Mais la journée avait été rude, la nuit était glaciale. L’un était entré et s’était laissé engourdir par la chaleur relative de l’ambulance. L’autre s’emmitouflait si bien dans son manteau, le dos contre le vent, qu’il ne voyait pas ce qui se passait derrière lui. Le troisième mordait faméliquement dans un énorme morceau de fromage de Gruyères, plus facile à se procurer que du pain dans ce malheureux pays.

C’était là le danger.

Si Périllas avait réfléchi, il ne sortait pas vivant de l’ambulance, mais Périllas ne voulut pas réfléchir.

Il était parvenu près de l’étrange soupeur sans être entendu ; il se releva, fondit sur lui, et, d’un revers de main, envoya le gruyères rouler au milieu des blessés.

Le mangeur de fromage, stupéfait de l’attaque, regarda plutôt ce qui lui échappait que celui qui le frustrait de sa ration. Il faut l’avouer, à la confusion de cette fameuse discipline allemande tant vantée, il oublia sa consigne, négligea de tirer sur le prisonnier et ne songea qu’à reprendre son souper, vers lequel des mains avides s’allongeaient déjà.

Il suivit donc la route que le fromage avait prise et s’abattit sur sa proie légitime, qu’il parvint à rattraper entre les jambes d’un mobile.

Le soldat au manteau se retourna au bruit, vit une ombre bondir dans la neige et son camarade, aplati dans la chaumière, courut à l’un qu’il croyait attaqué, tira sur l’autre sans viser et réveilla tout le monde.

Périllas, maigre comme un chat et leste comme une gazelle, était déjà bien loin.


XVIII

Trois jours après, un convoi de vivres, de cordiaux et de médicaments, envoyé de Suisse à Pontarlier, détachait vers Chaffois un de ses fourgons rempli de tout ce qui pouvait soulager et fortifier nos blessés.

Sur ce fourgon, au milieu des provisions empilées, une femme était assise sur les sacs branlants, enveloppée d’un manteau, insouciante du grand vent qui battait son visage.

Elle était blanche comme une marguerite d’automne et triste comme une des saintes femmes au Calvaire. Son calvaire, à elle, était douloureux aussi à gravir ! Valérie, chrétienne et forte, venait voir mourir son fiancé et lui verser de douces espérances à l’heure du terrible passage.

Périllas, à travers mille périls, était arrivé jusqu’à elle, demi-mort de fatigue, la tête enflée, les yeux fiévreux.

— Il veut vous revoir ! avait-il dit en terminant sa lamentable odyssée.

— Je pars ! avait répondu Valérie.

M. Gilmérin avait prié, supplié sa fille de renoncer à l’imprudent projet d’aller affronter en France les Allemands, les privations et la douleur. Peine inutile, Valérie voulait se rendre au désir de l’infortuné capitaine, dont les réticences inhabiles du lieutenant Périllas ne lui laissaient que trop entrevoir le suprême danger. C’était donc là le couronnement de ce pur amour si fidèlement gardé !… Elle n’avait même pas le loisir des larmes !… il fallait agir.

L’admirable charité de la Suisse vint à leur aide. La Société de secours, inépuisable dans sa générosité, organisa rapidement des convois de provisions pour soulager, non-seulement les malheureux soldats qui avaient déjà franchi la frontière, mais les malades, les affamés, les blessés restant encore en France.

M. Gilmérin, sa fille et le courageux Périllas, auquel un bon lit eût été infiniment plus nécessaire, obtinrent de se joindre aux membres de la Société qui escortaient le convoi.

Périllas, sous des habits bourgeois, la croix de Genève au bras, le front enveloppé de bandes, essaya d’abord de suivre les voitures. Bientôt il dut accepter d’y monter, ses jambes brisées ne le portaient plus, sa blessure enflammée le faisait atrocement souffrir.

— Pauvre ami ! que vous êtes dévoué et bon ! lui disait Valérie de sa voix caressante.

Et Périllas oubliait ses souffrances. Tarasque ! cette voix-là était bien capable de le guérir tout à fait.

L’impatience dévorait Valérie. Arriverait-on enfin dans ces montagnes ? et n’arriverait-on pas trop tard ?

Retrouverait-elle vivant celui qu’elle avait si chèrement aimé et auquel elle apportait l’immense joie de sa présence ? Il lui prenait envie de se lever et de crier à travers la campagne glacée :

— Attends-moi ! me voilà ! me voilà !

Le fourgon s’arrêta devant l’ambulance. La jeune fille sauta à terre sans attendre la main de son père, ni l’aide du conducteur.

Au moment d’entrer, son cœur se brisa, un flot de larmes vint à ses yeux.

— Est-il encore vivant ? demanda-t-elle au médecin qui venait joyeusement au-devant des provisions.

Celui-ci ne l’avait jamais vue ; mais il avait entendu le désir du blessé, et ce bon regard noyé ne pouvait être que celui d’une fiancée sublime !… et puis enfin, l’étrange figure boursouflée de Périllas se montrait entre les sacs de farine. Il comprit et s’inclina.

— Venez, mademoiselle, dit-il respectueusement en lui offrant son bras,

Elle le prit et s’y appuya pour marcher avec fermeté au milieu de ces deux rangées de lits de paille, de ces visages hâves et de cette atmosphère de sang, de larmes et de fièvre.

Le docteur s’arrêta près du seul lit de l’ambulance, et quel lit !… Georges reposait de ce sommeil agité qui précède les convulsions dernières. Son grand front, renversé sur le manteau qui lui servait d’oreiller, était perlé de gouttes de sueur… une de ses mains, d’où le sang s’était retiré, pendait le long du grabat.

Silencieusement, Valérie s’agenouilla et prit cette main dans les siennes.

Il ouvrit les yeux, la reconnut !… une joie surhumaine éclaira ses traits livides. Il voulut parler, mais ce fut si bas, si bas, qu’en se penchant sur lui, à peine saisit-elle ce souffle d’ardente gratitude.

Elle aussi lui parlait avec douceur et passion. Tous s’étaient écartés avec respect. On voyait peu à peu les yeux éteints du capitaine se ranimer, s’humecter et sourire. Que lui disait-elle ? Une chose simple et grande qui devait transformer ce jour de deuil en un jour de soleil.

Il refusait pourtant, mais elle avait des mots irrésistibles pour le convaincre. On entendit les noms d’Albertine et du petit Georges.

Quand le blessé eut dit « oui » des yeux et des lèvres, elle courut au docteur qui causait tristement, sans espoir pour son malade, avec Périllas et M. Gilmérin.

— Vite, vite, docteur ! dit-elle, le maire et le curé de Chaffois.

— Le maire ? répéta le médecin surpris.

— Pour notre mariage, expliqua la courageuse enfant avec un regard de martyre.

Le docteur salua très-bas et sortit aussitôt.

Périllas et le blessé se dirent en un serrement de main ce que leur bouche ne pouvait exprimer de compassion et de reconnaissance.

M. Gilmérin laissait couler, sans les sentir, de grosses larmes sur son visage. Valérie s’était remise à genoux près du lit, sanctifiant par la prière cette heure d’agonie et d’amour.

Le docteur avait fait un miracle de célérité. Il ramenait le maire, un cultivateur peu lettré, et le curé, un vieillard que rien n’étonnait plus.

Il avait dû dire pour quel motif inusité il réclamait leur ministère. Le maire avait pris le registre de l’état civil sous son bras, le prêtre la boîte aux saintes huiles, et tous trois hâtèrent le pas vers l’ambulance.

Le maire marchait tout inquiet de la validité de l’acte qu’il allait faire. Le curé avançait tout songeur en face des insondables voies de la Providence.

En les voyant entrer, le blessé fit un effort pour se soulever, mais il ne put. Alors eut lieu, près de ce lit de mort, une scène saisissante, dont le côté chrétien absorbait le côté bizarre.

Ce paysan troublé tournant d’une main hésitante les feuillets de son registre ; ce vieillard, dont les paroles d’absolution tombaient sur le mourant ; cette jeune fille qui s’apprêtait, vaillante, à consommer sa belle action ; ces blessés aux yeux mornes ; ces Prussiens stupides n’osant pas rire et se poussant pour mieux voir. Et cela dans un humble réduit, au milieu des vainqueurs, pendant que les vaincus gémissaient tout bas ; c’était fantastique !

Sur un signe du curé de Chaffois, Valérie se plaça près de Georges, la main dans sa main. Le maire s’approcha, plus gauche, plus ému qu’il ne l’avait été de sa vie, même quand les Allemands l’avaient sommé, en le couchant en joue, de leur livrer les provisions qu’il n’avait pas.

Sa conscience était tranquille, mais ses idées administratives étaient singulièrement alarmées. Il s’arrêta tout à coup dans ses préliminaires.

— Je ne crois pas du tout que ce que je fais là soit légal, monsieur le curé, dit-il.

— Hâtez-vous, souffla le docteur.

— Faites, faites, père Grévois, répondit doucement le curé : Dieu régularisera le reste.

Et le maire, tâtonnant et balbutiant, maria Georges de Maucler à Valérie Gilmérin.

Le prêtre ensuite, son bon regard humide et sa voix paternellement radoucie, prononça les paroles sacramentelles.

— Mes chers enfants, vous êtes unis pour le ciel ! conclut-il avec une dernière bénédiction.

— Votre cher petit Georges a une mère ! dit Valérie en inclinant la tête sur sa main.

— Que vous me faites la mort belle ! répondit le mourant.

Il eut encore la force de passer cette main diaphane sur les cheveux de la noble fille ; mais son regard resta levé vers un coin du ciel qu’on entrevoyait par la fenêtre.

— Adieu ! mon camarade ! murmurait Périllas en se mordant le poing pour ne pas éclater.

— Priez pour nous ! sanglota M. Gilmérin, parlant à ce martyr du devoir comme on parle aux saints.

— Dieu vous réunira dans son infinie douceur ! dit la voix grave du prêtre.

On n’entendit plus que le souffle pénible du capitaine qui devenait un râle, et que les larmes de Valérie qui tombaient, pressées, sur la pierre.

Un immense respect, une sincère pitié pétrifiaient les assistants de cette cérémonie imposante dans son cadre étroit. Au bout d’un quart d’heure de solennel silence, la respiration du mourant s’était éteinte, les larmes de Valérie étaient taries.

Le ministre de Dieu étendit une dernière fois sa main tremblante. Le docteur enleva la jeune femme évanouie pour la porter au dehors.

Le fourgon déchargé allait se remettre en route. On l’y déposa sur des sacs vides, on l’entoura d’une couverture, et comme le docteur, avant de la quitter, essayait de lui faire respirer des sels :

— Oh ! par pitié ! laissez-la oublier ! supplia Périllas.

Et le docteur eut la charité suprême de ne pas lui donner de secours.

FIN DU MARIAGE DU TRÉSORIER.

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(ne fait pas partie de l’ouvrage original)