E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 54-68).

VI

Au cinquième étage de la rue Bleue, madame veuve de Clarande, malade, amaigrie, frileusement blottie dans un fauteuil étique, auprès d’un feu agonisant, attendait sa fille, qui n’était point encore rentrée de sa quatrième leçon de piano.

C’était là la meilleure ressource matérielle de ces deux femmes, qui avaient joué un rôle brillant naguère au 17e hussards. Trois ans à peine s’étaient écoulés depuis que le colonel de Clarande, irrémédiablement atteint par la blessure de la mise à la retraite, qui meurtrit et abat tant d’officiers encore verts, avait passé brusquement de l’activité brillante à la morne placidité de l’inaction.

Vainement Paris, où il s’était retiré, lui avait-il offert le spectacle de son panorama prestigieux ; c’était une organisation essentiellement militaire, que les choses de l’esprit intéressaient peu, que les plaisirs des yeux ne captivaient pas, que le mouvement des armes seul faisait vivre.

Il languit, dépérit et mourut au bout de quelques mois, bien plus du spleen, qui le dévorait, que de l’angine qu’il contracta un soir en s’attardant au Helder.

Ce nouveau coup frappa la veuve au cœur ; la misère aidant, elle ne devait plus se relever. Judith de Clarande, dans cette épreuve suprême, gagna en énergie tout ce qu’y perdit sa mère. Elle se roidit contre le malheur, et nous avons vu déjà de quelle manière elle supportait la lutte.

Voir sa fille travailler, se fatiguer, pâlir…, cette belle Judith, dont elle était si fière !… c’était l’éternel désespoir de la pauvre veuve.

Ses deux autres filles, mariées l’une à un lieutenant de hussards sans fortune, l’autre à un capitaine démissionnaire et père de plusieurs enfants, venaient en aide à leur sœur, dans la mesure de leurs ressources, avec une exquise délicatesse ; mais ce n’était point assez. La mère, qui eût voulu voir son idole couverte d’or, était réduite à en recevoir une part du pain quotidien.

Ces réflexions douloureuses amenaient une fois encore des larmes dans les yeux de la veuve, quand un coup sèchement frappé à la porte la fit tressaillir. Aussitôt, sans même attendre sa réponse, la concierge se montra : à quoi bon avoir des égards pour des locataires qui logent si haut et rapportent si peu ?

Cette pensée se lisait clairement entre les rides multiples qui zébraient le visage renfrogné du cerbère en cornette.

— Encore des lettres, dit-elle. Quand on a tant de correspondances que votre demoiselle, on ne devrait pas loger au cinquième, ou bien faudrait-il les prendre en bas soi-même.

Madame de Clarande, résignée à ces façons d’agir que connaissent seules les femmes pauvres et distinguées, tendit la main sans répondre, et la porte se referma bruyamment sur la concierge grommelante.

— Deux lettres de Paris, fit la veuve en examinant les timbres expéditeurs ; de nouvelles leçons peut-être… Elle se tuera, la chère petite.

On entendit dans l’escalier le pas rapide de Judith. Elle jeta en entrant son parapluie dans un angle, secoua son waterproof inondé, et, venant mettre un baiser distrait au front de sa mère :

— Un temps affreux ! dit-elle.

— Tu es glacée, ma chérie ?

— Non, je suis mouillée, voilà tout. J’arrive de Vincennes, les omnibus étaient pris d’assaut ; j’ai dû attendre sous la pluie.

— Tu vas gagner un rhume.

— Qu’y faire ? dit-elle en avançant les pieds vers les tisons noircis que sa mère essayait de ranimer.

Renversée sur une chaise basse, d’un air de découragement amer, elle inspecta du regard le désordre de son humble toilette de ville. La robe noire retombait humide sur les chaussures trempées, enveloppes épaisses et vulgaires d’un pied cambré d’une élégance idéale. La pluie avait collé à son front les boucles déroulées de ses cheveux, et la pâleur de la fatigue s’étendait sur son beau visage.

— Il ne faudra plus sortir par des temps semblables, dit doucement la veuve en passant sa main maigre sur les cheveux de sa fille avec un geste caressant.

Celle-ci, pour toute réponse, eut un sourire navré. Ne savait-elle pas que dans sa voie laborieuse il ne fallait pas s’arrêter sous peine de perdre le fruit des travaux passés ? Ses yeux tombèrent sur les lettres déposées au bord de la cheminée.

— Qui donc pense à moi ? murmura-t-elle en les décachetant avec une vivacité fébrile.

L’une était de Sosthène Gilmérin ; il sollicitait, avec toutes les formules du respect, l’autorisation de se présenter chez madame de Clarande pour une communication les intéressant.

— Mais tu viens de Vincennes, observa la mère.

— Il n’y habite pas toujours. Son atelier est à Paris.

— Et tu n’imagines pas quelle peut bien être cette communication ?

— Non, fit Judith, dont une rapide rougeur colora les joues pâles.

— Alors, qu’il vienne.

— Oh ! il viendra dès aujourd’hui ; cette demande d’autorisation n’est, à vrai dire, qu’un avertissement de sa visite.

Judith ouvrit la seconde lettre, la parcourut d’un œil courroucé, la froissa et la jeta sur les tisons, auxquels elle communiqua subitement un peu de la flamme qu’elle contenait sans doute.

— Qu’est-ce donc ? s’écria la mère.

— Une impertinence.

— Et qui se permet ?…

— Qui ? ricana la jeune fille en se levant avec indignation, qui ? dites-vous, ma mère ; mais tout le monde : les pères de mes élèves, les cousins de leurs amies, les beaux messieurs du boulevard et jusqu’aux désœuvrés de l’omnibus. Une jeune personne qui court le cachet !… En vérité, ils se croiraient bien sots de ne pas tenter l’aventure !

Madame de Clarande laissa tomber sa tête dans ses mains en étouffant un de ces soupirs inexprimables qui montent du cœur aux lèvres des mères.

Judith songeait à Sosthène Gilmérin. Le jeune peintre, avec ses relations de théâtre, son enthousiasme et sa bonne volonté, pouvait être une planche de salut.

Ce ne fut que deux heures après environ que Sosthène se présenta chez les dames de Clarande, dont il reçut un accueil plein de dignité, nuancé de la pointe de bonne grâce due au frère d’une élève.

Judith, quoique prévenue de cette visite, avait eu le tact de ne s’y préparer par aucun changement de toilette. Elle voulait ne s’imposer en rien à l’imagination du jeune homme et mériter d’abord son estime.

Nous n’oserions pas affirmer qu’il n’y eût point en cela autant de calcul que de loyauté chez la belle et intelligente fille, qui savait qu’un caprice pouvait bien mener à quelque chose, mais qu’un engagement sérieux conduit plus loin encore.

Elle était donc assise devant un cahier de musique, gravement occupée à transcrire une partition, quand le jeune peintre fit son entrée. Cette simplicité fut la plus habile des mises en scène. Judith lui parut plus touchante, plus adorable mille fois, avec sa pauvre robe noire usée, dans le cadre nu où rayonnaient ses vingt ans.

La conversation, dont la musique fit naturellement les premiers frais, amena Sosthène, que les grands yeux de Judith encourageaient, à formuler sa proposition d’obtenir pour elle une audition du directeur de l’Opéra.

Madame de Clarande étouffa un cri. La perspective de la scène, — dans sa pensée elle disait : les planches, — la fit reculer effrayée. Où sa fille ne voyait que triomphes, plus prudente, elle devinait des écueils.

— Vous n’y songez pas, monsieur, s’écria-t-elle ; une jeune personne de cette éducation, de cette… naissance !

— Eh ! justement, madame, ce serait un élément de succès joint à tous ceux que mademoiselle possède par elle-même.

— Un nom illustré dans l’armée !

— Il s’illustrerait dans les arts.

— Son père n’aurait jamais consenti…

— S’il vivait, je ne consentirais pas mieux que lui, dit fièrement Judith.

— S’il vivait ?… Tu consentirais donc maintenant ?

— Oui, ma mère.

— Ce n’est pas possible !

— J’accepte.

— Tu ne sais pas quels dangers…

— Je sais seulement que je suis une Clarande.

— Et ta réputation ?

— Et mon avenir ?

— Et ton bonheur intérieur ?

— Et votre bien-être matériel ?

— Oh ! moi, je ne réclame rien.

— Pour vous, ma mère, je deviens très-exigeante.

— Mais, ma pauvre malheureuse enfant !… tu ne t’appartiendras plus, tu seras la proie du public, la chose de la presse !

— Eh ! qu’importe ?… Monsieur, ajouta la jeune fille en se retournant, l’œil animé d’une flamme éblouissante, vers Sosthène radieux, je suis prête.

— Ah ! mademoiselle !…

— Je confie mon avenir à vos bons offices et plus encore à votre dévouement.

Le jeune homme prit la main que lui tendait Judith, et y déposa un baiser infiniment plus enthousiaste que l’état actuel de la question ne semblait l’exiger.

On parla aussitôt des moyens à employer pour mener à bien cette entreprise. Madame de Clarande, écrasée de surprise et d’appréhension, incapable de s’opposer au désir formellement exprimé par sa fille, ne prit plus aucune part à cette conversation, dans laquelle Judith se révéla pour la première fois comme une jeune fille très-forte, très-ambitieuse et parfaitement décidée à se diriger désormais elle-même.

Sosthène, qui n’était ni meilleur ni pire que les jeunes gens de son âge et de son milieu, ressentit une certaine satisfaction en observant la hardiesse avec laquelle mademoiselle de Clarande posait carrément, malgré l’opposition maternelle, les bases de son indépendance future.

Il augura bien de cette émancipation, car il n’avait pas au fond du cœur autant de désintéressement qu’il en affirmait au dehors. Judith était, d’ailleurs, trop belle, trop audacieuse et trop isolée pour ne pas éveiller des sentiments et des espérances confuses dans une imagination de vingt-cinq ans.

— Faisons-la toujours débuter, pensait-il, et qui peut prévoir ?… La reconnaissance est une vertu… Le public est bon prince et ne me disputera peut-être pas les prémices, — que j’aurai bien gagnées, — de ce talent fleuri.

Et il entra au café de Paris, où il avait rendez-vous avec un compositeur de ses amis, assez influent dans le cabinet directorial. Le compositeur y était attablé en compagnie d’Edmond Gaussens, lequel lui exposait chaudement le plan d’un libretto pour le Théâtre-Lyrique.

Sosthène fut assez contrarié de les rencontrer ensemble ; mais comme il fallait avant tout mettre à profit la bonne volonté du musicien ; il le pria avec instance d’appuyer la demande de la jeune artiste auprès de M. Perrin.

— Je verrai Perrin, et nous enlèverons cela, répondit le musicien avec une superbe confiance.

Edmond Gaussens, qui écoutait silencieusement cet entretien, eut un soupçon de la vérité, quoique le nom de Judith n’eût pas été prononcé.

— Très-cher, dit-il à Sosthène, lorsque le compositeur se fut éloigné, n’aurais-je, par hasard, tiré de sa coque une perle rare, que j’étais fier d’avoir découverte, que pour t’offrir l’occasion de la faire monter en épingle ?

— Plaît-il ? fit Sosthène avec hauteur.

— En d’autres termes, la future débutante de l’Opéra à laquelle tu parais t’intéresser très-chaudement, n’est-elle pas mademoiselle de Clarande ?

— Et quand cela serait ?

— C’est un procédé peu fraternel que de travailler à enlever sournoisement à mademoiselle Gilmérin sa maîtresse de piano, sourit tristement le vaudevilliste.

— Ne voilà-t-il pas, en effet, un bel avenir pour une jeune personne de ce nom et de ce mérite ?

— Tu peux même ajouter : et de cette beauté !

— Ce qui est un défaut dans cet ingrat métier.

— Auquel tu cherches charitablement à la soustraire.

— Je l’avoue. Tu n’imagines pas jusqu’où va ma philanthropie.

— Je le soupçonne. Permets-moi de te féliciter de la promptitude de tes résolutions et du désintéressement de tes démarches.

— Tu railles… Serais-tu jaloux ?

— Nullement. Je respecte trop mademoiselle de Clarande pour imaginer que tu puisses songer à escompter tes services auprès d’elle.

— Je ne songe qu’à être utile, quand je le peux, à de pauvres femmes dont la position est digne de pitié, dit Sosthène avec un peu d’embarras.

— C’est ce que j’avais aussi tâché de faire. Je suis, toutefois, contraint de reconnaître que tu l’emportes de beaucoup sur moi comme hardiesse dans le plan et réussite dans l’exécution.

Sosthène, mécontent du ton moitié grave moitié badin sous lequel son ami dissimulait un blâme tacite, rompit la conversation en demandant un journal ; ce que voyant, Edmond Gaussens rentra philosophiquement dans sa mansarde de la rue Bleue pour y travailler à son opéra-comique.

Comme il passait sur le palier des dames de Clarande, il entendit des roulades agiles s’égrener entre les lèvres de Judith, qui se voyait déjà étoile et s’exerçait, la coquette, à fasciner son public.

— Allons, soupira l’honnête vaudevilliste, malgré l’esprit qu’on veut bien me reconnaître, je ne fais que des sottises. N’osant pas être épris de Valérie par timidité, ne voulant pas devenir amoureux de Judith par scrupule, je laisse la première s’enamourer d’un officier qui n’a que la cape et l’épée, comme je n’ai, moi, que la cape et la plume, et la seconde m’est enlevée par un jeune gandin dont la bourse est aussi pleine que le cœur vide. Plumitif, pauvre plumitif, ces belles amours ne sont pas faites pour toi !

Ce soir-là, et quoi qu’il en eût, les roulades de mademoiselle de Clarande nuisirent singulièrement aux élucubrations versifiées d’Edmond Gaussens.