E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 68-76).

VII

La perspicacité, attristée plutôt que jalouse, du jeune homme lui avait fait voir clair dans les sentiments confus de Valérie Gilmérin. Elle subissait un charme, elle descendait une pente entraînante, elle se berçait d’une de ces chimères idéales comme il en naît aux cœurs de vingt ans.

Chacune des visites du jeune trésorier, — qui déjà ne les comptait plus, — fortifiait cette sensation enivrante. La jolie enfant s’étonnait naïvement de n’avoir pas ressenti, en présence de Georges de Maucler, ce qu’elle avait entendu appeler par ses savantes compagnes de pension le coup de foudre.

Elle avait cru si fermement que cette impression subite, violente, était le cachet indiscutable de l’amour, qu’elle trouvait à la fois très-étrange et très-doux d’éprouver, quand même, des joies intimes et radieuses.

Elle ne calculait pas, ne scrutait rien, ne prévoyait aucun obstacle, ne s’effrayait d’aucune probabilité. C’était la confiance absolue dans le bonheur. Elle aimait Georges, chaque jour plus profondément, à chaque heure pour ainsi dire, avec une ivresse secrète plus rayonnante.

M. de Maucler ne lui avait pas adressé une seule parole dont sa candeur pût s’alarmer ; il semblait l’entourer d’un respect tendre, d’une attention soutenue, et, croyante, elle se trouvait sincèrement aimée.

Il devenait de plus en plus évident, du reste, pour les observateurs, s’il s’en trouvait dans la petite société Gilmérin, que le trésorier, si distrait, si froid au début, n’était pas resté longtemps indifférent à la grâce, à l’esprit, à l’élévation du cœur de la jeune fille, et qu’il faisait de constants efforts sur lui-même pour ne pas témoigner plus expressivement le plaisir croissant qu’il éprouvait en sa présence.

C’est qu’il est bien difficile, même aux plus forts, de résister à la provocante douceur d’une amitié féminine, faite de réserve et de chatteries, et si prompte à se changer en tendresse ardente ; quand celui qui la fait naître est jeune, spirituel, aimant.

Cette amitié d’une belle fille de dix-neuf ans, innocente, franche et libre d’elle-même, offrait d’autant plus de séductions, qu’insouciante ou entraînée, elle sautait parfois à pieds joints sur les petites conventions mondaines, ce qui ne la rendait que plus désirable.

Périllas et Lanternie s’étaient tant bien que mal soustraits au danger, mais Dieu seul savait quels soupirs enflammés le lieutenant avait poussés dans l’ombre ! et la pauvre petite cousine de Lorraine, qui attendait le capitaine, ne se douta jamais du nombre de fois où elle avait été trahie en rêves !

Edmond Gaussens, lui, avait bien laissé prendre un coin de son cœur entre les doigts roses de la jeune héritière, mais il était un peu sceptique, se savait trop chétif : pour être épousé, ne voulait pas user sa jeunesse en rêves bleus et cherchait dans les coulisses des petits théâtres, où il avait ses entrées, des diversions positives à ses velléités éthérées. Il n’y cueillait que dégoût !

La réserve du trésorier, réserve visible et persistante, était généralement attribuée à son manque de fortune. On ne pouvait donc que louer sa fierté, la noblesse de ses sentiments, qui le mettaient à l’abri de tout soupçon de cupidité.

M. Gilmérin lui-même, toujours à la recherche d’un gendre modèle, s’était aperçu des respectueuses assiduités du trésorier et se disait :

— Voilà un bel officier qui trouve ma fille adorable et serait facilement féru d’amour… comme tous les autres, du reste. Ah ! je suis un heureux père !… mais, pas plus que les autres, il n’oserait songer à l’épouser. C’est là le bénéfice des fortunes connues et des positions tranchées.

Et sur ce raisonnement d’une logique au moins défectueuse, le bonhomme dormait avec une entière placidité.

Valérie était une nature infiniment plus impressionnable qu’on ne le croyait autour d’elle et qu’elle ne se l’imaginait elle-même. Tandis qu’on la croyait uniquement occupée à recevoir ses amis, à étudier son piano ou à broder des pantoufles à son père, elle avait fait, dans le fond de son cœur, des pas de géant vers l’inconnu, vers le bonheur, vers l’amour.

En un mois elle franchit, muette et ravie, la gamme des sentiments intimes les plus purs, certes, les plus vifs aussi. Elle aima Georges de Maucler avec la belle irréflexion de la jeunesse qui va où la pousse un vent mystérieux. Cela suffisait à rendre ses yeux brillants, ses lèvres épanouies et son existence radieuse.

La réaction n’était pas encore venue, le doute ne l’avait pas effleurée de son aile brutale.

Un matin, elle s’éveilla plus gaie que de coutume encore et descendit au jardin en fredonnant une des plus jolies romances de sa belle maîtresse de piano, qui avait un répertoire inépuisable d’exquises mélodies. Il était de bonne heure ; le bois de Vincennes ouvrait ses profondeurs vertes aux premiers rayons du soleil. Tout était fête dans la nature, sur la pelouse où scintillait la rosée, dans les ramures où s’éveillaient les oiseaux.

L’avenue Marigny était déserte, et Valérie, le front appuyé contre la grille de la villa, s’enivra longuement de ces senteurs matinales dont les citadins oisifs et paresseux ignorent toujours la douceur.

Il lui semblait qu’en son âme c’était une fête plus joyeuse encore que celle de la terre et du soleil ; ses espérances brillaient plus que la rosée ; ses rêves volaient plus loin que les oiseaux ; son cœur était un foyer plus lumineux que les beaux rayons d’or qui rayaient l’herbe drue ; qu’elle était heureuse !… elle eût voulu le crier tout haut.

Un faible bruit de pas troubla tout à coup cette poésie champêtre ; deux personnes, appuyées l’une sur l’autre, s’avançaient le long de l’avenue. C’était un couple d’ouvriers jeunes, beaux et souriants.

L’homme allait au travail, ses outils sur l’épaule ; la femme l’accompagnait en portant les provisions du jour. On devinait qu’elle voulait prolonger de quelques instants cette compagnie, et que lui, partageant le même désir, cherchait à lui faire oublier la distance déjà parcourue.

Ils causaient à voix presque basse, mais, dans la paix sereine de cette matinée, le moindre bruit se répercutait doucement. Valérie surprit au passage leurs naïves confidences.

— Vois-tu, Jean, disait la jeune femme, il ne faut pas rire avec ces choses-là ; si tu n’avais pas deviné mon amour, je serais morte !

— Ne pas te deviner, Marie !… mais je t’ai aimée, moi, sais-tu bien ? le premier ! répondait l’ouvrier avec tendresse.

— Vrai ?

— Vrai.

— Alors pourquoi ne me le disais-tu pas ?

— Ton père était patron, et moi simple manœuvre.

— Ah !… te voyant silencieux, je croyais que tu en aimais une autre.

Ils passèrent. Valérie resta rêveuse. L’avait-on devinée, elle ? Georges l’avait-il aimée le premier ? Ces simples mots que le hasard jetait à son oreille portaient subitement dans la quiétude de son cœur une lumière troublante. Elle avait aimé, elle ignorait le doute, elle se croyait comprise, si ce n’était qu’une illusion pourtant ?… il ne lui avait jamais dit qu’il l’aimait.

La femme de Jean l’ouvrier lui paraissait bien heureuse : on le lui disait, du moins ! Il lui vint alors une soif folle de se l’entendre affirmer, et combien elle en était loin !

Affaissée sur le gazon, le menton dans la main, les yeux clos, elle réunit ses souvenirs, elle fouilla dans cette mine chère et sacrée de sensations, d’observations, dont elle formait son trésor secret, et ne trouva que la réserve sereine, imperturbable, absolue du jeune trésorier.

Une voix tendre, les yeux chaudement attentifs, un langage affectueux, c’était tout. Jamais un regard enflammé, jamais un entraînement irrésistible, jamais une parole d’amour.

Ce dont la jeune fille lui avait su gré comme d’un mérite lui apparut tout à coup comme une menace. Ce calme, cette retenue, ce bon goût n’étaient-ils donc qu’une amitié paisible ?

Valérie frissonna. Elle voulait davantage. Elle ne s’embarrassait ni des distinctions de fortune, ni des exigences de positions ; elle entendait se donner à un mari selon son cœur et non à un prétendant affriandé par sa dot. Mais encore, fallait-il savoir si elle était aimée !

— Je le saurai dès demain, se dit-elle avec résolution.