E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 76-83).

VIII

Mademoiselle Eudoxie Boinvilliers, entre ses bonnes qualités de ménagère et de fille sage, possédait un petit défaut : elle était curieuse comme madame Pipelet à son printemps.

La petite maison de la chaussée de l’Étang, où M. de Maucler sonnait en maître, la rendait rêveuse. Elle eût voulu connaître plus positivement la belle recluse, dont le hasard lui avait révélé l’existence, avant d’en faire part à sa meilleure amie, qu’elle devinait bien ne pas être insensible à une aventure de ce genre.

Ce fut dans ce but louable, dont sa mère comprit à demi-mot la profondeur, que les deux dames, munies de pliants et de broderies, dirigèrent leur promenade vers le bois de Saint-Mandé.

Il y avait là, tout au bord de la chaussée, un abris vert et discret formé de jeunes chênes et de vieux ormes, d’où l’on apercevait de biais le pavillon mystérieux et qui parut aux bonnes âmes le meilleur des observatoires.

Elles étaient, du reste, commodément assises et en mesure de prolonger sans fatigue leur faction charitable jusqu’au soir. On ne sait pas assez combien l’introduction du pliant dans les habitudes de la banlieue a facilité les espionnages privés et les petites perfidies féminines.

Ce fut ainsi que, pendant toute une semaine, elles virent, sans être aperçues, M. de Maucler arriver dans la journée, sans heure fixe, parfois sonner à la grille, parfois entrer directement à l’aide d’une clef qu’il retirait de son paletot, disparaître dans le jardin et reprendre, vers six heures, le chemin de Vincennes, où l’appelait le dîner des officiers.

Deux ou trois fois il ne ressortit pas, ce qui laissait supposer qu’il dînait au pavillon en fort gracieuse compagnie. Du reste, l’inconnue y vivait cloitrée, car il était rare d’apercevoir son ombre dans les allées. Sans doute cherchait-elle un abri plus sûr dans le petit verger qui s’étendait derrière la maison.

Un jour que les dames Boinvilliers, de plus en plus intéressées, étaient à leur poste habituel, l’après-midi menaça de s’écouler sans amener le moindre visiteur ni le moindre mouvement dans le pavillon ; tout semblait y reposer à l’ombre des polanias : c’était à en prendre du dépit.

À quatre heures cependant un jardinier, une bêche à la main, vint sonner à la petite porte, qu’une femme de service âgée ouvrit aussitôt. Le jardinet était si mignon et les fleurs si soigneusement entretenues que le séjour du jardinier ne fut pas de longue durée.

Il ratissa les allées, rattacha quelques branches d’aristoloches entrainées par le poids de leurs larges feuilles, et s’apprêta à repartir. Mais le bruit qu’il avait fait avait attiré sur le perron la maitresse de céans, toujours pâle, sérieuse et belle.

Eudoxie et sa mère, les yeux fixes, se serrèrent la main en silence. Un bel enfant de deux à trois ans venait d’apparaître derrière la jeune femme, dont il retenait à deux mains la robe de mousseline.

Un enfant !… il y avait un enfant !… quelle révélation ! C’était mieux encore que ne l’avait imaginé l’étroit cerveau, méchamment inventif, des dames Boinvilliers. Cette fois, elles échangèrent un regard d’une éloquence foudroyante.

— Ah ! la famille est au complet ! chuchota la mère qui oublia de ménager l’innocence qu’elle devait au moins supposer à sa fille.

La jeune femme prit l’enfant dans ses bras, ce qui mit en lumière les boucles blondes de cette jolie petite tête, et fit un pas vers le jardinier, qui avait déjà ouvert la grille.

— Baptiste ! dit-elle en le rappelant.

L’homme se retourna sans lâcher la serrure, et l’inconnue, pour se faire entendre, éleva quelque peu la voix.

— Apportez-moi ce soir des plantes grimpantes, dit-elle ; je veux que cette grille soit plus couverte qu’elle ne l’est.

— Dame ! oui, madame, ça se peut tout de même, répondit Baptiste en regardant avec quelque surprise la très-petite ouverture par laquelle les regards étrangers pouvaient glisser jusqu’au pavillon ; quoique ça, il y en a déjà pas mal, des plantes.

— J’en veux davantage.

— La saison est trop avancée pour le lierre et pour la vigne vierge ; quoique ça, nous avons encore les gobeas. Dame ! seulement, après, ce sera sensément un mur par ici.

— Justement, un mur de verdure, c’est ce que je souhaite.

— Bon, madame ! fit Baptiste en remettant sa casquette, et la grille retomba derrière lui.

Eudoxie se leva sans mot dire, s’enfonça dans le taillis, fit sous bois un petit détour savant et se retrouva en face du jardinier au moment où il allait enfiler la route qui conduit à Charenton.

— Monsieur Baptiste, dit-elle en l’abordant, vous travaillez, je pense, à la journée ?

— Dame ! oui, madame, répondit Baptiste en retirant vivement sa casquette.

— Nous aurions besoin de quelques petits travaux dans notre jardin, mais peut-être êtes-vous occupé dans ce moment chez la dame d’où vous sortez.

— C’est vrai tout de même que je fais l’entretien du jardin de madame Albert par abonnement ; quoique ça, je fais aussi…

— Oh ! alors, interrompit adroitement Eudoxie, nous n’oserions pas vous prendre, nous aurions peur de contrarier cette dame ou… son mari.

— Pourvu que son jardin soit entretenu, qu’est-ce que vous voulez que ça lui fasse, à madame Albert ?

— Oui, mais… son mari…

— Son mari ne s’occupe pas beaucoup de tout ça.

— C’est pourtant l’affaire des hommes.

— Je ne dis pas non. Mais celui-là n’est pas amateur ; vous savez… les militaires !

— Ah ! M. Albert est donc officier ?

— Dame ! je crois que oui, quoiqu’il soit plus souvent en paletot qu’en uniforme. Et quoique ça, madame, vous voudriez des journées ?

— Quelques-unes. Donnez-moi votre adresse.

— Baptiste Pinté rue de Montreuil, 190.

— Eh bien ! monsieur Pinté, j’irai choisir des fleurs chez vous.

— À votre service, madame. Quoique ça, s’il faut aller travailler à votre jardin, demain.

— Demain, je serai absente. Non, attendons que j’aie fait un choix parmi vos plantations.

— Quand il vous plaira, madame.

La casquette se replaça sur le front en sueur de M. Baptiste Pinté, et Eudoxie se coula prestement dans le bois.

Elle revint s’asseoir avec l’air paisible d’une fillette qui a fait un crochet pour cueillir une marguerite.

— Ma mère, dit-elle doucement en reprenant son aiguille, cette femme se fait appeler madame Albert, et M. de Maucler passe pour son mari.

Madame Boinvilliers ne releva pas les yeux, ne fit pas un geste, mais un sourire qui retroussa ses lèvres minces dénota la satisfaction de sa curiosité satisfaite.

Par un reste de pudeur assez rare chez les langues vipérines, elle se contenta de constater à part elle l’habileté de sa fille, et n’ajouta aucune question sur ce sujet scabreux. Il venait de lui pousser, après coup, le tardif scrupule d’avoir entretenu une jeune fille de vingt ans de la faiblesse si bien cachée du trésorier.

En rentrant au logis, ces dames trouvèrent un petit billet de Valérie, qui les conviait gracieusement à une promenade en canot pour le lendemain.