E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 83-91).

IX

Sous la dictée de mademoiselle Gilmérin, la docile madame Duval avait écrit trois billets identiques par lesquels MM. de Maucler, Périllas et Lanternie étaient convoqués pour une partie de bateau sur le lac des Minimes.

En bonne stratégiste, Valérie griffonna deux mots à madame Boinvilliers, afin d’occuper utilement chacun de ses cavaliers. Elle chargea son père d’aller à Paris lui acheter de la musique, avec mission de ramener mademoiselle de Clarande.

Sosthène devait venir dîner à Vincennes ; tout son monde serait donc au complet. Elle n’oublia, l’ingrate, que le pauvre Edmond Gaussens, qui n’avait pas su se rendre indispensable ; mais le vaudevilliste, comme s’il eût deviné l’exclusion dont il était menacé, eut l’esprit d’accompagner Sosthène, tout à point pour empêcher le jeune peintre de battre trop facilement en brèche les hauteurs, vraies ou feintes, de la belle Judith.

Personne ne manqua à l’aimable appel de la jeune maîtresse de maison, qui cachait son petit plan sentimental sous un enjouement du meilleur aloi.

À la chute du jour, après une collation servie sous bois, la petite société se dirigea vers le lac des Minimes, le plus vaste, le plus pittoresque des trois lacs qui forment à Vincennes, à Saint-Mandé et à Charenton une ceinture de fraîches eaux.

On y arrive par les grandes routes de Joinville et de Nogent-sur-Marne, et par de petits chemins traversants où les couples amoureux aiment à chercher la solitude.

Moitié par la route, moitié par les sentiers, on arriva au bord du lac, où se balançait une gentille flottille de petits canots blancs bordés de rouge, dont des mariniers d’opéra-comique, — pantalons blancs, vareuses à grands collets bleus, chapeaux cirés, — tenaient le gouvernail.

— Trois canots ! cria M. Gilmérin, et toute la flottille s’ébranla.

Madame Boinvilliers, Valérie, M. de Maucler et le capitaine Lanternie entrèrent bravement dans le premier.

Madame Duval, mademoiselle de Clarande, Sosthène et Edmond Gaussens prirent possession du second.

Eudoxie jugea à propos de manifester une crainte nerveuse en avançant le pied, — qu’elle avait joli, — hors de l’embarcadère, M. Périllas s’efforçait de la rassurer, tout en suivant d’un œil intéressé les savantes oscillations du petit pied qui se refusait à obéir.

Enfin, la jeune fille parut faire un grand effort, se cramponna étroitement au bras du lieutenant et vint tomber, toute pâmée, à l’arrière du troisième canot, que M. Gilmérin acheva de remplir.

On commença le tour du lac, un enchantement lorsque la brise s’élève et que, dans l’onde claire, la lune jette des paillettes tremblotantes. Les canots avançaient avec ce clapotement léger des rames qui berce le promeneur. Instinctivement le silence s’était fait, et chacun laissait errer sa pensée dans le sillage bleuâtre des barques.

Sur les rives, les silhouettes des passants se détachaient, indécises, des profondeurs sombres des massifs, et, dans l’île du Chalet-Jaune qui occupe le milieu du lac, les lampes de quelques soupeurs éclairaient çà et là, à travers la verdure, comme pour servir de phares à cette minuscule navigation.

Les canots, s’éloignant du Chalet-Jaune, gagnèrent le côté solitaire, presque sauvage, où le lac, resserré entre deux berges élevées, forme des cascatelles couronnées de youcas piquants. Une poésie pénétrante se dégageait de plus en plus de ces lueurs pâles, de ces eaux murmurantes, de ces grands arbres mélancoliquement penchés sur les bords.

— Cela ressemble à un paysage d’Écosse ! s’écria tout à coup Eudoxie, qui n’avait jamais quitté les boulevards.

— Comme on vit mieux… le soir ! dit Georges de Maucler en laissant son regard profond aller à la dérive.

— Ce soir ! corrigea Valérie avec intention.

Le trésorier ne répondit pas. La jeune fille serra ses petites mains avec dépit.

Sosthène, que la présence de madame Duval n’empêchait que tout juste de se livrer à son lyrisme en face de Judith, se pencha vers elle :

— Si vous chantiez ? soupira-t-il.

Celle-ci secoua doucement la tête.

— Voyez comme la nuit est splendide et comme votre voix serait émouvante à cette heure sereine ! insista tendrement le jeune homme.

— Non, non, fit Judith, qui ne voulait pas céder si promptement à une telle prière.

— Pourquoi pas, mademoiselle ? ce serait très-joli, dit madame Duval en intervenant dans le débat ; n’est-ce pas, monsieur Gaussens ?

Le vaudevilliste, déjà mécontent de l’attitude de son ami, ne répondit que par un salut affirmatif. Mais, dans le grand silence, ces quelques paroles avaient été portées jusqu’à M. Gilmérin, qui trouva l’idée excellente.

De sa grosse voix joyeuse, il troubla le calme des parages isolés où s’engageaient les canots, en priant mademoiselle de Clarande de ne pas les priver du plaisir de l’entendre.

La jeune artiste essaya vainement de résister à cette prière devenue générale ; elle se rendit donc avec cette grâce hautaine qui faisait une faveur de la moindre de ses concessions, et chanta lentement, accompagnée par les rames cadencées, cette rêverie allemande dont elle avait fait la musique :

    Perles, richesse de la mer ;
    Joyaux du ciel, étoiles blondes,
    Mon cœur, plus vaste que les ondes.
Est plus profond aussi que l’insondable éther !

    Mon cœur sous ses discrètes ombres.
    Perles d’argent ! étoiles d’or !…
    Mon vaste cœur couve un trésor
Dont le sublime éclat vous fait paraître sombres.

    Et ce trésor, — tel brûle et luit
    L’astre de feu dans les nuits mornes, —
    C’est l’amour !… sans fin et sans bornes !
Et le ciel et la mer sont contenus en lui !

Lorsque la voix vibrante de Judith se fut éteinte en un soupir ineffable sur cet aveu d’amour, les applaudissements venus de tous les canots se croisèrent pour féliciter la chanteuse.

À l’abri de ces bruits divers, Georges et Valérie, seuls silencieux, échangèrent un long regard ému. Les petites coquetteries de l’une étaient subitement devenues inutiles ; le stoïcisme de l’autre s’était envolé sur les ailes de cette amoureuse mélodie.

    « C’est l’amour profond et sans bornes ! »

murmura Georges,

    « Et le ciel et la mer sont contenus en lui ! »

acheva Valérie.

— Ah ! le ciel… la mer… et la terre !… et la vie !… et l’être tout entier ! continua le jeune homme, dont les lèvres si longtemps muettes semblèrent s’ouvrir enfin.

Un tressaillement de bonheur fit frissonner Valérie.

— Le pensez-vous vraiment ? interrogea-t-elle d’une voix basse.

— Je ne l’avais jamais compris comme à cette heure enivrante, répondit-il en se penchant vers elle.

Elle avait laissé glisser sa main au bord du canot. La main du trésorier chercha dans l’ombre et rejoignit les petits doigts frémissants, auxquels elle s’unit sous la caresse de l’onde tiède…

Le canot les berçait doucement.

Madame Boinvilliers, qui causait avec le capitaine Lanternie, était si surprise et si charmée de se voir en coquetterie réglée avec un officier de l’armée française, — ce qui ne lui était pas arrivé depuis ses fuyantes belles années, — qu’elle en oublia de surveiller les deux jeunes gens, comme Eudoxie le lui avait cependant recommandé chaudement.

Aussi, par cette belle soirée attendrie, l’amour de M. de Maucler et de mademoiselle Gilmérin, que nul œil jaloux ne flétrit d’un examen indiscret, fit-il un pas immense et décisif.

Ils ne se parlèrent plus ; leurs cœurs palpitaient à l’unisson, et la brise embaumée qui, du bois assombri, venait mourir dans leurs cheveux, les faisait frissonner du même trouble indicible.

En quittant le canot, Valérie se sentait aimée comme elle aimait elle-même. Georges sentait avec une inexprimable sensation de confusion et d’ivresse qu’il avait laissé échapper son secret.

Eudoxie Boinvilliers n’avait rien vu, rien entendu de cet accord de deux âmes qu’elle eût volontiers séparées à son profit, — les avantages du lieutenant Périllas restant toujours fort au-dessous de ceux du trésorier ; — mais l’instinct envieux, qui sommeillait rarement en elle, l’avertit que quelque chose de sérieux avait dû s’échanger entre les jeunes gens. Georges était transfiguré, et Valérie portait sur son espiègle visage la gravité sereine d’une résolution prise.

— Il est, je crois, temps de parler, se dit la bonne âme, qui savait posséder, depuis la veille, un moyen sûr de semer l’anxiété dans la joie trop visible de son amie.

Pourtant, l’heure lui semblant mal choisie pour lancer ses flèches venimeuses, elle jugea plus habile, plus raffiné, de laisser les choses s’engager plus avant encore, prévoyant avec sagacité que, plus les liens seraient forts, plus douloureux serait leur brisement.