E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 92-105).

X

— cher petit père, dit câlinement Valérie, lorsqu’au déjeuner du lendemain elle se retrouva seule avec l’ex-négociant, voilà quinze grands jours, au moins, que vous ne m’avez parlé d’aucun prétendant à ma main.

M. Gilmérin eut un haut-le-corps de surprise. Eh quoi ! sa fille, qui repoussait toutes les propositions avec un dédain à peine dissimulé, amenait la première l’entretien sur ce sujet épineux !

— Comment !… comment ! balbutia-t-il.

— Auriez-vous, par hasard, renoncé à marier votre fille ?

— Moi, renoncer ?… Regretterais-tu les pauvres diables que je t’ai présentés en vain ?

— Ceux-là, non ; des Crésus bêtes ou des intelligences ruinées, des notaires moisis dans leurs paperasses ou des gentilshommes en quête d’une dot plutôt que d’une compagne. Je voudrais du nouveau.

— Je n’ai plus à t’offrir, pour le moment, qu’un propriétaire de Joinville-le-Pont, M. de Sestré.

— Son signalement ?

— De la distinction dans une stature de tambour-major. Quarante ans, mais n’en paraît pas plus de trente-deux.

— Peuh !… un gentillâtre qui se rajeunit à l’aide de l’eau de Floride.

— Il est marquis, ma chère.

— Et moi je n’ai pas vingt ans. Je ne connais pas de marquisat qui vaille cet avantage.

— Dame ! tu te montres si difficile que nous finissons par éloigner les célibataires.

— Mais pas trop, car chaque semaine voit éclore une nouvelle liste de prétendants aussi nombreuse, quoique aussi insuffisante, que les précédentes.

— Enfin, si je te les présente, c’est pour l’acquit de ma conscience paternelle.

— Cher père ! vous ne voudriez pas, j’en suis certaine, m’imposer un choix déplaisant.

— Dieu m’en préserve !

— Eh bien ! imaginez-vous, petit père chéri, que je fais, de mon côté, ma petite liste, et que je compte la soumettre avant peu à votre approbation.

— Bah !

— Oh ! pour l’acquit de ma conscience filiale.

M. Gilmérin, trouvant la plaisanterie charmante, embrassa sa fille en riant,

— Et quand verrai-je cette fameuse liste ? continua-t-il avec bonne humeur.

— La supposez-vous bien remplie ?

— Hum ! qui peut savoir ?… Les petites filles ont parfois des comptabilités mystérieuses dont le secret nous échappe.

— Il se pourrait, au contraire, que j’aie voulu vous épargner l’embarras du nombre.

— Ce qui revient à dire…

— Que je n’ai qu’un seul candidat.

— Un seul !

— On ne peut plus sérieux, par exemple.

— Ah ! mon Dieu ! exclama le père, qui s’amusait beaucoup de ce qu’il continuait à prendre pour une boutade : quel est donc le mortel heureux qui trône ainsi dans cette flatteuse solitude ?

— C’est… mais d’abord, avant de livrer ce nom fortuné, je veux que mon père ratifie le choix de sa fille.

— Sans savoir ?

— Sans savoir.

— La prétention me paraît exorbitante.

— Comme toutes les tyrannies publiques ou privées ; or, vous n’en êtes pas à vous apercevoir que Valérie Gilmérin est un petit despote.

— À qui le dis-tu ? soupira comiquement le bonhomme.

— Ainsi, c’est bien convenu, vous approuvez mon candidat ?

— Tout ce que tu voudras, pourvu que je le connaisse ; il s’appelle ?…

— M. Georges de Maucler.

M. Gilmérin, tout aveuglé qu’il fût, ne put s’empêcher d’être ébloui par le rayonnement intérieur qui transfigura la jeune fille eu prononçant ce nom. Il continua à rire cependant.

— Ah ! très-bien !… très-bien !… Ceci est une petite leçon, une petite menace pour les pères trop confiants qui admettent les jeunes officiers dans leur intérieur.

— Ceci est une déclaration grave, dit fermement Valérie.

— Allons, dit le père vaguement inquiet, tu ne te plaindras pas de ma patience à écouter tes babillages d’enfant gâtée. Maintenant, laissons le trésorier du 43e à ses paperasses et parlons raison, veux-tu ?

— Je ne fais que cela.

— M. le marquis de Sestré ne te plaît décidément pas ?

— D’autant moins que M. de Maucler me plaît davantage.

— Pourquoi reviens-tu là-dessus ? Ce n’est pas bien de mêler le nom d’un officier honorable à la petite mystification dont tu te permets de me régaler depuis une heure.

Valérie se leva, vint passer les bras au cou de son père, et le regardant bien en face, les yeux dans les yeux :

— Écoutez-moi, je vous en prie, dit-elle ; M. de Maucler m’aime, je le sais ; je le lui rends de toute mon âme, et ce que vous prenez pour une plaisanterie de ma part est la chose la plus sérieuse du monde.

— Il t’aime, soit ; mais…

— Il a trop de délicatesse pour oser demander ma main, vu son manque de fortune ; c’est vous, mon père, qui me donnerez à lui.

— Hein !… tu dis ?… balbutia le bonhomme abasourdi.

La jeune fille, le regard plein de résolution, répéta d’une voix assurée la proposition inouïe qui renversait brutalement toutes les illusions paternelles. Il fallut, du reste, quelques minutes à M. Gilmérin pour entrevoir clairement ce qu’osait lui déclarer sa fille avec la bravoure entêtée de l’innocence.

Nous devons avouer que, malgré toute sa tendresse, toute sa faiblesse même, il débuta, en sentant, pour la première fois, les conséquences possibles de son aveuglement, par une superbe tirade sur sa confiance trahie, son autorité méconnue, la haute inconvenance d’un attachement mutuel contracté sans son aveu.

Valérie se souvint à propos des beaux acacias de la terrasse, dont les branches flexibles pliaient et se relevaient au souffle de l’orage sans se briser jamais. Elle se fit branche d’acacia.

Un peu courbée, silencieuse, les yeux tristes et les mains inertes, elle écouta sans sourciller cette diatribe violente ; jamais fille imprudente ne parut plus humiliée, plus soumise, plus pénétrée de ses torts.

M. Gilmérin, dont l’haleine était infiniment plus courte que l’éloquence, s’arrêta bientôt, fatigué de cet effort et tout déconcerté de n’avoir pas à lutter contre une seule objection. Il respira longuement, prêt à reprendre l’offensive contre une rébellion probable ; mais toute sa vigueur tomba à plat devant l’attitude effacée de la jeune fille.

— Eh bien ! s’écria-t-il, tu ne dis rien, tu ne te défends pas… c’est vrai que ce serait difficile… tu ne me réponds pas même !

Valérie leva vers le ciel son regard, tout noyé de larmes, qui effleura son père au passage et lui causa quelque trouble.

— Que répondrais-je ? soupira-t-elle d’une voix douce comme un son de harpe lointain, — son père ne lui connaissait pas cette voix brisée, — vous venez de me convaincre de mes torts, je vous prie de me les pardonner.

M. Gilmérin n’en croyait pas ses oreilles. Quoi ! ce n’était pas plus difficile que cela de conduire les jeunes filles ! Un peu de sévérité, et les plus volontaires rentraient, confuses, dans la bonne voie ! Pourquoi diable n’avait-il pas essayé plus tôt ?

— Hum ! te pardonner !… mâchonna-t-il ; certainement, je ne te tiendrai pas rigueur si tu m’avoues avoir un peu exagéré toute cette histoire romanesque.

— Je n’ai rien exagéré, mon père ; je déplore seulement de vous avoir déplu.

— Alors promets-moi de renoncer à des projets qui ne sauraient avoir mon approbation.

— Y renoncer !… hélas !… mais rassurez-vous, je saurai vous obéir.

— Quelle mine lugubre ! Ah ça ! j’espère que tu reprendras promptement ta bonne figure riante.

— Vous ne pouvez cependant exiger que je me brise le cœur et que je sourie quand même.

— Qui parle de te briser le cœur ? je te dis d’oublier…

— Oublier, c’est mourir.

— Allons, bon ! les exagérations d’une autre nature à présent.

— Soyez tranquille, votre intérieur n’en sera pas attristé : les femmes savent souffrir.

— Mais je ne veux pas que tu souffres. Crois-tu que je t’ai choyée, gâtée, aimée jusqu’à ce jour, pour te voir dépérir ensuite ?

— Vous êtes si bon ! Malheureusement ce que vous désirez n’est pas en votre pouvoir… ni au mien.

— Je ne veux pas que tu pleures, tu m’entends bien !

— Vous ne me verrez pas pleurer. Quand nous avons perdu ma pauvre mère, comme mes larmes vous faisaient mal, souvenez-vous que j’avais appris à les dissimuler si bien que vous me supposiez presque consolée ; elles me retombaient lourdement sur le cœur, voilà tout.

Ce souvenir, toujours cher au bonhomme, l’attendrit subitement. Ce n’était peut-être pas très-louable à Valérie de l’introduire dans sa petite ruse sentimentale, mais, à ses yeux, le motif disculpait les moyens.

M. Gilmérin fit un tour dans son cabinet en serrant désespérément sa cravate autour de son cou, ce qui était en lui le signe infaillible d’une puissante préoccupation. D’ordinaire, il résultait de cette pantomime que le sang affluait à son cerveau et les résolutions à son esprit.

Valérie, silencieuse, épiait cette éclosion.

— C’est absurde ! s’écria-t-il tout à coup ; une fille intelligente comme toi ne pas comprendre tout le ridicule d’un semblable attachement !…

— Dites la disproportion, si vous voulez, mais non le ridicule. M. de Maucler est noble, jeune, agréable, officier d’avenir…

— Je t’arrête. Son avenir est compromis par le temps d’arrêt qu’il consacre aux fonctions de trésorier, peu compatibles avec l’avancement. On dit même à ce sujet, ma chère enfant, des choses…

— Il a renversé toutes les calomnies et s’est fait des amis de ses détracteurs mêmes.

— Il détruira difficilement la défaveur que lui vaut son genre de vie mystérieux.

— Ou plutôt sa vie sérieuse, rangée, qui fait le procès de l’existence dissipée de nombre de ses camarades ; et vous, mon père, homme d’ordre et de travail, vous devriez avoir plus d’estime pour l’officier sans fortune qui conquiert son indépendance avec tant d’austérité.

— Quel beau petit avocat tu fais !

— C’est que je défends un homme de cœur qui a le droit imprescriptible de vivre à sa guise, sans que sa sagesse, — si rare ! — lui soit imputée à crime.

— Est-ce sagesse ?

— Eh ! que serait-ce ? s’écria Valérie, avec la superbe assurance des jeunes filles qui entrevoient, sans les approfondir, les faiblesses humaines.

M. Gilmérin ne crut pas devoir insister. Il était d’ailleurs très-fortement impressionné par la tristesse et l’exaltation contenue de sa fille, dont le rire épanoui faisait la moitié de son propre bonheur.

Il revint vers elle avec un peu d’inquiétude dans les yeux et d’hésitation dans la voix.

— Tu seras raisonnable, ma chère petite, dit-il d’un ton conciliant ; tu te souviendras que j’ai rêvé pour toi un brillant avenir, que tu as le droit d’y atteindre, et que ce serait folie que d’arrêter plus longuement ta pensée sur ce jeune homme.

— Puisque vous le trouvez indigne de moi, mon cher père, je n’y penserai plus.

Valérie pencha son front dans, son mouchoir, avec une attitude élégiaque d’une telle éloquence que le pauvre père prit une sérieuse peur.

— L’infortuné ! murmura-t-elle ; parce qu’il est pauvre !

— Mais non, mais non, ce n’est pas uniquement pour cela…

— Vous ! un homme si désintéressé !

— Ce n’est même pas du tout parce qu’il ne possède rien…

— C’est cependant tout ce qu’on peut alléguer contre lui ; il est vrai que c’est concluant.

— Tu me juges mal si tu me crois si accessible aux questions d’argent.

— Vous, c’est possible ; mais votre entourage, dont vous n’osez affronter le jugement.

— Moi ! s’écria le digne homme piqué au vif, je suis, au contraire, fort indifférent à l’opinion des Boinvilliers, des Gaussens, des Langlois, des Martinod, des…

— Alors pourquoi hésiter à leur apprendre qu’un officier de bonne famille, de grand air et de charmant esprit veut devenir votre gendre ?

— C’est que je veux un gendre qui te rende si heureuse !

— M. de Maucler y est tout disposé.

— Qui t’adore !

— Plus que M. de Maucler ? c’est impossible,

— Qui possède tant de qualités !

— M. de Maucler réunit les plus enviables.

— Il t’emmènerait loin de moi.

— Eh ! nous reviendrions ensemble.

— Il fera quelque campagne dangereuse.

— Dont je serai fière de lui voir porter le ruban.

— Il n’a que sa solde.

— J’ai ma dot.

— Tu pourrais si bien faire grande figure à Paris.

— Je préfère éblouir le 43e bataillon de chasseurs.

— C’est un cadre bien restreint, ma fille.

— Celui où l’on se sent aimée paraît immense.

— Femme de militaire, tu seras toujours sans foyer.

— Quand on aime, on porte avec soi son foyer et son bonheur.

— Petite enthousiaste !… Ainsi tu persistes ?

— Oh ! si vous vouliez le permettre ! s’écria Valérie qui vit la bataille gagnée ; je serais si heureuse de tenir uniquement du cœur de mon père la réalisation de tous mes vœux !

Elle se jeta dans ses bras, l’enlaça de caresses, le berça de mots tendres, et lui persuada, par les raisonnements les plus irréfutables, que M. de Mander devait être, à peu de chose près, le gendre modèle entrevu dans ses rêves.

Ce fut une de ces victoires comme les grands généraux et les adroites jeunes filles n’en remportent qu’une dans leur vie.