E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 105-116).

XI

Georges de Maucler avait rapporté de la promenade au lac des Minimes une fièvre ardente et délicieuse, à laquelle il s’abandonnait sans plus essayer d inutiles résistances. Il comprenait vaguement encore que tous les préjugés du monde séparaient sa pauvreté honorable de l’opulence bien assise de mademoiselle Gilmérin ; mais il sentait surtout, avec une intensité brûlante, que Valérie avait pris toute son âme et qu’il ne pourrait désormais l’arracher à ses petites mains.

Ce ne fut que trois jours après qu’il recouvra assez de calme relatif pour oser se présenter à la villa de l’avenue Marigny. Il avait repris, non toute sa raison, mais un peu de sang-froid, et s’était juré de dissimuler à tous les yeux la vie nouvelle qui soulevait en lui tant d’émotions inconnues.

Elle le verrait bien, elle, et quelle joie d’être compris dans son tendre et respectueux silence ! quelle ivresse de ne pouvoir pas être un seul instant soupçonné de calcul intéressé par l’adorable enfant qu’il aimait !

Si leur dernier regard au bord du lac avait été un aveu, le premier coup d’œil qu’ils échangèrent en se retrouvant, le jeudi soir, fut un serment.

M. Gilmérin, très-anxieux, épiait l’entente des deux jeunes gens en affectant plus que jamais la rondeur insouciante d’un père confiant. Lorsqu’à leur émotion communicative, à leur joie contenue, il ne put douter de leurs sentiments, un énorme soupir soulagea ses incertitudes.

— Après tout, pensa-t-il, je ne cherche que son bonheur ; elle sera, quand elle voudra, madame de Maucler.

Le lieutenant Périllas, avec sa finesse habituelle et sa clairvoyance d’attentif repoussé, s’amusait fort de ce joli manège d’amoureux qui se croyaient bien discrets, et dont les yeux ensoleillés livraient naïvement le secret rayonnant.

— Tarasque ! grommelait le Méridional en mâchonnant sa grosse moustache noire ; ce gaillard-là est plus inflammable qu’une torpille et plus imprudent qu’un lézard ! Il courtise une héritière et se passe la douceur d’une petite maison dans le bois, très-gentiment habitée, ma foi ! C’est trop de moitié. Ah ! le Sardanapale ! Moi, naïf, qui le comparais à Scipion ! Cela m’apprendra à le croire meilleur que nous.

Qu’eût-il donc pensé, le digne Périllas, s’il eût connu certains détails de la découverte scabreuse dont mademoiselle Eudoxie Boinvilliers avait eu les prémices !

Avant de se retirer, Georges se trouva quelques minutes seul auprès de Valérie : c’était la première fois de la soirée.

— Pardonnez-moi, lui dit-il d’une voix oppressée, j’ai manqué doublement aux promesses que je m’étais faites ; j’ai abandonné mon cœur à un rêve ineffable et j’ai laissé deviner ma folie à celle qui l’inspirait.

— Je le sais, murmura-t-elle tremblante.

— Sait-on comment s’évanouissent les résolutions les plus viriles ?… Il a suffi d’un regard… Ne me punissez pas de tant de hardiesse.

— Vous punir !

— Je jure de me taire à jamais.

— Pas avec mon père, du moins, fit-elle avec une vivacité passionnée.

— Que dites-vous ?… pas avec votre père ?…

Valérie releva sa tête penchée ; ses yeux expressifs jetèrent une chaude lueur qui fondit les derniers scrupules du jeune homme sous leur effluve magnétique.

— Quoi !… vous m’autoriseriez ?… balbutia-t-il dans un souffle ardent.

— Monsieur de Maucler, dit-elle, je suis libre de disposer de mon avenir ; mon père le permet ; je serai votre femme.

Le trésorier étouffa un cri de joie, et ses lèvres se collèrent follement sur la petite main palpitante qui s’étendait instinctivement pour l’empêcher de protester.

Protester ! après en avoir eu longtemps la volonté, il n’en avait même plus le courage.

Lorsque, par une suite de circonstances fortuites, une jeune fille arrive à sortir violemment des usages imposés à son sexe, elle reste longtemps sous l’impression puissante d’une surexcitation anormale.

Les heures qui suivirent pour Valérie l’offre de sa main furent remplies d’émotions qui ne se traduisent en aucune langue. Celle de la passion heureuse pourrait seule en exprimer une faible partie, mais qui donc en saurait rendre avec fidélité les accents à la fois insensés et sublimes ?

Valérie était fermement convaincue à son réveil, — dormit-elle ? — que la journée radieuse, dont elle saluait joyeusement le début, ne s’achèverait pas sans apporter à son père une demande respectueuse de sa main en faveur de M. Georges de Maucler, lieutenant-trésorier du 43e bataillon de chasseurs à pied.

La première distribution devait même en être chargée ; et pourtant le facteur passa vers neuf heures sans s’arrêter à la villa.

À deux heures, quand le shako verni du fonctionnaire de la poste brilla entre les arbres, Valérie était aux aguets, souriant déjà et prête à tendre la main entre les barreaux. Le facteur passa encore.

Le soir, à sept heures, un peu pâle et agitée, elle attendait le bienheureux coup de sonnette. Il retentit enfin. Elle bondit et reçut avec extase, à travers la grille, trois lettres, trois ! à l’adresse de son père.

Laquelle était la bonne ? laquelle était la seule ?

M. Gilmérin, qui n’avait nul soupçon des angoisses de sa fille, en déchira les enveloppes avec le mouvement automatique du négociant habitué à dépouiller une volumineuse correspondance.

Valérie, debout, les mains serrées, attendait.

La première missive était l’annonce d’une pièce de vieux bordeaux que lui adressait la maison Martel fils, frère et Cie, de Lanssac (Gironde).

Valérie haussa les épaules.

La seconde renfermait deux billets de spectacle pour une représentation de Fernande, au Gymnase, envoyés par Edmond Gaussens, qui payait ainsi en attentions gracieuses l’hospitalité de la villa.

Valérie prit les billets et les enfouit dans sa poche sans y jeter un coup d’œil.

La troisième lettre n’était qu’un griffonnage de Sosthène, qui s’excusait de ne pouvoir, de quelques jours, venir dîner à Vincennes.

Valérie, toute blanche et le cœur serré, s’éloigna brusquement pour cacher le flot de larmes qui montait à ses yeux.

— Il viendra lui-même demain, se dit-elle.

Levée avec le soleil, après une nuit de fièvre, elle ravagea le parterre fleuri pour remplir les jardinières du salon. Il fallait faire fête au cher attendu !

La journée se traîna lente et monotone ; M. de Maucler ne parut pas.

— Que je suis sotte ! pensa Valérie en s’enfermant dans sa chambre pour pleurer plus à l’aise ; il a chargé un ami, M. Périllas, sans doute, de faire sa demande, et les amis ne sont jamais aussi pressés que les intéressés.

Ce fut donc le lieutenant Périllas qu’elle attendit le troisième jour, et le lieutenant Périllas vint, en effet, passer la soirée à la villa. Son inséparable, le capitaine Lanternie, l’accompagnait, naturellement.

La jeune fille n’eut garde de laisser le brave Lorrain entraver, par sa présence, les négociations qu’elle supposait devoir être entamées ce soir-là. Elle l’accapara donc avec une grâce merveilleuse, dont le brave capitaine, peu accoutumé à une telle faveur, resta tout abasourdi.

M. Périllas, grâce à cette précaution féminine, eut tout le loisir d’entretenir M. Gilmérin, car leur tête-à-tête prolongé ne cessa que lorsque le bonhomme, altéré par le feu de la conversation, demanda un cruchon de bière fraîche, qu’on apporta sous le berceau de chèvrefeuille.

Il faisait presque nuit déjà, mais les yeux perçants de Valérie ne désespéraient pas de lire sur le visage de son père le résultat obtenu par le plénipotentiaire.

Rien d’extraordinaire cependant ne se manifestait sur la physionomie placide de l’ancien négociant ; il ingurgitait sa bière par petites gorgées, avec la béatitude d’un gourmet au repos, et blâmait vertement les derniers articles de l’Opinion nationale, qui lui paraissaient exagérés.

Quant au lieutenant Périllas, il usait de la permission qu’il avait reçue de savourer en plein air un excellent cigare, avec l’aisance absolue d’un homme exempt de toute préoccupation.

Lorsque les deux officiers se furent retirés, Valérie prit le bras de son père pour remonter le perron : sa curiosité, surexcitée par cette conduite énigmatique, la fit sortir de sa réserve.

— M. Périllas ne vous a rien dit, père ? demanda-t-elle.

— Comment ! rien dit ?… Nous n’avons fait que bavarder toute la soirée.

— J’entends… rien d’intéressant ?

— Mais si. Il est très-exalté, Périllas, très-avancé même pour un militaire. Comprends-tu qu’il approuve la dernière sortie de l’opposition contre le ministère ?

— Oui…, mais enfin…, rien de particulier ?

— Eh ! que diable veux-tu qu’il ait à me dire ? D’abord, quand nous parlons politique, il me fait sortir des gonds.

Le quatrième et le cinquième jour n’amenèrent aucun changement dans cette situation tendue.

Le sixième, Valérie apprit incidemment, par le capitaine Lanternie, que le trésorier jouissait d’une bonne santé, quoiqu’il n’eût pas dîné, la veille ni l’avant-veille, avec ses camarades.

Le septième, le lieutenant Périllas glissa dans la conversation que ce pauvre M. de Maucler était accablé d’occupations par l’approche de l’inspection générale.

Un observateur attentif eût remarqué que cette semaine d’attente avait exercé une trace profonde sur les traits altérés de mademoiselle Gilmérin. Ni inspection générale, ni indisposition physique, ni timidité hors de saison, ni considération d’aucune sorte ne devaient, à ses yeux, entraver l’élan qu’elle avait elle-même encouragé par l’offre de sa main.

Eh quoi ! n’avait-elle donc bravé les conventions mondaines, dans un instant de générosité irréfléchie, en se promettant avant d’avoir été, sinon désirée, du moins demandée, que pour voir l’abstention la plus blessante, le silence le plus inexplicable répondre à sa grandeur d’âme ?

S’était-elle donc méprise sur les sentiments qu’elle inspirait ?… Avait-elle rencontré un cœur vulgaire, qui ne comprenait pas sa conduite et peut-être même s’en alarmait mesquinement ?

L’inquiétude, le doute, l’humiliation déchiraient tour à tour ce cœur mobile et passionné. Qu’eût-elle donc éprouvé s’il lui eût été donné de lire dans l’âme du trésorier les combats qui s’y livraient ? si elle avait pu le suivre du regard, après les paroles enflammées qu’ils avaient échangées, quand, rentré chez lui, et la tête dans ses mains, il murmurait avec désespoir :

— Qu’ai-je fait ?… Ai-je donc oublié ?… Je suis un fou… et un malheureux ! Je ne me marierai pas… Mais elle !… elle ! que va-t-elle croire ?… et comment la revoir désormais !…

C’est que Georges de Maucler traversait une crise suprême. Il est dans la vie des heures si accablantes qu’il semble, aux natures les mieux trempées, devoir succomber sous leur poids ; heures lourdes où la lutte contre la destinée ne paraît plus possible, où, las de la soutenir, on s’avoue fatalement vaincu ; heures néfastes où l’on est tenté de désespérer à la fois de la Providence et de soi-même.