E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 175-186).

XVII

Nous allions de défaites en défaites. Après l’armée de Sedan, l’armée de Metz ; puis l’armée de la Loire, puis l’armée du Nord, puis l’armée de Paris.

L’armée de l’Est se battait encore que l’armistice était déjà signé, avec l’encre particulière faite du venin de M. de Bismarck et des larmes de Jules Favre.

Une petite fraction de cette valeureuse et malheureuse armée de l’Est, après avoir suivi Bourbaki dans toutes ses rencontres avec l’ennemi, occupait, le 29 janvier, le village de Chaffois (Doubs), près de la frontière suisse.

L’ennemi était tout proche. On tiraillait presque à bout portant. Le capitaine de Maucler, qui défendait le village sans savoir qu’il n’était soutenu d’aucun côté et que, non loin de là, la retraite commençait déjà, avait divisé le bataillon de marche, dont la direction venait de lui incomber par suite de la mort du commandant, en deux petites troupes dont l’une, postée dans une maison crénelée, balayait la route, et dont l’autre, placée en réserve, attendait le moment d’entrer en ligne.

Il était sept heures du soir ; la nuit s’étendait sur la campagne couverte de neige dont l’éclatante réverbération scintillait aux furtives lueurs des coups de feu.

Le tir de la maison crénelée se ralentissait depuis quelques minutes, et celui des Prussiens, embusqués à bonne portée, redoublait d’intensité.

Le capitaine jugea que l’instant était venu d’amener la seconde troupe au secours de la première. Il ne se fiait à personne du soin de placer ses hommes, sachant bien que du plus ou du moins de précaution d’un chef peut résulter la mort de centaines de braves.

À cheval, non pas insouciant du péril, mais décidé à le braver chaque fois que son devoir l’ordonnait, il traversa l’espace découvert, criblé de projectiles, dont le dangereux passage ne pouvait être évité.

Il rassembla sa compagnie, lui dit en quelques mots la meilleure manière de se tirer d’une position difficile, et la dirigea, au pas gymnastique, vers la maison crénelée.

Les balles sifflaient autour de cette poignée de jeunes gens qui avançaient sans se plaindre. Ils n’étaient pas chaussés, cependant ; à peine vêtus, ils se disaient qu’ils allaient peut-être mourir.

Georges de Maucler retenait son cheval au trot pour se maintenir à leur tête. Une balle traversa son caban ; il en ramena les plis écartés. Une autre, venant d’écharpe, effleura son bras étendu pour enlever ses hommes, et pénétra dans sa poitrine.

Il lâcha les rênes et tomba.

Les soldats effarés l’entourèrent.

— En avant, mes enfants, en avant !… et ne vous occupez pas de moi ! leur dit-il d’une voix que le sang étouffait.

Les soldats passèrent, et le feu de la maison crénelée se ressentit de la rage qui les animait.

Quatre hommes prirent le capitaine et le transportèrent dans une chaumière, la première du village, qui servait d’ambulance. Une trentaine de malheureux y gémissaient déjà.

Près du grabat où l’on étendit M. de Maucler, un officier, assis sur une botte de paille, recevait les soins d’un docteur militaire. C’était un lieutenant de chasseurs qui venait de recevoir une plaie contuse au front.

L’éclat d’obus qui l’avait touché au passage avait eu la délicate attention d’écornifler seulement la peau sans attaquer l’os.

Aussi, en voyant arriver un corps sanglant, sans connaissance, éloigna-t-il la main qui le soignait.

— Voilà de l’ouvrage plus pressé, docteur, dit-il avec un accent méridional très-prononcé ; faites vite cela d’abord, vous me retrouverez ensuite.

— Voilà, voilà, fit le docteur, en terminant son opération.

Puis il courut au nouvel arrivé. Le lieutenant, le front bandé, tout chancelant encore, s’approcha également. Quand son regard tomba sur le visage du capitaine :

— Tarasque ! exclama-t-il, c’est ce pauvre Maucler !

— Chut ! dit le médecin qui examinait la blessure.

Elle était grave, si grave même qu’en se relevant les assistants purent lire, dans la moue découragée de ses lèvres, le verdict peu rassurant de la science.

— Je suis un vieil ami, moi ; je veux savoir, dit le lieutenant en emmenant le docteur dans un coin.

— La balle a touché le poumon, répondit celui-ci.

Le blessé s’agita.

— Périllas ! murmura-t-il.

— Il m’a reconnu !… Tarasque !… nous allons le guérir !

Et tout joyeux, le Méridional vint embrasser son camarade avec la ferveur de sa chaude affection.

— Ici ? interrogea M. de Maucler plus du regard que des lèvres.

— Parbleu ! Ils m’avaient pincé à Sedan ; mais Périllas n’est pas maigre pour rien : il leur a glissé entre les doigts… et j’ai fait la campagne de l’Est.

— Vous lui direz que je l’aimais bien ! murmura le blessé avec une peine infinie.

— Hein ?… Plaît-il ?

— Vous porterez à Valérie…

— Mais, tarasque !… vous le lui direz bien vous-même au retour.

— Oh ! moi !…

Un flot de sang rougit ses lèvres.

Le lieutenant se pencha pour arranger la couverture afin de dissimuler son émotion.

— Comme j’aurais voulu la revoir ! soupira Georges que la fièvre saisissait.

— Mais, mon pauvre ami, Paris est loin.

— Elle est là… tout près… à Neuchâtel…

— À Neuchâtel ! Tarasque !… je vais vous la chercher.

Et le brave garçon, n’écoutant que la folle et charitable pensée qui venait de lui traverser le cœur, s’en allait déjà tout chancelant vers la porte.

— Arrêtez ! dit vivement le docteur, le village est au pouvoir des Prussiens.

Périllas se laissa retomber sur sa paille avec un énergique jurement. Tout l’héroïsme de cette journée… perdu ! toujours perdu !

Quelques instants après, l’ambulance provisoire était encombrée de nouveaux blessés, les derniers défenseurs du village.

Un officier allemand y entra pour se faire rendre les armes des prisonniers.

Périllas l’aperçut le premier.

— Mes armes à ces drôles ! grommela-t-il ; foi de Périllas ! cela ne se peut pas.

Il détacha son ceinturon, en entoura prestement la taille, heureusement fort svelte, du docteur, — qui n’usait pas de son droit d’être armé, — lui fit un geste à la fois impérieux et suppliant, et se hâta vers Georges.

Pour sonder la plaie, on avait à demi déshabillé le blessé ; son sabre et son revolver reposaient en travers sur le pied de son lit. Périllas les prit, les glissa sous le corps de son ami, ramena la maigre couverture sur ses bras et se tint debout, prêt à subir la néfaste visite.

L’officier prussien faisait lentement le tour de l’ambulance, recevant les armes des prisonniers, les passant ensuite aux hommes de son escorte.

Arrivé devant Périllas et ne voyant pas le lieutenant faire mine de lui remettre quoi que ce soit :

— Donnez tout de suite, dit-il en français, d’un ton rogne.

— Je n’ai rien, répondit résolument Périllas.

— Votre sabre.

— Penh !… j’ai dû le casser sur la tête d’un Hanovrien.

Un formidable accès de toux du prudent docteur empêcha l’officier de saisir exactement le sens de cette réponse. Son regard constata l’absence du ceinturon et l’armement inusité du docteur.

Il touchait au lit de Georges.

— Mon capitaine blessé, dit Périllas.

L’officier avança la main.

— Un mourant, chuchota le docteur.

L’Allemand laissa tomber son regard froid sur le visage du blessé ; par pudeur, il n’osa pas disputer à la mort les armes de l’infortuné et passa.

— Enfin, je pourrai donc achever en paix de panser mon malade ! fit l’excellent docteur en s’apprêtant à poser un appareil sur la blessure.

— Vous m’avez sauvé mes armes, merci ! fit Périllas.

Dans cette même nuit, Périllas, dont la blessure était réellement légère et qui aurait volontiers combattu si sa compagnie de chasseurs n’avait été prisonnière, resta rêveur, étendu sur son lit de paille, roulant dans son cerveau surexcité un projet aussi dangereux que dévoué.

Il voulait sortir de l’ambulance, traverser le pays infesté de Prussiens, gagner la frontière suisse et ramener Valérie, rien que cela.

Il avisa tout à coup dans un coin de la chaumière, au milieu d’une dizaine de cadavres de chasseurs et de mobiles, la blouse bleue d’un pauvre diable de paysan atteint dans la bagarre. Ce fut un rayon lumineux pour le Méridional. Il se traîna jusque-là, tira le cadavre du paysan du milieu des autres cadavres et l’entraîna sans bruit, lentement, jusqu’à sa paille.

L’unique lampe fumeuse qui éclairait ce lieu de douleur n’envoyait là qu’une lueur indécise. D’ailleurs, parmi les blessés, qui donc eût songé à regarder ce que pouvait bien faire quelqu’un d’entre eux ? Les pauvres diables souffraient, gémissaient ou priaient dans la pénombre.

Périllas déshabilla le paysan, le revêtit de sa propre tunique, cacha les jambes sous la paille et releva le capuchon du caban sur la tête échevelée.

Puis lui-même enfila le pantalon plein de sang, le chaud gilet de laine et la blouse du malheureux.

Alors, il rampa jusqu’à la porte, où trois soldats allemands devaient veiller. Mais la journée avait été rude, la nuit était glaciale. L’un était entré et s’était laissé engourdir par la chaleur relative de l’ambulance. L’autre s’emmitouflait si bien dans son manteau, le dos contre le vent, qu’il ne voyait pas ce qui se passait derrière lui. Le troisième mordait faméliquement dans un énorme morceau de fromage de Gruyères, plus facile à se procurer que du pain dans ce malheureux pays.

C’était là le danger.

Si Périllas avait réfléchi, il ne sortait pas vivant de l’ambulance, mais Périllas ne voulut pas réfléchir.

Il était parvenu près de l’étrange soupeur sans être entendu ; il se releva, fondit sur lui, et, d’un revers de main, envoya le gruyères rouler au milieu des blessés.

Le mangeur de fromage, stupéfait de l’attaque, regarda plutôt ce qui lui échappait que celui qui le frustrait de sa ration. Il faut l’avouer, à la confusion de cette fameuse discipline allemande tant vantée, il oublia sa consigne, négligea de tirer sur le prisonnier et ne songea qu’à reprendre son souper, vers lequel des mains avides s’allongeaient déjà.

Il suivit donc la route que le fromage avait prise et s’abattit sur sa proie légitime, qu’il parvint à rattraper entre les jambes d’un mobile.

Le soldat au manteau se retourna au bruit, vit une ombre bondir dans la neige et son camarade, aplati dans la chaumière, courut à l’un qu’il croyait attaqué, tira sur l’autre sans viser et réveilla tout le monde.

Périllas, maigre comme un chat et leste comme une gazelle, était déjà bien loin.