E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 164-175).

XVI

Lorsqu’elle eut achevé ce douloureux récit, Albertine laissa retomber sur l’oreiller sa tête livide : cet effort, si pénible pour son orgueil et sa droiture, avait épuisé le peu qui lui restait de force.

Valérie, bien pâle aussi, qui venait d’entrevoir des séductions et des chutes inconnues à son innocence, chercha la main de la mourante.

— Vous avez assez souffert comme femme, comme sœur, comme mère, dit-elle ; Dieu vous doit un peu de bonheur.

Albertine eut un regard effrayé.

— Du bonheur ! répéta-t-elle. Eh ! qu’en ferais-je ? Je ne veux que mourir avec l’assurance de savoir mon fils aimé de Georges !… et Georges aimé de vous !

Valérie fit un geste ; mais Albertine, qui sentait la vie s’échapper de ses veines comme l’eau d’une source à demi tarie, repoussa doucement sa main.

— Aimez-le ! dit-elle d’un ton suppliant, aimez-le pour tout l’amour qu’il vous a gardé en se sacrifiant au plus héroïque point d’honneur fraternel.

— Mademoiselle, au nom du ciel !…

— Oui, oui, je le sais, je renverse toutes les lois reçues, toutes les convenances, en vous appelant à mon chevet pour vous parler ainsi, pour vous demander miséricorde et pitié en faveur de celui dont j’ai entraîné la ruine.

— Oh ! que n’a-t-il parlé ! exclama involontairement mademoiselle Gilmérin.

Albertine se souleva, les mains jointes,

— Comprenez-le, devinez-le. Pouvait-il vous offrir à vous, si pure, ce noble nom de Maucler que j’avais flétri ? Entraîné par sa passion pour vous, il m’avait oubliée, le malheureux !… Quand il s’éveilla de son extase, dites… dites, pouvait-il faire autre chose que de vous fuir ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! soupira Valérie, dont l’émotion brisa la voix.

— Aimez-le ! aimez-le ! vous dis-je, répétait la mourante : on ne refuse jamais rien à ceux qui, demain, ne pourront plus rien demander.

La porte s’ouvrit avec précaution, et Georges de Maucler parut, son petit-neveu à la main. En apercevant Valérie, il ne fit ni un cri ni un geste : son visage se décomposa, et le regard qu’il jeta sur Albertine eut une éloquence intraduisible.

— Oui, fit la mourante des yeux et de la tête.

— Vous avez parlé ? répéta-t-il, des lèvres, cette fois, mais avec quel accent !

— J’ai parlé, dit la jeune femme avec une énergie factice, parce que j’ai le droit et le devoir de vous rendre heureux malgré vous.

Le trésorier se retourna vers Valérie, et, la saluant avec un indicible respect :

— Pardonnez-lui, mademoiselle, dit-il fièrement ; sa tendresse l’égare, sans atténuer mes torts personnels à votre égard. Daignez croire toutefois que je ne varie dans aucun de mes sentiments, quelque contradictoires qu’ils paraissent, pas plus avant cette regrettable démarche qu’après le généreux mouvement qui, je le devine, a dû vous conduire ici.

Mademoiselle Gilmérin ne releva pas les yeux qu’elle tenait fixés dans l’espace. Sa physionomie s’était immobilisée comme en face d’une vision stupéfiante, tandis que ses mains croisées étaient agitées d’un faible tremblement.

Que se passait-il dans le cœur de la jeune fille sans mère qui savait mieux sentir que juger ?

On n’entendait dans cette funèbre chambre que la respiration sifflante de la malade. L’enfant lui-même se taisait, intimidé.

Tout à coup on vit un peu de sang remonter aux joues de Valérie ; ses traits se détendirent, et ses yeux adoucis allèrent caresser d’un ineffable rayonnement les yeux déjà vitreux d’Albertine.

Albertine eut un frémissement.

Valérie se pencha vers l’enfant, qui lui souriait, la voyant si blonde et si jolie, l’enleva dans ses bras, et le montrant à la pauvre mère :

— Soyez en paix, dit-elle, il sera mon fils !

Puis, se tournant vers Georges :

— Monsieur de Maucler, ajouta-t-elle d’une voix grave, je vous autorise à me rappeler cette promesse le jour où vous croirez possible son accomplissement.

Elle embrassa l’enfant, sourit à la mère, eut pour Georges un regard qui lui bouleversa le cœur, et, faisant signe à madame Duval de la suivre, elle sortit silencieusement, laissant le frère et la sœur éperdus de surprise et de reconnaissance.

Lorsque les deux femmes se retrouvèrent sous bois, mademoiselle Gilmérin se laissa glisser sur l’herbe, la tête dans les mains, le regard noyé de rêverie : elle demeura ainsi une grande heure sans faire un mouvement, sans prononcer un mot, comme accablée sous le faix des révélations et des résolutions qui venaient d’être échangées.

Madame Duval, aplatie contre un arbre, complètement ahurie par ces événements, où sa responsabilité recevait un nouvel échec, risqua enfin une timide interrogation.

Valérie releva la tête, et, répondant moins à sa gouvernante qu’à sa propre pensée :

— Il a fait son devoir, dit-elle brièvement ; j’ai la prétention de faire le mien.

Le plus difficile était de faire accepter à M. Gilmérin ces subits revirements de faits et de cœurs.

Elle était partie de la villa Marigny l’âme pleine de doutes ; elle rentrait grandie par sa détermination généreuse, transfigurée par son amour affirmé.

Elle crut digne d’elle et de Georges d’affronter l’orage prévu en racontant franchement à son père les péripéties par lesquelles avaient passé, depuis un an, leurs sentiments secrets.

Elle avait bien tort, vraiment, de redouter la surprise, la colère ou les refus du bonhomme. Le pauvre père avait tant souffert de la tristesse de sa fille, tant redouté de la voir se murer à jamais dans un mystérieux désenchantement, que la première parole de cette ouverture le fit tressaillir d’espérance, et que sa conclusion lui épanouit le cœur.

— Enfin ! s’écria-t-il en prenant dans ses grosses mains tremblantes de joie la tête de Valérie ; enfin ! tu vas donc sourire et chanter… et te faire jolie… et me rendre ma gaieté d’autrefois !… Tu vas donc bien vouloir d’un mari et me permettre de rêver à mes futurs petits-enfants !… Mais où est-il, ce M. de Maucler ? Il va venir, j’imagine ? que j’aie enfin une fois le plaisir de m’entendre demander ma fille sans avoir encore à dire non.

Trois jours après, M. Gilmérin accompagnait au petit cimetière de Saint-Mandé ce qui restait ici-bas de cette belle et triste jeune fille qui s’appelait « madame Albert » pour les indifférents, et « Albertine de Maucler » pour ceux qui l’aimaient.

Il marchait près de Georges. Un peu en arrière, deux femmes voilées suivaient le triste cortège.

Valérie, accompagnée de madame Duval, soldait, par cette suprême démarche, la série d’angoisses et d’allégements que lui avait, tour à tour, versés la pauvre morte.

À la même heure, le petit orphelin sautillait comme un oiseau dans le jardin de la villa Gilmérin, qui devenait sa demeure.

Georges de Maucler obtint le jour même sa permutation avec un de ses camarades, qu’une santé compromise rendait incapable de faire campagne.

À la fin de cette chère et douloureuse semaine, rassuré sur l’enfant de son adoption, enivré d’espoir, sûr que la tombe aimée qu’il laissait derrière lui ne serait pas abandonnée, il partait avec sa compagnie pour cette malheureuse guerre si fatalement entreprise, si déplorablement conduite, si désastreusement terminée !

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La campagne de France ! Il est trop tôt pour en écrire l’histoire lugubre ; trop de passions nous agitent encore, nous pleurons trop de morts, nous haïssons trop de vivants. Plus tard, plus tard !

Un temps viendra où l’on fera la part de chacun, chefs et soldats ; la part de l’incapacité et celle de l’indiscipline ; la part des défaillances et celle des difficultés matérielles ; la part du nombre et celle de l’aveuglement.

M. de Maucler, dès la première et sanglante étape de cette route funeste, fut fait prisonnier. C’était le soir de Reischoffen ; il s’était battu vaillamment.

Valérie, qui devinait le désespoir morne de cette captivité, n’osait s’avouer qu’elle en éprouvait, dans la profondeur de ses angoisses féminines, une sorte de soulagement.

Hélas ! cette trêve à ses inquiétudes ne fut pas de longue durée.

Georges travaillait à recouvrer sa liberté ; Georges parvint à tromper ses gardiens. Un jour, il écrivit à M. Gilmérin, réfugié en Suisse :

« Je suis libre. Je cours offrir mon épée au général Bourbaki. »

Huit jours après, Valérie recevait ces quelques mots :

« Je fais partie du 20e corps ; nous marchons au secours de Belfort. »

Puis ce fut tout.

M. et mademoiselle Gilmérin avaient quitté Vincennes un peu avant l’investissement de Paris par l’armée prussienne. On redoutait une première attaque de ce côté ; et, d’ailleurs, la banlieue tout entière se repliant sur Paris, le séjour des environs désertés devenait aussi difficile que dangereux.

Ce n’était plus alors, sur la route de Vincennes, que convois militaires se croisant avec l’émigration, tapissières surchargées, charrettes où cahotaient les pauvres meubles, voitures de luxe écrasées de bagages, bestiaux ahuris, femmes en larmes, paysans sombres, enfants riant de tout, huchés sur le sommet des équipages branlants.

En passant devant le fort de Vincennes, dont les embrasures béantes laissaient passer la bouche ronde et luisante des canons, les jeunes hommes prenaient un air crâne et les mères détournaient la tête en frissonnant.

Quelques propriétaires du pays, prenant peur outre mesure, abandonnèrent leurs maisons pleines et s’enfuirent. Ceux-là ne retrouvèrent par la suite que les quatre murs soigneusement vidés.

De ce nombre furent les dames Boinvilliers.

D’autres mirent leur mobilier en sûreté dans Paris et gagnèrent l’étranger. Ce furent, sinon les plus patriotes, du moins les plus sages, et en tous cas les plus heureux.

Valérie ne voulait pas fuir un danger possible pendant que Georges affrontait un danger certain. Son père, qui n’avait pas les mêmes raisons de sentiment et que son âge relevait de tout service militaire, l’emmena, quoi qu’elle en eût, en Suisse, où il l’installa, avec le petit Georges et madame Duval, au bord du lac de Neuchâtel.

Sosthène, engagé avec Edmond Gaussens dans les francs-tireurs de la Presse, devait se battre, sous Paris, avec une intrépidité qui ne rappelait en rien l’artiste fantaisiste que nous avons connu. Il fut décoré.

Edmond Gaussens fut mortellement frappé à ses côtés dans une affaire d’avant-poste. Un peu avant de mourir, il murmura en regardant son ami :

Était-ce Valérie ?… Était-ce Judith ?

— Mais quoi donc, mon pauvre cher ? interrogea Sosthène.

— Va, je crois bien que je les aimais toutes les deux !

Et il mourut, le front appuyé sur le bras d’un aumônier militaire.

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L’ambulance de l’Opéra-Comique n’eut jamais d’infirmière plus active, plus intelligente, plus dévouée que mademoiselle Judith de Clarande, la cantatrice célèbre déjà dont le front assombri portait le mystérieux stigmate de la désespérance, de l’écœurement ou du remords.