E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 142-151).

XIV

Au retour de la belle saison, Valérie consentit à revenir à Vincennes, mais ce fut pour y continuer le genre de vie monotone qu’elle avait adopté. Sous prétexte de mauvaise santé — et sa blanche figure triste donnait beaucoup de ressemblance à cette assertion — elle tint close la porte jadis si hospitalière de la villa Gilmérin.

L’enfant rieuse était devenue farouche, repliée sur elle-même et assez maîtresse de ses impressions pour n’avoir pas prononcé une seule fois le nom de Georges de Maucler.

— Quelle tête ! disait M, Gilmérin avec ébahissement, quelle tête !… c’est sa mère ressuscitée… elle me boudait pendant un mois entier si je faisais une bévue… et ma petite sournoise fait rudement expier à cet étourdi de trésorier quelque sottise que j’ignore.

Du reste, n’eût été la tristesse de sa fille, le digne homme n’éprouvait qu’un regret très-médiocre d’une rupture qui mettait à néant des projets dont il n’avait pas eu l’initiative.

Au commencement de l’été de 1870, des rumeurs belliqueuses agitèrent la France. On parla de guerre avec la Prusse, et ce fut, à cette expectative, un frémissement patriotique dans toutes les classes de la société.

L’armée s’apprêta au départ avec cette superbe insouciance du danger qui fait des héros et souvent des martyrs.

L’enthousiasme ne calcule pas. On ne se demanda pas si la France était prête ni si la lutte ne serait pas disproportionnée ; on voulut croire aux promesses tombées de haut, et l’on ne rêva que victoires.

Les officiers du 43e bataillon de chasseurs à pied espéraient faire la campagne du Rhin ; ils se mirent en mesure de partir au premier signal avec l’entrain traditionnel que ce corps d’élite avait déployé dans la campagne du Mexique.

Ces bruits arrivèrent jusqu’à Valérie. Elle eut un méprisant sourire.

— Il y en a qui ne partiront pas, dit-elle à madame Duval, cela pourrait contrister leur entourage !

La gouvernante, qui comprit à demi-mot, baissa silencieusement la tête.

Ce jour-là même, arriva à l’adresse de mademoiselle Gilmérin une lettre, d’une écriture inconnue, qui portait le timbre de la poste de Saint-Mandé.

La vue du timbre mit tout d’abord un éclair dans les yeux de la jeune fille, qui n’ouvrit cependant la lettre qu’avec la lenteur désenchantée qu’elle apportait à toute chose. Ce n’étaient que quelques lignes tremblées, où l’on déchiffrait péniblement ces mots :

« Je crois que je vais mourir, mademoiselle, et je voudrais vous dire comment il se peut faire que les grands dévouements aient parfois l’apparence des grandes fautes. Je ne puis plus aller à vous ; venez à moi, je vous en conjure !… mais hâtez-vous si vous pouvez vaincre la répulsion que je vous inspire.

« Albertine de Maucler.

« Chaussée de l’Étang, à Saint-Mandé. »

La jeune fille ferma les yeux pour mieux se recueillir et comprendre. Un tel nom au bas d’une telle lettre était le comble de l’audace ou cachait quelque mystère de famille. À quelle supposition s’arrêter ?

Madame Duval, qui, depuis quelques mois, avait été promue à la dignité de confidente, fut priée de donner son avis à la tremblante Valérie dont toutes les émotions se réveillaient douloureusement.

Le simple bon sens de la bonne dame la servit mieux que l’imagination inventive de son élève,

— Cette personne, dit-elle, qui connaît vos sentiments, — sa démarche le prouve, — ne saurait prendre en vous écrivant un nom qu’elle n’aurait pas le droit de porter.

— Eh quoi !… elle serait mariée ? s’écria mademoiselle Gilmérin avec explosion.

— Si elle était devenue la femme légitime, avouée, de M. de Maucler, poursuivit la gouvernante avec calme, dans quel but vous appeler près d’elle, remuer un passé honteux et réveiller des souvenirs qu’elle doit désirer anéantir à jamais ?

— Mais alors ? si ce n’est pas sa femme…

— Celle qui signe Albertine de Maucler ne peut être que la proche parente du trésorier,

— Sa sœur ?… interrompit Valérie haletante.

— Très-probablement sa sœur, conclut paisiblement madame Duval.

Si mademoiselle Gilmérin n’eût pas été si durement éprouvée par la désillusion, elle eût suivi sa première impulsion et couru vers Saint-Mandé, où la poussaient la curiosité, la crainte, peut-être un reste d’amour.

Mais elle avait été broyée, et son cœur n’admettait plus sans hésitation la plus légère espérance. Ce fut donc posément, longuement, après des réflexions sérieuses que nulle passion ne troublait plus, qu’elle se résolut à la démarche insolite qu’on osait réclamer de sa bonne volonté.

Madame Duval, fidèle à ses traditions, n’osa ni blâmer, ni encourager, et servit seulement de chaperon dans cette démarche hasardeuse.

Ce fut, à travers bois, une promenade triste et recueillie, bien différente de cette course en fiacre au bout de laquelle la lumière s’était faite. Les deux femmes marchaient à pas lents, comme oppressées d’instinctives terreurs. Qu’allaient-elles rencontrer dans cette maison redoutée ? et vers quelles étranges découvertes s’avançaient-elles ainsi à l’aventure ? Il n’y a que les pauvres jeunes filles élevées sans mères qui aient de ces audaces-là.

Quand le pavillon de la chaussée de l’Étang s’offrit à leurs regards, Valérie pâlit et frissonna. Ce ne fut qu’une faiblesse passagère ; elle franchit vaillamment la route et sonna à la grille enguirlandée.

Une servante vint ouvrir qui demanda aussitôt ;

— Ces dames viennent de Vincennes ?

— Oui, fit madame Duval.

— En ce cas, que ces dames prennent la peine d’entrer : madame les attend.

On les fit traverser un vestibule, monter un premier étage et pénétrer dans une chambre où l’âcre parfum de l’iode vous saisissait à la gorge.

Un lit occupait le fond de la pièce, et dans ce lit une femme qui était étendue pour mourir. Cela se lisait sur ses traits, qui avaient le ton et la transparence de la cire. Sa main, qui se détachait à peine de la blancheur des draps, fit un signe de bienvenue aux arrivantes.

Était-ce donc là cette jeune femme belle, pâle, fière, que Valérie avait entrevue l’automne dernier ? Ses yeux de jais, ses splendides cheveux noirs répandus sur l’oreiller la lui firent seuls reconnaître.

— Je vous remercie d’être venue, dit la malade d’une voix si faible que Valérie dut se pencher pour l’entendre.

— Je suis venue, répondit simplement la jeune fille, parce qu’on ne doit rien refuser à ceux qui souffrent.

— Je voudrais réparer une grande injustice de la destinée, reprit la voix éteinte ; je voudrais, avant de quitter ce monde, effacer un peu du mal que j’ai fait, bien involontairement, à mon malheureux frère.

Valérie eut un geste vif aussitôt réprimé.

— Votre frère ! balbutia-t-elle. Vous seriez donc ?…

— Je suis, pour quelques heures encore, peut-être, mademoiselle de Maucler, la sœur unique de celui qui vous aimait avec tant d’adoration et de respect.

— Mademoiselle, dit Valérie, je ne saurais entendre rappeler de tels souvenirs par votre bouche.

— C’est cependant moi, moi seule qui peux vous donner la clef du malheureux malentendu dont vous avez inexorablement accepté les conséquences, et dont il souffre encore, lui, assez pour me donner le courage de faire, à son insu, la démarche que j’ai tentée auprès de vous.

— Ainsi, c’est à son insu ?…

— Certes !… il a sacrifié ses plus belles années, son avenir, son amour, pour pallier ma position et ensevelir dans l’ombre la faute de mon imprudente jeunesse ; il a tout donné pour sauver par le silence mon honneur perdu.

— À quoi bon ces aveux, mademoiselle ? interrompit froidement Valérie.

— À quoi bon ?… C’est que j’ai lu tardivement dans son cœur, compris son dévouement, sondé sa blessure !… alors, la mort venant, prête à le délivrer de ma présence douloureuse, je me suis décidée à parler, à détruire son œuvre, à révéler un déshonneur qu’il sauvegardait au prix du plus amer des sacrifices : celui de votre main.

— Mademoiselle !… je vous en prie…

— Voulez-vous m’entendre ? dites, le voulez-vous ?

— Parlez, dit Valérie vaincue, en se penchant, tremblante, vers le lit.

Une effroyable quinte de toux paralysa pendant quelques instants la bonne volonté de la mourante. Elle serra son mouchoir sur ses lèvres humides de sang, respira longuement, et, les mains jointes, comme une coupable qui demande grâce, au moins par son humble attitude, elle fit avec des ménagements infinis, avec cet art féminin de tout laisser entrevoir sans rien articuler, le difficile récit que nous donnons au lecteur avec plus de développements que n’en entendirent les délicates oreilles de mademoiselle Gilmérin.