L’Ombre des roses ; Poèmes suivis du Gilles en blanc/Texte entier


L’OMBRE DES ROSES,
POÊMES, SUIVIS DU
GILLES EN BLANC.



Il a été tiré de cet ouvrage :

100 exemplaires sur papier velin ;
250 exemplaires sur papier de Hollande ;
    5 exemplaires numérotés sur Japon.


JEAN DOMINIQUE

                   L’OMBRE
DES ROSES  POÈMES
SUIVIS DU  GILLES EN
BLANC                                                          


LE POÊME DU SILENCE


Puisque je t’ai perdu ô silence ! c’est toi que je chanterai d’abord.

Puisque je t’ai aimé plus que Tout, je te chanterai avec une voix, toi qui es sans voix.

Puisque je t’ai trahi, toi plus adoré que l’Amour, je te trahirai encore et je te glorifierai.

Ô Silence, j’ai tenu serré entre mes lèvres, ta fierté pure, et j’étais un enfant. — Ô silence, un enfant seul a la grandeur de se taire.

J’aimais, et je ne le disais pas — je souffrais et je ne le disais pas — je pensais et mes pensées se mouraient de la terreur des paroles…

Maintenant, silence, j’ai péché — j’ai péché contre toi et toi tu me repousses. — Je ne puis plus être avec toi et seul. —

Ma punition la voici : rien n’existe plus pour moi. que ce qui est révélé ; mais ce qui est révélé est imparfaitement pur, ce qui est révélé n’est pas absolu. — Ainsi tout est vain pour mon cœur.

Autrefois l’Absolu était : D’autres parlaient autour de moi. — J’écoutais, enfant que j’étais, et je possédais mes pensées — et je les possédais dans une solitude, avec ivresse et trouble, sans désirer comprendre ni que rien me comprît.

Alors je ne priais pas Dieu et je portais Dieu dans mon cœur.

Maintenant, j’ai voulu tout dire — j’ai balbutié, j’ai osé… Et ce faisant, je n’ai rien dit, mais le divin silence est mort.

Il est mort et je chante… comme une femme qui a vu enterrer son fils et qui rentre dans sa maison, voilà comme je suis. Elle vient et cherche. Elle ne peut pas ne plus entendre sa voix, et elle écoute.

Elle ne peut pas l’entendre — et elle se couvre les oreilles de ses mains, parce qu’il crie…

Ainsi je m’en vais avec mes amours, avec mon amour — et chacun sait dans la maison que mon fils chéri, le Silence, est mort — et je ne pourrai jamais le ravoir — et chaque fois que je l’appelle, je le tue…

Et maintenant je chante… j’ai chanté… qu’ai-je fait !…


L’OMBRE DES ROSES.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur le sable léger de mon jardin fermé…
(J. Dominique.)


L’OMBRE DES ROSES.



Vous viendrez seulement jusqu’à l’ombre des roses.
Vos pieds la toucheront, vous vous arrêterez
Au bord du sable blanc où cette ombre se pose
Et tourne, suivant l’heure, à la saison d’été.
Vous viendrez de la mer et monterez la côte
Dans l’odeur du jasmin que j’ai planté pour vous,
Et je vous attendrai pour vous dire des choses
Que vous écouterez en respirant les roses,
Et l’ombre de mon âme pâlira jusqu’à vous.

L’ombre des roses rondes sera tendre et foncée
Sur le sable léger de mon jardin fermé
Où vous viendrez un peu quand ce sera mon jour ;
Je ne toucherai pas votre main ni vos yeux,
Je regarderai loin, par au delà, les cieux
Et la mer, et cette ombre à vos pieds dessinée
Et je n’oserai pas songer à mon amour.
Je me tiendrai debout dans un autre sentier
D’où les troènes blancs, sous les acacias,
Toucheront mes épaules de leurs doigts délicats ;
Et je contemplerai venir vos petits pieds.

Vous resterez pour moi autant que vous voudrez
Et ce sera l’instant de toute éternité…

Vous cueillerez mes roses et les emporterez,
Mais je ne saurai pas que vous êtes enfuie
Et je verrai toujours l’ombre des mêmes choses,
Et la mer et le ciel, et ma petite vie
Tourner sur elle-même comme une rose ronde
Sur le sable léger qui dessine son ombre…

Quand vous serez venue, quand vous serez partie,
Vous aurez cueilli l’ombre même, avec les roses ;
Je pencherai mes yeux sur la mer endormie
Et verrai fuir votre ombre même, avec mes roses…


Décoration florale à 4 branches.
Closset - L’Ombre des roses, 1901 (page 9 crop)

LE JARDIN.


à Mr et Mme L. G.


Du beau jardin dormant au cœur de la Forêt
Comme la Belle au Bois, paré de roses fines,
Voici le charme ancien et le calme secret :

Le ciel est pâle et frais sur les cimes bercées.
Une dame a cueilli les œillets étalés.
Des enfants ont foulé la terre des sentiers.

Les franges des sapins traînent sur la pelouse.
Les pieds nus des bouleaux tremblent parmi la mousse.
Les hêtres éternels semblent porter le ciel.

Les chemins sont parfaits de silence et d’atours,
Des hortensias bleus fleurissent tous les jours,
Les ormes en chantant se courbent sous le vent.

Le vent délicieux chante comme la mer,
La brume grise et bleue remplit le ciel et l’air ;
Les matins se réveillent blancs comme des colombes.
Les soirs baignés de miel s’endorment dans une ombre
Rose et légère, où s’éparpillent les étoiles…

J’y suis venu au temps des hortensias pâles
Et des roses d’automne, froides et parfumées,
Et des œillets aussi que préférait la dame,
Et des dahlias simples aux couleurs de pêcher.

Le beau jardin dormant comme la Belle au Bois
Au cœur de la Forêt, m’a parlé de sa voix
Tranquille et ancienne comme une voix amie,
Et son charme secret et sa grâce endormie
Ont fleuri mes deux lèvres de ce poême-ci
Qui chante et rit ce soir à ma mélancolie.


Mariemont, septembre 1900.



DIMANCHE.



Un long dimanche après midi :
Tout est couleur de paradis —

Mon âme est un cytise d'or,
Mon âme est un pommier fleuri.
Mon âme est comme un paradis.

Je vois l’envers des feuilles douces
Balancées où le vent les pousse ;
Et l’érable est verdi de mousses.

Je sens ton cœur, ton âme encor,
Qui est candide, fraîche et bonne
Comme l’odeur du géranium.

Tu m’as écrit et c’est dimanche ;
J’ai lu ta lettre dans ma chambre,
Qui est tranquille, bleue et blanche.

La paix vient-elle ? — C’est à croire
Qu’elle n’est qu’un très bon vouloir ! 
Et puis, laisse couler l’espoir !

Il ne faut pas dire autre chose :
Mais des paroles accomplies,
Comme d’une chanson qui prie ;

— Les vergers sont au bord de l’eau.
— Je vois l’iris et les roseaux.
— À chaque jour suffit l’amour.



LE SOIR.



Les pivoines se sont épanouies aujourd’hui,
Mais le vent a cassé une branche à l’érable,
Elle est sous l’arbre encor, mouillée de pluie
Avec ses feuilles dans le sable…

Maintenant le soir est venu très doux.
Et la lune est rose dans un halo roux.

Il pleut : j’allumerai ma lampe sur la table,
Et puis, je viendrai m’accouder à la fenêtre
Pour sentir à côté de ma chambre toute claire,
Les anges qui n’y entrent pas, rôder dans l’air.

À présent j’ai pitié des jardins si solitaires,
Mais la lune, là-bas, est la plus solitaire,
Et les pivoines lourdes se penchent dans l’allée 
Avec du sommeil triste plein leur tête fanée.


PAUL ET VIRGINIE.



La nuit s’approche — les tamarins ferment leurs feuilles. » —
C’est une phrase du doux livre de Bernardin —
Chère âme, écoute, les feuilles bougent au jardin. —

Tu fermeras aussi tes bras sur moi.
Et même, tu fermeras tes yeux contre moi ; je prendrai
Le livre de ta main, et ta main dans la mienne.

— Mon frère, parle-moi comme Paul à sa sœur,
Mon frère, répandons notre bienheureux cœur,
Dans la nuit, comme alors, brillante de candeur.

— La nuit candide approche, les tamarins se ferment,
Donne-moi ton amour tremblant comme les feuilles
Ma sœur, et parle-moi, afin que Dieu le veuille
Et que je sois l’amant de ton âme, ma sœur,
Et de ton corps, et de ton cœur…

— Les tamarins ferment leurs feuilles…


PROMENADE.



Ce temps couleur de saule et l’odeur des troènes
Parfument ma douleur d’être celui qui t’aime.

L’été pâle se mouille d’une averse légère,
Les grappes des morelles pleuvant sur la rivière.

Je suis celui qui t’aime, et je vais promenant
Mes grands ennuis et mes longs pleurs d’adolescent.

Les ronces roses fanent sous le ciel délicat.
Ce temps couleur de saule a l’odeur du trépas.

L’été languit, mon cœur pâtit — des fleurs flétries
Flottent sur la rivière pour ma mélancolie.

Ah ! l’odeur triste des sureaux blancs et des troènes,
Et puis ce temps couleur de saule, — toute ma peine !


MATIN BÉNI.


à Mr et Mme L. G.


Le soleil gris et pur d’un matin de septembre,
Les feuilles baignées d’eau, brillantes dans les branches,
Une vapeur de ciel descendue en lumière,
Et remontée au ciel, lente, bleue et légère.

La Forêt sans rumeur doucement élevée
Vers la candeur fragile de ce reste d’été,
Quelques oiseaux chantant — les roses toutes roses
Perdant leurs frais pétales en de débiles poses,
Et la grâce envolée des sveltes capucines !…

À peine remuée de délices intimes,
Votre âme dans ce mois des feuilles envolées
Prend la grâce captive des sveltes capucines…

Allez, avec au cœur votre lente prière,
Et suivant le conseil divin de la lumière
Cueillez toutes les fleurs solitaires et calmes
Dans les chemins cendrés d’une ombre diaphane,

Et que ce jour bénisse de ses palmes, votre âme !


L’AUTOMNE DES PÂTRES.



L’automne rose et roux siffle dans ses roseaux
L’air de chasse du vent qui chasse sur les eaux
Et l’air des petits pâtres perdus sur les coteaux.

Avec l’automne roux, fou de mélancolie,
Le vent passe en pleurant sur le roseau qui plie ;
Le feu rose du pâtre s’est éteint sous la pluie.

Le ciel pâle à miracle vole comme un oiseau
Sur le soleil vermeil voilé de brume et d’eau.
Et le pâtre frissonne et serre son manteau.

Le vent siffle du ciel la complainte contrainte
Sur la terre d’automne et ses molles empreintes
De chariots mouillés et de troupeaux en peine.

Le pâtre dans l’automne avec son âme pleine,
L’automne dans la plaine avec ses vents en peine,
Et l’Amour dans le vent passent doux et tremblants…

L’Automne rose et roux pleure comme un enfant.


SEPTEMBRE.



Ôseptembre ! tu mets ton soleil de six heures
Au niveau de mon cœur.
Oh ! par l’allée si « vieille estampe » de ces arbres,
J’irais tout droit cueillir ses flammes
S’il n’y avait pas l’infini…

Il est glorieusement tombé si bas, si bas,
Qu’au niveau de son cœur on mettrait son bonheur,
Et ce serait au ras du ciel blanc monotone
Où l’ange roux d’automne annonce les langueurs…
Langueur de se vouloir couché et monotone,
Langueur d’attendre rien et d’attendre sans bornes,
Et langueur des langueurs, à mourir de douceur !

L’automne ! avec ses vents, ses pluies, et ses soleils.
Trop mûrs, ou pâlissants et silencieux au ciel.
Tandis que dans les arbres, les patientes feuilles
Soulèvent mille et mille grises mélancolies,
À l’infini, à l’infini de leurs tristes petites vies !…
 
L’orgue met sa pédale à tout le paysage.
Rentrons loin du soleil, et regardons, chère âme,
Comment, dans le jardin qu’on a jonché de cendre,
Le premier soir d’automne lentement va descendre.


LES PIGEONS BLANCS.



Les pigeons blancs ont traversé
L’érable roux rendu léger
Par les vents d’un nouvel automne.

L’arbre secoue ses feuilles d’or
Sur le beau jardin riche encor
De quelque pourpre géranium.

Un amant se lamente, bas,
D’une amante quittée là-bas !…
Sa peine lui fait l’âme bonne.
 
Il s’appuie au tronc de l’érable
Rêvant des choses mémorables
Sous son front blanc d’adolescent.

Cela s’est vu tous les mille ans
Tous les cent ans, et tous les ans !
— À tous les automnes de l’an

J’ai vu passer des pigeons blancs
Entre les branches de l’érable…
Cela m’est doux et mémorable.

Voici de pourpres géraniums,
Les derniers du nouvel automne ! …

De beaux fronts blancs d’adolescents,
Dans les jardins et les sous-bois,
Rêvent d’une fois… une fois !

J’aime les pourpres géraniums.



LES CYGNES.



Envolez-vous comme de grands oiseaux sans voix,
Émigrez lentement comme des cygnes pâles
Mes sauvages amours !
Sortez du vieux marais où pourrissent les joncs
Entremêlés de mes pensées !
Et volez jusqu’à l’horizon !

L’air de l’automne et sa tiédeur
Secoue des plumes sur mon cœur
Comme des flocons de silence…
Élevez-vous, montez sans voix,
Mes amours lentes à mourir
Et près du ciel où, morne, tournoie votre délire,
Priez pour moi, priez sur moi !

Dans les sillons de l’atmosphère
Où mon geste las se balance,
Un duvet de graine se traîne…
Les eaux sont pleines de silence,
Le marécage est sans un bruit
Sinon d’un doux cygne qu’emporte
L’essor tardif de sa douleur…

La lumière est fanée, son or blême se meurt
De trop se souvenir — et les feuilles sont molles
Que porte parmi l’eau quelque souffle passant…
Iras-tu dans l’hiver ? Attends-tu le printemps ?
Ne parles pas ! Tais-toi, tais-toi sur cet automne,
Mon cœur empli d’éternité, qui te consoles
À voir partir, partir sans cri, sans voix, là-bas,
Les grands oiseaux par dessus l’ombre du grand bois !…



LE RENARD QUI PLEURE.



UN renard a pleuré, puis la nuit est venue…
La Forêt a soufflé ses feuilles jusqu’au toit
De la demeure chaude, où l’âme s’est émue
Des vieux automnes d’or, aux familières voix.

Le vieil automne dort maintenant sous mon toit.
Comme au jardin profond où pleure, familière,
La plainte du renard et des pins aux abois
Troublés du grand émoi des caresses d’hiver.

Le trouble caressant d’un hiver espéré
Accroupit au foyer mon rêve solitaire,
Et quand, la nuit venue, le renard a pleuré,
Chaque fois, j’ai prié ma plus grave prière :

« Nuit d’hiver et de grâce, Forêt, bêtes et palmes
» Que j’écoute gémir contre la maison calme,
» Reculez votre émoi des portes de mon âme
» Ou laissez-moi mourir dans l’automne aux abois ;

» Ou laissez que je dorme sous les pins verts et noirs
» Dans mon jardin profond où pleure, chaque soir,
» Dans l’automne troublé, la plainte du renard
» Et ce Rêve qui rêve aux portes de mon âme. »


LE PAUVRE BLAISE.


« J’aime la mer comme mon âme. »
Henri Heine.


LE PAUVRE BLAISE.



Le Pauvre Blaise va par la plaine
Avec son cœur en peine…
Il n’aime plus rien que le ciel et l’eau ;
C’est pourquoi il va vers la mer et les bateaux.
Le long de la douce triste Mer du Nord
Il cherche une petite ville qui dort.
Mais elles ont reculé toutes devers la dune,
Roulées dans leur mante de sable — ou brune
Et blanche comme le limon et l’écume.
Bah ! tant qu’il y a de l’eau et du ciel
Le pauvre Blaise ne sera pas découragé :
Ce sont les hommes seulement qui lui font peur.
Il suivra, quand il quittera la mer de sel,
Les beaux canaux aux écluses peinturlurées
Et, vite, arrivera jusqu’à la petite ville, et dans son cœur.

Alors, ce sera comme dans les Fioretti,
Et les oiseaux, les hirondelles surtout,
Viendront écouter en taisant leurs cris
Les discours de ce pauvre petit fou
Sur l’amour, et sur ce que Dieu est pour tous.

Mais quand il aura fini de dire : Dieu,
Il dira la mer par où il est venu, puis son âme

Bleue et or, et comme une impatiente petite flamme,
Puis les étoiles qui l’ont guidé de leur mieux…
Et ce sera presque toujours la même chose
Même s’il dit qu’il est heureux,
Après avoir dit qu’il est très pauvre,
Car le vieux cœur des petites villes sait bien
Qu’il n’y a rien de nouveau depuis que la mer est mer
Et que le sable monte sur elles, grain à grain.

Puis il dira qu’il ne dit rien à personne
De sa propre mélancolie, car le silence
Est ce qu’il a gardé de plus précieux
Après avoir souffert beaucoup et peu.

Il est fleuri de bonne volonté ;
Il est venu en marchant sur la mer.
Cela se peut ; elle est pleine de sel amer ;
Et lui, si droit, si plein de foi et si léger !…

Il est venu sans instrument de musique,
Viole ni luth, double ou simple flûte.
S’il chante, sa respiration sera le rythme
Et sa chanson ira sans air, dans l’air, comme un parfum…
S’il chante, peut-être on n’entendra rien !

Il est venu après qu’il avait un jour tant plu
Sur la tourterelle choyée de son âme,
Et maintenant, il ne retournera plus
Là d’où il s’est enfui serrant sa petite âme…

Mais ici, que fera-t-il, sinon rire,
Sans fin, doucement, avec l’air et l’eau

Et chaque jour, petit à petit, s’instruire
De ce qu’on voit venir de la mer par les canaux :
Le silence, et, quelquefois, un bateau.

Sur les bateaux, il y a le mât penché,
Et Blaise connaît la couleur des voiles :
Les blanches en triangle, les rouges en carré.
Et leur nombre qui est celui des étoiles
Quand on regarde attentivement la mer
Et qu’on sait aussi regarder le ciel,
— Que ce soit au couchant, ou bien à l’orient,
Chaque barque abandonne fidèlement le ciel,
Pour glisser à l’horizon fin sur la mer…
Et l’apparence est comme s’il naissait un oiseau
Du baiser que se donnent très loin de Blaise, l’air et l’eau.
Cela lui gonfle toujours un peu le cœur.
Bien qu’il n’ait rien à faire le pauvre petit fou,
Des baisers infinis, et qu’il soit assis au bout
D’une rue claire et vide dans une ville morte,
Où il vit, sans songer même à frapper aux portes.

Ah ! ce n’est pas moi qui dirai ce qu’il a vu
Quand fatigué de voir, il fermait ses deux yeux
Et s’en allait, avec ses mains dessus,
Les soirs où il attendait quelqu’un des cieux !
Et quand la grande mer chantait comme un coquillage,
Tant il était loin d’elle, ce qu’il a entendu,
Ce n’est pas moi qui le sait, ni même un plus sage,
Car qui suivrait sa petite âme en peine et en voyage ?

Maintenant, maintenant, le long de la Mer du Nord,
De la douce, triste, fanée Mer du Nord,

Qui viendra quand le Pauvre Blaise sera mort,
Pour noyer dans la mer son petit corps…
Et ainsi le vêtir d’une seule caresse,
Et ainsi, l’accompagner jusqu’au seuil
Où les anges chantent en chœur : Dieu le veuille !
Et où commence le tapis bleu du Paradis
Sur lequel on marche en joie et liesse
Avec des pieds de tout guéris…
Des vagues, jusqu’aux cieux qui portent
Les couleurs de la Vierge, quand il fait clair,
La petite ombre ira par les chemins de l’air
Jusqu’aux lèvres de l’horizon et, de la sorte,
À cause du baiser du ciel et de la mer,
Elle s’extasiera d’être si facilement morte.

Et pour Blaise on n’écrira pas « Ci gît » sur la terre.


Décoration florale à 4 branches.
Closset - L’Ombre des roses, 1901 (page 9 crop)

LA PLUIE.



La pluie tombe dans la mer.
Tout le ciel fond dans la mer
Sa tristesse douce-amère.

J’ai ton âme douce-amère
À porter, comme la mer
Porte là-bas le ciel bas.

Voici que tu dors au bruit
Du vaste et puissant ennui
Des eaux dans les eaux mêlées…

Voici que je veille ici,
Près des vitres où languit
L’âme de ce jour mort-né…

Ma tendresse douce amère
Fond dans mon cœur solitaire…
La pluie tombe dans la mer…


À BORD.



Le soir adorable tremblait sur la mer.
Je regardais passer doucement le soir clair,
Entre le ciel et l’eau, dans les vents et dans l’air…
 
L’écume, au soleil couchant moussait, rose,
Et, fléchie au sommet des vagues les plus hautes,
Prenait la courbe circonflexe des mouettes.
Jamais je n’avais vu de si belles mouettes ;
Jamais je n’avais été si seul devant la mer,
Et je me sentais triste, pâle et fier
D’être si content, seul à seul avec la mer.

J’avais quitté mon amie, j’avais quitté mon amie !
Le vent traversait mon âme avec le soleil du soir
Et je regardais ma vie du haut de mon désespoir…
 
Comme un bateau qui va sur l’eau,
Va, mon Rêve, sur mes sanglots…
Il se fait tard, la mer est noire.

À droite, encore un soleil mort,
À gauche, la lune est à bord ;
Au milieu, c’est mon blanc mouchoir !

Il est trempé comme une voile
Sombrée dans la marée natale…
Où est ma mère, qu’elle pleure !
 
Je veux aller où l’on demeure —
La lune ronde est dans le ciel
Blonde comme un gâteau de miel.

Au galop fou des violons
Et des harpes tristes qui bêlent
Tout le long le long de ce pont,

Je tourne, en chœur, ma ritournelle !
« Comme un pauvre petit bateau
Qui va sur l’eau ! »



EN DÉROUTE.



Je cours !… mais l’herbe de la dune
Sèche sur le sable brûlant.
Ma silhouette au paysage est importune,
Va, ma pensée, contre le vent !
C’est pour gagner la mer, de butte en butte,
De mer en mer aussi, gagner le ciel, sans doute !…
Va-t-en, mon cœur, contre l’amour, de lutte en lutte,
Le sable a bu mes larmes claires, goutte à goutte…
Une âme est en déroute !



L’INUTILE VOYAGE.



Ne détournez pas mon visage
Du grand visage de la mer,
Rien ne peut me rendre mieux sage
Que de laisser mes yeux amers
Longtemps sur les flots de la mer.

Ils reviendront, mes doux regards,
Au reflux gris des vagues lentes
Avec les algues odorantes
Qui s’en vont aimer autre part
Et meurent après, sur nos landes…
 
Et sois mon phare à l’infini.
Pauvre amour de mon cœur fini !
Et sois ma demeure fragile,
Algue ou coquille, jusqu’aux îles
Où de roses coraux s’étonnent, immobiles, 
D’avoir aggloméré d’inutiles asiles !


LE SILENCE.


à Mme Th. V. R.


Brise lames sous vos écumes,
Trembles légers parmi la dune,
Et chemins doux de sable — et lune.
Flottant, petit lambeau de brume,
Haut, clair et bleu, sur une dune !
 
Digue de pierre, plage molle,
Et mer déserte qui console
D’être désert ! Calme parole
Des flots touchés par l’auréole
Du soleil mort — Lumière molle !

Caresse aux pieds des bonnes grèves,
Brûlure aux yeux — luttes et trêves,
Et Brise au large sur les Rêves !
Tiédeur des soirs, exquise et brève,
Et du silence, au bruit des vagues, sur les grèves !…


Knocke 1898.

LES VOILES.



Le bleu du ciel est si pâle, si pâle
Sur la pâleur brillante de la mer !
Une voile a passé, blanche comme ton cœur…
 
Entre les pins tranquilles j’ai regardé la mer,
Ce doux pays marin s’en va de plage en plage…
La mer est plus légère qu’un sanglot de bonheur. —

Des barques ont des voiles, et d’autres vont, sans voiles…
Les mots bateaux et voiles sont l’âme de mon âme,
Entends-les naviguer de mon cœur à ton cœur. —

Tout est convalescent. — Près de l’ancien cottage
Le jardin dort, ainsi qu’un enfant bohémien
Sauvage et doux, avec des fruits dans ses deux mains.
 
La mer ! la mer ! Il fait trop tendre, il fait trop vague…
Tout est convalescent. — Écoutons les pins verts
Qui chantent, tristes, dans ce jardin près de la mer.


Irlande, 1899.

LE CALME.



L’odeur légère des petits liserons
À la saveur amère et fine des amandes,
Et c’est au bord du pavé blanc qu’ils sont
Couchés au ras de l’herbe — en guirlandes.
Et j’ai marché dessus du village à la mer. —

Le sable tourne un peu sur place, et vole un peu
Dès que le vent s’agite — les oyats verts
Sont piquants de près, mais de loin, soyeux.
Il y a mille hirondelles dans l’air…

Par ces voiles de rouge toile
Que les pêcheurs mènent au loin dans l’horizon,
Par ce tendre crépitement vague et frais de la mer,
Qui est imperceptible mais immense,
Je donne à mon cœur d’autrefois le grand pardon,
Et je l’envoie pour qu’il s’en aille en délivrance,
Avec sa faible lâcheté d’aimer mourir.

Mais, pour moi, je veux accepter le calme
Et si mes barques rentrent disséminées et pâles,
Je les rassemblerai seulement pour ouvrir
Plus hautes et larges leurs ailes de toile ;
Puis, balancées, je les verrai repartir.

Et moi, je me tiendrai en silence et sagesse
Sur le bord, avec mon cœur doux comme une étoile,
Pour guider au loin de moi mes désespérés espoirs !


Westende, 1900.



LES ANGES.



Des anges, maintenant, sont passés dans le vent :
Ils laissent sur la mer flotter leurs ombres
Comme de grandes violettes qui se fondent.
Et volent, balançant leur ronde.

Ils ont laissé tomber, les anges, mille plumes,
Et mille cygnes viennent du fond de l’horizon.
Mais ce sont sur la mer les longs bras de l’écume
Qui rament sous la lune, et s’en viennent et vont.

Les anges sont montés sur la dune pâlie,
Ayant su traverser les ruisseaux de roseaux,
Et béni les iris à la fleur endormie,
Et répandu le soir dans l’air et dans les eaux.
 
Mais voici qu’une fille a pleuré sur la dune !

Une fille pleure un peu, et pour l’amour de rien,
Et pour l’amour, enfin, s’est enfuie sous la lune, 
Et les anges respirent blottis contre son sein.

Ils sont venus ce soir du bout du ciel divin,
Et du fond de la mer, et de l’air et de l’ombre,
Pour s’abriter au creux de son petit chagrin
Plus mystérieux que le monde.


SOMMEIL.



Vêtus de ciel et d’ailes, des anges qui volaient
Sur la mer, ont ému le silence de lait
Où la nuit blanche et pure, aux étoiles dormait.

C’est l’automne et la paix sur la mer violette ;
Le vent n’y souffle pas des feuilles desséchées,
Mais l’écume qui plane, à peine soulevée,
Est pâle comme un cygne et comme une mouette.

Les Illusions fières, en déroute d’adieu,
Regagnent lentement les bords de la Lumière,
Et les hommes couchés dans leur sommeil de pierre,
Inconscients et faibles, ont fermé les deux yeux.

Et les deux yeux fermés sur le vide et sur l’ombre,
Ils écoutent passer les beaux anges sans nombre
Vêtus de ciel et d’ailes, ineffables et forts
Comme la Nuit, la Mer, le Silence et la Mort.



NIEUPORT-VILLE.


à Mme L. G.


À Nieuport-Ville, où les hirondelles sont dames,
Rien ne vit plus autour du clocher rond
Que leur douce et criarde prière, pour les âmes
Des femmes qui sont toutes mortes dans les maisons,
Et des hommes qui, sans doute, en mer mourront…

À Nieuport-Ville, les géraniums seuls sont aux fenêtres,
Et l’océan est au delà du canal blanc
Et des écluses peintes, mais le soir, on l’entend
Crépiter tendrement, comme s’il arrivait, peut-être
Du bout du monde, pour chanter avec les hirondelles, à vêpres.

À Nieuport-Ville, il y a des rues larges, avec au bout,
La voile rouge d’un bateau restée debout,
Plus loin des arbres en procession légère…
Et au ciel tous les bleus et tous les verts de la mer.

À Nieuport-Ville, j’ai pensé que St-François
Le « Vilain Petit Frère », celui d’Assise,
Aurait peut-être, de par sa belle et bonne Foi,

Mené tous les petits poissons droit dans l’Église…
Et les oiseaux, et ceux de l’air et ceux de l’eau,
Et fait éclore joyeusement mille merveilles,
Et mille douces Fioretti nouvelles.



LES CONFIDENCES.


(Poèmes silencieux)

Tu es resté bien longtemps seul Chatterton !
A. de Vigny.


I



Les obscures chansons qui passent
Sous mon front, cet après-midi,
Comme les bouleaux des taillis.
Tremblent d’automne, résignées…
Et leurs sveltes corps nus s’effacent
Dans les brumes de mes pensées.

Elles s’en vont, inexprimées,
À travers l’âme, toutes pures,
Et mon silence les rassure.
Ce sont de frêles épousées
Pour mon cœur banal et fidèle,
Et j’ignore presque tout d’elles,
Mais je les aime — c’est assez !…
 
C’est assez d’aimer et le dire
Par ce doux-pâle après-midi
À ce qui ne peut pas en rire,
Les rideaux clairs, les bouleaux gris,
Et ces chansons qui viennent, vont,
Mystérieuses, sous mon front…


II


LA CHUTE DES FEUILLES.


« Le rossignol était sans voix. »
(Millevoye.)


Je dors doucement comme un mort
Navré des musiques de vie
Comme un doux mort sans nulle envie…

Les musiques navrent la vie
Au dessus de moi, mais ô mort
Fais que je sois celui qui dort !…
 
Doux et simple, contre la mort
Bat mon pauvre cœur sans envie,
Triste pourtant comme la pluie.
 
Navrés par cet automne encor,
Sur mes belles feuilles de vie
Glissent les doux souffles de mort
Et les musiques de la pluie.


III



J’ai penché ma figure sur les roses fanées,
Ce soir, devant la glace — et par toute la nuit
L’odeur des roses mortes et la lampe allumée
Versent le doux vertige et les mélancolies…
Je suis pur, je suis triste, je pense à toi que j’aime,
J’ai de grands souvenirs et de folles étreintes
Pour ce bouquet flétri, dans mes deux mains pressé.
Oh ! je n’ai pas sommeil, et c’est une agonie
De souhaiter, si tard, l’orgue de Barbarie
Ou n’importe quel chant qui serait vague et tendre…
Et je meurs de ta voix que je ne puis entendre.



IV



Alors, comme un bouquet délié se répand,
J’ai reçu de ton cœur les roses et les roses.

Les corolles pliaient dans le soir languissant,
Il soufflait du silence au visage des choses.

J’écoutais ton amour monter, pâle et brûlant
Pour un autre — et tout bas, je redisais ces choses
Vers toi, timide, et d’un accent tout implorant…
 
Tu ne m’entendis pas — les roses se sont closes,
Et ta bouche et la nuit, et mon cœur confident,
À qui tu dédiais cruellement ces choses…

Maintenant que j’y pense, mon âme se répand
Comme un bouquet fané dans une chambre close.


V



Mes mains ont perdu l’habitude
De courber leurs doigts de tristesse
Pour de consolantes promesses.
Voici le jour des solitudes !…
Mon corps a perdu l’attitude
Des passionnantes tendresses.

Voici le jour des solitudes !…
Je ne verrai plus l’attitude
De vos amoureuses promesses…
Vous avez perdu l’habitude
De me parler avec tristesse.
 
Voici les pieuses tendresses
Désavouées, en l’attitude
D’une machinale caresse…
Fermez mes yeux de solitude
Avec vos doigts vains, sans tristesse :
Je dormirai par habitude.


VI



Le printemps brûle aux cierges blancs des marronniers,
Il consume mon cœur par leurs cent mille fleurs,
Mon cœur, processionnant seul à seul en grand’pitié
À cause d’un chagrin, Seigneur !

C’est ici que je prie notre Dame des pétales,
Bonne à ceux qui savent effeuiller leur âme
Pour un mortel amour, en tout digne des palmes
Que les marronniers, à l’automne, donnent.

Ils s’en délivrent, chute plaintive, défunts atours !
Ah ! qu’octobre alanguisse les poitrines malades
Jusqu’au désir d’aller souffler sur les étoiles,
Sœurs trop pareilles des cierges blancs, brûlant, très pâles,
Leurs doux pétales et leurs étamines débiles !

En attendant, tombez, tombez sur mes cheveux,
Processionnez d’en haut vers mes candides yeux !
À ma bouche, leur sève virginale, qui touche,
Et sur mon front, leur finale bénédiction,
Et dans mes mains, avant d’aller sur les chemins,
Une halte légère au creux des paumes lasses,

Tandis qu’autour, le printemps rit, dans l’air qui chasse
Cent mille cœurs vers Notre Dame des Douleurs,
Selon l’amour et la ronde vaine des jours.



VII


à B. R.


Tu le leur as donné, mon ami,
Ton cœur, ton cœur que j’adorais !
Tu le leur as donné à lire en français
Dans un livre couvert en toile ou en papier :
C’est là-dedans que l’on t’a mis, pauvre ami !

Ah ! pourquoi pas tout simplement dans la terre,
Auprès de ton père, auprès de ta mère…
Où j’aurais pu veiller à l’aise, mon ami,
Et semer du sainfoin et du souci,
Et dessiner un tout petit parterre,
Pour toi, pour ton père et pour ta mère !

Maintenant je cours et je vais partout
Pour empêcher que l’on blasphème, sans savoir,
À cause de ton doux grimoire
Que les gens mettent sur la table ou dans l’armoire
Et que tout le monde peut voir.
Cela est fatigant et triste comme tout !
Mon ami, mon ami, où allons-nous ?

Ah ! les quatre fleurs du petit jardin ;
Ah ! dormir cendre et se réveiller parfum,
Entre les grilles où l’enfant vient le matin
Jouir un peu de n’être qu’un,
Et d’être celui seul qui se souvient !



VIII



Tu bavardes, le soir, mon cœur, avec des ombres,
De douces ombres simples qui ne te craignent pas.
Touchant ta peine, à peine, de l’ombre leurs doigts,
Pleurant des larmes claires de leurs prunelles sombres,
Berçant avec des mots la douleur de ta voix.

Tu bavardes et ris d’un rire d’enfant pauvre
Devant l’humble brouillard fleuri des graminées
Qui doucement s’ébranle à son souffle affamé,
En attendant qu’un dieu, du blé ou de l’épeautre,
Fasse un pain gris ou blanc pour sa faim consolée.

Mon cœur, tu m’es plus doux que le plus doux des livres,
Les soirs où, fatigué de l’attente divine,
Tu t’endors comme un simple au bord d’une eau de cygnes
Et laisse tes beaux Rêves, par la faim rendus ivres,
Perdre leurs plumes sombres, sur la mare, dans l’ombre…



IX


à Mlle M. G.



Mettons-nous au secret dans notre humble douleur,
Mon cœur, mon cœur !
Faisons-nous bien petit, petit,
Vivons comme un pauvre accroupi,
Là, soyons oublié, fini !
Mon cœur, cache-toi, tout est dit.
Dix heures, onze heures ! c’est la nuit —
On ne passera plus ici ! —

Ils sont partis, les gens, les choses —
Ah ! qu’il pleuve du ciel des roses
Pour ma mort simple et naturelle,
Ah ! qu’il s’ouvre un morceau de ciel !
Silence… j’ai les bras croisés,
Les pieds rejoints, les yeux fermés, —
Voici venir une durée.
Voici venir l’Éternité.



X



Comme il fait clair et solitaire
Sous ma lampe ! — et silencieux
Dans mon cœur, et morne et joyeux
À la fois, dans mon âme fière
Et dans mon beau sort douloureux !…
 
Comme les roses sont légères
Qui se fanent près de mon cœur
Et qui retournent en poussière…
Comme le pâle et doux malheur
Pour la nuit et la solitude
Me garde avec sollicitude !

Comme les voix sont éloignées,
Comme les pas s’en sont allés,
Comme les chemins sont unis
Où l’on n’a pas beaucoup marché
Depuis qu’au monde, je fus mis !…
 
Comme le silence est ici !
Avec le soir, avec son bruit
De pendule — et son doux ami
Le sommeil, et la chère nuit

Qui m’a patiemment appris
La petite mort légendaire
Des poètes qui font des vers…
 
Comme j’ai mal à ce cœur-ci,
Bien qu’il soit léger de souci
Autant qu’asphodèle en épi,
Autant qu’ombre sur la poussière
D’une asphodèle pour les morts,
Autant que son doux nom sonore…
 
Ah ! tourne, tourne l’Univers !
Tournent les mots, tournent les vers !
Et tourne ma petite voile
Au petit vent qui l’accompagne
Sur la petite mer amère
De ma grande âme solitaire !…



LE GILLES EN BLANC


C’était au très, très petit jour.
J. Dominique..


LE GILLES EN BLANC


I


à B. R.

C’était au très, très petit jour.

Gilles-Cœur est dans la plaine et regarde devant lui : C’est un fleuve qui coule et n’a rien à lui dire, là, au bas de la plaine — et là-haut, c’est un cerf-volant.

— Ah ! Cerf-volant, dit Gilles-Cœur, je ne puis pas voir le fil qui te tient… Il ne tient qu’à un fil aussi, que je t’aperçoive sans doute, mais où le prendrai-je si je ne l’ai pas ? — Et toi, si tu brisas le tien d’un trop brillant effort… Ah ! pauvre, pourquoi faire ?…

C’était au très, très petit jour, lisse et gris comme un voile d’eau répandu sur les molles terres… une atmosphère de regret — le sommeil réveillé par aucun bruit mais sa lassitude elle-même. La plaine, où Gilles-Cœur, parce qu’il était triste oublia de rentrer chez lui et pensait en propres accents tous les grands vers désespérés de son poète, cet « interminable ennui » s’étrécissait à mesure, tandis que la nuit mourait.

« — Ah, pauvre, disait Gilles-Cœur, je vois ta queue serpentine et tous tes petits papiers… Cerf-volant, tu planes, planes, et tu es seul sur ma tête où ne brillent plus d’étoiles. Tu as la forme d’un cœur et c’est fantastiquement que tu ressembles au mien avec ta queue serpentine. Mais je ne vois pas ton fil, et où prendrai-je le mien ?… »

« Triste, triste petit jour !… Gilles-Cœur, dans la plaine lutte avec le grand vent, et s’étonne, regardant haut. Car, là, tout reste ensommeillé, entortillé de gris, résigné ! résigné ! Ah ! cerf-volant — Gilles-Cœur tend les bras, et son cœur pleure pour cet intraduisible, pour ce lugubre et doux cœur de papier, si seul, si mince — contre lequel en l’atteignant, on entendrait la palpitation du matin, brève et sourde, frapper. —

« — J’y monterai, dit Gilles-Cœur, il faut que je sois son ami. Je n’entends rien encore, mais il me parlera puisque moi, d’en bas je lui parle, puisque d’en bas je l’aime — Comme il ne bouge pas !… Alors, il courut dans la plaine, il courut sous le cerf-volant, chercha le fil, pleura, s’assit, et se résigna comme l’aube — Gilles-Cœur songeait : j’attendrai — peut-être verrai-je le fil quand le soleil sera plus haut. » —

Et, ce pensant, il s’endormit. —


C’est le moment de le décrire : Il est blanc comme un innocent. C’est lui que je vis une fois au Louvre, dans le grand tableau, avec sa collerette molle et ses manches beaucoup trop longues. C’est celui même de Watteau.


Quant à la mer — car c’est à la mer que je songe et que je veux me mener, elle était au bout de ce fleuve — nous y arriverons fort tard. —

« Gilles et le Cerf-volant » ai-je dit, tout d’abord : je raconterai leurs amours et ce que cela signifie. Pour moi, je les connus tous deux soudainement vers l’aube de trois ou quatre heures, en juillet, mais il faisait froid comme à chaque réveil dans les tristes express-retour !

Je les vis très distinctement, je ne vis qu’eux seuls — cinq minutes ! — cet incompréhensible cerf-volant solitaire pas plus grand qu’un petit emplâtre de la dimension de mon cœur, et juste sous lui, dans la plaine, le blanc fantôme du « Watteau » — Et même, celui-ci parlait : Il éleva un peu la tête, et laissa pendre ses deux mains, et dit posant avec mystère : « Je suis venu » — et puis, sourit — et puis très simplement reprit : « calme orphelin »… Je n’entendis pas tout le reste ; je crois qu’il ne le savait pas, bien qu’il fut « riche d’yeux tranquilles. »


Moi, je revenais de Paris. — Tout ceci est vague, très vague, et flottant comme mon esprit — (c’est malgré tout que les mots riment !) —

Maintenant, voici ce que c’est : On se réveille, on a très froid, le train s’entraîne, le train s’emporte : On est penché hors la portière, on lutte avec la douleur du grand vent, le vent-express, contre le cœur, des trains-retour !

Rien n’est plus sombre, quand le matin, piteusement se détortille de ses brumes… Alors je vis ce pauvre Gilles, plus pâle et doux que le matin, et je résolus de l’écrire…

Donc, il s’endormit sous le ciel : c’était un lieu tout à fait vide, entre deux pays ou deux villes, intermédiaire et désert — mais il conduisait à la mer !


Gilles-Cœur avait dix-neuf ans. Il ne s’appelait pas ainsi mais c’est à cause du « Watteau », ce jeune homme vêtu de blanc qui lui ressemble comme un frère.

C’était un vagabond touchant. De Paris, je fus en Irlande, il me suivit tout souriant. — Je l’ai revu, perdu, revu ; il allait le long de la mer et dormait aux soleils dormants. —


Mais voici peut-être un récit :

Il naquit d’un fil de la Vierge,
Gonflé jusqu’à l’ampleur d’un cierge
Par le vent frêle des saisons
Oui déshabillent les chardons.


ou simplement, de ses parents… On n’en peut pas faire un récit.

II


Ne la réveillez pas avant qu’elle le veuille…
V. Hugo

Gilles, chère âme, tu dormais…

Mais voici la tiédeur des nuits — j’ai des quarantaines ici et ma pendule qui radote et mes portraits accoutumés. —

C’est la première nuit de mai. — Je me souviens de l’autre année, ah ! Gilles, où je t’ai rencontré et de ce train qui m’emportait ! —

Ce soir, je peindrai son sommeil. —

Il y avait le fleuve, il y avait la plaine, il y avait le ciel qui passait sur sa tête et la dernière étoile encore. — Le cerf-volant ne bougeait pas… Invisible toujours, le fil oscillait quelque part… Je vous le dis en vérité et ce n’est pas que je l’aie vu — où voulez-vous que je l’aie pris ? — mais je le dis en vérité.

Gilles dormait comme l’on dort — écoulement d’un souffle tiède, blancheur du front, — les sourcils rêvent, et les mains tout inoccupées…

Je vous conterai à présent l’histoire d’un petit enfant :

Il était rachitique un peu, moins orphelin que Gilles au moins ; d’ailleurs il avait des parents. Son dos lui faisant trop de mal, il regardait toujours la terre et devenait très solitaire. Son père fit un cerf-volant ; il était haut comme lui-même, il avait la forme d’un cœur et sa queue n’en finissait pas. L’enfant la noua de ses doigts, puis, comme il savait l’écriture, sur chaque chiffon de papier, il écrivit des mots, des mots… des mots de tout petit enfant.

Puis on leva le cerf-volant.

Des deux yeux l’enfant le suivit ; de ses deux pauvres yeux aimants, il aimanta le cerf-volant et dirigea son grand vol bête. Il ne regardait plus en bas ; son dos, un peu se redressait ; son bras tendu par la ficelle avait l’air d’une petite aile… Si bien, si mal qu’il en est mort, et que le fil s’est envolé dès que l’âme s’en fut allée.....................

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette âme-là non plus, ne la réveillez pas !


L’herbe dressait entre les doigts de Gilles ses glaives doux où montait la rosée, — la brume aussi montait dans la vallée ; le jour montait, l’alouette montait, le vent montait jusqu’à la lune pâle et lui soufflait sa mort en plein visage… Gilles dormait, lui, tout en bas, — mais son désir montait — n’oubliez pas !


III


La mer, la mer !… Qui donc, ce soir, m’y mènera ?… Si le fil est perdu, si ne plus même écrire !…

— Fais rimer seulement pour le même sourire, mer et amer, comme deux lèvres.

— Ah, j’y peine, et c’est pas la peine !


IV


Gilles s’éveilla dans la plaine — une langueur le réveilla. — Il resta couché sur la plaine et regardait passer le ciel. Comme il fixait le cerf-volant, à la fin il ne le vit plus.

Il se mit sur ses pieds, il fut tout éperdu. Puis, se palpant le cœur, il tourna vers la gauche et marcha des jours et des nuits — car de ces choses-là je n’ai pas la mesure et l’ignorance est la plus sûre. —

Mais quand il fut devant la mer : (ce fleuve y conduisait, j’ai dit, aussi son cœur, et le pays et tout ce dont je parle ici) mais quand il fut devant la mer, il mit ses deux genoux en terre et salua disant : « Madame » !… L’intonation fut d’Henri Heine ou bien de Gide. —

Comme un bateau qui va sur l’eau
S’en fut alors ce simple mot
Sur la mer vide,
S’en fut alors, s’en fut alors,
Et n’est pas revenu encor…

Maintenant je voudrais parler discret mais net :

Gilles, ce n’est pas moi et ce n’est pas un autre. — Je l’aime, voilà tout. Je l’ai fait doux et drôle et je l’aime pour rire et pour ne pas pleurer quand je pense à des choses…


Cela se passa bien. La mer portait le ciel ; le ciel flottait, pâle à miracle et plein de vent — entre eux planait le cerf-volant.

Une brume mouillait très doucement la lune, quand dès la nuit venue, elle fut tout en rond comme une large obole blanche.

— Notre Dame des Horizons, dit Gilles, je vois un navire et puis j’entends une chanson, qui le long de tes cieux chavire et tombe, tombe en ma raison comme une pluie… et tire lire !


La nuit palpait le cœur du pauvre cerf-volant, et, charitable, l’environnait d’immensité comme de longs draps d’ombre tissés pour une mort.

Cependant sous le fil perdu, plus oscillant que lui, Gilles parlait encore, et l’écume noyant son visage blêmi, courbé au bout du môle sur la face des eaux, il y sentit des larmes et se trompa d’abord.

Il murmurait… des mots après des mots, légers comme des bulles de silence :

« La pluie tombe dans la mer.
Tout le ciel fond dans la mer
Sa tristesse douce amère… »

— Gilles tendit les bras au hasard des ténèbres — il leva ses mains faibles et chercha son ami — il aima son Désir, posséda sa Détresse, et, couché sur le sable, passionna sa plainte aux accents d’une rime ridiculement chère :

« J’ai ton âme douce-amère
À porter, comme la mer
Porte là-bas, le ciel bas…

Voici que tu dors au bruit
Du vaste et puissant ennui
Des eaux dans les eaux mêlées…
 
Voici que je veille ici…
..............

Alors le vent passa… il enroula ses anneaux de pitié, ses légères boucles fuyantes aux doigts inquiets de mon Gilles — il en souleva la prière et l’éparpilla près du ciel… Là, le vent même ne court plus ; c’est la palpitation des astres qui balance le cœur en peine du cerf-volant que rien ne mène.

Or, la pluie tombait dans la mer.


V


Ce fut un autre jour, à l’aurore du soir, le ciel mouillant ses feux déjà très faibles…

Gilles était un mince jeune homme, en blanc toujours, avec, en bleu, ses doux yeux sensibles et vagues. — Mais alors vint à sa rencontre une bouffée d’odeur sucrée, triste et pareille à la senteur des quarantaines que les plages jamais ne portent, je sais bien !… Puis tout à coup une fille fut là, sortie peut-être de cette odeur de fleurs ou des maisons là-bas, que la dune abritait. —

Elle tendit ses mains ouvertes devant elle. Il y tomba les présents de la nuit, — on eût pensé deux étoiles filantes — mais c’était à vrai dire, en l’une, un tout petit papier roulé ; en l’autre, un brin de plume de mouette.

Gilles regarda cet enfant ; il eut un grand amour pour elle et proféra très sobrement le mot, ce triste mot : « Madame » qu’il avait appris en naissant. — Mais elle ne lui parla pas et disparut tout aussitôt.

Gilles courba comme un roseau battu d’orage son échine, et ramassa les dons qu’elle avait laissé choir.

Puis il invoqua sans savoir : « Ô Mer, ô Nuit pâle, ô Tristesse, ta face est le ciel invisible, ton corps est l’ombre impalpable du vent. Quant à ton âme, ce soir je suis cette âme… Ô Lamentation de la mer, si j’ai gagné pour toi le large, j’ai quitté les douces maisons et tu ne m’as pas consolé. Ô cierge vierge que me voici au bord des nuits et de toute aventure, brûle ta cire en patience, brûle ta cire en solitude. Ô pauvre amour de moi-même, que je dorlote, ô désespoir de te chérir, mon Désespoir !

J’irai, j’irai… j’atteindrai les pins parasols, noirs et verts sur la baie d’Irlande, où la mer est brillante et pâle comme le visage d’une fiancée qui attend.

Ainsi qu’un arbre que le vent rebrousse sans cesse d’un seul côté et qui se couche sur son ombre tant que le soleil luit, mon âme plie sur son orgueil — comme un démon merveilleusement triste qui vole avec deux ailes jointes devant sa face, et deux autres devant ses pieds, et deux autres dressées, — je vais et je suis seul.

J’ai vu, j’ai vu ce cerf-volant que rien ne mène et je me suis orienté à lui comme un perdu, comme un autre éperdu de ciel. — Je le toucherai — je le toucherai… tout sera fini, la nuit est finie.


VI


Dodo… l’enfant do…

Ce fut au très, très petit jour…

Gilles éleva un peu la tête et laissa pendre ses deux mains : d’une s’envola quelque chose, le duvet blanc d’une mouette — en l’autre le papier roulé qu’il déroula sans y penser…

Et ce petit papier parlait. On n’y avait écrit qu’un mot, un mot de tout petit enfant.

— « Dodo ! » Gilles épela ce mot et s’étendit la face au ciel, et s’étendit devant la mer. —

Gilles dormait comme l’on dort, Gilles rêva comme l’on rêve.

Gilles rêva distinctement l’histoire du petit enfant.

« Son père fit un cerf-volant — il avait la forme d’un cœur et sa queue n’en finissait pas… Puis on leva le cerf-volant… »


Quand le matin Gilles fut mort, tout simplement comme l’on dort, ses bras tendus par la ficelle, ses bras tendus devant la mer, avec leurs pauvres manches molles, avaient l’air de deux ailes mortes. —


DE LA MER, ENCOR ET TOUJOURS !…



Sur les deux rives de la mer,
— De la mer, encor et toujours ! —
Gilles et Blaise sont en prière.

Cela dure depuis des jours.
Chacun n’a jamais vu son frère
Qui dit, comme lui, sa prière
De l’autre côté de la mer.

L’un est blanc comme un innocent,
L’autre vêtu de pâle toile
Comme un petit bateau nageant
Sous la lune et sous les étoiles…

L’un est debout, l’autre à genoux —
Tous deux très humbles, mais très fiers !
Gilles mourra d’être un peu fou
Et Blaise d’aimer moins la terre
Que le silence sur la mer…
 
Gilles serre contre son cœur,
En ex-voto, le cerf-volant
Qu’il suivit d’« ailleurs en ailleurs »
Jusqu’aux plaines de l’océan.

Blaise, agenouillé, dans sa main
Soulève un coquillage vain
Où chantent le vide et la mer,
Et songe qu’il n’a point de Frère.

L’automne est venu sur la mer
Avec ses tristes violettes
Et les ombres rousses et vertes
Des nuées des pays d’hiver.

Blaise embarque son âme ici,
À la rencontre de quelque ami,
Son âme claire, qui est quelquefois aussi
De toutes les couleurs de la pluie.

Là-bas, Gilles implore doucement le vent
Oui palpite entre son cœur et le cerf-volant.
Et se plaint comme un pauvre petit orgue chantant
Parce que plus rien ne peut arriver à temps.

Tout au beau milieu de la mer,
Où l’eau est calme d’être immensément profonde,
Ce soir, leurs deux solitudes vagabondes
Se croiseront, plus que jamais solitaires.

Or, demain, comme ce matin et comme hier,
Sur les deux rives de la mer,
Chacun n’ayant pas vu son Frère
Oui dit, comme lui, sa prière
De l’autre côté de la mer,
Gilles et Blaise seront toujours
Aussi riches et aussi pauvres d’amour.


LA FIN


« N’est-ce pas, en dépit des sots et des méchants… » etc.
Verlaine.


Je sais, quand ils joindront leurs mains avec silence,
Après avoir ouvert le pauvre petit livre
Et lu, qu’ils auront l’âme un peu triste et tremblante
Comme une eau claire où des feuilles s’en vont mourir…
 
Je sais qu’ils se diront que ce n’est pas possible.
Et souriant ensemble d’un sourire fidèle,
Entre les pages neuves du triste petit livre
Glisseront une fleur, un peu morte, mais belle
Et la douce pensée de leur Foi mutuelle.

Le soir sera si pur, au dehors, dans la plaine
Qu’on voit, en soulevant ensemble le rideau,
Et la lampe si blanche sur un chant de Verlaine :
« N’est-ce pas ?… N’est-ce pas ? » qu’on ne lit pas tout haut,
Mais très bas, parce qu’il n’y a rien de plus beau.

Tout le bonheur sera, ce soir-là, d’être tristes,
Tout l’amour, d’être seuls à sourire sans mots,
Tout l’espoir de prier ensemble — « Dieu l’assiste ! »
Et toute la bonté, de taire la pitié.

Mais ces choses étant comme les simples choses
Qui pleurent, chaque jour, sous le soleil heureux
Et ne pesant pas plus que l’ombre d’une rose
Ils fermeront le livre afin d’être joyeux.

Tandis que le silence encor se souviendra
Des morts délicieuses, hâtivement sereines.
Dans l’ombre de mes roses leur amour jasera
Comme l’âme enfantine du trouvère Verlaine.


TABLE DES MATIERES


Pages


L’Ombre des Roses

 11
 13
Le soir 
 15
 17
 18
 20
 23


Le Pauvre Blaise

 33
À Bord 
 34
 36
 38
 39
 40
 42
Sommeil 
 43

Les Confidences
La Fin 
 77