Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/39

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 382-390).

TRENTE-NEUVIÈME RUNO

sommaire.
Wäinämöinen invite Ilmarinen à partir avec lui pour Pohjola afin d’y enlever le Sampo. — Ilmarinen expose les difficultés de l’entreprise, et propose ensuite de faire le voyage par terre. — Wäinämöinen y consent et prie le forgeron de lui fabriquer un glaive. — Les deux héros montent à cheval et se mettent en route. — Le navire de Wäinämöinen se plaint d’être ainsi délaissé, et demande de prendre part au combat. — Wäinämöinen abandonne alors son cheval, arme le navire et le lance à la mer. — Rencontre de Lemminkäinen qui se joint à l’expédition.


Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen éleva la voix, et il dit : « Ô forgeron Ilmarinen, partons ensemble pour Pohjola, afin d’y enlever le Sampo, de nous emparer du beau couvercle. »

Le forgeron Ilmarinen répondit : « Il sera difficile d’enlever le Sampo, de nous emparer du beau couvercle, dans la sombre Pohjola, dans la nébuleuse Sariola. Le Sampo y est conservé, le beau couvercle y est caché dans les entrailles d’un rocher de cuivre, derrière neuf serrures, derrière neuf verrous ; et l’on en a enfoncé les racines à une profondeur de neuf brasses : l’une dans la terre, l’autre dans l’eau, la troisième dans la colline sur laquelle est bâtie la maison[1]. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ô forgeron, mon cher frère, partons ensemble pour Pohjola afin d’y enlever le Sampo ! Nous armerons un grand navire sur lequel nous emporterons l’instrument merveilleux, le Sampo arraché des entrailles du rocher de cuivre, malgré les neuf serrures, malgré les neuf verrous. »

Le forgeron Ilmarinen dit : « Il serait plus sûr de nous rendre à Pohjola par terre. Lempo[2] erre sur la mer, Surma[3] plane sur le grand golfe. La tempête nous y livrera ses assauts, les vents nous y secoueront violemment ; et nos doigts seront changés en rames, la paume de nos mains en gouvernail[4]. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Sans doute, la route de terre est plus sûre, mais elle est plus fatigante ; elle est aussi plus tortueuse. Il est agréable de glisser sur l’onde dans un navire, de fendre les flots, au milieu des golfes immenses. Le souffle du vent vous berce joyeusement, et vous pousse, rapide, en avant. Cependant, puisque la mer ne te plaît pas, nous prendrons la terre, nous longerons la solitude des rivages.

« Mais, forge-moi, maintenant, un glaive, un glaive à la pointe de feu, avec lequel je puisse chasser les chiens, disperser la foule, lorsque nous irons enlever le Sampo, dans le froid village, dans la sombre Pohjola, dans la nébuleuse Sariola. »

Le forgeron Ilmarinen, le batteur de fer éternel, se hâta de mettre du fer sur le feu, de l’acier dans la fournaise brûlante ; il y ajouta un bloc d’or, une poignée d’argent, puis il ordonna aux esclaves, aux garçons salariés de souffler.

Les esclaves soufflèrent avec force, les garçons salariés soufflèrent avec ardeur. Le fer se dilata en bouillie, l’acier en pâte molle : l’argent devint brillant et limpide comme l’eau, l’or bouillonna comme la vague[5].

Alors, le forgeron Ilmarinen, le batteur de fer éternel, regarda au fond de sa forge, et il vit que le glaive était né, que sa poignée d’or était formée.

Il le tira du feu, il l’étendit sur l’enclume, il le soumit aux coups puissants du marteau ; et il façonna le glaive, suivant son désir, il en fit le meilleur des glaives, il l’incrusta d’or et d’argent.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen vint examiner l’œuvre du forgeron. Il prit le glaive à la pointe de feu, dans sa main droite, il le regarda dans tous les sens, et il dit : « Le glaive convient-il à l’homme, est-il bien fait pour celui qui doit le porter[6] ? »

Le glaive convenait à l’homme, il était fait pour celui qui devait le porter. La lune brillait sur la pointe, le soleil sur le plat de la lame, les étoiles sur la garde ; un cheval hennissait sur les bords du tranchant, un chat miaulait sur le bouton de la poignée, et sur le fourreau dormait un petit chien[7].

Wäinämöinen essaya son glaive sur une montagne de fer, et il dit : « Avec un tel glaive, je fendrais les pierres elles-mêmes, je ferais voler les rochers en éclats. »

Le forgeron Ilmarinen dit à son tour : « Comment, ô infortuné que je suis ! comment me protégerai-je, comment me défendrai-je contre la terre et contre l’eau ? Revêtirai-je ma cuirasse de fer, bouclerai-je ma ceinture d’acier ? L’homme est plus fort dans une cuirasse de fer, il est plus solide dans une ceinture d’acier. »

Mais, déjà le moment du départ était arrivé. Le vieux Wäinämöinen et le forgeron Ilmarinen allèrent à la recherche d’un cheval, d’un poulain à la courte crinière, d’un poulain âgé d’un an, portant sur le dos la selle qu’ils lui destinaient ; ils parcoururent de vastes espaces ; et ils trouvèrent, enfin, le poulain à la courte crinière dans l’épaisseur d’une forêt de sapins.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, le forgeron Ilmarinen, lui mirent un mors à la bouche, une bride d’or sur le cou, et ils le conduisirent le long des bords de la mer. Soudain, une plainte aiguë, une voix lamentable retentit du fond de la plage où étaient amarrés les bateaux.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « C’est une jeune fille qui pleure, c’est une colombe qui se lamente : faut-il avancer pour mieux nous en assurer ? »

Et il avança lui-même, pour mieux s’en assurer. Mais, ce n’était pont une jeune fille qui pleurait, ce n’était point une colombe qui se lamentait, c’était un bateau qui pleurait, c’était un navire qui se lamentait.

Le vieux Wäinämöinen s’approcha du navire, et il lui dit : « Pourquoi pleures-tu, ô barque de bois, pourquoi te lamentes-tu, ô vaisseau richement armé de rames ? Est-ce parce que tu es lourd, parce que tu es grossièrement construit ? »

La barque de bois, le vaisseau richement armé de rames répondit : « Ainsi que la jeune fille aspire à la maison d’un époux, même lorsqu’elle habite encore la maison de son père, ainsi le navire aspire à voguer sur les flots, même lorsqu’il est encore dans le pin résineux[8]. Je pleure, je me lamente après celui qui me lancera à la mer, qui me conduira à travers les vagues écumeuses.

« On m’avait dit, lorsqu’on me construisait, on m’avait assuré, lorsque j’étais sur le chantier, que je serais un navire de guerre, que l’on m’armerait pour les batailles, on m’avait promis des cargaisons d’un riche et glorieux butin. Or, voilà que je n’ai pas encore été conduit à la guerre, que je n’ai pas même servi à transporter de simples fourrageurs.

« D’autres bateaux, des bateaux de la pire espèce se trouvent sans cesse au milieu des sanglantes mêlées, des jeux sauvages du glaive ; trois fois, chaque été, ils reviennent, chargés d’argent et de trésors. Et moi dont la quille a été formée de cent planches, moi que l’on a construit pour le combat, on m’oublie, on me laisse pourrir sur le chantier ! Les vers de terre les plus repoussants me rongent les flancs, les oiseaux de l’air les plus hideux bâtissent leur nid dans ma mâture, les crapauds des bois coassent sur ma proue. Ah ! il serait mille fois plus glorieux, mille fois plus agréable pour moi de me dresser encore, comme un pin sur la colline, comme un sapin dans la lande : l’écureuil viendrait sautiller sur mes branches, le chien aboyer près de mes racines. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Ne pleure point, ô mon navire, ne te lamente point, ô vaisseau richement armé de rames, bientôt tu iras au milieu des batailles, des jeux sauvages du glaive.

« Si tu es un navire créé par Dieu, un navire créé et donné par Jumala, tu dois t’élancer dans la mer, te précipiter au sein des vagues, sans que l’on te touche avec le poing, que l’on t’ébranle avec la main, que l’on t’aide avec l’épaule, que l’on te pousse avec le bras[9] ! »

Le navire répondit avec intelligence, le vaisseau richement armé de rames s’exprima ainsi : « Aucun bateau de ma famille, aucun autre de mes frères ne s’élance dans la mer, ne se précipite au sein des vagues, sans l’aide d’un poing, sans le secours d’un bras puissant. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Si je te lance à la mer, marcheras-tu sans l’emploi des rames, avanceras-tu sans qu’on te vienne en aide, sans que le vent gonfle tes voiles ? »

Le navire répondit avec intelligence, le vaisseau richement armé de rames s’exprima ainsi : « Aucun bateau de ma famille, aucun autre de mes frères ne marche sans l’emploi des rames, n’avance sans qu’on lui vienne en aide, sans que le vent gonfle ses voiles. »

Alors, le vieux Wäinämöinen laissa son cheval dans un bois et l’attacha à un arbre ; puis, déployant la force magique du chant, il poussa le navire dans la mer, et il lui dit : « Ô navire aux courbes puissantes, ô vaisseau richement armé de rames, es-tu aussi capable de porter une lourde charge que tu es beau à voir ? »

Le navire répondit avec intelligence, le vaisseau richement armé de rames s’exprima ainsi : « Oui, certainement, je suis capable de porter une lourde charge ; mon pont est vaste : cent hommes, mille héros peuvent facilement y trouver place et y manœuvrer les rames. »

Le vieux Wäinämöinen se mit à dérouler ses chants ; et il évoqua d’un côté du navire une troupe de fiancés, à la chevelure hérissée, aux mains dures, des hommes fiers et solidement bottés ; il évoqua de l’autre côté une troupe de fiancées, à la fibule d’étain, à la ceinture de cuivre, de gracieuses jeunes filles, aux doigts ornés d’anneaux ; il évoqua, enfin, sur les bancs des rameurs, une troupe de vieillards, une race usée par le temps ; mais, pour ceux-ci, la place était étroite, car les jeunes l’avaient déjà envahie.

Wäinämöinen s’assit lui-même près du gouvernail, et en saisissant la barre, il dit : « Marche, ô navire, sur cette plaine sans arbres, franchis ces vastes détroits, vogue sur la mer, vogue sur les flots, comme une feuille de nénuphar ! »

Et il ordonna aux fiancés de ramer, tandis que les jeunes filles resteraient inoccupées. Les fiancés ramèrent ; ils ramèrent de toutes leurs forces ; mais le navire n’avança pas.

Il ordonna aux jeunes filles de ramer, tandis que les fiancés resteraient inoccupés. Les jeunes filles ramèrent, leurs doigts craquèrent ; mais le navire n’avança pas. Il ordonna aux vieillards de ramer, tandis que les jeunes resteraient inoccupés. Les vieillards ramèrent, leurs têtes branlèrent, mais le navire n’avança pas davantage.

Alors, le forgeron Ilmarinen prit place au banc des rameurs. Soudain, le navire s’agita ; et il glissa rapidement sur les flots, et, de loin, on entendit le bruit des rames battant contre les flancs de la carène.

Ilmarinen redoubla d’énergie ; les bancs du navire craquèrent, ses courbes frissonnèrent ; les avirons en bois de sorbier grincèrent ; leurs manches caquetèrent comme des gelinottes, leurs palettes crièrent comme des coqs de bruyères ; la proue chanta comme un cygne, la poupe croassa comme un corbeau, les supports des rames gloussèrent comme des oies[10].

Le vieux Wäinämöinen tenait le gouvernail d’une main ferme, et dirigeait avec une habileté merveilleuse la course du navire à travers les ondes. Bientôt, un promontoire surgit au loin, un misérable village se montra à l’horizon.

Ahti[11] y avait fixé sa demeure, Lemminkäinen y passait sa vie, déplorant son extrême misère, le vide de son aitta[12], le triste sort qui lui était échu en partage. Il taillait les ais d’un nouveau navire, il en charpentait la quille, à l’extrémité de l’aride promontoire[13], dans l’enceinte du misérable village.

Lemminkäinen avait l’oreille fine ; il avait les yeux plus perçants encore. Il jeta les regards du côté de l’occident, il tourna la tête vers le midi, et aperçut dans le lointain un arc, un flocon de nuage.

Mais, ce n’était point un arc, ce n’était point un flocon de nuage, c’était un petit navire qui s’avançait sur les vagues de la mer. Un héros majestueux siégeait au gouvernail, un superbe guerrier présidait à la manœuvre.

Le joyeux Lemminkäinen dit : « Je ne connais pas ce navire, je ne sais quel est ce beau bateau qui arrive à force de rames, des régions de Suomi, des régions de l’orient, la proue tournée vers l’occident. »

Et le jeune héros éleva la voix, il poussa un cri puissant du haut du promontoire, et il demanda par dessus les flots : « À qui appartient ce navire qui vogue sur la mer ? »

Les hommes, les femmes du navire répondirent : « Quel homme es-tu donc, quel guerrier, toi qui habites au milieu de ces bois déserts, pour ne pas connaître le navire de Wäinölä, pour ignorer qui en est le pilote, qui en est le rameur ? »

Le joyeux Lemminkäinen répondit : « Je sais qui est ce pilote, je sais qui est ce rameur : le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen siége au gouvernail, Ilmarinen manœuvre les rames. Où allez-vous donc, ô hommes, où dirigez-vous votre course, ô héros ? »

Le vieux Wäinämöinen répondit : « Nous allons droit vers le nord, vers la région des grandes vagues, des flots écumeux ; nous allons enlever le Sampo, arracher le beau couvercle de la colline de pierre, de la montagne de cuivre de Pohjola. »

Le joyeux Lemminkäinen dit : « Ô vieux Wäinämöinen, prends-moi avec toi comme troisième héros, puisque tu vas enlever le Sampo, arracher le beau couvercle ! Je déploierai aussi ma force d’homme, si un combat devient nécessaire ; j’agirai des mains et des épaules. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen consentit à associer le guerrier, le brave héros, à son expédition. Le joyeux Lemminkäinen descendit aussitôt sur le rivage, emportant avec lui des planches de renfort pour les flancs du navire.

Le vieux Wäinämöinen dit : « J’ai déjà une quantité suffisante de bois dans mon navire ; il en est lourdement chargé ; pourquoi apportes-tu encore avec toi un surcroît de planches ? »

Le joyeux Lemminkäinen répondit : « Ce ne sont point les provisions qui font sombrer un navire, ce n’est point le lest qui cause sa perte ; mais, souvent, dans les mers de Pohjola, la tempête bat violemment ses flancs ; il faut qu’ils soient assez solides pour résister à ses assauts.

Le vieux Wäinämöinen dit : « Et c’est pour cela, c’est pour que mon navire ne soit point emporté par les vents, submergé par la tempête, que sa proue a été cuirassée de fer et d’acier. »

  1. Voir Dixième Runo, note 8.
  2. Voir Quatrième Runo, note 21.
  3. Voir Treizième Runo, note 11.
  4. « Saisi sormet soutimeksi,
    « Kämmenet käsimeloiksi. »

    C’est-à-dire nous ferons naufrage, et nous serons obligés de nous sauver

    à la nage.

  5. « Rauta vellinä venyvi,
    « Teräs taipui tahtahana,
    « Hopea vetenä välkkyi,
    « Kulta läckkyi lainehena. »

  6. « Ouko miekka miestä myöten,
    « Kalpa kantajan mukahan ? »

  7. La runo veut dire que les figures de ces divers animaux étaient gravées sur le glaive ou incrustées dans la lame. Voir Sixième Runo, à cet endroit et Trentième Runo, note 8.
  8. C’est-à-dire lorsqu’il est encore à l’état de pin résineux, lorsque les matériaux dont il doit être formé n’ont pas encore été mis en œuvre.
  9. « Lienet pursi luojan luoma,
    « Luojan luoma, tuojan tuoma,
    « Syrjin syökseite vetehen,
    « Laioin aalloillen ajaite
    « Ilman kouran koskemata,
    « Käen päälle kayttämättä,
    « Olkapaän ojentamatta,
    « Kasivarren vaalimatta ! »

  10. J’ai traduit mot à mot ce passage bizarre, dont je crois devoir citer le texte original :

    « Soutavi sorehtelevi,
    « Teljot rytkyi, laiat notkui,
    « Airot piukki pihlajaiset,
    « Airon pyörat pyina vinkui,
    « Terät teirina kukerti,
    « Nenä joikui joutsenena,
    « Perä kaarskui kaaroehena,
    « Hangat hanhina havisi. »

  11. Voir Onzième Runo, note 1.
  12. Voir Première Runo, note 12.
  13. Voir Trentième Runo, note 24.