Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/13

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 107-112).

TREIZIÈME RUNO.

sommaire.
Lemmikäinen demande à la mère de famille de Pohjola la main de sa fille. — Louhi promet de la lui accorder s’il peut atteindre le coursier de Hiisi et le ramener captif. — Lemmikäinen se fait fabriquer des suksi pour courir sur la neige et s’élance à la poursuite du coursier infernal. — Il l’atteint et l’enchaîne, mais l’animal rompt ses liens et s’échappe. — Lemmikäinen se remet à sa poursuite ; tout à coup ses suksi se brisent, et il est forcé de s’arrêter.

Le joyeux Lemmikäinen dit à la mère de famille de Pohjola : « Maintenant, ô vieille, amène ici tes filles ; je veux choisir pour moi la plus grande, la plus belle de la bande. »

La mère de famille de Pohjola répondit : « Je ne te donnerai aucune de mes filles, ni la plus grande ni la plus petite, ni la plus belle ni la plus laide, car tu as déjà une femme, une véritable épouse dans ta maison[1]. »

Le joyeux Lemmikäinen dit : « J’enchaînerai Kylliki dans le village, je l’attacherai à d’autres seuils, à d’autres habitations ; je trouverai ici une meilleure femme[2]. Amène-moi donc ta fille, la plus charmante des jeunes vierges, la plus parfaite des belles chevelures. »

La mère de famille de Pohjola dit : « Je ne donnerai point ma fille à des hommes inutiles, à des héros sans mérite. N’aspire à la main d’une jeune vierge, ne recherche une tête de fleur, que lorsque, chaussé de tes suksi[3], tu auras atteint à la course l’élan de Hiisi, au delà du champ de Hiisi[4]. »

Le joyeux Lemmikäinen ferra son épieu, banda son arc, mit ses flèches en ordre et dit : « Maintenant, mon épieu est ferré, mes flèches sont en ordre, la corde est tendue sur mon arc ; mais je n’ai point de suksi pour marcher, pour frapper la route avec le talon. »

Et le joyeux Lemmikäinen songea en lui-même où il trouverait, où il se procurerait des suksi.

Il se dirigea vers la maison de Kauppi, il entra dans la forge de Lyylikki. « Ô sage Wuojalainen, ô Kauppi[5], bel enfant de Laponie, fais-moi de bons suksi, des suksi élégants et agiles, afin que j’atteigne à la course l’élan de Hiisi, au delà du champ de Hiisi. »

Lyylikki prit la parole, Kauppi agita sa langue : « C’est en vain, ô Lemmikäinen, que tu entreprends de courir après l’élan de Hiisi, tu n’attraperas qu’un morceau de bois pourri, et encore avec beaucoup de fatigue. »

Le joyeux Lemmikäinen se soucia peu de cette réponse, et il dit : « Fais-moi, seulement, des suksi, de bons suksi ; je veux atteindre à la course l’élan de Hiisi, au delà du champ de Hiisi. »

Lyylikki, l’habile fabricant de suksi, se mit donc au travail. Pendant l’automne, il façonna le bois des suksi ; pendant l’hiver, il les revêtit de peau ; puis il mit un jour à tailler le bâton, un autre jour à le couronner d’une ronde palette[6].

Déjà les suksi sont prêts ; les suksi bons à frapper la route avec le talon ; le bâton est taillé, la ronde palette est à sa place. Le bâton valait une loutre, la palette un renard rouge[7].

Lyylikki frotta les suksi avec du beurre, il les enduisit de graisse de renne ; puis il réfléchit profondément, et il dit : « Est-il parmi cette jeunesse, parmi cette race qui s’élève, est-il quelqu’un qui puisse chausser ces suksi et s’en servir pour la course ? »

Le joyeux Lemmikäinen, le gai et intrépide compère répondit : « Oui, certainement, il est parmi cette jeunesse, parmi cette race qui s’élève, il est quelqu’un qui peut chausser ces suksi et s’en servir pour la course. »

Et il suspendit son carquois sur son dos, son arc sur son épaule, prit son bâton à la main, chaussa les suksi, et se mettant en route, il dit : « Il n’est aucun être dans tout l’espace de Jumala, sous la voûte du ciel, aucun être courant à quatre pieds, qui ne puisse être atteint avec la chaussure du fils de Kaleva, avec les suksi de Lemmikäinen. »

Les lutins de Hiisi, les hommes de Juutas[8] entendirent ces paroles, et ils se mirent à fabriquer un élan, un superbe élan[9]. Ils lui firent la tête d’un tronc d’arbre pourri, les cornes d’un saule branchu, les pieds de roseaux, les jambes de plantes marécageuses, le dos d’un poteau de cloison, les veines de paille sèche, les yeux de fleurs aquatiques, les oreilles de feuilles de nénuphar, la peau d’écorce de sapin, la chair de poutres moisies.

Hiisi donna lui-même ses instructions à son élan, il parla de sa propre bouche au bel animal : « Pars, maintenant, ô élan de Hiisi ; vole, élan rapide, vers les lieux où s’accouplent les rennes, vers les champs des fils de Laponie ; fais que ceux qui te poursuivront soient inondés de sueur sur leurs suksi, Lemmikäinen avant tous les autres.

Et l’élan de Hiisi s’élança, le rapide animal prit son essor vers les régions de Pohja, vers les champs des fils de Laponie, et en passant devant une goatte[10], il renversa d’un coup de son sabot la chaudière qui était sur le feu, en sorte que la viande roula dans les cendres, que la soupe se perdit sur la pierre du foyer.

Alors, un grand tumulte éclata parmi les Lapons : les chiens aboyèrent, les enfants pleurèrent, les femmes ricanèrent, tout le peuple murmura.

Le joyeux Lemmikäinen, chaussé de ses suksi, poursuit avec ardeur l’élan de Hiisi. Il traverse les marais et les vastes déserts, il longe les vastes forêts défrichées par le feu. Le feu jaillit de ses suksi, la fumée du bout de son bâton ; mais il ne voit pas encore l’élan, il ne le voit ni ne l’entend.

Il franchit les montagnes et les collines, il franchit les lacs et les mers, et les bruyères sauvages de Hiisi, et les landes arides de Kalma. Déjà, il touche aux demeures de la mort, et Surma[11] lève la tête, et elle ouvre la gueule pour saisir le héros, pour engloutir Lemmikäinen ; mais il échappe à ses dents meurtrières, il n’en est pas même effleuré.

Un seul champ reste encore à atteindre, un petit coin désert à visiter, dans les espaces extrêmes de Pohjola, dans les vastes solitudes de la Laponie. Le héros y dirige sa course.

Mais, arrivé à la dernière limite, il entendit un bruit effroyable. Les chiens aboyaient, les enfants pleuraient, les femmes ricanaient, tout le peuple lapon éclatait en murmures,

Le joyeux Lemmikäinen s’élança du côté du bruit, et quand il fut à portée, il dit : « Pourquoi entends-je les femmes ricaner, les enfants pleurer, les vieillards se lamenter, les chiens velus aboyer ? »

« Les femmes ricanent, les enfants pleurent, les vieillards se lamentent, les chiens velus aboient, parce que, en passant devant la goatte, l’élan de Hiisi a renversé la chaudière qui était sur le feu, en sorte que la viande a roulé dans les cendres, que la soupe s’est perdue sur la pierre du foyer. »

Et le joyeux Lemmikäinen, le facétieux compère appuya son suksi gauche sur la neige, et il glissa comme une couleuvre sur le gazon aride ; il appuya son suksi droit sur le pin du marais, et il y glissa comme un serpent vivant ; puis, continuant sa course, appuyé sur son bâton, il dit : « Que tous les hommes de Laponie viennent, maintenant, pour porter l’élan, que toutes les femmes de Laponie nettoient les chaudières, que tous les enfants de Laponie rassemblent du petit bois pour faire le feu, que toutes les chaudières de Laponie se préparent pour la cuisson du grand élan de Hiisi ! »

Et, dans un suprême effort, Lemmikäinen s’élança en avant. D’un bond, il alla aussi loin que l’œil pouvait voir, d’un autre bond, aussi loin que l’oreille pouvait entendre, d’un troisième bond, il atteignit la croupe de l’élan de Hiisi.

Alors, il prit un poteau d’érable, une verge de bouleau, et il attacha l’animal au milieu d’un petit bois clos, planté de chênes.« Reste là maintenant, élan de Hiisi, bondis à ton aise, renne sauvage[12]. »

Puis, il lui passa la main sur le dos, lui caressa doucement la peau, et dit : « Il me conviendrait tout à fait, il me serait on ne peut plus agréable de coucher là-dessus, en compagnie d’une jeune fille, d’une svelte et florissante colombe ! »

L’élan de Hiisi entra en fureur ; le renne sauvage frappa la terre de son sabot, et il dit : « Que Lempo te prépare ton lit, s’il le veut, pour y dormir avec tes jeunes tilles, pour y vivre avec tes colombes ! »

Et il s’agita de toutes ses forces, brisa ses liens de bouleau, mit son poteau d’érable en pièces, renversa la cloison de chêne, et prit sa course impétueuse à travers les marais et les déserts, les collines et les bois, et bientôt, il devint invisible à l’œil, insaisissable à l’oreille.

Le joyeux Lemmikäinen, transporté d’une rage amère, d’une colère sans égale, se mit aussitôt à la poursuite de l’élan de Hiisi.

Mais, à peine eut-il fait un pas que les sangles de ses deux suksi se rompirent près du talon, que son bâton se brisa près de la ferrure et jusqu’à la hauteur de la palette. L’élan de Hiisi disparut tout à fait.

Le joyeux Lemmikäinen, le cœur triste, la tête penchée, regarda en soupirant ses suksi brisés, et il dit : « Que jamais, tant que durera cette vie, nul autre de nos héros ne s’aventure comme moi, malheureux, à la poursuite de l’élan de Hiisi ! J’y ai perdu mes bons suksi ; j’y ai brisé mon bâton et le meilleur de mes épieux. »

  1. La polygamie n’a jamais été en usage chez les peuples finnois. Les runot, du moins, protestent en toute occasion contre la pluralité des femmes.
  2. Ce qui signifie, sans doute : Je divorcerai avec Kylliki, et ferai en sorte qu’elle s’unisse à un autre époux.
  3. Voir Dixième Runo, note 2.
  4. Voir Sixième Runo, note 3.
  5. Noms propres qui, conformément à un usage dont les runot nous donnent de nombreux exemples, s’appliquent à une seule et même personne.
  6. En glissant sur la neige avec les suksi, les Finnois et les Lapons s’aident d’un long bâton armé à l’extrémité d’une rondelle de bois.
  7. À l’époque où la monnaie était rare, les Finnois la remplaçaient par des fourrures. Il n’y a pas longtemps encore que dans certaines contrées, où la chasse était un de leurs principaux moyens d’existence, ils acquittaient l’impôt du fisc avec des peaux d’écureuil.
  8. Juutaat, Hiidet, Hiiden Kansa, Jattiläiset, etc., tous ces noms qui reviennent souvent dans les runot ont un sens difficile à préciser. Plusieurs auteurs les regardent comme synonymes de Jotarne, Jättarne, noms que les anciennes sagas scandinaves donnent aux habitants primitifs de la Finlande. Ces derniers sont toujours représentés comme étant d’une taille et d’une force extraordinaires, et comme des êtres mauvais toujours en hostilité contre les hommes. Dans la runo actuelle, Juutas est évidemment de la même famille que Hiisi. Mais peut-être ce nom de Juutas a-t-il été introduit dans les runot à une époque postérieure, et n’est-il qu’une reproduction du Judas de l’Évangile.
  9. Ironie familière aux runot finnaises.
  10. Hutte laponne.
  11. Personnification de la mort violente, du destin fatal.
  12. Le coursier de Hiisi est appelé tantôt élan, tantôt renne, etc. Cette accumulation de noms sur un même objet est familière à la poésie finnoise ; on en a vu, on en verra encore beaucoup d’autres exemples.