Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/38

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 374-381).

TRENTE-HUITIÈME RUNO

sommaire.
Ilmarinen retourne dans Pohjola pour y chercher une autre épouse. — Louhi lui refuse sa seconde fille. — La jeune fille, de son côté, ne veut point succéder à sa sœur. — Ilmarinen l’enlève, la met dans un traîneau et part pour son pays. — Lamentations de la jeune fille pendant la route. — Arrivée dans un village où l’on passe la nuit. — Ilmarinen, accablé de fatigue, s’endort d’un lourd sommeil. — La jeune fille en profite pour lui être infidèle. — Colère d’Ilmarinen. — Il déroule ses paroles magiques et change la coupable en mouette. — Wäinämöinen demande au forgeron des nouvelles de Pohjola. — Éloge du Sampo.


Le forgeron Ilmarinen, le batteur de fer éternel abandonna sa statue d’or, sa vierge d’argent ; et il attela son fauve étalon à son traîneau, à son beau traîneau ; puis il se mit en route pour Pohjola, afin de demander la main d’une autre jeune fille.

Il marcha un jour, il marcha deux jours ; le troisième jour, il arriva au terme de son voyage.

Louhi, la mère de famille de Pohjola, le rencontra dans l’enclos de son habitation, et l’interrogea sur l’état de sa fille ; elle lui demanda comment elle se trouvait dans la maison de son beau-père, dans la maison de son époux.

Triste, la tête basse, le bonnet incliné de côté[1], Ilmarinen répondit : « Ô ma chère belle-mère, ne me fais point de pareilles questions, ne m’interroge point sur la vie, sur l’état de ta fille, sur le séjour dans ma maison de ta bien-aimée. La mort l’a déjà engloutie ; un sort cruel l’a frappée ; ma jolie baie est dans le sein de la terre, ma douce et gracieuse femme, aux sourcils noirs, est sous le gazon. Je suis venu ici pour te demander ton autre fille, ta plus jeune fille ; oui, ô ma chère belle-mère, donne-moi ta seconde fille, à la place de mon ancienne épouse, à la place de sa sœur. »

Louhi, la mère de Pohjola, répondit : « J’ai mal agi, malheureuse que je suis ! j’ai fait une action injuste, lorsque je t’ai promis, lorsque je t’ai donné mon enfant, pour qu’elle s’éteignît dans l’éclat de sa jeunesse, pour qu’elle se fanât dans la fleur de sa beauté ; je l’ai comme jetée dans les dents du loup, dans la gueule hurlante de l’ours.

« Mais, je ne te donnerai point mon autre fille, je ne te la donnerai point, pour enlever ta suie, pour balayer les scories de ta forge ; j’aimerais mieux mille fois la précipiter dans la cataracte mugissante, dans le tourbillon écumeux, dans la bouche de la lotte de Manala, sous les dents du brochet de Tuoni[2]. »

Le forgeron Ilmarinen tordit la bouche, branla la tête, secoua sa noire chevelure[3] ; puis il entra dans la maison, et là, il éleva la voix et il dit : « Viens avec moi, ô jeune fille, viens prendre la place de ta sœur, de mon ancienne épouse, afin de préparer les gâteaux de miel, de brasser la bière ! »

Un enfant couché sur le plancher se mit à chanter : « Loin d’ici, hôte importun ! Loin d’ici, homme étranger ! Tu as déjà détruit une partie de cette maison, tu as assassiné une partie de cette famille, lorsque tu es venu parmi nous jadis. Ô fille, ma chère sœur, ne t’éprends point d’amour pour le prétendant, ne te laisse point séduire par sa belle bouche, par ses beaux pieds ! Le prétendant a les dents du loup, les griffes du renard, dans sa poche, les pattes de l’ours sous le bras, le poignard de la sangsue à sa ceinture ; il s’en servira pour te déchirer la tête, pour te mutiler les oreilles[4]. »

La jeune fille répondit elle-même au forgeron : « Non, je n’irai point avec toi, je dédaigne les âmes féroces. Tu as tué ma sœur, tu me tuerais, tu m’assassinerais à mon tour. Je suis faite pour un époux meilleur et plus beau que toi, j’aspire à un plus brillant traîneau ; et il me faut de plus grandes richesses, de plus vastes domaines que la simple maison remplie de charbon d’un forgeron, que le foyer d’un homme vulgaire. »

Le forgeron Ilmarinen, le batteur de fer éternel tordit la bouche, branla la tête, secoua sa noire chevelure ; en même temps il enleva la jeune fille dans ses bras, se précipita, tel qu’un ouragan, hors de la maison, monta dans son traîneau, et se mit aussitôt en route. D’une main il tient les rênes de son cheval, de l’autre il caresse le sein de la belle [5].

La jeune fille se mit à pleurer, à se lamenter, et elle dit : « J’étais allée dans les champs pour y cueillir des fleurs sur la mousse ; et voilà que je disparais, pauvre colombe ! voilà que je meurs, frappée par une main étrangère !

« Écoute, ô forgeron Ilmarinen, si tu ne me laisses point partir, je brise ton traîneau, je mets ton beau traîneau en pièces, d’un coup de mon genou. »

Le forgeron Ilmarinen répliqua : « La caisse de mon traîneau a été construite en fer, elle peut défier tes coups. »

La jeune fille éclata en sanglots, la ceinture de cuivre[6] se lamenta ; elle tordit la bouche, elle se brisa les doigts et elle dit : « Si tu ne me laisses point partir, je me jette dans la mer changée en poisson, en truite des flots profonds. »

Le forgeron Ilmarinen répliqua : « Si tu te jettes dans la mer, je l’y poursuivrai changé en brochet. »

La jeune fille éclata en sanglots, la ceinture de cuivre se lamenta ; elle tordit la bouche, elle se brisa les doigts, et elle dit : « Si tu ne me laisses point partir, je m’élance dans le bois, changée en hermine. »

Le forgeron Ilmarinen répliqua : « Si tu t’élances dans le bois, je t’y poursuivrai changé en loutre. »

La jeune fille éclata en sanglots, la ceinture de cuivre se lamenta ; elle tordit la bouche, elle se brisa les doigts, et elle dit : « Si tu ne me laisses point partir, je m’envole dans les airs, changée en alouette, et je vais me cacher derrière les nuages. »

Le forgeron Ilmarinen répliqua : « Si tu t’envoles dans les airs, je t’y poursuivrai, changé en aigle. »

Une partie, une petite partie de la route avait été parcourue ; et déjà le cheval commençait à écumer, les oreilles pendantes[7], à se couvrir de sueur.

La jeune fille leva la tête ; elle vit des traces de pas sur la neige, et elle dit : « Qui a bondi à travers la route ? »

Le forgeron Ilmarinen répondit : « C’est le lièvre qui a bondi à travers la route. »

La pauvre jeune fille se remit à pleurer ; elle se lamenta, elle soupira lourdement, et elle dit : « Malheur à moi, infortunée ! Il serait beaucoup mieux, beaucoup plus agréable pour moi de me trouver sur les traces du lièvre rapide, sur les pas des jambes crochues[8], que dans le traîneau de ce prétendant, sur les coussins de ce visage ridé : la toison du lièvre est plus belle, la bouche du lièvre est plus gracieuse. »

Le forgeron Ilmarinen se mordit les lèvres, secoua la tête, et lança son traîneau avec un bruit de tonnerre. Après une courte marche, le cheval commença de nouveau à écumer, les oreilles pendantes à se couvrir de sueur.

La jeune fille leva la tête ; elle vit des traces de pas sur la neige, et elle dit : « Qui a bondi à travers la route ? »

Le forgeron Ilmarinen répondit : « C’est le renard qui a bondi à travers la route. »

La pauvre jeune fille se remit à pleurer ; elle se lamenta, elle soupira lourdement, et elle dit : « Malheur à moi, infortunée ! Il serait beaucoup mieux, beaucoup plus agréable pour moi de me trouver dans le bruyant traîneau, le traîneau toujours en mouvement du renard, que dans le traîneau de ce prétendant, sur les coussins de ce visage ridé : la toison du renard est plus belle, la bouche du renard est plus gracieuse. »

Le forgeron Ilmarinen se mordit les lèvres, secoua la tête, et lança son traîneau avec un bruit de tonnerre. Après une courte marche, le cheval recommença à écumer, les oreilles pendantes à se couvrir de sueur.

La jeune fille leva la tête ; elle vit des traces de pas sur la neige, et elle dit : « Qui a bondi à travers la route ? »

Le forgeron Ilmarinen répondit : « C’est le loup qui a bondi à travers la route. »

La pauvre jeune fille se remit encore à pleurer ; elle se lamenta, elle soupira lourdement, et elle dit : « Malheur à moi, infortunée ! Il serait beaucoup mieux, beaucoup plus agréable pour moi, de me trouver sur les traces du loup farouche, sur les pas du long museau, que dans le traîneau de ce prétendant, sur les coussins de ce visage ridé : la toison du loup est plus belle, la bouche du loup est plus gracieuse. »

Le forgeron Ilmarinen se mordit les lèvres, secoua la tête, et lança son traîneau avec un bruit de tonnerre ; il marcha jusqu’à la nuit, et arriva dans un village.

Fatigué de la route, il tomba en proie à un lourd sommeil ; et tandis que l’homme dormait, un étranger caressa la femme[9].

Le lendemain matin, à cette vue, le forgeron Ilmarinen tordit la bouche, branla la tête, secoua sa noire chevelure, et il dit : « Déroulerai-je mes chants[10], et enverrai-je une pareille fiancée dans la forêt, changée en bête des bois, ou bien l’enverrai-je dans la mer, changée en poisson des eaux ?

« Non, je ne l’enverrai point dans la forêt, je ne l’enverrai point dans la mer, car toute la forêt, tous les poissons de la mer en seraient épouvantés ; je la frapperai plutôt de mon glaive, je l’exterminerai avec ma lame d’acier. »

Le glaive comprit les paroles de l’homme, il devina le projet du héros, et il dit : « Je n’ai point été créé pour exterminer les femmes, pour frapper les faibles créatures. »

Alors le forgeron Ilmarinen se mit à dérouler ses chants d’une voix désespérée, et il changea la femme en mouette, et il la chassa sur une île, sur un écueil solitaire de la mer, à la cime d’un promontoire, pour y crier, pour y hurler au milieu des tempêtes[11].

Puis, il remonta dans son traîneau et se dirigea, d’une course rapide, le cœur triste, la tête basse, vers son propre pays, vers sa patrie bien-aimée.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen vint à sa rencontre sur la route, et il lui dit : « Ô Ilmarinen, mon cher frère, pourquoi as-tu le cœur si triste, pourquoi portes-tu ton casque tout à fait incliné, en revenant de Pohjola ? »

Le forgeron Ilmarinen répondit : « Comment pourrait-on vivre misérable dans Pohjola ? Là se trouve le Sampo[12], qui moud toujours, le beau couvercle qui est perpétuellement en mouvement. Un jour, il moud le grain destiné à être mangé, un autre jour, il moud le grain destiné à être vendu, un troisième jour, il moud le grain destiné à être conservé parmi les provisions de la maison[13].

« Oui, je le dis, je le répète, comment pourrait-on vivre misérable dans Pohjola, puisqu’on y possède le Sampo ? C’est du Sampo que découlent le labourage et l’ensemencement des champs, la germination de toutes les plantes ; c’est du Sampo que découle une prospérité éternelle. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ô forgeron Ilmarinen, mon cher frère, où as-tu donc laissé la jeune fille, où as-tu laissé ta fiancée au nom célèbre, car voilà que tu reviens encore seul, qu’aucune femme ne t’accompagne ? »

Le forgeron Ilmarinen répondit : « J’ai changé la misérable créature en mouette, et je l’ai chassée sur une île. Maintenant, elle crie sur un rocher fixé au milieu des flots, elle hurle à la cime d’un écueil, sur la mer. »

  1. Voir Dixième Runo, note 9.
  2. « Manalan matikan suahun,
    « Tuonen hauin hampahisin. »

    Voir Douzième Runo, note 7.
  3. « Siitä seppo Ilmarinen
    « Murti suuta, väänti päätä,
    « Murti mustoa haventa. »

  4. « Neitonen, sinä sisari,
    « Elä sulho’on ihastu,
    « Elä sulhon suun pitohon
    « Eläkä jalkoihin jaloihin !
    « Sulholl’on suen ikenet,
    « Revon koukut kormanossa
    « Karhun kynnet kainalossa
    « Veren juojan veitsi vyöllä,
    « Jolla päätä piirtelevi,
    « Selkeä sirettelevi. »

  5. « Käsi ohjassa orosen,
    « Toinen neien nännisillä. »

  6. « Vyö vaski valittelevi. »

  7. Luppakorva : épithète appliquée au cheval en forme de surnom.
  8. Koukkupolven : épithète appliquée au lièvre en forme de surnom ; nous l’avons déjà vue appliquée à d’autres animaux, aux vaches, par exemple.
  9. « Toinen naista naurattavi
    « Micheltä unekkahalta. »

    Mot à mot : Un autre fit rire la femme pour l’homme endormi.

  10. Il s’agit ici, comme nous l’avons déjà vu dans des cas analogues, de chants magiques.
  11. « Se on seppo Ilmarinen
    « Jopa loihe laulamahan,
    « Syantyi sauelemahan,
    « Lauloi naisensa lokiksi
    « Luo’olle lokottamahan,
    « Veen karille kaikkumahan,
    « Nenat nienten niukumahan,
    « Vastatuulet vaapumahan. »

  12. Voir Première Runo, note 6 et Septième Runo, note 10.
  13. Voir Dixième Runo.