Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/37

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 368-373).

TRENTE-SEPTIÈME RUNO

sommaire.
Ilmarinen pleure amèrement sa femme dévorée par les loups et les ours de Kullervo. — Il forme le projet de s’en forger une autre en or et en argent. — Ses préparatifs à cet effet. — La fille d’or et d’argent étant tirée de la forge, Ilmarinen y met la dernière main à coups de marteau. — Il la porte dans son lit et se couche à côté d’elle, mais ne peut supporter le froid que lui cause son contact. — Désespérant alors de pouvoir en faire sa femme, il va la proposer à Wäinämöinen. — Le runoia la refuse et exhorte tous ceux de sa race à ne jamais rechercher pour épouse une fille d’or, à ne jamais courir après une fiancée d’argent.


Le forgeron Ilmarinen pleura amèrement son épouse ; il la pleura chaque soir et chaque matin ; il la pleura durant les jours, sans prendre de nourriture, durant les nuits, sans se livrer au sommeil. Et il ensevelit la belle dans la terre ; puis, pendant un mois entier, il laissa son marteau inactif, et un lugubre silence régna dans sa forge.

Le forgeron Ilmarinen disait : « Malheur à moi, infortuné ! Je ne sais plus comment exister, comment vivre. Passerai-je mes nuits debout ou couché ? Hélas ! la nuit est bien longue ; et mon esprit s’est obscurci, et ma force s’est brisée sous le chagrin.

« Longues aussi pour moi sont les heures du soir, amères les heures du matin ; plus tristes, plus amères encore mes veilles de la nuit. Et ce ne sont point mes soirées que je regrette, ni mes matinées, ni les autres moments du jour, je regrette ma belle compagne, je pleure amèrement ma bien-aimée, je pleure mon épouse aux sourcils noirs.

« Souvent, au milieu de ces douleurs, pendant le trouble de mes rêves, je porte les mains autour de moi ; mais je n’embrasse que le vide, je n’étreins que le néant[1]. »

Ainsi le forgeron passait ses jours dans le veuvage ; il vivait sans épouse. Pendant deux mois, pendant trois mois, il pleura sa femme morte ; mais, le quatrième mois, il moissonna des épis d’or dans la mer, des gerbes d’argent au sein des vagues profondes[2], puis il rassembla des monceaux de bois, il en chargea trente traîneaux, et il en fit du charbon, et il transporta le charbon dans sa forge.

Alors, il prit de son or, il prit de son argent une masse grosse comme une brebis d’automne, comme un lièvre d’hiver[3], et il la jeta dans le feu de la forge ; et il ordonna aux esclaves, aux garçons salariés de souffler.

Les esclaves soufflèrent avec force, les garçons salariés soufflèrent avec ardeur, sans gants aux doigts, sans chapeau sur la tête[4] ; Ilmarinen lui-même mit la main à l’œuvre ; il voulait se forger une femme d’or, une fiancée d’argent[5].

Mais, voici que les esclaves se mirent à souffler avec indolence, que les garçons salariés faiblirent. Ilmarinen s’empara du soufflet ; et il souffla une fois, il souffla deux fois, il souffla trois fois ; puis, il regarda au fond de la forge, pour voir ce que le feu avait produit, ce qu’avait enfanté l’ardent foyer.

Une brebis avait surgi des charbons, une brebis à la toison d’or, à la toison de cuivre, à la toison d’argent. D’autres s’en fussent réjoui, Ilmarinen ne s’en réjouit pas.

Ilmarinen dit : « Le loup eût certainement désiré ta pareille ! Quant à moi, je désirais une femme d’or, une fiancée d’argent. »

Et il jeta la brebis dans la forge ; il y ajouta de l’or et de l’argent, et ordonna de nouveau aux esclaves, aux garçons salariés de souffler.

Les esclaves soufflèrent avec force, les garçons salariés soufflèrent avec ardeur, sans gants aux doigts, sans chapeau sur la tête ; Ilmarinen lui-même mit la main à l’œuvre ; il voulait se forger une femme d’or, une fiancée d’argent.

Mais, voici que les esclaves se mirent à souffler avec indolence, que les garçons salariés faiblirent. Ilmarinen s’empara du soufflet ; et il souffla une fois, il souffla deux fois, il souffla trois fois ; puis il regarda au fond de la forge, pour voir ce que le feu avait produit, ce qu’avait enfanté le soufflet.

Un poulain avait surgi des charbons, un poulain à la crinière d’or, à la tête d’argent, aux sabots de cuivre. D’autres s’en fussent réjoui ; Ilmarinen ne s’en réjouit pas.

Ilmarinen dit : « Le loup eût certainement désiré ton semblable ! Quant à moi, je désirais une femme d’or, une fiancée d’argent. »

Et il jeta le poulain dans la forge ; il y ajouta de l’or et de l’argent, et ordonna encore aux esclaves, aux garçons salariés de souffler.

Les esclaves soufflèrent avec force, les garçons salariés soufflèrent avec ardeur, sans gants aux doigts, sans chapeau sur la tête ; Ilmarinen lui-même mit la main à l’œuvre ; il voulait se forger une femme d’or, une fiancée d’argent.

Mais, voici que les esclaves se mirent à souffler avec indolence, que les garçons salariés faiblirent. Ilmarinen s’empara du soufflet ; et il souffla une fois, il souffla deux fois, il souffla trois fois ; puis, il regarda au fond de la forge, pour voir ce que le feu avait produit, ce qu’avait enfanté le soufflet.

Une jeune fille avait surgi des charbons, une jeune fille à la tête d’argent, à la chevelure d’or, au corps plein d’attraits. D’autres s’en fussent effrayés, Ilmarinen ne s’en effraya pas.

Il martela la statue d’or, il la martela nuit et jour sans repos ; il lui façonna les pieds, il lui forma les mains ; mais, ses pieds restèrent cloués au sol, ses mains ne se tendirent point pour embrasser.

Il lui forgea des oreilles, mais ses oreilles demeurèrent sourdes ; il lui forgea une jolie bouche et de beaux yeux, mais sa bouche ne prononça aucune parole, ses yeux ne jetèrent aucun regard.

Le forgeron Ilmarinen dit : « Cette jeune fille serait fort belle si elle savait parler, si elle avait de l’intelligence et qu’elle pût déployer la puissance de la langue. »

Il la porta sur le lit moelleux, sur les tendres coussins bordés de soie ; puis, il prépara un bain de vapeur, il apprêta le savon, le paquet de verges de bouleau, trois seaux pleins d’eau[6] ; et le pinson lava son corps, le passereau se purifia des scories de l’or[7].

Et quand il se fut suffisamment baigné, quand il eut terminé toutes ses ablutions, il se coucha sur le lit moelleux à côté de la jeune fille, sous sa tente d’acier, dans sa maison de fer[8].

Mais, dès la première nuit, il demanda, il réclama des couvertures, deux, trois peaux d’ours, cinq, six chemises de laine, afin de pouvoir rester auprès de sa nouvelle femme, de sa statue d’or.

Sans doute, du côté des couvertures, il avait assez chaud, mais, du côté de la jeune vierge, de la statue d’or, il se sentait saisi d’un froid terrible, il se sentait passer à l’état de neige, de glaçon des mers, il se sentait durcir comme la pierre[9].

Le forgeron Ilmarinen dit : « Cette jeune fille ne vaut rien pour moi. Peut-être devrais-je la porter à Wäinämöinen, afin qu’il en fasse le soutien de ses jours, son épouse éternelle, la colombe destinée à reposer dans ses bras ! »

Et il porta la jeune fille à Wäinämöinen ; et quand il fut arrivé près du héros, il lui dit : « Ô vieux Wäinämöinen, voici une jeune fille, une jeune vierge ! Elle est belle à voir, elle n’a point la bouche trop grande ni les mâchoires trop larges. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen jeta les re- gards sur la statue ; il fixa ses yeux sur l’or, et il dit : « Pourquoi n’apportes-tu cette créature, ce fantôme d’or[10] ? »

Le forgeron Ilmarinen répondit : « Pourquoi, si ce n’est pour ton bien ? Elle sera ton épouse éternelle, elle sera la colombe qui reposera dans tes bras. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ô forgeron, mon cher frère, jette de nouveau ta vierge dans ta forge et fais-en tout ce que tu voudras ; ou bien envoie-la en Russie ou en Germanie, afin que les riches et illustres prétendants se la disputent ; il serait peu séant pour ceux de ma race, il serait peu séant pour moi-même de rechercher pour épouse une fille d’or, de courir après une fiancée d’argent[11]. »

Et le vieux Wäinämöinen, l’ami de l’onde, exhorta les jeunes hommes à ne point s’incliner devant l’or, à ne point se prosterner devant l’argent. « Jamais, ô mes chers fils, ô héros pleins de jeunesse, que vous soyez riches ou pauvres, jamais, tant que durera cette vie, tant que la lune répandra sa lumière, vous ne devrez rechercher pour épouse une fille d’or, courir après une fiancée d’argent. L’éclat de l’or ne réchauffe point, l’argent est froid quoiqu’il brille[12]. »

  1. « Jo vainen iällä tällä
    « Usein minun utuisen
    « Keskiöisissä unissa
    « Koura tyhjeä kokevi,
    « Käsi vaalivi valetta
    « Kupehelta kummaltaki. »

  2. Ilmarinen entreprit une de ces expéditions aventureuses d’où les pirates du Nord rapportaient toujours un riche butin.
  3. Une brebis née l’automne précédent, un lièvre né l’hiver précédent.
  4. Le runo veut dire par là que rien ne gênait la liberté de leurs mouvements.
  5. « Pyyti kullaista kuvaista,
    « Hopeista morsianta. »

  6. On a déjà remarqué que les runot multiplient les détails à l’infini. Il en résulte parfois une prolixité excessive quant à l’exposé général du sujet, mais aussi une instruction plus complète pour tout ce qui se rapporte aux mœurs populaires et aux manifestations du génie national.
  7. « Siitä seppo Ilmarinen
    « Lammitti kylyn utuisen,
    « Laati saunan saipuaisen,
    « Vastat varpaiset varusti,

    « Vettä kolme korvohista,
    « Jolla peiponen peseikse,
    « Pulmunen puhasteleikse,
    « Noista kullan kuonasista. »

    Pinson (peiponen), passereau (pulmunen) : charmantes expressions appliquées à Ilmarinen.

  8. « Teltahan teräksisehen,
    « Rankisehen rautaisehen. »

    Un forgeron doit habiter, en effet, au milieu du fer et de l’acier.

  9. « Se oli kylki kyllä lammin
    « Ku oli vasten vaippojansa,
    « Vasten kullaista kuvoa,
    « Se oli kylki kylmimassa,
    « Oli hyyksi hyytymässä,
    « Meren jääksi jaätymässä,
    « Kiveksi kovoamassa. »

  10. « Miksi toit minulle tuota,
    « Tuota kul’an kummitusta ? »

  11. « Ei sovi minun su’ulle,
    « Ei minullen itselleni
    « Naista kullaista kosia,
    « Hopeista huolitella. »

    Toute cette runo a évidemment une portée symbolique. C’est la critique personnifiée de ces mariages dont l’argent est le seul mobile.

  12. « Kylmän kulta kuumottavi,
    « Vilun huohtavi hopea. »