Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/36

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 359-367).

TRENTE-SIXIÈME RUNO

sommaire.
Kullervo se prépare au combat vengeur. — Sa mère s’efforce de le retenir en lui en montrant les dangers et en faisant appel à son affection pour sa famille. — Tous ses efforts sont impuissants. — Kullervo se met en route. — Chemin faisant, il apprend la mort de son père, de son frère et de sa sœur. — Cette nouvelle le laisse indifférent, et il continue sa marche. — Sa mère meurt à son tour ; il la pleure sincèrement, mais ne renonce point à sa vengeance. — Enfin il arrive au pays d’Untamo, où il extermine tous les hommes et réduit toutes les maisons en cendres. — Puis il revient à la maison paternelle, qu’il trouve déserte. — Il exhale sa douleur. — Sa mère lui apparaît. — Il va à la chasse, mais, arrivé à l’endroit même où il a violé sa sœur, il s’arrête, saisit son glaive, et, après un dernier discours à l’instrument de mort, il se tue.


Kullervo, fils de Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, se prépare à entrer en campagne, il s’arme pour le combat vengeur. Pendant une heure, il aiguise son glaive, pendant une autre heure, il en affile la pointe.

Sa mère prit la parole et lui dit : « Garde-toi, ô enfant de malheur, d’affronter les horreurs de la guerre, de te précipiter au milieu du fracas des glaives ! Celui qui, sans y être forcé, fait la guerre, qui, pour contenter son seul caprice, recherche les combats, celui-là périra dans la bataille, au milieu de la mêlée sanglante ; il tombera victime du glaive, victime de ses propres armes[1].

« Si tu allais te battre contre une chèvre ou contre un bouc, la chèvre serait bientôt vaincue, le bouc serait bientôt renversé par terre[2]. Il suffit d’un chien, il suffit d’une grenouille pour te montrer le chemin de la maison[3]. »

Kullervo, fils de Kalervo, répondit : « Si je tombe sur le champ de bataille, je ne tomberai pas, du moins, dans la vase d’un marais, ni au milieu d’une aride bruyère, là où habitent les corbeaux, où se rassemblent les corneilles. Il est beau de mourir dans le combat, il est beau d’expirer sous les coups du glaive. La maladie de la bataille est glorieuse, elle terrasse l’homme comme la foudre, elle lui épargne le lit de douleur, elle l’enlève à la vie avant que ses forces soient épuisées[4]. »

La mère de Kullervo dit : « Si tu meurs dans le combat, que deviendra ton père ? Qui sera le soutien de sa vieillesse ? »

Kullervo, fils de Kalervo, répondit :

« — Qu’il tombe mort, s’il veut, au milieu des balayures du chemin, sur le sol de l’enclos de sa maison !

« — Que deviendra ta mère ? Qui sera le soutien de sa vieillesse ?

« — Qu’elle succombe, si elle veut, sous son fardeau ; qu’elle périsse étouffée dans l’étable !

« — Que deviendra ton frère ? Qui protégera son avenir ?

« — Qu’il s’exténue, s’il le veut, dans le bois ; qu’il tombe mort au milieu du champ !

« — Que deviendra ta douce sœur ? Qui protégera son avenir ?

« — Qu’elle tombe, si elle veut, sur le chemin de la fontaine ; qu’elle meure en allant laver le linge ! »

Kullervo, fils de Kalervo, se disposa à partir ; il dit à son vieux père : « Adieu, maintenant, ô mon cher père ! Me regretteras-tu amèrement lorsque tu apprendras que je suis mort, que j’ai disparu du nombre de ceux qui vivent, que je ne fais plus partie des membres de la famille ? »

Le père répondit : « Non, certainement, je ne te regretterai pas lorsque j’apprendrai que tu es mort. Un autre fils me naîtra peut-être, un fils qui deviendra meilleur et plus sensé que toi. »

Kullervo, fils de Kalervo, dit : « Et moi non plus je ne te regretterai pas si j’apprends que tu es mort. Je me procurerai sans peine un père tel que toi, un père à la tête de pierre, à la bouche d’argile, aux yeux de baies de marais, à la belle barbe de paille sèche, aux pieds de saule branchu, à la chair de troncs d’arbre pourris[5]. »

Et il dit à son frère : « Adieu, maintenant, ô mon cher frère ! Me regretteras-tu amèrement lorsque tu apprendras que je suis mort, que j’ai disparu du nombre de ceux qui vivent, que je ne fais plus partie des membres de la famille ? »

Le frère répondit : « Non, certainement, je ne te regretterai pas lorsque j’apprendrai que tu es mort. Je trouverai bien un autre frère, un frère qui deviendra meilleur et deux fois plus beau que toi. »

Kullervo, fils de Kalervo, dit : « Et moi non plus je ne te regretterai pas si j’apprends que tu es mort. Je me procurerai sans peine un frère tel que toi, un frère à la tête de pierre, à la bouche d’argile, aux oreilles de baies de marais, à la belle chevelure de paille sèche, aux pieds de saule branchu, à la chair de troncs d’arbre pourris. »

Et il dit à sa sœur : « Adieu, maintenant, ô ma chère sœur ! Me regretteras-tu amèrement lorsque tu apprendras que je suis mort, que j’ai disparu du nombre de ceux qui vivent, que je ne fais plus partie des membres de la famille ? »

La sœur répondit : « Non, certainement, je ne te regretterai pas lorsque j’apprendrai que tu es mort. Je trouverai bien un autre frère, un frère qui deviendra meilleur et plus sensé que toi. »

Kullervo, fils de Kalervo, dit : « Et moi non plus je ne te regretterai pas si j’apprends que tu es morte. Je me procurerai sans peine une sœur telle que toi, une sœur à la tête de pierre, à la bouche d’argile, aux yeux de baies de marais, à la belle chevelure de paille sèche, aux oreilles de nénuphar des lacs, au corps délicat de tige d’érable. »

Et il dit à sa mère :« Ô ma douce mère, ma belle nourrice, ma protectrice bien-aimée, me regretteras-tu amèrement lorsque tu apprendras que je suis mort, que j’ai disparu du nombre de ceux qui vivent, que je ne fais plus partie des membres de la famille ? »

La mère répondit : « Tu ne comprends point l’âme, tu ne conçois point le cœur d’une mère ! Certainement que je te regretterai amèrement lorsque j’apprendrai que tu es mort, que tu as disparu du nombre de ceux qui vivent, que tu ne fais plus partie des membres de la famille. Je pleurerai des flots de larmes dans ma chambre, des vagues qui déborderont sur le plancher. Oui, je pleurerai lamentablement sur l’escalier, je sangloterai bruyamment dans l’étable. La neige se fondra sur les chemins de glace, les chemins eux-mêmes disparaîtront, mais, le gazon germera de mes larmes, et dans le gazon bruiront les ruisseaux.

« Quand je n’oserai pleurer, quand je n’oserai me lamenter à haute voix dans les lieux que fréquentent les hommes, je me retirerai en secret dans ma chambre de bain, et là j’inonderai l’étuve de mes larmes, je couvrirai la couche de bois[6] de leurs flots[7]. »

Kullervo, fils de Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, partit alors pour la guerre, pour les jeux sanglants des combats. Il traversa les plaines et les marais, les bruyères nues et les champs de verdure, soufflant dans sa corne de berger, et éveillant tous les échos, au bruit retentissant de ses accords.

Un messager courut après lui, un messager murmura à ses oreilles : « Déjà ton père est mort, ton bon père dort son dernier sommeil. Retourne vite sur tes pas, et viens voir toi-même comment il doit être enterré ! »

Kullervo, fils de Kalervo, répondit d’un air insouciant : « S’il est mort, cela m’importe peu. On trouvera bien un étalon[8] à la maison pour le conduire au tombeau, pour le transporter dans le sein de Kalma[9]. »

Et il recommença à sonner du cor, et il continua sa route à travers les marais et les forêts défrichées par le feu.

Un messager courut après lui, un messager murmura à ses oreilles : « Déjà ton frère est mort, ton frère dort son dernier sommeil. Retourne vite sur tes pas, et viens voir toi-même comment il doit être enterré ! »

Kullervo, fils de Kalervo, répondit d’un air insouciant : « S’il est mort, cela m’importe peu. On trouvera bien un cheval à la maison pour le conduire au tombeau, pour le transporter dans le sein de Kalma. »

Et il recommença à sonner du cor, et il continua sa route à travers les marais et les vastes bois de pins.

Un messager courut après lui, un messager murmura à ses oreilles : « Déjà ta sœur est morte, ta sœur dort son dernier sommeil. Retourne vite sur tes pas, et viens voir toi-même comme elle doit être enterrée ! »

Kullervo, fils de Kalervo, répondit d’un air insouciant : « Si elle est morte, cela m’importe peu. On trouvera bien une jument à la maison pour la conduire au tombeau, pour la transporter dans le sein de Kalma ! »

Et il recommença à sonner du cor, et il continua sa route à travers les marais et les prairies verdoyantes.

Un messager courut après lui, un messager murmura à ses oreilles : « Ta mère est morte, ta douce nourrice dort son dernier sommeil. Retourne vite sur tes pas, et viens voir toi-même comment elle doit être enterrée ! »

Kullervo, fils de Kalervo, dit : « Malheur à moi, infortuné, malheur à moi, misérable enfant ! Ma mère est morte ! Elle est morte, celle qui préparait ma couche, qui m’endormait sous la couverture, qui me tissait mes chauds vêtements ; elle est morte, et je n’ai pu voir comment elle a succombé, comment son âme s’est envolée ! Peut-être est-elle cruellement morte de froid, peut-être est-elle cruellement morte de faim !

« Qu’on lave son corps avec soin, qu’on le frotte de fin savon, qu’on l’enveloppe d’étoffes de soie, des tissus les plus fins, et qu’ensuite on la descende dans la tombe ténébreuse, dans le sein de Kalma, au milieu des chants de deuil, des lamentations funèbres ! Je ne puis encore retourner à la maison, car je n’ai point encore tiré vengeance d’Untamo ; l’homme pervers n’est point encore abattu, le monstre infâme n’est point encore exterminé. »

Et Kullervo fit de nouveau sonner sa corne, et il continua sa route vers le champ du combat, vers la demeure d’Untamo, et il dit : « Ô Ukko[10], dieu suprême entre tous les dieux, si, maintenant, tu me donnais un glaive, un des plus beaux glaives, un glaive assez puissant pour lutter contre toute une foule, pour me mesurer avec cent hommes ! »

Kullervo reçut le glaive qu’il avait demandé, et il le saisit de sa main vengeresse, et il détruisit Untamo avec toute sa race. Puis, il mit le feu aux maisons et les réduisit en cendres, n’y laissant que les pierres nues du foyer, et un grand sorbier[11] qui s’élevait dans l’enclos.

Kullervo, fils de Kalervo, reprit alors le chemin de la maison paternelle. Il la trouva déserte, abandonnée ; personne ne s’avança pour le saluer, personne ne vint lui serrer la main, en signe de bienvenue.

Il s’approcha du foyer, les tisons en étaient éteints. Il reconnut par là que sa mère n’existait plus.

Il s’approcha de la cheminée, les pierres en étaient froides. Il reconnut par là que son père n’existait plus.

Il abaissa ses regards vers le plancher, le plancher était souillé d’ordures. Il reconnut par là que sa sœur n’existait plus.

Il se rendit sur les bords de la mer, le bateau n’y était plus amarré. Il reconnut par là que son frère avait cessé de vivre.

Alors, il se mit à pleurer. Il pleura un jour, il pleura deux jours, puis il dit : « Ô ma mère, ma douce mère, qu’as-tu laissé à ton fils lorsque tu étais encore de ce monde ?

« Hélas ! tu ne saurais m’entendre désormais, et c’est en vain que je me tiens debout sur tes sourcils, que je sanglote sur tes tempes, que j’exhale ma douleur sur ton front[12] ! »

La mère de Kullervo s’éveilla de sa tombe, et des profondeurs de la poussière elle dit : « Je t’ai laissé le chien Musti, afin que tu puisses aller avec lui à la chasse. Prends donc le chien fidèle et va dans les forêts sauvages, dans les sombres déserts, jusqu’à la demeure des vierges des bois vêtues de bleu, jusqu’aux portes de Havulinna[13], et là tu chercheras ta nourriture, tu demanderas le gibier nécessaire à ton existence. »

Kullervo, fils de Kalervo, prit son chien fidèle et se dirigea vers les forêts sauvages, vers les sombres déserts. Quand il eut fait un peu de chemin, il se trouva au même endroit, où il avait violé la jeune fille, où il avait déshonoré l’enfant de sa mère.

Tout y pleurait le sort de la chaste enfant, et le doux gazon, et le tendre feuillage, et les petites plantes, et les tristes bruyères. Le gazon ne verdissait plus, les bruyères ne fleurissaient plus, les feuilles et les plantes s’inclinaient desséchées sur l’endroit fatal où la vierge avait été violée, où le frère avait déshonoré sa sœur[14].

Kullervo, fils de Kalervo, tira son glaive au tranchant aigu ; il le regarda longtemps, le retournant dans sa main, et lui demandant s’il n’aurait pas plaisir à manger la chair de l’homme chargé d’infamies, à boire le sang du criminel.

Le glaive pressentit le dessein de l’homme, il comprit la question du héros, et il lui répondit : « Pourquoi donc ne mangerais-je pas volontiers la chair de l’homme chargé d’infamies ? Pourquoi donc ne boirais-je pas avec plaisir le sang du criminel ? Je mange bien la chair de l’homme innocent, je bois bien le sang de celui qui est libre de crimes ! »

Alors, Kullervo, fils de Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, fixa son glaive en terre du côté de la garde, et il se précipita sur la pointe, et il l’enfonça profondément dans sa poitrine.

Tel fut le coup suprême, tel fut le destin cruel de Kullervo, la fin irrévocable du fils du héros, la mort de l’homme de malheur.

Lorsque le vieux Wäinämöinen eut appris que Kullervo n’était plus, que le pauvre infortuné s’était donné la mort, il prit la parole et il dit : « Ô races de l’avenir, gardez-vous d’élever vos enfants avec une sévérité trop dure ; gardez-vous de les confier à des nourrices cruelles, à des gardiennes sans conscience ! L’enfant élevé trop sévèrement n’aura jamais l’esprit ouvert, il ne possédera jamais l’intelligence de l’homme, quand même il vivrait de longs jours, et qu’il serait d’une solidité éprouvée dans son corps et dans ses membres. »

  1. « Ken suotta sotahan saupi,
    « Tahallansa tappelohon,

    « Se soassa surmatahan,
    « Tapetahan tappelossa,
    « Miekkoihin menetähän,
    « Kalpoihinsa kauetahan. »

  2. La mère de Kullervo sous-entend ici le second terme de la comparaison, c’est-à-dire les ennemis redoutables que son fils se propose d’attaquer et dont il n’aura pas raison aussi facilement.
  3. La mère de Kullervo veut, par cette image, faire ressortir aux yeux de son fils les avantages du foyer domestique, vers lequel il est facile de se rendre pour en goûter les douceurs. Il n’est pas besoin d’un glaive pour s’en frayer le chemin.
  4. Ces expressions de Kullervo rappellent les sentiments des anciens guerriers scandinaves qui, lorsqu’ils ne succombaient point dans les batailles, se tuaient eux-mêmes, afin de ne point mourir dans un lit comme un homme vulgaire.
  5. Ces expressions étranges signifient que, pour Kallervo, un fantôme, comme celui qu’il décrit, lui tiendra lieu de père tout aussi bien que celui dont les sentiments à son égard se manifestent avec tant de froideur et de dureté. Il en est de même quant à son frère et à sa sœur.
  6. Lit sur lequel on s’étend en prenant le bain de vapeur.
  7. Comme les sentiments de la mère contrastent ici avec ceux des autres membres de la famille ! La poésie finnoise comprend admirablement la nature.
  8. Dans les villages finnois, on charge souvent le cercueil des morts sur un cheval pour les conduire au cimetière.
  9. Voir Neuvième Runo, note 6.
  10. Voir Première Runo, note 20.
  11. Voir Deuxième Runo, note 3.
  12. Idiotisme finnois exprimant que Kullervo était sur la tombe de sa mère.
  13. Château construit en bois de sapin, demeure des vierges ou déesses des forêts.
  14. « Siin’itki ihana nurmi,
    « Aho armahin valitti,
    « Nuoret heinät helliteli,
    « Kuikutti kukat kanervan.
    « Tuota piian pillamusta,
    « Emon tuoman turmellusta,
    « Eikä nousnut nuori heinä,
    « Kasvanut kanervau kukka,
    « Ylennyt sialla sillä,
    « Tuolla paikalla pahalla,
    « Kuss’oli piian pillannunna,
    « Emon tuoman turmellunna. »