Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/35

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 350-358).

TRENTE-CINQUIÈME RUNO

sommaire.
Kullervo essaye de vivre d’une vie régulière dans la maison paternelle : mais, bientôt, son mauvais génie l’emporte ; il brise tout ce qu’il touche. — Son père lui conseille alors de voyager. — Il part et, sur sa route, il rencontre plusieurs jeunes filles qu’il invite à prendre place dans son traîneau. — Toutes refusent. — Il en enlève une de force et la viole brutalement. — Or, cette jeune fille était sa propre sœur. — Désespoir et mort tragique de la pauvre déshonorée. — Kullervo revient dans sa famille et raconte à sa mère son action abominable ; puis, il parle d’en finir avec la vie. — Sa mère l’exhorte à renoncer à ce dessein et à se retirer dans un lieu solitaire, pour y pleurer son crime et attendre que l’aiguillon du remords se soit émoussé dans son âme. — Kullervo veut, au contraire, demeurer au grand jour, affronter le jeu sanglant des batailles et venger enfin sur Untamo le mal qu’il a fait à sa famille.


Kullervo, fils de Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, commença à vivre d’une vie régulière sous la tutelle de son père et de sa mère. Mais, son esprit demeura obtus, son intelligence rebelle, tellement ils avaient été faussés, tellement ils avaient été pervertis par les abrutissements de sa première enfance.

Il se mit avec ardeur au travail ; il prit un bateau de pêcheur pour aller tendre le grand filet, et il dit en s’appuyant sur les rames : « Faut-il ramer de toutes mes forces, de toute la vigueur de mes bras, ou seulement avec modération et autant qu’il est absolument nécessaire ? »

Le pilote, debout auprès du gouvernail, lui répondit : « Rame de toutes tes forces, de toute la vigueur de tes bras, mais ne brise point le bateau, ne fais point voler sa quille en éclats. »

Kullervo, fils de Kalervo, rama de toutes ses forces, de toute la vigueur de ses bras. Il brisa le bateau, il en disloqua les ais de genévrier, il en fit voler la belle quille de peuplier en éclats.

Kalervo vint voir ce qu’avait fait son fils, et il lui dit : « Tu ne vaux rien pour ramer ; tu as brisé le bateau, tu en as disloqué les ais de genévrier, tu en as même fait voler la quille de peuplier en éclats. Va battre l’eau pour chasser le poisson dans le filet ; peut-être cette occupation te conviendra-t-elle mieux. »

Kullervo, fils de Kalervo, s’en alla battre l’eau, et il dit : « Dois-je battre l’eau de toutes mes forces, de toute la vigueur de mes bras, ou seulement avec modération et autant qu’il est absolument nécessaire ? »

L’homme qui levait le filet lui répondit : « C’est se montrer un méchant batteur d’eau que de ne point la battre de toutes ses forces, de toute la vigueur de ses bras. »

Kullervo, fils de Kalervo, battit l’eau de toutes ses forces, de toute la vigueur de ses bras, il la battit jusqu’à la condenser en vase épaisse, jusqu’à réduire le filet en étoupes, jusqu’à changer les poissons en pâte visqueuse.

Kalervo vint voir ce qu’avait fait son fils, et il lui dit : « Tu ne vaux rien pour battre l’eau ; tu as réduit le filet en étoupes, tu en as brisé le cadre, tu en as mis tous les coins en morceaux. Paye l’impôt[1] et va voyager, cela te réussira peut-être mieux. »

Kullervo, fils de Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, à la chevelure d’or, à la belle chaussure, paya l’impôt, puis monta dans son traîneau et partit pour un long voyage.

Il marcha avec un fracas de tonnerre, franchissant les vastes landes de Wäinö[2], les forêts depuis longtemps défrichées par le feu.

Une jeune fille, aux boucles blondes, s’élança, sur ses suksi[3], à sa rencontre.

Kullervo, fils de Kalervo, arrêta aussitôt son fougueux étalon, et il appela la jeune fille et il la supplia avec ardeur : « Viens, ô jeune fille, dans mon traîneau, viens te coucher sur mes coussins de peau ! »

La jeune fille bondit sur ses suksi, et lui répliqua d’un ton moqueur : « Que la mort descende dans ton traîneau, que la maladie vienne se coucher sur tes coussins de peau ! »

Kullervo, fils de Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, fit claquer son fouet orné de perles, et en donna un coup à son étalon. L’étalon reprit sa course effrénée, dévora l’espace, et, bientôt, emporta le traîneau frémissant sur la plane surface de la mer, à travers les golfes immenses.

Une jeune vierge, à la chaussure finement lacée, s’élança au milieu des eaux à sa rencontre.

Kullervo, fils de Kalervo, arrêta aussitôt son fougueux étalon, et il appela la jeune vierge et il lui dit d’un ton gracieux : « Viens, à ma belle, dans mon traîneau, viens, ornement du pays, me tenir compagnie ! »

La jeune vierge, à la chaussure finement lacée, lui répondit en riant : « Que Tuoni[4] vienne dans ton traîneau, que Manalainen[5] vienne te tenir compagnie ! »

Kullervo, fils de Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, fit claquer son fouet orné de perles et en donna un coup à son étalon. L’étalon reprit sa course effrénée, dévora l’espace, et bientôt emporta le traîneau frémissant à travers les landes désertes de Pohja, au delà des vastes frontières de Laponie.

Une jeune vierge, à la poitrine ornée d’une fibule d’étain[6], s’avança à sa rencontre.

Kullervo, fils de Kalervo, arrêta aussitôt son fougueux étalon ; il appela la jeune vierge et lui dit d’un ton gracieux : « Viens, ô jeune vierge, dans mon traîneau : viens t’asseoir sous mes fourrures, pour manger mes pommes, pour casser mes noix ! »

La jeune vierge, à la poitrine ornée d’une fibule d’étain, lui répondit avec colère : « Je cracherais plutôt sur ton traîneau, misérable drôle ! Il fait froid sous tes fourrures, il gèle dans ton brillant traîneau ! »

Kullervo, fils de Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, saisit la jeune vierge et la jeta de force dans son traîneau, dans son beau traîneau.

La jeune vierge exaspérée, la belle fille à la fibule d’étain, lui dit : « Délivre-moi de ce tourment, rends l’enfant à sa liberté ; épargne-lui, effronté que tu es, tes insolents propos, autrement j’enfoncerai d’un coup de pied la caisse de ton beau traîneau, je déchirerai la natte qui le garnit, je mettrai ton misérable équipage en pièces ! »

Kullervo, fils de Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, ouvrit la cassette qui renfermait ses trésors, et il mit à découvert des parures superbes, des vêtements splendides, des bas brodés d’or, des ceintures et des fibules d’argent.

La vue des vêtements fit perdre l’esprit à la jeune fille, les parures l’étourdirent. L’argent est un rusé charmeur, l’or a un attrait irrésistible[7].

Et Kullervo, fils de Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, se mit à caresser amoureusement la belle fille et à lui murmurer de galantes paroles. D’une main il tient les rênes de son cheval, de l’autre il fouille le sein de la chaste enfant.

Et, à l’ombre de son traîneau, sur ses moelleux coussins, il la viola brutalement, il la couvrit de déshonneur[8].

Déjà, le Créateur a envoyé une nouvelle aurore, déjà le grand Jumala a fait briller un nouveau jour. Alors, la jeune fille prit la parole, et elle dit : « D’où tires-tu ton origine, ô jeune homme plein d’audace ; de quel sang es-tu issu ? Peut-être appartiens-tu à une grande race, peut-être es-tu le fils d’un père illustre. »

Kullervo, fils de Kalervo, répondit : « Je ne descends ni d’une grande ni d’une petite race ; je descends d’une race moyenne. Je suis le fils infortuné de Kalervo : un triste et misérable garçon, une pauvre tête sans cervelle, un être maudit né pour le chagrin. Mais, raconte-moi, à ton tour quelle est ta famille : dis-moi si tu descends d’une grande race, si tu es l’enfant d’un père illustre. »

La jeune fille répondit avec franchise : « Je ne descends ni d’une grande, ni d’une petite race ; je descends d’une race moyenne. Je suis la fille infortunée de Kalervo : une pauvre et misérable créature, une faible enfant née pour le chagrin.

« Lorsque, naguère, dans ma tendre jeunesse, je vivais auprès de ma chère mère, je sortis, un matin, pour aller cueillir des baies dans le bois, des fraises sur la colline. Deux jours de suite, j’en cueillis avec ardeur, et, pendant les nuits, je dormais sur la verdure. Mais, le troisième jour, je ne pus retrouver le chemin de ma maison ; des traces de pas me conduisirent dans l’intérieur du bois, et me perdirent dans le désert.

« Là, je m’assis, versant des larmes amères. Je pleurai un jour, je pleurai deux jours ; enfin, le troisième jour, je m’avançai jusqu’au sommet d’une haute montagne, et de là je criai de toutes les forces de ma voix. Les bois sauvages me répondirent, l’écho hurla des profondeurs des bruyères : « Ne crie point, fille insensée ; ne fais point de bruit, pauvre biche, personne ne peut entendre ta voix ; elle n’arrivera pas jusqu’à la maison de ta mère ! »

« Lorsque trois jours, lorsque quatre jours, lorsque cinq ou six jours se furent écoulés, je me préparai à mourir, j’attendis ma dernière heure, mais la mort ne vint pas, je survécus à tout, pauvre infortunée.

« Ah ! si j’étais morte alors, peut-être que l’année suivante, peut-être qu’au troisième été, j’aurais verdi comme une motte de frais gazon, je me serais épanouie comme une belle fleur, j’aurais mûri comme une baie des bois, comme une fraise rouge et charmante ; et je n’aurais point été exposée à ces aventures étranges, je n’aurais point été éprouvée par ces horribles angoisses ! »

La jeune fille avait à peine achevé ces mots, qu’elle s’élança hors du traîneau et se précipita dans le torrent mugissant, au milieu des vagues écumeuses. C’est ainsi qu’elle finit ses jours, qu’elle embrassa la pâle mort ; elle trouva un refuge dans la demeure de Tuoni[9] ; elle trouva grâce sous les tourbillons sauvages de la cataracte.

Kullervo, fils de Kalervo, s’élança de son traîneau à son tour, et il se mit à pleurer amèrement, à faire retentir les airs de ses plaintes.

« Malheur à moi dans mes jours, malheur à moi dans mes œuvres étranges ! J’ai violé ma propre sœur, j’ai déshonoré l’enfant de ma mère ! Malheur à toi aussi, ô mon père, malheur à toi aussi, ô ma mère, malheur à vous, ô vieillards ! Pourquoi m’avez-vous donné la vie, pourquoi m’avez-vous engendré ! Il eût été mieux pour moi de ne pas naître, de ne pas grandir, de ne pas être produit à la lumière, de ne pas être poussé dans ce monde. Non, la mort ne s’est pas fait honneur, la maladie n’a pas agi glorieusement, en épargnant mes jours, en ne m’envoyant pas, encore petit enfant, dans les sombres demeures[10]. »

Et, avec son couteau, Kullervo coupa violemment les sangles qui attachaient son cheval au traîneau, et il monta sur la noble bête, sur le coursier rapide, et il bondit à travers les bois, à travers les plaines jusqu’à ce qu’il atteignît la maison, les verts tilleuls de son père. Sa mère était debout sur le seuil. « Ô ma mère, ma malheureuse mère, toi qui m’as nourri, pourquoi, à l’aurore de ma vie, lorsque je n’étais encore âgé que de deux nuits, pourquoi n’as-tu pas rempli ta chambre de bain d’épaisse fumée, et après en avoir fermé la porte au verrou, pourquoi ne m’y as-tu pas déposé, enveloppé de mes langes, pour y être suffoqué ? Pourquoi n’as-tu pas jeté mon berceau dans la braise, au milieu des tisons ardents ?

« Si les voisins t’avaient demandé ce qu’était devenu le berceau et pourquoi ta chambre de bain était close, tu aurais répondu : J’ai laissé brûler le berceau sur la braise, au milieu des tisons ardents, en faisant fermenter l’orge pour brasser la bière. »

La mère de Kullervo dit : « Que se passe-t-il en toi, ô mon fils, que t’est-il arrivé d’extraordinaire ? Tu parles comme un hôte de Tuoni[11], tu as l’air de sortir de Manala[12].

Kullervo, fils de Kalervo, répondit : « Oh ! oui, il m’est arrivé des choses extraordinaires, un destin cruel s’est levé sur moi ; j’ai violé ma propre sœur, j’ai déshonoré l’enfant de ma mère.

« Après avoir payé l’impôt que je devais, j’étais parti pour un long voyage. Et voilà que j’ai rencontré sur ma route une jeune fille. J’ai dormi avec elle, je l’ai violée. Or, elle était ma propre sœur, elle était l’enfant de ma propre mère.

« Mais, déjà elle a rendu le dernier soupir, elle est allée au-devant de la pâle mort, au milieu des vagues sauvages de la cataracte, sous son tourbillon écumeux. Quant à moi, j’ignore encore, je ne sais pas, je ne soupçonne pas, où je dois chercher la mort, où je dois trouver la fin de ma misérable vie : si c’est dans la gueule du loup qui hurle, ou dans la gueule de l’ours qui rugit, ou dans le ventre immense de la baleine, ou sous les dents aiguës du brochet. »

La mère de Kullervo dit : « Non, mon fils, tu ne dois point te jeter dans la gueule du loup qui hurle, ni dans la gueule de l’ours qui rugit, ni dans le ventre immense de la baleine, ni sous les dents aiguës du brochet. Tu connais le grand promontoire de Suomi[13], les vastes et désertes frontières de Savo[14] : là un homme peut cacher son crime, là il peut rougir en secret de ses actes honteux. Gagne donc cette retraite, et demeures-y pendant cinq ans, pendant six ans, pendant neuf ans, jusqu’à ce que le temps t’ait apporté ses adoucissements, jusqu’à ce qu’il ait allégé ton douloureux fardeau. »

Kullervo, fils de Kalervo, répondit : « Non, je n’irai point me cacher, je ne déroberai point ma misère au grand jour. Je braverai le gouffre de la mort, je m’avancerai jusqu’aux portes de Kalma[15] ; j’irai sur les grands champs de bataille, au milieu des sauvages combats des hommes. Unto[16] marche encore la tête levée ; le monstre infâme n’est pas encore anéanti, il n’a point payé les douleurs de mon père, les cruelles angoisses de ma mère. Et je me souviens encore d’autres douleurs, d’autres angoisses, je me souviens de quelle manière j’ai été traité moi-même. »

  1. C’était une loi chez les anciens Finnois de se libérer vis-à-vis du fisc avant d’entreprendre un long voyage.
  2. Voir Troisième Runo, note 1.
  3. Voir Dixième Runo, note 2.
  4. Voir Douzième Runo, note 7.
  5. Fils de Mana ou Manala. Voir Quatrième Runo, note 15.
  6. Voir Quatrième Runo, note 2.
  7. « Hopea hukuttelevi,
    « Kulta kuihauitelevi. »

    Proverbe finnois ; on pourrait dire proverbe universel.
  8. « Siinä neitosen kisasi,
    « Tinariunan riu’utteli.
    « Alla vaipan vaskikirjau,
    « Paällä taljon taplikkaisen. »

  9. Voir Douzième Runo, note 7.
  10. « Voi poloinen päiviäni,
    « Voipa kurja kummiani,
    « Kuu pi’in sisarueni,
    « Turmelin emom tuoman !
    « Voi isoni, voi emoni,
    « Voi on valta vahempani,
    « Minneka minua loitte,
    « Kunne kannoitte katalan !
    « Parempi olisin ollut
    « Syntymätta, kasvamatta,
    « Ilmahan sikeämatta ;
    « Maalle tälle taytymattâ
    « Eikä surma suorin tehnyt,
    « Tauti oikein osannut,
    « Kun ei tappanut minua,
    « Kaottanut kaksi-oisnä. »

  11. Voir Douzième Runo, note 7.
  12. Région souterraine, séjour des morts.
  13. Voir Dix-huitième Runo, note 3.
  14. Savolax, province de l’ancienne Finlande.
  15. Voir Neuvième Runo, note 6.
  16. Untamo.