Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/34

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 344-349).

TRENTE-QUATRIÈME RUNO

sommaire.
Kullervo se hâte de quitter la maison d’Ilmarinen. — Douleur de ce dernier en présence du corps inanimé de sa femme. — Kullervo poursuit sa route ; il se lamente sur sa destinée, et prend la résolution de se rendre dans le pays d’Untamo, afin d’y venger les désastres de sa famille. — La vieille des bois lui apprend que ses parents vivent encore, et lui indique le chemin qu’il doit suivre pour trouver leur demeure. — Kullervo y arrive et se fait reconnaître. — Sa mère, après avoir exprimé sa joie de retrouver son fils vivant, lui raconte comment sa fille aînée a mystérieusement disparu et comment elle est morte d’une mort dont nul ne saurait dire le nom.


Kullervo, fils du vieux Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, à la chevelure d’or, à la belle chaussure, se hâta de s’éloigner de la maison d’Ilmarinen avant que la nouvelle de la mort de la femme ne fût parvenue aux oreilles du forgeron. À cette nouvelle, la douleur briserait son âme, et sa colère éclaterait d’une façon terrible.

Il s’en va triomphant ; il traverse les forêts défrichées par le feu, il traverse les bruyères, faisant retentir l’air des sons de sa corne. Et les marais tressaillent, et la terre tremble, et les échos frémissent, tandis que Kullervo souffle dans l’instrument, que l’homme abominable se livre à ses transports.

Ce bruit pénétra jusqu’à la forge d’Ilmarinen. Le forgeron suspendit son travail, puis il sortit pour écouter, pour voir qui jouait ainsi sur la colline, qui ébranlait d’accords aussi éclatants les vastes bruyères.

Un lugubre spectacle, une vérité sinistre s’offrit à ses yeux. Il vit sa femme morte, sa belle compagne gisant inanimée dans la cour, sur le vert gazon.

Longtemps il resta là, le cœur brisé ; il pleura des larmes amères, il pleura toute la nuit. Son âme ressemble à la poix noire, son cœur n’est pas plus brillant que la suie[1].

Cependant, Kullervo poursuit sa route ; il erre çà et là dans l’espace pendant le jour ; il rôde le long des bruyères ; il s’enfonce dans les hautes futaies de Hiisi ; mais, quand vient la nuit ténébreuse, il se couche sur un banc de gazon.

Là, l’orphelin, l’abandonné, pense et médite : « Qui donc m’a donné l’être, qui a créé l’homme misérable, pour errer ainsi, toujours, sans asile, sous le ciel bleu ?

« Les autres ont une maison où aller, une demeure où se réfugier. Ma maison à moi, c’est le désert ; ma demeure, la lande stérile ; le vent du nord est mon foyer ; la pluie, mon bain de vapeur.

« Ô grand Jumala, tant que dureront les jours de la vie, ne crée plus d’enfants abandonnés et sans famille ; n’envoie plus sur la terre d’enfants privés de père, privés, surtout, de mère, comme tu m’y as envoyé, moi, le malheureux ! J’ai été créé comme au milieu des vers de terre, comme au milieu des aigles de mer ! Cependant, le jour brille pour l’hirondelle, il brille même pour le passereau ; mais tandis qu’il sourit aux oiseaux du ciel, les ténèbres sont mon partage ; jamais la joie ne s’est levée sur ma vie.

« J’ignore qui m’a enfanté, qui n’a donné de voir la lumière du jour. Est-ce l’oie qui m’a déposé sur un sentier, le canard qui m’a couvé dans un marais, la sarcelle qui m’a délaissé sur le rivage, le plongeon qui m’a oublié dans le creux d’un rocher[2] ?

« Enfant, j’ai perdu mon père ; tendre nourrisson, j’ai perdu ma douce mère. Tous les deux sont morts d’une mort prématurée, et toute ma grande famille a été dévastée. Je n’ai reçu en héritage que des souliers de glace, des bas de neige fondue durcie par le froid ; et l’on m’a abandonné sur les sentiers glissants, exposé à tomber dans chaque marais, à être englouti dans chaque bourbier.

« Et maintenant encore, à l’âge où je suis parvenu, si j’évite de glisser sur les troncs d’arbres jetés à travers les mousses humides, les terrains fangeux ; si j’évite de m’enfoncer dans les marais, c’est que j’ai deux mains pour me retenir, C’est que je sais me servir de mes cinq doigts, de mes dix doigts. »

Alors, dans l’esprit de Kullervo, dans le cerveau du fils de Kalervo, surgit la pensée de diriger ses pas vers le pays d’Untamo, afin d’y venger les douleurs de son père, les angoisses de sa mère, les durs traitements que lui-même y avait éprouvés.

Il prit la parole et il dit : « Attends, attends, Untamoinen, patience, bourreau de ma famille ! Si je marche seulement contre toi, peut-être tes maisons seront-elles réduites en cendres, tes habitations changées en tisons. »

Une vieille femme, la vieille des bois, au voile bleu, vint à sa rencontre. Et elle éleva la voix et elle dit : « Où se rend Kullervo ? Où le fils de Kalervo porte-t-il ses pas ? »

Kullervo, fils de Kalervo, répondit : « Il m’est venu dans la pensée de me transporter dans d’autres pays, d’aller à Untamola, pour y punir le bourreau de ma famille, pour y venger les douleurs de mon père, les angoisses de ma mère, réduire les maisons en cendres, changer les habitations en étincelles de feu. »

La femme lui dit : « Ta famille n’est point éteinte, Kalervo n’est point mort[3] ; tu as encore un père dans la vie, une mère heureusement conservée dans le monde. »

« Ô chère, ô bonne vieille, ô femme secourable, dis-moi donc où je trouverai mon père, où je trouverai ma belle nourrice ? »

« Tu trouveras ton père, tu trouveras ta belle nourrice près des frontières de Laponie, sur les bords d’un lac poissonneux. »

« Ô chère, ô bonne vieille, ô femme secourable, dis-moi comment j’arriverai jusque-là, dis-moi la route que je dois suivre. »

« Il est facile pour toi d’y arriver. La route que tu dois suivre se trouve au détour d’un bois marécageux, sur les bords d’un fleuve. Marche un jour, marche deux jours, marche trois jours, puis tu prendras la direction du nord-ouest, jusqu’à ce que tu rencontres une montagne. Tu la tourneras à gauche ; et bientôt, à droite, t’apparaîtra un grand fleuve dont tu longeras la rive, dont tu franchiras les trois cataractes ; et, alors, tu atteindras la cime d’un promontoire, d’un écueil où se brisent les flots mugissants. Sur ce promontoire, sur cet écueil, se dresse une maison de pêcheur, et dans cette maison tu trouveras ton père, tu trouveras ta belle nourrice, tu trouveras tes deux jolies sœurs. »

Kullervo, fils de Kalervo, se mit en route. Il marcha un jour, il marcha deux jours, il marcha trois jours. Puis il prit la direction du nord-ouest, jusqu’à ce qu’il rencontrât une montagne. Il la tourna à gauche, et bientôt un grand fleuve lui apparut ; il en longea la rive, il en franchit heureusement les trois cataractes. Enfin, il atteignit la cime d’un promontoire, d’un écueil où se brisaient les flots mugissants, et, sur ce promontoire, sur cet écueil, il vit une maison de pêcheur.

Il entra dans la maison, mais il n’y fut pas reconnu. « Quel est cet étranger qui arrive ? De quel pays est le voyageur ? »

« Vous ne reconnaissez pas votre fils, vous ne reconnaissez pas cet enfant que les guerriers d’Untamo emportèrent loin du lieu de sa naissance, alors qu’il n’était pas plus grand que l’empan de son père[4], que le fuseau de sa mère ? »

Alors, la mère, la vieille mère de Kullervo s’écria avec transport : « Ah ! mon fils, mon pauvre fils, ma belle fibule d’or, te voilà donc encore dans ce monde, plein de vie et de santé ! Et je t’avais déjà tant pleuré, tant regretté, comme à jamais mort et disparu !

« J’avais deux fils et deux filles, deux belles vierges ; mais, les deux aînés me furent enlevés : le fils, par la guerre ; la fille, par un destin inconnu. Maintenant, je retrouve le fils, mais la fille, hélas ! ne reviendra peut-être plus. »

Kullervo, fils de Kalervo, dit : « Où la fille s’est-elle perdue ? Où est allée ma pauvre sœur ? »

La mère répondit : « Elle était allée cueillir des baies dans le bois, des fraises sur la colline : c’est là que ma belle colombe a disparu, que mon gracieux oiseau est mort, mais, d’une mort que personne ne connaît et dont nul ne saurait dire le nom.

« Qui pleure la fille perdue, qui, si ce n’est sa mère ? Oui, elle est la première qui court à sa recherche, qui s’efforce de retrouver ses traces. Et c’est ainsi que j’ai fait avec ta pauvre sœur ! Je me suis précipitée, comme l’ours, dans les bois sauvages, comme la loutre, à travers les landes désertes, j’ai cherché un jour, j’ai cherché deux jours, j’ai cherché trois jours ; et quand, le troisième jour fut expiré, quand à peine une semaine fut terminée, je gravis la haute colline, et de là j’appelai ma fille, ma pauvre fille disparue : « Où es-tu, ma chère enfant ? Ah ! reviens, reviens à la maison[5] !

« Les collines répondirent à mes cris, les marais répondirent à ma plainte : « Cesse d’appeler ta fille, cesse de troubler l’air du bruit de ta voix ! Ta fille ne renaîtra point à la vie ; elle ne reviendra plus dans la maison de sa mère, dans la demeure de son vieux père ! »

  1. « Mieli ei tervoa parempi, syän ei sytla valkeampi. » Proverbe finnois exprimant un profond désespoir.
  2. « En tieä tekiätäni,
    « Enkä tunne tuojoani,
    « Lieko telkkä tielle tehnyt,
    « Sorsa suolle suorittanut,
    « Tavi rannalla takonut,
    « koskelo kiven kolohon. »

    Tout ce passage est, sous une forme allégorique, plein d’une exagération qu’explique le ressentiment amer auquel Kullervo était en proie.

  3. Il y a contradiction entre cette nouvelle donnée par la vieille femme et les événements racontés au debut de l’épisode de Kullervo, mais, peut-être ne faut-il pas prendre le premier récit à la lettre. Les grands poëmes populaires sont pleins de ces singularités. On pourrait aussi supposer que, par sa puissance magique, la vieille ou déesse des bois a tiré du tombeau la famille de Kullervo, et l’a reléguée dans cette demeure lointaine et inconnue, pour la soustraire à de nouveaux dangers.
  4. Terme de comparaison familier aux Finnois pour exprimer la petitesse d’un objet.
  5. « Kenen tyttöa ikava ?
    « Kenen muun kun ei emonsa,
    « Emon etso eellimmaisna,
    « Emon etso, emon kaiho ;
    « Laksinpa emo poloinen
    « Etsimahan tyttöani,
    « Juoksin korvet kontiona,
    « Salot saukkona samosin ;
    « Etsin päivan, tuosta toisen,
    « Etsin kohta kolmannenki,
    « Paivan kolmanaen perasta,
    « Viikon paasta viimeistaki
    « Nousin suurelle mäelle,
    « Korkealle kukkulalle,
    « Huusin tuosta tytioani,
    « Kaonnutta kaïhoelin :
    « Missä olet tyttöseni,
    « Tule jo tyttoni kouhin ! »